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36 en France, vu par Léon Trotsky

dimanche 2 janvier 2011, par Robert Paris

Où va la France ?

Léon Trotsky


Devant la seconde étape

9 juillet 1936

Il faut le répéter une fois de plus : la presse sérieuse du capital, comme Le Temps de Paris ou le Times de Londres, a su apprécier l’importance des événements de juin en France et en Belgique de façon beaucoup plus juste et perspicace que ne l’a fait la presse du Front populaire. Tandis que les journaux socialistes et communistes officiels, à la suite de Léon Blum, parlent de la "réforme pacifique du régime social de la France" qui a déjà commencé, la presse conservatrice affirme que la révolution s’est ouverte en France et qu’elle va prendre inévitablement des formes violentes à l’une de ses prochaines étapes, il serait inexact de ne voir dans ce pronostic-ou de n’y voir surtout-qu’une tentative pour effrayer les possédants. Les représentants du grand capital savent considérer de façon très réaliste la lutte sociale. Les politiciens petits-bourgeois, au contraire, prennent volontiers leurs désirs pour des réalités : se plaçant entre les classes fondamentales, le capital financier et le prolétariat, messieurs les "réformateurs" proposent aux deux adversaires de s’entendre sur une ligne moyenne, celle-là même qu’ils ont élaborée à l’état-major du Front populaire et qu’ils interprètent eux-mêmes de façon différente. Ils devront pourtant se convaincre rapidement qu’il est infiniment plus facile de concilier les contradictions de classes dans des éditoriaux que dans le travail gouvernemental, surtout au plus fort de la crise sociale.

A la Chambre, on a déjà ironiquement accusé Blum d’avoir mené les pourparlers sur les revendications des grévistes avec les représentants des "deux cents familles". "Et avec qui m’aurait-il fallu parler ?" répondit ingénieusement le président du conseil. Il est vrai que, s’il faut négocier avec la bourgeoisie, il faut s’adresser aux maîtres véritables, à ceux qui sont capables de trancher pour eux-mêmes et de donner des ordres.

Mais alors il était inutile de leur déclarer bruyamment la guerre ! Dans le cadre du régime bourgeois, de ses lois, de sa mécanique, chacune des "deux cents familles" est incomparablement plus puissante que le gouvernement Blum. Les magnats de la finance représentent le couronnement du système bourgeois de la France, et le gouvernement Blum, malgré ses succès électoraux, ne "couronne", lui, qu’un intervalle temporaire entre les deux camps en lutte.

Actuellement, à la mi-juillet, il peut sembler, à regarder les choses superficiellement, que tout est plus ou moins rentré dans la norme. En fait, dans les profondeurs du prolétariat comme dans les sommets de la classe dominante, se prépare presque automatiquement le déclenchement d’un nouveau conflit. Le fond de l’affaire est là : les réformes, très piètres en réalité, sur lesquelles les capitalistes et les chefs des organisations ouvrières se sont mis d’accord ne sont pas viables, car elles sont au-dessus des forces du capitalisme décadent pris dans son ensemble. L’oligarchie financière, qui fait au plus fort de la crise des affaires magnifiques, peut assurément s’accommoder de la semaine de quarante heures, des congés payés, etc. Mais des centaines de milliers de moyens et petits industriels sur qui le capital financier s’appuie et sur qui il fait maintenant retomber les frais de son accord avec Blum doivent soit se ruiner docilement, soit tenter, à leur tour, de faire retomber les frais des réformes sociales sur les ouvriers et les paysans, comme sur les consommateurs en général.

Blum a certes plus d’une fois développé a la Chambre et dans la presse la séduisante perspective d’une réanimation économique générale et d’une circulation qui s’étendrait rapidement, donnant ainsi la possibilité d’abaisser considérablement les frais généraux de production et permettant du coup d’augmenter les dépenses en force de travail sans élever les prix des marchandises. Il est vrai que de semblables processus économiques combinés se sont plus d’une fois produits dans le passé : toute l’histoire du capitalisme ascendant en est marquée. Mais le malheur est que Blum tente d’évoquer dans l’avenir un passé parti sans retour. Des politiciens sujets à de telles aberrations peuvent bien s’appeler socialistes et même communistes, en fait ils ne regardent pas en avant, mais en arrière, et c’est pourquoi ils constituent des freins au progrès.

Le capitalisme français, avec son célèbre "équilibre" entre l’agriculture et l’industrie, est entré dans la phase de son déclin après l’Italie et l’Allemagne, mais de façon non moins irrésistible. Ce n’est pas là une phrase de proclamation révolutionnaire, mais une réalité incontestable. Les forces productives de la France ont dépassé les cadres de la propriété privée et les frontières de l’Etat. L’ingérence gouvernementale sur les bases du régime capitaliste ne peut qu’aider à faire passer les faux frais de la décadence de certaines classes sur d’autres. Sur lesquelles précisément ? Quand le président du Conseil doit mener des pourparlers sur une répartition "plus équitable" du revenu national, il ne trouve pas, nous l’avons vu, d’interlocuteurs plus valables que les représentants des "deux cents familles". Comme ils détiennent tous les leviers de l’industrie, du crédit et du commerce, les magnats de la finance font retomber les frais de l’accord sur les "classes moyennes", les contraignant par là à entrer en conflit avec les ouvriers. C’est là que réside actuellement le noeud de la situation.

Les industriels et les commerçants montrent aux ministres leurs livres de comptes et disent : "Nous ne pouvons pas." Le gouvernement, qui se souvient des vieux manuels d’économie politique, répond : "Il faut diminuer les frais de production." Mais c’est plus facile à dire qu’à faire. En outre, améliorer la technique, dans les conditions actuelles, c’est augmenter le chômage et, en fin de compte, approfondir la crise. De leur coté, les ouvriers protestent contre le fait que la montée des prix, qui ne fait que commencer, menace de dévorer leurs conquêtes [1]. Le gouvernement ordonne aux préfets d’ouvrir la lutte contre la vie chère. Mais les préfets savent, par une longue expérience, qu’il est beaucoup plus facile de faire baisser le ton des journaux d’opposition que le prix de la viande. La vague de vie chère est encore devant nous...

Les petits industriels, les petits commerçants et, derrière eux, les paysans seront de plus en plus déçus par le Front populaire dont, avec une spontanéité et une naïveté plus grandes que les ouvriers, ils attendaient le salut dans l’immédiat. La contradiction politique fondamentale du Front populaire réside dans le fait que ceux qui sont à la tête de sa politique de "juste milieu", craignant d’"effrayer" les classes moyennes, ne sortent pas des cadres de l’ancien régime social, c’est-à-dire de l’impasse historique. Pourtant ces prétendues "classes moyennes" -non leurs sommets, bien entendu, mais leurs couches inférieures-, qui sentent l’impasse à tout moment, ne craignent nullement, elles, les décisions hardies, et les réclament au contraire pour les délivrer du nœud coulant qui les étreint. "N’attendez pas de nous des miracles", répètent les pédants au pouvoir. Mais précisément, sans "miracle", c’est-à-dire sans décisions héroïques, sans une complète révolution dans ses rapports de propriété-sans concentration du système bancaire, des branches fondamentales de l’industrie et du commerce extérieur dans les mains de l’Etat-, il n’est pas de salut pour la petite bourgeoisie de la ville et de la campagne. Si les classes moyennes, au nom desquelles s’est précisément édifié le Front populaire, ne trouvent pas à gauche plus de hardiesse, elles iront à droite en chercher. La petite bourgeoisie tremble de fièvre et se jettera, sans qu’on puisse l’éviter, d’un bord à l’autre. Entre-temps, le grand capital stimulera à coup sûr ce tournant qui doit marquer le début du fascisme en France, non seulement sous la forme d’organisation semi-militaire des fils de famille, avec autos et avions, mais aussi comme véritable mouvement de masses.

Les ouvriers ont exercé en juin une grandiose pression sur les classes dirigeantes, mais ne l’ont pas conduite jusqu’au bout. Ils ont montré leur puissance révolutionnaire, mais aussi leur faiblesse : l’absence de programme et de direction. Tous les fondements de la société capitaliste, comme ses ulcères incurables, sont restés en place. Maintenant s’est ouverte la période de la contre-pression : répression contre les agitateurs de gauche, agitation toujours plus subtile de ceux de droite, tentatives de hausse des prix, mobilisation d’industriels pour des lock-outs massifs. Les syndicats de France, qui, à la veille de la grève, ne comptaient même pas un million de membres, approchent maintenant des quatre millions. Cet afflux inouï montre bien les sentiments qui animent les masses ouvrières. Il ne peut même pas être question de faire retomber sur elles sans combat les frais de leurs propres conquêtes. Ministres et chefs officiels, inlassablement, exhortent les ouvriers à se tenir tranquilles et à ne pas empêcher le gouvernement de travailler à résoudre les problèmes. Mais puisque le gouvernement, par la nature même des choses, ne peut résoudre aucun problème, puisque les concessions de juin furent obtenues par la grève et non par une attente patiente, puisque chaque jour qui passe dévoilera un peu plus l’inconsistance du gouvernement face à la contre-offensive grandissante du capital, ces exhortations monotones perdront très rapidement leur force de persuasion. La logique de la situation, telle qu’elle découle de la victoire de juin, ou plus exactement du caractère semi-fictif de cette victoire, forcera les ouvriers à répondre à l’appel, c’est-à-dire à entrer de nouveau en lutte. C’est par peur de cette perspective que le gouvernement va de plus en plus à droite. Sous la pression immédiate des alliés radicaux mais, en fin de compte, sur l’exigence des "deux cents familles", le ministre socialiste de l’Intérieur a déclaré au Sénat que les occupations par des grévistes d’usines, de magasins et de fermes ne seraient plus tolérées. Un avertissement de ce genre n’arrêtera assurément pas la lutte, mais il est capable de lui donner un caractère incomparablement plus décisif et plus aigu.

Une analyse absolument objective, partant de ce qui est et non de ce qu’on désire, conduit ainsi à la conclusion que, des deux côtés, se prépare un nouveau conflit social et qu’il éclatera de façon inéluctable, presque mécanique. Il n’est pas difficile de déterminer dès maintenant ce que sera sa nature. Dans toutes les périodes révolutionnaires de l’histoire, on trouve deux étapes successives, étroitement liées l’une à l’autre : d’abord un mouvement "spontané" des masses, qui prend l’adversaire à l’improviste et lui arrache de sérieuses concessions ou au moins des promesses ; après quoi, la classe dominante, sentant menacées les bases de sa domination, prépare sa revanche. Les chefs traditionnels de "gauche", pris a l’improviste par le mouvement tout comme leurs adversaires, espèrent sauver la situation par leur éloquence conciliatrice et perdent en fin de compte leur influence. Les masses entrent dans la nouvelle étape de la lutte presque sans direction, sans programme clair et sans idée des difficultés immédiates. Ainsi, le conflit qui monte inévitablement à partir de la première demi-victoire des masses se termine souvent par leur défaite ou leur demi-défaite. On ne saurait, dans l’histoire des révolutions, trouver à cette règle aucune exception. La différence pourtant-et elle n’est pas mince-réside dans le fait que la défaite a quelquefois revêtu le caractère d’un écrasement : telles furent, par exemple, les journées de juin 1848, en France, qui marquèrent la fin de la révolution ; alors que dans d’autres cas, la demi-défaite constitua simplement une étape vers la victoire : c’est par exemple le rôle que joua, en juillet 1917, la défaite des ouvriers et des soldats de Pétersbourg. La défaite de juillet accéléra en fait la montée des bolcheviks, qui non seulement avaient su apprécier correctement la situation, sans illusions et sans fard, mais ne s’étaient pas détachés non plus des masses au cours des journées les plus difficiles de la défaite, au milieu de victimes et sous la persécution.

Oui, la presse conservatrice analyse mûrement la situation. Le capital financier et ses organes politiques et militaires auxiliaires préparent et calculent froidement leur revanche. Dans les sommets du Front populaire, il n’y a qu’effarement et zizanie... Les journaux de gauche font des sermons, les chefs se gargarisent de phrases. Les ministres s’efforcent de démontrer à la Bourse qu’ils sont mûrs pour diriger l’Etat. Tout cela signifie que le prolétariat entrera dans la prochaine étape du conflit non seulement sans la direction de ses organisations traditionnelles, comme en Juin 1936, mais aussi contre elles. Malgré tout, il n’existe pas encore de nouvelle direction reconnue de tous. Dans de telles conditions, il est difficile de compter sur une victoire immédiate. La tentative d’aller de l’avant conduira bientôt à l’alternative : journées de juin 1848 ou journées de juillet 1917 ? Autrement dit : écrasement pour de longues années, avec le triomphe inévitable de la réaction fasciste, ou bien une simple leçon de stratégie dont la classe ouvrière sortira incomparablement mûrie, et après laquelle elle renouvellera sa direction et pourra préparer les conditions de sa victoire future.

Le prolétariat français n’est pas un novice. Il a derrière lui le plus grand nombre de batailles de l’Histoire. Il faut certes que la nouvelle génération apprenne, à chaque pas, de sa propre expérience-mais pas depuis le début ni tout : en suivant pour ainsi dire un cours accéléré. Une grande tradition vit dans ses os et l’aide à choisir son chemin. Déjà, en juin, les chefs anonymes de la classe en éveil ont, avec un magnifique doigté révolutionnaire, trouvé les méthodes et les formes de la lutte. Le travail moléculaire de la conscience de la masse qui se poursuit actuellement ne s’arrête même pas une heure. Tout cela permet d’escompter que non seulement la nouvelle couche des chefs restera fidèle à la masse aux jours de l’inévitable et sans doute assez proche nouvelle étape du conflit, mais aussi qu’elle saura retirer du combat, avant qu’elle ne soit écrasée, l’armée insuffisamment préparée.

Il n’est pas vrai que les révolutionnaires de France soient intéressés à ce que le conflit soit accéléré ou à ce qu’il soit "artificiellement " provoqué : seuls peuvent le penser d’obtus cerveaux de policiers. Les marxistes révolutionnaires voient leur devoir, qui est de regarder la réalité en face et de nommer chaque chose par son nom. Tirer à temps de la situation objective la perspective de la seconde étape, c’est aider les ouvriers avancés à ne pas être pris a l’Improviste et à apporter dans la conscience des masses en lutte la plus grande clarté possible. C’est précisement en cela que consiste actuellement la véritable tâche d’une direction politique sérieuse.
Notes

[1] De mai à novembre 1936, les prix industriels augmentent de 35,1%. Les prix de détail, d’avril 36 à avril 37, augmenteront de 29% pour les denrées alimentaires, 62% pour l’habillement, 31% pour les articles de ménage.

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