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Evolution du syndicalisme américain

vendredi 27 juin 2008, par Robert Paris

Extraits de "histoire du mouvement ouvrier" de Edouard Dolléans

Évolution du syndicalisme américain

John L. Lewis avait mobilisé la trésorerie des mineurs et des huit autres Syndicats qui l’avaient suivi, auprès de Roosevelt, au service d’une alliance semblable à celle du Front populaire français. Mais la phase proprement révolutionnaire avait été courte, et son point culminant - la victoire sur la General Motors -avait marqué le sommet de la vague populaire. Alors, un nouveau type de syndicalisme pratique, celui de l’Union Shop, du Syndicat unique et obligatoire, avait pris place à côté de l’ancien Business unionism. Peu à peu, c’étaient les représentants de la direction syndicale nationale qui avaient pris en main le pouvoir de décision. Les contrats collectifs se négocient au sommet, les militants avancés qui avaient créé le mouvement sont progressivement éliminés des postes de commande et si, à l’usine, existe le shop steward ou délégué d’atelier, il n’est qu’un agent de transmission des revendications ; son influence est plus apparente que réelle ; en fait, selon une formule de Michel Crozier, « les Syndicats ont intégré le prolétariat à la société américaine, le prolétariat s’est installé, on lui a donné la sécurité de son emploi » .

Seulement, tout de même, les événements de 1936 et 1937, en animant d’un esprit nouveau le mouvement ouvrier, lui ont communiqué un dynamisme dont allaient profiter la politique rooseveltienne et l’effort de guerre que le Président réclamait de la nation américaine. Franklin Roosevelt bénéficiait des progrès techniques accomplis aux États-Unis de 1910 à 1940, période pendant laquelle la qualification professionnelle s’était améliorée dans des proportions considérables, le pourcentage des ouvriers semi-qualifiés passant de 15 à 21 p. 100 et celui des techniciens de 15 à 24 p. 100.

On a vu que la grève de Little Steel, en mai 1937, avait amené la rupture entre John L. Lewis et le Président Roosevelt. « John L. Lewis s’était imaginé naïvement qu’après avoir consacré sept années à bâtir la légende de Roosevelt libérateur des ouvriers américains, il pouvait, du jour au lendemain, ordonner à ses troupes de passer dans le camp républicain. » Lorsque, le 22 juin 1941, la Russie est attaquée par Hitler, John L. Lewis, qui avait déjà perdu la direction du C. I. 0., se trouve abandonné par ses alliés d’un moment, les communistes. Mais il a gardé son influence sur les mineurs et, jugeant les circonstances favorables étant donné les besoins de la nation américaine en guerre, John L. Lewis a l’audace de menacer le Président. Le 24 septembre 1941, les 53.000 mineurs des mines de charbon, propriété du trust de l’acier, se mettent en grève. Le 17 novembre 1941, les délégués au Congrès du C.I.O. appuient la cause des mineurs. Et Franklin Roosevelt est obligé de soumettre le conflit à une commission d’arbitrage qui accorde la clause de l’Union Shop aux mineurs des mines « captives » .

Pendant l’année 1942, les prix des denrées de première nécessité s’étaient élevés de 100 p. 100, et le coût de la vie en avait subi la répercussion. En mars 1943, John L. Lewis annonce les revendications des mineurs. Roosevelt prononce la réquisition des mines. Le 1er mai, les mineurs répondent par la grève générale. Après trois trêves successives, 530.000 mineurs sont en grève le 1er novembre 1943. Passant par dessus le War Labor Board, Roosevelt fait accorder de larges concessions aux mineurs dont la grève avait été suivie passionnément par les travailleurs du caoutchouc et par ceux de l’automobile .

Il faut noter que la guerre a eu pour conséquence de provoquer dans les relations entre les États-Unis et les nations du reste du monde, des transformations telles que les États-Unis ont livré à un certain nombre de pays 40 milliards de dollars de marchandises, sans aucune contre-partie apparente et sans aucun profit immédiat. Entre le 1er mars 1941 et septembre 1945, les États-Unis ont livré à la Grande-Bretagne 30 milliards de dollars de marchandises et à l’U.R.S.S., 11 milliards de dollars.

Telle est, au lendemain des hostilités, la situation des États-Unis par rapport aux deux nations les plus puissantes économiquement. Cette situation révèle un déséquilibre fondamental. L’après-guerre a accentué la dépendance de l’Europe vis-à-vis de l’Amérique par suite du déclin progressif de la capacité de produire et d’acheter des 270 millions d’habitants de l’Europe Occidentale et Centrale . Cette balance d’un pays qui tend à devenir universellement créditeur, a conduit les économistes à envisager et à magnifier la fonction économique du Don.

Si telle est la position « extérieure » des États-Unis, quelles répercussions cette position a-t-elle sur l’équilibre des forces qui composent la communauté américaine, au lendemain des hostilités ? Deux traits caractérisent la situation « intérieure » : croissance de la conscience que les agriculteurs ont prise de leur importance ; croissance du mouvement syndical et de son dynamisme.

La politique de Roosevelt vis-à-vis des fermiers avait été d’abord une- politique de circonstance. Puis elle s’était développée en un régime d’Économie agricole planifiée. Les demandes dont les agriculteurs ont été l’objet en vue d’accroître leur production pour venir en aide au monde affamé, ont accru leur influence et la conscience de leurs droits.

Du syndicalisme ouvrier, les effectifs totaux se sont élevés à 16 millions, dont 7 millions pour l’A.F.L. et 6 millions pour le C.I.O. Restent en dehors, avec des effectifs de 2 millions, les Fraternités des cheminots, celle des mécaniciens et les mineurs .

Les syndicats de l’A.F.L. représentent les industries les moins concentrées et les branches de l’Économie intéressant avant tout le marché intérieur ; les syndicats du C.I.O. appartiennent aux industries intéressant davantage le marché international (automobile, acier, équipement électrique, caoutchouc).

Peut-être le C.I.O. présente-t-il une formation plus démocratique que l’A.F.L., dont l’action syndicale s’appuyait sur la conscience du métier. Celle-ci tend à faire place à la conscience de classe.

Les États du Sud, qui comprennent les ouvriers inorganisés du textile, se trouvaient en dehors de l’organisation syndicale.

Mais, beaucoup plus que l’accroissement de ses effectifs, ce qui caractérise le mouvement ouvrier américain, c’est sa naissance psychologique. L’expression « Labor » a pris une signification dont l’importance s’impose : c’est, comme le dit Michel Crozier, « une grande force montante, un mouvement d’hommes en marche, d’hommes ensemble », un mouvement qui se développe, se transforme et vit. Mais ce mouvement ne s’exprime pas encore par une unité de structure, d’action ou de méthode. Cette absence d’unité et de structure explique les contradictions qui existent entre l’état d’esprit des dirigeants et la vision d’ensemble d’un côté, les méthodes et l’idéologie de l’autre.

Ces raisons éclairent les vicissitudes, les contradictions et souvent la confusion qui ont marqué le grand mouvement des grèves de 1945 et de 1946. Ce mouvement commence dès septembre 1945 .

Pourtant les grèves de novembre 1945 à juin 1946 sont la première épreuve de force que les syndicats de la grande industrie ont soutenue ; elles se sont développées dans les branches d’industrie où existent les compagnies les plus puissantes financièrement. Ce grand élan syndical groupait les ouvriers spécialisés et les ouvriers qualifiés de toute la grande industrie américaine. Ce mouvement a été un mouvement défensif contre la baisse des salaires, par suite de la suppression des heures supplémentaires ; il a traduit la résistance des ouvriers au changement de catégorie, à la déqualification, tentée par certaines entreprises afin d’abaisser les salaires. Le sentiment d’une véritable solidarité ouvrière commence à apparaître, ainsi que parfois la nécessité d’une action politique. Walter Reuther avait tenté, le 18 août 1945, de donner aux syndicats un programme commun qui s’adressait à toute la classe ouvrière. Il s’est heurté au manque d’entente des directions syndicales qui n’ont pas établi un plan d’ensemble permettant des succès rapides qui n’auraient pas suscité le mécontentement de l’opinion irritée par ces vagues successives d’agitation.

Pendant les années de guerre, l’United Automobile Workers (travailleurs de l’Automobile) avaient élargi et fortifié leur organisation. Et une minorité importante de ses membres s’était toujours montrée hostile au No strike pledge (serment de ne pas faire grève). Alors qu’en 1935, elle n’avait que 35.000 membres, l’United Automobile Workers possède des effectifs qui s’élèvent à un chiffre oscillant entre 1.000.000 et 1.200.000 membres et dont les travailleurs noirs forment un important contingent .

Au Congrès de septembre 1944, 40 p. 100 des délégués réclamaient l’annulation du No strike pledge et formulaient un programme précis de revendications .

Cette « minorité agissante » avait trouvé son leader en Walter Reuther qui, très différent de John L. Lewis par son tempérament et sa formation, possède une personnalité de classe, subtile et mesurée. Walter Reuther avait une éducation à la fois prolétarienne et universitaire, « il n’avait été produit ni par la machine de Gompers ou de Lewis, ni par celle de Staline. Il était vraiment un homme nouveau et il incarnait le C.I.O. mieux qu’aucun autre de ses fondateurs ».

Fils d’un militant ouvrier et socialiste, Walter Reuther avait travaillé comme ouvrier mécanicien en Allemagne et en U.R.S.S. Reuther était dur à l’épreuve, courageux et doué d’une intelligence réaliste « où l’agitateur se superposait à l’homme d’affaires ». Pendant les grèves de mai 1937, il avait été matraqué. Lorsqu’au lendemain de la cessation des hostilités, la General Motors prend l’offensive, afin de remettre les syndicats « à leur place », Walter Reuther oppose le slogan : « majoration des salaires de 30 p. 100 sans hausse de prix ». Cet appel reçoit l’appui du nouveau Président Truman qui signe, le 16 août 1945, un ordre exécutif autorisant les augmentations de salaires là où il n’en résulterait pas de hausse de prix. Walter Reuther propose ce mot d’ordre non seulement à l’United Automobile Workers, mais à tous les syndicats ouvriers américains. Comme la General Motors rejetait cette revendication, Walter Reuther répond par un autre mot d’ordre : « ‘Ouvrez vos livres ! » Ce mot d’ordre contenait en germe le contrôle ouvrier de la production et la socialisation des grands monopoles .

Le 21 novembre 1945, 225.000 travailleurs de la General Motors se mettent en grève et s’y maintiennent pendant cent-treize jours.

Jamais auparavant, dans toute son histoire, la classe ouvrière américaine n’avait livré un si grand combat sur un champ de bataille aussi considérable ; jamais auparavant, les syndicats n’avaient déployé une organisation si parfaite, une telle ténacité, une telle endurance et une telle confiance en eux-mêmes. Jamais auparavant, le mouvement ouvrier n’avait déployé l’unité et la solidarité qui furent atteintes dans cette lutte ... .

Aux travailleurs de la General Motors se joignent les 200.000 ouvriers de l’industrie électrotechnique, ceux de la viande, et même les 750.000 ouvriers de l’acier, jusqu’au 21 janvier 1946 ; l’A.F.L. et le C.I.O. avaient consenti à participer à un Comité unifié de Soutien. Le Président Truman nomme un Comité d’Enquête, déclare que la General Motors peut accorder une augmentation de salaire horaire de 19 cents 50 sans avoir à élever ses prix. La General Motors refuse. Pour l’acier, le président de la Fédération des ouvriers de l’acier et du C.I.O., Philip Murray, accepte une augmentation de 18 cents 50 ; les travailleurs de la viande transigent à 16 cents. L’United Automobile Workers s’entend avec Chrysler sur le chiffre de 18 cents 50 et avec Ford sur celui de 18 cents. Le 13 mars 1946, les grévistes de la General Motors obtiennent 19 cents 50 - soit un peu plus de la moitié des 30 p. 100 de hausse réclamée par Walter Reuther à l’origine de la grève. Mais celui-ci avait dit : 30 p. 100 de hausse sans augmentation de prix, alors que le Président Truman autorise une hausse de prix de l’acier, hausse suivie par des hausses dans les autres industries et dans l’automobile.

John L. Lewis, grâce à son action persévérante et à ses deux grèves spectaculaires durant la guerre, avait fait monter le salaire des ouvriers mineurs de 15 dollars par semaine à 63 dollars. Au moment où le contrat collectif des mineurs vient à expiration, fin mars 1946, John L. Lewis réclame un fonds de Sécurité sociale. Ce fonds devait être alimenté par un versement de 10 cents par tonne produite, et il devait être géré uniquement par le syndicat, sans aucune intervention ou contrôle des patrons ou de l’État ; c’était là une condition, déclarait John L. Lewis, préalable à la discussion de tout accord. La grève commence en mai 1946. Le président Truman obtient une trêve de douze jours, ce qui permet de donner à l’industrie américaine le combustible dont elle commençait à manquer. Mais comme la grève va reprendre, le 21 mai 1946, le président Truman ordonne au secrétaire à l’Intérieur de prendre possession des mines. Le 29 mai, John L. Lewis passe un accord avec le secrétaire à l’Intérieur. Les ouvriers mineurs obtiennent 18 cents 50 d’augmentation horaire et la création d’un fonds de Sécurité sociale alimenté par une taxe de 5 cents par tonne de charbon produite. Ce fonds est géré par des Conseils de district où les patrons et l’État sont représentés.

À l’automne de 1944, les cinq grandes Fraternités du Rail avaient adopté un cahier de revendications, qui comprenait une hausse de 30 p. 100 et une réduction des heures de travail. Les leaders des Fraternités étaient en lutte les uns avec les autres. Le chef de la Fraternité des Chauffeurs essaye de briser la grève. Pourtant, les travailleurs du Rail, qui n’appartiennent pas aux deux Fraternités des Mécaniciens de locomotives et du Personnel des trains, vont appuyer la grève. Les réseaux ferroviaires américains vont se trouver paralysés.

Le 25 avril 1946, 78.000 mécaniciens et 215.000 employés des trains annoncent la déclaration de grève pour le 18 mai. Le 17 mai, le Président Truman proclame la saisie des réseaux, en s’appuyant sur les chiffres proposés par le Comité d’Enquête. La grève commence le 24 mai 1946, à 5 heures de l’après-midi sur la plupart des réseaux qui, chaque année, transportent 1 milliard de voyageurs et 8 milliards de tonnes de marchandises. Les commerçants et les bureaux administratifs, qui occupent un personnel de résidence suburbaine (1 million par jour font le trajet de New York), sont privés de la plus grande partie de leurs employés. Le 24 mai 1946, le Président Truman fait un appel à la nation, et, pendant qu’il prononce son discours, on lui remet un télégramme annonçant que les grévistes reprennent le travail. L’opinion était restée calme ; elle n’avait été émue que lorsque, en prévision d’une grève, les dockers avaient fait appel à la Fédération internationale de Transports afin que les bateaux américains fussent boycottés dans tous les ports du monde (le 3 juin 1946).

Cette période a été marquée également, en dehors des grandes grèves, par la multiplication des conflits locaux. Elle est suivie, au mois de juin 1946, par la suppression du contrôle des prix. Lorsque le 21 octobre 1946 John L. Lewis demande la réouverture des négociations et qu’il dénonce le contrat en vigueur, 400.000 mineurs font grève. Le gouvernement avait lancé une injonction contraire au Norris La Guardia Act de 1932 . Et John L. Lewis est condamné, le 4 décembre 1946, à une forte amende. L’A.F.L. et le C.I.O. appuient les mineurs. Le 7 décembre 1946, John L. Lewis ordonne la reprise du travail et fait appel devant la Cour Suprême de Justice.

Le 6 mai 1946, le Président Truman, dans son message au Congrès, avait demandé à celui-ci de voter des dispositions permettant de briser une grève affectant d’une façon vitale l’Économie nationale ; mais le succès des républicains aux élections de novembre 1946 allait le rendre moins favorable à une nouvelle législation qui sera votée le 23 juin 1947.

La hausse du prix de la vie va susciter une nouvelle vague de grèves qui commence à l’automne 1946. Il est utile de noter que l’organisation syndicale aux États-Unis est devenue une machine infiniment mieux outillée et plus complexe qu’au lendemain de la guerre de 1914 où, pourtant, l’A.F.L. était déjà une organisation puissante. On se trouve en présence de 16 millions de syndiqués, de 70.000 syndicats locaux, 200 syndicats nationaux de métier et d’industrie, deux confédérations, des centaines de journaux, de conférences professionnelles, éducatives et politiques, de budgets qui s’élèvent à plusieurs millions de dollars, et de fonctionnaires syndicaux largement rétribués, au nombre de quelque 20.000. Tous les ans, des milliers de contrats collectifs sont négociés et renouvelés par des permanents syndicaux qui représentent les masses en face de la féodalité industrielle, les excitant pour s’imposer et les retenant ensuite pour garder leur situation de tribuns médiateurs.

Ainsi, une profonde transformation s’est produite depuis les années où le travailleur était isolé, embauché et débauché arbitrairement . Aujourd’hui, il possède sécurité et responsabilité ; il a intérêt à l’ordre existant dans la mesure où la puissance américaine pourra maintenir sa prospérité actuelle .

Une atmosphère nouvelle est créée, qui se manifeste dans l’état d’esprit des travailleurs , et aussi dans celui de la direction parmi certaines des plus importantes entreprises américaines : la Western Electric, par exemple, proclame « qu’une entreprise remplit deux fonctions principales : la première, d’ordre économique, consiste à produire certains articles ; l’autre, d’ordre social, est d’assurer le bien-être des hommes qui y sont réunis ». Ainsi que le remarque Jean Fourastié, ce mouvement se manifeste selon les pays sous des formes différentes, tantôt comme une conquête de la classe ouvrière, tantôt comme une méthode d’organisation du travail. En ce sens, il faut reconnaître que les bureaux des grands syndicats américains ont accompli des travaux techniques « qui ont forcé l’attention du monde patronal » . Philip Murray et Ruttenberg font autorité en matière d’organisation de l’atelier et de rendement du travail. Hillman a rénové les entreprises du vêtement en incitant les patrons à accroître le rendement des machines afin d’accroître les salaires. En 1941, Walter Reuther présente au gouvernement américain un plan de conversion de l’industrie automobile en industrie de guerre ; les objectifs qu’avait soumis Walter Reuther ont été effectivement atteints en 1943 et 1944. C’est le même Walter Reuther qui, parlant aux masses de la United Automobile Workers, a mis l’accent sur le fait que les salariés sont aussi des consommateurs, ce dont Jean Fourastié déduit que, peu à peu, l’ouvrier prend conscience du prix de revient .

Afin d’éviter de tourner vers les tâches les plus simples les travailleurs capables de plus d’initiative, certaines grandes entreprises organisent des services de sélection professionnelle chargés de faire un tri parmi ceux qui se présentent à l’embauche, afin de ne rejeter vers les plus humbles emplois que les sujets inaptes à d’autres tâches. Les plus avisés de ces dirigeants accueillent les idées du sociologue James Gillespie . En présence des conséquences de la rationalisation sur l’état d’esprit de certains travailleurs, il préconise, pour assurer le plein rendement du travail, ce qu’il appelle la shared responsibility (le partage de la responsabilité).

Sans doute est-on encore loin de cette acceptation de la shared responsibility. Même dans les milieux des grandes organisations du syndicalisme industriel, une vision d’ensemble ne se rencontre encore que chez de rares leaders comme Walter Reuther ou chez certains militants de la base ; mais elle s’exprime par des manifestations de détail ; on a vu se produire, pour la première fois, des manifestations de solidarité ouvrière auxquelles on n’était pas accoutumé aux États-Unis, par exemple à Stanford, à Lancaster, à Rochester, le mouvement entraînant à la fois les syndicats locaux de l’A.F.L. et du C.I.O. La grève du rail de 1946, bien que n’engageant que les intérêts d’un groupe limité à 300.000 travailleurs, a suscité à la fois l’irritation de l’opinion publique et un mouvement sentimental de solidarité

Le syndicalisme américain est devenu un syndicalisme de grandes masses en raison de la tendance à englober dans une organisation tous les ouvriers, qualifiés ou non, d’une grande industrie, par opposition à l’ancien unionisme de métier. En outre, les dirigeants se sont rendu compte que les anciennes méthodes étaient insuffisantes, d’où l’appel adressé des deux côtés au gouvernement fédéral et, par suite, à l’étatisme, car on est bien obligé de constater la part croissante du gouvernement dans la vie économique et sociale au pays de la libre entreprise.

La croissance des effectifs syndicaux et les résultats obtenus par les grèves de 1945 et 1946 sont les témoignages de la puissance du mouvement ouvrier américain. Sa faiblesse est dans les divisions du syndicalisme et dans l’exclusivisme égoïste des dirigeants syndicaux. Après les succès obtenus par eux en 1945 et 1946, on peut se demander pourquoi les travailleurs américains n’ont pas réagi plus énergiquement contre le renversement de la loi Wagner et contre le Taft-Hartley Act de 1947, qui privait les organisations ouvrières d’un certain nombre de droits que leur avait fait acquérir le National Labor Relations Act de 1935 (loi nationale sur les relations du Travail, connue sous le nom de loi Wagner).

Le National Labor Relations Act donnait aux ouvriers américains le plein usage de leur force dans les négociations collectives ; il protégeait les travailleurs contre ce qu’on appelait les pratiques déloyales employées par les entrepreneurs. Le Wagner Act avait déclaré illégales des pratiques dont les employeurs se servaient pour empêcher les ouvriers de s’organiser en vue de négocier collectivement les conditions de leur travail. Cet Act ne limitait en rien le droit de grève et déclarait « unfair labor practices » (manœuvres déloyales) toute violation par les employeurs du droit garanti aux travailleurs. Un National Labor Relations Board (Cour nationale des relations ouvrières) avait été institué et son autorité lui donnait le droit de mener une enquête au sujet des accusations portées devant lui. Le Board pouvait donner des ordres en conséquence. Et il était également chargé de déterminer quels seraient les représentants des travailleurs aux négociations collectives.

Le nouveau Labor Management Relations Act de 1947, appelé Taft-Hartley Act , a étendu la liste des pratiques déloyales afin d’y comprendre certaines activités des organisations syndicales. Et le Taft-Hartley Act autorise le National Labor Relations Board à poursuivre les pratiques déloyales, aussi bien des organisations ouvrières que des employeurs. Le Taft-Hartley Act limite le droit de grève.

Contre toute grève déclarée illégale, les Tribunaux peuvent lancer des injonctions. La closed shop, obligation de n’embaucher que des syndiqués, est interdite ; et l’Union Shop n’est toléré que si 30 p. 100 des ouvriers demande un vote à ce sujet, et si, aux élections d’entreprise, une majorité se prononce en sa faveur. Enfin, le Taft-Hartley Act oblige les organisations syndicales à fournir de si nombreuses précisions que John L. Lewis a pu dire qu’ « il n’y a pas une seule organisation dans l’American Federation of Labor qui puisse être assurée que les rapports qu’elle aura fournis seront considérés comme satisfaisants ». C’est tout au moins ce qu’il a déclaré à la Convention de l’A.F.L., le 14 octobre 1947 . Les leaders du syndicalisme américain possèdent un standing et une autorité leur permettant d’organiser une action systématique sur l’opinion publique américaine et sur le gouvernement. Et pourtant, immédiatement, le Taft-Hartley Act n’avait donné lieu qu’à deux démonstrations de protestation. L’une à New York, meeting de Madison Square Garden, le 4 juin, fut organisée par l’A.F.L. et l’autre, le 10 juin (Congrès des organisations ouvrières), par le C.I.O., groupa environ 100.000 ouvriers. Mais auparavant, le 24 avril 1947, une manifestation plus importante, spontanée, avait été celle des ouvriers de l’automobile à Detroit. C’est elle qui avait entraîné les démonstrations de l’A.F.L. et du C.I.O., distinctes du reste l’une de l’autre.

Sans doute, depuis le Taft-Hartley Act il y a eu les élections de 1948, et les organisations ouvrières ont appuyé la campagne en faveur de Truman et assuré son succès. Le poids de leurs effectifs a incliné la balance en sa faveur, d’une façon telle que le Président se crut obligé, parmi ses promesses, de donner celle du retrait du Taft-Hartley Act. Le message au 81ème Congrès, le 29 janvier 1949, a été accompagné de la mise à l’étude de l’abolition du Taft-Hartley Act.

Et le mouvement ouvrier américain ne paraît pas avoir subi un recul puisque, en mai 1950, l’U.A.W. signait avec la Général Motors un contrat par lequel l’U.A.W. obtenait des garanties précises et des avantages substantiels en échange de l’assurance de cinq années de production ininterrompue. La présence de Walter Reuther à ces négociations prouvait que ce n’était pas là jeu de dupes.

Il est pourtant un fait sur lequel il faut mettre l’accent, puisque, aussi bien, c’est sur lui que reviennent à leur retour des États-Unis les missions françaises, inter-professionnelles ou non, composées d’ingénieurs, de statisticiens et de syndicalistes : tous sont d’accord, qu’ils appartiennent aux milieux ouvriers ou au patronat, pour penser qu’on doit attribuer au climat psychologique une influence prépondérante dans l’essor économique des États-Unis. Pourquoi affirme-t-on que l’heure de travail d’un ouvrier est dans ce dernier pays plus productive en moyenne que celle d’un ouvrier français ? On pose la question : le patronat français est-il coupable ? Dans un intéressant article le directeur général des Constructions mécaniques reconnaît qu’associer le personnel à la production ou à la productivité permettrait de relever sensiblement le standard de vie des travailleurs ; il reconnaît aussi que ce standard ne s’est pas élevé depuis quinze ans au niveau des autres pays, mais M. André Garnier affirme qu’il est nettement supérieur à celui des autres pays envahis en 1914 ou en 1940. De son côté, dans la même revue, M. Michel Brault, président de la Compagnie des Freins et Signaux Westinghouse, constate qu’à Pittsburgh les sociétés qui dépendent de sa compagnie vendent un appareil de frein 40 p. 100 moins cher qu’à Paris, en payant leurs ouvriers trois ou quatre fois plus. La société américaine réalise un bénéfice net d’environ 9 p. 100 de son chiffre d’affaires, alors que celui de Paris n’atteint pas 5 p. 100. La proportion des sommes distribuées aux actionnaires est d’environ 1/9 des salaires aux États-Unis, alors qu’en France dividendes et tantièmes ne représentent que 1/24 de la part du personnel. Et M. Michel Brault se demande : « Quelles sont donc les raisons pour lesquelles en payant des salaires de famine, nous, industriels français, nous ne parvenons pas à produire à des prix de revient comparables à ceux des Américains, des Allemands et même, plus récemment, à ceux des Anglais ? » M. Michel Brault cite un exemple typique : « Alors qu’une de nos machines de Pittsburgh fabrique et vend 2.400 appareils par semaine, ce qui lui permet de faire tourner de façon continue une chaîne automatique, nous n’en fabriquons plus que 600 par mois et jamais, au cours des meilleures années, notre fabrication n’a dépassé 7.000 par mois, ce qui ne justifie qu’une production demi-automatique. »

Comme conséquence de cette productivité supérieure, le pouvoir d’achat des ouvriers américains est beaucoup plus considérable. Parmi tant d’autres, un des signes qui frappe plus particulièrement les visiteurs, ce sont les parcs de stationnement réservés aux voitures des ouvriers tout autour des usines Ford et d’autres usines, comme cette fonderie employant 130 personnes sur lesquelles 75 possèdent des automobiles .

De ces faits, Jean Fourastié dégage cette loi : « Un gain de productivité entraîne toujours un gain de pouvoir d’achat. » Et il constate qu’entre 1914 et 1945, l’indice de production par tête, aux États-Unis, a passé de 50 à 190.

On doit croire par conséquent un des dirigeants du C.I.O., Irving Abramson, selon lequel la trilogie fondamentale pour l’amélioration du sort des travailleurs consiste en l’accroissement de la productivité, l’augmentation des salaires et la réduction du prix de vente. On doit constater que les syndicats ouvriers paraissent être d’accord avec certains employeurs, tout au moins sur les objectifs économiques à poursuivre. S’est-il produit aux États-Unis une évolution récente du patronat américain ?

Il est un point sur lequel il semble que, entre les syndicats ouvriers et les organisations patronales, il n’existe pas d’opposition : la mécanisation des industries . John L. Lewis le reconnaît lorsqu’il résume ainsi sa pensée :

La seule chose qui ait modernisé l’industrie du charbon dans ce pays, accru sa capacité de production, réduit ses prix de revient et augmenté le rendement par jour et par homme, a été la politique suivie par le syndicat des mineurs au cours des 50 dernières années ; constamment sur la brèche pour un meilleur niveau de vie, une plus grande sécurité, moins d’heures de travail et des salaires plus élevés, objectifs qui, au retour, ont amené l’industrie à adopter des techniques modernes pour réduire le coût de la production. Si nous n’avions pas investi notre argent dans la modernisation de l’équipement et l’adoption de techniques modernes, inévitablement le rendement par homme aurait été bas.

Il faut noter également que les entreprises américaines font grand cas des suggestions apportées par le personnel. Dans les différents ateliers se trouvent des « boites à suggestions » accompagnées de formules préparées. Le pourcentage des suggestions retenues dépasse assez souvent 50 p. 100. Mais pour susciter le désir des ouvriers d’apporter leurs suggestions, il est nécessaire que soit créée une atmosphère propice aux conditions d’une meilleure productivité. On a voulu créer un climat favorable au travail en commun, en tenant compte des souhaits des ouvriers. On s’est préoccupé de l’éclairage des ateliers et de la couleur des murs. On a organisé l’édition de journaux. On a cherché à expliquer à chacun la marche générale de l’industrie, et la part qu’il avait dans le fonctionnement de l’entreprise. On a autorisé les familles, certains jours, à visiter les ateliers ; on a fait suivre des cours sur l’organisation du travail à une ouvrière réfractaire à un changement dans les méthodes de sa tâche personnelle .

Un fait significatif de l’expérience des ententes qui, sur certains points, s’établissent entre organisations patronales et ouvrières est qu’elles ont saisi des Universités (Harvard, Chicago) afin de leur demander de procéder à des enquêtes sociologiques sur les meilleures conditions dans lesquelles pourrait se faire l’organisation du travail en vue d’atteindre la productivité maxima.

Certains économistes pensent que la production en série, grâce à une organisation souple et rationnelle, « multiplie à l’usage des masses de citoyens les biens de consommation dans un cadre de confort et de modernisme ». Georges Friedmann constate là un des courants qui contribuent à la force interne de l’Amérique . Et il écrit

Je pourrais multiplier les signes et les effets sociaux et psychologiques de la Masse-production et de l’organisation sur la vie quotidienne. Nous trouvons là un courant plus favorable, dans le pays, à la création d’une structure sociale démocratique de cadres, de valeurs stables, de disciplines civiques ; un de ceux qui contribuent à l’attachement de beaucoup de citoyens américains de tous les milieux à l’american way of life.

Les États-Unis sont à l’extrême pointe du progrès technique. Pourtant il faut tenir compte du fait qu’une société que dominerait la technocratie se trouverait exposée à des risques qu’il est difficile d’imaginer .

Il est trop aisé d’échapper à ces risques par des formules comme celle-ci : « accepter et promouvoir la technique en refusant la technocratie », ou encore : « il faut que la technique demeure subordonnée à une philosophie de l’homme et à une théorie générale de la connaissance ». Jusqu’à présent, aucun effort systématique n’a été accompli, sinon individuellement, contre la paresse qui entraîne l’homme-masse sur les chemins de la plus grande facilité ; les dangers ;que court la civilisation humaine restent évidents en présence de la civilisation mécanicienne envahissante et de ce qu’aux États-Unis on a appelé une marche vers l’inconscient.

L’american way of life n’est-il pas une manière de faux-fuyant ? Cette soumission au conformisme paraît un danger au jeune sociologue Michel Crozier, soucieux de suivre avec un esprit critique et avec équité l’évolution des étapes qui marquent les progrès et les arrêts du syndicalisme américain et du mouvement ouvrier aux États-Unis.

Or, l’évolution de l’histoire ouvrière est dominée aux États-Unis par deux grands événements : les grèves de mars et avril 1937 qui traduisent un mouvement populaire assez semblable à celui de mai et juin 1936 en France. La victoire sur la General Motors eut pour résultat la constitution d’organisations syndicales puissantes et responsables, en lesquelles se concentrent depuis, avec des avancées et des reculs, les courants du syndicalisme américain. A cette date de 1937, l’enthousiasme de la grande masse des travailleurs a été renforcé par une équipe de militants sortis du rang, dont l’esprit d’initiative et la détermination ont donné la preuve de ce que peut l’union dirigée, à condition que celle-ci existe entre les masses et des militants, tels que les frères Reuther. Victor Reuther, le 19 décembre 1952, commentant le plus récent Congrès du C.I.O., a insisté : 1° sur l’unification syndicale ; 2° sur l’établissement d’un salaire annuel garanti qui 3° obligera à assurer un emploi tout au long de l’année ; 4° sur l’unification de la législation sur l’immigration en vue d’élargir les possibilités d’entrée aux États-Unis ; 5° sur la lutte contre toute discrimination raciale et contre l’injustice sociale, moyen efficace contre la guerre entre les deux Blocs.

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