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Qu’est-ce que l’économie politique ?

mardi 1er juillet 2008, par Robert Paris

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Extrait de "Introduction à l’économie politique" de Rosa Luxemburg


QU’EST-CE QUE L’ÉCONOMIE POLITIQUE ?

1

L’économie politique est une science remarquable. Les difficultés et les désaccords y commencent dès le premier pas, dès qu’on se pose cette question très élémentaire : Quel est au juste l’objet de cette science ? Le simple ouvrier, qui n’a qu’une idée tout à fait vague de ce que l’économie politique enseigne, attribuera son incertitude à l’insuffisance de sa propre culture générale. En l’occurrence, cependant, il partage en un sens son infortune avec beaucoup de savants et d’intellectuels qui écrivent de volumineux ouvrages et donnent dans les universités des cours à la jeunesse étudiante sur l’économie politique. Aussi incroyable que cela puisse paraître, c’est pourtant un fait que la plupart des spécialistes d’économie politique n’ont qu’une notion très confuse du véritable objet de leur savoir.

Comme il est d’usage chez Messieurs les spécialistes de travailler sur des définitions, c’est-à-dire d’épuiser l’essence des choses les plus compliquées en quelques phrases bien ordonnées, informons-nous donc, à titre d’essai, auprès d’un représentant officiel de l’économie politique, et demandons-lui ce qu’est au fond cette science. Qu’en dit le doyen des professeurs allemands, auteur d’innombrables et énormes manuels d’économie politique, fondateur de l’école dite “ historique ”, Wilhelm Roscher ? Dans son premier grand ouvrage, Les fondements de l’économie politique, manuel et recueil de lectures pour hommes d’affaires et étudiants, paru en 1854 et 23 fois réédité depuis lors, nous lisons au chapitre 2. § 16 :

“ Nous entendons par économie politique la doctrine du développement des lois de l’économie nationale [1], de la vie économique nationale (philosophie de l’histoire de l’économie nationale d’après von Mangoldt). Comme toutes les sciences portant sur la vie d’une nation, elle se rattache d’une part à l’étude de l’individu, et s’étend d’autre part à l’étude de toute l’humanité. ”

Les “ hommes d’affaires et étudiants ” comprennent-ils maintenant ce qu’est l’économie politique ? C’est précisément... l’économie politique. Qu’est-ce que des lunettes d’écaille ? Ce sont des lunettes à monture d’écaille. Qu’est-ce qu’un âne de charge ? Un âne sur lequel on charge des fardeaux. Procédé des plus simples, en vérité, pour expliquer à des enfants l’usage de telles locutions.* Le seul ennui est que si l’on ne comprend pas le sens des mots en question, on n’est pas plus avancé quand ils sont disposés autrement.

Adressons-nous à un autre savant allemand, qui enseigne actuellement l’économie politique à l’université de Berlin, le professeur Schmoller, lumière de la science officielle. Dans le Dictionnaire des sciences politiques, grand ouvrage collectif de professeurs allemands, publié par les professeurs Conrad et Lexis, Schmoller donne, dans un article sur l’économie politique, la réponse suivante à la question : qu’est-ce que cette science ?

“ Je dirais que c’est la science qui veut décrire, définir, expliquer par leurs causes et comprendre comme un tout cohérent les phénomènes économiques, à condition évidemment que l’économie politique ait été auparavant correctement définie. Au centre de cette science se trouvent les phénomènes typiques qui se répètent chez les peuples civilisés contemporains, phénomènes de division et d’organisation du travail, de circulation, de répartition des revenus, d’institutions économiques sociales, qui, s’appuyant sur certaines formes du droit privé et publie, dominés par des forces psychiques identiques ou semblables, engendrent des dispositions ou des forces semblables ou identiques et représentent dans leur description d’ensemble une sorte de tableau statique du monde civilisé économique d’aujourd’hui, une sorte de constitution moyenne de ce monde. A partir de là, cette science a ensuite cherché à constater ici et là les variations des différentes économies nationales entre elles, les diverses formes d’organisation, elle s’est demandée par quel enchaînement et quelle succession ces diverses formes apparaissent, parvenant ainsi a se représenter le développement causal de ces formes l’une à partir de l’autre, et la succession historique des situations économiques ; elle a ainsi articulé l’aspect dynamique sur l’aspect statique. Et de même que dès ses débuts elle a pu, grâce à des jugements de valeur éthico-historiques, établir des idéaux, elle a toujours conservé jusqu’à un certain degré cette fonction pratique. Elle a toujours, à côté de la théorie, établi des enseignements pratiques pour la vie. ”

Ouf ! Reprenons notre souffle. De quoi s’agit-il donc ? Institutions économiques sociales - droit privé et public - forces psychiques - semblable et identique - identique et semblable - statistique - statique - dynamique - constitution moyenne - développement causal - jugements de valeur éthico-historiques... Le commun des mortels aura sans doute l’impression après tout cela qu’une roue de moulin tourne dans sa tête. Dans sa soif obstinée de savoir et sa confiance aveugle en la sagesse professorale, il se donnera la peine de relire deux, trois fois ce galimatias pour y trouver un sens. Nous craignons que ce soit peine perdue. Car ce qu’on nous offre là, ce ne sont que phrases creuses et assemblage clinquant et ampoulé de mots. Il y a pour cela un signe qui ne trompe pas : quiconque pense clairement et maîtrise lui-même à fond ce dont il parle, s’exprime clairement et de manière compréhensible. Quiconque s’exprime de façon obscure et prétentieuse, alors qu’il ne s’agit ni de pures idées philosophiques ni des élucubrations de la mystique religieuse, montre seulement qu’il ne voit pas clair lui-même ou qu’il a de bonnes raisons d’éviter la clarté. Nous verrons plus tard que ce n’est pas un hasard si les savants bourgeois se servent d’une langue obscure et confuse pour parler de l’essence de l’économie politique, que cela traduit au contraire aussi bien leur propre confusion que le refus tendancieux et acharné de clarifier réellement la question.

Que la conception de l’économie politique ne puisse être énoncée avec clarté peut se comprendre si l’on considère que les opinions les plus contradictoires ont été émises sur l’ancienneté de son origine. Un historien connu, ancien professeur d’économie politique à l’université de Paris, Adolphe Blanqui - frère du célèbre dirigeant socialiste et combattant de la Commune, Auguste Blanqui - commence, par exemple, le premier chapitre de son Histoire de l’évolution économique parue en 1837, par le titre suivant : “ L’économie politique est plus ancienne que l’on ne croit. Les grecs et les romains avaient déjà la leur. ” D’autres historiens de l’économie politique, comme par exemple l’ancien professeur à l’université de Berlin, Eugen Dühring, s’attachent au contraire à souligner que l’économie politique est beaucoup plus récente qu’on ne croit d’ordinaire, que cette science n’est apparue en réalité que dans la seconde moitié du XVIII° siècle. Et, pour citer aussi des socialistes, Lassalle, fait en 1864, dans la préface à son écrit polémique classique contre Schultze-Delitzsch, Capital et travail, la remarque suivante : “ L’économie politique est une science qui commence seulement et qui est encore à faire. ”

Par contre, Karl Marx a donné à son principal ouvrage économique, Le Capital, dont le premier livre parut trois ans plus tard, comblant pour ainsi dire l’espoir exprimé par Lassalle, le sous-titre Critique de l’économie politique. De cette façon, Marx place son propre ouvrage en dehors de l’économie politique, la considérant comme quelque chose d’achevé et de terminé, sur quoi il exerce à son tour une critique. Une science qui pour certains est presque aussi ancienne que l’histoire écrite de l’humanité, que d’autres disent ne pas dater de plus d’un siècle et demi, d’autres, qu’elle n’en est encore qu’aux premiers balbutiements, d’autres encore qu’elle est déjà dépassée et qu’il est temps de l’enterrer par la critique - il est clair qu’une telle science soulève un problème assez spécial et complexe.

Mais nous serions tout aussi mal inspirés en demandant à l’un des représentants officiels de cette science de nous expliquer pourquoi l’économie politique n’est apparue, comme c’est maintenant l’opinion courante, que si tard, il y a à peine 150 ans. Le professeur Dühring nous expliquera par exemple, à grand renfort de discours, que les anciens grecs et les romains n’avaient pas encore de notions scientifiques des réalités de l’économie politique, mais seulement des idées “ irresponsables ”, “ superficielles ”, “ tout ce qu’il y a de plus ordinaires ”, tirées de l’expérience quotidienne ; que le Moyen Âge n’avait aucune notion scientifique. Cette savante explication ne nous fait pas avancer d’un pas et ses généralités sur le Moyen Âge ne peuvent que nous induire en erreur.

Une autre explication originale nous est fournie par le professeur Schmoller. Dans l’article tiré du Dictionnaire des sciences politiques que nous avons cité plus haut, il nous “ régale ” des considérations suivantes :

“ Pendant des siècles, on a observé et décrit des faits particuliers de l’économie privée et sociale, on a reconnu des vérités économiques particulières, on a débattu de questions économiques sur les systèmes de morale et de droit. Ces schémas partiels n’ont pu créer une science, mais à partir du moment où les questions d’économie politique acquirent, du XVII° au XIX° siècle, une importance jamais soupçonnée auparavant pour la conduite et l’administration des États, lorsque de nombreux auteurs s’y intéressèrent, lorsqu’il devint nécessaire d’en instruire la jeunesse étudiante et qu’en même temps l’essor général de la pensée scientifique conduisit à relier l’ensemble des principes et des vérités relevant de l’économie politique en un système autonome dominé par certaines idées fondamentales comme la monnaie et l’échange, la politique économique de l’État, le travail et la division du travail - et c’est ce que tentèrent les principaux auteurs du XVIII° siècle - à partir de ce moment l’économie politique exista en tant que science autonome. ”

Si l’on résume le sens assez mince de ce long passage, on en tire cette leçon : des observations économiques restées longtemps éparses se sont réunies en une science à part quand la “ direction et l’administration des États ”, c’est-à-dire le gouvernement, en ressentit le besoin et quand il devint nécessaire à cette fin d’enseigner l’économie politique dans les universités. Comme cette explication est admirable et classique pour un professeur allemand ! En vertu d’un “ besoin ” de ce cher gouvernement, une chaire est créée - qu’un professeur s’empresse d’occuper. Ensuite, il faut naturellement créer la science correspondante ; sinon qu’enseignerait en effet le professeur ? On songe à ce maître de cérémonies qui affirmait que les monarchies devraient toujours exister, car à quoi servirait un maître de cérémonies, s’il n’y avait pas de monarchie ? Il semblerait donc que l’économie politique est apparue en tant que science du fait des besoins des États modernes. Un bon de commande des autorités aurait donné naissance à l’économie politique ! Que les besoins financiers des princes, qu’un ordre des gouvernements suffise à faire jaillir de terre une science entièrement nouvelle, voilà bien la manière de penser de ce professeur, domestique intellectuel des gouvernements du Reich qui se charge, à volonté, en leur nom, de faire de l’agitation “ scientifique ” pour tel projet de budget de la marine, tel projet douanier ou fiscal, vautour des champs de bataille qui prêche en temps de guerre l’excitation chauvine contre les peuples et le cannibalisme moral. Une telle conception est toutefois difficile à digérer pour le reste de l’humanité, pour tous ceux qui ne sont pas payés par le Trésor. Mais cette théorie nous donne une nouvelle énigme à résoudre. Que s’est-il passé pour que, vers le XVII° siècle, comme l’affirme le professeur Schmoller, les gouvernements des États modernes aient soudain senti le besoin d’écorcher leurs chers sujets selon des principes scientifiques, alors que tout avait si bien marché pendant des siècles à la mode patriarcale et sans ces principes ? Ne faudrait-il pas ici aussi remettre les choses en place, et ces besoins nouveaux des “ Trésors princiers ” ne seraient-ils pas eux-mêmes une modeste conséquence du grand bouleverse. ment historique dont la nouvelle science de l’économie politique est sortie vers le milieu du XIX° siècle ?

Quoi qu’il en soit, la corporation des savants ne nous ayant pas appris ce dont traite réellement l’économie politique, nous ne savons pas non plus quand et pourquoi elle est apparue.

Notes

[1] Économie nationale.
Le terme allemand correspondant à “ économie politique ”, traduit littéralement, signifie “ économie nationale ”, “ économie d’un peuple, d’une nation ” (N. d. T.).
D’où l’ironie de Rosa Luxemburg : “ l’économie nationale ” est “ l’économie d’une nation ” ; la belle explication !

2

Une chose est certaine, en tout cas : dans toutes les définitions des intellectuels à la solde des capitalistes que nous avons citées plus haut, il est question de “ Volkswirtschaft ”. Le terme “ Nationalökonomie ” n’est en effet qu’une expression étrangère pour : doctrine de l’économie politique [1]. La notion d’économie politique est au centre des explications de tous les représentants officiels de cette science. Or, qu’est-ce que l’économie politique ? Le professeur Bücher, dont l’ouvrage sur L’origine de l’économie politique jouit d’une grande renommée tant en Allemagne qu’à l’étranger, donne à ce sujet l’information suivante :

“ L’ensemble des manifestations, institutions et phénomènes que provoque la satisfaction de tout un peuple constitue l’économie politique.* L’économie politique se décompose à son tour en de nombreuses économies particulières qui sont liées entre elles par la circulation des biens et entretiennent de multiples liens d’interdépendance du fait que chacune remplit certaines tâches pour toutes les autres et fait remplir de telles tâches par d’autres, pour elle-même. ”

Essayons de traduire aussi cette savante “ définition ” en langage courant. Quand nous entendons d’abord parler de l’ensemble des institutions et phénomènes qui sont destinés à satisfaire les besoins de tout un peuple, il nous faut penser à toutes sortes de choses possibles : aux usines et ateliers, à l’agriculture et à l’élevage, aux chemins de fer et aux magasins, mais aussi aux sermons religieux et aux commissariats de police, aux spectacles de ballet, aux bureaux d’état civil et aux observatoires astronomiques, aux élections parlementaires, aux souverains et aux associations de combattants, aux clubs d’échecs, aux expositions canines et aux duels - car tout cela et encore une infinité d’autres “ institutions et phénomènes ” servent aujourd’hui à “ satisfaire les besoins de tout un peuple ”. L’économie politique serait alors tout ce qui se passe entre ciel et terre et la science de l’économie politique serait la science universelle “ de toutes choses et de quelques-unes encore ”, comme dit un proverbe latin.

Il faut manifestement apporter une limitation à la définition trop large du professeur de Leipzig. Il ne voulait probablement parler que d’“ institutions et phénomènes ” servant à la satisfaction des besoins matériels d’un peuple, ou, plus exactement, à la “ satisfaction des besoins par des choses matérielles ”. Même ainsi, “ l’ensemble ” serait encore beaucoup trop largement compris et se perdrait facilement dans les nuages. Essayons pourtant de nous y retrouver autant que faire se peut.

Tous les hommes ont besoin pour vivre de nourriture et de boisson, d’un logement, de vêtements et de toutes sortes d’ustensiles à usage domestique. Ces choses peuvent être simples ou raffinées, chichement ou largement mesurées, elles sont de toute façon indispensables à l’existence dans toute société humaine et doivent donc être continuellement fabriquées - puisque nulle part les alouettes ne nous tombent toutes rôties dans la bouche. Dans les États civilisés, s’y ajoutent encore toutes sortes d’objets qui rendent la vie plus agréable et qui aident à satisfaire des besoins moraux et sociaux - et même des armes pour se protéger des ennemis. Chez ceux qu’on appelle les sauvages, ce sont des masques de danse, l’arc et les flèches, les statues d’idoles ; chez nous, ce sont les objets de luxe, les églises, les mitrailleuses et les sous-marins. Pour produire tous ces objets, il faut des matières premières et des outils. Ces matières premières, telles que les pierres, le bois, les métaux, les plantes, etc., exigent du travail humain, et les outils dont on se sert pour les obtenir sont également des produits du travail humain.

Si nous nous satisfaisions provisoirement de ce tableau grossièrement tracé, nous pourrions nous représenter l’économie politique à peu près ainsi : tout peuple crée, constamment, par son propre travail, une quantité de choses nécessaires à la vie - nourriture, vêtements, habitations, ustensiles ménagers, parures, armes, etc. - ainsi que des matières et des outils indispensables à la production des premiers. La manière dont un peuple exécute tous ces travaux, dont il répartit les biens produits parmi ses différents membres, dont il les consomme et les produit à nouveau dans l’éternel mouvement circulaire de la vie, tout cela ensemble constitue l’économie du peuple en question, c’est-à-dire une “ économie politique ”. Tel serait à peu près le sens de la première phrase dans la définition du professeur Bücher. Mais continuons notre explication.

“ L’économie politique se décompose à son tour en de nombreuses économies particulières qui sont liées entre elles par la circulation et qui entretiennent de multiples liens d’interdépendance du fait que chacune remplit certaines tâches pour toutes les autres et fait remplir d’autres tâches pour elle-même. ”

Nous voici devant un nouveau problème : que sont ces “ économies particulières ”, à partir desquelles l’“ économie politique ” que nous venons à grand-peine de situer, se décompose ? A première vue, il semble bien qu’il faille entendre par là les ménages et les économies domestiques. De fait, tout peuple, dans les pays dits civilisés, se situe par rapport à un certain nombre de familles et toute famille a en règle générale, une vie “ économique ”. En quoi consiste cette économie ? La famille a certaines rentrées d’argent, de par l’activité de ses membres adultes, ou par d’autres sources, et avec ces rentrées elle fait face à ses besoins en nourriture, vêtements, logement, etc.

Et quand nous pensons à une économie familiale, nous voyons la mère de famille, la cuisine, l’armoire à linge et la chambre d’enfants. L’“ économie politique ” se décomposerait-elle en de telles “ économies particulières ” ? Nous nous trouvons dans un certain embarras. Dans l’économie politique telle que nous venons de la situer, il s’agissait avant tout de la production de tous les biens nécessaires à la vie et au travail, la nourriture, les vêtements, le logement, les meubles, les outils et les matières premières. Dans les économies familiales, en revanche, il ne s’agit que de la consommation des objets que la famille se procure tout faits par l’argent qu’elle possède. Nous savons aujourd’hui que la plupart des familles, dans les États modernes, achètent presque tous les vivres, vêtements, meubles, etc., dans les magasins ou au marché. Dans une économie domestique, on ne prépare les repas qu’à partir de vivres achetés, et on ne confectionne tout au plus les vêtements qu’à partir d’étoffes achetées. Ce n’est que dans des régions rurales tout à fait arriérées que l’on trouve encore des familles paysannes qui, par leur propre travail, se procurent directement la plupart de ce dont elles ont besoin pour vivre. Évidemment, il y a aussi, dans les États modernes, de nombreuses familles qui produisent à domicile divers produits industriels, ainsi les tisserands, les ouvriers de la confection ; il y a aussi, nous le savons, des villages entiers où l’on fabrique des jouets ou des objets analogues. Mais dans ce cas, justement, le produit du travail domestique appartient exclusivement à l’entrepreneur qui le commande et le paie, pas la moindre parcelle n’est consommée à l’intérieur de l’économie familiale où se fait ce travail. Pour leur économie domestique, les travailleurs à domicile achètent avec leur maigre salaire des objets tout-faits, exactement comme les autres familles. Ce que dit Bücher, selon qui l’économie politique se décomposerait en économies particulières, signifie finalement, en d’autres termes, que la production des moyens d’existence de tout un peuple se “ décompose ” en consommation de ces moyens par les familles particulières - ce qui est une absurdité.

Un autre doute nous vient encore. Les “ économies particulières ” seraient aussi, d’après le professeur Bücher, “ reliées entre elles par la circulation ” et entièrement dépendantes les unes des autres, puisque “ chacun remplit certaines tâches pour toutes les autres ”. De quelle circulation et de quelle dépendance peut-il bien vouloir parler ? S’agit-il des échanges entre familles amies et voisines ? Mais cette circulation, qu’aurait-elle à voir avec l’économie politique et avec l’économie en général ? Toute bonne maîtresse de maison vous dira que moins il y a de circulation de maison à maison, mieux cela vaut pour l’économie et la paix domestiques. Et en ce qui concerne la “ dépendance ”, on ne voit pas du tout quelles “ tâches ” l’économie domestique du rentier Meyer remplirait pour l’économie domestique du professeur Schulze et “ pour toutes les autres ”. Manifestement, nous nous sommes égarés et devons reprendre la question par un autre bout.

L’“ économie politique ” du professeur Bücher ne se décompose donc pas en économies familiales particulières. Se décomposerait-elle, en usines, ateliers, exploitations agricoles, etc. ? Un indice semble nous confirmer que nous sommes cette fois sur la bonne voie. On produit effectivement dans ces entreprises ce qui sert à l’entretien de tout le peuple et il y a effectivement circulation et interdépendance entre elles. Une fabrique de boutons de culotte par exemple dépend entièrement des ateliers de tailleurs où elle trouve preneur pour sa marchandise, tandis que les tailleurs à leur tour ne peuvent confectionner des culottes sans boutons de culotte. Les ateliers de tailleurs ont d’autre part besoin de matières premières et dépendent ainsi des fabriques de tissus de laine et de coton, qui dépendent à leur tour de l’élevage de moutons et du commerce de la laine, et ainsi de suite. Nous constatons effectivement ici, dans la production, une interdépendance avec de nombreuses ramifications. Il est certes un peu pompeux de parler de “ tâches ” que chacune de ces entreprises “ remplit pour toutes les autres ”, à propos de la vente de boutons de culotte à des tailleurs, de laine de mouton à des filatures et autres opérations des plus ordinaires. Mais ce sont là les inévitables fleurs de rhétorique du jargon professoral qui aime à enrober de poésie et de “ jugements de valeur moraux ”, comme le, dit si bien le professeur Schmoller, les petites affaires lucratives du monde des entrepreneurs. Il nous vient cependant ici des doutes encore plus graves. Les diverses usines, exploitations agricoles, mines de charbon, aciéries seraient autant d’“ économies particulières ” en quoi se “ décompose ” l’économie politique. Mais la notion d’“ économie ” implique, manifestement, tout au moins c’est ainsi que nous nous sommes représenté l’économie politique, tant la production que la consommation de moyens de subsistance dans un certain périmètre. Or dans les usines, ateliers, mines, on ne fait que produire, et pour d’autres. On ne consomme là que les matières premières dont sont faits les outils et les outils, avec lesquels on travaille. Quant au produit fini, il n’est pas du tout consommé dans l’entreprise. Pas un bouton de culotte n’est consommé par le fabricant et sa famille, et encore moins par les ouvriers de l’usine ; pas un tube d’acier n’est consommé en famille par le propriétaire des aciéries. En outre, si nous voulons déterminer de plus près ce qu’est l’“ économie ”, il nous faut la concevoir comme un tout fermé en quelque sorte, produisant et consommant les moyens de subsistance les plus importants pont l’existence humaine. Mais les entreprises industrielles ou agricoles actuelles ne fournissent chacune qu’un, ou au plus quelques produits qui ne suffiraient pas de loin à l’entretien humain, qui souvent même ne sont pas consommables mais constituent seulement une partie, ou la matière première ou l’outil d’un moyen de subsistance. Les entre. prises actuelles de production ne sont en effet que des fractions d’une, économie, qui n’ont en elles-mêmes, du point de vue économique, ni sens ni but et ont ceci de caractéristique justement, même au regard le moins averti, qu’elles ne constituent chacune qu’une parcelle informe d’une économie, et non une “ économie ”. Si l’on dit par conséquent que l’économie politique, c’est-à-dire l’ensemble des institutions et phénomènes qui servent à la satisfaction des besoins d’un peuple, se décompose en économies particulières, en usines, ateliers, mines, etc., on pourrait aussi bien dire que l’ensemble des “ institutions ” biologiques qui servent à l’accomplissement de toutes les fonctions de l’organisme humain, c’est l’homme lui-même et que cet homme se décompose à son tour en beaucoup d’organismes particuliers, à savoir le nez, les oreilles, les jambes, les bras, etc. Et une usine actuelle est de fait à peu près autant une “ économie particulière ” que le nez est un organisme particulier.

Nous arrivons donc par cette voie aussi à une absurdité, preuve que les ingénieuses définitions des savants bourgeois, bâties uniquement sur des signes extérieurs et des subtilités verbales, visent à éviter en ce cas le fond du problème. Essayons de soumettre nous-mêmes la notion d’économie politique à un examen plus précis.

Notes

[1] Voir la note précédente sur l’économie nationale.

3

On nous parle des besoins d’un peuple, de la satisfaction de ces besoins dans une économie formant un tout et, en ce cas, de l’économie d’un peuple. La théorie de l’économie politique doit être la science qui nous explique l’essence de l’économie d’un peuple, c’est-à-dire les lois selon lesquelles un peuple, par son travail, crée sa richesse, l’augmente, la répartit entre les individus, la consomme et la crée à nouveau. L’objet de l’étude doit donc être la vie économique de tout un peuple, par opposition à l’économie privée ou particulière, quelle que soit la signification de cette dernière. Confirmant apparemment cette façon de voir, l’ouvrage classique, paru en 1776, de l’Anglais Adam Smith, que l’on appelle le père de l’économie politique, porte le titre de La richesse des nations.

Mais existe-t-il en réalité quelque chose qui soit l’économie d’un peuple ? C’est ce que nous devons nous demander. Les peuples ont-ils donc chacun leur propre vie économique particulière et close sur elle-même ? L’expression d’ “ économie nationale ” est employée avec une particulière prédilection en Allemagne ; tournons donc nos regards vers l’Allemagne.

Les mains des ouvrières et ouvriers allemands produisent chaque année dans l’agriculture et l’industrie une énorme quantité de biens de consommation de toutes sortes. Tous ces biens sont-ils produits pour la propre consommation de la population du Reich allemand ? Nous savons qu’une partie très importante et chaque année plus grande des produits allemands est exportée pour d’autres peuples, vers d’autres pays et d’autres continents. Les produits sidérurgiques allemands vont vers divers pays voisins d’Europe et aussi vers l’Amérique du Sud et l’Australie : le cuir et les objets en cuir vont vers tous les États européens ; les objets en verre, le sucre, les gants vont vers l’Angleterre ; les fourrures vers la France, l’Angleterre, l’Autriche-Hongrie ; le colorant alizarine vers l’Angleterre, les États-Unis, l’Inde ; des scories servant d’engrais aux Pays-Bas, à l’Autriche-Hongrie ; le coke va vers la France ; la houille vers l’Autriche, la Belgique, les Pays-Bas, la Suisse ; les câbles électriques vers l’Angleterre, la Suède, la Belgique ; les jouets vers les États-Unis ; la bière allemande, l’indigo, l’aniline et d’autres colorants à base de goudron, les médicaments allemands, la cellulose, les objets en or, les bas, les étoffes et vêtements de laine et de coton, les rails de chemin de fer sont expédiés dans presque tous les pays commerçants du monde.

Mais inversement, le travail du peuple allemand dépend à chaque étape, dans sa consommation quotidienne, des produits de pays et de peuples étrangers. Notre pain est fait avec des céréales russes, notre viande provient du bétail hongrois, danois, russe ; le riz que nous consommons vient des Indes orientales ou d’Amérique du Nord ; le tabac, des Indes néerlandaises ou du Brésil ; nous recevons notre cacao d’Afrique occidentale, le poivre, de l’Inde, le saindoux, des États-Unis. le thé, de la Chine, les fruits, d’Italie, d’Espagne et des États-Unis, le café, du Brésil, d’Amérique centrale ou des Indes néerlandaises ; les extraits de viande nous proviennent d’Uruguay, les œufs de Russie, de Hongrie et de Bulgarie ; les cigares de Cuba, les montres de Suisse, les vins mousseux de France, les peaux d’Argentine, le duvet de Chine, la soie d’Italie et de France, le lin et le chanvre de Russie, le coton des États-Unis, des Indes, d’Égypte, la laine fine d’Angleterre ; le jute des Indes ; le malt d’Autriche-Hongrie ; la graine de lin d’Argentine ; certaines sortes de houille d’Angleterre ; la lignite d’Autriche ; le salpêtre du Chili ; le bois de Quebracho ; pour son tannin, d’Argentine ; les bois de construction de Russie ; les fibres pour la vannerie, du Portugal ; le cuivre des États-Unis ; l’étain de Londres, des Indes néerlandaises ; le zinc d’Australie ; l’aluminium d’Autriche-Hongrie et du Canada ; l’amiante du Canada ; l’asphalte et le marbre d’Italie ; les pavés de Suède ; le plomb de Belgique, des États-Unis, d’Australie ; le graphite de Ceylan ; la chaux d’Amérique et d’Algérie ; l’iode du Chili, etc.

Des plus simples aliments quotidiens aux objets de luxe les plus recherchés et aux matières premières ou aux outils les plus nécessaires, la plupart proviennent directement ou indirectement, en tout ou en partie, de pays étrangers et sont le produit du travail de peuples étrangers. Pour pouvoir vivre et travailler en Allemagne, nous faisons ainsi travailler pour nous presque tous les pays, tous les peuples, tous les continents et travaillons à notre tour pour tous les pays.

Pour nous représenter les dimensions énormes de ces échanges, jetons un regard sur les statistiques officielles des importations et exportations. D’après l’Annuaire statistique du Reich allemand de 1914, le commerce allemand, à l’exclusion des marchandises en transit, se présentait comme suit :

L’Allemagne a importé en 1913 :
matières premières 5 262 millions de M.
produits semi-finis 1 246 millions de M.
produits finis 1 776 millions de M.
produits alimentaires 3 063 millions de M.
animaux vivants 289 millions de M.
Total 11 638 millions de M.

soit presque 12 milliards de marks.

La même année, l’Allemagne a exporté :
matières premières 1 720 millions de M.
produits semi-finis 1 159 millions de M.
produits finis 6 642 millions de M.
produits alimentaires 1 362 millions de M.
animaux vivants 7 millions de M.
Total 10 891 millions de M.

soit presque 11 milliards de marks. Ensemble, cela fait plus de 22 milliards de marks pour le commerce extérieur annuel de l’Allemagne.

Mais la situation est la même, dans une proportion moindre ou plus grande, pour les autres pays modernes, c’est-à-dire pour ceux précisément dont la vie économique est l’objet exclusif de l’économie politique. Tous ces pays produisent les uns pour les autres, en partie aussi pour les continents les plus reculés, mais utilisent aussi pour leur consommation comme pour leur production des produits de tous les continents.

Comment peut-on, face à un développement aussi énorme des échanges, tracer les limites entre l ” économie ” d’un peuple et celle d’un autre peuple, parler d’autant d’“ économies nationales ” comme s’il s’agissait de domaines formant un tout et pouvant être considérés en eux-mêmes ?

Les échanges internationaux et leur augmentation ne sont évidemment pas une découverte qui aurait échappé aux savants bourgeois. Les statistiques officielles, publiées dans des rapports annuels, font que ces réalités relèvent du domaine public, pour tous les gens cultivés ; l’homme d’affaires, l’ouvrier d’industrie les connaissent en outre par leur vie de tous les jours. La croissance rapide du commerce mondial est aujourd’hui un fait si universellement connu et reconnu que personne ne peut plus le contester ou en douter. Mais comment ce fait est-il compris par les experts en économie politique ? Comme une relation purement extérieure, comme l’exportation de ce qu’ils appellent l’“ excédent ” de la production d’un pays par rapport à ses propres besoins, et l’importation qui “ manquerait ” à sa propre économie - relation qui ne les empêche absolument pas de continuer à parler d’“ économie politique ”.

C’est ainsi que par exemple le professeur Bücher, après nous avoir instruit en long et en large de l’“ économie politique ” actuelle, stade ultime et suprême dans la série des forces économiques historiques, proclame :

“ C’est une erreur de croire que les facilités apportées par l’ère libérale au commerce international amèneront le déclin de la période de l’économie nationale, qui fera place à la période de l’économie mondiale. Certes, nous voyons aujourd’hui en Europe une série d’États privés d’autonomie nationale dans leur approvisionnement en biens, dans la mesure où ils sont contraints de recevoir de l’étranger d’importantes quantités de produits alimentaires, tandis que leur production industrielle a dépassé de beaucoup les besoins nationaux et fournit continuellement des excédents qui doivent trouver leur utilisation à l’étranger. Mais il ne faut pas voir dans la cohabitation de pays industriels et de pays fournissant les matières premières, dépendant les uns des autres, dans cette “ division internationale du travail ”, un signe que l’humanité est sur le point de franchir une nouvelle étape de son évolution, étape qui s’opposerait aux précédentes sous le nom d’économie mondiale. Car, d’une part, aucune étape économique n’a jamais garanti la pleine satisfaction des besoins ; elles ont toutes laissé subsister certaines lacunes qu’il fallait combler de façon ou d’autre. D’autre part, cette prétendue économie mondiale n’a, jusqu’ici du moins, pas fait apparaître de phénomènes différant essentiellement de ceux de l’économie nationale et l’on peut douter qu’il en apparaisse dans un avenir prévisible. ” [1]

Avec plus d’audace encore, Sombart, jeune collègue du professeur Bücher, déclare tout de go que nous n’entrons pas dans l’économie mondiale, mais au contraire que nous nous en éloignons toujours davantage :

“ J’affirme que les peuples civilisés ne sont pas aujourd’hui de plus en plus liés entre eux par des relations commerciales, mais au contraire le sont de moins en moins. L’économie nationale particulière n’est pas aujourd’hui plus intégrée au marché mondial qu’il y a cent ou cinquante ans, mais moins. Cependant, nous ne devons pas admettre que les relations commerciales internationales acquièrent une importance relativement croissante pour l’économie politique moderne. C’est l’inverse qui se produit. “ Le professeur Sombart est convaincu que “ les différentes économies nationales deviennent des microcosmes de plus en plus achevés et que pour toutes les industries le marché intérieur l’emporte toujours plus sur le marché mondial. ” [2]

Cette brillante ineptie, qui bafoue sans gêne toutes les observations courantes de la vie économique, souligne à merveille l’acharnement avec lequel messieurs les savants refusent de reconnaître l’économie mondiale comme une nouvelle phase de l’évolution de la société humaine - refus dont nous avons à prendre note pour en chercher les racines cachées.

Ainsi, parce qu’aux “ étapes antérieures de l’économie ”, aux temps du roi Nabuchodonosor, par exemple, “ certaines lacunes ” de la vie économique étaient déjà comblées par l’échange, le commerce mondial actuel ne signifie rien et il faut en rester à l’“ économie nationale ”. Tel est l’avis du professeur Bücher.

Cela caractérise bien la grossièreté des conceptions historiques d’un savant dont la réputation repose justement sur sa prétendue perspicacité et sur ses profondeurs de vues en histoire économique ! Il met, sans plus, dans le même sac, au nom d’un schéma absurde, le commerce international d’étapes de l’économie et de la civilisation les plus diverses et le tout séparé par des millénaires ! Certes, il n’y a pas eu d’étapes dans la société sans échanges. Les fouilles préhistoriques les plus anciennes, les cavernes les plus grossières qui ont servi d’habitat à l’humanité “ antédiluvienne ”, les tombes préhistoriques les plus primitives témoignent toutes d’un certain échange de produits entre contrées éloignées les unes des autres. L’échange est aussi ancien que l’histoire des civilisations humaines, il les a de tout temps accompagnées, et a été le plus grand moteur de leur progrès. Or c’est dans cette vérité générale et, par là même, tout à fait vague, que notre savant noie toutes les particularités des époques, les étapes de la civilisation, les formes économiques. Si la nuit tous les chats sont gris, dans l’obscurité de cette théorie universitaire, les formes les plus diverses de communication ne font qu’un. L’échange primitif d’une tribu indienne du Brésil qui troque à l’occasion ses masques de danse contre les arcs et les flèches d’une autre tribu ; les étincelants magasins de Babylone où s’amoncelait la splendeur des cours orientales ; le marché antique de Corinthe où se vendaient à la nouvelle lune les linons d’Orient, les poteries grecques, le papier de Tyr, les esclaves de Syrie et d’Anatolie pour des riches esclavagistes ; le commerce maritime de la Venise médiévale qui fournissait aux cours féodales et aux maisons patriciennes d’Europe les objets de luxe... et le commerce mondial capitaliste d’aujourd’hui qui étend son réseau sur l’Orient et l’Occident, sur le nord et le sud, sur tous les océans et tous les coins du monde, qui brasse bon an mal an des masses énormes - depuis le pain quotidien et l’allumette du mendiant jusqu’à l’objet d’art le plus recherché du riche amateur, du plus simple produit de la terre jusqu’à l’outil le plus compliqué, sorti des mains de l’ouvrier, source de toute richesse, jusqu’aux outils de meurtre de la guerre - tout cela ne fait qu’un tout pour notre professeur d’économie politique : c’est le simple “ remplissage ” de “ certaines lacunes ” dans des organismes économiques autonomes ! ...

Il y a cinquante ans, Schultze Von Delitzsch racontait aux ouvriers allemands que chacun aujourd’hui produit d’abord pour lui-même, mais donne “ en échange des produits des autres ” ceux “ dont il n’avait pas l’usage pour lui-même ”. Lassalle a répondu de manière catégorique à ce non-sens :

“ Monsieur Schultze ! N’avez-vous donc aucune idée de la réalité du travail social d’aujourd’hui ? N’êtes-vous donc jamais sorti de Bitterfeld et de Delitzsch ? Dans quel siècle médiéval vivez-vous encore avec toutes vos conceptions ?

“ ... Ignorez-vous donc complètement que le travail social d’aujourd’hui a justement ceci de caractéristique que chacun ne produit pas pour lui-même ? Ignorez-vous donc complètement qu’il en est nécessairement ainsi depuis la grande industrie, qu’en cela réside aujourd’hui la forme et l’essence du travail et que si l’on ne s’en tient pas rigoureusement à ce point, on ne peut pas comprendre un seul aspect de la situation économique actuelle, un seul des phénomènes économiques actuels ?

“ D’après vous, Monsieur Leonor Reichenheim, de WüsteGiersdorf, produit d’abord le fil de coton dont il a lui-même besoin. Il échange l’excédent que ses filles ne peuvent plus transformer en bas et en chemises de nuit.

“ Monsieur Borsig produit d’abord des machines pour ses besoins familiaux. Puis il vend les machines en excédent.

“ Les magasins d’articles de deuil travaillent d’abord en prévision de décès dans leur propre famille. Et ceux-ci étant trop rares, ils échangent ce qui leur reste.

“ Monsieur Wolff, propriétaire du bureau local des télégraphes, reçoit d’abord les dépêches servant à sa propre information et pour sa propre satisfaction. Ce qui reste, quand il en a eu son content, il l’envoie aux agioteurs et aux rédacteurs de presse qui, en échange, mettent à son service les correspondants qu’ils ont de trop ! ...

“ Le caractère distinctif du travail, dans les périodes sociales antérieures, caractère auquel il faut se tenir rigoureusement, était de produire pour les besoins locaux et de rendre ou troquer l’excédent, c’est-à-dire de pratiquer de façon prédominante l’économie naturelle. Or, le caractère distinctif et spécifique du travail dans la société moderne est que chacun produit non pas ce dont il a besoin, mais que chacun produit des valeurs d’échange, comme on produisait autrefois des valeurs d’usage.

“ Et ne comprenez-vous pas, Monsieur Schultze, que c’est la forme nécessaire, et toujours plus répandue, du Travail dans une société où la division du travail a pris l’extension qu’elle a dans la société moderne ? ”

Ce que Lassalle essaie d’expliquer ici à Schultze à propos de l’entreprise privée capitaliste, s’applique chaque jour davantage aujourd’hui au mode d’économie des pays capitalistes aussi évolués que l’Angleterre, l’Allemagne, la Belgique, les États-Unis, sur les traces desquels les autres pays s’engagent les uns après les autres. Et la façon dont le juge progressiste de Bitterfeld cherchait à tromper les ouvriers, était beaucoup plus naïve mais n’était pas plus grossière que la controverse d’un Bücher ou d’un Sombart sur le concept de l’économie mondiale.

Le professeur allemand, fonctionnaire ponctuel, aime avoir de l’ordre dans son domaine. Par amour de l’ordre, il range le monde, bien proprement, dans les compartiments d’un schéma scientifique. Et tout comme il dispose ses livres sur les rayons de sa bibliothèque, il répartit les pays sur deux rayons : ici, les pays qui produisent des biens industriels et en ont “ un excédent ” ; là, les pays qui pratiquent l’agriculture et l’élevage et dont les matières premières manquent aux autres pays. La naît, et là-dessus repose, le commerce international.

L’Allemagne est un des pays les plus industrialisés du monde. D’après ce schéma, elle devrait avoir les échanges les plus actifs avec un grand pays agricole comme la Russie. Comment se fait-il que les échanges commerciaux les plus importants de l’Allemagne se fassent avec deux autres pays industrialisés, les États-Unis d’Amérique du Nord et l’Angleterre ? En effet, les échanges de l’Allemagne avec les États-Unis en 1913 se sont montés à 2,4 milliards de marks, ceux avec l’Angleterre à 2,3 milliards de marks ; la Russie ne vient qu’au troisième rang. Et, particulièrement en ce qui concerne les exportations, le premier État industriel du monde est aussi le plus grand acheteur vis-à-vis de l’industrie allemande : en important annuellement 1,4 milliard de marks de marchandises allemandes, l’Angleterre vient largement en tête des autres pays. Et l’Empire britannique absorbe un cinquième des exportations allemandes. Que pense de ce phénomène remarquable le docte professeur ?

D’un côté un État industriel, de l’autre un État agraire, telle est l’ossature rigide des relations économiques mondiales à partir de laquelle opèrent le professeur Bücher et la plupart de ses collègues. Or, dans les années 60, l’Allemagne était un État agraire ; elle exportait l’excédent de ses produits agricoles et devait s’approvisionner en biens industriels les plus indispensables auprès de l’Angleterre. Depuis lors, elle est devenue elle-même un État industriel et le plus puissant rival de l’Angleterre. Les États-Unis d’Amérique sont en train de franchir en un délai encore plus bref la même étape que l’Allemagne des années 70 et 80. Ils sont encore, avec la Russie, le Canada, l’Australie et la Roumanie, l’un des plus grands pays producteurs de blé du monde ; aux dernières statistiques (de 1900) 36 % de la population était encore occupée par les travaux agricoles. Mais en même temps l’industrie des États-Unis progresse avec une rapidité sans exemple et devient une dangereuse rivale des industries anglaise et allemande. Nous mettons au concours, pour une éminente faculté d’économie politique, la question suivante : faut-il, dans le schéma du professeur Bücher, classer les États-Unis dans la rubrique des États agricoles ou dans la rubrique des États industriels ? La Russie aussi s’engage lentement dans la même voie et, dès qu’elle se sera débarrassée de structures étatiques anachroniques, son immense population et ses inépuisables richesses naturelles lui feront rattraper le retard avec des bottes de sept lieues, pour égaler, voire dépasser peut-être, de notre vivant encore, la puissance industrielle de l’Allemagne, de l’Angleterre et des États-Unis. Le monde n’a donc pas, comme le déclare la sagesse professorale, une ossature rigide ; il se meut, il vit, il change. La polarité entre industrie et agriculture, d’où naîtraient les échanges internationaux, est elle-même un élément fluide qui est de plus en plus repoussé à la périphérie du monde civilisé moderne. Mais que devient entre temps le commerce au sein de ce monde civilisé ? Selon la théorie du professeur Bücher, il devrait être de plus en plus réduit. Au lieu de cela - ô miracle - il prend de plus en plus d’ampleur entre pays industriels.

Rien de plus instructif que le tableau offert par l’évolution de notre monde économique moderne depuis un quart de siècle. Bien que nous assistions depuis 1880 à une véritable orgie de protection douanière, c’est-à-dire que les “ économies nationales ” se ferment artificiellement les unes aux autres, dans tous les pays industriels et grands États d’Europe, le développement du commerce mondial, dans le même temps, non seulement ne s’est pas arrêté, mais a pris un cours vertigineux. Même un aveugle peut voir l’étroite liaison entre industrialisation croissante et commerce mondial, en observant les trois pays pilotes, l’Angleterre, l’Allemagne et les États-Unis.

Le charbon et le fer sont l’âme de l’industrie moderne.

Or l’extraction de charbon est passée entre 1855 et 1910 :
en Angleterre de 162 à269 millions de tonnes
en Allemagne de 74 à 222 millions de tonnes
aux États-Unis de 101 à 455 millions de tonnes

Dans le même temps, la production de fonte brute est passée :
en Angleterre de 7,5 à10,2 millions de tonnes
en Allemagne de 3,7 à 14,8 millions de tonnes
aux États-Unis de 4,1 à 27,7 millions de tonnes

Et le commerce extérieur annuel (importation et exportation) passait entre 1855 et 1912 :
en Angleterre de 13 à27,4 milliards de marks
en Allemagne de 6,2 à 21,3 milliards de marks
aux États-Unis de 5,5 à 16,2 milliards de marks

Si l’on prend l’ensemble du commerce extérieur (importation et exportation) de tous les pays importants du globe, il est passé de 105 milliards de marks en 1904 à 165 milliards de marks en 1912. Soit une augmentation de 57 % en huit ans ! En vérité, c’est un rythme d’évolution économique sans exemple dans toute l’histoire mondiale jusqu’ici ! “ Les morts vont vite. ” L’“ économie nationale ” capitaliste semble être pressée d’épuiser ses capacités d’existence, de raccourcir son sursis. Que dit de tout cela le schéma professoral avec son opposition grossière entre États industriels et États agraires ?

Il y a cependant bien d’autres énigmes du même genre dans la vie économique moderne. Examinons d’un peu plus près le tableau des importations et exportations allemandes, au lieu de nous contenter des sommes globales de marchandises échangées ou des grandes catégories générales ; pas. sons en revue les genres les plus importants de marchandises du commerce allemand.

En 1913, l’Allemagne a :

Importé

Exporté

Millions de M.

Millions de M.

du coton brut

pour 617

Des machines

pour 680

du blé

pour 417

quincaillerie

pour 652

de la laine

pour 413

houille

pour 516

de l’orge

pour 390

cotonnades

pour 446

du cuivre brut

pour 335

lainages

pour 271

des peaux

pour 322

papier et ses produits

pour 263

du minerai de fer

pour 227

fourrures brutes

pour 225

de la houille

pour 204

fer en barres

pour 205

des œufs

pour 194

soieries

pour 202

des fourrures brutes

pour 188

coke

pour 147

du salpêtre chilien

pour 172

produits d’aniline et autres à base de goudron

pour 142

de la soie brute

pour 158

vêtements

pour 132

du caoutchouc

pour 147

objets en cuivre

pour 130

bois de conifère scié

pour 135

fil de coton

pour 116

empeignes

pour 114

fil de laine

pour 108

objets en cuir

pour 114

bois de conifère brut

pour 97

tôle d’acier

pour 102

jouets

pour 103

peaux de veau

pour 95

fil de laine

pour 91

jute

pour 94

tube d’acier

pour 84

machines

pour 80

peaux (bovins)

pour 81

peaux (agneau, chèvre)

pour 73

fil d’acier

pour 76

cotonnades

pour 72

rails de chemin de fer, etc.

pour 73

lignite

pour 69

fonte

pour 65

laine cardée

pour 61

lainages

pour 43

fil de coton

pour 61

objets en caoutchouc

pour 57

Deux faits frappent immédiatement l’observateur même superficiel. Le premier est que la même catégorie de marchandises figure plusieurs fois dans les deux colonnes, quoique pour des quantités différentes. L’Allemagne exporte une impressionnante quantité de machines, mais elle en importe également pour la somme non négligeable de 80 millions de marks. De même, on exporte d’Allemagne de la houille, mais en même temps on importe de la houille étrangère. Il en est de même pour les cotonnades, le fil de laine, les lainages, de même aussi pour les peaux et fourrures et pour beaucoup d’autres marchandises qui ne figurent pas dans ce tableau. Du point de vue simpliste de l’opposition entre industrie et agriculture qui, telle la lampe merveilleuse d’Aladin, permet à notre professeur d’économie politique d’éclaircir tous les mystères du commerce mondial moderne, cette remarquable dualité est tout à fait incompréhensible ; elle fait même l’effet d’une totale absurdité. Mais quoi ? l’Allemagne a-t-elle un “ excédent au-delà de ses propres besoins ” en machines, ou a-t-elle “ certaines lacunes ” ? Et qu’en est-il pour la houille et pour les cotonnades ? Et pour les peaux ? Et pour cent autres choses ! Ou comment une “ économie nationale ” aurait-elle simultanément, et pour les mêmes produits, continuellement un éventuel “ excédent ” et “ certaines lacunes ” ? La lampe d’Aladin vacille. Manifestement, le fait observé ne peut s’expliquer que si nous admettons qu’il existe entre l’Allemagne et les autres pays des relations économiques complexes et poussées, une division du travail aux ramifications nombreuses et subtiles en fonction de laquelle certaines espèces des mêmes produits sont commandées en Allemagne pour l’étranger et d’autres à l’étranger pour l’Allemagne, suscitant un va-et-vient quotidien où chaque pays n’est qu’un élément organique dans un ensemble plus vaste.

Un autre fait doit frapper à première vue dans ce tableau : importation et exportation n’y apparaissent pas comme deux phénomènes séparés s’expliquant, ici par les “ lacunes ”, là par les “ excédents ” de l’économie du pays ; ce sont bien plutôt des phénomènes étroitement liés entre eux par des liens de cause à effet. Les énormes importations allemandes de coton ne s’expliquent évidemment pas par les besoins propres de la population, elles permettent les importantes exportations allemandes d’étoffes et de vêtements de coton. Un rapport semblable existe entre les importations de laine et les exportations de lainages, entre les importations de minerais étrangers et les exportations de marchandises de toutes sortes en acier, et il en est de même à chaque pas. L’Allemagne importe donc pour pouvoir exporter. Elle se crée artificiellement “ certaines lacunes ”, pour transformer ensuite ces lacunes en autant d’“ excédent ”. Le “ microcosme ” allemand apparaît ainsi dès l’abord comme une parcelle d’un tout plus grand, comme un atelier du monde.

Examinons de plus près ce “ microcosme ” dans son autonomie “ toujours plus parfaite ”. Imaginons que quelque catastrophe sociale ou politique ait réellement coupé l’“ économie nationale ” allemande du reste du monde, qu’elle en soit réduite à vivre sur elle-même. Quelle image s’offrirait alors à notre regard ?

Commençons par le pain quotidien. La productivité du sol est, en Allemagne, deux fois ce qu’elle est aux États-Unis ; elle n’est dépassée dans le monde que par les pays de culture intensive, la Belgique, l’Irlande et les Pays-Bas. Il y a 50 ans, avec une agriculture beaucoup moins évoluée, l’Allemagne faisait partie des greniers à blé de l’Europe et nourrissait les autres pays avec son excédent. Aujourd’hui, le sol allemand, malgré sa productivité, est loin de suffire à nourrir sa propre population et son propre bétail ; un sixième des produits alimentaires doit être importé. Autrement dit, si l’on coupe l’“ économie nationale ” allemande du reste du monde, un sixième de la population allemande, soit plus de 11 millions d’Allemands, serait privé de vivres !

Le peuple allemand consomme annuellement pour 220 millions de marks de café, pour 67 millions de marks de cacao, pour 8 millions de marks de thé, pour 61 millions de marks de riz ; il absorbe pour environ une douzaine de millions d’épices diverses et pour 134 millions de marks de feuilles de tabac étranger. Tous ces produits sans lesquels le plus pauvre d’entre nous ne peut vivre aujourd’hui, qui font partie de nos habitudes quotidiennes et de notre niveau de vie, ne sont pas (ou peu, comme pour le tabac) produits en Allemagne, pour des raisons de climat. Que l’on coupe l’Allemagne du reste du monde et le niveau de vie du peuple allemand, qui correspond à sa civilisation actuelle, s’effondre.

Après la nourriture viennent les vêtements. Le linge de corps et l’ensemble de l’habillement des larges masses sont aujourd’hui presque exclusivement en coton, le linge de la bourgeoisie aisée est en lin, leurs vêtements, de laine fine et de soie. Or, l’Allemagne ne produit ni coton ni soie, ni non plus ce textile très important qu’est le jute, pas plus que la laine fine, dont l’Angleterre a le monopole mondial ; il y a en Allemagne un grand déficit en chanvre et en lin. Que l’on coupe l’Allemagne du reste du monde, qu’on la prive des matières et des débouchés étrangers, et toutes les couches du peuple allemand sont privées de leur habillement le plus indispensable ; l’industrie textile allemande qui, avec l’industrie du vêtement, nourrit aujourd’hui 1400 000 travailleurs et travailleuses, adultes et jeunes, est ruinée.

Allons plus loin. Ce qu’on appelle l’industrie lourde, la production de machines et la transformation des métaux, constitue l’armature de la grande industrie d’aujourd’hui ; mais l’armature de cette industrie lourde, c’est le minerai. L’Allemagne consomme annuellement (en 1913) environ 17 millions de tonnes de fonte. Elle en produit elle-même également 17 millions. A première vue, on pourrait penser que l’“ économie nationale ” allemande couvre ainsi ses propres besoins en fer. Mais la fonte se fabrique à partir du minerai de fer. Or, l’Allemagne n’en extrait qu’environ 27 millions de tonnes pour une valeur de plus de 110 millions de marks, tandis que 12 millions de tonnes de minerai de plus haute qualité, qui représentent plus de 200 millions de marks et sont indispensables à la sidérurgie allemande, viennent de Suède, de France et d’Espagne.

Nous nous trouvons à peu près dans la même situation pour les autres métaux. L’Allemagne consomme annuellement 220 000 tonnes de zinc, elle en produit elle-même 270 000 tonnes dont elle exporte 100 000 tonnes, tandis que plus de 50 000 tonnes de zinc étranger doivent permettre de couvrir les besoins du pays. Le minerai de zinc lui aussi n’est extrait que partiellement en Allemagne : un demi-million de tonnes, représentant une valeur de 50 millions de marks. 300 000 tonnes de minerai de plus haute qualité, représentant 40 millions de marks, doivent être importées. L’Allemagne importe 94 000 tonnes de plomb raffiné et 123 000 tonnes de minerai de plomb. Enfin, en ce qui concerne le cuivre, en consommant annuellement 241 000 tonnes, l’Allemagne doit en importer [3] 206 000 tonnes. L’étain, lui, vient entièrement de l’extérieur. Que l’on coupe l’Allemagne du reste du monde, et avec cet apport de métaux de grande qualité, avec ces débouchés étrangers pour les produits d’acier et les machines d’Allemagne, disparaissent les fondements de l’industrie allemande de transformation des métaux qui emploie 662 000 travailleurs, et l’industrie des machines qui fait vivre 1 130 000 ouvriers et ouvrières s’effondrerait aussi. D’autres branches de l’industrie qui tirent des précédentes leurs matières premières et leurs outils et celles qui leur fournissent matières premières et matières annexes, les mines en particulier, enfin celles qui produisent des vivres pour les puissantes armées ouvrières de ces industries disparaîtraient.

Mentionnons encore l’industrie chimique avec ses 168 000 travailleurs, qui produit pour le monde entier. Mentionnons l’industrie du bois qui emploie aujourd’hui 450 000 travailleurs et qui, sans les bois étrangers, devrait arrêter sa production. Mentionnons l’industrie du cuir qui, avec ses 117 000 travailleurs, serait paralysée sans les peaux étrangères et ses grands débouchés à l’étranger. Mentionnons l’or et l’argent, matériaux de la monnaie, et comme tels base indispensable de toute la vie économique actuelle, mais qui ne sont pratiquement pas produits en Allemagne. Représentons-nous tout cela de façon vivante, et posons-nous ensuite la question : qu’est-ce que l’“ économie nationale ” allemande ? Autrement dit, à supposer que l’Allemagne soit réellement et durablement coupée dit reste du monde et que son économie doive se suffire à elle-même, qu’adviendrait-il de la vie économique actuelle et par là même de toute la civilisation allemande d’aujourd’hui ? La production s’effondrerait, secteur après secteur, l’un entraînant l’autre, une énorme masse prolétarienne serait inoccupée, toute la population serait privée de la nourriture la plus indispensable et de vêtements, le commerce serait privé de sa base, les métaux précieux, et toute l’“ économie nationale ” ne serait qu’un amas de ruines. Voilà ce qu’il en est de “ certaines lacunes ” dans la vie économique allemande et du “ microcosme toujours plus parfait ” qui plane dans l’éther azuré de la théorie professorale.

Halte ! Et la guerre mondiale de 1914, la grande mise à l’épreuve de l’“ économie nationale ” ? N’a-t-elle pas donné brillamment raison aux Bücher et aux Sombart ? N’a-t-elle pas montré au monde envieux que le “ microcosme ” allemand peut parfaitement subsister, fort et vigoureux, dans un isolement hermétique par rapport au commerce mondial, grâce a son organisation étatique rigoureuse et à son haut rendement ? L’alimentation de la population n’a-t-elle pas été pleinement suffisante, sans recours à l’agriculture étrangère ? Et les rouages de l’industrie n’ont-ils pas continué à tourner allègrement sans apport de l’étranger ni débouchés extérieurs ?

Examinons les faits. D’abord le ravitaillement. L’agriculture allemande était loin d’y pourvoir seule. Plusieurs millions d’adultes, appartenant à l’armée, ont été entretenus pendant presque toute la durée de la guerre par des pays étrangers : par la Belgique, le nord de la France, et en partie par la Pologne et la Lituanie. L’“ économie nationale ” s’est donc trouvée, pour le ravitaillement du peuple allemand, agrandie de toute la surface des régions occupées de Belgique et du nord de la France et, dans la deuxième année de la guerre, de la partie occidentale de l’Empire russe, dont les produits agricoles couvraient pour une importante proportion l’absence d’importations. La contre-partie en était l’effrayante sous-alimentation des populations de ces régions occupées, secourues à leur tour - comme par exemple la Belgique - par l’aide américaine en produits agricoles. Le deuxième aspect complémentaire, c’était, en Allemagne, le renchérissement de tous les produits alimentaires de 100 à 200 % et la terrible sous-alimentation des plus larges couches de la population.

Et les rouages de l’industrie ? Comment ont-ils pu rester en mouvement sans l’apport en matières premières et autres moyens de production venant de l’étranger et dont nous avons vu l’énorme importance ? Comment un tel miracle a-t-il pu se produire ? Le mystère s’explique de la façon la plus simple et sans aucun miracle. L’industrie n’a pu rester en activité que parce qu’elle a constamment été alimentée en matières premières étrangères indispensables, et ceci par trois canaux : premièrement, par les grands stocks de coton, de laine, de cuivre sous différentes formes que l’Allemagne possédait déjà et n’avait qu’à faire sortir de leurs cachettes ; deuxièmement, par les stocks qu’elle a réquisitionnés dans les Pays occupés, en Belgique, dans le nord de la France, et en partie en Lituanie et en Pologne, et utilisés pour sa Propre industrie ; troisièmement, par les importations de l’étranger qui, par l’intermédiaire de pays neutres et du Luxembourg, n’ont pas cessé durant toute la guerre. Si l’on ajoute que d’énormes stocks de métaux précieux étrangers, condition indispensable de toute cette “ économie de guerre ”, se trouvaient accumulés dans les banques allemandes, il apparaît que l’isolement hermétique de l’industrie et du commerce allemands est une légende, tout comme l’alimentation suffisante de la population allemande par l’agriculture du pays, et que la prétendue autosuffisance du “ microcosme ” allemand pendant la guerre mondiale repose sur des contes de bonne femme.

Quant aux débouchés de l’industrie allemande, si importants dans toutes les régions du monde, comme nous l’avons constaté, ils ont été remplacés pendant la durée de la guerre par les besoins de guerre de l’État allemand lui-même. En d’autres termes, les branches industrielles les plus importantes, les industries des métaux, des textiles, du cuir, des produits chimiques, avaient été converties en industries livrant exclusivement pour l’armée. Comme le coût de la guerre était à la charge des contribuables allemands, cette conversion de l’industrie en industrie de guerre signifiait que l’“ économie nationale ” allemande, au lieu d’envoyer une grande partie de ses produits à l’étranger pour les échanger, les abandonnait à la destruction continuelle, mais ces pertes, par l’intermédiaire du système de crédit publie, grevaient pour des décennies les résultats futurs de l’économie.

Si l’on résume le tout, il est clair que la merveilleuse prospérité du “ microcosme ” pendant la guerre représentait à tous égards une expérience dont il faut seulement se demander combien de temps elle pouvait être prolongée sans que l’édifice artificiel s’effondre comme un château de cartes.

Jetons encore un regard maintenant sur un phénomène remarquable. Si l’on considère les chiffres globaux du commerce extérieur allemand, on est frappé par la nette supériorité des importations sur les exportations : les premières se montaient en 1913 à 11,6 milliards de marks, les secondes à 10,9 milliards. Et 1913 ne constitue pas une exception, le même rapport se vérifie sur une longue série d’années. Il en est de même pour la Grande-Bretagne qui, en 1913, a importé pour 13 milliards de marks et exporté pour 10 milliards de marks. La situation est la même en France, en Belgique, aux Pays-Bas. Comment un tel phénomène est-il possible ? Le professeur Bücher ne veut-il pas nous apporter la lumière de sa théorie de l’“ excédent par rapport aux propres besoins ” et de “ certaines lacunes ” ?

Si les relations économiques entre les différentes “ économies nationales ” se réduisent, comme nous l’enseigne le professeur, à ce que les “ économies nationales ” se passent leurs “ excédents ” comme au temps de Nabuchodonosor, si le simple échange de marchandises est le seul pont traversant l’éther bleu qui isole les uns des autres ces “ microcosmes ”, il est clair qu’un pays ne peut importer que tout juste autant qu’il exporte. Car, dans le simple échange marchand, la monnaie n’est qu’un intermédiaire, chacun paie la marchandise étrangère en dernière analyse avec sa propre marchandise. Comment une “ économie nationale ” peut-elle donc réaliser cet exploit d’importer de façon permanente plus qu’elle n’exporte de son propre “ excédent ” ? Peut-être le professeur va-t-il s’écrier en nous raillant : mais la solution est la plus simple du monde ! Le pays importateur n’a qu’à couvrir l’excédent de ses importations sur ses exportations en argent liquide. Mais pardon ! Jeter ainsi, bon an mal an, dans le gouffre de son commerce extérieur une quantité importante d’argent liquide, c’est un luxe que pourrait se permettre à la rigueur un pays dont le sous-sol serait riche en or et en argent, ce qui n’est le cas ni de l’Allemagne, ni de la France, ni de la Belgique ni des Pays-Bas. De plus, nous avons - ô miracle ! - une autre surprise : l’Allemagne n’importe pas seulement plus de marchandises, mais plus de monnaie qu’elle n’en exporte ! Les importations allemandes en or et en argent se sont ainsi montées en 1913 à 441,3 millions de marks, tandis que les exportations étaient de 102,8 millions de marks, et la proportion est à peu près la même depuis des années. Que dit de ce mystère le professeur Bücher avec ses “ excédents ” et ses “ lacunes ” ? La lampe merveilleuse vacille tristement.

Nous commençons à pressentir que, derrière ces mystères du commerce mondial, il doit y avoir entre les différentes “ économies nationales ” des relations économiques d’un tout autre genre que de simples échanges marchands. Manifestement, seul un pays qui aurait, par exemple, des droits économiques sur d’autres pourrait de façon permanente recevoir d’eux plus de produits qu’il ne leur en donne lui-même. Ces droits n’ont rien à voir avec des échanges entre partenaires égaux. De tels droits et relations de dépendance existent effectivement entre les pays, bien que les théories professorales les ignorent. Les relations de ce que l’on appelle la métropole avec ses colonies représentent de telles relations de dépendance, sous leur forme la plus simple. La Grande-Bretagne lève annuellement, sous des formes diverses, un tribut de plus d’un milliard de marks aux Indes britanniques. Et les exportations des Indes dépassent de 1,2 milliard par an ces importations. Cet “ excédent ” n’est que l’expression économique de l’exploitation coloniale des Indes par le capitalisme anglais - que les marchandises soient directement destinées à la Grande-Bretagne ou que les Indes les exportent ailleurs pour pouvoir verser leur tribut à l’exploiteur anglais. Il y a d’autres relations de dépendance qui ne sont pas fondées sur l’oppression politique [4]. Les exportations annuelles de la Russie dépassent d’un milliard de marks ses importations de marchandises. Est-ce le grand “ excédent ” des produits du sol sur les besoins de l’économie nationale qui draine annuellement ce puissant courant de marchandises hors de l’Empire russe ? On sait cependant que le moujik russe, dont le blé part ainsi pour l’étranger, souffre du scorbut par suite de sous-alimentation et mange du pain où l’on a ajouté de l’écorce d’arbre. L’exportation massive de céréales, commandée par un système financier et fiscal approprié à l’intérieur, est en fait une nécessité vitale pour l’État russe, afin de faire face aux obligations nées d’emprunts étrangers.

Depuis la crise de la guerre de Crimée et sa modernisation par des réformes, l’appareil d’État russe ne se maintient pour une bonne part que grâce aux capitaux étrangers, essentiellement français. Pour payer les intérêts de ces capitaux français, la Russie doit vendre chaque année des masses de blé, de bois, de lin, de chanvre, de bétail et de volailles à l’Angleterre, à l’Allemagne, aux Pays-Bas. L’énorme excédent des exportations russes représente ainsi le tribut du débiteur à son créancier, situation à laquelle correspond pour la France un large excédent en importations. Mais en Russie même, l’enchaînement des relations économiques va plus loin.

Les capitaux français servent principalement depuis des décennies à deux buts : la construction de chemins de fer avec garantie de l’État et les dépenses militaires. Pour répondre à ces deux buts, une grande industrie puissante est née en Russie depuis les années 70 - à l’abri d’un système de protections douanières renforcées. Le capital français a fait surgir en Russie un jeune capitalisme qui a besoin à son tour d’être constamment soutenu par d’importantes importations de machines et autres moyens de production en provenance des pays industriels pilotes, l’Angleterre et l’Allemagne. Il se tisse ainsi entre la Russie, la France, l’Allemagne et l’Angleterre des relations économiques, dont l’échange de marchandises n’est que la conclusion logique.

Cela n’épuise pas la diversité des relations économiques entre pays. Un pays comme la Turquie ou comme la Chine soumet une nouvelle énigme au schéma professoral : ces pays ont, à l’inverse de la Russie, et à l’instar de l’Allemagne et de la France, des importations largement excédentaires, certaines années elles représentent près du double des exportations. Comment la Turquie on la Chine peuvent-elles se permettre le luxe de remplir si largement les “ lacunes ” de leur “ économie nationale ” alors qu’elles ne sont pas en mesure de céder les “ excédents ” correspondants ? Les puissances d’Europe occidentale font-elles, par charité chrétienne, bon an mal an, cadeau au Croissant ou à l’Empire céleste de plusieurs centaines de millions de marks de marchandises utiles en tous genres ? Tout le monde sait, au contraire, que la Turquie comme la Chine sont entre les griffes de l’usurier européen et doivent payer en intérêts d’énormes tributs aux banques anglaises, allemandes et françaises. D’après l’exemple russe, la Turquie et la Chine devraient donc avoir un excédent d’exportations en produits agricoles, pour pouvoir payer leurs intérêts à leurs bienfaiteurs d’Europe occidentale. Mais, en Turquie comme en Chine, l’“ économie nationale ” est fondamentalement différente de ce qu’elle est en Russie. Les emprunts étrangers servent certes également pour l’essentiel à la construction de chemins de fer, d’installations portuaires et aux dépenses militaires. Mais la Turquie n’a pratiquement pas d’industrie propre et n’en peut faire surgir subitement à partir d’une économie paysanne naturelle et médiévale, avec ses méthodes primitives de culture et ses dîmes. Sous des formes différentes, la situation est à peu près semblable en Chine. C’est pourquoi non seulement tous les besoins de la population en produits industriels, mais aussi tout ce qui est nécessaire aux moyens de communication et à l’équipement de l’armée et de la flotte, doit être importé d’Europe occidentale et la réalisation doit être prise en charge sur place par des entrepreneurs, des techniciens et des ingénieurs européens.

Souvent même, les prêts ne sont accordés qu’en liaison avec de telles livraisons. Le capital bancaire allemand et autrichien n’accorde, par exemple, un prêt à la Chine qu’à condition qu’elle commande des armements pour une somme déterminée aux usines Skoda et à Krupp ; d’autres prêts sont liés à des concessions pour la construction de chemins de fer. Ainsi les capitaux européens ne s’en vont-ils en Turquie ou en Chine le plus souvent que sous la forme de marchandises (armements) ou de capital industriel en nature, sous la forme de machines, d’acier, etc. Ces marchandises ne s’écoulent pas pour être échangées, mais pour produire du profit. Les intérêts de ces capitaux et les autres profits sont extorqués aux paysans turcs ou chinois par les capitalistes européens à l’aide d’un système fiscal approprié sous contrôle financier européen. Derrière les chiffres nus des importations turques ou chinoises excédentaires et des exportations européennes correspondantes se dissimulent donc de singulières relations entre le riche Occident capitaliste et l’Orient pauvre et retardataire que celui-là pressure en l’équipant des plus modernes et des plus puissants moyens de communication et installations militaires... tout en ruinant, en même temps, la vieille “ économie nationale ” paysanne.

Avec les États-Unis, nous nous trouvons encore devant un autre cas. Ici, comme en Russie, les exportations l’emportent largement sur les importations : celles-ci étaient pour 1913 de 7,4 milliards, celles-là de 10,2 milliards de marks. Les causes de ce phénomène ne sont pas du tout les mêmes qu’en Russie. Certes, les États-Unis absorbent aussi d’énormes quantités de capitaux européens. Dès le début du XIX° siècle, la Bourse de Londres accumule d’énormes quantités d’actions et de titres d’emprunts américains. La spéculation sur les titres et papiers américains a, jusque dans les années 1860, indiqué, comme un thermomètre, l’approche des grandes crises commerciales et industrielles anglaises. Depuis lors l’afflux de capitaux anglais aux États-Unis n’a pas cessé.

Ces capitaux partent sous forme de prêts aux villes et aux sociétés privées, mais surtout sous forme de capitaux industriels : soit que l’on achète à la Bourse de Londres des titres de chemin de fer ou de l’industrie américaine, soit que des cartels industriels anglais fondent aux États-Unis leurs propres filiales pour déjouer les barrières douanières, ou qu’ils s’approprient des entreprises américaines par l’achat d’actions, pour se débarrasser de leur concurrence sur le marché mondial. Car les États-Unis possèdent aujourd’hui une grande industrie hautement développée qui progresse rapidement et exporte déjà elle-même en quantité croissante du capital industriel - machines, charbon - au Canada, au Mexique et dans d’autres pays d’Amérique centrale et du Sud, tandis que le capital financier européen continue à affluer chez eux. Les États-Unis combinent ainsi d’énormes exportations en produits bruts - coton, cuivre, céréales, bois. pétrole - vers les vieux pays capitalistes avec des exportations industrielles croissantes vers les jeunes pays en voie d’industrialisation. Ce qui se reflète dans le grand excédent des exportations des États-Unis, c’est ce stade original de transition d’un pays agraire recevant des capitaux à un pays industriel exportant des capitaux ; c’est le rôle d’intermédiaire entre la vieille Europe capitaliste et le jeune continent américain retardataire.

Si l’on embrasse l’ensemble de cette grande migration de capitaux quittant les vieux pays industriels pour les jeunes pays industriels et le retour correspondant des revenus de ces capitaux qui affluent annuellement comme tribut des pays jeunes aux vieux pays, il en ressort trois grands courants principaux. D’après des estimations de 1906, l’Angleterre, à cette époque déjà, avait investi dans ses colonies et à l’étranger 54 milliards de marks qui lui rapportaient annuellement 2,8 milliards de marks en intérêts. Le capital français à l’étranger se montait à la même époque a 32 milliards de marks qui rapportaient annuellement au moins 1,3 milliard de marks. L’Allemagne, enfin, avait déjà investi à l’étranger, il y a dix ans, 26 milliards de marks qui lui rapportaient annuellement environ 1,24 milliard de marks. Depuis lors, ces investissements et leurs revenus ont rapidement augmenté. Cependant, les grands courants principaux se divisent à la fin en courants moins larges. De même que les États-Unis propagent le capitalisme sur le continent américain, la Russie elle-même - encore entièrement alimentée par les capitaux français, par l’industrie anglaise et allemande - introduit déjà des capitaux et des produits industriels sur ses arrières : en Chine, en Perse, en Asie centrale ; elle participe à la construction de chemins de fer en Chine, etc.

Derrière les arides hiéroglyphes du commerce mondial, nous découvrons ainsi tout un réseau de connexions économiques qui n’ont rien à voir avec le simple échange de marchandises, seule réalité pour la science professorale.

Nous découvrons que la distinction du savant Bücher, entre pays à production industrielle et pays fournissant des produits bruts, n’est elle-même qu’un produit brut du schématisme professoral. Les parfums, les cotonnades et les machines sont tous également des produits fabriqués. Les exportations françaises de parfums prouvent seulement que la France est le pays de production du luxe pour la mince couche de la riche bourgeoisie mondiale ; les exportations japonaises de cotonnades prouvent que le Japon rivalise avec l’Europe occidentale pour ruiner dans tout l’Extrême-Orient la production paysanne et artisanale traditionnelle et la remplacer par le commerce de marchandises ; les exportations anglaises, allemandes, américaines de machines-outils montrent que ces trois pays introduisent eux-mêmes la grande industrie dans toutes les régions du monde.

Nous découvrons donc qu’on exporte et importe aujourd’hui une “ marchandise ” qui était inconnue au temps du roi Nabuchodonosor ainsi que durant toute la période historique de l’antiquité et du Moyen Âge et qui se nomme le capital. Cette “ marchandise ” ne sert pas à combler “ certaines lacunes ” des “ économies nationales ” étrangères, mais au contraire à créer des lacunes, à ouvrir des failles et des lézardes dans la maçonnerie des “ économies nationales ” vieillies, pour y pénétrer, y agir comme un tonneau de poudre et transformer à court ou à long terme ces “ économies nationales ” en amas de ruines. Avec cette “ marchandise ”, d’autres “ marchandises ” encore plus remarquables se répandent en masses de quelques pays dits civilisés vers le monde entier : moyens de communication modernes, extermination totale de populations indigènes ; économie monétaire et endettement de la paysannerie ; richesse et pauvreté, prolétariat et exploitation ; insécurité de l’existence et crises, anarchie et révolutions. Les “ économies nationales ” européennes étendent leurs tentacules vers tous les pays et tous les peuples de la terre pour les étouffer dans le grand filet de l’exploitation capitaliste.

Notes

[1] Bücher : “ La formation de l’économie nationale ” (“ Die Entstehung der Volkswirtschaft ”), 5° éd., p. 147.

[2] W. Sombart : “ L’économie nationale allemande au XIX° siècle ”, 2° éd., 1909, pp. 399-420.

[3] Dans le manuscrit : exporter.

[4] Note marginale de R. L. : arrière-plan en Inde : l’“ économie nationale ” de la commune paysanne s’effondre. Industrie... Les chiffres muets des importations et exportations parlent un langage saisissant...

4

Le professeur Bücher ne croit-il toujours pas à une économie politique mondiale ? Non. Car après avoir examiné attentivement toutes les régions du monde et n’y avoir rien découvert, ce savant déclare : je n’y peux rien, je ne vois pas du tout de “ phénomènes particuliers ” “ différant essentiellement ” de ceux d’une économie nationale, “ et l’on peut douter qu’il en apparaisse dans un avenir prévisible ”.

Eh bien ! abandonnons le commerce et les statistiques commerciales et tournons-nous directement vers la vie, vers l’histoire des relations économiques modernes. Et intéressons-nous à une petite parcelle de ce tableau gigantesque et bariolé.

En 1768, Cartwright construit à Nottingham, en Angleterre, les premières filatures mécaniques de coton ; en 1785, il invente le métier à tisser mécanique. La première conséquence en est, en Angleterre, la disparition du tissage à la main et l’extension rapide de la fabrication mécanique. Au début du XIX° siècle, il y avait en Angleterre, d’après une estimation d’époque, environ un demi-million d’artisans tisserands ; ils sont maintenant en voie d’extinction, et vers 1860 il n’y avait plus dans tout le Royaume-Uni que quelques milliers d’artisans tisserands ; en revanche, un demi-million d’ouvriers d’usine se trouvaient embauchés dans l’industrie du coton. En 1863, le président du conseil, Gladstone, parle à la Chambre d’un “ enivrant accroissement de richesse et de puissance ” qui s’est déversé sur la bourgeoisie anglaise, sans que la classe ouvrière y ait la moindre part.

L’industrie cotonnière anglaise fait venir ses matières premières d’Amérique du Nord. Le développement des usines dans le Lancashire a fait naître de gigantesques plantations de coton dans le sud des États-Unis. On a fait venir des Noirs d’Afrique, main-d’œuvre bon marché pour un travail meurtrier dans les plantations de coton, de canne à sucre, de riz et de tabac. En Afrique, le commerce des esclaves prend une extension sans précédent, des peuplades entières sont pourchassées à l’intérieur du “ continent noir ”, vendues par leurs chefs, transportées par terre et par mer sur d’énormes distances pour être vendues en Amérique. On assiste à une véritable “ migration des peuples ” noirs. A la fin du XVIII° siècle, il n’y avait que 697 000 Noirs en Amérique ; en 1861, il y en avait quatre millions.

L’extension colossale de la traite des Noirs et du travail des esclaves au Sud de l’Union provoqua une croisade des États du Nord contre cette atteinte abominable aux principes chrétiens. En effet, l’arrivée massive de capitaux anglais dans les années 1825-1860 avait suscité au nord des États-Unis une grande activité, tant dans la construction de chemins de fer que dans la création d’une industrie moderne, et par là même d’une bourgeoisie, adepte convaincue d’une forme plus moderne de l’exploitation : l’esclavage salarial capitaliste. Les affaires fabuleuses des planteurs du Sud dont les esclaves, en six ou sept ans mouraient à la tâche, suscitèrent, de la part des pieux puritains du Nord, une réprobation d’autant plus vive que le climat ne leur permettait pas d’ériger le même paradis dans leurs États ! C’est pourquoi, à l’instigation des États du Nord, l’esclavage fut aboli légalement en 1861 sur tout le territoire de l’Union. Les planteurs sudistes, atteints au plus profond de leurs intérêts, réagirent par la révolte ouverte. Les États du Sud firent sécession, et la guerre civile éclata.

Le ravage et la ruine économique des États du Sud fut la première conséquence de la guerre. La production et le commerce cessèrent, l’exportation de coton fut interrompue. L’industrie anglaise fut ainsi privée de matières premières et une crise terrible, qu’on a appelée la “ famine du coton ”, éclata en Angleterre en 1863. Dans le Lancashire, 250 000 ouvriers se retrouvèrent chômeurs complets, 166 000 autres chômeurs partiels, seuls 120 000 d’entre eux trouvèrent encore un emploi à temps complet, mais à des salaires diminués de 10 à 20 pour cent. Une misère effroyable régna parmi la population du district et, dans une pétition au parlement, 50 000 ouvriers demandèrent une subvention leur permettant d’émigrer avec femmes et enfants. L’essor capitaliste naissant des États australiens appelant une main-d’œuvre abondante - les immigrants européens ayant exterminé presque complètement la population indigène - l’Australie se déclara prête à accueillir les prolétaires anglais en chômage. Cependant les industriels anglais protestèrent violemment contre la fuite de leur “ machinerie vivante ” dont ils pouvaient avoir à nouveau besoin quand l’industrie reprendrait son essor. On refusa aux ouvriers les moyens d’émigrer : ils durent subir jusqu’à la lie les horreurs de la crise.

La source américaine étant tarie, l’industrie anglaise cherche à se procurer ailleurs ses matières premières et dirige ses regards vers les Indes orientales. On procède fiévreusement à l’aménagement des plantations de coton et la culture vivrière qui nourrit la population depuis des millénaires et constitue la base de son existence doit, sur de grandes étendues, céder le pas devant les espoirs de profit des spéculateurs. On restreint la culture du riz et peu d’années après, en 1866, une inflation extraordinaire des cours et la famine emportent, dans le seul district d’Orissa, au nord du Bengale, plus d’un million d’hommes.

Une deuxième expérience est faite en Égypte. Pour profiter de la conjoncture née de la guerre de Sécession, le vice-roi d’Égypte, Ismaël Pacha, aménage en hâte des plantations de coton. Une véritable révolution se produit dans les rapports de propriété de la campagne égyptienne. On vole aux paysans une grande partie de leurs terres, on les déclare domaine royal et on les transforme en vastes plantations. Des milliers de paysans sont amenés à la cravache sur les plantations pour y élever des digues, y creuser des canaux, y pousser la charrue. Mais le vice-roi s’endette encore plus auprès des banquiers anglais et français pour acquérir des charrues à vapeur et autres installations ultra-modernes en provenance d’Angleterre. Cette grandiose spéculation se termina au bout d’un an par la faillite, lorsque la paix conclue aux États-Unis fit tomber le prix du coton en quelques jours au quart de ce qu’il était auparavant. Résultat de cette ère du coton pour l’Égypte : la ruine accélérée de l’économie paysanne, l’effondrement accéléré des finances et, finalement, l’occupation accélérée de l’Égypte par l’armée anglaise.

Entre temps, l’industrie cotonnière fait de nouvelles conquêtes. La guerre de Crimée, interrompant en 1855 les exportations russes de chanvre et de lin, entraîne en Europe occidentale une grave crise dans la fabrication des textiles ; l’industrie cotonnière s’étend de plus en plus aux dépens du lin. Au même moment, en Russie, avec l’effondrement de l’ancien système pendant la guerre de Crimée, se produit un bouleversement politique : le servage est aboli, des réformes libérales sont mises en place, le libre-échange est introduit, les chemins de fer se développent rapidement. De nouveaux et immenses débouchés s’ouvrent ainsi aux produits industriels dans le vaste Empire russe et l’industrie cotonnière anglaise est la première à pénétrer sur le marché russe. Dans les années 1860 également, une série de guerres sanglantes ouvrent la Chine au commerce anglais. L’Angleterre domine le marché mondial et l’industrie cotonnière fournit la moitié de ses exportations. La période des années 1860 et 1870 est celle des affaires les plus brillantes pour les capitalistes anglais ; c’est aussi l’époque où ils sont les plus enclins à s’assurer, par de petites concessions aux ouvriers, la disposition de leurs “ bras ” et la “ paix industrielle ”. C’est dans cette période que les Trade-Unions anglaises, fileurs et tisserands de coton en tête, connaissent leurs plus importants succès ; en même temps, les traditions révolutionnaires du chartisme et les idées d’Owen s’éteignent dans le prolétariat anglais, qui se fIX°dans un syndicalisme conservateur.

Bientôt pourtant les temps changent. Sur le continent, partout où l’Angleterre exportait ses cotonnades, une industrie cotonnière surgit peu à peu à son tour. Dès 1844, les révoltes de la faim des tisserands de Silésie et de Bohême annoncent la révolution de mars 1848. Dans les propres colonies de l’Angleterre, une industrie se développe. Les fabriques de coton de Bombay font bientôt concurrence aux fabriques anglaises et contribuent, dans les années 1880, à briser le monopole de l’Angleterre sur le marché mondial.

Enfin en Russie, l’essor de l’industrie cotonnière inaugure dans les années 1870 l’ère de la grande industrie et des barrières douanières. Pour déjouer ces barrières, des usines entières sont transportées avec leur personnel, de Saxe et du Vogtland, en Pologne russe où de nouveaux centres industriels, Lodz, Zgierz, surgissent avec une soudaineté californienne. Peu après 1880, l’agitation ouvrière dans le district cotonnier de Moscou-Vladimir arrache les premières lois de l’Empire russe sur la protection des ouvriers. En 1896, 60 000 ouvriers des usines de coton de Pétersbourg organisent la première grève de masses en Russie. Et neuf ans plus tard, en juillet 1905, dans le troisième centre de l’industrie cotonnière, Lodz, 100 000 ouvriers, allemands en tête, dressent les premières barricades de la grande révolution russe.

Nous avons esquissé ici, à grands traits, 140 années d’histoire d’une industrie moderne, une histoire qui se déroule au travers des cinq continents, qui brasse des millions de vies humaines, qui éclate ici en crise, là en famine, s’embrase tantôt en guerre, tantôt en révolution, et laisse partout sur son chemin des montagnes de richesses et des abîmes de misère - vaste fleuve de sueur et de sang du travail humain.

Ce sont les soubresauts de la vie, les effets à distance qui atteignent les peuples au plus profond, mais les chiffres arides des statistiques du commerce international n’en donnent pas la moindre idée.

En un siècle et demi, depuis que l’industrie moderne a fait son apparition en Angleterre, l’économie mondiale capitaliste s’est vraiment élevée sur les souffrances et les convulsions de l’humanité entière. Elle a atteint un secteur de la production après l’autre, elle s’est emparée d’un pays après l’autre. Par la vapeur et l’électricité, par le feu et l’épée, elle a pénétré dans les contrées les plus reculées, elle a fait tomber toutes les murailles de Chine et, au travers des crises mondiales et des catastrophes collectives périodiques, elle a créé la solidarité économique de l’humanité prolétarienne actuelle. Le prolétariat italien qui, chassé par le capitalisme de sa patrie, émigre en Argentine ou au Canada, y trouve un nouveau joug capitaliste tout prêt, importé des États-Unis ou d’Angleterre.

Et le prolétaire allemand qui reste chez lui et veut se nourrir honnêtement dépend pas à pas, pour le meilleur et pour le pire, du développement de la production et du commerce dans le monde entier. Trouvera-t-il ou non du travail ? Son salaire suffira-t-il pour rassasier femme et enfants ? Sera-t-il condamné plusieurs jours par semaine à des loisirs forcés ou à l’enfer du travail supplémentaire jour et nuit ? C’est une oscillation continuelle, selon la récolte de coton aux États-Unis, selon la moisson de blé en Russie, selon la découverte de nouvelles mines d’or ou de diamant en Afrique, selon les troubles révolutionnaires au Brésil, les conflits douaniers, les troubles diplomatiques et les guerres sur les cinq continents. Rien n’est plus frappant aujourd’hui, rien n’a une importance plus décisive pour la vie politique et sociale actuelle que la contradiction entre ce fondement économique commun unissant chaque jour plus solidement et plus étroitement tous les peuples en une grande totalité et la superstructure politique des États qui cherche à diviser artificiellement les peuples, par les poteaux-frontières, les barrières douanières et le militarisme, en autant de fractions étrangères et hostiles les unes aux autres.

Tout cela n’existe pas pour les Bücher, Sombart et compagnie ! Pour eux n’existe que le “ microcosme toujours plus parfait ” ! Ils ne voient nulle part de “ phénomènes particuliers ” “ différant essentiellement ” de ceux d’une économie nationale ! N’est-ce pas une énigme ? Peut-on concevoir, sur tout autre terrain que celui de l’économie politique, un tel aveuglement de la part de représentants officiels de la science, face à des phénomènes dont l’abondance et la clarté crèvent les yeux de tout observateur ? Si, en tout cas, dans les sciences de la nature, un savant réputé défendait aujourd’hui publiquement la thèse selon laquelle ce n’est pas la terre qui tourne autour du soleil, mais le soleil et tous les astres qui tournent autour de la terre, s’il affirmait qu’il “ ne connaît pas de phénomènes ” qui contredisent “ essentiellement ” sa thèse, un tel savant pourrait être assuré de provoquer les rires homériques de tout le monde cultivé et d’être finalement, à l’instigation de sa famille inquiète, soumis à un examen psychiatrique.

Certes, il y a quatre siècles, non seulement des thèses semblables étaient impunément répandues, mais quiconque entreprenait d’en exposer publiquement le caractère erroné risquait de finir sur le Bücher. A cette époque, il était d’un intérêt primordial pour l’Église catholique de faire croire que la terre était le centre du monde dans le mouvement des astres et toute atteinte à l’imaginaire souveraineté du globe terrestre dans l’espace cosmique était en même temps une atteinte à la tyrannie spirituelle de l’Église et à ses intérêts sur la surface de la terre. A cette époque, les sciences de la nature étaient donc le point névralgique du système social dominant et la mystification dans les sciences de la nature était un instrument indispensable d’asservissement. Aujourd’hui, sous la domination du capital, le point névralgique du système social ne réside plus dans la croyance en la mission de la terre au sein de l’azur céleste, mais dans la croyance en la mission de l’état bourgeois sur la terre. Et comme aujourd’hui, sur les puissantes vagues de l’économie mondiale, de graves ennuis commencent déjà à surgir et à s’amonceler, que des tempêtes s’y préparent qui balaieront le “ microcosme ” de l’état bourgeois de la surface de la terre comme un fétu de paille, la “ garde suisse ” scientifique de la domination capitaliste se précipite aux portes du donjon, c’est-à-dire de l’“ État national ”, pour le défendre jusqu’à son dernier souffle. Le fondement de l’économie politique actuelle, c’est une mystification scientifique dans l’intérêt de la bourgeoisie.

5

Parfois, on donne simplement de l’économie politique la définition suivante : ce serait “ la science des relations économiques entre les hommes ”. Ceux qui se servent d’une telle formulation croient éviter ainsi les écueils de l’“ économie nationale ” au sein de l’économie mondiale, en généralisant le problème de façon vague et en parlant de l’économie “ des hommes ”. En se perdant ainsi dans le vague, on ne clarifie cependant pas les choses, on les rend plus confuses encore, s’il est possible ; car la question qui se pose alors est la suivante : est-il besoin, et pourquoi est-il besoin, d’une science des relations économiques “ des hommes ”, donc de tous les hommes, en tous temps et en toutes circonstances ?

Prenons n’importe quel exemple de relations économiques humaines, aussi simple et aussi clair que possible. Transportons-nous à l’époque où l’économie mondiale actuelle n’existait pas encore, où le commerce marchand n’était florissant que dans les villes, tandis qu’à la campagne l’économie naturelle, c’est-à-dire la production pour les besoins immédiats, dominait aussi bien dans les grands domaines terriens que dans les petites exploitations paysannes. Prenons par exemple la situation en Haute-Écosse dans les années 50 du siècle passé, telle que la décrit Dugald Stewart :

“ D’après le Statistical Account, on vit jadis, dans quelques parties de la Haute-Écosse, arriver, avec femmes et enfants, un grand nombre de bergers et de petits paysans chaussés de souliers qu’ils avaient fait eux-mêmes après en avoir tanné le cuir, vêtus d’habits qu’aucune autre main que la leur n’avait touchés, dont la matière était empruntée à la laine tondue par eux sur les moutons ou au lin qu’ils avaient eux-mêmes cultivé. Dans la confection des vêtements, il était à peine entré un article acheté, à l’exception des alènes, des aiguilles, des dés et de quelques parties de l’outillage en fer employé pour le tissage. Les femmes avaient extrait elles-mêmes les couleurs, d’arbustes et de plantes indigènes, etc. ” [1]

Ou bien, prenons un exemple en Russie où, il y a relativement peu de temps encore, à la fin des années 1870, régnait une économie paysanne du même genre : “ Le sol qu’il (le paysan du district de Viazma dans le gouvernement de Smolensk) cultive, lui fournit la nourriture, les vêtements et presque tout ce qui est nécessaire à son existence : le pain, les pommes de terre, le lait, la viande, les œufs, le tissu de lin, le drap, les peaux de mouton et la laine pour les vêtements chauds... Il ne se procure pour de l’argent que des bottes et quelques articles vestimentaires tels que ceinture, casquette, gants et aussi quelques ustensiles ménagers indispensables : vaisselle en terre ou en bois, tisonnier, chaudron et autres choses semblables. ” [2]

Aujourd’hui encore, il existe de telles économies paysannes en Bosnie, en Herzegovie, en Serbie, en Dalmatie. Si nous voulions exposer à tel paysan de Haute-Écosse, de Russie, de Bosnie ou de Serbie, les questions professorales habituelles d’économie politique concernant le “ but de l’économie ”, la “ naissance et la répartition de la richesse ”, il ouvrirait sûrement de grands yeux. Pourquoi et dans quel but, moi et ma famille, nous travaillons, ou, en termes savants, quels “ ressorts ” nous incitent à nous occuper d’“ économie ” ? s’exclamerait-il. Eh bien ! il faut bien que nous vivions et les alouettes ne nous tombent pas toutes rôties dans la bouche. Si nous ne travaillions pas, nous mourrions de faim. Nous travaillons donc pour réussir à nous maintenir, pour manger à notre faim, pour nous habiller proprement et avoir un toit au-dessus de nos têtes. Ce que nous produisons, “ quelle direction ” nous donnons à notre travail ? Encore une question bien naïve ! Nous produisons ce dont nous avons besoin, ce dont toute famille paysanne a besoin pour vivre. Nous cultivons du blé et du seigle, de l’avoine et de l’orge, nous plantons des pommes de terre, nous élevons, selon les cas, des vaches et des moutons, des poules et des canards. En hiver, on file, ce qui est l’affaire des femmes, et nous les hommes, nous arrangeons à la hache, à la scie et au marteau, ce qu’il faut pour la maison. Appelez cela si vous voulez “ économie agricole ” ou “ artisanale ”, en tout cas il nous faut faire un peu de tout parce qu’on a besoin de toutes sortes de choses à la maison et au champ. Comment nous “ divisons ” ces travaux ? Voilà encore une curieuse question ! Les hommes font évidemment ce qui exige une force masculine, les femmes s’occupent de la maison, des vaches et du poulailler, les enfants aident ici et là. Ou bien croyez-vous que je devrais envoyer ma femme couper le bois et traire moi-même la vache ? (Le brave homme ne sait pas - ajoutons-nous pour notre part - que chez beaucoup de peuples primitifs, par exemple chez les indiens du Brésil, c’est justement la femme qui va dans la forêt ramasser le bois, déterrer les racines et cueillir les fruits, tandis que chez les peuples de bergers en Afrique et en Asie, les hommes non seulement gardent le bétail, mais le traient. On peut aussi voir aujourd’hui encore, en Dalmatie, la femme porter de lourds fardeaux sur le dos, tandis que l’homme vigoureux chemine à côté sur son âne, en fumant tranquillement sa pipe. Cette “ division du travail ” paraît alors aussi naturelle qu’il semble naturel à notre paysan d’abattre le bois tandis que sa femme trait les vaches.) Et puis : ce que j’appelle ma richesse ? Mais tout enfant le comprend au village ! Est riche le paysan dont les granges sont pleines, l’étable bien remplie, le troupeau de moutons imposant, le poulailler de grande taille ; pauvre est celui qui manque de farine dès Pâques et chez qui l’eau passe à travers le toit quand il pleut. De quoi dépend “ l’augmentation de ma richesse ” ? A quoi bon cette question ? Si j’avais un plus grand lopin de bonne terre, je serais naturellement plus riche, et si en été, ce qu’à Dieu ne plaise, il tombe une forte grêle, nous serons tous pauvres au village en 24 heures.

Nous avons fait ici répondre patiemment le paysan aux savantes questions d’économie politique, mais nous sommes sûrs qu’avant que le professeur venu, avec son carnet et son stylo, enquêter scientifiquement dans une ferme de Haute-Écosse ou de Bosnie, ait pu arriver à la moitié de ses questions, il lui aurait fallu repasser la porte. En réalité, toutes les conditions d’une telle économie paysanne sont si simples et si claires que leur analyse avec le scalpel de l’économie politique donne l’impression d’un jeu stérile et vain.

On peut évidemment nous rétorquer que nous avons peut-être mal choisi notre exemple, en prenant une minuscule économie paysanne se suffisant à elle-même et dont l’extrême simplicité résulte de la pauvreté des moyens et des dimensions. Prenons donc un autre exemple : quittons la petite exploitation paysanne qui végète dans un coin perdu et dirigeons nos regards vers les sommets d’un puissant empire, celui de Charlemagne. Cet empereur qui fit de l’Empire allemand, au début du IX° siècle, le plus puissant Empire d’Europe, qui, pour agrandir et consolider cet Empire, n’entreprit pas moins de 53 expéditions militaires et avait rassemblé sous son sceptre, outre l’actuelle Allemagne, la France, l’Italie, la Suisse, le nord de l’Espagne, la Hollande et la Belgique, cet empereur donc prenait cependant très à cœur la situation économique de ses domaines et de ses fermes. Il avait de sa main rédigé un texte de loi en 70 paragraphes concernant les règles économiques de ses fermes : le célèbre Capitulare de villis, c’est-à-dire loi sur les fermes, document qui nous a été conservé comme un joyau précieux, transmis par l’histoire à travers la poussière et la moisissure des archives. Ce document a droit à toute notre attention pour deux raisons. Premièrement, la plupart des fermes de Charlemagne sont devenues ensuite de puissantes villes impériales ; ainsi Aix, Cologne, Munich, Bâle, Strasbourg et beaucoup d’autres grandes villes sont d’anciennes fermes de l’empereur Charles. Deuxièmement, les institutions économiques de Charlemagne ont servi de modèle à tous les grands domaines laïques ou religieux du début du Moyen Âge ; les fermes de Charlemagne reprenaient les traditions de l’ancienne Rome et de la vie raffinée de ses nobles fermiers pour les transplanter dans le milieu plus fruste de la jeune noblesse germanique guerrière - et ses prescriptions sur la culture de la vigne, des fruits et des légumes, sur l’horticulture, sur l’élevage des volailles, etc., étaient un acte historique de civilisation.

Examinons donc ce document. Le grand empereur exige avant tout qu’on le serve honnêtement et qu’on prenne soin de ses sujets sur ses domaines, afin qu’ils soient à l’abri de la misère ; ils ne doivent pas être accablés de travail au-delà de leurs forces ; s’ils travaillent jusque dans la nuit, ils doivent en être dédommagés. Mais les sujets, de leur côté, doivent loyalement prendre soin de la vigne et mettre le vin pressé en bouteilles afin qu’il ne se gâte pas. S’ils se dérobent à leurs obligations, ils sont châtiés “ sur le dos ou autrement ”. L’empereur prescrit en outre qu’on élève sur ses domaines des abeilles et des oies ; la volaille doit être en bon état et se reproduire ; on doit aussi attacher le plus grand soin à l’augmentation numérique des vaches, des juments, des moutons.

Nous voulons en outre, écrit l’empereur, que nos forêts soient exploitées raisonnablement, qu’il n’y ait pas de déboisement et que faucons et éperviers y soient entretenus. On doit toujours maintenir à notre disposition des oies grasses et des poulets ; on doit vendre sur le marché les œufs non consommés. Dans chacune de nos fermes, il doit y avoir une provision de bons édredons, de matelas, de couvertures, de crémaillères, de haches, de forets, pour n’avoir rien à emprunter à personne. L’empereur prescrit encore qu’on lui rende un compte exact du rendement de ses domaines, à savoir combien il a été produit de chaque chose, et il énumère : légumes, beurre, fromage, miel, huile, vinaigre, raves “ et autres petites choses ”, comme il est dit dans le célèbre document. En outre, l’empereur prescrit qu’il y ait en nombre suffisant, dans chacun de ses domaines, divers artisans experts dans tous les arts, et il énumère de nouveau en détail les différentes espèces d’artisans. En outre, il fIX°le jour de Noël comme dernier délai pour lui remettre annuellement les comptes de ses richesses, et le plus modeste paysan n’est pas plus vigilant pour établir le compte exact, en bétail ou en œufs, dans sa ferme, que ne l’est le grand empereur. Le paragraphe 62 du document affirme : “ Il est important que nous sachions ce que nous avons de toutes ces choses, et en quelle quantité. ” Et de nouveau, il énumère : bœufs, moulins, bois, bateaux, pieds de vigne, légumes, laine, lin, chanvre, fruits, abeilles, poissons, peaux, cire et miel, vins anciens et nouveaux et autres choses qu’on lui livre. Et il ajoute cordialement, pour réconforter ses chers sujets qui doivent livrer tout cela : “ Nous espérons que tout cela ne vous paraîtra pas trop dur, car vous pouvez à votre tour l’exiger, étant chacun maître sur votre domaine. ” Nous trouvons encore des prescriptions exactes sur la manière d’emballer et de transporter les vins qui constituaient apparemment un souci gouvernemental tout particulier du grand empereur : “ On doit transporter le vin dans des tonneaux solidement cerclés de fer, et jamais dans des outres. En ce qui concerne la farine, elle doit être transportée dans des charrettes doubles et recouvertes de cuir, de sorte qu’elle puisse passer les fleuves, sans subir de dommage. Je veux aussi qu’on me rende un compte exact des cornes de mes boucs et de mes chèvres, de même que des peaux des loups abattus au cours de chaque année. Au mois de mai, on ne doit pas négliger de déclarer une guerre impitoyable aux jeunes louveteaux. ” Enfin, au dernier paragraphe, Charlemagne énumère encore toutes les fleurs, tous les arbres et toutes les herbes qu’il veut voir cultivés sur ses domaines, tels que roses, lis, romarin, concombres, oignons, radis, cumin, etc. Le célèbre document se termine par l’énumération des diverses sortes de pommes.

Voilà l’image de l’économie impériale au IX° siècle et, bien qu’il s’agisse d’un des plus riches et plus puissants princes du Moyen Âge, on admettra que cette économie et ces principes rappellent de façon surprenante cette petite exploitation paysanne que nous avions d’abord considérée. Ici aussi, l’impérial intendant, si nous voulions lui poser les fameuses questions concernant l’économie politique, l’essence de la richesse, le but de la production, la division du travail, etc., nous renverrait d’un auguste geste de la main aux montagnes de céréales, de laine et de chanvre, aux tonneaux de vin, d’huile et de vinaigre, aux étables pleines de vaches, de bœufs et de moutons. Et nous ne saurions vraiment pas davantage quelles mystérieuses “ lois ” la science de l’économie politique aurait à étudier et à déchiffrer dans cette économie où toutes les connexions, les causes et les effets, le travail et les résultats, sont clairs comme le jour.

Peut-être le lecteur nous fera-t-il remarquer que nous avons encore une fois mal choisi notre exemple. Après tout, il ressort du document de Charlemagne qu’il ne s’agit pas ici de l’économie publique de l’Empire allemand, mais de l’économie privée de l’empereur. Mais en opposant ces deux notions, on commettrait sûrement une erreur historique en ce qui concerne le Moyen Âge. Certes, les Capitulaires concernaient l’économie dans les fermes et les domaines de l’empereur Charles, mais il la dirigeait en prince et non en particulier. Ou plus exactement, l’empereur était propriétaire foncier de ses terres, mais tout grand propriétaire foncier noble était au Moyen Âge, notamment au temps de Charlemagne, un empereur en petit, c’est-à-dire qu’en vertu de sa propriété libre et noble du sol, il légiférait, levait les impôts et rendait la justice pour toute la population de ses domaines. Les dispositions économiques prises par Charlemagne étaient effectivement des actes de gouvernement, comme le prouve leur force même : elles constituent un des 65 “ capitulaires ” rédigés par l’empereur et publiés lors des assemblées annuelles des Grands de l’Empire. Et les dispositions concernant les radis et les tonneaux cerclés de fer procèdent de la même autorité et sont rédigés dans le même style que par exemple les exhortations aux religieux dans la “ Capitula Episcoporum ”, “ loi épiscopale ”, où Charlemagne tire l’oreille aux serviteurs du Seigneur et les exhorte énergiquement à ne pas jurer, à ne pas s’enivrer, à ne pas fréquenter les mauvais lieux, à ne pas entretenir de femmes et à ne pas vendre trop cher les saints sacrements. Nous pouvons chercher où nous voulons au Moyen Âge, nous ne trouverons nulle part d’entreprise économique dont celle de Charlemagne ne soit le modèle et le type, qu’il s’agisse de grands domaines nobles, ou bien de la petite exploitation paysanne décrite plus haut, de familles paysannes isolées, travaillant pour elles-mêmes, ou de communautés coopératives.

Ce qu’il y a de plus frappant dans les deux exemples, c’est qu’ici les besoins de l’existence humaine guident et dictent si immédiatement le travail et que le résultat correspond si exactement aux intentions et aux besoins que les conditions en acquièrent, à grande ou à petite échelle, une surprenante simplicité et clarté. Le petit paysan dans sa ferme comme le grand monarque dans ses domaines savent exactement ce qu’ils veulent obtenir par la production. Il n’y a d’ailleurs rien de sorcier à le savoir : ils veulent tous deux satisfaire les besoins naturels de l’homme en nourriture et en boisson, en vêtements et autres commodités de la vie. La seule différence est que le paysan dort sans doute sur la paille et le grand propriétaire foncier sur un mol édredon, que le paysan boit à table de la bière ou de l’hydromel et le grand propriétaire des vins fins. La seule différence réside dans la quantité et la qualité des biens produits. Mais le fondement de l’économie et son but, la satisfaction des besoins humains, restent les mêmes. Au travail, qui procède de ce but naturel, correspond, avec la même évidence, le résultat. Ici, de nouveau, dans le processus du travail, il y a des différences : le paysan travaille lui-même avec les membres de sa famille et il n’a du fruit de son travail qu’autant que peut lui fournir son arpent de terre et sa part du terrain communal ou plutôt - puisque nous parlons du paysan médiéval taillable et corvéable - qu’autant que lui laissent le seigneur et l’Église après les impôts et les corvées. Mais que chaque paysan travaille pour lui-même avec sa famille ou que tous travaillent ensemble pour le seigneur féodal sous la conduite du maire ou du bailli, le résultat de ce travail n’est rien d’autre qu’une certaine quantité de moyens de subsistance au sens large, c’est-à-dire exactement ce dont il est besoin et à peu près autant qu’il en est besoin.

On peut retourner une telle économie dans tous les sens, elle ne contient aucun mystère ; pour la percer, il n’est besoin ni d’une science spéciale ni de profondes recherches. Le paysan le plus borné savait très bien au Moyen Âge de quoi dépendait sa richesse, ou plutôt sa pauvreté, en dehors des catastrophes naturelles qui frappaient de temps à autre ses terres comme celles des seigneurs. Il savait fort bien que sa misère avait une cause très simple et très directe : premièrement, l’extorsion sans limites de corvées et d’impôts par les seigneurs féodaux ; deuxièmement, le vol, par les mêmes seigneurs, du terrain communal, de la forêt, des prés, de l’eau. Et ce que le paysan savait, il l’a proclamé bien haut à travers le monde dans les guerres paysannes, il l’a montré en allumant le coq rouge sur le toit de ceux qui lui suçaient le sang. Ce qui relevait ici de l’étude scientifique, c’était seulement l’origine historique et l’évolution de cette situation, c’était la recherche des raisons pour lesquelles dans toute l’Europe les anciennes propriétés rurales paysannes libres s’étaient transformées en domaines seigneuriaux nobles levant des intérêts et des impôts, et l’ancienne paysannerie libre en une masse de sujets corvéables et même plus tard attachés à la glèbe.

Les choses sont toutefois entièrement différentes si nous envisageons n’importe quel phénomène de la vie économique actuelle. Prenons par exemple un des phénomènes les plus remarquables et les plus frappants : la crise commerciale.

Nous avons tous déjà vécu plusieurs grandes crises commerciales et industrielles et nous connaissons par expérience leur déroulement dont Friedrich Engels a donné une description classique :

“ Le commerce s’arrête, les marchés sont encombrés, les produits sont là en quantités si grandes qu’ils sont invendables, l’argent comptant devient invisible, le crédit disparaît, les fabriques s’arrêtent, les masses travailleuses manquent de moyens de subsistance pour avoir produit trop de moyens de subsistance, les faillites succèdent aux faillites, les ventes forcées aux ventes forcées. L’engorgement dure des années, forces productives et produits sont dilapidés et détruits en masse jusqu’à ce que les surplus de marchandises accumulées s’écoulent enfin avec une dépréciation plus ou moins forte, jusqu’à ce que production et échange reprennent peu à peu leur marche. Progressivement, l’allure s’accélère, passe au trot, le trot industriel se fait galop et ce galop augmente à son tour jusqu’au ventre à terre d’un steeple chase complet de l’industrie, du commerce, du crédit et de la spéculation, pour finir, après les sauts les plus périlleux, par se retrouver... dans le fossé du krach. ” [3]

Nous savons tous qu’une telle crise est la terreur de tout pays moderne, et déjà la façon dont l’approche d’une crise s’annonce est significative. Après quelques années de prospérité et de bonnes affaires, des murmures confus commencent çà et là dans la presse, à la Bourse circulent quelques inquiétantes rumeurs de faillites, puis les signes se font plus précis dans la Presse, la Bourse est de plus en plus inquiète, la Banque d’État augmente le taux d’escompte, c’est-à-dire qu’elle rend plus difficile et limité le crédit, jusqu’à ce que les nouvelles concernant des faillites tombent en averse. Et la crise une fois déclenchée, on se dispute pour savoir qui en est responsable. Les hommes d’affaires en rendent responsables les Banques, par leur refus total de crédit, et les boursiers, par leur rage de spéculation ; les boursiers en rendent les industriels responsables, les industriels incriminent la pénurie de monnaie dans le pays, etc.

Les affaires reprennent-elles enfin, la Bourse, les journaux notent aussitôt avec soulagement les premiers signes d’une amélioration jusqu’à ce que l’espoir, le calme et la sécurité s’instaurent à nouveau pour quelque temps. Ce qu’il y a de plus remarquable dans tout cela, c’est que tous les intéressés, toute la société, considèrent et traitent la crise comme quelque chose qui échappe à la volonté humaine et aux calculs humains, comme un coup du sort dont nous frappe une puissance invisible, comme une épreuve du ciel, à la façon par exemple d’un orage, d’un tremblement de terre ou d’une inondation. Les termes mêmes, dans lesquels les journaux commerciaux ont coutume de rendre compte d’une crise, sont empruntés avec prédilection à ce domaine : “ Le ciel jusqu’ici serein du monde des affaires commence à se couvrir de sombres nuages ” ou, quand il s’agit d’annoncer une brusque hausse du taux de l’escompte, c’est inévitablement sous le titre : “ Signes annonciateurs de la tempête ”, de même que nous lisons ensuite que l’orage se dissipe et que l’horizon s’éclaircit. Cette façon de s’exprimer reflète autre chose que le manque d’imagination chez les plumitifs du monde des affaires, elle est typique de l’effet curieux, pour ainsi dire naturel, produit par une crise. La société moderne remarque avec effroi l’approche de la crise, elle courbe l’échine en tremblant sous la grêle de ses coups, elle attend la fin de l’épreuve, puis relève la tête, d’abord avec hésitation et incrédulité, puis finalement se retrouve tranquillisée.

Le peuple avait sans doute exactement la même attitude au Moyen Âge face à la famine ou à la peste, ou aujourd’hui le paysan face à un orage ou à la grêle : le même désarroi et la même impuissance face à une dure épreuve. Mais quoique la famine et la peste soient, en dernière analyse, des phénomènes sociaux, ce sont d’abord et immédiatement les résultats de phénomènes naturels : mauvaise récolte, diffusion de germes pathogènes, etc. L’orage est un événement élémentaire de la nature physique et personne ne peut, au moins dans l’état actuel des sciences de la nature et des techniques, provoquer ou empêcher un orage. Qu’est-ce, en revanche, que la crise moderne ? Elle consiste, nous le savons, en ce que trop de marchandises sont produites, qui ne trouvent plus de débouchés, et que, par suite, le commerce et avec lui l’industrie se bloquent. Mais la production de marchandises, leur vente, le commerce, l’industrie…, ce sont là des relations purement humaines. Ce sont les hommes eux-mêmes qui produisent les marchandises, les hommes eux-mêmes qui les achètent, le commerce se pratique d’homme à homme, nous ne trouvons, dans les circonstances qui constituent la crise moderne, pas un seul élément qui serait en dehors de l’activité humaine. Ce qui provoque périodiquement la crise, ce n’est donc rien d’autre que la société humaine.

Et pourtant, nous savons en même temps que la crise est un véritable fléau pour la société moderne, qu’on l’attend avec terreur et qu’on la supporte avec désespoir, que personne ne la veut ni ne la souhaite. En effet, à part quelques spéculateurs en Bourse qui essaient de profiter des crises pour s’enrichir rapidement aux dépens des autres, mais sont souvent pris à leur propre piège, la crise est pour tout le monde un danger, sinon une gêne. Personne ne veut la crise et Pourtant elle vient. Les hommes la créent de leurs propres mains et pourtant ils n’en veulent pour rien au monde. Là, nous avons vraiment une énigme de la vie économique qu’aucun des intéressés ne peut nous expliquer. Le paysan médiéval, sur sa petite parcelle, produisait d’une part ce que voulait et ce dont avait besoin son seigneur féodal, et d’autre part, ce qu’il voulait et ce dont il avait besoin lui-même : du grain et du bétail, des vivres pour lui et sa famille. Le grand propriétaire médiéval faisait produire pour lui ce qu’il voulait et ce dont il avait besoin : du grain et du bétail, de bons vins et des habits fins, des vivres et des objets de luxe pour lui et pour sa cour. La société actuelle produit ce qu’elle ne veut pas et dont elle n’a pas besoin : des crises ; elle produit de temps en temps des moyens de subsistance dont elle n’a pas l’usage, elle souffre périodiquement de famines, alors qu’il y a d’énormes réserves de produits invendus. Le besoin et la satisfaction, le but et le résultat du travail ne se recouvrent plus, il y a entre eux quelque chose d’obscur, de mystérieux.

Prenons un autre exemple universellement connu, trop connu même, des travailleurs de tous les pays - le chômage.

Le chômage n’est plus, comme la crise, un cataclysme qui s’abat de temps à autre sur la société : il est devenu aujourd’hui, à plus ou moins grande échelle, un phénomène permanent de la vie économique. Les catégories de travailleurs les mieux organisées et les mieux payées, qui tiennent leurs listes de chômeurs, notent une chaîne ininterrompue de chiffres pour chaque année et chaque mois et chaque semaine de l’année : ces chiffres sont soumis à de grandes variations, mais ne disparaissent jamais complètement. L’impuissance de la société actuelle devant le chômage, ce terrible fléau de la classe ouvrière, apparaît toutes les fois que l’ampleur du mal atteint des proportions telles que les organes législatifs sont contraints de s’en occuper. Cela aboutit régulièrement, après de longues discussions, à la décision de procéder à une enquête sur le nombre des chômeurs. On se contente pour l’essentiel de mesurer le niveau atteint par le mal - comme on mesure le niveau de l’eau lors des inondations - et, dans le meilleur des cas, d’atténuer un peu les effets du mal par de faibles palliatifs, sous la forme d’allocations de chômage - en général aux frais des travailleurs non-chômeurs - sans faire la moindre tentative pour éliminer le mal lui-même.

Au début du XIX° siècle, le pasteur anglican Malthus, grand prophète de la bourgeoisie anglaise, avait proclamé avec une réconfortante brutalité :

“ Quiconque naît dans une société déjà surpeuplée n’a - si sa famille ne peut lui fournir les quelques moyens d’existence qu’il est en droit d’exiger d’elle et dans le cas où la société n’a aucun besoin de son travail - aucun droit à la moindre quantité de nourriture et il n’a réellement rien à faire en ce monde. Au grand banquet de la nature, aucune table n’est mise pour lui. La nature lui signifie d’avoir à se retirer et elle exécute rapidement son propre commandement. ” L’actuelle société officielle, avec l’hypocrisie de ses “ réformes sociales ”, réprouve une aussi brutale franchise. Mais en réalité, le prolétaire au chômage est finalement contraint par elle, si elle “ n’a pas besoin de son travail ”, de se “ retirer ” de ce monde, d’une manière ou d’une autre, rapidement ou lentement, ce dont témoignent, pendant toutes les grandes crises, les chiffres concernant l’augmentation des maladies, la mortalité infantile, les crimes contre la propriété. ”

La comparaison même, à laquelle nous avons eu recours, entre le chômage et une inondation, montre que nous sommes en fait moins impuissants devant des événements élémentaires de la nature physique que devant nos propres affaires purement sociales, purement humaines ! Les inondations périodiques qui ravagent au printemps l’est de l’Allemagne ne sont en dernière analyse qu’une conséquence de notre impéritie en matière d’hydrographie. La technique, en son état actuel, donne déjà des moyens suffisants pour protéger l’agriculture de la puissance des eaux et même pour mettre à profit cette puissance ; simplement ces moyens ne peuvent être appliqués qu’à grande échelle, par une organisation rationnelle et cohérente qui devrait transformer toute la région touchée, modifier en conséquence la répartition des terres arables et des prés, construire des digues et des écluses, régulariser le cours des fleuves. Cette grande réforme ne sera évidemment pas entreprise, en partie parce que ni les capitalistes privés ni l’État ne veulent fournir les moyens nécessaires à une telle entreprise, en partie parce qu’elle se heurterait aux droits les plus variés de propriété privée du sol. Mais la société actuelle a déjà en main les moyens de faire face aux dangers des eaux et de dompter l’élément déchaîné, même si elle n’est pas en mesure d’appliquer ces moyens. En revanche, la société actuelle n’a pas encore inventé de moyens pour lutter contre le chômage. Et pourtant, ce n’est pas un élément, ce n’est pas un phénomène naturel ni une puissance surhumaine, c’est un produit purement humain des conditions économiques. Et nous voici de nouveau devant une énigme économique, devant un phénomène sur lequel personne ne compte, que personne ne cherche consciemment à provoquer et qui pourtant se répète avec la régularité d’un phénomène naturel, pour ainsi dire pardessus la tête des hommes.

Mais il n’est même pas besoin d’aller chercher des phénomènes aussi frappants de la vie actuelle, tels que crise et chômage, c’est-à-dire des calamités ou des cas de nature extraordinaire et qui constituent, de l’avis courant, des exceptions dans le cours habituel des choses. Prenons l’exemple le plus ordinaire de la vie quotidienne qui se renouvelle des milliers de fois dans tous les pays : les variations de prix des marchandises. Tout enfant sait que les prix de toutes les marchandises ne sont pas quelque chose de fIX°et d’immuable, mais montent ou baissent presque tous les jours, parfois même d’une heure à l’autre. Prenons n’importe quel journal, ouvrons-le à la page du cours des produits et nous verrons le mouvement des prix du jour précédent. Blé ; matinée, ambiance faible, vers midi un peu plus animé, vers la fermeture les prix montent, ou bien c’est l’inverse. De même pour le cuivre et le fer, le sucre et l’huile de colza. Et de même pour les actions des différentes entreprises industrielles, pour les valeurs privées ou d’État, à la Bourse des valeurs. Les variations de prix sont un phénomène incessant, quotidien, tout à fait “ normal ”, de la vie économique contemporaine. Mais ces variations provoquent chaque jour, à chaque heure, des modifications dans la situation de fortune des possesseurs de tous ces produits et de tous ces titres. Les prix du coton montent-ils, et momentanément tous les commerçants et fabricants qui ont des stocks de coton dans leurs entrepôts voient leur fortune croître ; les prix baissent-ils, et ces fortunes fondent proportionnellement. Les prix du cuivre sont-ils en hausse, les détenteurs d’actions de mines de cuivre s’enrichissent ; les prix tombent-ils, ils s’appauvrissent.

C’est ainsi que, par l’effet de simples variations de prix sur la base de télégrammes en Bourse, des gens peuvent en quelques heures devenir millionnaires ou se retrouver mendiants, et c’est essentiellement là-dessus que repose la spéculation en Bourse, et ses escroqueries. Le propriétaire terrien médiéval pouvait s’enrichir ou s’appauvrir par le fait d’une bonne ou d’une mauvaise récolte ; ou bien encore, il s’enrichissait, s’il était chevalier-brigand et faisait une bonne prise en guettant les marchands qui passaient ; ou bien encore - et c’était là le moyen en fin de compte le plus éprouvé et le plus apprécié - il augmentait sa richesse quand il pouvait extorquer plus que de coutume à ses serfs, en aggravant les corvées et en augmentant les impôts. Aujourd’hui, un homme peut devenir riche ou pauvre sans bouger le petit doigt, sans le moindre événement naturel, sans que personne ne lui ait fait de cadeau ou ne l’ait dévalisé. Les variations de prix sont comme un mouvement mystérieux auquel présiderait, derrière le dos des hommes, une puissance invisible, opérant un continuel déplacement dans la répartition de la richesse sociale. On note simplement ce mouvement, comme on lit la température sur un thermomètre, ou la pression atmosphérique sur un baromètre. Et pourtant les prix des marchandises et leur mouvement sont manifestement une affaire purement humaine, et non de la magie. Personne d’autre que les hommes eux-mêmes ne fabrique de ses mains les marchandises et n’en fixe les prix ; seulement, une fois de plus, il résulte de cette action humaine ce sur quoi personne ne comptait, que personne ne visait ; une fois de plus, les besoins, le but et le résultat de l’activité économique des hommes ne sont plus du tout en accord les uns avec les autres.

D’où cela provient-il ? Et quelles lois obscures se combinent-elles derrière le dos des hommes pour que leur propre vie économique aboutisse à de si étranges résultats ? On ne peut l’élucider que par une étude scientifique. Une recherche rigoureuse, une réflexion, des analyses, des comparaisons approfondies deviennent nécessaires pour résoudre toutes ces énigmes, pour découvrir les connexions cachées qui font que les résultats de l’activité économique des hommes ne coïncident plus avec leurs intentions, avec leur volonté, en un mot avec leur conscience. La tâche de la recherche scientifique, c’est de découvrir le manque de conscience dont souffre l’économie de la société, et ici nous touchons directement à la racine de l’économie politique.

Dans son voyage autour du monde, Darwin raconte ceci sur les habitants de la terre de feu :

“ Ils souffrent souvent de famines ; j’ai entendu le capitaine d’un bâtiment chasseur de phoques, Mister Low, qui connaissait très bien les indigènes de ce pays, donner une description remarquable de l’état dans lequel se trouvait, sur la côte ouest, un groupe de 150 indigènes d’une extrême maigreur et en grande détresse. Une suite de tempêtes empêchèrent les femmes de ramasser des coquillages sur les rochers. Ils ne pouvaient pas non plus sortir en canoë pour attraper des phoques. Un petit groupe de ces gens se mit un matin en route et les autres indiens leur expliquèrent qu’ils entreprenaient un voyage de quatre jours pour aller chercher de la nourriture. A leur retour, Low alla les voir et les trouva épuisés de fatigue ; chacun d’eux avait un grand carré de lard de baleine putréfié ; par un trou percé au milieu, ils y avaient passé la tête, et le portaient comme les gauchos portent leur poncho ou leur manteau. Dès qu’on avait apporté le lard dans un wigwam, un vieil homme en coupait de minces tranches en murmurant quelques paroles rituelles, les faisait griller une minute et les distribuait à la compagnie affamée qui, pendant tout ce temps, avait gardé un profond silence. [4] ”

Voilà la vie d’un des peuples les plus misérables de la terre. Les limites entre lesquelles la volonté et l’organisation consciente de l’économie peuvent s’exercer sont extrêmement étroites. Les hommes sont encore entièrement soumis à la tutelle de la nature extérieure et dépendent de sa bienveillance ou de sa malveillance. Mais à l’intérieur de ces étroites limites, l’organisation de l’ensemble s’affirme dans cette petite société d’environ 150 individus. La prévoyance pour l’avenir se manifeste d’abord sous la forme bien humble de la provision de lard rance. Mais la maigre provision est répartie entre tous selon un certain cérémonial et tous prennent également part, sous une direction planifiée, au travail de recherche de la nourriture.

Prenons un oikos grec, économie domestique antique, avec des esclaves, qui constituait effectivement un “ microcosme ”, un petit univers en soi. Ici règne déjà la plus grande inégalité sociale. La pénurie primitive a fait place à une confortable abondance, résultat des fruits du travail humain. Mais le travail manuel est devenu malédiction pour les uns ; le loisir, un privilège réservé à d’autres ; le travailleur lui-même est devenu la propriété de celui qui ne travaille pas. Cependant, ces rapports de domination aboutissent eux aussi à la plus rigoureuse planification et organisation de l’économie, du processus de travail, de la répartition des biens. La volonté du maître sert de loi, le fouet du surveillant d’esclaves en est la sanction.

A la cour du seigneur féodal, au Moyen Âge, l’organisation despotique de l’économie a pris très tôt l’aspect d’un code détaillé établi à l’avance qui trace clairement et fermement le plan de travail, la division du travail, les obligations et les droits de chacun. Au seuil de cette période historique, il y a ce beau document que nous avons déjà cité, le Capitulare de villis de Charlemagne, tout rempli et ensoleillé de l’abondance des satisfactions matérielles, seul objectif de l’économie. A la fin de cette même période, il y a le sombre code des corvées et impôts, dicté par la cupidité déchaînée des seigneurs féodaux, qui aboutit au XV° siècle à la guerre des paysans allemands, et qui transforma, quelques siècles plus tard, le paysan français en cet être misérable réduit à l’état de bête que seul le tocsin de la Grande Révolution secouera et appellera à lutter pour ses droits d’homme et de citoyen. Mais tant que la révolution n’eut pas balayé la cour féodale, ce fut, même dans cette misère, le rapport immédiat de domination qui détermina clairement et fermement l’ensemble de l’économie féodale comme un destin immuable.

Aujourd’hui, nous ne connaissons plus ni maîtres ni esclaves, ni barons féodaux ni serfs. La liberté et l’égalité devant la loi ont formellement éliminé tous les rapports despotiques, du moins dans les vieux États bourgeois ; on sait que dans les colonies, ce sont bien souvent ces mêmes États qui ont les premiers introduit l’esclavage et le servage. Mais là où la bourgeoisie est chez elle, la seule loi qui préside aux rapports économiques est celle de la libre concurrence. De ce fait, tout plan, toute organisation ont disparu de l’économie. Certes, si nous examinons une entreprise privée isolée, une usine moderne ou un puissant complexe d’usines comme chez Krupp, une entreprise agricole d’Amérique du Nord, nous y trouvons l’organisation la plus rigoureuse, la division du travail la plus poussée, la planification la plus raffinée, basée sur les connaissances scientifiques. Tout y marche à merveille, sous la direction d’une volonté, d’une conscience. Mais à peine avons-nous franchi les portes de l’usine ou de la “ farm ” que nous nous retrouvons plongés dans le chaos. Tandis que les innombrables pièces détachées - et une entreprise privée actuelle, même la plus gigantesque, n’est qu’une infime parcelle de ces grands ensembles économiques qui s’étendent à toute la terre - tandis donc que les pièces détachées sont organisées rigoureusement, l’ensemble de ce qu’on appelle l’“ économie politique ”, c’est-à-dire l’économie capitaliste mondiale, est complètement inorganisé. Dans l’ensemble qui couvre les océans et les continents, ni plan, ni conscience, ni réglementation ne s’affirme ; des forces aveugles, inconnues, indomptées, jouent avec le destin économique des hommes. Certes, aujourd’hui aussi, un maître tout-puissant gouverne l’humanité qui travaille : c’est le capital. Mais sa forme de gouvernement n’est pas le despotisme, c’est l’anarchie.

C’est elle qui fait que l’économie sociale produit des résultats inattendus et énigmatiques pour les intéressés eux-mêmes, c’est elle qui fait que l’économie sociale est devenue pour nous un phénomène étranger, aliéné, indépendant de nous, dont il nous faut rechercher les lois tout comme nous étudions les phénomènes de la nature extérieure, et recherchons les lois qui régissent la vie du règne végétal et du règne animal, les changements dans l’écorce terrestre et les mouvements des corps célestes. La connaissance scientifique doit découvrir après coup le sens et la règle de l’économie sociale qu’aucun plan conscient ne lui a dictés à l’avance.

On voit maintenant pourquoi il est impossible aux économistes bourgeois de dégager clairement l’essence de leur science, de mettre le doigt sur la plaie de leur ordre social, d’en dénoncer la caducité. Reconnaître que l’anarchie est pour la domination du capital l’élément vital, c’est dans un même souffle prononcer son arrêt de mort, c’est dire que c’est un mort en sursis. On comprend maintenant pourquoi les avocats scientifiques officiels du capitalisme essaient de masquer la réalité par tous les artifices du verbe, de détourner le regard du cœur du problème vers son enveloppe extérieure, à savoir de l’économie mondiale vers l’“ économie nationale ”. Dès le premier pas fait au seuil de la connaissance en économie politique, dès la première question fondamentale sur ce qu’est à proprement parler l’économie politique et ce qu’est son problème fondamental, les voies de la connaissance bourgeoise et de la connaissance prolétarienne divergent aujourd’hui. Dès cette première question, aussi abstraite et indifférente aux luttes sociales du présent qu’elle paraisse à première vue, un lien particulier se noue entre l’économie politique comme science et le prolétariat moderne comme classe révolutionnaire.

Notes

[1] Cité par Karl Marx, “ Le Capital ”, tome 2, p. 163-164, Éditions Sociales, Paris, 1948.

[2] Prof. Nikolaï Sieber : “ David Ricardo et Karl Marx ”, Moscou, 1879.

[3] Engels : “ Anti-Dühring ”, Éditions Sociales, 1950, p. 315.

[4] Darwin : “ Voyage of an naturalist round the world ”.

6

Si nous nous plaçons à ce nouveau point de vue auquel nous venons de parvenir, un certain nombre de choses qui paraissent problématiques s’éclaircissent. Avant tout, l’âge de l’économie politique n’est plus un problème. Une science qui a pour tâche de découvrir les lois du mode anarchique de la production capitaliste, n’a pu évidemment naître avant ce mode de production lui-même, avant que les conditions historiques permettant la domination de classe de la bourgeoisie moderne ne soient progressivement réunies par un travail de déplacements politiques et économiques s’étalant sur des siècles.

Il est vrai que, pour le professeur Bücher, la naissance de l’ordre social actuel a été la chose la plus simple qui soit et n’a que fort peu à voir avec l’évolution économique antérieure. En effet, elle est simplement le fruit de l’éminente volonté et de la sublime sagesse de monarques absolus. “ La formation de l’économie politique ”, nous dit Bücher - et nous savons déjà que pour un professeur bourgeois la notion d’“ économie politique ” n’est qu’une mystification recouvrant la production capitaliste - “ est essentiellement le fruit de la centralisation politique qui commence vers la fin du Moyen Âge avec la naissance de structures étatiques territoriales et trouve son couronnement dans le présent avec la création de l’État national unifié. L’unification économique va de pair avec la soumission des intérêts politiques particuliers aux buts plus élevés de la collectivité. En Allemagne, ce sont les princes territoriaux, plus puissants, qui cherchent à exprimer l’idée étatique moderne en combattant la noblesse campagnarde et les villes. ”

Dans le reste de l’Europe aussi, en Espagne, au Portugal, en Angleterre, en France, aux Pays-Bas, le pouvoir princier a accompli les mêmes exploits. “ Dans tous ces pays se déroule, quoique avec une intensité variable, la même lutte contre les pouvoirs particuliers du Moyen Âge, contre la grande noblesse, les villes, les provinces, les corporations religieuses et laïques. Il s’agit d’abord assurément d’anéantir les cercles autonomes qui freinent l’unification politique. Mais au plus profond du mouvement qui mène à la formation de l’absolutisme princier, sommeillait cependant ce principe historique universel que l’ampleur des nouvelles tâches civilisatrices de l’humanité exigeait une organisation unifiant les peuples entiers, une grande communauté vivante des intérêts, et cette communauté ne pouvait se développer que sur le terrain d’une économie commune. ”

Nous avons là le plus beau fleuron de cette servilité de pensée que nous avons déjà rencontrée chez les professeurs allemands d’économie politique. Selon le professeur Schmoller, la science de l’économie politique est née sur l’ordre de l’absolutisme éclairé. Selon le professeur Bücher, le mode de production capitaliste tout entier n’est que le fruit de la volonté souveraine et des plans ambitieux des princes absolus. Or, c’est faire vraiment trop d’honneur aux grands despotes espagnols et français comme aux petits despotes allemands que de les soupçonner de s’être soucié de quelque “ principe historique universel ” que ce soit et des “ tâches civilisatrices de l’humanité ” dans leurs querelles avec les seigneurs féodaux insolents, à la fin du Moyen Âge, ou dans les sanglantes expéditions contre les villes des Pays-Bas. C’est même mettre la réalité historique la tête en bas.

Certes, l’instauration de grands États bureaucratiques centralisés était une condition indispensable du mode de production capitaliste, mais elle n’était elle-même qu’une conséquence des nouveaux besoins économiques, de sorte qu’on est beaucoup plus près de la vérité en renversant la phrase de Bücher : la centralisation politique est “ essentiellement ” un fruit de la maturation de l’“ économie politique ”, c’est-à-dire de la production capitaliste.

Dans la mesure où l’absolutisme a eu sa part incontestable dans ce processus de maturation historique, il a joué ce rôle en instrument aveugle des tendances historiques, avec la même absence totale d’idées qui l’a fait s’opposer aussi à ces tendances dès que l’occasion s’en présentait. Ainsi, par exemple, quand les despotes médiévaux, par la grâce de Dieu, traitaient les villes, alliées à eux contre les seigneurs féodaux, en simples objets de pression qu’à la moindre occasion ils trahissaient de nouveau au profit des féodaux. Ainsi, quand ils considéraient le continent nouvellement découvert, avec toute son humanité et sa civilisation, comme le terrain exclusif du pillage le plus brutal, le plus sournois, le plus cruel, dans le seul “ but plus élevé ” de remplir les “ trésors princiers ” de lingots d’or dans les délais les plus rapides. Ainsi, quand, plus tard, ils s’opposèrent obstinément à glisser, entre le pouvoir de droit divin et les “ fidèles sujets ”, la feuille de papier appelée constitution parlementaire bourgeoise, qui est pourtant tout aussi indispensable au développement sans entrave de la domination capitaliste que l’unité politique et les grands États centralisés eux-mêmes.

En réalité, d’autres forces, de grandes mutations étaient à l’œuvre à la fin du Moyen Âge dans la vie économique des peuples européens, pour permettre que s’instaure le nouveau mode de production. La découverte de l’Amérique et des voies maritimes vers les Indes pour le sud de l’Afrique entraînèrent un essor insoupçonné et une transformation du commerce qui accélérèrent fortement la dissolution du féodalisme et du régime des corporations urbaines. Les conquêtes, les acquisitions de terre, le pillage des régions nouvellement découvertes, l’afflux soudain de métaux précieux en provenance du nouveau continent, le commerce en grand des épices avec les Indes, l’importante traite des Noirs qui fournissait des esclaves africains aux plantations américaines, tout cela créa en peu de temps en Europe de nouvelles richesses et de nouveaux besoins. Le petit atelier de l’artisan, membre d’une corporation, avec ses mille obligations, se révéla être une entrave à l’élargissement nécessaire de la production et à son progrès rapide, Les grands marchands trouvèrent une solution en regroupant les artisans dans de grandes manufactures en dehors de l’enceinte des villes, les faisant ainsi produire plus vite et mieux sous leurs ordres, sans se soucier des prescriptions étroites des corporations.

En Angleterre, le nouveau mode de production fut introduit par une révolution dans l’agriculture. L’essor de l’industrie lainière dans les Flandres provoqua une grande demande de laine et incita la noblesse féodale anglaise à transformer une grande partie des terres arables en pacages à moutons, chassant les paysans de leurs fermes et de leurs terres. Une masse de travailleurs ne possédant rien, de prolétaires, se trouva ainsi à la disposition de l’industrie capitaliste à ses débuts. La Réforme agit dans le même sens, en entraînant la confiscation des biens d’Église qui furent en partie donnés, en partie vendus à perte à la noblesse et aux spéculateurs et dont la population paysanne se vit également en grande partie chassée. Les manufacturiers et les propriétaires terriens capitalistes trouvèrent ainsi une population pauvre, prolétarisée, qui fuyait les réglementations féodales et corporatives et qui, après le long martyre d’une vie errante, le dur travail dans les workhouses, les persécutions cruelles de la loi et des sbires de la police, voyait un port de salut dans l’esclavage salarial au service de la nouvelle classe d’exploiteurs. Vinrent ensuite, dans les manufactures, les grandes révolutions techniques qui permirent de plus en plus, à côté ou à la place de l’artisan qualifié, l’emploi sans cesse croissant du prolétaire salarié sans qualification.

Le déploiement de ces nouvelles conditions se heurtait de toutes parts aux barrières féodales et à une société en plein délabrement. L’économie naturelle, liée par essence au féodalisme, et la paupérisation des masses populaires soumises à l’exploitation sans limite du servage rétrécissaient le marché intérieur pour les marchandises sortant des manufactures, taudis que dans les villes les corporations continuaient à tenir dans leurs chaînes le facteur le plus important de la production, la force de travail. L’appareil d’État, avec son éparpillement politique infini, son manque de sécurité publique, son fatras d’absurdités douanières et commerciales freinait et perturbait à chaque pas le nouveau commerce et la nouvelle production.

Il fallait de toute évidence que la bourgeoisie montante d’Europe occidentale, porte-parole du libre commerce mondial et de l’industrie, se débarrassât d’une façon ou d’une autre de ces obstacles, à moins de renoncer complètement à sa mission historique. Avant de mettre le féodalisme en pièces pendant la Grande Révolution Française, elle s’attaqua à lui par la critique, et la nouvelle science de l’économie politique naquit ainsi pour devenir l’une des armes idéologiques les plus importantes de la bourgeoisie dans sa lutte contre l’État féodal du Moyen Âge et pour l’État capitaliste moderne. L’ordre économique naissant se présenta d’abord sous la forme d’une nouvelle richesse rapidement surgie qui se déversait sur la société de l’Europe occidentale et provenait de sources absolument différentes, en apparence inépuisables et infiniment plus abondantes que les méthodes patriarcales du féodalisme de pressurisation des paysans, méthodes qui, du reste, avaient épuisé toutes leurs ressources. L’origine la plus frappante de la nouvelle richesse, ce ne fut pas d’abord le nouveau mode de production lui-même, mais ce qui lui en ouvrait la voie, le puissant essor du commerce. Aussi est-ce dans les riches républiques italiennes des bords de la Méditerranée, et en Espagne, foyers les plus importants du commerce mondial à la fin du Moyen Âge, que surgissent les premières questions concernant l’économie politique et les premières tentatives de réponse.

Qu’est-ce que la richesse ? D’où provient la richesse ou la pauvreté des États ? Tel était le nouveau problème après que les vieilles notions de la société féodale eussent perdu leur valeur traditionnelle dans le tourbillon des nouvelles relations. La richesse, c’est l’or avec lequel on peut tout acheter. Donc le commerce crée de la richesse. Et les États qui sont en mesure d’importer beaucoup d’or et de ne pas en laisser sortir du tout deviennent riches. Donc le commerce mondial, les conquêtes coloniales, les manufactures qui produisent des articles d’exportation doivent être encouragés par l’État, tandis que l’importation de produits étrangers qui fait sortir l’or doit être interdite. Telle fut la doctrine économique qui surgit en Italie dès la fin du XVI° siècle et s’imposa largement en Angleterre, en France, au XVII° siècle. Et aussi grossière que soit encore cette doctrine, elle constitue une rupture brutale avec la conception féodale de l’économie naturelle, elle en est la première critique audacieuse, elle constitue la première idéalisation du commerce, de la production marchande et - sous cette forme - du capital, c’est enfin le premier programme d’intervention politique de l’État qui satisfasse la jeune bourgeoisie montante.

Bientôt le capitaliste producteur de marchandises devient le centre nerveux de l’économie, à la place du commerçant, mais il le fait encore prudemment, sous le masque du serviteur besogneux dans l’antichambre des seigneurs féodaux. La richesse, ce n’est pas du tout l’or, qui n’est que l’intermédiaire dans le commerce des marchandises, proclament les rationalistes français du XVIII° siècle. Quel aveuglement puéril que de voir dans le métal brillant le gage du bonheur des peuples et des États ! Le métal peut-il me rassasier quand j’ai faim, me protéger du froid quand je suis nu ? Le roi Darius, avec tous ses trésors, n’a-t-il pas souffert en campagne tous les tourments de la soif, et n’aurait-il pas donné tout son or pour une gorgée d’eau ? Non, la richesse, ce sont tous les présents de la nature qui satisfont les besoins de tous, rois ou esclaves. Plus la population satisfait largement ses besoins, et plus l’État est riche, parce qu’il peut lever d’autant plus d’impôts. Qui arrache à la nature le grain dont nous faisons le pain, la fibre dont nous tissons nos vêtements, le bois et le minerai avec lesquels nous fabriquons nos maisons et nos outils ? L’agriculture ! C’est elle, et non le commerce, la vraie source de la richesse ! Donc, la population agricole, les paysans, dont les bras créent la richesse de tous, doivent être sauvés de la misère insondable, protégés de l’exploitation féodale et atteindre au bien-être ! (Ce qui me donnera des débouchés pour mes marchandises, ajoutait tout bas le capitaliste manufacturier.) Donc les grands propriétaires terriens, les barons féodaux, dans les mains desquels aboutit toute la richesse agricole, doivent être les seuls à payer des impôts et à entretenir l’État ! (Et moi qui, soi-disant, ne crée aucune richesse, je n’ai pas besoin de payer d’impôt, murmurait à nouveau le capitaliste dans sa barbe.) Il suffit de libérer l’agriculture, le travail au sein de la nature, des entraves du féodalisme, et les sources de la richesse jailliront dans leur abondance naturelle pour le peuple et l’État, et le bonheur de tous les hommes s’instaurera de lui-même dans l’harmonie universelle.

Dans ces doctrines des rationalistes du XVIII° siècle, on entendait déjà nettement le grondement tout proche de la prise de la Bastille, et la bourgeoisie capitaliste se sentit bientôt assez forte pour jeter le masque de la soumission, se planter vigoureusement à l’avant-scène et exiger sans détour que l’État tout entier soit remodelé selon ses désirs. L’agriculture n’est pas du tout la seule source de richesse, explique Adam Smith en Angleterre à la fin du XVIII° siècle. Tout travail salarié, appliqué à la production de marchandises, que ce soit dans le domaine agricole ou dans l’industrie, crée de la richesse ! (Tout travail, disait Adam Smith, mais pour lui comme pour ses successeurs, déjà réduits au rôle de porte-parole de la bourgeoisie ascendante, l’homme qui travaille était par nature le salarié capitaliste !) Car, outre le salaire nécessaire à l’entretien du travailleur lui-même, tout travail salarié crée aussi la rente nécessaire à l’entretien du propriétaire terrien et le profit, qui est la richesse du possesseur de capital, du patron. La richesse est d’autant plus grande que sont grandes les masses de travailleurs mis au travail dans un atelier, sous le commandement du capital, et que la division du travail entre eux est plus précise et plus soigneuse. Voilà la véritable harmonie naturelle, la vraie richesse des nations : de tout travail provient, pour ceux qui travaillent, un salaire qui les maintient en vie et les contraint à continuer leur travail salarié ; pour les propriétaires terriens, une rente permettant une vie insouciante ; pour le chef d’entreprise, un profit qui lui donne l’envie de poursuivre l’entreprise. Ainsi tout le monde est pourvu sans recourir aux vieux moyens grossiers du féodalisme. C’est encourager la “ richesse des nations ” que d’encourager la richesse de l’entrepreneur capitaliste qui maintient le tout en mouvement et exploite le filon d’or de la richesse, le travail salarié. Que disparaissent les entraves et les obstacles du bon vieux temps, ainsi que les nouvelles méthodes paternalistes inventés par l’État pour faire le bonheur du peuple : libre concurrence, libre développement du capital privé, tout l’appareil fiscal et étatique au service de l’entreprise capitaliste - et tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes !

Tel était l’évangile économique de la bourgeoisie, débarrassé de ses voiles, et l’économie politique recevait définitivement le baptême, sous sa vraie figure. Certes, les propositions de réformes pratiques, les avertissements de la bourgeoisie à l’État féodal échouèrent aussi lamentablement qu’ont toujours échoué les essais historiques de verser du vin nouveau dans de vieilles outres. Le marteau de la révolution accomplit en 24 heures ce qu’un demi-siècle de rapiéçage réformateur n’avait pu faire. Ce fut la conquête du pouvoir politique qui donna à la bourgeoisie les conditions de sa domination. L’économie politique a été, avec les théories philosophiques, sociales et du droit naturel élaborées au siècle des Lumières, et au premier rang de ces théories, un moyen de prise de conscience de la classe bourgeoise et, comme telle, la condition préalable et l’aiguillon de l’action révolutionnaire. Jusque dans ses ramifications les plus ténues, l’œuvre bourgeoise de rénovation mondiale a été alimentée en Europe par les idées de l’économie nationale classique. En Angleterre, la bourgeoisie est allée chercher ses armes dans l’arsenal de Smith-Ricardo, dans sa lutte pour le libre-échange qui a inauguré sa domination sur le marché mondial. Et même les réformes des Stein, Hardenberg, Scharnhorst en Prusse, qui cherchaient à rendre un peu plus moderne et plus viable le fatras féodal après les coups reçus à Iéna, se sont inspirées des doctrines des économistes classiques anglais, de sorte que le jeune économiste allemand Marwitz pouvait écrire en 1810 : Adam Smith est le plus puissant souverain en Europe, à côté de Napoléon.

Si nous comprenons maintenant pourquoi l’économie politique n’a vu le jour qu’il y a environ un siècle et demi, son destin ultérieur s’éclaire de ce même point de vue : l’économie politique étant une science des lois particulières du mode de production capitaliste, son existence et sa fonction dépendent de ce mode de production et perdent toute base dès qu’il cesse d’exister. En d’autres termes : le rôle de l’économie politique comme science sera terminé dès que l’économie anarchique du capitalisme fera place à un ordre économique planifié, organisé et dirigé consciemment par l’ensemble de la société laborieuse. La victoire de la classe ouvrière moderne et la réalisation du socialisme signifient la fin de l’économie politique comme science. C’est ici que se noue la relation particulière entre l’économie politique et la lutte de classe du prolétariat moderne.

Si l’économie politique a pour tâche et pour objet d’expliquer les lois de la formation, du développement et de l’expansion du mode de production capitaliste, elle doit, par une conséquence inéluctable, dévoiler les lois du déclin du capitalisme, car tout comme les formes économiques antérieures, elle n’est pas éternelle, mais représente seulement une phase historique passagère, un degré dans l’échelle infinie de l’évolution sociale. La théorie de la montée du capitalisme se transforme logiquement en théorie de la décadence du capitalisme, la science du mode de production du capital en fondement scientifique du socialisme, le moyen théorique de domination de la bourgeoisie en arme de la lutte de classe révolutionnaire pour l’émancipation du prolétariat.

Évidemment, ni les savants français ni les savants anglais, et encore moins les savants allemands des classes bourgeoises n’ont résolu cette seconde partie du problème général de l’économie politique. Un homme a tiré les dernières conséquences de la théorie du mode de production capitaliste, en se situant dès l’abord du point de vue du prolétariat révolutionnaire : Karl Marx. Pour la première fois, le socialisme et le mouvement ouvrier moderne se placèrent sur le terrain inébranlable de la connaissance scientifique.

En tant qu’idéal d’un ordre social reposant sur l’égalité et la fraternité entre les hommes, en tant qu’idéal d’une société communiste, le socialisme datait de milliers d’années. Chez les premiers apôtres du christianisme, chez diverses sectes religieuses du Moyen Âge, lors de la guerre des paysans, l’idée socialiste n’a cessé de jaillir comme expression la plus radicale de la révolte contre l’ordre existant. Mais justement comme idéal recommandable en tout temps et en tout lieu historique, le socialisme n’était que le beau rêve de quelques exaltés, un songe doré et hors d’atteinte, comme l’arc-en-ciel dans les nuages.

A la fin du XVIII° siècle et au début du XIX°, l’idée socialiste apparaît d’abord avec force et insistance, débarrassée des rêveries des sectes religieuses, comme le reflet des horreurs et des ravages provoqués dans la société par le capitalisme naissant. Même à ce moment, le socialisme n’est au fond qu’un rêve, l’invention de quelques têtes audacieuses. Si nous écoutons le premier précurseur des soulèvements révolutionnaires du prolétariat, Gracchus Babeuf, qui tenta, pendant la Grande Révolution Française, un coup de main pour l’introduction violente de l’égalité sociale, le seul fait sur lequel il fonde ses aspirations communistes, c’est l’injustice criante de l’ordre social existant. Il ne se lasse pas de la peindre sous les couleurs les plus sombres, dans des articles et des pamphlets passionnés et dans sa plaidoirie devant le tribunal qui l’a condamné à mort. Son évangile du socialisme est une répétition monotone d’accusations contre l’injustice régnante, contre les souffrances et les tourments, la misère et l’abaissement des travailleurs aux dépens desquels une poignée d’oisifs s’enrichit et règne. Il suffisait, selon Baboeuf, que l’ordre social existant méritât sa perte pour qu’il pût être réellement renversé il y a cent ans, pourvu qu’il se trouvât un groupe d’hommes résolus qui s’emparât du pouvoir et instaurât le régime de l’égalité, comme les Jacobins avaient, en 1793, pris le pouvoir politique et instauré la république.

C’est sur de tout autres méthodes et bien qu’essentiellement sur les mêmes fondements que reposent les idées socialistes défendues avec beaucoup plus de génie et d’éclat dans les années trente du siècle dernier par trois grands penseurs, Saint-Simon et Fourier en France, Owen en Angleterre. Certes, aucun des trois n’envisageait plus la prise du pouvoir révolutionnaire pour réaliser le socialisme ; au contraire, comme toute la génération qui a suivi la Grande Révolution, ils étaient détournés de tout bouleversement social et de toute politique, et partisans résolus de la propagande purement pacifique. Cependant, chez tous, la base de l’idée socialiste était la même : simple projet, invention d’une tête géniale qui en recommandait la réalisation à l’humanité tourmentée pour la sauver de l’enfer de l’ordre social bourgeois.

Malgré toute la vigueur de leurs critiques et la magie de leurs idéaux, ces théories socialistes sont restées pratiquement sans influence sur le mouvement et les luttes réels de l’histoire. Babeuf et sa petite troupe d’amis périrent dans la tourmente contre-révolutionnaire, comme un frêle esquif, sans laisser d’abord d’autre trace qu’une brève ligne lumineuse dans les pages de l’histoire révolutionnaire. Saint-Simon et Fourier n’ont abouti qu’à regrouper des sectes de partisans enthousiastes et doués qui se sont ensuite dispersés ou ont pris d’autres directions, après avoir répandu les germes riches et féconds d’idées, de critiques et d’essais sociaux. C’est encore Owen qui a eu le plus d’influence sur le prolétariat, mais cette influence se perd sans laisser de trace, après avoir enthousiasmé une petite élite d’ouvriers anglais dans les années 1830 et 40.

Une nouvelle génération de dirigeants socialistes est apparue dans les années 1840 : Weitling en Allemagne, Proudhon, Louis Blanc, Blanqui en France. La classe ouvrière avait déjà, de son côté, entrepris la lutte contre la domination du capital, les révoltes élémentaires des canuts lyonnais en France, du mouvement chartiste en Angleterre avaient donné le signal de la lutte de classe. Il n’y avait cependant aucun lien direct entre ces mouvements élémentaires des exploités et les diverses théories socialistes. Les prolétaires en révolution n’avaient aucun but socialiste en vue, les théoriciens socialistes ne cherchaient pas à faire appuyer leurs idées par une lutte politique de la classe ouvrière. Leur socialisme devait se réaliser grâce à certaines institutions astucieuses, telles la banque populaire de Proudhon pour un juste échange des marchandises ou les associations de producteurs de Louis Blanc. Le seul socialiste qui comptât sur la lutte politique comme moyen de réaliser la révolution sociale, c’était Auguste Blanqui : il était le seul véritable défenseur du prolétariat et de ses intérêts révolutionnaires de classe en cette période. Toutefois, son socialisme n’était au fond qu’un projet de république sociale réalisable à tout moment par la volonté résolue d’une minorité révolutionnaire.

L’année 1848 allait voir le point culminant et en même temps la crise de l’ancien socialisme dans toutes ses variantes. Le prolétariat parisien, influencé par la tradition des luttes révolutionnaires antérieures, remué par divers systèmes socialistes, était passionnément attaché à des idées confuses de justice sociale. Dès le renversement du roi-bourgeois Louis-Philippe, les ouvriers parisiens utilisèrent leur position de force pour exiger cette fois de la bourgeoisie effrayée la réalisation de la “ république sociale ” et d’une nouvelle “ organisation du travail ”. Pour appliquer ce programme, le prolétariat accorda au gouvernement provisoire le célèbre délai de trois mois pendant lesquels les ouvriers avaient faim et attendaient tandis que la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie s’armaient en secret et préparaient l’écrasement des ouvriers. Le délai prit fin avec les mémorables batailles de juin où l’idéal d’une “ république sociale à tout moment réalisable ” fut noyé dans le sang du prolétariat parisien. La révolution de 1848 n’amena pas le règne de l’égalité sociale, mais la domination politique de la bourgeoisie et un essor sans précédent de l’exploitation capitaliste sous le Second Empire.

Au moment même où le socialisme des anciennes écoles semblait pour toujours enterré sous les barricades de l’insurrection de juin, Marx et Engels fondaient l’idée socialiste sur une assise entièrement nouvelle. Ils ne cherchaient les points d’appui du socialisme ni dans la condamnation morale de l’ordre social existant, ni dans la découverte de projets aussi ingénieux et séduisants que possible pour introduire en contrebande l’égalité sociale dans le régime actuel. Ils se tournèrent vers l’étude des relations économiques dans la société contemporaine. C’est là, dans les lois de l’anarchie capitaliste, que Marx découvrit le véritable levier des aspirations socialistes. Les classiques français et anglais de l’économie politique avaient découvert les lois selon lesquelles l’économie capitaliste vit et se développe ; un demi-siècle plus tard, Marx reprit leur œuvre exactement là où ils l’avaient arrêtée. Il découvrit à son tour que les lois de l’ordre économique contemporain travaillaient à la propre perte de cet ordre économique en menaçant de plus en plus l’existence de la société par le développement de l’anarchie et par un enchaînement de catastrophes économiques et politiques. Ce sont, comme l’a démontré Marx, les tendances évolutives de la domination du capital qui, parvenues à un certain point de maturation, rendent nécessaire le passage a un mode d’économie consciemment planifiée et organisée par l’ensemble de la société laborieuse, pour que toute la société et toute la civilisation humaine ne sombrent pas dans les convulsions d’une anarchie déchaînée. Le capital lui-même précipite inexorablement l’heure de son destin, en rassemblant en masses toujours plus grandes ses futurs fossoyeurs : les prolétaires ; en s’étendant à tous les pays de la terre, en instaurant une économie mondiale anarchique et en créant ainsi les bases d’un rassemblement du prolétariat de tous les pays en une puissance révolutionnaire mondiale qui balaiera la domination de la classe capitaliste. Le socialisme cessait ainsi d’être un projet, un merveilleux phantasme, ou l’expérience, acquise à la force du poignet par quelques groupes d’ouvriers isolés dans différents pays. Le socialisme, programme commun d’action politique du prolétariat international, est une nécessité historique, parce qu’il est le fruit des tendances évolutives de l’économie capitaliste.

On comprend maintenant pourquoi Marx a situé sa propre doctrine économique en dehors de l’économie politique officielle et l’a appelée “ une critique de l’économie politique ”. Certes, les lois de l’anarchie capitaliste et de sa ruine, telles que Marx les a développées, ne sont que la continuation de l’économie politique telle que les savants bourgeois l’ont créée, mais elles sont une continuation dont les résultats finaux sont en complète contradiction avec les points de départ de ceux-là. La doctrine de Marx est fille de la théorie économique bourgeoise, mais sa naissance a tué la mère. Dans la théorie de Marx, l’économie politique a trouvé son achèvement et sa conclusion. La suite ne peut plus être - à part certains développements de détails de la théorie de Marx - que la transposition de cette théorie dans l’action, c’est-à-dire la lutte du prolétariat international pour réaliser l’ordre économique socialiste. La fin de l’économie politique comme science est une action historique de portée mondiale : la traduction dans la pratique d’une économie mondiale organisée selon un plan. Le dernier chapitre de la doctrine de l’économie politique, c’est la révolution sociale du prolétariat mondial.

Le lien spécifique propre à l’économie politique et à la classe ouvrière moderne est basé sur une réciprocité. Si, d’une part, l’économie politique, telle que Marx l’a développée, est plus que toute autre science le fondement irremplaçable de l’éducation prolétarienne, le prolétariat conscient constitue d’autre part le seul auditeur réceptif et capable de comprendre la théorie économique. Ayant encore sous les yeux les décombres de la vieille société féodale en train de s’effondrer, les Quesnay et Boisguillebert en France, les Adam Smith et Ricardo en Angleterre scrutaient autrefois avec fierté et enthousiasme la jeune société bourgeoise et, forts de leur ferme confiance dans le règne millénaire de la bourgeoisie et dans son harmonie sociale “ naturelle ”, plongeaient sans peur leurs regards d’aigles dans les profondeurs des lois capitalistes.

Depuis lors, la lutte de classe prolétarienne, s’amplifiant toujours plus, et particulièrement pendant l’insurrection de juin 1848 du prolétariat parisien, a détruit la confiance de la société bourgeoise en son caractère divin. Depuis qu’elle a goûté à l’arbre de la connaissance des contradiction modernes entre les classes, elle a horreur de la nudité classique dans laquelle les créateurs de sa propre économie politique avaient autrefois fait apparaître l’univers. N’est-il pas clair aujourd’hui que les porte-parole du prolétariat moderne ont fabriqué leurs armes mortelles à partir de ces découvertes scientifiques ?

De là vient que, depuis des décennies, l’économie politique, non seulement socialiste mais même bourgeoise (dans la mesure où celle-ci était autrefois une vraie science) ne rencontre chez les classes possédantes que des oreilles de sourds. Incapables de comprendre les doctrines de leurs grands ancêtres et encore moins d’accepter la doctrine de Marx qui en est sortie et sonne le glas de la société bourgeoise, nos doctes bourgeois exposent, sous le nom d’économie politique, une bouillie informe faite des résidus de toutes sortes d’idées scientifiques et de confusions intéressées, et de ce fait, ne cherchent nullement à étudier les buts réels du capitalisme, mais visent au contraire à masquer ces buts, pour défendre le capitalisme comme étant le meilleur, le seul, l’éternel ordre social possible.

Oubliée et trahie par la société bourgeoise, l’économie politique scientifique ne cherche plus ses auditeurs que parmi les prolétaires conscients, pour trouver en eux non seulement une compréhension théorique, mais un accomplissement pratique. Le mot célèbre de Lassalle s’applique en premier lieu à l’économie politique :

“ Quand la science et les travailleurs, ces deux pôles opposés de la société, s’étreindront, ils étoufferont dans leurs bras tous les obstacles à la civilisation. ”

Messages

  • A tous les réformistes, éternels défenseurs du "Travail" :

    Le travail lui-même est nuisible et funeste non seulement dans les conditions présentes, mais en général, dans la mesure où son but est le simple accroissement de la richesse.

    Manuscrits de 1844, Karl Marx

  • Dans son « Introduction à l’économie politique », Rosa Luxemburg affirmait : « Si l’économie politique a pour tâche et pour objet d’expliquer les lois de la formation, du développement et de l’expansion du mode de production capitaliste, elle doit, par une conséquence inéluctable, dévoiler les lois du déclin du capitalisme, car tout comme les formes économiques antérieures, elle n’est pas éternelle, mais représente seulement une phase historique passagère, un degré dans l’échelle infinie de l’évolution sociale. La théorie de la montée du capitalisme se transforme logiquement en théorie de la décadence du capitalisme, la science du mode de production du capital en fondement scientifique du socialisme, le moyen théorique de domination de la bourgeoisie en arme de la lutte de classe révolutionnaire pour l’émancipation du prolétariat. »

  • « Sur le terrain de l’économie politique la libre et scientifique recherche rencontre bien plus d’ennemis que dans ses autres champs d’exploration. »

    Karl Marx dans "Le Capital", Livre I

  • « Esquisse d’une critique de l’économie politique », Friedrich Engels :

    « La constitution de l’économie politique est une conséquence naturelle de l’expansion du commerce. Un système aprfait de la tromperie institutionnalisée, une science complète de l’enrichissement vient ainsi remplacer le négoce simple, non scientifique. Cette économie politique, ou science de l’enrichissement, … est marquée du sceau de l’égoïsme le plus répugnant. »

    La suite

  • Le premier mensonge de l’économie politique bourgeoise consiste à faire croire que tout part des marchés, de l’échange, comme si ce qui devait être échangé ne devait pas d’abord être produit ! Du coup, tous les réformistes ne discutent que d’éthique de l’échange, ou de plus d’égalité et de bien-être du consommateur, en négligeant volontairement l’existence même du producteur, du prolétaire en somme !

  • La deuxième mensonge concernant l’économie politique est d’en faire une philosophie non dialectique selon laquelle les choses agissent dans un seul sens alors que tous ses concepts sont intrinsèquement contradictoires : contradiction dialectique entre valeur d’usage et valeur d’échange, entre production et consommation, entre propriété privée et production collectivement organisée, entre profit privé et organisation sociale, entre prolétaires et capitalistes, entre taux de profit et productivité du travail, entre capital fixe et capital circulant, investissement productif et investissement spéculatif, fondamentalement entre forces productives et rapports de production, entre conservatisme des classes dirigeantes et nécessité du capitalisme de se révolutionner sans cesse, entre Capital et Travail.

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