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Léon Trotsky et la révolution chinoise

dimanche 2 août 2015, par Robert Paris

BILAN ET PERSPECTIVES DE LA RÉVOLUTION CHINOISE :
SES LEÇONS POUR LES PAYS D’ORIENT ET POUR TOUTE L’INTERNATIONALE COMMUNISTE

C’est par l’analyse de l’expérience, des fautes et des tendances de la Révolution de 1905 que se constituèrent définitivement le bolchevisme, le menchevisme et l’aile gauche de la social-démocratie allemande et internationale. L’analyse de l’expérience de la révolution chinoise a aujourd’hui la même importance pour le prolétariat international.

Pourtant cette analyse, loin d’être commencée, est interdite. La littérature officielle s’occupe d’ajuster rapidement les faits aux résolutions du Comité exécutif de l’Internationale communiste, dont l’inconsistance s’est pleinement manifestée. Le projet de programme arrondit autant que possible les angles vifs du problème chinois, mais, pour l’essentiel, il avalise la politique funeste suivie par le Comité exécutif de l’Internationale communiste. On substitue à l’analyse d’un des plus grands processus de l’histoire une plaidoirie littéraire en faveur de schémas qui ont fait faillite.

1. DE LA NATURE DE LA BOURGEOISIE COLONIALE

Le projet de programme dit :

" Des accords provisoires [avec la bourgeoisie indigène des pays coloniaux] ne sont admissibles que pour autant qu’elle ne fait pas obstacle à l’organisation révolutionnaire des ouvriers et des paysans et mène une lutte effective contre l’impérialisme. "

Cette formule, bien qu’elle se trouve sciemment intercalée dans une proposition subordonnée, est une des thèses fondamentales du projet, tout au moins pour les pays d’Orient. La proposition principale parle, évidemment, de " libérer [les ouvriers et les paysans] de l’influence de la bourgeoisie indigène ". Cependant, nous ne jugeons pas en grammairien mais en homme politique ; utilisant notre propre expérience, nous disons : la proposition principale n’a ici qu’une valeur secondaire, tandis que la proposition subordonnée contient l’essentiel. Considérée dans son ensemble, la formule est le classique nœud coulant menchevik qu’on passe ici au cou des prolétaires d’Orient.

De quels " accords provisoires " parle-t-on ? En politique comme dans la nature, tout est " provisoire ". Peut-être, ici, s’agit-il d’ententes circonstancielles strictement pratiques ? Il est évident que nous ne pouvons, pour l’avenir, renoncer à de tels accords, rigoureusement limités et servant chaque fois un but clairement défini. C’est le cas par exemple quand il s’agit d’une entente avec des étudiants du Kuomintang pour l’organisation d’une manifestation anti-impérialiste, ou bien de secours versés par des marchands chinois aux grévistes d’une concession étrangère. De tels phénomènes ne sont nullement à exclure dans l’avenir, même en Chine. Mais alors, que viennent donc faire ici des conditions politiques d’ordre général : " Pour autant qu’elle [la bourgeoisie] ne s’oppose pas à l’organisation révolutionnaire des ouvriers et des paysans et mène une lutte effective (!) contre l’impérialisme. " L’unique " condition " de tout accord avec la bourgeoisie, accord séparé, pratique, limité à des mesures définies et adapté à chaque cas, consiste à ne pas mélanger les organisations et les drapeaux, ni directement ni indirectement, ni pour un jour ni pour une heure, à distinguer le rouge du bleu, et à ne jamais croire que la bourgeoisie soit capable de mener une lutte réelle contre l’impérialisme et de ne pas faire obstacle aux ouvriers et aux paysans ou qu’elle soit disposée à le faire. L’autre condition nous est absolument inutile pour des accords pratiques. Au contraire, elle ne pourrait nous être que nuisible, en brisant la ligne générale de notre lutte contre la bourgeoisie, lutte qui ne cesse pas durant la brève période de " l’accord ". Depuis longtemps, on a dit que des ententes strictement pratiques, qui ne nous lient en aucune façon et ne nous créent aucune obligation politique, peuvent, si cela est avantageux au moment considéré, être conclues avec le diable même. Mais il serait absurde d’exiger en même temps qu’à cette occasion le diable se convertisse totalement au christianisme, et qu’il se serve de ses cornes, non pas contre les ouvriers et les paysans, mais pour des œuvres pieuses. En posant de telles conditions, nous agirions déjà, au fond, comme les avocats du diable, et lui demanderions de devenir ses parrains.

En posant ces conditions absurdes, en embellissant d’avance la bourgeoisie, le projet de programme dit avec une netteté et une clarté parfaites (malgré le caractère diplomatiquement subordonné de la proposition), qu’il s’agit précisément de coalitions politiques longues, et non pas d’accords occasionnels conclus pour des raisons pratiques. Mais alors, que signifie cette exigence que la bourgeoisie lutte " effectivement " et ne " fasse pas obstacle... " ? Imposons-nous ces conditions à la bourgeoisie elle-même et exigeons-nous qu’elle fasse publiquement une promesse ? Elle en fera autant qu’on voudra. Elle enverra même ses délégués à Moscou, adhérera à l’Internationale paysanne, se joindra comme sympathisante à l’Internationale communiste, fera de l’œil à l’Internationale syndicale rouge [1] , en un mot, promettra tout ce qui lui permettra – avec notre aide – de tromper mieux, plus facilement et plus complètement les ouvriers et les paysans, en leur jetant de la poudre aux yeux... jusqu’à la prochaine occasion (sur le modèle de celle de Shanghaï).

Peut-être ne s’agit-il pas ici de promesses politiques de la bourgeoisie, qui, répétons-le, en fera immédiatement, s’assurant de la sorte notre garantie devant les masses ouvrières ? Peut-être s’agit-il d’un jugement " objectif ", " scientifique ", porté sur la bourgeoisie indigène, d’une sorte d’expertise " sociologique " des aptitudes de cette bourgeoisie à combattre et " à ne pas faire obstacle " ? Hélas, comme en témoigne l’expérience la plus récente, habituellement il résulte de telles expertises que les experts font figure d’imbéciles. Cela ne serait rien, s’il ne s’agissait que d’eux...

Mais il ne peut y avoir le moindre doute : dans le texte, il est précisément question de blocs politiques de longue durée. Il serait superflu d’inclure dans le programme le problème des accords pratiques, circonstanciels ; il suffirait d’une résolution sur la tactique " dans le monde actuel ". Mais il s’agit de justifier et de consacrer par le programme l’orientation suivie hier envers le Kuomintang, qui fit périr la seconde révolution chinoise et qui est capable d’en faire périr plus d’une encore.

Conformément à la pensée de Boukharine, auteur véritable du projet, on mise précisément sur une appréciation générale de la bourgeoisie coloniale, dont l’aptitude à combattre et à ne pas " faire obstacle " doit être prouvée non pas par son propre serment, mais par un schéma strictement " sociologique ", c’est-à-dire le mille-et-unième schéma strictement adapté à cette œuvre opportuniste.

Pour que la démonstration soit plus claire, citons ici le jugement porté par Boukharine sur la bourgeoisie coloniale. Après une référence au " fond anti-impérialiste " des révolutions coloniales, et à Lénine (tout à fait hors de propos), Boukharine déclare :

" La bourgeoisie libérale a joué en Chine, pendant toute une série d’années, et non pas de mois, un rôle objectivement révolutionnaire, puis elle s’est épuisée. Ce ne fut nullement " une journée glorieuse " comparable à la révolution libérale russe de 1905. "

Ici, tout est erroné du début à la fin. En effet, Lénine enseignait qu’il faut distinguer rigoureusement la nation bourgeoise opprimée de celle qui opprime. De là découlent des conséquences d’une importance exceptionnelle, par exemple dans le cas d’une guerre entre pays impérialistes et coloniaux. Pour un pacifiste, cette guerre ressemble à n’importe quelle autre ; pour un communiste, la guerre d’une nation coloniale contre une nation impérialiste est une guerre bourgeoise-révolutionnaire, Lénine élevait ainsi les mouvements de libération nationale, les insurrections coloniales et les guerres des nations opprimées jusqu’au niveau des révolutions démocratiques bourgeoises, en particulier jusqu’à celui du 1905 russe. Mais Lénine ne posait pas du tout, comme le fait actuellement Boukharine, après son revirement à 180°, les guerres de libération nationale au-dessus des révolutions démocratiques bourgeoises. Lénine exigeait la distinction entre la bourgeoisie du pays opprimé et celle du pays oppresseur. Mais nulle part, Lénine n’a présenté ce problème (et n’aurait pu le faire), en affirmant que la bourgeoisie d’un pays colonial ou semi-colonial à l’époque de la lutte pour la libération nationale était plus progressiste et plus révolutionnaire que la bourgeoisie d’un pays non colonial en période de révolution démocratique [2] . Sur le plan théorique, rien ne l’exige ; l’histoire ne le confirme pas. Si pitoyable que soit le libéralisme russe, bien que sa moitié de gauche – la démocratie petite-bourgeoise, les socialistes révolutionnaires et les mehcheviks – fasse figure d’avorton, il n’est guère possible d’affirmer que le libéralisme et la démocratie bourgeoise aient en Chine montré plus d’élévation et de capacité révolutionnaires que leurs homologues russes.

Présenter les choses comme si le joug colonial assignait nécessairement un caractère révolutionnaire à la bourgeoisie nationale, c’est reproduire à rebours l’erreur fondamentale du menchevisme, qui estimait que la nature révolutionnaire de la bourgeoisie russe devait absolument découler de l’oppression absolutiste et féodale.

La question de la nature et de la politique de la bourgeoisie est tranchée par toute la structure interne des classes dans la nation qui conduit la lutte révolutionnaire, par l’époque historique où se déroule cette lutte, par le degré de dépendance économique, politique et militaire qui lie la bourgeoisie indigène à l’impérialisme mondial dans son ensemble, ou à une partie de celui-ci, enfin – et c’est là le principal – par le degré d’activité de classe du prolétariat indigène et par l’état de sa liaison avec le mouvement révolutionnaire international.

Une révolution démocratique ou la libération nationale peuvent permettre à la bourgeoisie d’approfondir et d’étendre ses possibilités d’exploitation. L’intervention autonome du prolétariat sur l’arène révolutionnaire menace de les lui ôter toutes.

Voyons les faits de près. Les animateurs actuels de l’Internationale Communiste répètent sans trêve que Tchang Kaï-chek fit la guerre à " l’impérialisme ", alors que Kerensky marcha la main dans la main avec les impérialistes. Conclusion : il fallait mener une lutte implacable contre Kerensky alors qu’il fallait appuyer Tchang Kaï-chek.

La liaison du kerenskysme et de l’impérialisme est indiscutable. On peut remonter plus loin en arrière et souligner que la bourgeoisie russe " détrôna " Nicolas II avec la bénédiction des impérialismes anglais et français. Non seulement Milioukov-Kerensky soutinrent la guerre de Lloyd George-Poincaré, mais Lloyd George-Poincaré appuyèrent la révolution de Milioukov-Kerensky contre le tsar d’abord, contre les ouvriers et les paysans ensuite.

C’est un fait indiscutable.

Mais, sur ce point, comment les choses se passèrent-elles en Chine ? La " Révolution de Février " se produisit en Chine en 1911. Cette révolution fut un grand pas en avant, bien qu’elle eût été menée avec la participation la plus directe des impérialistes. Dans ses Mémoires, Sun Yat-Sen raconte comment son organisation obtint dans toutes ses activités " l’aide " des États impérialistes (tantôt le Japon, tantôt la France, tantôt les États-Unis). Si Kerensky, en 1917, continua à participer à la guerre impérialiste, la bourgeoisie chinoise, elle qui était " nationale ", " révolutionnaire ", etc., appuya elle aussi l’intervention de Wilson dans la guerre, en espérant que l’Entente aiderait à libérer la Chine. Sun Yat-Sen, en 1918, s’adressa aux gouvernements de l’Entente avec ses projets de relèvement économique et de libération politique de la Chine. Aucune raison ne permet d’affirmer que la bourgeoisie chinoise, bourgeoisie chinoise, dans sa lutte contre la dynastie mandchoue, ait fait preuve de qualités plus révolutionnaires que la bourgeoisie russe dans son combat contre le tsarisme, ou que l’attitude de Tchang Kaï-chek et celle de Kerensky envers l’impérialisme aient différé dans leur principe.

Mais Tchang Kaï-chek, affirme le Comité exécutif de l’Internationale communiste, a tout de même fait la guerre à l’impérialisme. Présenter ainsi les choses, c’est travestir grossièrement la réalité. Tchang Kaïchek a fait la guerre aux militaristes chinois, agents de l’un des États impérialistes. Ce n’est pas du tout la même chose que de faire la guerre à l’impérialisme.

Même Tang Ping-sian comprenait cela. Dans le rapport qu’il présenta au VIIe plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste (à la fin de 1926), il caractérisa ainsi la politique centriste du Kuomintang, dirigé par Tchang Kaï-chek :

" Dans le domaine de la politique internationale, il a une attitude passive, au plein sens du terme... Il est enclin à ne lutter que contre l’impérialisme anglais ; quant aux impérialistes japonais, il est prêt dans certaines conditions à admettre un compromis avec eux " (Compte rendu sténographique, ,vol. I, p. 406).

L’attitude du Kuomintang envers l’impérialisme fut, dés le début, non pas révolutionnaire mais toute de collaboration : le Kuomintang cherchait à battre les agents de certaines puissances impérialistes pour entamer des marchandages avec ces mêmes puissances ou avec d’autres, à des conditions plus avantageuses. C’est tout.

Toute cette façon d’aborder le problème est erronée. Ce qu’il faut considérer, ce n’est pas l’attitude de chaque bourgeoisie indigène envers l’impérialisme en général, mais sa position face aux tâches historiques révolutionnaires qui sont à l’ordre du jour dans son pays. La bourgeoisie russe fut celle d’un État impérialiste oppresseur. La bourgeoisie chinoise est celle d’un pays colonial opprimé. Le renversement du tsarisme féodal fut un facteur de progrès dans l’ancienne Russie. Ébranler le joug impérialiste, c’est en Chine un facteur historique de progrès. Mais la conduite de la bourgeoisie chinoise par rapport à l’impérialisme, au prolétariat et à la paysannerie, non seulement n’est pas plus révolutionnaire que l’attitude de la bourgeoisie russe envers le tsarisme et les classes révolutionnaires de Russie, mais elle est peut-être encore plus réactionnaire et plus lâche. Voilà la seule façon de poser la question.

La bourgeoisie chinoise est suffisamment réaliste et connaît d’assez près la figure de l’impérialisme mondial pour comprendre qu’une lutte réellement sérieuse contre lui exige une pression si forte des masses révolutionnaires que dès le début, c’est la bourgeoisie elle-même qui sera menacée. Si la lutte contre la dynastie mandchoue fut une tâche de moindre envergure historique que le renversement du tsarisme, en revanche, la lutte contre l’impérialisme mondial est historiquement un problème plus vaste. Et si, dès nos premiers pas, nous avons appris aux ouvriers de Russie à ne pas croire que le libéralisme soit disposé à culbuter le tsarisme et abolir le féodalisme et que la démocratie petite-bourgeoise en soit capable, nous aurions dû, de la même façon, inoculer, dès le début, ce sentiment de méfiance aux ouvriers chinois. Au fond, la nouvelle théorie de Staline-Boukharine, si totalement fausse, sur " l’immanence " de l’esprit révolutionnaire de la bourgeoisie coloniale n’est que du menchevisme traduit dans le langage de la politique chinoise ; elle sert simplement à faire de la situation opprimée de la Chine une prime politique au profit de la bourgeoisie chinoise ; elle jette sur le plateau de la balance, du côté de la bourgeoisie, un supplément de poids au détriment du prolétariat chinois doublement opprimé.

Mais, nous disent Staline et Boukharine, auteurs du projet de programme, la marche de Tchang Kaïchek vers le nord provoqua un réveil puissant des masses ouvrières et paysannes., C’est incontestable. Mais est-ce que le fait que Goutchkov et Choulguine aient apporté à Petrograd l’acte d’abdication de Nicolas II ne joua pas un rôle révolutionnaire, ne réveilla pas les couches du peuple les plus écrasées, les plus fatiguées, les plus timides ? Mais est-ce que le fait que le travailliste Kerensky soit devenu président du Conseil des Ministres et commandant en chef des armées ne réveilla pas la masse des soldats, ne la poussa pas vers les meetings, ne dressa pas les villages contre les hobereaux ? On peut aussi poser la question de façon plus large : en général, est-ce que toute l’activité du capitalisme n’éveille pas les masses, ne les arrache pas, suivant l’expression du Manifeste communiste, à la stupidité de la vie des campagnes, ne lance pas les bataillons prolétariens dans la lutte ? Mais est-ce qu’un jugement historique sur le rôle objectif du capitalisme dans son ensemble, ou de certaines actions de la bourgeoisie en particulier, peut se substituer à notre attitude active de classe révolutionnaire envers le capitalisme et l’activité de la bourgeoisie ? La politique opportuniste s’est toujours fondée sur un " objectivisme " de ce genre, non dialectique, conservateur, suiviste. Le marxisme a toujours enseigné que les conséquences révolutionnaires de certains actes que la bourgeoisie est obligée d’accomplir en raison de sa situation, seront d’autant plus décisives, incontestables et durables que l’avant-garde prolétarienne sera plus indépendante par rapport à la bourgeoisie et moins encline à se laisser prendre les doigts dans l’engrenage bourgeois, à parer la bourgeoisie, à surestimer son esprit révolutionnaire et son aptitude à établir le " front unique " et à lutter contre l’impérialisme.

Le jugement formulé par Boukharine sur la bourgeoisie coloniale ne résiste pas plus à la critique sur le plan théorique que sur les plans historique et politique. Pourtant, c’est précisément ce jugement que le projet de programme s’attache, comme nous l’avons vu, à consacrer.

Une faute qui n’est pas reconnue et condamnée en entraîne toujours une autre immédiatement après elle, ou la prépare.

Si, hier, la bourgeoisie chinoise était incorporée au front révolutionnaire unique, aujourd’hui on proclame " qu’elle est définitivement passée dans le camp de la contre-révolution ". Il n’est pas difficile de voir à quel point ces enrôlements et ces transferts effectués de façon tout administrative, sans analyse marxiste quelque peu sérieuse, manquent de fondement.

Il est absolument évident que la bourgeoisie rejoint le camp des révolutionnaires non par hasard, non par légèreté d’esprit, mais parce qu’elle subit la pression de ses intérêts de classe. Par crainte des masses, elle abandonne ensuite la révolution ou manifeste ouvertement contre elle une haine jusqu’alors dissimulée. Mais elle ne peut passer définitivement dans le camp de la contre-révolution, c’est-à-dire se libérer de toute nouvelle obligation de " soutenir " la révolution ou tout au moins de flirter avec elle, que lorsque, par des méthodes révolutionnaires ou autres (celles de Bismarck, par exemple), elle réussit à satisfaire ses aspirations fondamentales de classe. Rappelons l’histoire des années 1848 et 1871. Rappelons que, si la bourgeoisie russe put tourner aussi résolument le dos à la Révolution de 1905, c’est parce qu’elle reçut d’elle la Douma d’État, c’est-à-dire le moyen d’agir directement sur la bureaucratie et de traiter avec elle. Mais, quand la guerre de 1914-1917 eut révélé que le régime " rénové " était incapable d’assurer la satisfaction des intérêts majeurs de la bourgeoisie, celle-ci se tourna de nouveau du côté de la révolution et son revirement fut plus brutal qu’en 1905.

Peut-on dire que la Révolution de 1925-1927 en Chine ait donné satisfaction, même partiellement, aux intérêts fondamentaux du capitalisme chinois ? Non ; la Chine est aussi éloignée aujourd’hui d’une véritable unité nationale et de l’indépendance douanière qu’avant 1925. Cependant, la création d’un marché intérieur unique et sa protection contre les marchandises étrangères moins chères constituent pour la bourgeoisie chinoise presque une question de vie ou de mort ; c’est la seconde par ordre de grandeur après celle du maintien des bases de la domination de classe sur le prolétariat et les paysans pauvres. Mais, pour les bourgeoisies anglaise et française, le maintien de la Chine dans l’état de colonie n’a pas moins d’importance que l’autonomie pour la bourgeoisie chinoise. Voilà pourquoi il y aura encore de nombreux zigzags vers la gauche dans la politique de la bourgeoisie chinoise. L’avenir réserve bien des tentations aux amateurs de front unique national. Dire aujourd’hui aux communistes chinois : votre coalition avec la bourgeoisie fut juste de 1924 à la fin de 1927, mais maintenant elle ne vaut rien, parce que la bourgeoisie est définitivement passée dans le camp de la contre-révolution, c’est préparer encore aux communistes chinois de nouvelles occasions de désarroi devant les futurs revirements objectifs et les zigzags à gauche que la bourgeoisie chinoise décrira inévitablement. Déjà la guerre que Tchang Kaï-chek mène contre le Nord bouscule complètement le schéma mécaniste des auteurs du projet de programme.

Mais l’erreur de principe commise dans la manière officielle de poser la question apparaîtra de façon éclatante, convaincante, indiscutable, si nous nous rappelons ce fait tout récent et d’une grande importance : la Russie tsariste fut une combinaison de nations dominatrices et de nations opprimées, les Grands-Russes et " les allogènes ", dont beaucoup se trouvaient dans la situation de colonies ou de semi-colonies. Lénine non seulement exigeait qu’on prêtât la plus grande attention à la question nationale des peuples de la Russie tsariste, mais encore proclamait contre Boukharine et consorts, que le devoir élémentaire du prolétariat de la nation dominante était d’appuyer la lutte des nations opprimées pour le droit à disposer d’elles-mêmes, jusqu’à la séparation même. Le parti en a-t-il déduit que la bourgeoisie des nationalités opprimées par le tsarisme (Polonais, Ukrainiens, Tatars, Juifs, Arméniens, etc.), était plus progressive, plus radicale, plus révolutionnaire que la bourgeoisie russe ? L’expérience historique révèle que la bourgeoisie polonaise, en dépit de la combinaison du joug absolutiste et du joug national, fut plus réactionnaire que la bourgeoisie russe : dans la Douma, elle se sentait attirée non vers les cadets, mais vers les octobristes. Il en fut de même de la bourgeoisie tatare. La très grave privation de droits qui frappait les Juifs n’empêcha pas la bourgeoisie juive d’être encore plus peureuse, réactionnaire et lâche que la bourgeoisie russe. Les bourgeois estoniens, lettons, géorgiens ou arméniens furent-ils plus révolutionnaires que les bourgeois de Grande-Russie ? Comment peut-on oublier de telles leçons historiques ?

Mais peut-être doit-on à présent reconnaître, après coup, que le bolchevisme se trompait quand, contrairement au Bund, aux dachnaks, aux membres du Parti socialiste polonais, aux mencheviks géorgiens et autres [3] , il appelait, dès l’aube de la révolution démocratique bourgeoise, les ouvriers de toutes les nations opprimées, de tous les peuples coloniaux de la Russie tsariste, à se regrouper dans une organisation autonome de classe, à rompre tout lien d’organisation non seulement avec les partis libéraux bourgeois, mais aussi avec les partis révolutionnaires de la petite bourgeoisie, à conquérir la classe ouvrière dans la lutte contre ces derniers et, par l’intermédiaire des ouvriers, à lutter contre ces partis pour influencer les paysans ? N’avons-nous pas commis ici une erreur " trotskyste " ? N’avons-nous pas sauté, en ce qui concerne ces nations opprimées dont certaines étaient extrêmement arriérées, par-dessus la phase de développement qui aurait correspondu au Kuomintang ? Comme il est aisé, en effet, d’édifier une théorie suivant laquelle le Parti socialiste polonais, le Dachnak-Tsoutioun, le Bund, etc., furent les formes " particulières " d’une collaboration nécessaire entre des classes diverses en lutte contre l’absolutisme et le joug national ! Est-ce que, vraiment, on peut oublier pareilles leçons de l’histoire ?

Avant les événements chinois des trois dernières années, il était clair pour un marxiste (et maintenant il doit être clair même pour un aveugle), que l’impérialisme étranger, parce qu’il intervient directement dans la vie intérieure de la Chine, rend les Milioukov et les Kerensky chinois plus lâches encore, en dernière analyse, que leurs prototypes russes. Ce n’est pas pour rien que le premier Manifeste de notre parti avait déjà proclamé que plus on allait vers l’Orient, plus mesquine et lâche devenait la bourgeoisie, et plus grandes les tâches qui incombent au prolétariat. Cette " loi " historique s’applique pleinement à la Chine.

" Notre révolution est bourgeoise ; c’est pour cela que les ouvriers doivent soutenir la bourgeoisie, disent les politiciens dépourvus de toute clairvoyance qui viennent du camp des liquidateurs. Notre révolution est bourgeoise, disons-nous, nous marxistes ; c’est pour cela que les ouvriers doivent ouvrir les yeux au peuple, en lui faisant voir les tromperies des politiciens bourgeois, lui enseigner à ne pas croire aux mots, à ne compter que sur ses forces, son organisation, son union, son armement. "

Cette thèse de Lénine conserve toute sa valeur pour l’Orient entier ; il faut absolument qu’elle ait sa place dans le programme de l’Internationale.

2. LES ÉTAPES DE LA RÉVOLUTION CHINOISE

La première étape pour le Kuomintang fut une période de domination de la bourgeoisie indigène, sous l’enseigne apologétique du " bloc des quatre classes ". La seconde période, après le coup d’Etat de Tchang Kaï-chek, vit la domination parallèle et " autonome " du kerenskysme chinois. Si les populistes russes et les mencheviks donnèrent à leur courte " dictature " la forme ouverte d’une dualité de pouvoirs, la " démocratie révolutionnaire " chinoise, elle, n’avait pas assez de force pour y parvenir. Et comme, en général, l’histoire ne travaille pas sur commande, il ne reste plus qu’à comprendre qu’il n’y a pas et qu’il n’y aura pas d’autre dictature " démocratique " que celle que le Kuomintang exerce depuis 1925. Il en sera ainsi, que la semi-unité de la Chine obtenue par le Kuomintang se maintienne dans l’avenir immédiat, ou que le pays se démembre de nouveau. Mais précisément, quand la dialectique de classe de la révolution, après l’épuisement de toutes les autres ressources, mit à l’ordre du jour la dictature du prolétariat et entraîna des millions d’opprimés et de déshérités des villes et des campagnes, le Comité exécutif de l’Internationale communiste plaça au premier plan le mot d’ordre de la dictature démocratique (c’est-à-dire démocratique bourgeoise) des ouvriers et des paysans. La réponse à cette formule fut l’insurrection de Canton qui, en dépit de son caractère prématuré et de sa direction aventuriste, montre que l’étape nouvelle, la troisième, sera la future révolution chinoise. Il est nécessaire d’y insister.

En cherchant une assurance contre les péchés du passé, la direction, vers la fin de l’année dernière imprima criminellement à la marche des événements une allure forcée qui aboutit à l’avortement de Canton. Mais même un avortement peut beaucoup apprendre sur l’état de la mère et sur le processus de l’accouchement. Au point de vue théorique, l’importance énorme, décisive, des événements de Canton par rapport aux problèmes essentiels de la révolution chinoise, c’est que nous nous trouvons en présence d’un fait extrêmement rare en histoire et en politique : une expérience de laboratoire à une échelle gigantesque. Nous l’avons payée cher ; cela nous oblige d’autant plus à en bien assimiler les enseignements.

D’après ce qu’en rapporte la Pravda (n° 31), un des mots d’ordre du combat à Canton fut le cri : " A bas le Kuomintang ! " Après la trahison de Tchang Kaï-chek déjà et après celle de Wan Tin-wei (qui trahirent non pas leur classe, mais nos illusions), le Comité exécutif de l’Internationale communiste fit des promesses solennelles : " Nous ne céderons pas l’étendard du Kuomintang ! " Or, les ouvriers de Canton interdirent le Kuomintang et proclamèrent hors-la-loi toutes ses tendances. Cela signifie que pour réaliser les tâches nationales fondamentales, la bourgeoisie – non seulement la grande mais aussi la petite – ne présente pas de force politique, de parti, de fraction, aux côtés desquels le parti du prolétariat puisse résoudre les problèmes de la révolution démocratique bourgeoise. Le problème de la conquête du mouvement des paysans incombe déjà entièrement au prolétariat et directement au Parti communiste. Là se trouve la clef qui permettra de prendre la position. Pour qu’une véritable solution des problèmes démocratiques bourgeois puisse intervenir, il faudrait que tout le pouvoir se concentrât entre les mains du prolétariat.

Au sujet du pouvoir soviétique éphémère de Canton, la Pravda communique :

" Dans l’intérêt des ouvriers, le Soviet de Canton a décidé...le contrôle sur la production par les ouvriers et la réalisation de ce contrôle par les comités d’usine... la nationalisation de la grosse industrie, des transports et des banques. "

Plus loin, on cite des mesures de ce genre :

" Confiscation de tous les appartements de la grande bourgeoisie au profit des travailleurs. "

Ainsi, les ouvriers de Canton étaient au pouvoir, et le pouvoir appartenait en fait au Parti communiste. Le programme du nouveau pouvoir comprenait non seulement la confiscation des terres des hobereaux, pour autant qu’il y en eût dans le Kouantoung, le contrôle ouvrier sur la production, mais aussi la nationalisation de la grande industrie, des banques, des transports, et même la confiscation des appartements de la bourgeoisie et de tous les biens de celle-ci au profit des travailleurs. Si ce sont là les méthodes de la révolution bourgeoise, on se demande à quoi peut donc bien ressembler en Chine la révolution prolétarienne !

Bien que les directives du Comité exécutif de l’Internationale communiste n’aient jamais parlé de la dictature prolétarienne et des mesures socialistes, bien que Canton se distingue par son caractère petit-bourgeois de Shanghaï, Han-kéou et autres centres industriels du pays, le coup d’État révolutionnaire réalisé contre le Kuomintang, a automatiquement abouti à la dictature du prolétariat ; dès ses premiers pas, en raison de la situation d’ensemble, celle-ci a dû appliquer des mesures plus radicales que celles qui furent prises au début de la Révolution d’Octobre. Et ce fait, malgré son apparence paradoxale, découle normalement aussi bien des rapports sociaux en Chine que de tout le développement de la révolution.

La propriété foncière – grande et moyenne – (comme on la trouve en Chine) se mêle de la façon la plus intime au capitalisme des villes, et même au capitalisme étranger. Il n’y a pas, en Chine, de caste de hobereaux s’opposant à la bourgeoisie. L’exploiteur le plus commun et le plus haï dans les campagnes est le koulak-usurier, agent du capitalisme financier des villes. Aussi la révolution agraire a-t-elle un caractère antiféodal tout autant qu’antibourgeois. En Chine, il n’y aura pas ou presque pas d’étape semblable à la première étape de notre Révolution d’Octobre, durant laquelle le koulak marchait avec les paysans moyens et pauvres, et souvent à leur tête, contre le propriétaire foncier. La révolution agraire dans ce pays signifie et signifiera, dorénavant, l’insurrection non seulement contre le petit nombre des hobereaux et des bureaucrates véritables, mais aussi contre le koulak et l’usurier. Si, chez nous, les comités de paysans pauvres ne sont intervenus que lors de la seconde étape de la Révolution d’Octobre, vers le milieu de 1918, au contraire, en Chine, ils apparaîtront sur la scène, sous quelque aspect que ce soit, aussitôt que le mouvement agraire renaîtra. La " dékoulakisation " sera, en Chine, le premier et non pas le second pas de l’Octobre chinois.

Cependant, la révolution agraire ne constitue pas le fond unique de la lutte historique qui se déroule actuellement en Chine. La révolution agraire la plus radicale, le partage des terres (il est évident que le Parti communiste l’appuiera jusqu’au bout) ne permettront pas à eux seuls de sortir de l’impasse économique. La Chine a tout autant besoin de son unité nationale, de sa souveraineté économique, c’est-à-dire de l’autonomie douanière ou plus exactement du monopole du commerce extérieur ; or, cela exige qu’elle se libère de l’impérialisme mondial. Pour ce dernier, la Chine ne demeure pas seulement la source la plus abondante d’enrichissement ; elle garantit aussi son existence, en constituant une soupape de sûreté aux explosions qui se produisent aujourd’hui à l’intérieur du capitalisme européen et qui se produiront demain à l’intérieur du capitalisme américain. C’est ce qui détermine par avance l’exceptionnelle ampleur et la monstrueuse âpreté de la lutte que les masses populaires chinoises devront soutenir, surtout maintenant que sa profondeur a pu être mesurée par tous les participants.

Le rôle énorme du capital étranger dans l’industrie chinoise, et l’habitude qu’il a prise, pour la défense de ses appétits, de s’appuyer directement sur les baïonnettes " nationales ", rendent le programme du contrôle ouvrier, en Chine, encore moins réalisable qu’il ne le fut chez nous. L’expropriation directe des entreprises capitalistes, étrangères d’abord, chinoises ensuite, sera très vraisemblablement imposée par le cours de la lutte au lendemain de l’insurrection victorieuse.

Les mêmes causes objectives, sociales et historiques, qui déterminèrent l’issue d’Octobre dans la Révolution russe se présentent en Chine sous un aspect encore plus aigu. Les pôles bourgeois et prolétarien de la nation sont opposés en Chine avec plus d’intransigeance encore, si cela est possible, qu’en Russie ; car, d’une part, la bourgeoisie chinoise a directement partie liée avec l’impérialisme étranger et son appareil militaire, et d’autre part, le prolétariat chinois a pris contact, dès le début, avec l’Internationale communiste et l’Union soviétique. Numériquement, la paysannerie chinoise représente dans le pays une masse bien plus considérable encore que la paysannerie russe ; mais serrée dans l’étau des contradictions mondiales (de leur solution, dans un sens ou dans l’autre, dépend son destin), la paysannerie chinoise est encore plus incapable de jouer un rôle dirigeant que la paysannerie russe. Maintenant, ce n’est plus une prévision théorique, c’est un fait entièrement vérifié sous tous ses aspects.

Ces préalables sociaux et politiques, dont on ne peut discuter l’importance, montrent que, pour la troisième révolution chinoise, non seulement la formule de la dictature démocratique est définitivement périmée, mais aussi que, malgré son grand retard, ou plutôt à cause de ce retard, la Chine ne connaîtra pas, à la différence de la Russie, de période " démocratique ", ne serait-ce que pour une durée de six mois, comme ce fut le cas, de novembre 1917 à juillet 1918, lors de la Révolution d’Octobre ; dès le début, elle devra opérer le grand bouleversement et supprimer la propriété privée dans les villes et les campagnes.

Il est vrai que cette perspective ne concorde pas avec la conception pédantesque et schématique des rapports entre l’économie et la politique. Mais la responsabilité de cette discordance qui ébranle les préjugés à nouveau enracinés (bien qu’Octobre leur ait pourtant déjà porté un coup sérieux), incombe non pas au " trotskysme " mais à la loi du développement inégal. Dans ce cas, elle est justement applicable.

Ce serait faire preuve de pédantisme que d’affirmer que, si une politique bolchevique avait été suivie lors de la Révolution de 1925-1927, le Parti communiste chinois se serait à coup sûr emparé du pouvoir. Mais affirmer que cette possibilité était complètement exclue serait le fait d’un philistin honteux. Le mouvement de masse des ouvriers et des paysans, de même que la désagrégation des classes dominantes, pouvait permettre sa réalisation. La bourgeoisie indigène envoyait ses Tchang Kaï-chek et ses Wan Tin-wei à Moscou ; par l’entremise de ses Hou Han-min, elle frappait aux portes de l’Internationale communiste, précisément parce que, face aux masses révolutionnaires, elle se sentait faible au dernier degré : elle connaissait cette faiblesse et d’avance cherchait à se protéger. Les ouvriers et les paysans n’auraient pas suivi la bourgeoisie indigène si nous ne les avions pris au lasso et entraînés à sa suite. Si la politique de l’Internationale communiste avait eu quelque justesse, l’issue de la lutte du Parti communiste pour la conquête des masses était décidée d’avance : le prolétariat chinois aurait soutenu les communistes, et la guerre paysanne aurait appuyé le prolétariat révolutionnaire.

Si, dès le début de la marche vers le Nord, nous avions commencé à établir des soviets dans les régions " libérées " (et les masses y aspiraient de toutes leurs forces), nous aurions acquis la base nécessaire et rassemblé l’élan révolutionnaire ; nous aurions concentré autour de nous les insurrections agraires ; nous aurions créé notre armée et désagrégé celle de l’ennemi ; malgré sa jeunesse, le Parti communiste chinois aurait pu mûrir sous la direction judicieuse de l’Internationale communiste au cours de ces années exceptionnelles ; il aurait pu arriver au pouvoir, sinon dans toute la Chine d’un seul coup, tout au moins sur une part considérable de son territoire. Et ce qui est le plus important, nous aurions eu un parti.

Mais précisément, dans le domaine de la direction, il s’est produit une chose absolument monstrueuse, une véritable catastrophe historique : l’autorité de l’Union soviétique, du parti des bolcheviks, de l’Internationale communiste, servit entièrement à soutenir Tchang Kaï-chek contre la politique propre du Parti communiste, ensuite à appuyer Wan Tin-wei comme dirigeant de la révolution agraire. Après avoir piétiné la base même de la politique léniniste et rompu les os du jeune Parti communiste chinois, le Comité exécutif de l’Internationale communiste détermina d’avance la victoire du kerenskysme chinois sur le bolchevisme, des Milioukov chinois sur les Kerensky, de l’impérialisme anglo-japonais sur les Milioukov chinois. Voilà la signification – l’unique signification – de ce qui s’est passé en Chine en 1925-1927.

3. DICTATURE DÉMOCRATIQUE OU DICTATURE DU PROLÉTARIAT ?

Comment le dernier plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste a-t-il donc jugé l’expérience acquise dans la révolution chinoise, y compris celle qu’a fournie le coup d’État de Canton ? Quelles sont les perspectives d’avenir qu’il a ébauchées ? A propos de la révolution chinoise, la résolution du plénum de février 1928 permet d’aborder les parties du projet de programme consacrées à ce sujet ; elle dit :

" Il n’est pas exact de caractériser [cette révolution] comme une révolution " permanente " (position du représentant du Comité exécutif de l’Internationale communiste). La tendance à sauter [?] par-dessus l’étape bourgeoise et démocratique de la révolution tout en estimant en même temps [?] que cette révolution est " permanente ", est une erreur analogue à celle de Trotsky en 1905 [?]. "

Depuis que Lénine quitta sa direction, c’est-à-dire depuis 1923, l’activité idéologique de l’Internationale communiste consiste surtout à lutter contre le prétendu " trotskysme " et plus particulièrement contre la " révolution permanente ". Comment a-t-il donc été possible que, sur le problème fondamental de la révolution chinoise, non seulement le Comité central du Parti communiste chinois, mais aussi le délégué officiel de l’Internationale communiste – c’est-à-dire un dirigeant qui avait reçu des instructions spéciales –, commettent précisément " l’erreur " pour laquelle des centaines d’hommes sont en Sibérie ou en prison ? La lutte à propos de la question chinoise dure depuis déjà deux ans et demi. Quand l’Opposition déclara que l’ancien Comité central (Tchen Dou-siou), subissant l’influence des fausses directives de l’Internationale communiste, pratiquait une politique opportuniste, ce jugement fut traité de " calomnie ". La direction du Parti communiste chinois fut considérée comme irréprochable. Le célèbre Tan Pin-sian, approuvé par tout le VIIe plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste, jurait :

" Dès que surgit le trotskysme, le parti et les Jeunesses communistes adoptèrent immédiatement, à l’unanimité, une résolution contre lui " (Compte rendu sténographique, p. 205).

Quand, en dépit de toutes ces " conquêtes ", les événements développèrent tragiquement leur logique, qui aboutit d’abord à la première débâcle de la révolution puis à la seconde, encore plus effrayante, la direction du Parti communiste chinois, d’abord exemplaire, fut en vingt-quatre heures baptisée menchevique et destituée, En même temps, on déclara que la nouvelle direction représentait entièrement la ligne de l’Internationale communiste. Mais dès que commença une nouvelle étape sérieuse, on accusa le nouveau Comité central du Parti communiste chinois d’être passé – comme nous l’avons vu, non pas en paroles mais en actes – à une attitude de prétendue " révolution permanente ". Le délégué de l’Internationale communiste emprunta la même voie. Ce fait frappant, réellement inconcevable, ne peut s’expliquer que par l’écart " béant " qui sépare les directives du Comité exécutif de l’Internationale communiste de la véritable dynamique de la révolution.

Ici, nous n’insisterons pas sur le mythe de la " révolution permanente " de 1905, qui fut mis en circulation en 1924 pour semer le trouble et dérouter. Contentons-nous d’examiner comment ce mythe s’est réfracté dans le problème de la révolution chinoise.

Le premier paragraphe de la résolution de février, auquel a été empruntée la citation reproduite plus haut, donne les motifs suivants de son attitude négative envers la prétendue " révolution permanente " :

" La période actuelle de la révolution chinoise est celle de la révolution bourgeoise et démocratique, qui n’est achevée ni du point de vue économique (bouleversement agraire et abolition des rapports féodaux) ni, dit point de vue de la lutte contre l’impérialisme (unité de la Chine et indépendance nationale), ni du point de vue du caractère de classe du pouvoir (dictature du prolétariat et de la paysannerie). "

Cet exposé des motifs est un enchaînement ininterrompu d’erreurs et de contradictions.

Le Comité exécutif de l’Internationale communiste a enseigné que la révolution chinoise doit assurer à la Chine la possibilité de se développer dans la voie du socialisme. On ne peut atteindre ce but que si la révolution ne s’arrête pas à la simple réalisation des tâches démocratiques bourgeoises, que si, en grandissant, en passant d’une phase à l’autre, c’est-à-dire en se développant sans interruption (ou d’une façon permanente), elle conduit la Chine vers un développement socialiste. C’est justement cela que Marx entendait par révolution permanente [4] . Comment peut-on alors, d’une part, parler de la voie non capitaliste suivie parle développement de la Chine, et de l’autre, nier le caractère permanent de la révolution en général ?

Mais, réplique la résolution du Comité exécutif de l’Internationale communiste, la révolution n’est achevée ni du point de vue du bouleversement agraire, ni du point de vue de la lutte nationale contre l’impérialisme. On en déduit le caractère démocratique bourgeois de la révolution chinoise dans la période actuelle. En réalité, la période actuelle est celle de la contre-révolution. Sans doute le Comité exécutif de l’Internationale communiste veut-il dire que la nouvelle marée de la révolution chinoise, ou plus exactement la troisième révolution chinoise, aura un caractère bourgeois démocratique, puisque la deuxième révolution chinoise de 1925-1927 n’a résolu ni la question agraire ni le problème national. Toutefois, même sous cette forme amendée, un tel raisonnement repose sur une totale incompréhension de l’expérience et des enseignements de la révolution chinoise comme de la révolution russe.

La révolution de février 1917 avait laissé sans solution, en Russie, tous les problèmes intérieurs et internationaux : le féodalisme dans les campagnes, l’ancienne bureaucratie, la guerre et la débâcle économique. C’est en partant de cette situation que non seulement les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, mais aussi de nombreux responsables de notre parti, démontraient à Lénine que " la période actuelle de la révolution était celle d’une révolution démocratique bourgeoise ". Sur ce point essentiel, la résolution du Comité exécutif de l’Internationale communiste ne fait que recopier les objections que les opportunistes en 1917 firent à Lénine afin de s’opposer à la lutte pour la dictature du prolétariat [5].

Plus loin dans le texte, on dit que la révolution démocratique bourgeoise n’est pas achevée, non seulement au point de vue économique et national, mais aussi " au point de vue de la nature de classe du pouvoir (dictature du prolétariat et des paysans) ". Cela ne peut signifier qu’une chose : défense au prolétariat chinois de lutter pour le pouvoir tant qu’il n’y a pas à la tête de la Chine un " véritable " gouvernement démocratique. Malheureusement, on n’indique pas où le prendre.

La confusion s’accroît encore du fait que le mot d’ordre des soviets fut repoussé pour la Chine au cours de ces deux dernières années parce que, disait-on, la création de soviets n’est admissible que lorsqu’on passe à la révolution prolétarienne (" théorie " de Staline). Or, quand le renversement révolutionnaire fut réalisé, quand ceux qui y participèrent conclurent que c’était là justement le passage à la révolution prolétarienne, on les accusa de " trotskysme ", Peut-on avec de telles méthodes éduquer le parti et l’aider à accomplir ses grandes tâches ?

Afin de sauver une position désespérée, la résolution du Comité exécutif de l’Internationale communiste (en rupture avec le cours des autres idées) met hâtivement en avant son dernier argument : elle invoque l’impérialisme. Il se trouve que la tendance à sauter par-dessus l’étape démocratique bourgeoise

" est d’autant [!] plus nuisible qu’en posant ainsi la question on élimine [?] la particularité nationale la plus importante de la révolution chinoise, qui est une révolution semi-coloniale ".

L’unique signification que peuvent avoir ces paroles absurdes est l’idée que le joug de l’impérialisme sera renversé par une sorte de dictature non prolétarienne. Autant dire que l’on invoque " la particularité nationale la plus importante " au tout dernier moment, pour embellir soit la bourgeoisie chinoise indigène, soit la " démocratie " petite-bourgeoise de Chine, Cet argument ne peut avoir d’autre sens. Mais nous avons déjà examiné d’une façon assez détaillée cette conception dans le chapitre qui traite " de la nature de la bourgeoisie coloniale ". Inutile d’y revenir.

Il faut que la Chine connaisse encore une lutte gigantesque, acharnée, sanglante, prolongée, pour des conquêtes aussi élémentaires que la liquidation des formes les plus " asiatiques " de servitude, l’émancipation et l’unité du pays. Mais comme l’a montré le cours des événements, c’est justement ce fait qui rend impossible pour l’avenir l’existence d’une direction ou même d’une semi-direction bourgeoise de la révolution. L’unité et l’émancipation de la Chine constituent maintenant un problème international, tout comme l’existence de l’U.R.S.S. On ne peut résoudre ce problème que par la lutte acharnée des masses populaires, masses écrasées, affamées, persécutées, sous la direction directe de l’avant-garde prolétarienne. Lutte non seulement contre l’impérialisme mondial, mais aussi contre ses agents économiques et politiques en Chine, contre la bourgeoisie, y compris la bourgeoisie " indigène ". C’est cela la voie de la dictature du prolétariat.

A partir d’avril 1917, Lénine expliquait à ses adversaires, qui l’accusaient d’être passé à la " révolution permanente ", que la dictature du prolétariat et de la paysannerie s’était déjà réalisée, en partie, à l’époque de la dualité de pouvoir. Plus tard, il précisa que cette dictature avait trouvé son prolongement durant la première période du pouvoir des soviets, lorsque la paysannerie entière réalisait avec les ouvriers le bouleversement agraire, tandis que la classe ouvrière ne procédait pas encore à la confiscation des fabriques et des usines et faisait l’expérience du contrôle ouvrier. Pour ce qui est de " la nature de classe du pouvoir ", la " dictature " socialiste-révolutionnaire et menchevique donna ce qu’elle pouvait donner : un avorton de dualité de pouvoir. En ce qui concerne le bouleversement agraire, la révolution mit au monde un bébé sain et fort, mais c’est déjà la dictature du prolétariat qui fut l’accoucheuse. En d’autres termes, tout ce que la formule théorique de la dictature du prolétariat et de la paysannerie cherchait à unir se trouva décomposé dans le cours de la lutte des classes. L’écale vide du demi-pouvoir fut provisoirement remise à Kerensky-Tseretelli, tandis que le véritable noyau de la révolution agraire et démocratique revenait à la classe ouvrière triomphante. Telle est la dissociation dialectique de la dictature démocratique que les dirigeants du Comité exécutif de l’Internationale communiste n’ont pas comprise. Ils se sont enfoncés dans une impasse politique, en condamnant mécaniquement le procédé qui consiste à " sauter par-dessus l’étape bourgeoise et démocratique ", et en tentant de diriger un processus historique par des circulaires. Si l’on entend par étape bourgeoise et démocratique l’accomplissement de la révolution agraire par la voie de la dictature " démocratique ", alors c’est la Révolution d’Octobre qui sauta audacieusement "par-dessus" l’étape bourgeoise et démocratique. Faut-il l’en condamner ?

Alors, pourquoi ce qui fut historiquement inéluctable en Russie, ce qui exprima le bolchevisme au plus haut degré, se trouve-t-il être du " trotskysme " en Chine ? C’est évidemment en vertu de la même logique qui proclame que la théorie de Martynov, que pendant vingt ans le bolchevisme a flétrie en Russie, convient à la Chine.

Mais peut-on, en général, sur ce sujet, admettre une analogie avec la situation en Russie ? Nous répondons que le mot d’ordre de la dictature du prolétariat et de la paysannerie est lancé par les dirigeants du Comité exécutif de l’Internationale communiste d’après la seule méthode des analogies, mais des analogies littéraires, formelles, et non d’après le matérialisme historique. Il est possible d’admettre une analogie entre la Chine et la Russie, si on aborde la comparaison d’une façon correcte. Lénine le fit superbement, non pas après coup, mais en devançant les faits, en prévoyant les erreurs futures des épigones. Des centaines de fois, Lénine eut à défendre la révolution prolétarienne d’octobre, qui osa conquérir le pouvoir, bien que les problèmes bourgeois et démocratiques n’eussent pas encore reçu de solution ; Lénine répondait : c’est précisément pour cette raison et justement pour leur en donner une.

Le 16 janvier 1923, Lénine écrivait à l’adresse des pédants qui se prononçaient contre la conquête du pouvoir en se référant à un argument " incontestable ", le fait que la Russie n’était pas mûre :

" Il ne leur vient même pas à l’idée, par exemple, que la Russie, qui se trouve à la limite des pays civilisés et des pays que la guerre entraîne pour la première fois définitivement vers la civilisation, des pays de tout l’Orient, des pays situés hors d’Europe, que justement pour cette raison la Russie devait manifester certaines particularités ; elles vont évidemment dans le sens général de l’évolution du monde, mais font que sa révolution se distingue de toutes celles qui l’ont précédée dans les pays de l’Europe occidentale ; elles apportent certaines innovations partielles liées à sa situation intermédiaire entre l’Europe et les pays orientaux [6] ".

La " particularité " qui rapprochait précisément la Russie des pays d’Orient, c’était, pour Lénine, que, dès l’aube du mouvement, le jeune prolétariat devait, pour se frayer la voie vers le socialisme, balayer la barbarie féodale et toutes les autres vieilleries.

Si l’on prend comme point de départ l’analogie léniniste entre la Chine et la Russie, il y a lieu de dire : au point de vue de la nature politique du pouvoir, tout ce que pouvait réaliser la dictature démocratique a été tenté en Chine, d’abord dans le Canton de Sun Yat-sen, ensuite dans la marche de Canton à Shanghaï avec comme acte final le coup d’État de Shanghaï, puis à Ou-Tchang, où le Kuomintang de gauche apparut sous sa forme pure, c’est-à-dire, selon les directives du Comité exécutif de l’Internationale communiste, comme l’organisateur de la révolution agraire, et en réalité comme son bourreau. Les tâches de la révolution bourgeoise et démocratique, elles, devront remplir la première période de la future dictature du prolétariat et des paysans pauvres chinois. Alors que non seulement le rôle de la bourgeoisie chinoise, mais aussi celui de la " démocratie ", a pu entièrement se révéler, alors qu’il est devenu absolument incontestable que, dans les batailles futures, la " démocratie " exercera ses fonctions de bourreau plus vigoureusement encore que par le passé, mettre à présent en avant le mot d’ordre de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, c’est permettre tout simplement de dissimuler de nouvelles variétés de Kuomintang, c’est tendre un piège au prolétariat.

Rappelons, pour être complet, ce que Lénine a brièvement dit au sujet des bolcheviks qui continuaient à opposer l’expérience socialiste-révolutionnaire et menchevique au mot d’ordre de la " véritable " dictature démocratique :

" Celui qui ne parle que de " dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat et de la paysannerie " retarde sur la vie, est en fait passé du côté de la petite bourgeoisie contre la lutte de classe prolétarienne ; il doit être relégué aux archives des raretés " bolcheviques " d’avant la révolution (on pourrait les appeler les archives des " vieux " bolcheviks) " [Ces mots furent prononcés au cours de la discussion des Thèses d’avril en 1917.]

Ces paroles sonnent encore aujourd’hui comme si elles étaient actuelles.

Il va de soi qu’il ne s’agit nullement, à présent, d’appeler le Parti communiste chinois à se soulever immédiatement pour la conquête du pouvoir. On ne peut supprimer les conséquences d’une défaite en révisant simplement la tactique. Actuellement, la révolution reflue. Le verbiage à peine dissimulé que contient la résolution du Comité exécutif de l’Internationale communiste lorsqu’elle assure que la révolution suit à nouveau son cours ascendant, parce qu’il y a en Chine des exécutions sans nombre et une dure crise commerciale et industrielle, témoigne d’une criminelle légèreté d’esprit, et de rien de plus. Après trois défaites considérables, une crise économique n’excite pas le prolétariat mais au contraire elle le déprime, Il est déjà épuisé sans elle, et les exécutions détruisent le parti, politiquement affaibli. En Chine, nous sommes entrés dans une période de reflux : il faut donc approfondir les problèmes théoriques, favoriser l’auto-éducation critique du parti, établir et consolider de fermes points d’appui dans tous les domaines du mouvement ouvrier, constituer des cellules dans les villages, diriger et unifier les combats partiels, d’abord défensifs puis offensif, des ouvriers et des paysans pauvres.

Par où le nouveau flux des masses commencera-t-il ? Quelles sont les circonstances qui donneront à l’avant-garde prolétarienne, placée à la tête de masses de plusieurs millions, l’élan révolutionnaire nécessaire ? On ne peut le prédire. C’est l’avenir qui montrera si seuls les processus internes y suffiront, ou si c’est un choc venu du dehors qui y aidera.

Il existe des raisons suffisantes de penser que la débâcle de la révolution chinoise, étroitement conditionnée par une fausse direction, permettra aux bourgeoisies chinoise et étrangère de triompher, dans une certaine mesure, de l’effroyable crise économique qui ravage actuellement le pays ; il va de soi que ce résultat sera obtenu sur le dos des ouvriers et des paysans. Cette phase de " stabilisation " groupera de nouveau les ouvriers, leur donnera de la cohésion, leur rendra la confiance de classe en eux-mêmes et les opposera de nouveau, plus brutalement, à l’ennemi ; mais ce mouvement se situera à une étape historiquement plus élevée. Ce n’est que lorsque se lèvera une nouvelle vague offensive du mouvement prolétarien que l’on pourra évoquer sérieusement la perspective d’une révolution agraire.

Il n’est pas exclu que, dans la première période, cette troisième révolution reproduise, sous une forme très abrégée et modifiée, les étapes déjà traversées, en présentant par exemple quelques nouvelles parodies de " front national unifié ". Mais c’est à peine si cette première période donnera au Parti communiste le temps de mettre en avant et de proclamer devant les masses populaires ses " thèses d’avril ", c’est-à-dire son programme et sa tactique de prise du pouvoir. Or, que dit le projet de programme à ce sujet : " La transition menant à la dictature du prolétariat ici [en Chine] n’est possible qu’à travers toute une série de degrés préparatoires [?], qu’à la suite de toute une période de transformation pendant la croissance [?] de la révolution démocratique bourgeoise en révolution socialiste. "

En d’autres termes, tous les " degrés " passés ne comptent pas, le projet de programme voit en avant ce qui est situé en arrière, C’est là une manière conformiste d’aborder la question. C’est ouvrir toute grande la porte à de nouvelles expériences dans le genre de celle du Kuomintang. Ainsi, en cachant les fautes anciennes, on fraye inévitablement la voie à des erreurs nouvelles.

Si nous abordons la nouvelle poussée révolutionnaire dont, à coup sûr, l’allure sera incomparablement plus rapide que celle des précédentes, en conservant le schéma périmé de la " dictature démocratique ", on peut être certain que la troisième révolution ira à sa perte comme la deuxième.

4. L’AVENTURISME COMME CONSÉQUENCE DE L’OPPORTUNISME

Le deuxième paragraphe de la même résolution du plénum de février du Comité exécutif de l’Internationale communiste dit ceci :

" La première vague du vaste mouvement révolutionnaire des ouvriers et des paysans, dont le cours, pour l’essentiel, suivit les mots d’ordre et pour une grande part la direction du Parti communiste, est retombée. Elle s’est terminée, dans toute une série de centres du mouvement révolutionnaire, par les défaites les plus cruelles des ouvriers et des paysans, par la destruction matérielle des communistes, et en général des cadres révolutionnaires du mouvement ouvrier et paysan. "

Quand le flot montait, le Comité exécutif de l’Internationale communiste disait que tout le mouvement marchait sous le drapeau bleu et sous la direction du Kuomintang, qui se substituait même aux soviets. C’est précisément pour cela que le Parti communiste se subordonna au Kuomintang. Mais c’est aussi précisément pour cette raison que le mouvement révolutionnaire se termina par les " défaites les plus cruelles ". Maintenant, les défaites étant reconnues, on tente d’effacer complètement le Kuomintang, de faire comme s’il n’avait pas existé, comme si le Comité exécutif de l’Internationale communiste n’avait pas proclamé que le drapeau bleu était aussi son étendard.

Autrefois, on nous disait qu’il n’y avait pas eu une seule défaite ni à Shanghaï ni à Ou-Tchang ; qu’il s’agissait d’étapes de la révolution, qui allait " vers un stade plus élevé ". C’est ce que l’on nous enseignait. Maintenant, on proclame brutalement que la somme de toutes ces étapes constitue " les défaites les plus cruelles ". Toutefois, pour camoufler dans une certaine mesure cette erreur inouïe de prévision et de jugement, le paragraphe de conclusion de la résolution déclare :

" Le Comité exécutif de l’Internationale communiste prescrit comme un devoir à toutes les sections de l’Internationale communiste de lutter contre la calomnie de la social-démocratie et des trotskystes qui affirment que la révolution chinoise est liquidée (?)... "

Dans le premier paragraphe de la résolution, on nous disait que le " trotskysme " consistait à estimer que la révolution chinoise est permanente, c’est-à-dire qu’elle se transforme au cours de sa croissance, passant précisément maintenant de la phase bourgeoise à la phase socialiste. Lisant le dernier paragraphe, nous apprenons que, suivant la conception des " trotskystes ", " la révolution chinoise est liquidée ". Comment une révolution liquidée peut-elle être permanente ? C’est du Boukharine tout pur. Il faut être complètement irresponsable et irréfléchi pour se permettre d’avancer de pareilles contradictions, qui sapent à sa racine toute pensée révolutionnaire.

Si par " liquidation " de la révolution, on entend le fait que l’offensive des ouvriers et des paysans a été repoussée et noyée dans le sang, que les masses sont en recul et en reflux, qu’avant une nouvelle montée de la vague, outre diverses autres circonstances, doivent encore se produire dans les masses elles-mêmes, des processus moléculaires tributaires d’une certaine durée impossible à déterminer d’avance, si c’est cela que l’on entend par " liquidation ", alors celle-ci ne se distingue en rien des " défaites les plus cruelles " que le Comité exécutif de l’Internationale communiste a dû finalement reconnaître. Ou bien doit-on comprendre le mot " liquidation " littéralement, comme signifiant l’écrasement définitif de la révolution chinoise, c’est-à-dire l’impossibilité de sa renaissance dans une nouvelle étape ? On pourrait parler d’une pareille perspective avec sérieux, c’est-à-dire autrement que pour créer de la confusion, dans deux cas seulement : si la Chine était vouée au démembrement et à la disparition complète (mais rien n’autorise une telle hypothèse), ou bien si la bourgeoisie chinoise se montrait capable de résoudre les problèmes fondamentaux de sa nation par ses propres moyens non révolutionnaires. N’est-ce pas cette dernière variante que cherchent à nous attribuer, maintenant, les théoriciens du " bloc des quatre classes ", qui ont courbé le Parti communiste sous le joug de la bourgeoisie ?

L’histoire se répète. Les aveugles qui, pendant un an et demi, ne comprirent pas les proportions de la défaite de 1923, nous accusèrent à propos de la révolution allemande d’être des " liquidateurs ". Mais cette leçon qui coûta assez cher à l’Internationale ne leur a pas profité. Actuellement, ils reprennent leurs vieilles formules, en les appliquant non plus à l’Allemagne mais à la Chine. Il est vrai qu’ils éprouvent, avec plus d’urgence qu’il y a quatre ans, le besoin de trouver des " liquidateurs ". En effet, maintenant, il est patent que, s’il y eut vraiment quelqu’un qui " liquida " la seconde révolution chinoise, ce sont bien les auteurs de l’alliance avec le Kuomintang.

La force du marxisme réside dans sa capacité à prévoir. Sur ce point, l’Opposition peut souligner la confirmation complète de ses prévisions par l’expérience : d’abord au sujet du Kuomintang dans son ensemble, puis du Kuomintang " de gauche " et du gouvernement d’Ou-Tchang, et enfin de " l’acompte " pris sur la troisième révolution, le coup d’État de Canton. Peut-il y avoir meilleure confirmation de la justesse de nos vues sur le plan théorique ?

La même ligne opportuniste, qui, à travers une politique de capitulation devant la bourgeoisie, provoqua déjà, lors des deux premières étapes, les défaites les plus cruelles pour la révolution, " se transforma, mais pour s’aggraver ", pendant la troisième étape, jusqu’à devenir une politique de raids aventuristes contre la bourgeoisie, parachevant ainsi l’échec.

Si la direction ne s’était pas tellement hâtée hier d’oublier les défaites qu’elle avait elle-même provoquées, elle aurait commencé par expliquer au Parti communiste chinois que l’on n’obtient pas la victoire en un tournemain, qu’il y a encore sur la voie qui conduit vers l’insurrection toute une période de luttes tendues, inlassables, furieuses pour la conquête politique des ouvriers et des paysans.

Le 27 septembre 1927, nous disions au Présidium du Comité exécutif de l’Internationale communiste :

" Les journaux d’aujourd’hui annoncent que l’armée révolutionnaire a pris Swateou, Voici déjà quelques semaines que les armées de Ho-Lun et de Ye-Tin avancent. La Pravda les qualifie de révolutionnaires... Mais moi, je vous demande : quelles sont les perspectives qui s’ouvrent à la révolution chinoise par suite de l’avance de l’armée révolutionnaire et de la prise de Swateou ? Quels sont les mots d’ordre du mouvement ? Quel en est le programme !? Quelles doivent être les formes d’organisation ? Où est allé se cacher le mot d’ordre des soviets chinois mis soudain en avant (pour un jour) par la Pravda, en juillet ? "

Sans l’opposition préalable du Parti communiste au Kuomintang dans son ensemble, sans une agitation menée par ce parti dans les masses en faveur des soviets et du pouvoir des soviets, sans une mobilisation des masses sous les mots d’ordre de la révolution agraire et de la libération nationale, sans la création, l’extension et le renforcement sur place des soviets de députés des ouvriers, des soldats et des paysans, l’insurrection de Ho-Lun et de Ye-Tin (même si on laisse de côté leur politique opportuniste) ne pouvait être qu’une aventure révolutionnaire, du makhnovisme pseudo-communiste ; elle ne pouvait que se briser sur son propre isolement. Et elle se brisa.

Le coup de Canton fut une réplique plus grave, à plus grande échelle, de l’aventure de Ho-Lun et de Ye-Tin, et ses conséquences furent infiniment plus tragiques.

La résolution de février du Comité exécutif de l’Internationale communiste combat l’état d’esprit putschiste dans le Parti communiste chinois, c’est-à-dire la tendance à organiser des engagements armés. Toutefois, elle ne dit pas que ces tendances sont une réaction à toute la politique opportuniste de 1925-1927, et la conséquence inévitable de l’ordre strictement militaire, donné d’en haut, de " changer d’allure ", sans qu’ait été porté un jugement sur tout ce qui a été fait, sans qu’on ait ouvertement révisé les bases de la tactique et proposé une vue claire de l’avenir, La campagne de Ho-Lun et le coup d’État de Canton furent des explosions de putschisme (et dans ces conditions il ne pouvait en être autrement).

On ne peut élaborer de véritable contrepoison au putschisme, et aussi à l’opportunisme, que si l’on comprend bien la vérité suivante : la direction de l’insurrection des ouvriers et des paysans pauvres, la conquête du pouvoir et l’instauration de la dictature prolétarienne reposent dorénavant de tout leur poids sur le Parti communiste chinois. Si celui-ci se pénètre entièrement de cette vérité, il sera tout aussi peu enclin à improviser des raids militaires contre les villes, ou des insurrections qui sont des pièges, qu’à courir servilement derrière l’étendard de l’ennemi.

La résolution du Comité exécutif de l’Internationale communiste se condamne elle-même à la stérilité, ne serait-ce que parce qu’elle disserte tout à fait arbitrairement sur le caractère inadmissible du saut pardessus les étapes, sur la nocivité du putschisme, et qu’elle passe tout à fait sous silence les causes sociales profondes du coup d’État de Canton et de l’éphémère régime soviétique auquel il avait donné naissance. Nous, oppositionnels, estimons que ce coup d’État fut une aventure tentée par la direction afin de sauver son " prestige ". Mais il est clair pour nous que même une aventure se déroule d’après les lois que détermine la structure du milieu social. Voilà pourquoi nous cherchons à découvrir, dans l’insurrection de Canton, les traits de la future étape de la révolution chinoise. Ces traits coïncident entièrement avec l’analyse théorique que nous avions établie avant cette insurrection, Mais le Comité exécutif de l’Internationale communiste, qui considère que le soulèvement de Canton fut un épisode juste et normal du déroulement de la lutte, a aussi le devoir de caractériser nettement sa nature de classe. Cependant, la résolution du Comité exécutif de l’Internationale communiste ne dit pas un seul mot là-dessus, bien que le plénum ait siégé immédiatement après les événements de Canton. N’est-ce pas la preuve la plus convaincante que la direction actuelle de l’Internationale communiste, s’entêtant à suivre une fausse ligne de conduite, doit se borner à parler de prétendues erreurs commises en 1925 ou au cours d’autres années, mais n’ose pas aborder l’insurrection de Canton de 1927, dont la signification renverse complètement le schéma de la révolution en Orient tel que l’avait établi le projet de programme ?

5. LES SOVIETS ET LA RÉVOLUTION

La résolution de février du Comité exécutif de l’Internationale communiste rend le camarade N [7] ... et d’autres, responsables du fait " qu’il n’y eut point à Canton de soviet élu " comme organe de l’insurrection (souligné dans le texte de la résolution). Cette accusation recouvre en réalité un aveu étonnant.

Le rapport de la Pravda (n° 31), établi sur la base d’une documentation directe, annonçait que le pouvoir des soviets était instauré à Canton. Mais il ne contenait pas un seul mot indiquant que le soviet de Canton n’avait pas été élu, c’est-à-dire n’était pas un soviet (car comment un soviet ne serait-il pas élu ?). Nous avons appris ce fait grâce à une résolution. Méditons un peu sur sa signification. Le Comité exécutif de l’Internationale communiste enseigne à présent qu’on a besoin d’un soviet pour faire l’insurrection et qu’on n’en a nullement besoin avant. Or voilà que l’insurrection est décidée et que le soviet n’existe pas ! Ce n’est pas du tout une chose simple que d’obtenir l’élection d’un soviet : il faut que les masses sachent par expérience ce qu’est un soviet, qu’elles comprennent cette institution, que leur passé les ait habituées à une organisation soviétique élue. Il ne fut même pas question de cela en Chine, car le mot d’ordre des soviets fut qualifié de trotskyste précisément au cours de la période où il aurait dû devenir l’axe de tout le mouvement. Or, quand, en toute hâte, on décida l’insurrection pour transcender les défaites, il fallut aussi en même temps nommer par ordre un soviet. Si l’on ne dénude pas complètement les racines de cette erreur, on peut transformer même le mot d’ordre des soviets en un nœud coulant pour étrangler la révolution.

Lénine a expliqué jadis aux mencheviks que la tâche historique fondamentale des soviets est d’organiser ou d’aider à organiser la conquête du pouvoir ; puis qu’au lendemain de la victoire ils deviennent l’appareil de ce pouvoir. Les épigones (et non pas les disciples) en tirent la conclusion qu’on ne peut organiser des soviets que lorsqu’a sonné la douzième heure de l’insurrection. Ils transforment après coup la généralisation léniniste en une brève petite recette, qui loin de servir la révolution la met en péril.

Avant la prise du pouvoir en octobre 1917 par les soviets bolcheviques, il y avait eu pendant neuf mois des soviets socialistes-révolutionnaires et mencheviques. Douze ans auparavant, les premiers soviets révolutionnaires avaient existé à Saint-Pétersbourg, Moscou et dans plusieurs dizaines d’autres villes. Avant que le soviet de 1905 ne s’étendît aux usines et fabriques de la capitale, il s’était créé à Moscou pendant la grève un soviet de députés des imprimeurs. Quelques mois auparavant, en mai 1905, la grève d’Ivanovo-Vozniessensk avait fait surgir un organe dirigeant, qui avait déjà les traits essentiels d’un soviet de députés ouvriers. Plus de douze années se sont écoulées entre le premier essai de création d’un soviet de députés ouvriers et la gigantesque expérience que fut l’établissement du pouvoir des soviets. Évidemment, ce délai ne s’applique pas du tout obligatoirement aux autres pays et, entre autres, à la Chine. Mais imaginer que les ouvriers chinois seront capables d’ériger des soviets à l’aide d’une brève petite recette qu’on substitue à la généralisation léniniste, c’est remplacer la dialectique de l’action révolutionnaire par une ordonnance impuissante et ennuyeuse de pédant. Ce n’est pas à la veille de l’insurrection, quand est lancé le mot d’ordre de la conquête immédiate du pouvoir, qu’il faut établir des soviets ; en effet, si l’on est arrivé au stade de la conquête du pouvoir, si les masses sont prêtes pour l’insurrection, sans qu’il existe de soviets, cela signifie que d’autres formes et d’autres méthodes d’organisation ont permis d’effectuer la tâche de préparation qui assurera le succès de l’insurrection ; la question des soviets n’a plus alors qu’une importance secondaire, elle se ramène à un problème de technique d’organisation, ou même à une question de vocabulaire. La tâche des soviets ne consiste pas simplement à exhorter les masses à l’insurrection ou à la déclencher, mais bien à conduire les masses au soulèvement en passant par les étapes nécessaires. Au début, le soviet ne gagne pas du tout les masses ,grâce au mot d’ordre de l’insurrection, mais grâce à d’autres mots d’ordre partiels ; ce n’est que par la suite, pas à pas, qu’il amène les masses à ce mot d’ordre, sans les disperser en cours de route et en empêchant l’avant-garde de se couper de l’ensemble de la classe. Le plus souvent, le soviet se constitue principalement sur la base de la lutte gréviste, qui a devant elle une perspective de développement révolutionnaire, mais se limite pour le moment considéré à des revendications économiques. Dans l’action, la masse doit sentir et comprendre que le soviet est son organisation à elle, qu’il groupe ses forces pour la lutte, pour la résistance, pour l’autodéfense et pour l’offensive. Ce n’est pas dans l’action d’un jour, ni en général dans une action accomplie en une seule fois qu’elle peut sentir et comprendre cela, mais au travers d’expériences qu’elle acquiert pendant des semaines, des mois, voire des années, avec ou sans discontinuité. Voilà pourquoi seule une direction d’épigones et de bureaucrates peut retenir une masse qui se réveille et se dresse pour créer des soviets, alors que le pays traverse une époque de secousses révolutionnaires, que la classe ouvrière et les paysans pauvres des campagnes voient s’ouvrir devant eux la perspective de la conquête du pouvoir, ne serait-ce que pour une des étapes ultérieures, et même si dans l’étape considérée cette perspective n’apparaît qu’à une minorité restreinte. Voilà la conception que nous avons toujours eue des soviets. Nous avons apprécié en eux une forme d’organisation vaste et souple, accessible dès les premiers pas de leur essor révolutionnaire à des masses qui ne font que s’éveiller, et capable d’unir la classe ouvrière dans son ensemble, quel que soit le nombre de ceux qui parmi elle ont atteint un niveau de développement suffisant pour comprendre les problèmes de la conquête du pouvoir.

Est-il encore nécessaire de citer à ce sujet des témoignages écrits ? Voici, par exemple, ce qu’écrivait Lénine au sujet des soviets, à l’époque de la première révolution :

" Le Parti ouvrier social-démocrate russe [dénomination du parti à l’époque] n’a jamais renoncé à utiliser lors d’un essor révolutionnaire plus ou moins fort certaines organisations de sans-parti, dans le genre des soviets de députés ouvriers, afin d’augmenter l’influence des sociaux-démocrates sur la classe ouvrière et de consolider le mouvement ouvrier social-démocrate. "

Les témoignages littéraires et historiques de ce genre que nous pourrions citer sont innombrables, Mais la question, semble-t-il, est sans eux suffisamment claire.

Prenant le contre-pied de cette opinion, les épigones ont transformé les soviets en une sorte d’uniforme de parade dont le parti habille simplement le prolétariat à la veille de la conquête du pouvoir. Mais c’est alors qu’on ne peut improviser des soviets en 24 heures, sur commande, directement dans le but de préparer l’insurrection. Des expériences de ce genre revêtent inévitablement le caractère d’une fiction destinée à masquer, par une apparence rituelle de système soviétique, l’absence des conditions nécessaires à la prise du pouvoir. C’est ce qui se produisit à Canton, où le soviet fut simplement nommé par ordre pour respecter le rituel. Voilà où mène la façon dont les épigones posent la question.

Lors de la polémique qui s’est élevée au sujet des événements chinois, on a accusé l’Opposition d’une contradiction paraît-il, flagrante : tandis qu’à partir de 1926, l’Opposition a proposé dans ses interventions le mot d’ordre des soviets en Chine, ses représentants se sont prononcés contre lui, en Allemagne, à l’automne de 1923. Jamais, peut-être, la scolastique dans la pensée politique ne s’est manifestée d’une façon aussi éclatante que par cette accusation. Oui, nous exigions qu’on abordât en Chine la création des soviets, considérés comme l’organisation des ouvriers et des paysans qui avait sa valeur propre, au moment où le flot montait. L’institution des soviets aurait dû avoir pour fonction principale d’opposer les ouvriers et les paysans à la bourgeoisie du Kuomintang et à son agence, que constituait sa gauche, Le mot d’ordre des soviets en Chine signifiait en premier lieu la nécessité de rompre le honteux " bloc des quatre classes " qui menait au suicide, et de faire sortir le Parti communiste du Kuomintang. Le centre de gravité du problème ne se trouvait donc pas dans une forme abstraite d’organisation, mais dans une ligne de conduite de classe.

En Allemagne, en revanche, il ne s’agissait à l’automne de 1923 que d’une forme d’organisation, Par suite de la passivité extrême, du retard, de la lenteur manifestés par la direction de l’Internationale communiste et du Parti communiste allemand, on avait laissé passer le moment favorable pour appeler les ouvriers à la création de soviets ; grâce à la pression de la base, les comités d’usine occupèrent d’eux-mêmes dans le mouvement ouvrier allemand, à l’automne de 1923, la place qu’auraient prise les soviets, avec un succès certainement bien plus grand, si le Parti communiste avait pratiqué une politique juste et audacieuse, Pendant ce temps, la situation était très grave. Perdre encore du temps, c’était laisser échapper définitivement une situation révolutionnaire. L’insurrection fut finalement envisagée, et son déclenchement prévu dans les délais les plus brefs. Proclamer, en de telles circonstances, le mot d’ordre des soviets aurait été commettre la plus grande bêtise théorique que l’on puisse concevoir. Le soviet n’est pas en lui-même un talisman doté d’un pouvoir miraculeux. Dans la situation d’alors, des soviets créés hâtivement n’auraient été qu’une doublure des comités d’usine, et il aurait fallu enlever à ces derniers leurs fonctions révolutionnaires pour les transmettre à des soviets nouvellement créés et ne jouissant encore d’aucune autorité ; et cela à quel moment ? Alors que chaque jour comptait, on aurait substitué à l’action révolutionnaire le jeu le plus néfaste, qui consiste à se distraire, dans le domaine de l’organisation, avec des puérilités.

Il est incontestable que la forme d’organisation soviétique peut avoir une importance énorme mais seulement quand elle traduit en temps voulu une ligne de conduite politique juste. En revanche, elle peut acquérir une signification négative d’une portée tout aussi considérable lorsqu’elle se transforme en fiction, en fétiche, en coque vide. Des soviets allemands créés à la toute dernière minute, à l’automne de 1923, n’auraient apporté aucune nouveauté politique ; ils auraient introduit de la confusion dans le domaine de l’organisation. A Canton, ce fut encore pire. Le soviet créé à la hâte, pour sacrifier aux rites, ne servit qu’à camoufler un putsch aventuriste. C’est pourquoi nous avons appris après coup que le soviet de Canton ressemblait à un antique dragon chinois : il était simplement dessiné sur le papier. La politique des marionnettes et des dragons de papier n’est pas la nôtre. Nous nous opposions à ce que l’on improvisât en Allemagne, en septembre 1923, des soviets par télégraphe. Nous voulions la création de soviets en Chine en 1926. Nous aurions été opposés à la création d’un soviet de carnaval à Canton en décembre 1927. Il n’y a pas là de contradiction, mais au contraire une profonde unité dans la conception de la dynamique du mouvement révolutionnaire et de ses formes d’organisation.

La question du rôle et de la signification des soviets, qui fut défigurée, embrouillée et obscurcie par la théorie et la pratique appliquées au cours des dernières années, n’a nullement été mise en lumière dans le projet de programme.

6. LE PROBLÈME DU CARACTÈRE DE LA FUTURE RÉVOLUTION CHINOISE

Le mot d’ordre de la dictature du prolétariat destiné à entraîner derrière lui les paysans pauvres est indissolublement lié au problème du caractère socialiste de la future, de la troisième révolution chinoise. Or, comme ce n’est pas seulement l’histoire qui se répète, et que les erreurs que les hommes opposent à ses exigences se renouvellent également, nous entendons déjà formuler l’objection suivante : la Chine n’est pas encore mûre pour la révolution socialiste. Est-ce que la Russie, considérée isolément, était mûre pour le socialisme ? D’après Lénine, non. Elle l’était pour la dictature du prolétariat, l’unique méthode qui permette de résoudre les problèmes nationaux urgents. Or, la destinée de la dictature dans son ensemble est déterminée, en dernière analyse, par la marche de l’évolution mondiale, ce qui évidemment n’exclut pas, mais au contraire présuppose, une politique juste de la dictature prolétarienne : consolidation et développement de l’alliance des ouvriers et des paysans, recours à toutes les mesures favorisant l’adaptation, d’une part aux conditions nationales et de l’autre, au mouvement de l’évolution mondiale. Ces vérités valent aussi pour la Chine.

Dans le même article, Sur notre révolution (16 janvier 1923), où Lénine établit que les traits originaux de la Russie reproduisent dans leur développement les particularités de l’évolution des pays orientaux (Lénine, Œuvres, vol. XXXIII, p. 490), il qualifie " d’infiniment banal " l’argument de la social-démocratie européenne selon lequel " nous ne sommes pas assez grands pour atteindre au socialisme, nous n’avons pas, suivant l’expression de toutes sortes de savants messieurs de chez eux, les fondements économiques objectifs du socialisme ". Mais, si Lénine se moque des " savants " messieurs, ce n’est pas parce qu’il suppose lui-même l’existence des fondements du socialisme en Russie, mais parce que leur absence, si elle empêche qu’on puisse le construire par ses seules forces, n’implique pas qu’il faille renoncer au pouvoir, comme le pensaient et continuent à le penser encore les pédants et les philistins. Dans cet article, Lénine répond, pour la cent-et-unième ou pour la mille-et-unième fois, aux sophismes des héros de la IIe Internationale : " Cette thèse incontestable affirmant que la Russie n’est pas mûre pour le socialisme ne permet pas un jugement décisif sur notre révolution. " Voilà ce que ne veulent pas et ne peuvent comprendre les auteurs du projet de programme. Par elle-même, la thèse du manque de maturité économique et culturelle de la Chine comme de la Russie (et évidemment plus encore de la Chine que de la Russie) ne peut être contestée. Mais on ne saurait nullement en déduire que le prolétariat doit renoncer à la conquête du pouvoir, quand cette conquête est dictée par toutes les conditions historiques et par une situation révolutionnaire dans le pays.

La question historique concrète, politique, se réduit actuellement à savoir non pas si la Chine est économiquement mûre pour établir son propre socialisme, mais bien si, politiquement, elle est mûre pour la dictature du prolétariat. Ces deux questions ne sont nullement identiques. Elles le seraient s’il n’existait dans le monde une loi du développement inégal. Dans le cas présent, cette loi, qui s’étend entièrement aux rapports mutuels de l’économie et de la politique, est parfaitement applicable. La Chine est-elle donc mûre pour la dictature du prolétariat ? Seule l’expérience de la lutte peut le dire d’une façon incontestable. Pour cette raison même, la lutte seule peut décider quand et dans quelles conditions s’effectueront l’unification, la libération et la renaissance de la Chine. Qui dit que la Chine n’est pas mûre pour la dictature du prolétariat affirme par là même que la troisième révolution chinoise est ajournée pour de nombreuses années.

Il ne resterait certainement plus guère d’espoir si les survivances du féodalisme étaient réellement dominantes dans l’économie chinoise, comme l’affirment les dirigeants du Comité exécutif de l’Internationale communiste. Mais, heureusement, des survivances ne peuvent pas, en général, dominer. Sur ce point-là non plus, le projet de programme ne répare pas les erreurs commises, mais au contraire il les accentue par une nébuleuse dérobade. Le projet parle de la " prédominance des rapports féodaux du Moyen Age aussi bien dans l’économie du pays que dans sa superstructure politique ". C’est radicalement faux. Que signifie prédominance ? S’agit-il du nombre des personnes concernées ? Ou d’un rôle dominant et dirigeant dans l’économie du pays ? Une croissance interne extrêmement rapide de l’industrie, fondée sur l’importance du capital commercial et bancaire et sur sa conquête du pays, la dépendance complète dans laquelle se trouvent les régions paysannes les plus importantes par rapport au marché, le rôle énorme et sans cesse croissant du commerce extérieur, la subordination totale des campagnes chinoises aux villes, tous ces faits affirment la prédominance totale, la domination directe des rapports capitalistes en Chine. Certes, les rapports sociaux de servage et de demi-servage sont très importants. Pour une part, ils datent encore de l’époque féodale ; pour une autre part, ils sont des formations nouvelles, des résurrections du passé dues au retard que subit le développement des forces productives, à la surpopulation agraire, à l’action du capitalisme commercial et usuraire, etc. Mais ce qui domine, ce ne sont pas les rapports " féodaux " (ou plus exactement le servage et, en général, les rapports précapitalistes), mais bien les rapports capitalistes. C’est seulement le rôle prédominant des rapports capitalistes qui permet d’ailleurs d’envisager sérieusement la perspective de l’hégémonie du prolétariat dans la révolution nationale. Autrement, les extrêmes ne se rejoindraient pas.

" La force du prolétariat dans n’importe quel pays capitaliste est infiniment plus grande que la proportion du prolétariat dans la population totale. Cela, parce que le prolétariat commande économiquement le centre et les nerfs de tout le système de l’économie capitaliste, et aussi parce que dans le domaine économique et politique, le prolétariat exprime sous la domination capitaliste les intérêts réels de l’énorme majorité des travailleurs.
" Aussi le prolétariat, même lorsqu’il constitue une minorité dans la population (ou quand c’est l’avant-garde du prolétariat, consciente et vraiment révolutionnaire, qui constitue cette minorité), est capable de renverser la bourgeoisie et d’entraîner ensuite à ses côtés de nombreux alliés venus de la masse des semi-prolétaires et de petits bourgeois, masse qui ne se prononcera jamais à l’avance pour la domination du prolétariat, qui ne comprendra pas les conditions et les tâches de cette domination, mais se convaincra seulement par son expérience ultérieure de l’inéluctabilité, de la justice, de la légitimité de la dictature prolétarienne " (LÉNINE, 1919, vol. XVI, p. 458).

Le rôle du prolétariat chinois dans la production est déjà considérable. Il ne fera que grandir au cours des années qui viennent. Comme l’ont montré les événements, son rôle politique aurait pu être grandiose. Mais toute la conduite de la direction s’orienta de manière à réduire à néant la possibilité offerte au prolétariat de s’assurer le rôle dirigeant.

Le projet de programme dit que la construction du socialisme en Chine n’est possible " que si elle est directement appuyée par les pays de dictature prolétarienne ". Ainsi, on retrouve ici à propos de la Chine ce que le parti avait toujours admis à propos de la Russie. Mais si n’existent pas en Chine des forces internes suffisantes pour construire par elles-mêmes la société socialiste, alors d’après la théorie de Staline-Boukharine, le prolétariat chinois ne devrait prendre le pouvoir à aucune étape de la révolution. Ou bien le fait que l’U.R.S.S, existe résout-il la question en sens inverse ? Alors notre technique serait suffisante pour construire la société socialiste, non seulement chez nous en U.R.S.S, mais aussi en Chine, c’est-à-dire dans deux grands pays très arriérés économiquement et comprenant six cents millions d’habitants. Ou bien peut-on admettre en Chine le caractère inéluctable de la dictature du prolétariat parce que cette dictature sera introduite dans le circuit de la révolution socialiste mondiale et deviendra non seulement un chaînon de celle-ci mais aussi une de ses forces motrices ? Mais c’est justement de cette façon que Lénine posait le problème de la Révolution d’Octobre, dont " l’originalité " consiste précisément dans un développement analogue à celui des pays d’Orient. Nous voyons ainsi comment la théorie révisionniste du socialisme dans un seul pays, créée en 1925 pour combattre le " trotskysme ", sème le trouble et la confusion chaque fois qu’est abordé un grand et nouveau problème révolutionnaire.

Le projet de programme va encore plus loin dans cette voie. Il oppose à la Chine et à l’Inde, " la Russie d’avant 1917 ", la Pologne (" etc. " ?), considérées comme des pays qui disposent " d’un certain minimum d’industrie suffisant pour construire triomphalement le socialisme ", ou bien (comme on le dit d’une façon plus précise, et plus erronée, à un autre endroit) comme des pays qui disposent " de bases matérielles nécessaires et suffisantes pour construire le socialisme intégral ". Il s’agit ici, comme nous le savons déjà, d’un véritable jeu de mots sur l’expression de Lénine : bases " nécessaires et suffisantes ". Il y a là une tricherie inadmissible, car Lénine énumère avec précision les bases politiques et les conditions d’organisation, y compris celles qui relèvent de la technique, de la culture et du rôle international. Mais l’essentiel demeure le problème de savoir comment on peut déterminer a priori le minimum d’industrie suffisant pour construire le socialisme complet, alors qu’il s’agit d’une lutte mondiale entre deux systèmes économiques, entre deux régimes sociaux, et qu’en outre notre base économique dans cette lutte est infiniment plus faible ?

Si l’on ne considère que le levier économique, il est clair que le nôtre, celui de l’U.R.S.S., et à plus forte raison celui de la Chine et de l’Inde, est infiniment moins puissant que celui du capitalisme mondial. Mais, le problème tout entier sera résolu par la lutte révolutionnaire entre deux systèmes, lutte d’envergure mondiale, Dans la lutte politique, le levier le plus puissant est de notre côté ou, plus exactement, peut et doit, si l’on pratique une politique juste, tomber entre nos mains.

Toujours dans le même article : Sur notre révolution, après les mots " pour créer le socialisme, on a besoin d’un certain niveau culturel ", Lénine fait remarquer : " bien que personne ne puisse dire quel est ce niveau ". Pourquoi personne ne peut-il le dire ? Parce que cette question est résolue par une lutte, par une émulation d’envergure mondiale entre deux systèmes sociaux et deux cultures. Rompant complètement avec cette pensée de Lénine, qui examine le fond même du problème, le projet de programme affirme que la Russie d’avant 1917 possédait précisément ce " minimum de technique " et, par conséquent aussi, de culture, nécessaire pour construire le socialisme dans un seul pays. Les auteurs du projet tentent de dire dans le programme ce qu’a priori " personne ne peut dire ". Il est impossible, il est absurde de chercher le critère du " minimum suffisant " dans une statistique nationale (" Russie d’avant 1917 "), alors que tout le problème se tranche dans la dynamique révolutionnaire. C’est sur ce critère erroné et arbitrairement isolé pour une nation que repose précisément la base théorique de l’esprit national, qui manifeste ses limites en politique et devient ultérieurement la source d’inévitables errements nationaux-réformistes et sociaux-patriotes.

7. DE L’IDÉE RÉACTIONNAIRE DES " PARTIS OUVRIERS ET PAYSANS BIPARTITES " POUR L’ORIENT

Les leçons de la seconde révolution chinoise sont des enseignements pour toute l’Internationale communiste et d’abord pour tous les pays d’Orient.

Tous les arguments avancés pour défendre la ligne menchevique dans la révolution chinoise devraient avoir – si on les prenait au sérieux – trois fois plus de force quand on les applique à l’Inde. Là-bas, dans cette colonie classique, le joug de l’impérialisme a des formes infiniment plus directes et plus concrètes qu’en Chine. Les survivances des rapports féodaux, c’est-à-dire du servage, sont, dans l’Inde, autrement plus profondes et plus considérables. Néanmoins (ou pour parler plus exactement, précisément pour cette raison), les méthodes appliquées en Chine et qui ont ruiné la révolution auront en Inde des conséquences encore plus funestes. Seul un mouvement immense et indomptable des masses populaires (qui, en raison même de son envergure et de son invincibilité, de ses buts et de ses liens internationaux, ne peut tolérer aucune demi-mesure de la part de sa direction) pourra renverser les hobereaux indiens, la bureaucratie anglo-indienne et l’impérialisme britannique.

La direction de l’Internationale communiste a déjà commis beaucoup de fautes en Inde, mais les circonstances n’ont pas encore permis la manifestation de ces erreurs sur une échelle aussi grande qu’en Chine. On peut donc espérer que les enseignements des événements chinois permettront de redresser, en temps voulu, la ligne politique de la direction pour l’Inde et les autres pays d’Orient.

Pour nous, la question centrale, ici comme partout et toujours, est celle du Parti communiste, de sa complète indépendance, de son caractère de classe intransigeant. Dans cette voie, le danger le plus grand est celui de la création de prétendus partis " ouvriers et paysans " dans les pays orientaux [8] .

A partir de 1924, qui comptera comme l’année où furent ouvertement révisées nombre de thèses fondamentales de Marx et de Lénine, Staline mit en avant la formule des " partis ouvriers et paysans bipartites pour les pays d’Orient ". Cette formule était fondée sur l’existence de ce même joug national qui servit en Orient de camouflage à l’opportunisme, comme la " stabilisation " en Occident. Les télégrammes venant de l’Inde ainsi que du Japon, pays qui ne subit pas d’oppression nationale, annoncèrent fréquemment au cours de la dernière période, des interventions de " partis ouvriers et paysans " provinciaux. On en parla comme d’organisations proches, amies, de l’Internationale communiste, presque comme d’organisations " à elle ", sans toutefois dessiner concrètement leur silhouette politique, en un mot comme on parlait et écrivait, encore récemment, à propos du Kuomintang.

Déjà, en 1924, la Pravda annonçait :

" Certains indices montrent que le mouvement de libération nationale en Corée se constitue progressivement dans le domaine de l’organisation, et qu’il adopte la forme d’un parti ouvrier et paysan " (Pravda, 2 mars 1924).

Entre-temps, Staline enseignait aux communistes de l’Orient :

" Les communistes doivent passer de la politique du front unique national à celle du bloc révolutionnaire des ouvriers et de la petite bourgeoisie. Dans de tels pays, ce bloc peut prendre la forme d’un parti unique, parti ouvrier et paysan, dans le genre du Kuomintang " (STALINE, Les questions du léninisme).

Les petites réserves qui suivaient, à propos de l’autonomie des partis communistes (sans doute semblable à " l’autonomie " du prophète Jonas dans le ventre de la baleine) ne servaient que de camouflage. Nous sommes profondément convaincus que le VIe Congrès devrait dire qu’en la matière la moindre équivoque est funeste et doit être repoussée. Il y a là une façon tout à fait nouvelle, complètement fausse, totalement antimarxiste de poser la question fondamentale du parti, de ses rapports avec la classe et avec les classes.

On défendit la nécessité pour le parti d’entrer dans le Kuomintang en prétendant que ce dernier, d’après sa composition sociale, était le parti des ouvriers et des paysans, que les 9/10 du Kuomintang (ce chiffre fut répété des centaines de fois) appartenaient à la tendance révolutionnaire et étaient prêts à marcher la main dans la main avec le Parti communiste. Pourtant, au moment des soulèvements de Shangaï et d’Ou-Tchang, et après, ces 9/10 de révolutionnaires du Kuomintang disparurent comme s’ils étaient tombés à l’eau. Personne n’a retrouvé leurs traces. Et les théoriciens de la collaboration des classes en Chine, Staline, Boukharine, ne se donnèrent même pas la peine d’expliquer où étaient allés se loger les 9/10 des membres du Kuomintang, les 9/10 d’ouvriers et de paysans, révolutionnaires, sympathisants tout à fait " proches " ? Pourtant la réponse qu’appelle cette question a une importance décisive si l’on veut comprendre le destin de tous ces partis " bipartites " prêchés par Staline, et même en concevoir plus clairement l’idée, qui nous rejette bien loin en arrière non seulement du programme du Parti communiste russe (bolchevique) de 1919, mais même du Manifeste du Parti communiste de 1847.

La question de savoir où sont passés ces fameux 9/10 ne nous apparaîtra clairement que si nous comprenons : 1° l’impossibilité de l’existence d’un parti bipartite, c’est-à-dire d’un parti de deux classes qui expriment simultanément deux lignes historiques contradictoires, celle du prolétariat et celle de la petite bourgeoisie ; 2° l’impossibilité de fonder dans la société capitaliste un parti paysan qui ait un rôle indépendant, c’est-à-dire un parti qui exprime les intérêts de la paysannerie et qui soit en même temps indépendant du prolétariat et de la bourgeoisie.

Le marxisme a toujours enseigné, et le bolchevisme a confirmé cet enseignement, que le prolétariat et la paysannerie sont des classes différentes, qu’il est faux d’identifier leurs intérêts, de quelque façon que ce soit, dans la société capitaliste, qu’un paysan ne peut adhérer au Parti communiste que dans la mesure où il passe du point de vue du propriétaire à celui du prolétariat. L’alliance des ouvriers et des paysans, sous la dictature du prolétariat, ne contredit pas cette thèse, mais la confirme par d’autres voies et dans une situation différente. S’il n’y avait pas des classes diverses, ayant des intérêts divers, il ne serait pas question d’alliance. Celle-ci n’est compatible avec la révolution socialiste que pour autant qu’on l’introduit dans les cadres de fer de la dictature prolétarienne. Il n’est pas possible, chez nous, de concilier l’existence de cette dictature avec celle d’une Ligue soi-disant paysanne, précisément parce que toute organisation paysanne " qui aurait sa valeur propre ", qui prétendrait résoudre des problèmes politiques concernant toute la nation, finirait inévitablement par devenir un instrument entre les mains de la bourgeoisie.

Dans les partis capitalistes, les organisations qui se disent des partis paysans constituent, en réalité, une variété des partis bourgeois. Tout paysan qui n’adopte pas l’attitude du prolétaire en abandonnant le point de vue du propriétaire sera dans les questions fondamentales de la politique inévitablement entraîné par la bourgeoisie. Il va de soi que tout parti bourgeois qui s’appuie ou qui veut s’appuyer sur les paysans – et, quand il est possible, sur les ouvriers – est obligé de se camoufler sous un bariolage de couleurs. La fameuse idée des partis ouvriers et paysans semble être spécialement conçue pour permettre le camouflage des partis bourgeois obligés de chercher un appui chez les paysans, mais désireux aussi de compter des ouvriers dans leurs rangs. Désormais, le Kuomintang est entré pour toujours dans l’histoire comme le type classique d’un parti de ce genre.

La société bourgeoise, comme on le sait, est construite de façon à ce que les masses non possédantes, mécontentes et trompées, se trouvent en bas, tandis que les trompeurs satisfaits sont en haut. C’est aussi suivant ce principe qu’est construit tout parti bourgeois, s’il est vraiment un parti, c’est-à-dire s’il comprend la masse dans des proportions assez considérables. Il n’y a dans la société divisée en classes qu’une minorité d’exploiteurs, d’escrocs et de profiteurs. Aussi, tout parti capitaliste est-il obligé de reproduire et de refléter d’une façon ou d’une autre, dans ses rapports internes, les rapports qui existent dans la société bourgeoise en général. Aussi, dans tout parti bourgeois de masse, la base est-elle plus démocratique, plus " à gauche " que le sommet. Cela est le cas pour le Centre allemand (Zentrum : Parti catholique d’avant 1933), les radicaux français et encore plus pour la social-démocratie. C’est pour cela que les jérémiades inlassables de Staline, Boukharine, etc., se plaignant de ce que la base " gauche " du Kuomintang, " l’écrasante majorité ", " les 9/10 ", etc., ne se reflètent pas dans les sphères supérieures, sont naïves et n’ont aucune excuse. Ce que l’on décrit, dans ces bizarres jérémiades, comme un malentendu éphémère et gênant, qu’il faut éliminer par des mesures d’organisation, des instructions et des circulaires, est en réalité la caractéristique essentielle d’un parti bourgeois, surtout en période révolutionnaire.

C’est sous cette lumière qu’il faut examiner l’argument fondamental des auteurs du projet de programme, destiné à défendre tous les blocs opportunistes en général, aussi bien en Angleterre qu’en Chine. D’après eux, la fraternisation avec le sommet se pratique dans le seul intérêt de la base. Comme on le sait, l’opposition exigeait que le parti sortît du Kuomintang :

" On se demande pourquoi, dit Boukharine. Parce que, en haut, les chefs du Kuomintang hésitent [?] ? Et la masse du Kuomintang, n’est-ce que du bétail ? Depuis quand décide-t-on de l’attitude à observer envers une organisation de masse d’après ce qui se passe dans sa " sphère la plus élevée " ? (Le moment actuel dans la révolution chinoise).

Il paraît invraisemblable qu’on puisse avancer un tel argument dans un parti révolutionnaire. " Et la masse du Kuomintang, n’est-ce que du bétail ? " ; demande Boukharine. – Certainement, c’est un cheptel. Dans tout parti bourgeois, la masse est toujours un cheptel, à des degrés divers. – Mais enfin, pour nous, la masse n’est pas un cheptel ? – En effet, et c’est précisément pour cela qu’il nous est interdit de la pousser dans les bras de la bourgeoisie, en camouflant celle-ci sous le nom de parti ouvrier et paysan. C’est justement pour cela qu’il nous est interdit de subordonner le parti du prolétariat à celui de la bourgeoisie et que nous devons, au contraire, à chaque pas, les opposer l’un à l’autre. Les sommets du Kuomintang dont Boukharine parle avec ironie, comme d’une chose secondaire, surajoutée, éphémère, sont en réalité l’âme du Kuomintang, son essence sociale. Certes, la bourgeoisie n’est dans le parti qu’un " sommet ", comme elle l’est aussi dans la société. Mais ce sommet est puissant par son capital, ses connaissances, ses relations, la possibilité qu’il a toujours de s’appuyer sur les impérialistes, et surtout par son pouvoir de fait dans l’État et dans l’armée, dont les cadres les plus élevés se confondent intimement avec la direction du Kuomintang lui-même. C’est précisément ce " sommet " qui rédigea les lois contre les grèves, qui étouffa les mouvements paysans, qui refoula les communistes dans l’ombre en leur permettant, tout au plus, de ne constituer que le tiers du parti et en leur faisant jurer de placer le sun-yat-senisme petit bourgeois au-dessus du marxisme. La base se rapprochait de ce sommet et lui servait – comme Moscou – de point d’appui " à gauche ", tandis que les généraux, les compradores, les impérialistes l’appuyaient à droite. Considérer le Kuomintang non pas comme un parti bourgeois mais comme une arène neutre dans laquelle on lutte pour avoir avec soi les masses, mettre en avant, comme un atout, les 9/10 constitués par la base de gauche pour masquer la question de savoir qui est le maître dans la maison, cela signifiait consolider la puissance et le pouvoir du " sommet " ; c’était l’aider à transformer des masses de plus en plus nombreuses en " cheptel " et préparer dans les conditions les plus favorables pour ce sommet le coup d’État de Shanghaï. En se fondant sur l’idée réactionnaire du parti bipartite, Staline et Boukharine s’imaginaient que les communistes et les " gauches " obtiendraient la majorité dans le Kuomintang et, par là même, le pouvoir dans le pays, car en Chine le pouvoir est aux mains du Kuomintang. En d’autres termes, ils s’imaginaient que par de simples réélections dans les Congrès du Kuomintang, le pouvoir passerait des mains de la bourgeoisie dans celles du prolétariat. Peut-on concevoir une dévotion plus attendrissante, plus idéaliste à la " démocratie dans le parti "... quand il s’agit d’un parti bourgeois ? Car l’armée, la bureaucratie, la presse, les capitaux sont entre les mains de la bourgeoisie. C’est justement ce qui lui assure aussi le gouvernail du parti au pouvoir. Le " sommet " bourgeois ne tolère (ou n’a toléré) " 9/10 " de gauches (et de gauches de cette sorte) que dans la mesure où ils ne portent pas atteinte à l’armée, à la bureaucratie, à la presse, aux capitaux. Grâce à ces puissants moyens, la sphère bourgeoise supérieure maintient son pouvoir non seulement sur les prétendus 9/10 des membres de " gauche " du parti, mais sur les masses populaires dans leur ensemble, Or, la théorie du bloc des classes, qui voit dans le Kuomintang un parti ouvrier et paysan, aide en cela de son mieux la bourgeoisie. En revanche, quand par la suite la bourgeoisie se heurte aux masses en ennemie et les mitraille, on n’entend même pas bêler, dans cette collision de deux forces réelles, les fameux 9/10. La pitoyable fiction démocratique disparaît sans laisser de traces, face à la sanglante réalité de la lutte des classes.

Voilà le véritable mécanisme politique, le seul possible, des " partis bipartites ouvriers et paysans en Orient ". Il n’en existe et il n’en existera point d’autres.

Quoique dans son exposé des motifs la théorie des partis bipartites cite l’oppression nationale, qui abroge prétendument la doctrine de Marx sur les classes, nous connaissons déjà des avortons " ouvriers et paysans " au Japon, qui ne subit pas d’oppression nationale. Mais ce n’est pas tout ; et le sujet ne concerne pas seulement l’Orient. L’idée " bipartite " tente de devenir universelle. Dans ce domaine, la tentative qui ressembla le plus à une caricature fut celle que fit le Parti communiste américain pour soutenir la candidature présidentielle du sénateur bourgeois " antitrust " La Follette, afin d’amener ainsi les farmers américains à la révolution sociale, Pepper, le théoricien de la manœuvre, un de ceux qui firent périr la révolution hongroise parce qu’il n’avait pas remarqué la paysannerie magyare, tenta en Amérique (sans doute par compensation) de détruire le Parti communiste américain en le dissolvant parmi les farmers. D’après Pepper, la super-plus-value [9] du capitalisme américain transformerait le prolétariat d’Amérique en une aristocratie ouvrière mondiale ; en revanche, la crise agraire ruinerait les paysans et les pousserait dans la voie de la révolution socialiste. Le parti, qui comptait quelques milliers de membres, et surtout des émigrants, aurait dû, suivant la conception de Pepper, " s’emboîter " avec les paysans, par l’intermédiaire d’un parti bourgeois, puis, après avoir formé un parti " bipartite", assurer la révolution socialiste, face à la passivité ou à la neutralité d’un prolétariat corrompu par la super-plus-value. Cette idée délirante a eu des partisans et des demi-partisans dans les sphères supérieures de l’Internationale communiste. Pendant plusieurs semaines, la balance oscilla, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, jusqu’à ce qu’on fît enfin une concession à l’abc du marxisme (on disait dans les coulisses : aux préjugés du trotskysme). Il fallut détacher au lasso le Parti communiste américain du parti La Follette, qui mourut avant son fondateur.

Tout ce que le nouveau révisionnisme invente d’abord pour l’Orient est ensuite transporté en Occident. Si Pepper tenta, de l’autre côté de l’Océan, de brutaliser l’histoire avec son parti bipartite, les derniers renseignements reçus montrent que l’essai mené avec le Kuomintang a trouvé des imitateurs en Italie, où l’on tente, paraît-il, d’imposer à notre parti le mot d’ordre monstrueux d’une " assemblée républicaine s’appuyant sur des comités ouvriers et paysans ". Dans ce mot d’ordre, l’esprit de Tchang Kaï-chek fraternise avec celui d’Hilferding. Vraiment, en arriverons-nous là ?

Pour conclure, il nous reste encore à rappeler que l’idée d’un parti " ouvrier et paysan " expulse de l’histoire du bolchevisme toute la lutte contre les populistes, sans laquelle il n’y aurait pas de Parti bolchevique. Quelle était la signification de cette lutte historique ? En 1900, Lénine écrivait, au sujet des socialistes révolutionnaires :

" L’idée fondamentale de leur programme n’était nullement qu’il fallait une alliance des forces entre le prolétariat et la paysannerie, mais qu’il n’y avait pas d’abîme de classe entre celui-ci et celle-là, qu’il ne fallait pas tracer une ligne de démarcation de classe entre eux, que la conception social-démocrate du caractère petit bourgeois de la paysannerie, qui la distinguait du prolétariat, était radicalement fausse " (LÉNINE, vol. IV.).

En d’autres termes, le parti bipartite ouvrier et paysan est l’idée centrale du populisme russe. Ce n’est qu’en luttant contre elle qu’a pu grandir le parti de l’avant-garde prolétarienne dans la Russie paysanne.

Avec une inlassable ténacité, Lénine répéta à l’époque de la révolution de 1905 :

" Se méfier de la paysannerie, s’organiser indépendamment d’elle, être prêt à lutter contre elle, si elle intervient d’une façon réactionnaire ou antiprolétarienne. "

En 1906, Lénine écrit :

" Un dernier conseil : prolétaires et semi-prolétaires des villes et des campagnes, organisez-vous séparément. Ne faites confiance à aucun petit propriétaire, même petit, même " travailleur "... Nous soutenons entièrement le mouvement paysan, mais nous devons nous souvenir que c’est le mouvement d’une autre classe, non pas de celle qui peut accomplir et qui accomplira le bouleversement socialiste " (Vol. XI).

Cette pensée revient dans des centaines de petits et grands travaux de Lénine. En 1908, il explique :

" On ne peut en aucun cas concevoir l’alliance du prolétariat et de la paysannerie comme la fusion de classes diverses ou comme celles des partis du prolétariat et de la paysannerie. Non seulement une fusion, mais même un accord durable serait funeste au parti socialiste de la classe ouvrière et affaiblirait la lutte démocratique révolutionnaire " (Vol. XV – c’est nous qui soulignons).

Peut-on condamner de façon plus cinglante, plus impitoyable, plus meurtrière, l’idée même du parti ouvrier et paysan ?

Quant à Staline, il enseigne :

" Le bloc révolutionnaire, anti-impérialiste... peut prendre mais ne doit pas toujours [!] obligatoirement [!] prendre la forme d’un parti ouvrier et paysan unique, lié au point de vue de sa forme [?] par une plate-forme unique " (Les questions du léninisme).

Lénine enseignait que l’alliance des ouvriers et des paysans ne devait à aucun moment et en aucun cas conduire à l’unification des partis. Staline ne fait à Lénine qu’une concession : bien que d’après lui le bloc des classes doive prendre " la forme d’un parti unique, d’un parti ouvrier et paysan, dans le genre du Kuomintang ", la formule n’est pas toujours obligatoire. Merci au moins pour la restriction.

C’est avec la même intransigeance que Lénine pose la question à l’époque de la Révolution d’Octobre. Généralisant l’expérience des trois révolutions russes, Lénine, à partir de 1918, ne laisse échapper aucune occasion de répéter que, dans une société où prédominent des rapports capitalistes, il y a deux forces qui décident, la bourgeoisie et le prolétariat :

" Si le paysan ne suit pas les ouvriers, il marche à la remorque de la bourgeoisie. Il n’y a pas et il ne peut y avoir de milieu. "

Cependant, un " parti ouvrier et paysan " représente précisément une tentative de compromis.

Si l’avant-garde du prolétariat russe ne s’était pas opposée à la paysannerie, si elle n’avait pas mené une lutte impitoyable contre la confusion petite bourgeoise et enlisante de cette paysannerie, elle se serait inévitablement dissoute elle-même dans les éléments petits bourgeois, par l’intermédiaire du parti social-révolutionnaire ou de quelque autre " parti bipartite " qui, à son tour, l’aurait inévitablement soumise à la direction de la bourgeoisie. Pour arriver à l’alliance révolutionnaire avec la paysannerie (et cela ne se fait pas sans mal), l’avant-garde prolétarienne, et avec elle la classe ouvrière dans son ensemble, doivent se libérer des masses populaires petites-bourgeoises ; on n’y parvient qu’en éduquant le parti prolétarien dans un esprit d’intransigeance de classe bien trempé.

Plus le prolétariat est jeune, plus ses " liens " de parenté avec la paysannerie sont récents et intimes, plus la proportion de la population que constitue cette dernière est grande, et plus la lutte contre toute alchimie politique " bipartite " prend de l’importance. En Occident, l’idée d’un parti ouvrier et paysan est simplement ridicule. En Orient, elle est funeste. En Chine, aux Indes, au Japon, elle est l’ennemie mortelle non seulement de l’hégémonie du prolétariat dans la révolution, mais aussi de l’autonomie la plus élémentaire de l’avant-garde prolétarienne. Le parti ouvrier et paysan ne peut être qu’une base, un écran, un tremplin pour la bourgeoisie.

Fatalement, dans cette question essentielle pour tout l’Orient, le révisionnisme actuel ne fait que répéter les erreurs de l’ancien opportunisme social-démocrate d’avant la révolution. La majorité des chefs de la social-démocratie européenne estimaient que notre lutte contre les socialistes-révolutionnaires était une erreur ; ils recommandaient avec insistance la fusion des deux partis, pensant que, pour " l’Orient " russe, le parti ouvrier et paysan viendrait juste à point. Si nous avions écouté ces conseils, jamais nous n’aurions réalisé ni l’alliance des ouvriers et des paysans, ni la dictature du prolétariat. Le parti ouvrier et paysan " bipartite " des socialistes-révolutionnaires devint chez nous, et il ne pouvait en être autrement, une agence de la bourgeoisie impérialiste ; en d’autres termes il tenta en vain de jouer le rôle historique que le Kuomintang remplit avec succès d’une façon différente, avec " originalité " et grâce aux révisionnistes du bolchevisme. Sans condamnation impitoyable de l’idée même de " partis ouvriers et paysans en Orient ", l’Internationale communiste n’a pas et ne peut pas avoir de programme.

8. IL FAUT VÉRIFIER CE QU’A DONNÉ L’INTERNATIONALE PAYSANNE

Une des principales, sinon la plus importante, des accusations lancées contre l’opposition, fut d’avoir " sous-estimé " la paysannerie. Sur ce point aussi, la vie a apporté son contrôle, tout autant sur le plan intérieur qu’à l’échelle internationale. Il se trouva que les dirigeants officiels commirent la faute de sous-estimer sur toute la ligne le rôle et l’importance du prolétariat par rapport à la paysannerie. On peut enregistrer les erreurs les plus graves dans les domaines économique, politique et international.

A la base de toutes les fautes commises à l’intérieur du pays en 1923, on trouve une sous-estimation de l’importance de l’industrie, dirigée par le prolétariat, par rapport à l’ensemble de l’économie nationale et à l’alliance avec la paysannerie. En Chine, la révolution a été perdue en raison de l’incompréhension du rôle animateur et décisif du prolétariat dans la révolution agraire.

C’est du même point de vue qu’il faut vérifier et juger toute l’activité de l’Internationale paysanne, qui, dès le début, ne fut qu’une expérience exigeant la plus grande circonspection, la sévérité dans le choix des moyens et leur conformité aux principes. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi.

A cause de son histoire et de ses conditions de vie, la paysannerie est la moins internationale de toutes les classes. Ce que l’on appelle l’originalité nationale a justement sa source principale dans la paysannerie. On ne peut l’entraîner dans la voie internationale – et seulement d’ailleurs ses masses semi-prolétariennes – que sous la direction du prolétariat. Ce n’est que dans la mesure où, dans un pays, la paysannerie, grâce au prolétariat, s’arrache à l’influence de la bourgeoisie – en apprenant à voir dans le prolétariat non seulement un allié mais un guide – qu’on peut la guider sur le chemin de la politique internationale. Les efforts pour grouper la paysannerie des divers pays par ses propres forces en une organisation internationale, par-dessus la tête du prolétariat et en dehors des partis communistes, sont d’avance voués à l’échec et, en dernière analyse, ils ne peuvent que nuire à la lutte du prolétariat, qui cherche à étendre son influence parmi les ouvriers agricoles et les paysans pauvres.

Au cours des révolutions bourgeoises comme pendant les contre-révolutions, à partir des guerres paysannes du XVIe siècle et même avant, la paysannerie, représentée par ses couches diverses, joua un rôle considérable, parfois décisif. Mais ce rôle n’eut jamais une valeur propre. Directement ou indirectement, la paysannerie soutint toujours une force politique contre une autre. Elle ne fut jamais elle-même une force à valeur intrinsèque, capable de résoudre des problèmes politiques d’ordre national. La distinction entre les diverses composantes de la société capitaliste s’est accrue considérablement à l’époque du capital financier, si on la compare aux phases précédentes de l’évolution capitaliste. Cela signifie que, comparativement, le poids de la paysannerie a diminué au lieu de grandir. En tout cas, en période impérialiste, la paysannerie est encore moins apte à suivre une ligne politique qui ait sa valeur propre (même dans le domaine national, sans parler du domaine international) qu’au cours de l’époque du capitalisme industriel. Actuellement, aux États-Unis, les paysans sont infiniment moins capables de jouer un rôle politique autonome qu’il y a quarante ou cinquante ans, lorsqu’ils ne purent et ne surent, comme en témoigne l’expérience du mouvement populiste, créer un parti national de valeur.

L’agrarisation éphémère mais importante de l’Europe, en raison du déclin économique consécutif à la guerre, entretint un moment chez certains des illusions sur le rôle que pourraient jouer des partis " paysans ", c’est-à-dire bourgeois et pseudo-paysans, qui s’opposaient démagogiquement aux partis de la bourgeoisie. Si l’on pouvait encore, pendant l’effervescence paysanne qui suivit la guerre, risquer la fondation de l’Internationale paysanne pour vérifier expérimentalement les nouveaux rapports entre le prolétariat et la paysannerie, entre celle-ci et la bourgeoisie, il serait bien temps d’établir le bilan de l’expérience de ses cinq ans d’existence, d’en mettre à nu les aspects cruellement négatifs et d’essayer de déterminer ses aspects positifs.

En tout cas, il est une conclusion indiscutable : l’expérience des partis " paysans " de Bulgarie, de Pologne, de Roumanie, de Yougoslavie (c’est-à-dire de tous les pays arriérés), la vieille expérience de nos socialistes-révolutionnaires et celle, toute récente, du Kuomintang (le sang des blessures n’a pas encore séché), les expériences épisodiques des pays développés (surtout celle de La Follette-Pepper aux États-Unis) témoignent indubitablement de ce fait : à l’époque du capitalisme déclinant, il est encore plus vain de s’attendre à voir surgir des partis paysans qui aient leur valeur propre, qui soient des partis révolutionnaires, anti-bourgeois, qu’à l’époque du capitalisme ascendant.

" La ville ne peut être l’égale de la campagne. La campagne ne peut être l’égale de la ville dans les conditions historiques de notre époque. Inévitablement, la ville entraîne derrière elle la campagne. Inéluctablement la campagne suit la ville. La question est simplement de savoir quelle classe parmi celles de la ville saura entraîner derrière elle la campagne " (LÉNINE, vol. XVI, p.442, 1919)

La paysannerie jouera encore un rôle décisif dans les révolutions d’Orient. Mais encore une fois ce rôle ne sera pas dirigeant et n’aura pas non plus de valeur propre. Les paysans pauvres du Houpé, du Kouan-toung ou du Bengale peuvent jouer un rôle d’envergure nationale et même internationale ; toutefois, ce ne sera qu’à la condition d’appuyer les ouvriers de Shanghaï, de Hankeou, de Canton ou de Calcutta. C’est l’unique issue qui puisse permettre à la paysannerie révolutionnaire de déboucher dans la voie internationale. Toute tentative pour relier directement le paysan du Houpé à celui de Galicie ou de la Dobroudja, le fellah égyptien au farmer du Far West américain est sans espoir.

Mais il est dans la nature de la politique que tout ce qui ne sert pas directement les intérêts d’une classe devienne inévitablement un instrument utilisé pour d’autres fins, souvent totalement opposées. N’a-t-on pas vu un parti bourgeois, s’appuyant sur la paysannerie (ou aspirant à s’appuyer sur elle), juger profitable de prendre une assurance auprès de l’Internationale paysanne, faute de pouvoir le faire auprès de l’Internationale communiste, contre les coups que lui portait le Parti communiste de son pays (de même que Purcell, dans le domaine syndical, se protégeait par l’intermédiaire du Comité anglo-russe) ? Si La Follette ne chercha pas à se faire inscrire à l’Internationale paysanne, cela tient à l’extrême faiblesse du Parti communiste américain ; de plus, son dirigeant de l’époque, Pepper, embrassait sans cela La Follette dans une étreinte parfaitement désintéressée mais que celui-ci n’avait pas réclamée. Déjà Raditch, chef bancaire du Parti des koulaks croates, avait besoin, sur le chemin qui le conduisait à un portefeuille ministériel, de laisser sa carte de visite à l’Internationale paysanne. Le Kuomintang alla beaucoup plus loin : après avoir gardé sa place dans l’Internationale paysanne et dans la Ligue anti-impérialiste, il frappa aussi à la porte de l’Internationale communiste et reçut la bénédiction du Bureau politique du Parti communiste de l’U.R.S.S., à l’exception d’une seule voix [10].

Il est particulièrement symbolique de la politique dirigeante des dernières années que, tandis que se renforçaient les tendances à la liquidation de l’Internationale syndicale rouge (l’appellation elle-même fut effacée des statuts syndicaux), on n’ait même pas soulevé dans la presse officielle, si nous avons bonne mémoire, la question de savoir en quoi consistaient exactement les conquêtes de l’Internationale paysanne.

Il faut que le VIe Congrès contrôle sérieusement l’activité de " l’Internationale " paysanne sous le rapport de l’internationalisme prolétarien. Il serait temps d’établir le bilan marxiste de l’expérience en cours. Il faut introduire ce bilan, sous une forme ou sous une autre, dans le programme : le présent projet ne souffle mot ni des " millions " d’adhérents de l’Internationale paysanne ni même de son existence.
9. CONCLUSION

Nous avons présenté une critique de certaines des thèses fondamentales du projet de programme ; nous sommes bien loin d’avoir étendu cette critique à toutes les thèses, nous ne disposions que de deux semaines.

Nous avons été dans l’obligation de nous borner aux problèmes les plus actuels, les plus étroitement liés à la lutte révolutionnaire et à celle qui s’est livrée à l’intérieur du parti dans la dernière période.

Grâce à l’expérience des prétendues " discussions ", nous savons d’avance que des phrases arrachées au contexte, même des lapsus calami, peuvent devenir la source de nouvelles théories destinées à détrôner le " trotskysme ". Toute une période est remplie par ce genre d’hystérie triomphante. Nous attendons très calmement les piètres vociférations théoriques que, cette fois encore, on pourra déverser sur nous.

Il est toutefois probable que les auteurs du projet de programme préféreront se servir, pour nous accuser, non pas de nouveaux articles critiques, mais de l’extension du vieil article 58. Il est superflu de dire que nous considérons cet argument comme moins convaincant encore.

Le VIe Congrès doit adopter un programme. Dans tout cet ouvrage, nous nous sommes employés à démontrer qu’il est absolument impossible de prendre pour base de ce programme le projet élaboré par Boukharine et Staline.

Le moment présent est celui d’un revirement dans la vie du Parti communiste de l’U.R.S.S. (bolchevique) et de toute l’Internationale communiste. Toutes les récentes décisions et démarches du Comité central de notre Parti et du plénum de février du Comité exécutif de l’Internationale communiste en témoignent. Ces mesures sont tout à fait insuffisantes et les résolutions sont contradictoires. (Certaines d’entre elles, comme celle du plénum de février du Comité exécutif de l’Internationale communiste sur la révolution chinoise, sont radicalement fausses). Néanmoins, à travers toutes ces décisions, se dessine une tendance au tournant vers la gauche. Nous n’avons aucune raison de la surestimer, d’autant plus qu’elle s’accomplit dans le temps même où l’on écrase l’aile révolutionnaire, tout en protégeant l’aile droite. Pourtant, nous ne songeons pas un seul instant à la négliger, car elle est imposée par l’impasse à laquelle a conduit l’ancien cours. Tout vrai révolutionnaire fera de son mieux, à son poste, par les moyens dont il dispose, pour que le tournant à gauche qui s’ébauche s’accentue, avec le moins possible de difficultés et de heurts pour le parti, jusqu’à devenir une orientation révolutionnaire léniniste. Mais, pour l’instant, nous en sommes encore loin. Actuellement, l’Internationale communiste traverse une période de maladie, peut-être la plus difficile de son développement, celle où l’ancien cours est encore loin d’être totalement abandonné et où le nouveau renferme encore des éléments hétérogènes. Le projet de programme reflète entièrement et parfaitement cet état de transition. Or, de tels moments, par leur nature même, sont peu favorables à l’élaboration des documents qui doivent déterminer l’activité de notre parti international pour toute une série d’années. Si pénible que cela soit, il faut encore attendre, alors qu’on a déjà perdu tant de temps. Il faut laisser les choses se décanter, la confusion passer, les contradictions s’annuler et le nouveau tournant se préciser.

Le Congrès ne s’est pas réuni durant quatre ans.

L’Internationale communiste a vécu neuf ans sans programme codifié. En ce moment, il n’y a qu’une façon d’aborder la question : décider que le VIIe Congrès aura lieu dans un an, en finir une fois pour toutes avec les tentatives d’usurpation des droits de l’Internationale communiste, rétablir dans tous les partis et donc dans l’Internationale elle-même un régime normal rendant possible une véritable discussion du projet de programme et permettant d’opposer au projet éclectique un autre projet, marxiste, léniniste. Pour l’Internationale communiste, pour les assemblées et les conférences de ses partis, pour la presse, il ne doit pas y avoir de questions interdites. Il faut, durant cette année, labourer profondément le champ entier avec la charrue du marxisme. Seul un tel travail permettra de doter le parti international du prolétariat d’un programme, c’est-à-dire d’un grand phare qui éclairera le passé d’une lumière exacte et projettera des rayons brillants très loin dans l’avenir.

Alma Ata, juillet 1928.

NOTES

[1] Les fondateurs de l’Internationale communiste pensaient pouvoir englober dans celle-ci à la fois les partis communistes et les syndicats d’orientation révolutionnaire, tout comme la 1ère Internationale, du temps de Marx, avait regroupé ensemble formations politiques et formations syndicales. Mais cette tentative se heurta à des difficultés et, finalement, en 1921 fut créée à Moscou l’Internationale syndicale rouge. En dehors des syndicats soviétiques, elle ne groupa au bout de quelques années que de très faibles effectifs, les plus importants étant ceux de la C.G.T.U. en France, qui en 1935 s’unifia avec la C.G.T. L’internationale syndicale rouge disparut ainsi pratiquement de la scène. Nous n’avons trouvé aucune déclaration officielle de dissolution.

[2] " Il existe dans les pays opprimés deux mouvements qui, chaque jour, se séparent de plus en plus : le premier est le mouvement bourgeois démocratique et nationaliste, qui a un programme d’indépendance politique et d’ordre bourgeois ; l’autre est celui des paysans et des ouvriers, ignorants et pauvres, qui luttent pour se libérer de toute espèce d’exploitation. Le premier tente de diriger le second et y a souvent réussi dans une certaine mesure. Mais l’Internationale communiste et les partis qui y adhèrent doivent combattre cette tendance et chercher à développer le sentiment d’appartenance à une classe indépendante dans les masses ouvrières des colonies. L’une des plus grandes tâches en vue de cette fin est la formation de partis communistes qui organisent les ouvriers et les paysans et les conduisent à la révolution et à l’établissement d’une république soviétique " (Thèses sur les questions nationale et coloniale, IIe Congrès, 1920). Lénine fut le principal rédacteur de ces thèses).

[3] Bund : organisation socialiste qui cherchait à grouper les travailleurs juifs, notamment en Pologne et en Lituanie, indépendamment du Parti social-démocrate ouvrier russe. Au Congrès de ce dernier en 1903, sa demande d’adhésion fut rejetée. Le Bund exista de manière indépendante, collaborant parfois avec les mencheviks, jamais avec les bolcheviks.
Parti socialiste polonais : organisation nationaliste petite-bourgeoise à coloration socialiste, violemment combattue par le Parti social-démocrate polonais dirigé par Rosa Luxembourg. Un des dirigeants du P.P.S. devint le maréchal Pilsudsky.
Dachnak-tsoutioun : organisation arménienne nationaliste et petite-bourgeoise.

[4] Marx utilisa cette expression pour la première fois dans l’Adresse à la Ligue des Communistes, en mars 1850.

[5] Lors de la discussion des Thèses d’avril.

[6] LÉNINE, Œuvres, vol. XXXIII, p. 490. Ces lignes sont extraites de l’article de LÉNINE, Sur notre révolution, publié dans la Pravda en mai 1923. Cet article est une critique des Mémoires sur la Révolution Russe du Socialiste de tendance menchevique N. Soukhanov, qui avait participé en février 1917 à la formation du Soviet de Petrograd et qui, en 1922-1923, exerçait des fonctions dans l’appareil économique de l’Union soviétique. Il défendait dans son livre imprimé à Moscou en 1922 le point de vue menchevique en déclarant que la Révolution d’Octobre était condamnable parce que la Russie n’était pas mûre pour le socialisme. Au temps de Lénine, il ne fut pas inquiété pour les opinions exprimées dans ce livre. Sous Staline, il fut arrêté et disparut.

[7] Cette initiale désignait Heinz Neumann.

[8] Staline et ses successeurs abandonnèrent la formule du " parti ouvrier et paysan ", dans les années qui suivirent. Mais la substance de la politique ouverte par ce terme, la collaboration avec la bourgeoisie nationale sur un programme acceptable pour celle-ci, n’a pas disparu.

[9] Certaines théories actuelles sur la corruption du prolétariat, notamment du prolétariat d’Europe occidentale et du prolétariat blanc des Etats-Unis, même si elles aboutissent à des conclusions différentes, ne sont, on le voit, en aucune façon originales.

[10] Celle de Trotsky.

LA QUESTION CHINOISE APRÈS LE VIe CONGRÈS

Les leçons et les problèmes de stratégie et de tactique de la révolution chinoise constituent actuellement le meilleur des enseignements pour le prolétariat international. L’expérience acquise en 1917 est modifiée, défigurée, falsifiée, jusqu’à devenir méconnaissable, par les épigones qu’ont portés au pouvoir les défaites successives de la classe ouvrière mondiale. La révolution chinoise a vérifié par l’absurde la politique bolchevique. La stratégie de l’Internationale communiste en Chine fut un gigantesque jeu de " qui perd gagne ". Il faut utiliser l’antithèse chinoise, l’opposer à l’expérience d’Octobre pour apprendre l’alphabet du bolchevisme à la jeune génération de révolutionnaires. Par elle-même, la Chine a une importance mondiale. Mais ce qui se passe dans ce pays décide non seulement de son sort, mais de la destinée même de l’Internationale communiste, au plein sens du mot. Loin de dresser un bilan juste et d’apporter quelque clarté, le VIe Congrès a consacré les erreurs commises et les a complétées par un imbroglio nouveau, plaçant le Parti communiste chinois dans une situation inextricable pour de longues années. Les foudres bureaucratiques de l’excommunication ne nous feront évidemment pas taire, quand le sort de la révolution internationale est en jeu. Ce sont ceux qui nous excommunient qui sont directement responsables des défaites subies : c’est pour cela qu’ils redoutent la lumière.

Au cours des cinq dernières années, aucun parti n’a aussi cruellement souffert de l’opportunisme de la direction de l’Internationale communiste que le Parti communiste chinois. En Chine, nous avons eu un exemple parfait (et qui, pour cette raison justement, mena à la catastrophe) de l’application de la politique menchevique à une époque révolutionnaire. De plus, le menchevisme disposait du monopole, puisque l’autorité de l’Internationale communiste et l’appareil matériel du pouvoir des soviets le protégeaient de la critique bolchevique. Un tel concours de circonstances est unique en son genre. Il a permis qu’une révolution promise au plus grand avenir fût complètement confisquée par la bourgeoisie chinoise, il a assuré le renforcement de la bourgeoisie alors que, d’après toutes les données, elle ne pouvait l’espérer. Aujourd’hui même, les fautes de l’opportunisme ne sont pas réparées. Tout le déroulement des débats du Congrès, les rapports de Boukharine et de Kuusinen, les interventions des communistes chinois, tout cela démontre que la ligne politique suivie par la direction en Chine était fausse et l’est encore. Partie de l’opportunisme ouvert, sous la forme du collaborationnisme (1924-1927), elle fait, à la fin de 1927, un zigzag brusque et se lance dans les aventures. Après l’insurrection de Canton, elle rejette le putschisme et passe à une troisième phase, la plus stérile, en tentant de combiner les anciennes tendances opportunistes avec un radicalisme impuissant, de pure forme, qui pendant une certaine période s’intitula, chez nous, " ultimatisme" et " otsovisme ", la pire variété de l’ultra-gauchisme.

Tout communiste chinois ne peut plus maintenant avancer d’un seul pas sans avoir, au préalable, évalué à sa juste valeur la direction opportuniste qui conduisit à une écrasante défaite dans les trois étapes (Shanghaï, Ou-Tchang et Canton), et sans avoir pleinement mesuré l’immense cassure provoquée par ces échecs dans toute la situation sociale et politique, intérieure et internationale, de la Chine.

Les débats du Congrès montrèrent quelles illusions grossières et dangereuses subsistent encore dans les conceptions des dirigeants communistes chinois. Pour défendre l’insurrection de Canton, un des délégués chinois se référa au fait que, après la défaite subie dans cette ville, les effectifs du parti ne baissèrent pas, mais augmentèrent. Même ici, à des milliers de kilomètres du théâtre des événements révolutionnaires, il paraît incroyable qu’une information aussi monstrueuse ait pu être présentée à un Congrès mondial sans susciter une réfutation indignée. Pourtant, nous apprenons, grâce à des observations qu’un autre délégué a présentées sur un autre point, que si le Parti communiste chinois a gagné (est-ce pour longtemps ?) des dizaines de milliers de nouveaux membres parmi les paysans, en revanche il a perdu la majorité de ses ouvriers.

C’est ce processus menaçant, qui marque sans possibilité d’erreur une certaine phase du déclin du Parti communiste chinois, que les communistes chinois décrivent au Congrès comme un signe de croissance, de progression. Alors que la révolution est battue dans les villes et les centres les plus importants du mouvement ouvrier et paysan, il y a et il y aura toujours, surtout dans un immense pays comme la Chine, des régions fraîches, précisément parce qu’elles sont arriérées, contenant des forces révolutionnaires intactes. Sur la périphérie lointaine, les sursauts de la vague révolutionnaire dureront longtemps encore. Sans avoir des données directes sur la situation dans les régions chinoises et musulmanes du sud-ouest, on ne peut guère parler avec précision de la probabilité d’une fermentation révolutionnaire, en ces lieux, dans une période proche. Mais tout le passé de la Chine rend cette éventualité possible. Il est tout à fait évident que ce mouvement ne serait qu’un écho tardif des batailles de Shanghaï, Hankéou et Canton. Après la défaite décisive subie par la révolution dans les villes, le parti peut encore, pendant quelque temps, trouver des dizaines de milliers de nouveaux membres dans la paysannerie qui s’éveille. C’est important, car c’est le signe précurseur des grandioses possibilités que renferme l’avenir. Mais, dans la période présente, ce n’est qu’une forme de la dissolution et de la liquidation du Parti communiste chinois, qui en perdant son noyau prolétarien ne répond plus à sa destination historique.

Une époque de déclin révolutionnaire, par son essence même, est lourde de menaces pour un parti révolutionnaire. Engels, en 1852, disait qu’un parti révolutionnaire qui laisse échapper une situation révolutionnaire ou qui a subi un échec décisif durant celle-ci, disparaît inévitablement de la scène pendant une certaine période de l’histoire. La contre-révolution atteint d’autant plus cruellement un parti révolutionnaire que l’écrasement de la révolution a été causé, non par un rapport défavorable des forces, mais par des fautes évidentes, indiscutables de la direction (comme ce fut précisément le cas en Chine). Ajoutez à cela la jeunesse du parti chinois, l’absence et de cadres fortement trempés et de solides traditions ; ajoutez encore les remaniements effectués à la légère dans la direction, qui, là-bas comme partout, fut considérée comme le gérant responsable et dut expier les fautes de l’Internationale communiste. Tout cet ensemble crée pour le Parti communiste chinois des conditions vraiment fatales pour l’époque contre-révolutionnaire dont la durée ne peut être prévue.

On ne peut lui éviter le sort évoqué par Engels – liquidation politique pour une certaine période – qu’en posant clairement, courageusement, toutes les questions fondamentales, celles d’hier et d’aujourd’hui.

Nous avons examiné la dynamique de classe de la révolution chinoise dans un chapitre spécial de la critique à laquelle nous avons soumis les thèses fondamentales du projet de programme de l’Internationale communiste. Aujourd’hui, nous ne voyons pas la nécessité d’ajouter quoi que ce soit à ce chapitre, et à plus forte raison d’y apporter des modifications quelconques. Nous en sommes arrivés à la conclusion que le développement ultérieur de la révolution chinoise ne peut s’effectuer que par la lutte du prolétariat chinois, entraînant des centaines de millions de paysans pauvres à la conquête du pouvoir. La solution des problèmes fondamentaux, bourgeois et démocratiques, aboutit nécessairement, en Chine, à la dictature du prolétariat. Opposer à la dictature du prolétariat la dictature démocratique des prolétaires et des paysans serait une tentative réactionnaire visant à ramener la révolution en arrière, à des étapes qui datent de la coalition du Kuomintang. Ce diagnostic politique général commande la ligne stratégique de l’étape suivante, ou plus exactement de la troisième révolution chinoise ; il n’annule pas, cependant, les problèmes de la tactique pour aujourd’hui et pour demain.
I. – LA RÉVOLUTION PERMANENTE ET L’INSURRECTION DE CANTON

En novembre 1927, le plénum du Comité central du Parti communiste chinois constatait :

" Les circonstances objectives qui existent actuellement en Chine sont telles que la durée d’une situation directement révolutionnaire se mesurera, non pas en semaines ou en mois, mais en longues années. La révolution chinoise a un caractère durable, mais elle n’a pas d’arrêt. De par son caractère, elle constitue ce que Marx appelait une " révolution permanente ". "

Est-ce vrai ? Si l’on comprend bien cette affirmation, elle est vraie. Mais il faut la comprendre à la manière de Marx, et non pas de Lominadzé. Boukharine, qui démasqua ce dernier pour l’utilisation qu’il faisait de cette formule, n’est pas plus près de Marx que lui. Toute véritable révolution, dans une société capitaliste, surtout dans un grand pays et plus particulièrement maintenant, à l’époque impérialiste, tend à se transformer en révolution permanente, c’est-à-dire à ne pas s’arrêter aux étapes atteintes, à ne pas se limiter aux cadres nationaux, mais à s’étendre et à s’approfondir jusqu’à la transformation totale de la société, jusqu’à l’abolition définitive des distinctions de classe, donc jusqu’à la suppression complète et finale de la possibilité même d’une nouvelle révolution. C’est en cela que consiste la conception marxiste de la révolution prolétarienne, qui se distingue par là de la révolution bourgeoise, limitée, elle, par son cadre national et par ses objectifs spéciaux. La révolution chinoise tend à devenir permanente dans la mesure où elle renferme la possibilité de la conquête du pouvoir par le prolétariat. Parler de la révolution permanente sans parler de cette possibilité et en dehors d’elle, c’est parler pour ne rien dire. Seul le prolétariat, après s’être emparé du pouvoir d’État et l’avoir transformé en instrument de lutte contre toutes les formes d’oppression et d’exploitation, aussi bien dans le pays qu’au-delà des frontières, assure à la révolution un caractère continu et l’amène jusqu’à l’édification de la société socialiste intégrale. La condition nécessaire de cette édification est donc une politique qui prépare le prolétariat à conquérir le pouvoir en temps voulu. Lominadzé a fait de la possibilité d’un développement permanent de la révolution (à condition que la politique communiste soit juste) une formule scolastique garantissant d’un coup et définitivement une situation révolutionnaire " pour de longues années ". La permanence de la révolution devient ainsi une loi placée au-dessus de l’histoire, indépendante de la politique de la direction et du développement matériel des événements révolutionnaires. Comme toujours en pareil cas, Lominadzé & Cie se décidèrent à proclamer leur formule métaphysique quant au caractère permanent de la révolution seulement lorsque la direction politique de Staline, Boukharine, Tchen-Dou-Siou et Tan-Pin-Sian eut saboté complètement la situation révolutionnaire.

Après avoir ainsi assuré la continuité de la révolution pour de longues années, le plénum du Comité central du Parti communiste chinois, libéré de toute espèce de doute, déduisit de cette formule que les conditions étaient favorables à l’insurrection :

" Non seulement la force du mouvement révolutionnaire des masses travailleuses de Chine n’est pas encore épuisée, mais c’est maintenant seulement qu’elle commence à se manifester par une progression nouvelle de la lutte révolutionnaire. Ces faits obligent le plénum du Comité central du Parti communiste de Chine à reconnaître qu’il existe actuellement [novembre 1927] dans toute la Chine une situation directement révolutionnaire. "

L’insurrection de Canton fut la conséquence inéluctable de cette appréciation. Si la situation avait été vraiment révolutionnaire, la défaite de Canton n’en aurait constitué qu’un épisode particulier et, en tout cas, ce soulèvement ne serait pas apparu comme une aventure. Malgré des conditions défavorables à Canton même, la direction aurait eu le devoir de déclencher très rapidement l’insurrection, afin d’éparpiller et d’affaiblir ainsi les forces de l’ennemi, et de faciliter le soulèvement dans les autres parties du pays.

Pourtant, quelques mois plus tard – et non pas de " longues années " – il fallut avouer que la situation politique s’était brusquement détériorée, et cela dès avant l’insurrection de Canton. Déjà, les campagnes de Ho-Loun et de Yé-Tin se déroulèrent à un montent de reflux révolutionnaire : les ouvriers se séparaient de la révolution et les tendances centrifuges se renforçaient. Cela n’est nullement en contradiction avec l’existence de mouvements paysans dans diverses provinces. Il en est toujours ainsi.

Que les communistes chinois se demandent donc maintenant s’ils auraient osé décider pour décembre l’insurrection de Canton, s’ils avaient compris avant que, pour la période donnée, les forces principales de la révolution étaient épuisées et que le grand déclin était commencé ! Il est clair que s’ils avaient compris en temps voulu ce changement radical de la situation, en aucun cas ils n’auraient appelé au soulèvement à Canton. L’unique façon d’expliquer la politique de la direction qui a décidé et réalisé cette révolte, c’est qu’elle n’avait pas compris le sens et les conséquences des défaites de Shanghaï et du Houpé. Il ne peut y avoir aucune autre interprétation. Mais l’incompréhension peut d’autant moins servir d’excuse à la direction de l’Internationale communiste que l’opposition avait lancé, en temps opportun, une mise en garde signalant le changement de situation et les nouveaux dangers. Des sots et des calomniateurs l’avaient accusée pour cela de défaitisme.

La résolution du VIe Congrès confirme que la résistance insuffisante opposée aux " dispositions putschistes " entraîna les soulèvements infructueux du Hounan, du Houpé, etc. Que faut-il entendre par " dispositions putschistes " ? Conformément aux directives de Staline et de Boukharine, les communistes chinois estimaient que la situation en Chine était directement révolutionnaire et que les mouvements partiels avaient toutes les chances de s’élargir jusqu’à devenir une insurrection générale. Ainsi, le déclenchement de ces coups de main résultait d’une évaluation erronée des circonstances dans lesquelles se trouvait la Chine vers le second semestre de 1927, à la suite des défaites subies.

A Moscou, on pouvait bavarder sur la " situation directement révolutionnaire ", accuser les oppositionnels de défaitisme, tout en se prémunissant contre l’avenir – surtout après Canton – par des réserves au sujet du " putschisme ". Mais sur le théâtre des événements, en Chine même, tout révolutionnaire honnête avait pour devoir de faire, dans son coin, tout ce qu’il pouvait pour hâter le soulèvement, puisque l’Internationale communiste avait déclaré que la situation générale était propice à une insurrection à l’échelle nationale. C’est par là que le régime de duplicité manifeste son caractère ouvertement criminel. En même temps, la résolution du Congrès dit :

" Le Congrès considère qu’il est tout à fait inexact de considérer l’insurrection de Canton comme un putsch. Ce fut une héroïque bataille d’arrière-garde [?] du prolétariat chinois au cours de la période de la révolution chinoise qui vient de s’écouler ; en dépit des erreurs commises par la direction, ce soulèvement restera, pour la nouvelle étape soviétique de la révolution, un étendard. "

Ici, la confusion est à son comble. On souligne l’héroïsme du prolétariat de Canton, on en fait un paravent pour masquer les fautes de la direction, non pas celle de Canton – que la résolution abandonne complètement – mais celle de Moscou qui, la veille encore, loin de parler d’une " bataille d’arrière-garde ", parlait du renversement du gouvernement du Kuomintang. Pourquoi, après l’expérience de Canton, l’appel à l’insurrection est-il dénoncé comme du putschisme ? Parce que cette expérience confirma l’inopportunité du soulèvement. La direction de l’Internationale communiste eut besoin d’une nouvelle leçon par l’exemple pour découvrir ce qui apparaissait déjà tout à fait clairement sans celle-ci. Mais ces leçons complémentaires pour arriérés mentaux, ainsi données sur le vif, ne coûtent-elles pas trop cher au prolétariat ?

Lominadzé – un des enfants prodiges de la stratégie révolutionnaire – jurait au XVe Congrès du Parti communiste de l’U.R.S.S. que l’insurrection de Canton était nécessaire, juste et salutaire, précisément parce qu’elle inaugurait une ère de lutte directe des ouvriers et des paysans pour la conquête du pouvoir. On fut d’accord avec lui. Au VIe Congrès, Lominadzé a reconnu que l’insurrection n’inaugurait pas une ère triomphale, mais clôturait une ère de défaite. Néanmoins, on continue à considérer ce soulèvement comme nécessaire, juste et salutaire. On a simplement changé son nom : d’un choc entre les avant-gardes des forces en présence, on a fait une " bataille d’arrière-garde ". Tout le reste demeure inchangé. La tentative qu’on fait pour échapper à la critique de l’opposition en se camouflant derrière l’héroïsme des ouvriers de Canton a autant de poids que, par exemple, celle du général Rennenkampf cherchant à s’abriter derrière l’héroïsme des soldats russes qu’il noya, par sa stratégie, dans les marais masuriens. Les prolétaires de Canton sont coupables sans avoir commis de fautes, simplement par excès de confiance dans leur direction. La direction de Canton est coupable d’avoir eu une confiance aveugle en la direction de l’Internationale communiste, qui combina l’aveuglement politique avec l’esprit d’aventure.

Il est radicalement faux de comparer l’insurrection de Canton de 1927 avec celle de Moscou de 1905. Durant l’année 1905, le prolétariat russe avança degré par degré, arrachant des concessions à l’ennemi et semant la désagrégation dans ses rangs, tout en rassemblant autour de son avant-garde des masses populaires de plus en plus importantes. La grève d’octobre 1905 fut une victoire immense dont la signification historique était mondiale. Le prolétariat russe avait son propre parti qui n’était subordonné à aucune discipline bourgeoise ou petite-bourgeoise. La valeur propre, l’intransigeance, l’esprit offensif du parti augmentaient d’une étape à l’autre.
Le prolétariat russe avait créé des soviets dans des dizaines de villes, et non pas à la veille de la révolte, mais au cours du processus d’une lutte de masse par la grève. A travers ces soviets, le parti établit une liaison avec de larges masses ; il contrôla leur esprit révolutionnaire et les mobilisa. Voyant que chaque jour modifiait le rapport des forces en faveur de la révolution, le gouvernement tsariste passa à la contre-offensive, et enleva ainsi à la direction révolutionnaire le temps de mobiliser toutes ses forces. Dans ces conditions, la direction révolutionnaire pouvait et devait mettre tout en œuvre pour vérifier par des actes l’état d’esprit du dernier facteur décisif : l’armée. Tel fut le sens de l’insurrection de décembre 1905.

En Chine, les événements se déroulèrent sur un mode directement opposé. La politique stalinienne du Parti communiste chinois consista en une série de capitulations devant la bourgeoisie, elle habitua l’avant-garde ouvrière à supporter le joug du Kuomintang. En mars 1926, le parti capitula devant Tchang Kaï-chek, dont il consolida la position en affaiblissant la sienne ; il compromit le drapeau du marxisme et se transforma en instrument secondaire de la direction bourgeoise. Le parti étouffa le mouvement agraire et les grèves ouvrières, en appliquant les directives du Comité exécutif de l’Internationale communiste sur le bloc des quatre classes. Le parti renonça à l’organisation des soviets pour ne pas troubler, à l’arrière, la situation des généraux chinois ; ainsi, il livra à Tchang Kaï-chek, pieds et poings liés, les ouvriers de Shanghaï. Après l’écrasement de Shanghaï, conformément aux directives du Comité exécutif de l’Internationale communiste, le parti mit tout son espoir dans le Kuomintang de gauche, prétendu " centre de la révolution agraire ". Les communistes entrèrent dans le gouvernement d’Ou-Tchang, qui réprimait la grève et les soulèvements paysans : ils préparèrent ainsi une nouvelle et plus cruelle destruction des masses révolutionnaires. Puis une directive tout à fait aventuriste fut lancée, ordonnant qu’on s’orientât d’urgence vers l’insurrection. Telle est l’origine tout d’abord de l’aventure de Ho-Lun et de Yé-Tin, puis de celle, plus pénible encore, que fut le soulèvement de Canton.

Non, tout cela n’est nullement comparable à l’insurrection de décembre 1905.

Si un opportuniste appelle les événements de Canton une aventure, c’est parce que ce fut une insurrection. Si un bolchevik utilise pour ces faits la même dénomination c’est parce que ce fut une insurrection inopportune. Ce n’est pas pour rien qu’un proverbe allemand affirme que quand deux hommes disent la même chose, cela ne signifie pas la même chose.

Les fonctionnaires à la Thaelmann peuvent, à propos de la révolution chinoise, continuer à parler aux communistes allemands de " l’apostasie " de l’Opposition. Nous apprendrons aux communistes d’Allemagne à tourner le dos aux Thaelmann. En effet, l’appréciation portée sur l’insurrection de Canton soulève la question des leçons du IIIe Congrès, d’une affaire où le prolétariat allemand joua sa tête.

En mars 1921, le Parti communiste allemand tenta une insurrection, en s’appuyant sur une minorité agissante du prolétariat, tandis que la majorité, fatiguée, rendue méfiante par les défaites précédentes, restait passive. Ceux qui, à cette époque, dirigèrent cette tentative, s’efforcèrent aussi de s’abriter derrière l’héroïsme des ouvriers des combats de mars. Pourtant, le IIIe Congrès, loin de les féliciter pour cette entreprise, condamna leur esprit d’aventure. Quelle fut alors notre appréciation sur les événements de mars ?

"Leur essence – écrivions-nous – se résume en ce que le jeune Parti communiste, effrayé par un déclin patent dans le mouvement ouvrier, fit une tentative désespérée pour profiter de l’intervention d’un des détachements les plus actifs du prolétariat, pour " électriser " la classe ouvrière et amener les choses, si possible, jusqu’à une bataille décisive " (L. TROTSKY, Cinq années de l’Internationale communiste, p. 333).

Thaelmann n’a rien compris à tout cela.

Dès juillet 1923, nous avons exigé que l’on fixât la date de l’insurrection en Allemagne, au grand étonnement de Clara Zetkin, Varsky et autres vieux sociaux-démocrates, très vénérables mais incorrigibles. Mais, au début de 1924, quand Zetkin déclara qu’à ce moment-là elle envisageait l’éventualité d’un soulèvement avec beaucoup " plus d’optimisme " qu’au cours de l’année précédente, nous n’avons pu que hausser les épaules.

" Une vérité élémentaire du marxisme dit que la tactique du prolétariat socialiste ne peut être la même dans une situation révolutionnaire et en son absence " (LÉNINE, vol. XV, p. 499).

Cet a b c est verbalement admis par tout le monde aujourd’hui, mais on est encore loin de l’appliquer dans la réalité.

La question n’est pas de savoir ce que les communistes doivent faire quand les masses s’insurgent d’elles-mêmes. C’est là une question particulière. Quand les masses se dressent, les communistes doivent être avec elles, ils doivent les organiser et les instruire. Mais la question se pose autrement : qu’est-ce que la direction a fait et que fallait-il qu’elle fît pendant les semaines et les mois qui précédèrent l’insurrection de Canton ? La direction avait pour devoir d’expliquer aux ouvriers révolutionnaires qu’à la suite des défaites subies à cause d’une politique fausse, le rapport des forces avait entièrement changé en faveur de la bourgeoisie. Ébranlées par le choc, d’énormes masses ouvrières, qui avaient livré d’immenses combats, abandonnaient le champ de bataille. Il est absurde de penser que l’on puisse marcher vers une insurrection paysanne quand les masses prolétariennes s’en vont. On doit se regrouper, livrer des combats défensifs, en évitant la bataille générale (celle-ci étant visiblement sans espoir). Si malgré une pareille besogne d’éclaircissement et d’éducation, négligeant ces explications, les masses de Canton s’étaient insurgées – ce qui est peu probable –, les communistes auraient dû se mettre à leur tête. Mais c’est justement l’inverse qui se produisit. L’insurrection fut ordonnée d’avance, sciemment et avec préméditation, d’après une estimation fausse de toute la situation. Un détachement du prolétariat fut entraîné dans une lutte manifestement sans espoir, qui permit à l’ennemi d’anéantir plus aisément l’avant-garde de la classe ouvrière. Ne pas le dire ouvertement, c’est tromper les ouvriers chinois et préparer de nouvelles défaites. Le VIe Congrès ne l’a pas dit.

Ces critiques signifient-elles que l’insurrection de Canton fut seulement une aventure, et appelle une unique conclusion, à savoir que la direction fut complètement incapable ? Non, tel n’est pas leur sens. L’insurrection de Canton a montré que, même dans une ville non industrialisée aux traditions petites-bourgeoises de sun-yat-sénisme, le prolétariat s’est révélé capable de s’insurger, de combattre avec vaillance et de conquérir le pouvoir. Ce fait a une importance énorme. Il prouve une nouvelle fois combien est grand le rôle politique que la classe ouvrière peut jouer, même si elle est relativement faible numériquement, dans un pays historiquement arriéré et où la majorité de la population se compose de paysans et de petits-bourgeois dispersés. L’événement, une fois de plus après 1905 et 1917, a complètement démenti les philistins à la Kuusinen, Martynov & Cie, qui prônent qu’on ne peut songer à la dictature du prolétariat dans la Chine " agraire ". Et pourtant les Martynov et les Kuusinen sont actuellement les inspirateurs quotidiens de l’Internationale communiste.

L’insurrection de Canton a en même temps montré qu’au moment décisif le prolétariat n’a pu trouver, même dans la capitale petite-bourgeoise du sun-yat-sénisme, un seul allié politique, pas même parmi les débris du Kuomintang de gauche ou d’ultra-gauche. Cela signifie que la tâche vitale qui consiste à réaliser l’alliance entre ouvriers et paysans pauvres incombe exclusivement et directement, en Chine, au Parti communiste. Son accomplissement est une des conditions du triomphe de la troisième révolution chinoise, dont la victoire donnera le pouvoir à l’avant-garde du prolétariat, soutenue par l’union des ouvriers et des paysans pauvres.
Si l’on veut parler " d’apostasie ", disons que les traîtres envers les héros et les victimes de l’insurrection de Canton sont ceux qui se refusent à tirer les leçons de ce soulèvement pour cacher les crimes de la direction. Ces leçons, les voici :

1° L’insurrection de Canton a montré que l’avant-garde prolétarienne est seule capable, en Chine, de réaliser le soulèvement et de conquérir le pouvoir. Après l’expérience de collaboration qui a été menée entre le Parti communiste et le Kuomintang, l’insurrection a montré l’absence complète de vitalité et le caractère réactionnaire du mot d’ordre de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, opposé à celui de la dictature du prolétariat entraînant derrière lui les paysans pauvres.

2° L’insurrection de Canton a montré que, parce qu’elle fut conçue et exécutée dans un sens contraire à la marche de la révolution, elle accéléra et approfondit son recul, en facilitant l’anéantissement des forces prolétariennes par la contre-révolution bourgeoise. Cette catastrophe donne à la période inter-révolutionnaire un caractère pénible, qui sera chronique et durable. Le plus grand des problèmes est maintenant la renaissance du Parti communiste, en tant qu’organisation de l’avant-garde du prolétariat.

Ces deux conclusions ont la même importance. C’est seulement en les considérant ensemble qu’on peut juger de la situation et fixer les perspectives. Le VIe Congrès n’a fait ni l’un ni l’autre. En prenant comme base les résolutions du IXe plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste (février 1928), qui affirmait que la révolution chinoise " continuait ", le Congrès esquiva la vérité ; il alla jusqu’à affirmer que cette révolution entrait dans une phase préparatoire. Mais cette dérobade ne servira à rien. Il faut parler clairement et sincèrement ; il faut reconnaître nettement, ouvertement, brutalement la cassure qui s’est opérée, y ajuster la tactique et en même temps suivre une orientation telle que l’avant-garde du prolétariat soit amenée à jouer, par l’insurrection, son rôle prépondérant dans la Chine soviétique de l’avenir.
2. – LA PÉRIODE INTER-RÉVOLUTIONNAIRE ET SES TÂCHES

La politique bolchevique est caractérisée non seulement par son envergure révolutionnaire, mais aussi par son réalisme politique. Ces deux aspects du bolchevisme sont inséparables. La plus importante des tâches est de savoir reconnaître en temps opportun une situation révolutionnaire et de l’exploiter jusqu’au bout. Mais il n’est pas moins important, quand cette situation est passée et s’est transformée politiquement en son contraire, de le comprendre. Rien n’est plus vain et plus indigne que de montrer le poing après la bataille. C’est, pourtant, la spécialité de Boukharine. Il a d’abord expliqué que le Kuomintang et les soviets, c’était la même chose, et qu’à travers le Kuomintang les communistes pouvaient conquérir le pouvoir sans bataille. Et quand le Kuomintang écrase les ouvriers, avec l’aide de Boukharine, ce dernier se met à tendre le poing. Quand Boukharine ne faisait qu’amender ou " compléter " Lénine, son aspect caricatural ne dépassait pas certaines limites modestes. Quand il prétend diriger par lui-même, en profitant du manque total de connaissances de Staline, Rykov et Molotov dans les questions internationales, le petit Boukharine se gonfle jusqu’à devenir une caricature géante du bolchevisme. La stratégie de Boukharine se réduit à achever et à mutiler, à l’époque du déclin, tout ce qui est sorti vivant de la révolution manquée et souillée.

Il faut comprendre clairement qu’il n’y a pas, actuellement, de situation révolutionnaire en Chine.

C’est bien une situation contre-révolutionnaire qui s’y est substituée ; une période inter-révolutionnaire de durée indéterminée commence. Détournez-vous avec mépris de qui vous dirait que c’est là du pessimisme et du manque de foi. Fermer les yeux en face des faits, voilà bien la mauvaise foi la plus infâme.

En Chine, la situation reste révolutionnaire en profondeur, dans la mesure où toutes les contradictions internes et externes de ce pays n’ont pas d’autre solution que la révolution. Mais dans ce sens, il n’y a pas un seul pays au monde où la situation ne doive, un jour, devenir ouvertement révolutionnaire, à l’exception de l’U.R.S.S. où, en dépit de cinq ans de glissement opportuniste, la forme soviétique de la dictature prolétarienne maintient encore la possibilité d’une renaissance de la Révolution d’Octobre par des réformes.

Dans certains pays, la transformation de la révolution potentielle en révolution agissante est une éventualité plus rapprochée ; dans d’autres elle est plus lointaine. Il est d’autant plus difficile de prédire la mutation que celle-ci est déterminée non seulement par l’âpreté des contradictions internes, mais aussi par l’intervention des facteurs mondiaux. On peut supposer, pour beaucoup de raisons, que la révolution s’accomplira en Europe avant de se produire en Amérique du Nord. Mais les prévisions annonçant que la révolution éclatera d’abord en Asie et ensuite en Europe ont déjà un caractère plus conditionnel. C’est possible, voire vraisemblable, mais ce n’est pas fatal. De nouvelles difficultés et complications semblables à l’occupation de la Ruhr en 1923, ou bien l’aggravation de la crise du commerce et de l’industrie sous la pression des États-Unis, peuvent dans un avenir proche plonger les États européens dans une situation directement révolutionnaire, comme en Allemagne en 1923, en Angleterre en 1926, ou en Autriche en 1927.

Le fait que la Chine hier encore traversait une phase révolutionnaire aiguë ne rapproche pas la révolution, ne l’avance pas à aujourd’hui ou à demain, mais au contraire l’éloigne. La période qui suivit la révolution de 1905 connut de grands ébranlements révolutionnaires et des bouleversements dans des pays d’Orient (Perse, Turquie, Chine), mais en Russie même, la révolution ne renaquit que douze ans plus tard, en liaison avec la guerre impérialiste. Certainement ces délais ne sont pas obligatoires pour la Chine. Le rythme général du développement des contradictions mondiales s’est accéléré : c’est tout ce que l’on peut dire. Mais il faut tenir compte du fait qu’en Chine précisément, la révolution est actuellement repoussée dans un avenir indéterminé. Il y a plus grave : on n’en a pas encore fini avec les conséquences de la défaite. Chez nous, le reflux se prolongea en 1907, 1908, 1909, et partiellement en 1910, quand, dans une large mesure grâce au relèvement de l’industrie, la classe ouvrière se ranima. Devant le Parti communiste chinois s’ouvre un ravin non moins abrupt. On doit, dans cette situation, savoir s’accrocher à chaque saillie, tenir avec ténacité chaque point d’appui, afin de ne pas tomber et se rompre le cou.

Le Parti communiste chinois, et pour commencer son avant-garde, doit s’assimiler l’immense expérience des défaites et, avec des méthodes d’action neuves, reconnaître la nouvelle situation ; il doit resserrer ses rangs disloqués ; il doit renouveler ses organisations de masse ; il doit, plus clairement et plus nettement qu’auparavant, préciser son attitude face aux problèmes qui se posent au pays : unité et libération nationale, révolution agraire.

D’autre part, la bourgeoisie chinoise doit dépenser le capital accumulé par ses victoires. Les contradictions qui existent en son sein, comme entre la bourgeoisie et le monde extérieur, doivent être, de nouveau, mises à nu et aggravées. Un nouveau regroupement des forces doit avoir une répercussion dans la paysannerie et relancer son activité. C’est à ces signes qu’on reconnaîtra que la situation est redevenue révolutionnaire à un niveau historique plus élevé.

" Ceux qui ont dû vivre – disait Lénine le 23 février 1918 – les longues années des batailles révolutionnaires, à l’époque de l’ascension de la révolution et à l’époque de sa chute dans l’abîme, quand les appels révolutionnaires aux masses ne rencontraient pas d’écho, savent que cependant, la révolution se relève toujours " (LÉNINE, vol. XXVII, p. 41).

L’allure que suivra la révolution chinoise en se " relevant " dépendra non seulement des conditions objectives, mais aussi de la politique de l’Internationale communiste.

La résolution du Congrès tourne diplomatiquement autour de ces questions essentielles ; elle sème à droite et à gauche des réserves afin de se sauver : autant dire que, comme les avocats, elle crée d’avance les motifs qui permettront d’aller en cassation et en appel.

Il est vrai qu’elle reconnaît que " le mot d’ordre de soulèvement des masses devient un mot d’ordre de propagande et que ce n’est qu’au fur et à mesure que se préparera un nouveau flux de la révolution qu’il deviendra de nouveau pratiquement et immédiatement applicable. " Notons, en passant, qu’en février de cette année une pareille attitude était encore appelée du trotskysme. Il faut sans doute comprendre que ce terme désigne la capacité à tenir compte des faits et de leurs conséquences plus rapidement que ne peut le faire la direction de l’Internationale communiste.

Mais la résolution du Congrès ne va pas plus loin que cette transformation de l’insurrection armée en mot d’ordre de propagande. Les rapports n’apportent rien de plus sur ce point. Que faut-il attendre au cours de la période la plus rapprochée ? Quelle orientation suivre dans le travail ? Il n’y a aucune perspective.

Pour bien saisir, et à fond, les leçons qu’on peut tirer encore d’une réflexion sur ce sujet, jetons à nouveau un coup d’œil sur la journée d’hier, sur cette même résolution du Comité central chinois qui fournit la manifestation la plus éclatante d’une légèreté d’esprit " révolutionnaire " doublée d’opportunisme.

Le plénum du Comité central du Parti communiste chinois, dirigé par les enfants prodiges du centrisme de gauche, adoptait, en novembre 1927, à la veille de l’insurrection de Canton, la résolution suivante :

" Considérant la situation politique générale créée après le coup d’Etat contre-révolutionnaire du Hounan, le Comité central du Parti communiste chinois a déjà, dans ses thèses d’août, affirmé que, sur la base des actuels rapports sociaux, économiques et politiques, la stabilisation de la réaction militaire bourgeoise, en Chine, est tout à fait impossible. "

Dans cette remarquable thèse sur la stabilisation, la même opération n’a été effectuée qu’à propos de la situation révolutionnaire. Ces deux conceptions ont été transformées en substances irrémédiablement opposées l’une à l’autre. Si, dans n’importe quelles circonstances, la situation révolutionnaire est assurée pour de " longues années ", il est clair que la stabilisation, quoi qu’il arrive, est " absolument impossible ". L’un complète l’autre, dans un système de principes métaphysiques. Boukharine et son ami-ennemi Lominadzé, comprennent aussi mal l’un que l’autre que la situation révolutionnaire et son contraire, la stabilisation, ne sont pas seulement un terrain pour la lutte des classes, mais en constituent aussi le contenu vivant. Nous avons écrit une fois que la " stabilisation " est un " objet " de la lutte des classes et non pas une arène fixée d’avance pour celle-ci. Le prolétariat veut développer et utiliser une situation de crise, tandis que la bourgeoisie veut mettre fin à cette crise et la surmonter par la stabilisation. La stabilisation est " l’objet " de la lutte de ces forces fondamentales de classe. Boukharine ricana d’abord à propos de cette définition, puis il l’introduisit, ensuite, textuellement, en contrebande, dans un rapport imprimé, présenté à un plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste. Mais, tout en admettant notre formule, spécialement dirigée contre sa scolastique, Boukharine ne comprit absolument pas le sens de notre définition. Quant aux cabrioles capricieuses que Lominadzé exécute vers la gauche, leur rayon est très restreint, car le vaillant enfant prodige n’ose pas rompre la corde qui l’attache à Boukharine.

Naturellement, la stabilisation absolue est totalement opposée à une situation révolutionnaire absolue. La conversion de ces absolus l’un dans l’autre est " absolument impossible ". Mais si l’on descend de ces ridicules cimes théoriques, il apparaît qu’avant le triomphe complet et définitif du socialisme, très vraisemblablement la situation révolutionnaire relative se convertira, plus d’une fois, en stabilisation relative (et vice versa). Toutes choses restant égales d’ailleurs, le danger de la transformation d’une situation révolutionnaire en stabilisation bourgeoise est d’autant plus grand que la direction prolétarienne est moins capable d’exploiter la situation. La direction de la clique de Tchang Kaï-chek fut supérieure à celle de Tchen-Dou-Siou et de Tan-Pin-Sian. Mais ce n’est pas cette direction qui prit les décisions : l’impérialisme étranger guidait Tchang Kaï-chek par des menaces et des promesses, et par son aide directe. L’Internationale communiste dirigeait Tchen-Dou-Siou. Ici, deux directions d’envergure mondiale croisèrent leurs épées. Celle de l’Internationale communiste montra, à toutes les étapes de la lutte, sa parfaite médiocrité, et elle facilita ainsi au maximum la tâche de la direction impérialiste. Dans de telles conditions, la transformation de la situation révolutionnaire en stabilisation bourgeoise non seulement n’est pas " impossible ", mais elle est absolument inévitable. Il y a plus même : elle se réalise, dans certaines limites elle est déjà réalisée.

Pour l’Europe, Boukharine a annoncé une nouvelle période de stabilisation " organique ". Il assurait qu’on ne doit pas s’attendre en Europe, au cours des prochaines années, à un renouvellement des événements de Vienne et, en général, à des secousses révolutionnaires. On ne sait pourquoi. La lutte pour la conquête du pouvoir passe à l’arrière-plan en Europe, au bénéfice de la lutte à mener contre la guerre. En revanche, quand il s’agit de la Chine, la stabilisation est niée, tout comme le Ve Congrès la nia pour l’Allemagne après l’échec de la révolution de 1923. Tout passe et tout change, à l’exception des erreurs de la direction de l’Internationale communiste.

La défaite des ouvriers et des paysans en Chine correspond inévitablement à une consolidation politique des classes dirigeantes chinoises ; c’est précisément là le point de départ de la stabilisation économique. Une certaine mise en ordre de la circulation intérieure et des rapports commerciaux extérieurs, faisant suite à la pacification ou à la limitation du secteur où règne la guerre civile, entraîne automatiquement un relèvement de l’activité économique. Les besoins vitaux du pays, complètement dévasté et épuisé, doivent, à un degré quelconque, être satisfaits. Le nombre des ouvriers occupés doit croître.

Ce serait de l’aveuglement que de fermer les yeux sur l’existence de certains préalables politiques au développement ultérieur des forces productives du pays, développement qui, naturellement, prendra des formes d’asservissement capitaliste. Les seuls préalables politiques ne suffisent pas. Une poussée économique, sans laquelle on ne triompherait de la désorganisation qu’avec une relative lenteur, est aussi nécessaire. Ce choc extérieur peut être fourni par l’afflux de capitaux étrangers. Déjà, l’Amérique a coupé à travers champs, dépassant le Japon et l’Europe, en consentant, pour la forme, à conclure un " traité équitable ". La dépression interne, alors que des ressources sont disponibles, rend plus que vraisemblable une vaste intervention économique des États-Unis en Chine, le Kuomintang tenant évidemment la porte largement " ouverte ". Il n’y a pas de doute que les pays européens, en particulier l’Allemagne, en lutte contre la crise qui s’aggrave rapidement, tenteront de déboucher sur le marché chinois.

Étant donné l’immense étendue de la Chine et la multitude de sa population, même de faibles succès dans la construction des routes, même un simple accroissement de la sécurité des transports, accompagnés d’une certaine régularisation du change, doivent automatiquement augmenter considérablement la circulation commerciale et, par là même, animer l’industrie. Actuellement, les pays capitalistes les plus importants, parmi lesquels et non au dernier rang les États-unis, préoccupés de l’écoulement de leurs automobiles, sont intéressés à l’établissement de routes de tous genres.

Pour stabiliser le change chinois et pour tracer des routes, il faut un grand emprunt à l’étranger. On discute de la possibilité d’un tel emprunt et on la reconnaît pour tout à fait réelle dans la presse financière anglo-saxonne influente. On parle d’un consortium international bancaire pour amortir les anciennes dettes de la Chine et lui accorder de nouveaux crédits. Déjà, la presse bien informée estime que cette future affaire est la " plus importante de l’histoire mondiale ".

Dans quelle mesure ces projets grandioses seront-ils exécutés, il est impossible de le dire sans l’aide d’une documentation plus abondante ; or, elle concerne, en partie, des opérations qui se passent dans les coulisses. Mais il n’est pas douteux que, dans un proche avenir, le cours des événements suivra cette direction. Dès maintenant, la presse donne des dizaines d’informations montrant que la pacification extrêmement relative de la Chine et son unification encore plus relative ont déjà provoqué une progression dans les domaines les plus divers de la vie économique. Une bonne récolte dans presque toute la Chine va dans le même sens. Les diagrammes de la circulation intérieure, de l’importation, de l’exportation, mettent en évidence des signes de développement.

Il ne faut pas, cela va de soi, répéter à rebours la faute d’hier. Il ne faut pas attribuer à la stabilisation semi-coloniale capitaliste on ne sait quels traits rigides, inchangeables, en un mot métaphysiques. Ce sera une stabilisation très boiteuse, ouverte à tous les vents de la politique mondiale ainsi qu’aux dangers internes, qui ne sont pas encore éliminés. Cependant, cette stabilisation bourgeoise très relative se distingue radicalement d’une situation révolutionnaire. Certes, matériellement, les rapports fondamentaux des classes sont restés les mêmes. Mais les rapports politiques de leurs forces, pour la période envisagée, se sont brutalement modifiés. Le fait que le Parti communiste soit presque entièrement rejeté en arrière sur ses positions de départ manifeste aussi cette modification. Il devra reconquérir son influence politique en repartant presque de zéro. Ce qui est acquis, c’est l’expérience. Mais pour être positive et non pas négative, cette expérience doit, de toute nécessité, être assimilée judicieusement. Entre temps, la bourgeoisie agit avec plus d’assurance, plus de cohésion. Elle est passée à l’offensive. Elle se fixe de grandes tâches pour demain. Le prolétariat recule, il est loin de toujours résister aux coups. La paysannerie, privée d’une direction quelque peu centralisée, bouillonne çà et là, mais sans chance réelle de succès. Or, le capital mondial vient à l’aide de la bourgeoisie chinoise avec l’intention de courber encore plus bas vers le sol, par son intermédiaire, les masses laborieuses chinoises. Voilà le mécanisme de la stabilisation. Après-demain, quand Boukharine se heurtera de front contre les faits, il proclamera qu’on pouvait auparavant considérer la stabilisation comme " occasionnelle " mais qu’à présent, il est clair qu’elle est " organique ". En d’autres termes, ici aussi, il sautera par-dessus les brancards, mais en partant, cette fois, du pied droit.

Le relèvement économique correspondra, à son tour, à la mobilisation de nouvelles dizaines et centaines de milliers d’ouvriers chinois, au resserrement de leurs rangs, à l’accroissement de leur poids propre dans la vie sociale du pays, et, de ce fait, à un accroissement de leur confiance révolutionnaire en eux-mêmes. L’animation du commerce et de l’industrie en Chine donnera bientôt toute son acuité au problème de l’impérialisme. Si le Parti communiste chinois, influencé par la scolastique de Boukharine-Lominadzé tournait le dos au processus qui se déroule effectivement dans le pays, il perdrait le point d’appui économique du relèvement du mouvement ouvrier. Au début, l’augmentation du poids propre du prolétariat et de sa confiance de classe se manifestera par une renaissance de la lutte, par les grèves et la consolidation des syndicats. Inutile de dire qu’ainsi des possibilités sérieuses s’ouvriront devant le Parti communiste chinois. On ignore combien de temps il devra rester dans la clandestinité. En tout cas, il est nécessaire de renforcer et de perfectionner, au cours de la période à venir, l’organisation illégale. Mais cette tâche ne peut être accomplie en dehors de la vie et de la lutte des masses. L’appareil illégal aura d’autant plus de possibilités de se développer que les organisations légales et semi-légales de la classe ouvrière l’envelopperont intimement et qu’il pénétrera dans celle-ci. Il faut que le Parti communiste chinois renonce à toute œillère doctrinale et qu’il soit attentif au pouls de la vie économique du pays. En temps voulu, il doit se mettre à la tête des grèves, prendre l’initiative de la résurrection des syndicats et de la lutte pour la journée de huit heures. Ce n’est que dans ces conditions que sa participation à la vie politique du pays peut se faire sur une base sérieuse.

" Il ne peut être question – disait au Congrès un des délégués chinois – d’une consolidation du pouvoir du Kuomintang " (Pravda, 28 août 1928). C’est faux. Il peut parfaitement " être question " d’une consolidation, même assez considérable, du pouvoir du Kuomintang, pour une période même assez importante.

La bourgeoisie chinoise a remporté avec une facilité qu’elle ne prévoyait pas des victoires décisives, pour la période considérée, sur les ouvriers et les paysans. Le relèvement qui s’ensuivit de sa conscience de classe se fit nettement sentir à la conférence économique qui siégea fin juin, à Shanghaï, et qui fut, en quelque sorte, le préparlement économique de la bourgeoisie chinoise. Elle a montré qu’elle veut récolter les fruits de sa victoire. Sur cette route, elle se heurte aux militaristes et aux impérialistes avec l’aide desquels elle triompha des masses. La bourgeoisie veut l’autonomie douanière, cette pierre d’achoppement de l’indépendance économique, et l’unification aussi complète que possible de la Chine : abolition des douanes intérieures, qui désorganisent le marché ; suppression de l’arbitraire des autorités militaires, qui confisquent le matériel roulant des chemins de fer et portent atteinte à la propriété privée, réduction des armées, qui pèsent lourdement sur l’économie du pays. C’est également ce but que visent la création d’une valeur monétaire unique et la mise en ordre de l’administration. Toutes ces exigences ont été formulées par la bourgeoisie dans son préparlement économique. Le Kuomintang en a, formellement, pris note ; mais, entièrement partagé entre les cliques militaires régionales, il est un obstacle à la réalisation de ces mesures.

Les impérialistes étrangers représentent un autre obstacle, plus important. Non sans raison, la bourgeoisie estime qu’elle exploitera avec d’autant plus de succès les contradictions inter-impérialistes et qu’elle obtiendra un compromis d’autant plus avantageux qu’elle aura su obliger avantageusement les cliques militaires du Kuomintang à se soumettre à l’appareil de l’État bourgeois centralisé. C’est en ce sens que vont actuellement les aspirations des éléments les plus " progressistes " de la bourgeoisie et de la démocratie petite-bourgeoise.

L’idée de l’Assemblée nationale, couronnement des victoires acquises, moyen de briser les militaristes, représentation autorisée de l’État de la bourgeoisie chinoise dans les affaires traitées avec le capital étranger, naît de cette volonté. La progression économique qui se dessine devant nous ne peut que donner du courage à la bourgeoisie et l’oblige à envisager avec une hostilité particulière tout ce qui porte atteinte à la régularité de la circulation des marchandises et désorganise le marché national. La première étape de la stabilisation économique augmentera certainement les chances de succès du parlementarisme chinois, et exigera, par conséquent, que le Parti communiste chinois fasse preuve dans cette question aussi, en temps opportun, d’initiative politique.

Pour la bourgeoisie chinoise, puisqu’elle a vaincu les ouvriers et les paysans, il ne peut être question que d’une assemblée archicensitaire, qui peut-être donnera simplement des formes à la représentation des associations commerciales et industrielles, sur la base desquelles fut convoquée la conférence économique de Shanghaï. La démocratie petite-bourgeoise qui, inévitablement, commencera à s’agiter avec le déclin de la révolution formulera des mots d’ordre plus " démocratiques ". Elle cherchera ainsi à se lier à certaines couches supérieures des masses populaires des villes et des campagnes.

Le développement " constitutionnel " de la Chine, tout au moins durant sa prochaine étape, est intimement lié à l’évolution interne du Kuomintang, qui concentre actuellement le pouvoir d’État. Le dernier plénum d’août du Kuomintang a décidé, pour autant qu’on puisse le comprendre, de convoquer pour le 1er janvier 1929 le Congrès du parti, qui fut si longtemps ajourné, par suite de la crainte qu’avait le centre de perdre le pouvoir (comme nous le voyons, la " particularité " de la Chine n’est pas très... particulière). A son ordre du jour, figure le problème de la Constitution chinoise. Certes, des événements quelconques, intérieurs ou extérieurs, peuvent empêcher et le Congrès de janvier du Kuomintang et toute l’ère constitutionnelle de stabilisation de la bourgeoisie chinoise. Cette éventualité est toujours possible. Mais s’il n’intervient pas de facteurs nouveaux, la question du régime d’État en Chine, les problèmes constitutionnels au cours de la prochaine période seront au centre de l’attention publique.

Quelle position prendra le Parti communiste ? Qu’opposera-t-il à ce projet de Constitution du Kuomintang ? Le Parti communistes peut-il créer des soviets dès que se produira une reprise révolutionnaire, il lui est indifférent qu’il existe ou non d’ici là, en Chine, une Assemblée nationale (peu importe ce qu’elle serait, censitaire ou ouverte à tout le peuple) ? Une telle attitude serait superficielle, vide, passive.

Le Parti communiste peut et doit formuler le mot d’ordre d’une Assemblée constituante ayant pleins pouvoirs, élue par le suffrage universel, égal, direct et secret. Au cours de l’agitation qui sera menée en faveur de ce mot d’ordre, il faudra évidemment expliquer aux masses qu’il est douteux qu’une pareille assemblée soit convoquée, et que même si elle l’était, elle serait impuissante aussi longtemps que le pouvoir matériel resterait aux mains des généraux du Kuomintang. La possibilité d’aborder d’une façon nouvelle le mot d’ordre de l’armement des ouvriers et des paysans sera ainsi donnée.

L’animation politique, liée à la reprise de l’activité économique, mettra de nouveau en vedette le problème agraire. Mais pendant une certaine période, celui-ci peut se trouver posé sur le plan parlementaire, c’est-à-dire qu’on peut voir la bourgeoisie, et surtout la démocratie petite-bourgeoise, tenter de le " résoudre" par la voie législative. Le Parti communiste ne peut s’adapter à la légalité bourgeoise, ne peut capituler devant la propriété bourgeoise. Il peut et il doit donc avoir son propre projet parachevé pour une solution d’ensemble du problème agraire, sur la base de la confiscation des propriétés foncières dépassant une certaine étendue (variable selon les provinces). Au fond, le projet communiste de loi agraire doit être la formule de la future révolution agraire. Mais le Parti communiste peut et doit introduire sa formule dans la lutte pour l’Assemblée nationale, et dans cette Assemblée même, si elle venait à être convoquée.

Le mot d’ordre de l’Assemblée nationale (ou constituante) se combine ainsi, étroitement, avec les autres : la journée de huit heures, la confiscation des terres et l’indépendance nationale complète de la Chine. C’est dans ces mots d’ordre que se manifestera l’étape démocratique du développement de la révolution chinoise. Sur le plan politique international, le Parti communiste revendiquera l’alliance avec l’U.R.S.S. En combinant judicieusement ces mots d’ordre, en avançant chacun d’eux en temps opportun, le Parti communiste pourra s’arracher à l’existence clandestine, faire bloc avec la masse, conquérir sa confiance, et ainsi rapprocher le moment de la création des soviets et de la lutte directe pour le pouvoir.

Cette étape démocratique de la révolution impose des tâches historiques bien déterminées. Mais le caractère démocratique de ces tâches ne détermine nullement, par lui-même, les classes qui résoudront ces problèmes et ne fixe pas les conditions dans lesquelles elles le feront. Au fond, toutes les grandes révolutions bourgeoises avaient à résoudre des problèmes du même genre, mais ils se posaient dans un mécanisme différent des classes. Dans la lutte pour les objectifs démocratiques en Chine, au cours de la période inter-révolutionnaire, le Parti communiste rassemblera ses forces, contrôlera lui-même ses mots d’ordre et ses méthodes d’action. Si, de ce fait, il lui arrive de passer par une période de parlementarisme (ce qui est possible, même probable, mais nullement inévitable), l’avant-garde prolétarienne pourra reconnaître ses ennemis et ses adversaires, en les examinant à travers le prisme du parlement. Au cours de la période préparlementaire et parlementaire, cette avant-garde devra mener une lutte intransigeante pour conquérir de l’influence sur les paysans, pour diriger politiquement la paysannerie de façon directe. Même si l’Assemblée nationale venait à se constituer de manière très démocratique, les problèmes fondamentaux n’en devraient pas moins être résolus par la force. A travers la période parlementaire, le Parti communiste chinois arriverait à une lutte directe et immédiate pour le pouvoir, mais posséderait une base historique plus mûre ; la victoire deviendrait plus sûre.

Nous avons dit que l’étape parlementaire était probable, mais non pas inévitable. Une nouvelle désagrégation du pays, ainsi que des causes extérieures, peuvent l’empêcher ; toutefois, dans le premier cas, un mouvement en faveur de parlements régionaux pourrait surgir. Mais tout ceci ne diminue pas l’importance de la lutte pour une Assemblée nationale convoquée démocratiquement, qui, par elle-même, entrerait comme un coin entre les groupements des classes possédantes et élargirait les cadres de l’activité du prolétariat.

D’avance, nous savons que tous les " dirigeants " qui ont prêché le bloc des quatre classes et les commissions d’arbitrage au lieu des grèves, qui par dépêches ont ordonné de ne pas étendre le mouvement agraire, qui ont conseillé de ne pas terroriser la bourgeoisie, qui ont interdit la création des soviets, subordonné le Parti communiste au Kuomintang, acclamé Wan-Tin-Wei comme chef de la révolution agraire, nous savons que tous ces opportunistes coupables de la défaite de la révolution vont tenter de surenchérir sur l’aile gauche et voit dans notre façon de poser la question des " illusions constitutionnelles " et une " déviation social-démocrate ". Nous estimons indispensable de prévenir en temps opportun les communistes et les ouvriers avancés chinois contre le faux radicalisme creux de ceux dont, hier, Tchang Kaï-chek était le favori. On ne peut se débarrasser d’un processus historique par des citations déformées, par de la confusion, des kilomètres de résolution ; on ne peut, par toutes sortes de trucs bureaucratiques et littéraires, échapper aux faits et aux classes. Les événements arrivent et jugent. Ceux pour qui ne suffit pas le contrôle du passé n’ont qu’à attendre celui de l’avenir. Cependant, qu’ils n’oublient pas tout de même que cette vérification se fait sur le dos de l’avant-garde prolétarienne.

3. – LES SOVIETS ET L’ASSEMBLÉE CONSTITUANTE

Nous espérons qu’il n’est pas besoin de soulever ici la question générale de la démocratie formelle, c’est-à-dire de la démocratie bourgeoise. Notre attitude à son égard n’a rien de commun avec la négation stérile de l’anarchisme. Le mot d’ordre et les normes de la démocratie se présentent sous diverses formes pour les différents pays, selon l’étape où en est l’évolution de la société bourgeoise. Les mots d’ordre démocratiques contiennent pour un certain temps des illusions et des tromperies, mais ils renferment aussi une force historique animatrice :

" Aussi longtemps que la lutte de la classe ouvrière pour le pouvoir tout entier n’est pas à l’ordre du jour, nous avons pour devoir d’utiliser toutes les formes de la démocratie bourgeoise " (LÉNINE, vol. XXVIII, p. 435).

Au point de vue politique, la question de la démocratie formelle recouvre le problème de notre attitude, à l’égard non seulement des masses petites-bourgeoises, mais aussi des masses ouvrières, dans la mesure où ces dernières n’ont pas encore acquis de conscience révolutionnaire de classe. Dans les conditions où progressait la révolution, lors de l’offensive du prolétariat, l’irruption dans la vie politique des couches de base de la petite-bourgeoisie se manifesta en Chine par des révoltes agraires, des conflits avec les troupes gouvernementales, des grèves de toutes sortes, le massacre des petits administrateurs. Actuellement, tous les mouvements de ce genre diminuent nettement. La soldatesque triomphante du Kuomintang domine la société. Chaque journée de stabilisation amènera des heurts de plus en plus nombreux entre ce militarisme et cette bureaucratie d’une part et d’autre part, non seulement les ouvriers avancés, mais aussi la masse petite-bourgeoise prédominante des villes et des campagnes, et même dans certaines limites la grande bourgeoisie. Avant que le développement de ces collisions ne les transforme en lutte révolutionnaire nette, elles passeront, d’après toutes les données, par un stade " constitutionnel ". Les conflits entre la bourgeoisie et ses propres cliques militaires s’étendront inévitablement, par l’intermédiaire d’un " troisième parti " ou par d’autres voies, aux couches supérieures des masses petites-bourgeoises. Sur les plans économique et culturel, ces masses sont extraordinairement faibles. Leur force politique potentielle tient à leur nombre. Les mots d’ordre de la démocratie formelle conquièrent ou sont capables de conquérir non seulement les masses petites bourgeoises, mais aussi les grandes masses ouvrières, précisément parce qu’elles leur offrent la possibilité – du moins apparente – d’opposer leur volonté à celle des généraux, des hobereaux, et des capitalistes. L’avant-garde prolétarienne éduque les masses en se servant de cette expérience et les mène en avant.

L’exemple de la Russie montre que, lorsque la révolution progresse, le prolétariat organisé en soviets peut, par une politique juste dirigée vers la conquête du pouvoir, entraîner la paysannerie, la faire se heurter de front à la démocratie formelle personnifiée par l’Assemblée constituante et l’aiguiller sur le chemin de la démocratie soviétique. Toutefois, on est parvenu à ces résultats non pas en opposant simplement les soviets à l’Assemblée constituante, mais en entraînant les masses vers les soviets, tout en conservant les mots d’ordre de la démocratie formelle jusqu’au moment de la conquête du pouvoir et même après.

" Que dans la Russie de septembre-novembre 1917, la classe ouvrière des villes, les soldats, les paysans, en raison de toutes sortes de circonstances spéciales, se soient trouvés admirablement préparés à l’adoption du régime soviétique et à la dissolution du plus démocratique des parlements bourgeois, c’est là un fait historique indéniable et parfaitement établi. Pourtant, les bolcheviks n’ont pas boycottés l’Assemblée constituante : loin de le faire, ils ont participé aux élections, non seulement avant, mais même après la conquête du pouvoir politique par le prolétariat…
" Même quelques semaines avant la victoire de la République soviétique, même après cette victoire, la participation à un parlement de démocratie bourgeoise, loin de nuire à un prolétariat révolutionnaire, l’aide à prouver aux masses retardataires que ces parlements méritent d’être dissous, facilite la réussite de leur dissolution, rapproche le moment où l’on pourra dire que le parlementarisme bourgeois a pratiquement fait son temps " (LÉNINE, vol. XXXI, p. 55, La maladie infantile du communisme).

Quand nous avons adopté des mesures pratiques directes pour disperser l’Assemblée constituante, je me souviens que Lénine insista tout particulièrement pour que l’on fît venir à Petrograd un ou deux régiments de chasseurs lettons composés surtout d’ouvriers agricoles. " La garnison de Petrograd est presque entièrement paysanne ; elle peut hésiter devant la Constituante " : c’est ainsi que Lénine exprimait ses préoccupations. Dans cette affaire, il ne s’agissait nullement de " traditions " politiques, car la paysannerie russe ne pouvait avoir de traditions sérieuses de la démocratie parlementaire. Le fond de la question, c’est que la masse paysanne, une fois qu’elle s’est éveillée à la vie historique, n’est nullement encline à faire d’emblée confiance à une direction venant des villes, même si celle-ci est prolétarienne, surtout en période non révolutionnaire ; cette masse cherche une formule politique simple exprimant directement sa propre force politique, c’est-à-dire la prédominance du nombre. L’expression politique de la domination de la majorité, c’est la démocratie formelle.

Il va de soi qu’il serait d’un pédantisme digne de Staline que d’affirmer que les masses populaires ne peuvent et ne doivent jamais, en aucune occurrence, " sauter " par-dessus l’échelon " constitutionnel ". Dans certains pays, l’époque du parlementarisme dure de longues dizaines d’années, et même des siècles. En Russie, cette période ne se prolongea que pendant les quelques années du régime pseudo-constitutionnel et l’unique jour d’existence de la Constituante. Historiquement, on peut très bien concevoir des situations où même ces quelques années et cette seule journée n’existeraient pas. Si la politique révolutionnaire avait été juste, si le Parti communiste avait été complètement indépendant du Kuomintang, si des soviets avaient été formés en 1925-1927, le développement révolutionnaire aurait déjà pu amener la Chine d’aujourd’hui à la dictature du prolétariat, sans passer par la phase démocratique. Mais, même dans ce cas, la formule de l’Assemblée constituante que la paysannerie n’a pas essayée au moment le plus critique, qu’elle n’a pas expérimentée et qui lui fait donc encore illusion, aurait pu, lors du premier différend sérieux entre la paysannerie et le prolétariat, au lendemain même de la victoire, devenir le mot d’ordre des paysans et des petits bourgeois des villes contre les prolétaires. Or, des conflits importants entre le prolétariat et la paysannerie, même dans des conditions favorables à leur alliance, sont tout à fait inévitables, comme en témoigne la Révolution d’Octobre. Notre plus grand avantage résida dans ce fait : la majorité de l’Assemblée constituante s’était formée, dans la lutte des partis dominants pour la continuation de la guerre et contre la confiscation des terres par les paysans ; elle s’était donc sérieusement compromise aux yeux de la paysannerie, au moment même où fut convoquée l’Assemblée.

Comment la résolution du Congrès adoptée après " lecture du rapport de Boukharine caractérise-t-elle la période actuelle du développement de la Chine et les tâches qui en découlent ? Le § 54 de cette résolution dit :

" Actuellement, la tâche principale du parti – pendant la période comprise entre deux vagues de progression révolutionnaire – est de lutter pour conquérir les masses, c’est-à-dire qu’il doit mener un travail de masse parmi les ouvriers et les paysans, rétablir leurs organisations, utiliser tout mécontentement contre les propriétaires fonciers, les bourgeois, les généraux, les impérialistes étrangers. "

C’est vraiment là un exemple classique de double sens, dans le genre des oracles les plus célèbres de l’Antiquité. L’actuelle période est caractérisée comme étant " comprise entre deux vagues de progression révolutionnaire ". Cette formule nous est connue. Le Ve Congrès l’avait appliquée à l’Allemagne. Toute situation révolutionnaire ne se développe pas uniformément, elle connaît des flux et des reflux. Cette formule a été choisie, avec préméditation, pour qu’on puisse penser en l’interprétant qu’elle confesse l’existence d’une situation révolutionnaire, dans laquelle il se produit simplement une petite " accalmie " avant la tempête. A tout hasard, on pourra aussi croire qu’elle admet que toute une période s’écoulera entre deux révolutions. Dans un cas comme dans l’autre, il sera possible de commencer une future résolution par les mots " comme nous avions prévu " ou " comme nous avions prédit ".

Dans chaque pronostic historique, il y a inévitablement un élément conditionnel. Plus la période considérée est brève, plus cet élément est important. En général, il est impossible d’établir un pronostic qui dispense les dirigeants du prolétariat d’analyser plus tard la situation. Un pronostic ne fixe pas une nécessité invariable ; c’est son orientation qui a de l’importance. On peut et on doit voir jusqu’à quel point tout pronostic est conditionnel. On peut même, dans certaines situations, donner plusieurs variantes pour l’avenir, en les délimitant avec réflexion. Enfin, dans une situation trouble, on peut à titre provisoire renoncer totalement à établir un pronostic et conseiller simplement d’attendre et de regarder. Mais tout cela doit être fait nettement, ouvertement, honnêtement. Au cours des cinq dernières années, les pronostics de l’Internationale communiste ont constitué, non pas des directives, mais des pièges pour les directions des partis des divers pays. Le but principal de ces pronostics est d’inspirer de la vénération pour la sagesse de la direction et, en cas d’échec, de sauver le " prestige ", ce fétiche suprême des faibles. C’est une méthode qui permet de rendre des oracles et non de procéder à des analyses marxistes. Elle présuppose, dans l’action, l’existence de " boucs émissaires ". C’est un système démoralisant. Les erreurs ultra-gauchistes de la direction allemande en 1924-1925 procédaient justement de la même manière perfide de formuler à double sens une opinion sur les " deux vagues de la progression révolutionnaire ". La résolution du VIe Congrès peut causer autant de malheurs.

Nous avons connu la vague révolutionnaire d’avant Shanghaï, puis celle de Ou-Tchang. Il y en a eu beaucoup d’autres, plus limitées et plus localisées. Elles se fondaient toutes sur la progression révolutionnaire générale de 1925-1927. Mais cette ascension historique est terminée. Il faut le comprendre et le dire clairement. Des conséquences stratégiques importantes en découlent.

La résolution évoque la nécessité " d’utiliser " tout mécontentement contre les propriétaires fonciers, les bourgeois, les généraux et les impérialistes étrangers. C’est incontestable, mais c’est trop vague. Comment " utiliser " ? Si nous sommes entre deux vagues de progression révolutionnaire, alors toute manifestations quelque peu importante de mécontentement peut être considérée comme le fameux " début de la seconde vague " (d’après Zinoviev-Boukharine). Alors le mot d’ordre propagandiste d’insurrection armée devra rapidement devenir mot d’ordre d’action. De là, peut naître un " second accès " de putschisme. Le parti utilisera tout autrement le mécontentement des masses, s’il le considère en le situant dans une juste perspective historique. Mais le VIe Congrès ne dispose de cette " bagatelle " – une perspective historique juste – dans aucune question. Cette lacune fit du Ve Congrès une faillite. C’est là-dessus que l’Internationale communiste, tout entière, peut aussi se briser.

Après avoir condamné de nouveau les tendances putschistes auxquelles elle prépare elle-même le terrain, la résolution du Congrès continue :

" D’un autre côté, certains camarades ont versé dans une erreur opportuniste : ils mettent en avant le mot d’ordre de l’Assemblée nationale. "

En quoi consiste l’opportunisme de ce mot d’ordre, la résolution ne l’explique pas. Seul, le délégué chinois Strakhov, dans son discours de clôture sur les leçons de la révolution chinoise, tente de fournir une explication. Voici ce qu’il dit :

" Par l’expérience de la révolution chinoise, nous voyons que lorsque la révolution dans les colonies [?] approche du moment décisif, la question se pose nettement : ou bien la dictature des propriétaires fonciers et de la bourgeoisie, ou bien celle du prolétariat et de la paysannerie. "

Naturellement, quand la révolution (et pas seulement dans les colonies) " approche du moment décisif " ; alors toute façon d’agir comme on l’a fait avec le Kuomintang, c’est-à-dire tout collaborationnisme, est un crime aux conséquences fatales : on net peut alors concevoir qu’une dictature de possédants ou qu’une dictature des travailleurs. Mais, comme nous l’avons déjà vu, même en de pareils moments, pour triompher en révolutionnaire du parlementarisme, on ne doit pas le nier stérilement. Pourtant Strakhov va encore plus loin :

" Là-bas [dans les colonies] la démocratie bourgeoise ne peut exister : seule la dictature bourgeoise ouverte est possible. Il ne peut y avoir aucune voie constitutionnelle. "

C’est étendre de façon doublement inexacte une pensée juste. Si dans les " moments décisifs " de la révolution, la démocratie bourgeoise est inévitablement torpillée – et pas seulement dans les colonies – cela ne signifie nullement qu’elle soit impossible dans les périodes interrévolutionnaires. Mais, précisément, Strakhov et tout le Congrès ne veulent pas reconnaître que le " moment décisif", pendant lequel les communistes se complaisaient aux pires fictions démocratiques au sein de Kuomintang, est déjà passé. Or, avant un nouveau " moment décisif ", il faut traverser une longue période, durant laquelle on devra aborder d’une façon nouvelle les questions anciennes. Affirmer qu’il ne peut y avoir, dans les colonies, de périodes constitutionnelles ou parlementaires, c’est renoncer à utiliser des moyens de lutte tout à fait essentiels, et c’est surtout rendre difficile pour soi-même une orientation politique juste, c’est acculer le parti à une impasse.

Dire que pour la Chine, comme d’ailleurs pour tous les autres États du monde, il n’y a pas d’issue vers le développement libre, autrement dit socialiste, par la voie parlementaire, est juste. Mais dire que, dans le développement de la Chine ou des colonies, il ne peut y avoir aucune période ou étape constitutionnelle, c’est autre chose et c’est faux. En égypte, il y avait un parlement ; maintenant il est dissous. Il peut renaître. En dépit du statut semi-colonial de ce pays, il y a un parlement en Irlande. Il en est de même pour tous les États de l’Amérique du Sud, sans parler des dominions de la Grande-Bretagne. Il existe des semblants de " parlements " en Inde. Ils peuvent encore ultérieurement se développer : sur ce point, la bourgeoisie britannique est assez souple. Comment peut-on affirmer qu’après l’écrasement de sa révolution, la Chine ne traversera pas une phase parlementaire ou pseudo-parlementaire, ou qu’elle ne sera pas le théâtre d’une lutte politique sérieuse pour atteindre ce stade ? Une pareille affirmation ne repose sur rien.

Le même Strakhov dit que, précisément, les opportunistes chinois aspirent à substituer au mot d’ordre des soviets celui de l’Assemblée nationale. C’est possible, probable, inévitable même. Toute l’expérience du mouvement ouvrier mondial, du mouvement russe en particulier, prouve que les opportunistes s’accrochent toujours les premiers aux méthodes parlementaires et, en général, à tout ce qui, de près ou de loin, ressemble au parlementarisme. Les mencheviks se cramponnaient à l’activité dans la Douma en l’opposant à l’action pour la révolution. L’utilisation des méthodes parlementaires fait inévitablement surgir tous les dangers liés au parlementarisme : illusions constitutionnelles, légalisme, tendance aux compromis, etc. On ne peut combattre ces dangers, ces maladies que par une orientation révolutionnaire de toute la politique. Mais le fait que les opportunistes prônent la lutte pour l’Assemblée nationale n’est nullement un argument justifiant de notre part une attitude négative envers le parlementarisme. Après le coup d’État du 3 juin 1907, en Russie, la majorité des éléments dirigeants du Parti bolchevik étaient favorables au boycott d’une Douma mutilée et truquée. En revanche, les mencheviks étaient entièrement d’accord pour participer à la Douma. Cela n’empêcha pas Lénine d’intervenir vigoureusement pour que fût utilisé même le " parlementarisme " du 3 juin, à la conférence du parti qui unissait encore à l’époque les deux fractions. Lénine fut le seul bolchevik qui vota avec les mencheviks la participation aux élections. Evidemment, la " participation " de Lénine n’avait rien de commun avec celle des mencheviks, comme le montra toute la marche ultérieure des événements ; elle n’était pas opposée aux tâches révolutionnaires, elle y contribuait pendant l’époque comprise entre deux révolutions. Tout en utilisant le pseudo-Parlement contre-révolutionnaire du 3 juin, notre parti, malgré sa grande expérience des soviets en 1905, continuait à mener la lutte pour l’Assemblée constituante, c’est-à-dire pour la forme la plus démocratique de la représentation parlementaire. Il faut conquérir le droit de renoncer au parlementarisme en unissant les masses autour du parti et en les amenant à lutter ouvertement pour la conquête du pouvoir. Il est naïf de croire que l’on puisse substituer à ce travail la simple renonciation à l’utilisation révolutionnaire des méthodes et des formes contradictoires et oppressives du parlementarisme. C’est en cela que consiste l’erreur la plus grossière de la résolution du Congrès, qui fait ici une vulgaire cabriole ultra-gauchiste.

Voyez, en effet, comme tout est mis à l’envers. Suivant la logique de la direction actuelle et conformément au sens des résolutions du VIe Congrès de l’Internationale communiste, la Chine approche, non pas de son année 1917, mais bien de son 1905. Pour cette raison, concluent mentalement les dirigeants, à bas le mot d’ordre de la démocratie formelle ! Il ne reste vraiment plus une seule articulation que les épigones n’aient eu le souci de luxer. Comment peut-on repousser le mot d’ordre de la démocratie, et surtout le plus radical : la représentation démocratique du peuple, dans les conditions d’une période non révolutionnaire, alors que la révolution n’a pas accompli ses tâches les plus immédiates : l’unité de la Chine et son épuration de toutes les vieilleries féodales, militaires et bureaucratiques ?

Le Parti communiste chinois, que je sache, n’a pas eu de programme à lui. Le Parti bolchevik est arrivé jusqu’à la Révolution d’octobre, et l’a réalisée armé de son ancien programme, dans lequel les mots d’ordre de démocratie occupaient une place importante. En son temps, Boukharine tenta de supprimer ce programme minimum, comme il intervint plus tard contre les revendications transitoires du programme de l’Internationale communiste. Mais cette attitude de Boukharine n’est restée dans l’histoire du parti que comme une anecdote. Comme on le sait, c’est la dictature du prolétariat qui accomplit la révolution démocratique en Russie. Cela non plus la direction actuelle de l’Internationale communiste ne veut absolument pas le comprendre. Mais notre parti n’a mené le prolétariat à la dictature que parce qu’il défendit avec énergie, esprit de suite et dévouement, tous les mots d’ordre, toutes les revendications de la démocratie, y compris la représentation populaire fondée sur le suffrage universel, la responsabilité du gouvernement devant les représentants du peuple, etc. Seule, une pareille agitation permit au parti de préserver le prolétariat de l’influence de la démocratie petite-bourgeoise, de saper l’influence de celle-ci dans la paysannerie, de préparer l’alliance des ouvriers et des paysans et d’entraîner dans ses rangs les éléments révolutionnaires les plus résolus. Tout cela n’était-il donc que de l’opportunisme ?

Strakhov dit que notre mot d’ordre est celui des soviets et que seuls des opportunistes peuvent y substituer celui de l’Assemblée nationale. Cet argument révèle de la façon la plus exemplaire le caractère erroné de la résolution du Congrès. Dans la discussion, personne ne contredit Strakhov ; au contraire, sa position fut approuvée et ratifiée par la résolution principale sur la tactique. C’est seulement maintenant que l’on voit avec clarté combien ils sont nombreux, dans la direction actuelle, ceux qui ont fait l’expérience d’une, de deux et même de trois révolutions en se laissant entraîner par le cours des choses et la direction de Lénine, mais sans méditer sur le sens des événements et sans assimiler les plus grandes leçons de l’histoire. On est bien obligé de répéter encore certaines vérités élémentaires.

Dans ma critique du programme de l’Internationale communiste, j’ai montré comment les épigones ont défiguré et mutilé monstrueusement la pensée de Lénine, qui affirmait que les soviets sont des organes d’insurrection et des organes de pouvoir. On en a tiré la conclusion que l’on ne peut créer des soviets qu’à la " veille" de l’insurrection. Cette idée grotesque a trouvé son expression la plus achevée, toujours dans la même résolution du plénum de novembre dernier du Comité central chinois, que nous avons récemment découverte. On y dit :

" On peut et on doit créer des soviets comme organes du pouvoir révolutionnaire seulement dans le cas où l’on est en présence d’une progression importante, incontestable, du mouvement révolutionnaire des masses, et lorsqu’un succès solide est assuré au mouvement. "

La première condition, " la progression importante ", est incontestable. La seconde condition, " la garantie du succès ", et avec cela d’un succès " solide " est simplement une bêtise de pédant. Dans la suite du texte de cette résolution, cette stupidité est pourtant longuement développée :

" On ne peut évidemment aborder la création des soviets quand la victoire n’est pas encore absolument garantie, car il pourrait arriver alors que toute l’attention soit concentrée uniquement sur les élections aux soviets et non pas sur la lutte militaire, par suite de quoi le démocratisme petit-bourgeois pourrait s’installer, ce qui affaiblirait la dictature révolutionnaire et créerait un danger pour la direction du parti. "

L’esprit de Staline se réfractant à travers le prisme de celui de l’enfant prodige Lominadzé, plane au-dessus de ces lignes immortelles. Pourtant tout cela est simplement absurde. Pendant la grève de Hong Kong et de Shanghaï, pendant toute la violente progression ultérieure du mouvement des ouvriers et des paysans, on pouvait et on devait créer des soviets comme organes de la lutte révolutionnaire ouverte des masses, qui tôt ou tard, et pas du tout d’un seul coup, menait à l’insurrection et à la conquête du pouvoir. Si la lutte, dans la phase considérée, ne s’élève pas jusqu’à l’insurrection, évidemment, les soviets eux aussi se réduisent à rien. Ils ne peuvent devenir des institutions " normales " de l’État bourgeois. Mais dans ce cas, c’est-à-dire si les soviets sont détruits avant l’insurrection, les masses travailleuses font cependant une acquisition énorme dans la connaissance pratique qu’elles gagnent des soviets et la familiarité qu’elles acquièrent avec leur mécanisme. Lors de l’étape suivante de la révolution, leur édification se trouve ainsi garantie de façon plus fructueuse et sur une échelle plus vaste : pourtant, même dans la phase qui suit, il se peut qu’ils ne mènent directement ni à la victoire, ni même à l’insurrection. Souvenons-nous fermement de ceci : le mot d’ordre des soviets peut et doit être mis en avant dès les premières étapes de la progression révolutionnaires des masses. Mais ce doit être une progression réelle. Les masses ouvrières doivent affluer vers la révolution, se grouper sous son drapeau. Les soviets donnent une expression organisationnelle à la force centripète du développement révolutionnaire. Ces considérations impliquent que pendant la période de reflux révolutionnaire où se manifestent des tendances centrifuges dans les masses, le mot d’ordre des soviets devienne doctrinaire, inerte ou, ce qui ne vaut pas mieux, soit un mot d’ordre d’aventuriers. L’expérience de Canton l’a montré on ne peut plus clairement et tragiquement.

Maintenant, le mot d’ordre des soviets n’a d’autre valeur en Chine que d’ouvrir une perspective, et en ce sens, il a un rôle de propagande. Il serait absurde d’opposer les soviets, mot d’ordre de la troisième révolution chinoise, à l’Assemblée nationale, c’est-à-dire au mot d’ordre qui résulte de la débâcle de la seconde révolution chinoise. L’abstentionnisme, en période interrévolutionnaire, surtout après une cruelle défaite, serait une politique de suicide.

On pourrait dire – il y a beaucoup de sophistes dans le monde – que la résolution du VIe Congrès ne signifie pas l’abstentionnisme : il n’y a aucune Assemblée nationale, personne ne la convoque encore et ne promet de la convoquer, et, par conséquent, il n’y a rien à boycotter. Un tel raisonnement serait pourtant par trop pitoyable, formel, enfantin, boukharinien. Si le Kuomintang se trouvait forcé de convoquer l’Assemblée nationale, est-ce que nous la boycotterions dans cette situation ? Non. Nous démasquerions sans pitié le mensonge et la fausseté du parlementarisme du Kuomintang, les illusions constitutionnalistes de la petite bourgeoisie ; nous exigerions l’extension intégrale des droits électoraux ; en même temps, nous nous jetterions dans l’arène politique pour opposer au cours de la lutte pour le Parlement, au cours des élections et dans le Parlement lui-même, les ouvriers et les paysans pauvres aux classes possédantes et à leurs partis. Personne ne se chargera de prédire ce que seraient pour le parti actuellement réduit à une existence clandestine les résultats ainsi obtenus. Si la politique était juste, les avantages pourraient devenir très importants. Mais dans ce cas n’est-il pas clair que le parti peut et doit non seulement participer aux élections si le Kuomintang les décide, mais aussi exiger qu’elles entraînent une mobilisation des masses autour de ce mot d’ordre ?

Politiquement, la question est déjà posée ; chaque jour qui vient le confirmera. Dans notre critique du programme, nous avons évoqué la probabilité d’une certaine stabilisation économique en Chine. Depuis, les journaux ont apporté des dizaines de témoignages sur le début de la renaissance économique (voir le Bulletin de l’Université chinoise). Maintenant, ce n’est plus une supposition, mais un fait, bien que la renaissance n’en soit encore qu’à sa toute première phase. Mais c’est précisément au début qu’il faut apercevoir le sens de la tendance ; sinon on ne fait pas de la politique révolutionnaire mais du suivisme. Il en va de même pour la lutte politique autour des questions de la Constitution. Maintenant ce n’est plus une prévision théorique, une simple possibilité, mais quelque chose de plus concret. Ce n’est pas pour rien que le délégué chinois est revenu plusieurs fois sur ce thème de l’Assemblée nationale ; ce n’est pas par hasard que le Congrès a cru nécessaire d’adopter une résolution spéciale (et particulièrement fausse) à ce sujet. Ce n’est pas l’Opposition qui a posé ce problème, mais bien le développement de la vie politique en Chine. Ici aussi, il faut savoir apercevoir la tendance dès son début. Plus le Parti communiste interviendra, avec audace et résolution, sur le mot d’ordre d’Assemblée constituante démocratique, moins il laissera de place à différents partis intermédiaires, et plus son propre succès sera solide.

Si le prolétariat chinois doit vivre encore quelques années (même seulement une année encore) sous le régime du Kuomintang, est-ce que le Parti communiste chinois pourra renoncer à la lutte pour l’extension des possibilités légales de toutes sortes : liberté de la presse, de réunion, d’association, droit de grève, etc. ? S’il renonçait à cette lutte, il se transformerait en une secte inerte. – Mais c’est là une lutte pour les libertés démocratiques. Le pouvoir des soviets signifie le monopole de la presse, des réunions, etc., dans les mains du prolétariat. – Peut-être le Parti communiste chinois mettra-t-il maintenant ces mots d’ordre en avant ? Dans la situation considérée, ce serait un mélange d’enfantillage et de folie. Le Parti communiste lutte, actuellement, non pas pour conquérir le pouvoir, mais pour maintenir et consolider sa liaison avec les masses au nom de la lutte pour le pouvoir dans l’avenir. La lutte pour la conquête des masses est inévitablement liée à la lutte menée contre les violences de la bureaucratie du Kuomintang à l’égard des organisations de masses, de leurs réunions, de leur presse, etc. Au cours de la période qui vient, le Parti communiste va-t-il combattre pour la liberté de la presse ou laissera-t-il cette tâche à un " troisième parti " ? Le Parti communiste se limitera-t-il à la présentation de revendications démocratiques isolées (liberté de la presse, de réunions, etc.), ce qui équivaudrait à du réformisme libéral, ou bien mettra-t-il en avant des mots d’ordre de démocratie plus conséquents ? Sur le plan politique, cela signifie la représentation populaire fondée sur le suffrage universel.

On peut se demander si l’Assemblée constituante démocratique est " réalisable " après la défaite de la révolution dans une Chine semi-coloniale encerclée par les impérialistes. On ne peut répondre à cette question que par des conjectures. Mais quand il s’agit d’une revendication, quelle qu’elle soit, formulée dans les conditions générales de la société bourgeoise ou dans certain état de cette société, le simple critère de la possibilité de sa réalisation n’est pas décisif pour nous. Il est très probable, par exemple, que le pouvoir monarchique et la Chambre des Lords ne seront pas balayés en Angleterre avant l’instauration de la dictature révolutionnaire du prolétariat. Néanmoins, le Parti communiste anglais doit faire figurer leur abolition parmi ses revendications partielles. Ce ne sont pas des conjectures empiriques sur la possibilité ou l’impossibilité de réaliser quelque revendication transitoire, qui peuvent trancher la question. C’est son caractère social et historique qui décide : est-elle progressive pour le développement ultérieur de la société ? Correspond-elle aux intérêts historiques du prolétariat ? Consolide-t-elle sa conscience révolutionnaire ? Ainsi, réclamer l’interdiction des trusts est petit-bourgeois et réactionnaire ; de plus, comme l’a démontré l’expérience de l’Amérique, cette revendication est complètement utopique. En revanche, dans certaines conditions, il est tout à fait progressif et juste d’exiger le contrôle ouvrier sur les trusts, bien qu’il soit douteux qu’on puisse y parvenir dans le cadre de l’État bourgeois. Le fait que cette revendication n’est pas satisfaite aussi longtemps que la bourgeoisie domine, doit pousser les ouvriers au renversement révolutionnaire de la bourgeoisie. Ainsi, l’impossibilité politique de réaliser un mot d’ordre peut être non moins fructueuse que la possibilité relative de le réaliser.

La Chine en viendra-t-elle, pendant un certain temps, au parlementarisme démocratique ? Quels en seront le degré, la puissance et la durée ? Là-dessus, on ne peut se livrer qu’à des conjectures. Mais il serait fondamentalement faux de supposer que le parlementarisme est irréalisable en Chine et d’en conclure que nous ne devons pas traîner les cliques du Kuomintang devant le tribunal du peuple chinois. L’idée de la représentation du peuple entier, comme l’a montré l’expérience de toutes les révolutions bourgeoises, et en particulier celles qui libèrent les nationalités, est la plus élémentaire, la plus simple et la plus apte à intéresser de larges couches populaires. Plus la bourgeoisie qui commande résistera à cette revendication du " peuple entier ", plus l’avant-garde prolétarienne se massera autour de notre drapeau, plus les conditions politiques mûriront pour la véritable victoire sur l’État bourgeois, qu’il soit le gouvernement militaire du Kuomintang ou un gouvernement parlementaire.

On peut rétorquer : mais on ne pourra convoquer une véritable Assemblée constituante qu’à travers les soviets, c’est-à-dire à travers l’insurrection. Ne serait-il pas plus simple de commencer par les soviets et de se borner à eux ? Non, ce ne serait pas plus simple. Ce serait justement mettre la charrue devant les bœufs. Il est très probable qu’il ne sera possible de convoquer l’Assemblée constituante qu’à travers les soviets et qu’ainsi cette Assemblée deviendra superflue, avant même d’avoir vu le jour. Cela peut arriver, comme cela peut ne pas arriver. Si les soviets, par l’intermédiaire desquels on pourrait réunir une " vraie " Assemblée constituante étaient déjà là, nous verrions s’il est encore nécessaire de procéder à cette convocation. Mais actuellement, il n’y a pas de soviets. On ne pourra commencer à les établir qu’au début d’une nouvelle progression des masses, qui peut se produire dans deux ou trois ans, dans cinq ans ou plus. Il n’y a pas de tradition soviétique en Chine. L’Internationale communiste a mené dans ce pays une agitation contre les soviets et non pas en faveur de ceux-ci. Pourtant, entretemps, les questions constitutionnelles se mettent à sortir par toutes les fentes.

Au cours de sa nouvelle étape, la révolution chinoise peut-elle sauter l’étape de la démocratie formelle ? Il résulte de ce qui a été dit plus haut, qu’au point de vue historique, une telle possibilité n’est pas exclue. Mais il est tout à fait inadmissible qu’on aborde la question en s’en tenant à cette éventualité, qui est la plus éloignée et la moins probable. C’est faire preuve de légèreté d’esprit dans le domaine politique. Le Congrès adopte ses décisions pour plus d’un mois, et même comme nous le savons, pour plus d’un an. Comment peut-on donc laisser les communistes chinois pieds et poings liés, en taxant d’opportunisme la forme de lutte politique qui, dès la prochaine étape, peut prendre la plus grande importance ?

Sans aucun doute, en entrant dans la voie de la lutte pour l’Assemblée constituante, on peut ranimer et renforcer les tendances mencheviques dans le Parti communiste chinois. Il n’est pas moins important de combattre l’opportunisme quand la vie politique s’oriente vers le parlementarisme ou vers la lutte pour son instauration, que lorsqu’on est en présence d’une offensive révolutionnaire directe. Mais, comme cela a déjà été dit, il en résulte la nécessité non pas de taxer d’opportunisme les mots d’ordre démocratiques, mais de prévoir des garanties et d’élaborer des méthodes de lutte bolcheviques qui servent ces mots d’ordre. Dans les grandes lignes, ces méthodes et ces garanties sont les suivantes :

1° Le parti doit se souvenir que, par rapport à son but principal, la conquête du pouvoir les armes à la main, les mots d’ordre démocratiques n’ont qu’un caractère secondaire, provisoire, passager, épisodique. Il doit l’expliquer. Leur importance fondamentale réside en ce qu’ils permettent de déboucher sur la voie révolutionnaire.

2° Le parti doit, dans la lutte pour les mots d’ordre de la démocratie, arracher les illusions constitutionnelles et démocratiques de la petite-bourgeoisie et des réformistes qui en expriment les opinions, en expliquant que le pouvoir dans l’État ne s’obtient pas par des formes démocratiques de vote, mais par la propriété et par le monopole de l’enseignement et de l’armement.

3° Tout en exploitant à fond les divergences de vues qui existent au sein de la bourgeoisie – petite et grande – au sujet des questions constitutionnelles, tout en frayant les diverses voies possibles vers un champ d’activité ouverte ; tout en combattant pour l’existence légale des syndicats, des clubs ouvriers, de la presse ouvrière ; tout en créant où et quand cela est possible des organisations politiques légales du prolétariat placées sous l’influence directe du parti ; tout en tendant dès que cela sera possible à légaliser plus ou moins les divers domaines de l’activité du parti –, celui-ci devra assurer avant tout l’existence de son appareil illégal, centralisé, qui dirigera toutes les branches de l’activité du parti, légale ou illégale.

4° Le parti doit développer un travail révolutionnaire systématique parmi les troupes de la bourgeoisie.

5° La direction du parti doit implacablement démasquer toutes les hésitations opportunistes qui tendent à une solution réformiste des problèmes posés au prolétariat de la Chine, elle doit se séparer de tous les éléments qui consciemment s’efforcent de subordonner le parti au légalisme bourgeois.

Ce n’est qu’en tenant compte de ces conditions que le parti assignera aux diverses branches de son activité leurs justes proportions, qu’il ne passera pas à côté d’un nouveau changement de situation dans le sens d’une reprise révolutionnaire, que, dès son début, il entrera dans la voie de la création des soviets, mobilisera la masse autour de ceux-ci et dès leur création les opposera à l’État bourgeois, avec tous ses camouflages parlementaires et démocratiques.

4. – ENCORE A PROPOS DU MOT D’ORDRE DE " DICTATURE DÉMOCRATIQUE "

Le mot d’ordre de l’Assemblée constituante s’oppose aussi peu à la formule de la dictature démocratique qu’à celle de la dictature du prolétariat. L’analyse théorique et l’histoire de nos trois révolutions en témoignent.

La formule de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie fut en Russie l’expression algébrique, autrement dit, l’expression la plus générale, la plus étendue, de la collaboration du prolétariat et des couches inférieures de la paysannerie dans la révolution démocratique. La logique de cette formule provenait du fait que ses grandes composantes n’avaient pas été jugées dans l’action. En particulier, il n’avait pas été possible de prédire tout à fait catégoriquement si, dans les conditions de l’époque nouvelle, la paysannerie serait capable de devenir une puissance politique plus ou moins indépendante, dans quelle mesure elle le serait, et quels rapports politiques réciproques des alliés en résulteraient dans la dictature. 1905 n’avait pas poussé la question jusqu’à une vérification décisive. 1917 démontra que quand la paysannerie porte sur le dos un parti (les socialistes-révolutionnaires) indépendant de l’avant-garde du prolétariat, ce parti se trouve placé sous la dépendance complète de la bourgeoisie impérialiste. Au cours de la période 1905-1917, la transformation impérialiste, qui entraîna le développement de la démocratie petite-bourgeoise ainsi que de la social-démocratie internationale, s’accéléra. C’est à cause de cela qu’en 1917 le mot d’ordre de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie se réalisa vraiment par la dictature du prolétariat, entraînant avec lui les masses paysannes. Par là même, la " transcroissance " de la révolution, passant de la phase démocratique au stade socialiste, s’effectua déjà sous la dictature du prolétariat.

En Chine, le mot d’ordre de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie aurait encore pu avoir une certaine logique politique, bien plus limitée et épisodique qu’en Russie, s’il avait été formulé en temps voulu, en 1925-1926, pour éprouver les forces animatrices de la révolution ; on lui aurait substitué, également en temps voulu, celui de la dictature du prolétariat entraînant les paysans pauvres. Tout le nécessaire là-dessus a été dit dans la Critique du projet de programme. Il reste encore à demander : la période interrévolutionnaire actuelle, liée à un nouveau regroupement des forces des classes, ne peut-elle favoriser la renaissance du mot d’ordre de la dictature démocratique ? Nous répondons là-dessus : non, elle le fait disparaître définitivement. La période de la stabilisation interrévolutionnaire correspond à la croissance des forces de production, au développement de la bourgeoisie nationale, à l’augmentation en nombre du prolétariat et à l’accroissement de sa cohésion, à l’accentuation de la différenciation dans les campagnes et à la continuation de la dégénérescence capitaliste dans la démocratie à la Wan-Tin-wei ou tout autre démocrate petit-bourgeois avec un " troisième parti ", etc. En d’autres termes, la Chine passera par des processus analogues dans leurs grandes lignes à ceux que la Russie a traversés sous le régime du 3 juin. Nous étions certains, en notre temps, que ce régime ne serait pas éternel, ni même de longue durée et qu’il se terminerait par une révolution (avec l’aide relative de la guerre). Mais la Russie qui sortit du régime de Stolypine n’était déjà plus ce qu’elle était en y entrant. Les changements sociaux que le régime interrévolutionnaire introduira en Chine dépendent en particulier de la durée de ce régime. La tendance générale de ces modifications n’en est pas moins dès maintenant incontestable : accentuation des contradictions des classes et élimination complète de la démocratie petite-bourgeoise en tant que puissance politique indépendante. Mais cela signifie justement que dans la troisième révolution chinoise, une coalition " démocratique " des partis politiques prendrait un contenu plus réactionnaire et plus antiprolétarien encore que ne le fut celui du Kuomintang en 1925-1927. Il ne reste donc plus qu’à réaliser une coalition des classes sous la direction immédiate de l’avant-garde prolétarienne. C’est justement la voie d’octobre. Elle comporte bien des difficultés, mais il n’en existe pas d’autre.
5. – APPENDICE :
UN DOCUMENT REMARQUABLE SUR LA POLITIQUE ET LE RÉGIME DE L’INTERNATIONALE COMMUNISTE

Nous avons fait, plus haut, référence à la " remarquable " résolution du plénum du Comité central du Parti communiste chinois (novembre 1927), précisément celle que le IXe plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste accusa de " trotskysme ", et à propos de laquelle Lominadzé se justifiait de façon si variée, tandis que Staline, avec obstination, se dérobait par le silence. En réalité, cette résolution combine l’opportunisme et une tactique d’aventuriers, et reflète avec une exactitude parfaite la politique du Comité exécutif de l’Internationale communiste, avant et après juillet 1927. Lorsqu’ils la condamnèrent, après la défaite de l’insurrection de Canton, les dirigeants de l’Internationale communiste non seulement ne la reproduisirent pas, mais n’en présentèrent même aucun extrait. Il était trop gênant de se voir soi-même dans le miroir chinois. Cette résolution parut dans une " documentation" spéciale et difficile à se procurer, publiée par l’Université chinoise Sun-Yat-Sen (n° 10).

Le n° 14 de la même publication arriva entre nos mains quand notre travail (La question chinoise après le VIe Congrès) était déjà achevé ; il contient un autre document, non moins remarquable, d’un caractère différent pourtant : c’est une critique ; il s’agit d’une résolution adoptée par le Comité provincial du Kiang-Sou du Parti communiste chinois, le 7 mai 1929, en rapport avec les décisions du IXe Plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste. Rappelons que Shanghaï et Canton font partie de la province du Kiang-Sou.

Cette résolution constitue, comme cela a été dit, un document remarquable, malgré les erreurs de principe et les malentendus politiques qu’elle contient. Au fond, la résolution ne fait que condamner implacablement, et les décisions du IXe plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste, et en général toute la direction de l’Internationale dans la révolution chinoise. Naturellement, conformément à tout le régime actuel de l’Internationale communiste, la critique dirigée contre le Comité exécutif a un caractère restreint, conventionnellement diplomatique. La résolution dirige sa pointe contre son propre Comité central, qui tient le rôle d’un ministère responsable assistant un monarque irresponsable, lequel, comme on le sait, " ne peut pas se tromper ". Il y a même des éloges polis sur certaines parties de la résolution du Comité exécutif. Cette façon d’aborder la question par des " manoeuvres" est en elle-même une critique cruelle du régime de l’Internationale communiste : l’hypocrisie est inséparable du bureaucratisme. Mais ce que la résolution dit, au fond, de la direction politique et de ses méthodes, constitue une accusation encore beaucoup plus grave.

" Après la Conférence du 7 août [1927], rapporte le Comité du Kiang-Sou, le Comité central formula un jugement sur la situation qui se réduit à dire que, quoique la révolution ait subi une triple défaite, elle traverse néanmoins une phase de progression. "

Cette appréciation est entièrement conforme à la caricature que Boukharine fit de la théorie de la révolution permanente, caricature qu’il appliqua d’abord à la Russie, puis à l’Europe, et enfin à l’Asie. Les événements réels de la lutte, c’est-à-dire les trois défaites, auraient dû, paraît-il, être envisagées en eux-mêmes, et la " progression " permanente séparément, en elle-même.

De la résolution adoptée au VIIe plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste [mai], le Comité central du parti chinois tire la conclusion suivante :

" Il faut partout où cela est objectivement possible préparer et organiser immédiatement des insurrections. "

Quelles étaient sur ce point les conditions politiques ?

En août 1927, le Comité du Kiang-Sou déclare :

" Le rapport politique du Comité central signale que les ouvriers du Hounan après une cruelle défaite abandonnent la direction du Parti, qu’on n’est pas en présence d’une situation révolutionnaire objective… mais malgré cela… le Comité central dit nettement, que l’ensemble de la situation au point de vue économique, politique et social [justement ! L.T.] est favorable à l’insurrection. Puisqu’il n’est déjà plus possible dans les villes de déclencher des révoltes, il faut transporter la lutte armée dans les campagnes. C’est là que doivent être les foyers du soulèvement, tandis que la ville doit être une force auxiliaire " (p. 4).

Rappelons qu’immédiatement après le plénum de mai du Comité exécutif de l’Internationale communiste, qui confia la direction de la révolution agraire au Kuomintang de gauche, ce dernier se mit à abattre les ouvriers et les paysans. La position du Comité exécutif devint absolument intenable. Il fallait à tout prix qu’il y eût, et sans retard, des actes de " gauche " en Chine, pour réfuter la " calomnie " de l’Opposition, c’est-à-dire son pronostic irréfutable. Voilà pourquoi le Comité central chinois se trouva pris entre le marteau et l’enclume, et fut obligé, en août 1927, de renverser à nouveau sens dessus dessous la politique prolétarienne. Bien qu’il n’y eût pas de situation révolutionnaire et malgré l’abandon du parti par les masses ouvrières, constatait ce Comité central, la situation économique et sociale était " favorable à l’insurrection ". En tout cas, un soulèvement victorieux aurait été très " favorable " au prestige du Comité exécutif de l’Internationale communiste. Étant donné que les ouvriers abandonnaient la révolution, il fallait, prétendait-on, tourner le dos aux villes et tenter de déclencher des soulèvements isolés dans les campagnes.

Déjà au plénum de mai [1927] du Comité exécutif, nous signalions que les soulèvements de Ho-Loun et de Yé-Tin étaient marqués de l’esprit d’aventure et inévitablement voués à l’échec, parce qu’ils avaient été insuffisamment préparés au point de vue politique et n’étaient pas liés avec le mouvement des masses ; c’est ce qui arriva. La résolution du Comité du Kiang-Sou dit à ce sujet :

" Malgré la défaite des armées de Ho-Loun et de Yé-Tin, dans le Kouantoung, même après le Plénum de novembre, le Comité central persiste à s’en tenir à la tactique des soulèvements immédiats et prend comme point de départ une estimation concluant à la marche en avant directe de la révolution. "

Pour des raisons compréhensibles, le Comité du Kiang-Sou passe sous silence le fait que cette appréciation fut également celle du Comité exécutif de l’Internationale communiste lui-même, qui traitait de " liquidateurs " ceux qui estimaient la situation à sa juste valeur, et que le Comité central chinois fut forcé en novembre 1927, sous peine d’être immédiatement renversé et exclu du parti, de présenter le déclin de la révolution comme son essor.

L’insurrection de Canton se développa à partir de cette inversion des termes du problème ; ce soulèvement ne fut pas considéré, bien entendu, comme une bataille d’arrière-garde (seuls des fous furieux auraient pu appeler à l’insurrection et à la conquête du pouvoir à travers une " bataille d’arrière-garde ") ; non, ce soulèvement fut conçu comme une partie du coup d’État général. La résolution du Kiang-Sou dit sur ce point :

" Pendant l’insurrection de décembre à Canton, le Comité central décida à nouveau de lancer un soulèvement immédiat dans le Hounan, le Houpé et le Kiang-Si, pour défendre le Kouantoung, pour élargir les cadres du mouvement en lui donnant une envergure étendue à toute la Chine (on peut s’en rendre compte d’après les lettres d’information du Comité central, nos 16 et 22). Ces mesures découlaient d’une estimation subjective de la situation et ne correspondaient pas aux conditions objectives. Evidemment, dans une pareille position, les défaites sont inévitables. "

L’expérience de Canton effraya les dirigeants, non seulement en Chine, mais aussi à Moscou. Une mise en garde contre le putschisme fut lancée, mais au fond la ligne politique ne varia point. L’orientation resta la même : vers l’insurrection. Le Comité central du Parti communiste chinois transmit cette directive à double sens aux instances inférieures ; il mit lui aussi en garde contre la tactique des escarmouches, tout en exposant dans ses circulaires des définitions académiques de l’esprit d’aventure.

" Mais étant donné que le Comité central se fondait dans son estimation du mouvement révolutionnaire sur une progression continue – comme le dit avec raison et justesse la résolution du Kiang-Sou – il ne fut pas apporté de modifications essentielles à son attitude. Les forces ennemies sont beaucoup trop sous-estimées et en même temps on ne fait pas attention au fait que nos organisations ont perdu le contact avec les masses... Aussi, bien que le Comité central eût envoyé partout sa lettre d’information n° 28 (sur le putschisme), il ne corrigea pas en même temps ses erreurs " (p.5).

De nouveau, il ne s’agit pas simplement du Comité central du Parti chinois. Le plénum de février du Comité exécutif de l’Internationale communiste lui non plus n’apporte pas de changements à sa politique. Tout en condamnant la tactique des escarmouches en général, pour s’assurer contre toute éventualité, la résolution de ce plénum se jette avec fureur sur l’opposition, qui montrait la nécessité de changer résolument d’orientation. En février 1928, on continuait comme auparavant à se diriger vers l’insurrection. Le Comité central du Parti communiste chinois ne servait que de machine à transmettre cette directive.

Le Comité du Kiang-Sou dit :

" La circulaire du Comité central n° 38 du 6 mars [remarquez bien : 6 mars 1928 ! L.T.], montre très clairement que le Comité central reste encore dans l’illusion quand il estime la situation favorable à l’insurrection générale dans le Hounan, le Houpé et le Kiang-Si et la conquête du pouvoir possible dans toute la province du Kouantoug. La discussion sur le choix de Tchancha ou de Hankéou comme centre de l’insurrection continuait encore entre le Bureau politique du Comité central et l’instructeur du Comité central dans le Hounan et le Houpé " (p. 5).

Tel fut le sens désastreux de la résolution du plénum de février : fausse sur le plan des principes, elle offrait dans le domaine pratique un double sens prémédité. L’arrière-pensée en était toujours la même : si, contre toute attente, le soulèvement s’étend, nous nous référerons aux passages qui s’élèvent contre les liquidateurs ; si l’insurrection ne va pas plus loin que des échauffourées de rebelles, nous montrerons du doigt les paragraphes qui mettent en garde contre le putschisme.

Bien que la résolution du Kiang-Sou n’ose nulle part critiquer directement le Comité exécutif de l’Internationale communiste (chacun sait ce qu’il en coûte), néanmoins, dans aucun de ses documents, l’Opposition n’a porté de coups aussi meurtriers à la direction de l’Internationale communiste que ne le fait le Comité du Kiang-Sou dans ce réquisitoire, formellement dirigé contre le Comité central du Parti communiste chinois. Après un exposé chronologique des manifestations de l’esprit d’aventure dans le domaine de la politique, mois après mois, la résolution se tourne vers les causes générales de cette orientation désastreuse.

" Comment expliquer – demande-t-elle – cette estimation erronée de la situation par le Comité central, qui influença la lutte pratiquc et contenait de sérieuses erreurs ? De la façon suivante :
" 1° Le mouvement révolutionnaire fut apprécié comme une montée continue [" révolution permanente " à la Boukharine-Lominadzé ! L.T.].
" 2° On ne fit pas attention à la perte de contact entre notre parti et les masses, ni à la désagrégation des organisations de masses lorsque la révolution arriva au tournant décisif.
" 3° On ne tint pas compte du nouveau regroupement des forces des classes qui s’opéra dans le camp ennemi lors de ce tournant.
" 4° On ne prit pas en considération la direction du mouvement dans les villes.
" 5° On négligea l’importance du mouvement anti-impérialiste dans un pays semi-colonial.
" 6° Lors de l’insurrection, on ne tint pas compte des conditions objectives ni de la nécessité de leur adapter les divers moyens de la lutte.
" 7° Une déviation paysanne se fit sentir.
" 8° Le Comité central, dans son estimation de la situation, se laissa guider par un point de vue subjectif. "

Il est douteux que le Comité du Kiang-Sou ait lu ce que l’Opposition avait écrit et dit sur toutes ces questions. On peut même dire avec certitude qu’il ne l’avait pas lu. Car s’il l’avait fait, il aurait craint de formuler avec autant de précision des considérations qui coïncident entièrement sur ce point avec les nôtres. Le Comité du Kiang-Sou a, sans le savoir, fait de notre prose.

Les huit points énumérés ci-dessus et caractérisant la fausse ligne de conduite du Comité central (autrement dit du Comité exécutif de l’Internationale communiste) ont la même importance. Si nous voulons ajouter quelques mots sur le cinquième point, c’est simplement parce que nous avons ici une confirmation particulièrement éclatante et concrète de la justesse de notre critique dans ses traits les plus essentiels. La résolution du Kiang-Sou accuse la politique du Comité central de négliger les problèmes du mouvement anti-impérialiste dans un pays semi-colonial. Comment cela a-t-il pu arriver ? Par la force de la dialectique dans la fausse ligne de conduite politique ; les erreurs, comme tout, ont leur dialectique. Le point de départ de l’opportunisme officiel se trouvait dans la constatation que la révolution chinoise est au fond une révolution anti-impérialiste et que le joug de l’impérialisme groupe toutes les classes, ou tout au moins " toutes les forces vivantes du pays ". Nous objections qu’une lutte fructueuse contre l’impérialisme n’est possible que par l’extension audacieuse de la lutte des classes et, par conséquent, de la révolution agraire. Nous nous sommes dressés, avec force, contre la tentative de subordonner la lutte des classes au critère abstrait de la lutte contre l’impérialisme (substitution des commissions d’arbitrage au mouvement des grèves, conseils donnés par dépêches télégraphiques de ne pas attiser la révolution agraire, interdiction d’établir des soviets, etc.). Telle fut la première étape. Après la " trahison " de 1’" ami " Wan-Tin-Wei, il y eut vraiment un revirement à 180°. Maintenant, on prétend que la question de l’indépendance douanière, c’est-à-dire de la souveraineté économique (et par conséquent politique) de la Chine est un problème secondaire " bureaucratique " (Staline). L’essentiel de la révolution chinoise consisterait dans le bouleversement agraire. La concentration du pouvoir entre les mains de la bourgeoisie, l’abandon de la révolution par les ouvriers, la rupture entre le parti et les masses ont été appréciés comme des phénomènes secondaires, comparativement aux révoltes paysannes. Au lieu d’une véritable hégémonie du prolétariat, aussi bien dans la lutte anti-impérialiste que dans la question agraire, c’est-à-dire dans l’ensemble de la révolution démocratique, il se produisit une capitulation honteuse devant les forces élémentaires paysannes, accompagnée d’aventures " secondaires " dans les villes. Pourtant, cette capitulation prépare fondamentalement le putschisme. Toute l’histoire du mouvement révolutionnaire en Russie comme dans les autres pays en témoigne. Les événements de Chine de l’an passé l’ont confirmé.

Dans son estimation et ses avertissements, l’Opposition est partie de considérations théoriques générales appuyées sur des informations officielles très incomplètes, parfois sciemment déformées. Le Comité du Kiang-Sou est parti de faits directement observés du centre du mouvement révolutionnaire ; au point de vue théorique, ce Comité se débat encore dans les filets de la scolastique boukharinienne. Le fait que ses conclusions empiriques coïncident point pour point avec les nôtres a, en politique, la même signification, que, par exemple, en chimie la découverte dans les laboratoires d’un nouveau corps simple dont l’existence aurait été annoncée sur la base de déductions théoriques. Malheureusement, le triomphe de notre analyse marxiste sur le plan théorique a, dans le cas envisagé, comme corollaire politique des défaites meurtrières pour la révolution.

Le revirement qui s’est opéré dans la politique du Comité exécutif de l’Internationale communiste, au milieu de 1927, fut brusque et marqué dans sa nature même par l’esprit aventuriste : il ne pouvait faire moins que de provoquer des heurts malsains dans le Parti communiste chinois, qui fut pris à l’improviste. Ici, nous passons de la ligne de conduite politique du Comité exécutif de l’Internationale communiste au régime intérieur de cette Internationale et aux méthodes d’organisation de la direction. Voici ce que dit à ce sujet la résolution du Comité du Kiang-Sou :

" Après la Conférence du 7 août 1927, le Comité central dut se charger de la responsabilité des tendances putschistes car il exigea sévèrement des Comités locaux que la nouvelle ligne de conduite politique fût appliquée ; si quelqu’un n’était pas d’accord avec elle, sans autre cérémonie on ne lui permettait pas de renouveler sa carte du parti et l’on excluait même les camarades qui l’avaient déjà renouvelée… A cette époque, l’état d’esprit putschiste se répandit largement dans le parti ; si quelqu’un exprimait des doutes sur la politique des soulèvements, il était immédiatement qualifié d’opportuniste et impitoyablement attaqué. Cette circonstance provoqua de grandes frictions au sein des organisations du parti " (p. 6).

Ces opérations se déroulaient avec accompagnement de pieuses et académiques mises en garde contre les dangers du putschisme " en général ".

La politique de l’insurrection brusque, improvisée à la hâte, exigeait un remaniement urgent et un regroupement du parti tout entier. Le Comité central y garda ceux qui admettaient en silence l’orientation vers l’insurrection malgré un déclin manifeste de la révolution. Il serait bon de publier les directives fournies par le Comité exécutif de l’Internationale communiste pendant cette période. On pourrait les rassembler en un manuel pour l’organisation de la défaite. La résolution du Kiang-Sou expose :

" Le Comité central continue à ne pas remarquer les défaites et l’état de dépression des ouvriers ; il ne voit pas que cette situation est le résultat des erreurs commises sous sa direction " (p. 6).

Mais il y a plus :

" Le Comité central accuse on ne sait qui [justement ! L.T.] de ce que :
" a) Les comités locaux n’ont pas suffisamment bien contrôlé la réorganisation ;
" b) Les éléments ouvriers et paysans ne sont pas mis en avant pour occuper des fonctions ;
" c) Les organisations locales ne sont pas épurées des éléments opportunistes. "

Tout se fait brusquement, par télégraphe ; il faut bien fermer la bouche de quelque façon à l’opposition. Comme néanmoins les choses ne marchent pas, le Comité central affirme :

" L’état d’esprit des masses serait tout à fait différent si le signal de la révolte avait été donné au moins dans une province. "

Et le Comité du Kiang-Sou demande avec raison, tout en passant prudemment sous silence le fait que le Comité central ne faisait qu’exécuter les directives du Comité exécutif de l’Internationale communiste :

" Cette dernière indication ne témoigne-t-elle pas du putschisme à 100 % du Comité central lui-même ? " (p. 6).

Pendant cinq ans, on a dirigé et on a éduqué le parti dans un esprit opportuniste. A présent, on exige de lui qu’il soit ultra-radical, et qu’il mette immédiatement " en avant des chefs ouvriers. Comment : ?… Très simplement, en fixant un certain pourcentage. Le Comité du Kiang-Sou se plaint :

" 1° On ne tient pas compte du fait que ceux qui sont désignés pour compléter les cadres de la direction devraient s’être distingués au cours de la lutte. Le Comité central se borne à fixer formellement d’avance un pourcentage d’ouvriers et de paysans dans les organes dirigeants des diverses organisations.
" 2° Malgré les nombreuses arrestations, on n’examine pas le degré de rétablissement du parti, mais on dit seulement, formellement, qu’il faut réorganiser.
" 3° Le Comité central dit simplement, en dictateur, que les organisations locales ne mettent pas en avant de nouveaux éléments, qu’elles ne se débarrassent pas de l’opportunisme ; en même temps, le Comité central lance des attaques non fondées contre les cadres et les déplace avec légèreté.
" 4° Sans faire attention aux erreurs de sa propre direction, le Comité central exige pourtant des militants de la base la discipline de parti la plus sévère. "

Tous ces paragraphes ne semblent-ils pas avoir été copiés sur la plate-forme de l’Opposition ? Non, c’est la vie qui les a dictés. Or, comme la plate-forme est également copiée sur la vie, il y a coïncidence. Où est donc la " particularité " des conditions chinoises ? Le bureaucratisme nivelle tout, toutes les particularités. La politique et le régime intérieur sont déterminés par le Comité exécutif de l’Internationale communiste, plus exactement par le Comité central du Parti communiste de l’U.R.S.S. Le Comité central du Parti communiste chinois fait tout redescendre dans les instances inférieures. Voici comment cela s’opère, d’après la résolution du Kiang-Sou :

" La déclaration suivante faite par un camarade d’un Comité régional est très caractéristique : " A présent, le travail est très difficile ; or, le Comité central montre qu’il a une façon très subjective de l’envisager. Il lance des accusations et dit que le Comité provincial n’est pas bon ; ce dernier à son tour accuse les organisations de base et affirme que le Comité régional est mauvais. Celui-ci se met à accuser et assure que ce sont les camarades travaillant sur place qui ne sont pas bons. Et les camarades se défendent en disant que les masses ne sont pas révolutionnaires. " "

C’est vraiment là un tableau éclatant. Seulement, il n’a rien de particulièrement chinois.

Chaque résolution du Comité exécutif de l’Internationale communiste en enregistrant de nouvelles défaites déclare, d’une part, que tout avait été prévu, et, d’autre part, que ce sont les " exécutants " qui sont responsables des échecs parce qu’ils n’ont pas compris la ligne qui leur avait été indiquée d’en haut. Il reste à établir comment une direction si perspicace a pu tout prévoir, sauf que les exécutants ne sont pas de taille à appliquer ses directives. Pour une direction, l’essentiel consiste non à présenter une ligne de conduite abstraite, à écrire une lettre sans adresse, mais à choisir et à éduquer les exécutants. La justesse de la direction est précisément vérifiée dans l’exécution. La sûreté et la perspicacité de la direction ne se confirment que quand les paroles et les actes concordent. Mais si d’une façon chronique, à chaque étape, au cours de plusieurs années, la direction est obligée, post factum, lors de chaque revirement qu’elle opère, de se plaindre qu’elle n’a pas été comprise, que l’on a déformé sa pensée, que les exécutants ont fait échouer son plan, c’est là un signe certain que la faute lui en incombe entièrement. Cette " autocritique " est d’autant plus grave qu’elle est involontaire et inconsciente. Dans l’esprit du VIe Congrès, la direction de l’Opposition doit être rendue responsable de chaque groupe de transfuges ; en revanche, la direction de l’Internationale communiste n’aurait nullement à répondre des Comités centraux de tous les partis nationaux, dans les moments historiques les plus décisifs. Mais une direction qui ne répond de rien est une direction irresponsable. Là est la racine de tous les maux.

En se protégeant contre la critique de la base, le Comité central du Parti communiste chinois se réfère au Comité exécutif de l’Internationale communiste, c’est-à-dire qu’il trace sur le plancher un trait à la craie qui ne peut être dépassé. Le Comité du Kiang-Sou ne le dépasse pas non plus. Mais dans les limites fixées par ce trait, il dit à son Comité central des vérités amères qui, automatiquement, s’appliquent au Comité exécutif de l’Internationale communiste. Nous sommes de nouveau forcés de citer un extrait puisé dans le remarquable document du Kiang-Sou :

" Le Comité central dit que toute la direction passée a agi en accord avec les directives de l’Internationale communiste, comme si toutes les hésitations et erreurs ne dépendaient que des militants de la base ! Si l’on adopte une pareille façon d’envisager les choses, le Comité central ne pourra lui-même ni réparer ses fautes ni éduquer des camarades par l’étude de cette expérience. Il ne lui sera pas possible de renforcer sa liaison avec l’appareil de la base du parti. Le Comité central dit toujours que sa direction fut juste ; il charge de toutes les erreurs les camarades de la base en soulignant toujours spécialement les hésitations des Comités de base du parti. "

Un peu plus loin :

" Si la direction ne fait qu’attaquer avec légèreté les camarades ou les organes locaux de direction en signalant leurs erreurs, mais sans analyser en fait les causes de ces fautes, cela ne peut que provoquer des frictions au sein du parti ; une pareille attitude est déloyale [" brutale et déloyale " : L.T], et ne peut pas être utile à la révolution et au parti. Si la direction elle-même dissimule ses erreurs et charge les autres de ses fautes, une pareille conduite elle non plus ne sera pas utile au parti et à la révolution " (p. 10)

C’est une façon simple mais classique de caractériser la besogne du centrisme bureaucratique, qui désagrège et dévaste les consciences. La résolution du Kiang-Sou montre d’une façon tout à fait exemplaire comment et par quelles méthodes la révolution chinoise fut conduite, à plusieurs reprises, à la défaite, et le parti chinois au seuil de la mort. Car les cent mille membres imaginaires que comprend sur le papier le Parti communiste chinois ne représentent qu’une façon grossière de se tromper sur soi-même. Ils constitueraient alors la sixième partie des effectifs totaux des partis communistes de tous les pays capitalistes. Les crimes de la direction envers le communisme chinois sont encore loin d’être tous payés. Des chutes le menacent encore à l’avenir. Et il devra se relever avec peine. Chaque faux pas le rejettera plus bas encore. La résolution du VIe Congrès voue le Parti communiste chinois à des erreurs et à des tactiques erronées. La victoire est impossible avec l’orientation actuelle de l’Internationale communiste, avec son régime intérieur actuel. Il faut changer l’orientation, il faut changer le régime. Voilà ce que dit, une fois de plus, la résolution du Comité provincial de Kiang-Sou.

Alma-Ata, 4 octobre 1928.

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