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Entre l’impérialisme et la révolution

samedi 19 février 2022, par Robert Paris

A LA MÉMOIRE

DE STEPAN CHAOUMIAN, D’ALEXIS DJAPARIDZE ET DE TRENTRE-QUATRE AUTRS COMMUNISTES DE BAKOU tués le 20 septembre 1918, sans enquête ni jugement, à un endroit désert de la région transcaucasienne entre les stations de Péréval et d’Akhtcha Kouima, par le chef de la mission militaire anglaise à Askhabad, Teague-Jones, au su et avec l’approbation des autorités anglaises en Transcaucasie et, en particulier, du commandant des troupes britanniques en Transcaucasie, le général-major Thompson ;

DES OUVRIERS FUSILLÉS PAR LE GOUVERNEMENT MENCHEVIQUE
pendant le meeting du square Alexandrovsky, à Tiflis, le 10 février 1918 ;

À LA MÉMOIRE

DE DIZAINES, DE CENTAINES ET DE MILLIERS DE COMMUNISTES CAUCASIENS tombés en luttant pour le pouvoir soviétique, fusillés, pendus, torturés, par le gouvernement « démocratique » coalitionniste de Transcaucasie, par le gouvernement menchevique de la Géorgie « démocratique », par les troupes du sultan, allié de la « démocratie » transcaucasienne, par les troupes du Hohenzollern, protecteur de la Géorgie menchevique, par les troupes anglaises entrées en Géorgie pour lutter avec les mencheviks contre les communistes, par les gardes-blancs de Dénikine et de Wrangel, avec le concours direct et indirect des mencheviks géorgiens ;

DES CHEFS DES INSURRECTIONS PAYSANNES DE L’OSSÉTIE, DE L’ABKHAZIE, DE L’ADJAR, DE LA GOURIE, DE LA MINGRELIE, etc.,
fusillés par le gouvernement menchevique de Géorgie ;

L’AUTEUR DÉDIE CE LIVRE

écrit pour dévoiler le mensonge, la calomnie et la haine répandus à flots par les oppresseurs, les exploiteurs, les impérialistes, les rapaces, les meurtriers et leurs mercenaires politiques et valets bénévoles.

Introduction

A l’heure où nous écrivons ces lignes, moins de trois semaines nous séparent de la conférence de Gênes. Combien de temps nous sépare de sa réunion effective, nul vraisemblablement ne le sait encore. La campagne diplomatique engagée autour de cette conférence se rattache, de la façon la plus étroite, à la campagne politique menée autour de la Russie soviétique. Entre la diplomatie de la bourgeoisie et celle de la social-démocratie, Ton assiste à une division fondamentale du travail : la diplomatie mène les intrigues officielles, la social-démocratie mobilise l’opinion publique contre le gouvernement des ouvriers et des paysans.

Que veut la diplomatie ? Imposer à la Russie révolutionnaire le plus lourd tribut possible ; l’obliger à payer le plus de réparations possible ; élargir, autant que faire se peut, sur le territoire soviétique, le cadre de la propriété privée ; créer, pour les financiers, les industriels, les usuriers russes et étrangers, le plus grand nombre de privilèges aux dépens des ouvriers et des paysans russes. Tout ce qui naguère servait de paravent à ces exigences : « démocratie », « droit », « liberté », est aujourd’hui rejeté par la diplomatie bourgeoise, tout comme un boutiquier rejette le papier d’emballage d’un coupon de tissu, lors-qu’il s’agit de montrer la marchandise, de la marchander et de la mesurer.

Mais, dans la société bourgeoise, rien ne se perd. L’emballage de papier du « droit » tombe en la possession de la social-démocratie ; c’est sa marchandise à elle, c’est l’objet de son trafic. La IIe Internationale — et ce qui nous en disons se rapportera aussi à l’Internationale 2 ½, ombre projetée par l’autre — s’ingénie à prouver aux ouvriers que, le Gouvernement soviétique n’observant pas le « droit » et la « démocratie », les masses laborieuses de Russie ne méritent pas d’être soutenues dans leur lutte contre les usuriers de l’univers.

Notre peu de respect pour le « droit » et la « démocratie » s’est manifesté avec le plus de vigueur, comme on le sait, par la révolution du 7 novembre. C’est là notre péché originel. Pendant les premières années, la bourgeoisie tenta d’extirper la révolution socialiste par le glaive. Aujourd’hui, elle se borne à y apporter des amendements capitalistes fondamentaux. On ne discute que sur leur étendue.

La IIe Internationale veut cependant profiter de la conférence de Gênes pour restaurer le « droit » et la « démocratie ». De là, semble-t-il, devrait découler un programme bien déterminé : ne pas admettre à Gênes le gouvernement « usurpateur », « dictatorial », « terroriste » des Soviets, et y amener, au contraire, les reliques démocratiques de l’Assemblée Constituante. Mais poser ainsi la question serait trop ridicule, et, en outre, cela contrarierait les démarches pratiques de la bourgeoisie. La IIe Internationale n’a aucune prétention au rôle de chevalier utopique de la démocratie. Elle n’est que son Sancho Pança. Elle n’ose pas poser la question dans toute son ampleur. Elle veut seulement tirer son petit bénéfice ;

Le drapeau de la lutte pour le petit bénéfice de la démocratie, c’est aujourd’hui la Géorgie. La révolution soviétique y eut lieu il y a moins d’un an. Auparavant, la Géorgie était dirigée par le parti de la IIe Internationale. Cette République menchevique oscillait sans cesse entre l’impérialisme et la révolution prolétarienne, demandant au premier son aide ou bien lui offrant la sienne contre la seconde. C’est bien d’ailleurs le rôle de toute la IIe Internationale. La Géorgie menchevique paya de son propre écroulement sa liaison avec la contre-révolution. Et le même sort menace inévitablement la IIe Internationale. Rien d’étonnant si la campagne de la social-démocratie dans tous les pays en faveur de la Géorgie « démocratique » prend, en quelque sorte, valeur de symbole.

Néanmoins, en faveur des prétentions des mencheviks géorgiens, les têtes les plus inventives de la IIe Internationale ne trouvèrent pas à mettre en avant un seul argument qui n’eût été déjà utilisé mille fois par les défenseurs des droits « démocratiques » chers à Milioukov, Kérensky, Tchernov, Martov. Aucune différence de principe. Les social-démocrates nous présentent aujourd’hui in-octavo ce que jadis la presse coalisée de l’impérialisme présentait in-folio. Il ne sera pas difficile de s’en convaincre, si l’on examine la décision du Comité Exécutif de la IIe Internationale à propos de la Géorgie.

Le texte de cette décision mérite d’être étudié. Le style, c’est l’homme, mais c’est aussi le parti. Écoutons dans quel style politique la IIe Internationale converse avec la révolution prolétarienne :

I. — « Le territoire de la Géorgie a été occupé par les troupes du Gouvernement de Moscou, qui maintient en Géorgie un pouvoir odieux à sa population et apparaît aux yeux du prolétariat du monde entier comme le seul responsable de la destruction de la République Géorgienne et de l’instauration du régime terroriste dans ce pays. »

N’est-ce pas là ce que la presse réactionnaire de l’univers entier affirmait pendant quatre ans au sujet de la Fédération soviétique dans son ensemble ? Ne disait-on pas que le pouvoir des Soviets était odieux à la population russe et ne se maintenait que par une terreur militaire ? N’est-ce pas, soi-disant, grâce aux régiments lettons, chinois, allemands et bachkirs que nous avons gardé Pétrograd et Moscou ? N’est-ce pas, soi-disant, par la force que le pouvoir des Soviets a été étendu par Moscou en Ukraine, en Sibérie, dans le Don, au Kouban, dans l’Azerbeïdjan ? Et si, aujourd’hui, après la défaite de la canaille réactionnaire, la IIe Internationale ne répète plus ces phrases, mot pour mot, qu’à propos de la Géorgie, cela en change-t-il la nature ?

II. — « La responsabilité du Gouvernement de Moscou a été aggravée encore par les derniers événements de Géorgie, en particulier à la suite des grèves de protestation organisées par les ouvriers (?) et réprimées par la force, comme le font les gouvernements réactionnaires. »

Oui, le gouvernement révolutionnaire de Géorgie a empêché par la force les dirigeants mencheviks de la bureaucratie des chemins de fer, les fonctionnaires et les officiers blancs qui n’avaient pas eu le temps de fuir, de saboter l’État ouvrier et paysan. A propos de ces répressions, Merrheim, le petit valet bien connu de l’impérialisme en France, parle des « milliers » de citoyens géorgiens obligés d’abandonner leur toit. « Parmi ces fugitifs — nous le citons textuellement — se trouvent un grand nombre d’officiers, d’anciens fonctionnaires de la république et tous les chefs de la garde populaire. » La voilà bien cette machine menchevique qui, pendant trois ans, usait de représailles impitoyables envers les ouvriers révolutionnaires et les paysans géorgiens insurgés et qui, après le renversement des mencheviks, demeura un instrument docile des tentatives de restauration de l’Entente ! Que le gouvernement révolutionnaire de Géorgie ait pris des mesures rigoureuses contre la bureaucratie saboteuse, nous le reconnaissons volontiers. Mais c’est ce que nous avons fait sur tout le territoire de la révolution. Dès son établissement, le pouvoir dés Soviets, à Pétrograd et à Moscou, se heurta à un essai de grève des cheminots, dirigés par la bureaucratie menchevique et socialiste-révolutionnaire des chemins de fer. Appuyés par les ouvriers, nous avons écrasé cette bureaucratie, nous l’avons épurée, nous l’avons soumise a l’autorité des travailleurs. La canaille réactionnaire du monde entier cria au terrorisme barbare des bolcheviks. Les mêmes lamentations sont reprises aujourd’hui à la suite de cette canaille réactionnaire par les chefs social-démocrates, mais à propos de la seule Géorgie. Où est le changement ?

N’est-il pas frappant que les chefs de la social-démocratie parlent de la répression des grèves ouvrières comme d’une méthode propre aux « gouvernements réactionnaires » ? Aurions-nous oublié qui sont les membres de la IIe Internationale ? Noske et Ebert, ses dirigeants, auraient-ils été exclus ? Combien de grèves et d’insurrections n’ont-ils pas réprimées ? Ne sont-ce peut-être pas eux les bourreaux de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht ? Ne serait-ce pas le social-démocrate Hörsing, membre de la IIe Internationale, qui provoqua le Mouvement de Mars pour le noyer ensuite dans le sang ? Et que pense-t-on des dernières et toutes récentes mesures prises par le social-démocrate Ebert contre la grève des cheminots ?

Le Comité Exécutif ne verrait-il pas, de Londres, ce qui se passe sur le continent ? Dans ce cas, il nous sera permis de demander respectueusement à Henderson s’il ne fut pas conseiller secret de la couronne lors de l’insurrection irlandaise de Pâques 1916, lorsque les troupes royales saccagèrent Dublin et fusillèrent quinze Irlandais, au nombre desquels le socialiste Connolly, déjà blessé ? Peut-être Vandervelde, ancien président de la IIe Internationale, petit conseiller d’un petit roi, n’a-t-il pas invité les socialistes russes à se réconcilier pendant la guerre avec le tsarisme, plongé jusqu’au cou dans le sang des ouvriers et des paysans et destiné bientôt à y mourir étouffé ? Faut-il multiplier les exemples ? En vérité, la défense du droit de grève sied aux leaders de la IIe Internationale à peu près comme un sermon sur la fidélité à Judas Iscariote.

III. — « Au moment où le Gouvernement de Moscou demande sa reconnaissance aux autres gouvernements, il devrait, s’il veut qu’on respecte ses propres droits, respecter de même les droits des autres peuples et ne pas violer les principes les plus élémentaires sur lesquels doivent reposer les relations entre pays civilisés. »

Le style politique, c’est le Parti, c’est son âme. Ce dernier point est le clou de la IIe Internationale. Si la Russie veut obtenir sa reconnaissance ( de qui ? ), elle doit « respecter de même ( comment ? ) les droits des autres peuples et ne pas violer — remarquez-le bien — les principes élémentaires sur lesquels doivent ( doivent ! ) reposer les relations entre peuples civilisés ».

Qui a écrit cela ? Nous dirions : c’est Longuet lui-même, s’il n’avait pas déménagé dans l’Internationale deux et demie. Peut-être est-ce Vandervelde, ce fin légiste de la couronne belge ? Ou bien M. Henderson, inspiré par son propre prêche du dimanche à l’assemblée religieuse de la « fraternité » ? Ou bien peut-être est-ce Ebert, à ses heures de loisir ? II est pourtant nécessaire d’établir, pour l’histoire, le nom de l’auteur de cette incomparable résolution. Évidemment, nous n’en doutons pas, la pensée de la IIe Internationale y a travaillé collectivement. Mais quel fut le canal élu qui vomit la pourriture de cette pensée collective ?

Revenons cependant au texte. Pour être reconnu par les gouvernements bourgeois, impérialistes, négriers (c’est d’eux précisément qu’il s’agit), le Gouvernement soviétique doit « ne pas violer les principes » et « respecter de même les droits des autres peuples ».

Quatre années durant, les gouvernements impérialistes ont essayé de nous renverser. Ils n’y ont pas réussi. Leur situation économique est désespérée. Leur rivalité mutuelle atteint son comble. Us se sont vus obligés d’entrer en relations avec la Russie soviétique à cause de ses matières premières, de son marché et de ses versements. En l’invitant à adopter cette politique, Lloyd George expliquait à Briand que la morale internationale permettait de s’entendre non seulement avec les brigands de l’Est (Turquie), mais aussi avec ceux du Nord (Russie soviétique). Nous n’en voudrons pas à Lloyd George pour une parole un peu forte. Dans cette question, nous acceptons entièrement sa formule franche. Oui, nous estimons possible, admissible et nécessaire de nous entendre, jusqu’à un certain point, avec les bandits impérialistes d’Occident, comme avec ceux d’Orient.

Cet accord, en nous imposant des obligations, doit en même temps obliger nos ennemis à renoncer à nous attaquer les armes à la main. Tel est le résultat qui s’annonce de quatre ans de guerre déclarée. Sans doute, les gouvernements bourgeois réclament) eux aussi, la reconnaissance des « principes élémentaires sur lesquels doivent reposer les relations entre pays civilisés ». Mais ces principes n’ont rien de commun avec la démocratie et le droit des nationalités. On exige de nous la reconnaissance des dettes conclues par le tsarisme pour réprimer cette même Géorgie, la Finlande, la Pologne, tous les autres pays limitrophes et les masses laborieuses de la Grande Russie elle-même. On exige de nous le remboursement des pertes subies par les capitalistes du fait de la révolution. On ne saurait nier que la révolution prolétarienne n’ait lésé quelques poches et quelques bourses qui s’estiment le plus saint des principes « sur lesquels reposent les relations entre pays civilisés ». Il en sera question à Gênes et ailleurs. Mais de quels principes parlent les leaders de la IIe Internationale ? Des principes de brigandage du traité de Versailles, qui continuent provisoirement à régler les relations entre États, les principes de Clemenceau, de Lloyd George et du Mikado ? Ou bien, dans leur langue de filous retors, parlent-ils des principes sur lesquels ne reposent pas, mais doivent reposer les relations entre les peuples ? Alors, pourquoi en font-ils la condition de notre acceptation dans la respectable « famille » des États impérialistes actuels ? Ou bien veulent-ils que nous désarmions dès aujourd’hui et que nous évacuions des territoires devant l’impérialisme, en considération des relations qui existeront demain entre les peuples ? Mais nous avons déjà fait cette expérience à la face de l’univers. Pendant les pourparlers de Brest-Litovsk, nous avons publiquement désarmé. Cela empêcha-t-il le militarisme allemand d’envahir notre pays ? Peut-être la social-démocratie allemande, appui de la IIe Internationale, leva-t-elle l’étendard de la révolte ? Non, elle resta le parti gouvernemental du Hohenzollern.

En Géorgie gouvernait le parti petit-bourgeois des mencheviks ; aujourd’hui y gouverne le parti des bolcheviks géorgiens. Les mencheviks s’appuyaient sur le concours matériel de l’impérialisme d’Europe et d’Amérique. Les bolcheviks géorgiens s’appuient sur le concours de la Russie soviétique. En vertu de quelle logique l’Internationale social-démocrate veut-elle faire dépendre la paix entre la Fédération soviétique et les États capitalistes de la restitution de la Géorgie aux mencheviks ?

La logique est mauvaise, mais le but est clair. La IIe Internationale voulut et veut encore la chute du pouvoir des Soviets. Elle a fait dans ce sens tout ce qu’elle a pu. Elle mena cette lutte de concert avec le capital, au nom de la démocratie, contre la dictature. Les masses ouvrières occidentales la chassèrent de cette position, l’empêchant ainsi de combattre ouvertement la République soviétique. Aujourd’hui, derrière le paravent géorgien, la social-démocratie recommence le même combat.

Les masses laborieuses du monde entier ont manifesté dès le premier moment leur volonté de considérer la révolution russe comme un bloc. En cela, leur instinct révolutionnaire coïncidait, et ce n’était pas pour la première fois, avec la raison théorique qui enseigne qu’une révolution, avec son héroïsme et ses cruautés, sa lutte pour l’individu et son mépris de l’individu, ne peut être comprise que suivant la logique concrète de ses rapports intérieurs, et non pas par l’appréciation de telle de ses parties ou de tel de ses épisodes suivant le prix-courant du droit, de la morale ou de l’esthétique. Le premier grand combat théorique livré par le communisme pour la défense du droit révolutionnaire de la dictature et de ses méthodes, a porté ses fruits. Les social-démocrates ont définitivement abandonné les méthodes marxistes et jusqu’à la phraséologie marxiste elle-même. Les indépendants d’Allemagne, les socialistes italiens et leurs congénères, mis au pied du mur par les ouvriers, ont « reconnu » la dictature, pour manifester d’autant plus vivement leur incapacité de combattre pour elle.

Les partis communistes ont grandi, sont devenus une force. Cependant, le développement de la révolution prolétarienne marque un temps d’arrêt sérieux dont la nature et l’importance ont été assez pleinement expliquées par le IIIe Congrès de l’Internationale Communiste. La cristallisation de la conscience révolutionnaire, révélée par l’essor des partis communistes, a été accompagnée d’un reflux de la vague révolutionnaire spontanée de la première période d’après guerre. L’opinion publique bourgeoise a repris l’offensive. Son principal objectif consistait à détruire ou tout au moins à obscurcir l’auréole de la révolution.

Une campagne grandiose s’engagea, dans laquelle le mensonge grossier et criard apporta moins d’avantages à la bourgeoisie que les fragments de vérité choisis avec soin. Grâce à son espionnage de presse, la bourgeoisie aborda la révolution par l’escalier de service. Savez-vous ce que c’est qu’une république prolétarienne ? Ce sont les locomotives souffrant d’asthme, c’est le pou porteur de typhus, c’est la fille d’un avocat fameux de nos amis dans une chambre non chauffée, c’est le menchevik en prison, ce sont les cabinets non nettoyés. Voilà ce qui c’est qu’une révolution de la classe ouvrière ! Les journalistes bourgeois ont montré à l’univers entier le pou soviétique agrandi au microscope. Mistress Snowden, revenue de la Volga sur la Tamise, estima avant tout de son devoir de se gratter publiquement. C’était presque un rite symbolisant les avantages de la civilisation sur la barbarie. Cependant, la question ne fut pas ainsi épuisée. MM. les informateurs de l’opinion publique bourgeoise abordèrent la révolution… par derrière, mais armés d’un microscope. Ils regardèrent certains détails avec un soin extrême, même excessif, mais ce qu’ils regardèrent n’est pas la révolution du prolétariat.

Malgré tout, le fait même de porter la question sur le terrain de nos difficultés économiques et de nos imperfections quotidiennes constituait un progrès. Abandonnant les discours monotones et pas très intelligents sur les avantages de l’Assemblée Constituante par rapport au pouvoir des Soviets, l’opinion publique bourgeoise semblait enfin comprendre que nous existions, tandis que la Constituante était bien morte. Accuser les désordres de nos transports et autres, c’était en quelque sorte reconnaître de facto les Soviets et entrer dans la voie de nos propres alarmes et de nos efforts. Reconnaître ne signifie toutefois aucunement faire la paix. Cela signifie seulement qu’après l’offensive qui a échoué, commence la guerre de positions. Nous nous souvenons tous que, pendant la grande boucherie, la lutte se concentra subitement sur le front français autour d’une « Maison du Passeur ». Pendant plusieurs semaines, cette maison se trouva mentionnée chaque jour dans les communiqués. Au fond, cette maison n’était qu’un prétexte pour percer un front ou bien pour causer à l’ennemi le plus de mal possible.

L’opinion publique bourgeoise continuant sa guerre à mort contre nous, s’est naturellement emparé de la Géorgie comme d’une « Maison du Passeur » dans le stade actuel de la guerre de positions. Lord Northcliffe, Huysmans, Gustave Hervé, les bandits au pouvoir en Roumanie, Martov, le royaliste Léon Daudet, Mistress Snowden et sa belle-sœur, Kautsky, et même Frau Louisa Kautsky (voir la Wiener Arbeiter Zeitung), en un mot, toutes les armes dont dispose l’opinion publique bourgeoise, ont fait leur jonction pour défendre la démocratique, la loyale et la strictement neutre Géorgie.

Voici que nous assistons à une récidive de fureur incompréhensible au premier abord : toutes les accusations, politiques, juridiques, morales, criminelles, qui furent jadis lancées contre le système soviétique en général, sont aujourd’hui reprises contre le pouvoir des Soviets en Géorgie. C’est précisément en Géorgie que les Soviets n’expriment pas la volonté du peuple. Et en Grande Russie ? A-t-on oublié la dissolution de la Constituante par les « régiments lettons et chinois » ? N’est-il pas prouvé depuis longtemps que n’ayant nulle part de base, nous appliquons partout du « dehors » (!!!) la force armée et que nous envoyons à tous les diables les plus solides gouvernements démocratiques avec toutes leurs racines ? C’est précisément par là que nous avons commencé, messieurs ! C’est précisément pourquoi vous prédisiez la chute des Soviets dans quelques semaines, Clemenceau au début des pourparlers de Versailles, et Kautsky au début de la révolution allemande. Pourquoi donc, aujourd’hui, ne parle-t-on que de la Géorgie ? Parce que Jordania et Tsérételli sont émigrés ? Mais tous les autres : les moussavatistes d’Azerbaïdjan, les dachnaks d’Arménie, la rada du Kouban, le kroug du Don, les péduriens d’Ukraine, Martov et Tchernov, Kérensky et Milioukov ? Pourquoi accorder une telle préférence aux mencheviks de Géorgie sur ceux de Moscou ? Pour les mencheviks géorgiens on réclame le retour au pouvoir, pour ceux de Moscou seulement l’allègement des mesures de répression. Ce n’est pas très logique, mais le but politique est bien clair. La Géorgie est un prétexte tout frais pour mobiliser de nouveau la haine et l’hostilité contre nous dans cette guerre de positions qui traîne en longueur. Telles sont les lois de la guerre « d’usure ». Nos adversaires répètent en petit ce qui a échoué en grand.

De là le contenu et le caractère de notre ouvrage. Nous avons dû reprendre les questions déjà commentées au point de vue des principes, en particulier dans Terrorisme et Communisme. Nous avons recherché cette fois-ci le maximum de concrétisation. Il s’agissait de montrer, par un exemple précis, l’action des forces essentielles de notre époque. Dans l’histoire de la Géorgie « démocratique », nous avons essayé de suivre la politique d’un parti social-démocrate au pouvoir, obligé de trouver sa voie entre l’impérialisme et la révolution prolétarienne. Nous voulons espérer que précisément ce caractère détaillé et concret de notre exposition fera mieux comprendre les problèmes intérieurs de la révolution, ses besoins et ses difficultés, au lecteur dénué d’expérience révolutionnaire immédiate, mais intéressé à l’acquérir.

Nous ne renvoyons pas toujours aux sources ; ce serait fatigant pour le lecteur, surtout étranger, puisqu’il s’agit des publications russes. Nous renvoyons ceux qui voudraient vérifier nos citations et trouver des données plus complètes, aux brochures suivantes : Documents et matériaux sur la politique extérieure de la Transcaucasie et de la Géorgie, Tiflis, 1919 ; La R.S.F.S.R. et la République démocratique de Géorgie dans leurs relations mutuelles, Moscou, 1922 ; Makharadze : La dictature du parti menchevik en Géorgie, Moscou, 1921 ; Mechtchériakov : Un Paradis menchevik, Moscou, 1921 ; Chafir : La Guerre civile en Russie et la Géorgie menchevique, Moscou, 1921 ; du même : Les mystères du royaume menchevik, Tiflis, 1921. Les deux dernières brochures se basent sur les matériaux trouvés par la commission spéciale de l’Internationale communiste en Géorgie et en Crimée. Nous nous sommes servis en outre des archives des commissariats de la guerre et des affaires étrangères.

Notre récit, de même que nos sources, ne peuvent prétendre, même de loin, épuiser le sujet. Les matériaux les plus précieux nous sont inaccessibles : ce sont les documents les plus compromettants, emportés par l’ancien gouvernement menchevik, ainsi que les archives britanniques et françaises, depuis novembre 1918.

Si on réunissait consciencieusement ces documents et si on les publiait, on aurait une chrestomathie très instructive à l’usage des leaders des Internationales II et II 1/2. Malgré ses difficultés financières, la République soviétique prendrait volontiers les frais de cette édition à sa charge. Naturellement elle s’engagerait, à condition de réciprocité, à mettre à la disposition de l’éditeur tous les documents, sans exception, des archives -soviétiques concernant la Géorgie. Nous craignons fort que notre proposition ne soit pas acceptée. D’ailleurs, qu’importe : nous attendrons que d’autres moyens se présentent pour que devienne -manifeste ce qui est caché. Finalement, ceci arrivera, un jour.

Moscou, le 20 février 1922.

L. Trotsky.


Légende et réalité

Comment les mencheviks renversés du pouvoir représentent-ils le sort de la Géorgie ? Il s’est formé sur ce pays toute une légende destinée à empaumer les simples d’esprit. Or, les simples d’esprit ne manquent pas ici-bas.

De son plein gré, le peuple géorgien décida de se séparer en bonne amitié de la Russie. Ainsi commence la légende. Cette décision, le peuple géorgien-l’exprima par un vote démocratique. En même temps, il inscrivit sur son drapeau un programme de neutralité absolue dans les relations internationales. Ni en action ni en pensée, la Géorgie ne s’immisça dans la guerre civile russe. Ni les empires centraux, ni l’Entente ne purent la faire dévier de la voie de la neutralité. Sa devise était : Vis à ta guise et laisse les autres en paix. Ayant appris l’existence de cette terre bénie, quelques vieux pèlerins (Vandervelde, Renaudel, Mrs Snowden) prirent immédiatement des billets directs pour la Géorgie. Courbé sous le faix des ans et de la sagesse, le vénérable Kautsky ne tarda pas à les suivre. Tous, semblables aux premiers apôtres, ils conversèrent en des langues qu’ils ne connaissaient point et eurent des visions qu’ils relatèrent ensuite dans des articles et des livres. Chemin faisant, de Tiflis à Vienne, Kautsky ne cessa de chanter de Nunc dimittis…

Mais les bons pasteurs n’avaient pas encore eu le temps d’apporter à leurs ouailles la bienheureuse nouvelle qu’une chose horrible se produisait : Sans motif aucun, la Russie soviétique lança son armée sur la Géorgie démocratique, qui prospérait dans une neutralité pacifique, et écrasa impitoyablement la République démocratique, objet de l’amour des masses populaires. C’est dans l’impérialisme effréné du pouvoir soviétique et, en particulier, dans sa jalousie pour les succès démocratiques des mencheviks géorgiens qu’il faut chercher la raison de ce monstrueux forfait. Là, en somme, finit la légende. Ce sont ensuite des prophéties apocalyptiques sur la chute inévitable des bolcheviks et sur la restauration des mencheviks dans leur splendeur première.

C’est à la démonstration de cette légende qu’est consacré l’édifiant opuscule de Kautsky.[1] C’est sur cette légende également que sont basés les résolutions de la IIe Internationale sur la Géorgie, les articles du Times, les discours de Vandervelde, les sympathies avouées de la reine de Belgique et les écrits des Hervé et des Merrheim. S’il n’a pas encore été publié d’encyclique papale là-dessus, c’est uniquement à la fin prématurée de Benoît XV qu’il faut l’attribuer. Son successeur, espérons-le, comblera cette lacune.

Pourtant, si, semblable à beaucoup d’autres, la légende sur la Géorgie n’est pas dénuée de poésie, elle s’écarte, comme toutes les légendes, de la réalité. Ou, pour parler plus exactement, elle n’est, d’un bout à l’autre, qu’un mensonge, produit non pas de l’imagination populaire, mais de la presse capitaliste qui l’a fabriqué de toutes pièces. Le mensonge et seulement le mensonge : voilà la base de la furieuse campagne antisoviétique dans laquelle les leaders de la IIe Internationale jouent le rôle dominant. C’est ce qui, pas à pas, nous allons démontrer.

L’existence de la Géorgie fut révélée à M. Henderson par Mrs Snowden qui, elle-même, avait vu Jordania et Tsérételli à l’œuvre pendant son voyage d’études à Batoum et à Tiflis. Quant à nous, nous avons connu ces messieurs bien avant leur dictature sur la Géorgie démocratique indépendante — à laquelle ils n’avaient d’ailleurs jamais songé —, nous les avons connus comme politiciens russes à Petrograd et à Moscou. Tchkéidzé fut à la tête du soviet de Petrograd, puis du Comité Exécutif Central des Soviets à l’époque de Kérensky, alors que les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks faisaient la loi dans les soviets. Tsérételli fut ministre du gouvernement de Kérensky ; il fut l’inspirateur de la politique de conciliation.[2] Avec Dan et d’autres, Tchkéidzé servit d’intermédiaire entre le soviet menchevique et le gouvernement de coalition. Guéguetchkori et Tchkenkéli remplirent des missions de confiance pour le gouvernement provisoire, Tchkenkéli reçut le poste de commissaire général pour la Transcaucasie.

La position adoptée par les mencheviks était en substance la suivante : la révolution devait conserver son caractère bourgeois et, par suite, continuer à être dirigée par la bourgeoisie ; la coalition des socialistes avec la bourgeoisie devait avoir pour but d’habituer les masses populaires à la domination de la bourgeoisie ; l’aspiration du prolétariat à la conquête du pouvoir était néfaste pour La révolution ; il fallait déclarer une guerre impitoyable aux bolcheviks. Comme idéologues de la république bourgeoise, Tsérételli et Tchkéidzé, de même que leurs adeptes, défendaient sans réserve l’unité et l’indivisibilité de la République dans les limites de l’ancien Empire tsariste. Les prétentions de la Finlande à l’élargissement de son autonomie, les revendications analogues de la démocratie nationale ukrainienne furent impitoyablement combattues par Tsérételli et Tchkéidzé. Au Congrès des soviets, Tchkenkéli repoussa avec acharnement les tendances séparatistes de quelques régions frontières, quoique, à cette époque, la Finlande même ne réclamât pas l’autonomie complète. Pour réprimer ces tendances autonomistes, Tsérételli et Tchkéidzé organisèrent une force armée spéciale. Ils l’eussent employée si l’histoire leur en eût laissé le temps.

Mais c’est à la lutte contre les bolcheviks qu’ils consacrèrent surtout leurs forces.

L’histoire ne connaît peut-être pas une seule campagne de fureur, de haine et de diffamation analogue à celle qui fut menée contre nous à l’époque de Kérensky. Dans tous leurs articles et rubriques, en prose et en vers, par la parole et par le dessin, les journaux de toutes les nuances et de toutes les tendances vilipendèrent, anathématisèrent, flétrirent les bolcheviks. Il n’y eut pas d’infamie que Ton ne nous attribuât à tous en général et à chacun en particulier. Lorsqu’il semblait que la campagne avait atteint son point culminant, un épisode quelconque, parfois infime, lui redonnait une nouvelle énergie, et elle continuait avec un redoublement de fureur. La bourgeoisie sentait planer sur elle un danger mortel. Sa terreur folle s’exprimait par une rage stupide. Comme toujours, les mencheviks reflétaient l’état d’esprit de la bourgeoisie. Au fort de cette campagne, M. Henderson rendit visite au Gouvernement Provisoire et constata avec soulagement que sir Buchanan représentait avec dignité et succès l’idéal de la démocratie britannique auprès de la démocratie de Kérensky-Tsérételli

La police et le contre-espionnage tsaristes, qui, par crainte des faux pas, étaient restés temporairement inactifs, ne cherchaient qu’à prouver leur dévouement aux nouveaux maîtres. Tous les partis de la société cultivée leur montrèrent ce qui devait être l’objet de leur sollicitude : les bolcheviks. Des fables stupides sur notre liaison avec l’état-major des Hohenzollern, fables auxquelles, en réalité, personne ne croyait, sauf peut-être des espions de bas étage et des marchandes moscovites, furent colportées, amplifiées, délayées, développées sur tous les tons. Mieux que personne les leaders des mencheviks savaient ce que valaient ces accusations. Mais Tsérételli et sa séquelle, pour des motifs politiques, jugeaient utile de les soutenir. Tsérételli donne le ton et, de tous les côtés, les contre-révolutionnaires de la bande noire lui font écho de leurs aboiements. On accuse formellement le parti communiste de trahir l’État, d’être au service du militarisme allemand. La racaille bourgeoise, dirigée par les officiers patriotes, pille nos typographies et nos magasins, Kérensky ferme nos journaux, des milliers de communistes sont arrêtés à Petrograd et sur tous les points du pays.

Les mencheviks et leurs alliés, les socialistes-révolutionnaires, avaient reçu le pouvoir des mains des soviets d’ouvriers et de soldats, mais ils sentirent bientôt que le terrain allait leur manquer. Ce qu’ils voulaient, c’était faire contrepoids aux soviets d’ouvriers et de soldats, en aidant les éléments petits bourgeois et bourgeois du pays à s’organiser politiquement au moyen des municipalités et des zemstvos démocratiques. Mais, comme les soviets évoluent trop rapidement à gauche, les mencheviks ne se contentent plus de travailler à consolider les classes bourgeoises ; ils s’efforcent d’affaiblir et de désorganiser les soviets. Les réélections sont intentionnellement ajournées, le deuxième congrès des soviets est ouvertement saboté. Tsérételli est l’inspirateur de cette politique à laquelle Tchkéidzé donne des formes organiques. Déjà, en août et en septembre 1917, on cherche dans l’organe central des soviets à prouver que les soviets ont fait leur temps, qu’ils « se décomposent ». Plus les masses ouvrières et paysannes deviennent révolutionnaires, pressantes dans leurs revendications, impatientes, plus la dépendance des mencheviks à l’égard des classes possédantes revêt un caractère brutal, déclaré. Les municipalités et les zemstvos bourgeois-démocratiques n’arrivent pas à sauver la situation : la vague révolutionnaire balaye cette faible digue. Le deuxième congrès pan-russe des soviets, que, sous notre pression, les mencheviks se décident cependant à convoquer, s’empare du pouvoir, avec l’appui de la garnison de Petrograd, presque sans combat, sans effusion de sang. Alors les mencheviks, coalisés avec les socialistes-révolutionnaires et les cadets, entreprennent une lutte acharnée et, où ils le peuvent, armée contre les soviets, c’est-à-dire contre les ouvriers et les paysans. Et ainsi sont jetées les bases des fronts futurs des gardes-blancs Durant les neuf premiers mois de la révolution, les mencheviks franchissent donc trois étapes : au printemps de l’année 1917, ils sont les maîtres incontestés des soviets ; en été, ils tentent d’occuper une position « neutre » entre les soviets et la bourgeoisie ; en automne, de concert avec la bourgeoisie, ils déclarent la guerre civile aux soviets. Cette succession d’étapes caractérise essentiellement le menchevisme et, comme nous le verrons plus loin, toute l’histoire de la Géorgie menchevique.

Avant même la révolution du 7 novembre, Tchkéidzé file au Caucase. La prudence avait toujours été la plus remarquable de ses qualités civiques. Bientôt il est élu président du seïm de coalition transcaucasien : ainsi, il remplit au Caucase, sur une plus petite échelle, le rôle qu’il avait joué en grand à Petrograd.

En union avec les socialistes-révolutionnaires et les cadets, les mencheviks deviennent les inspirateurs du Comité contre-révolutionnaire du Salut de la Patrie et de la Révolution. Ce comité entre immédiatement en liaison avec la cavalerie cosaque de Krasnov qui marchait alors sur Petrograd et fomente une tentative d’insurrection armée parmi les élèves des écoles militaires. Les leaders des mencheviks, auxquels Kautsky confère le monopole de l’organisation pacifique des démocraties, sont les initiateurs et les organisateurs réels de la guerre civile en Russie. Le Comité du Salut de la Patrie et de la Révolution qui fonctionne à Petrograd et dans lequel les mencheviks travaillent avec les organisations des gardes-blancs, est lié directement à tous les complots, insurrections et attentats ultérieurs contre-révolutionnaires : avec les Tchéco-Slovaques sur la Volga, avec le comité de l’Assemblée Constituante de Samara et avec Koltchak, avec le gouvernement de Tchaïkovsky et le général Miller au Nord, avec Dénikine et Wrangel au Sud, avec les états-majors des républiques bourgeoises des confins de la Russie, avec les clans d’émigrés à l’étranger et les agents secrets de l’Entente qui lui dispensent des fonds. Les leaders des mencheviks, et parmi eux les leaders géorgiens, trempent dans toutes ces machinations, non pas au nom de la défense de la Géorgie indépendante dont il n’est pas encore question, mais comme chefs de l’un des partis antisoviétiques ayant des points d’appui dans tout le pays. A la Constituante, le chef du bloc antisoviétique n’est autre que Tsérételli lui-même.

Avec toute la contre-révolution, les mencheviks reculaient du centre industriel à la périphérie retardataire. Ils s’arrêtèrent naturellement à la Transcaucasie comme à l’un de leurs derniers refuges. Si, à Samara, ils se retranchaient derrière le mot d’ordre de l’Assemblée Constituante, à Tiflis ils tentèrent, à un certain moment, de lever le drapeau de la république indépendante. Mais ils ne le firent pas du premier coup. Leur évolution du centralisme bourgeois au séparatisme petit-bourgeois, évolution déterminée non par les revendications nationales des masses géorgiennes, mais par la guerre civile qui sévissait dans toute la Russie, s’effectua en plusieurs étapes.

Trois jours après la révolution du 7 novembre, à Petrograd, Jordania déclara, à une séance du conseil municipal de Tiflis : « L’insurrection à Petrograd vit ses derniers jours. Dès le début d’ailleurs, elle était condamnée à l’insuccès. » L’on ne pouvait raisonnablement exiger que Jordania montrât à Tiflis plus de clairvoyance que les bons bourgeois de tous les points du monde. La seule différence, c’est que Tiflis est un des points de la révolution russe et que Jordania est l’un des principaux acteurs de la lutte qui devait, soi-disant, mettre fin à l’insurrection bolchevique. Pourtant, les « derniers jours » étaient depuis longtemps passés et la prédiction de Jordania ne se réalisait toujours pas. Dès novembre, il fallut créer à la hâte un commissariat transcaucasien autonome ; non pas un État, mais une place d’armes contre-révolutionnaire provisoire, d’où les mencheviks géorgiens espéraient fournir un concours décisif à la restauration de l’ordre « démocratique » dans toute la Russie. Cet espoir avait quelques raisons d’être : l’état économique arriéré du pays, la faiblesse extrême du prolétariat industriel, l’éloignement du centre de la Russie, la différence des conditions sociales, des coutumes et des religions des nations multiples, se méfiant l’une de l’autre et séparées par des antagonismes de race, enfin le voisinage du Don et du Kouban, toutes choses éminemment favorables à l’opposition à la révolution ouvrière et qui firent que, pour une longue période de temps, la Ciscaucasie et le Caucase devinrent une Vendée et une Gironde liées par la communauté de lutte contre les soviets.

A cette époque, les innombrables troupes tsaristes qui opéraient sur le front turc se trouvaient encore en Transcaucasie. La nouvelle de la proposition de paix faite par le gouvernement soviétique et de la réforme agraire émut non seulement les masses des soldats, mais aussi la population laborieuse de la Transcaucasie. C’est alors que commence pour les contre-révolutionnaires embusqués en Transcaucasie le temps des alarmes. Ils organisent immédiatement un bloc de l’« ordre » dans lequel entrent tous les partis sauf, bien entendu, celui des bolcheviks. Les mencheviks, qui y jouent le rôle dominant, contribuent de tout leur pouvoir à l’union des seigneurs terriens et des petits bourgeois géorgiens, des boutiquiers et des propriétaires de mines de naphte arméniens, des beks et des khans tartares. Les officiers réactionnaires russes se mettent entièrement à la disposition du bloc anti-bolchevique

A la fin du mois de décembre eut lieu le congrès des délégués du front transcaucasien, convoqué sous les auspices des mencheviks eux-mêmes. La majorité se trouva être pour la gauche. Les mencheviks alors, avec la droite du congrès, firent un coup d’État et créèrent sans les gauches, c’est-à-dire sans la majorité, un soviet des troupes transcaucasiennes. En accord avec ce conseil, le Commissariat Transcaucasien décide, en janvier 1918, de « reconnaître comme désirable l’envoi de troupes cosaques dans les localités où il se produit actuellement des désordres… ». Comme méthode l’usurpation, comme force armée les cosaques de Kornilov : tels sont les points de départ véritables de la démocratie transcaucasienne.

Le coup d’État menchevique en Transcaucasie n’est pas une exception. Lorsqu’il apparut que les bolcheviks, au deuxième congrès pan-russe des soviets (novembre 1917), formaient l’écrasante majorité, l’ancien Comité Exécutif (composé de mencheviks et de socialistes-révolutionnaires) qui avait convoqué le congrès se refusa à céder la place et à transmettre les affaires au Comité Exécutif élu par le congrès. Par bonheur, nous avions pour nous non seulement la majorité formelle du congrès, mais toute la garnison de la capitale. C’est ce qui empêcha les mencheviks de nous disperser et nous permit de leur donner une leçon pratique de démocratie soviétique…

Pourtant, même après le coup d’État des mencheviks, les troupes de Transcaucasie constituaient une menace permanente pour l’« ordre ». Se sentant soutenus par les soldats dont l’esprit était nettement révolutionnaire, les masses ouvrières et paysannes de la Transcaucasie manifestaient l’intention non équivoque de suivre l’exemple de leurs frères du Nord. Pour sauver la situation il fallait désarmer et émietter les troupes révolutionnaires.

Le plan de désarmement de l’armée fut élaboré en secret par le gouvernement de Transcaucasie et les généraux tsaristes. Au complot prirent part le général Prjévalsky, le colonel Chatilov, qui fut plus tard le compagnon d’armes de Wrangel, le futur ministre de l’Intérieur de Géorgie, Ramichvili, etc. En même temps que l’on prenait des mesures pour désarmer les unités révolutionnaires, l’on décidait de ne pas désarmer les régiments cosaques, soutiens de Kornilov et de Krasnov. La collaboration de la Gironde menchevique et de la Vendée cosaque revêt id un caractère militaire.

Sous prétexte de désarmement l’on fit dépouiller, et souvent même massacrer, par des détachements contre-révolutionnaires spéciaux, les soldats qui regagnaient leurs foyers. A plusieurs stations, de violents combats eurent lieu où l’on fit donner l’artillerie lourde et les trains blindés. Des milliers d’hommes périrent dans cette boucherie dont les mencheviks géorgiens étaient les organisateurs.

Kautsky représente les troupes transcaucasiennes favorables aux bolcheviks comme des bandes indisciplinées, pillardes, massacrant et dévastant tout sur leur passage. C’est ainsi que les représentait également, autrefois, toute la racaille contre-révolutionnaire. Le procédé est naturel, car ce qu’il faut à Kautsky c’est que les initiateurs du désarmement, les mencheviks géorgiens, nous apparaissent comme « des chevaliers au sens le plus noble du mot ». Mais nous avons à notre disposition d’autres témoignages émanant des mencheviks eux-mêmes. Ces derniers, lorsque le désarmement prit des formes sanglantes et un caractère de banditisme déclaré, eurent peur eux-mêmes de leur œuvre. Le 14 janvier 1918, un menchevik en vue, Dioughéli, déclarait : « Sous prétexte de désarmer les soldats, on les pillait littéralement. Exténués, à bout de forces, ces malheureux qui avaient tant souffert et qui n’avaient qu’un désir : rentrer chez eux, se voyaient enlever jusqu’à leurs chaussures. Tout était mis à l’encan. Des bandes de brigands vendaient l’armement et l’équipement militaire. C’était quelque chose de révoltant. » (Slovo, n° 10.)

Quelques jours plus tard, Djoughéli qui avait lui-même participé au désarmement de la garnison de Tiflis (nous aurons encore l’occasion de parler de ce monsieur), accusait Ramichvili d’avoir embauché une des bandes les plus pillardes de la contre-révolution transcaucasienne pour opérer le désarmement des soldats. A ce sujet, ces deux messieurs eurent publiquement un « échange de vues » que nous nous devons de reproduire ici :

« N. Ramichvili. — Djoughéli est un calomniateur.

 » Djoughéli — Noé Ramichvili est un menteur.

 » N. Ramichvili (répétant). — Djoughéli est un calomniateur.

 » Djoughéli. — Cessez d’employer des expressions injurieuses à mon égard,

 »N. Ramichvili. — Je déclare que tout ce qu’a dit Djoughéli est une basse insinuation et que Djoughéli est un calomniateur.

 » Djoughéli. — Et vous, vous êtes un lâche et une canaille, et j’agirai envers vous en conséquence. » Slovo, n° 22.)

Comme on le voit, le désarmement n’était pas une œuvre aussi chevaleresque que veut bien le dire Kautsky, puisque deux hommes de même tendance qui ont participé activement à cette affaire s’efforcent, d’une façon aussi chevaleresque, de s’en rejeter mutuellement la responsabilité.

Mais l’on ne saurait s’empêcher de plaindre Kautsky : voilà ce qui c’est que l’excès de zèle et le manque de retenue ! Par son ton d’apologie emphatique, tout l’opuscule de Kautsky, soit dit en passant, rappelle extraordinairement les écrits de quelques antiques académiciens français sur la mission civilisatrice de la principauté de Monaco ou le rôle bienfaisant des Karageorgévitch. Mis au rancart dans leur patrie, des académiciens fossiles recevaient des décorations et des pensions du gouvernement reconnaissant de la bienheureuse Arcadie dont ils avaient révélé au monde l’existence. Kautsky, lui, autant que nous le sachions, n’a été incorporé que dans les membres honoraires de la garde populaire géorgienne. Cela prouve qu’il est plus désintéressé que les académiciens français. Mais s’il les égale par la profondeur de ses généralisations historiques, il leur est considérablement inférieur sous le rapport de l’élégance du style laudatif.

La paix de Brest-Litovsk est sortie de la décomposition de l’ancienne armée. Cette armée avait été cruellement éprouvée par une longue série de défaites. Le fait même de la Révolution de Mars avait porté un coup terrible à son organisation intérieure. Il fallait la refondre complètement, changer sa base sociale, lui donner de nouveaux buts et de nouveaux rapports internes. Mais l’écart entre la parole et l’action, la creuse phraséologie révolutionnaire, sans volonté déterminée de changement de Kérensky-Tsérételli, la tuaient définitivement. Le ministre de la guerre du gouvernement de Kérensky, le général Verkhovsky, ne cessait de répéter que l’armée était complètement incapable de continuer la guerre et qu’il fallait conclure la paix à tout prix. Pourtant, l’on continuait à espérer un miracle, et cet espoir et ces hésitations qui revêtaient la forme d’un patriotisme frénétique ne faisaient que montrer combien la situation était désespérée. C’est de là qu’est sorti Brest-Litovsk. Les mencheviks exigeaient de nous la continuation de la guerre avec l’Allemagne, espérant que nous nous casserions ainsi plus sûrement le cou. Sous le drapeau anti-germanique ils s’unirent avec toutes les forces de la réaction. Ils tentèrent d’utiliser contre nous les derniers restes de l’inertie militaire du peuple. Comme toujours, les leaders géorgiens étaient au premier rang.

La conclusion de la paix de Brest-Litovsk servit de prétexte pour la proclamation de l’indépendance de la Transcaucasie (22 avril 1918). A en juger par la rhétorique patriotarde antérieure, on eût pu croire que cette proclamation avait pour but la continuation de la guerre contre la Turquie et l’Allemagne. Au contraire, la séparation officielle de la Transcaucasie d’avec la Russie était motivée par le désir de créer une base juridique plus ferme pour l’intervention étrangère. Avec le concours de cette dernière, les mencheviks espéraient, non sans raison, maintenir en Transcaucasie le régime bourgeois-démocratique et porter ensuite un coup au Nord soviétique.

Non seulement les partis de la bourgeoisie et des grands propriétaires fonciers alliés aux mencheviks, mais aussi les chefs eux-mêmes du menchevisme géorgien parlaient ouvertement, dans leurs discours et dans leurs écrits, de la lutte contre le bolchevisme russe comme de la raison principale de la séparation de la Transcaucasie. Le 26 avril, Tsérételli disait au Seïm transcaucasien : « Lorsque le bolchevisme a surgi en Russie, lorsqu’il a levé la main pour attenter à la vie de l’État, nous avons lutté contre lui avec toutes les forces dont nous disposions… Nous avons combattu, en Russie, les assassins de l’État et les assassins de la nation et, AVEC LA MÊME ABNËGATION, NOUS COMBATTRONS ICI LES ASSASSINS DE LA NATION. » (Applaudissements prolongés.) Avec la même abnégation et… avec le même succès.

Ces paroles laissent-elles l’ombre d’un doute sur la nature de la tâche que les mencheviks assignaient à la Transcaucasie indépendante ? Cette tâche ne consistait pas dans la création entre la mer Noire et la Caspienne d’une république social-démocrate idéale, neutre, mais dans la lutte contre les assassins de l’État (bourgeois), contre les bolcheviks, pour la restauration de la « nation » bourgeoise et démocratique dans les anciennes formes étatiques. Tous le discours de Tsérételli, dont nous venons de citer un passage, n’est que la répétition des lieux communs pathétiques que nous avons tant de fois entendu développer par cet orateur à Petrograd. Cette séance « historique » du Seïm transcaucasien était présidée par ce même Tchkéidzé qui, président en quelque sorte inamovible, avait naguère maintes fois fermé la bouche aux bolcheviks à Petrograd. Seulement, ce que ces messieurs avaient fait autrefois à Petrograd en grand, ils le faisaient maintenant en petit au Caucase. Avec la même abnégation et avec le même succès.

En fait, la non-reconnaissance de Brest-Litovsk mit du coup la Transcaucasie en tant qu’« État », dans une situation sans issue,’car elle donna toute liberté d’action aux Turcs et à leurs alliés. A peine quelques semaines s’étaient-elles écoulées que le gouvernement transcaucasien et le Seïm imploraient la Turquie de se conformer au traité de Brest-Litovsk. Mais les Turcs ne voulaient rien entendre. Les pachas et les généraux allemands devinrent les maîtres incontestés de la situation en Transcaucasie. Néanmoins, le but principal était atteint : au moyen des troupes étrangères, la révolution était temporairement écrasée, la chute du régime bourgeois ajournée.

Lorsque, sans consulter aucunement la population, ils proclamèrent l’indépendance de la Transcaucasie ( 22 avril 1918), les mencheviks géorgiens, il va de soi, annoncèrent aux nationalités hétérogènes du Caucase l’avènement d’une nouvelle ère de fraternité sur les bases de la démocratie. Mais, à peine surgie, la nouvelle république se désagrégeait déjà. L’Azerbaïdjan cherchait son salut dans la Turquie, l’Arménie plus que tout craignait les Turcs, la Géorgie se réfugiait sous la protection de l’Allemagne. Cinq semaines après sa proclamation solennelle, la république transcaucasienne était liquidée. De même que sa naissance, ses funérailles furent célébrées par de pompeuses déclarations démocratiques. Mais cela ne changeait rien au fond de l’affaire : la démocratie petite-bourgeoise avait montré son impuissance complète à éviter les collisions nationales et à accorder les intérêts nationaux. Le 26 mai 1918, de nouveau sans consultation aucune de la population, la Géorgie, fragment du Caucase, est érigée en État indépendant. Ce sont de nouveau des torrents d’éloquence démocratique. Cinq mois seulement se passent et, pour une parcelle de territoire, une guerre éclate entre la Géorgie démocratique et l’Arménie non moins démocratique. De part et d’autre ce sont de grands discours sur les intérêts supérieurs de la civilisation et la perfidie de l’agresseur. Kautsky ne souffle mot de la guerre « démocratique » arméno-géorgienne. Sous la direction de Jordania, de Tsérételli et de leurs sosies arméniens et tartares, la Transcaucasie se transforme immédiatement en une péninsule des Balkans où les sanglantes rivalités nationales s’allient au plus pur charlatanisme démocratique. A travers tous ses errements et ses chutes sanglantes, le menchevisme géorgien n’en poursuit pas moins la réalisation de son idée première : la lutte implacable contre l’« anarchie » bolchevique.

L’indépendance de la Géorgie donne aux mencheviks la possibilité — ou plutôt les met dans la nécessité — de prendre ouvertement position dans la lutte de la République soviétique contre l’impérialisme. La déclaration de Jordania sur ce point est on ne peut plus claire.

« Le gouvernement géorgien porte à la connaissance de la population — est-il dit dans la communication gouvernementale du 13 juin 1918 — que les troupes allemandes arrivées à Tiflis ont été appelées par le gouvernement géorgien lui-même et ont pour tâche de défendre, en plein accord avec le gouvernement et selon ses indications, les frontières de la république démocratique géorgienne. Une partie de ces troupes a déjà été envoyée dans l’arrondissement de Bortchalino pour le purger des bandes de brigands qui l’infestent. » (En réalité, pour mener une guerre non officielle contre l’Azerbeïdjan démocratique, et cela pour une parcelle de territoire en litige.)

D’après Kautsky, les troupes allemandes avaient été appelées exclusivement pour combattre les Turcs et, sauf dans le domaine militaire, la Géorgie conservait une indépendance complète. Que nos bons démocrates aient invité le général von Kress en qualité de simple sentinelle chargée de veiller sur la démocratie géorgienne, la chose est difficilement admissible ; toujours est-il que ce général était bien peu préparé pour ce rôle. Mais il ne faudrait pas s’exagérer la naïveté de nos démocrates. A cette époque, le rôle joué par les troupes allemandes, durant l’année 1918, dans les États frontières russes, ne pouvait faire de doute. En Finlande, les Allemands avaient été les bourreaux de la révolution ouvrière. Dans les provinces baltiques, il en avait été de même. Ils avaient traversé toute l’Ukraine, dispersant les soviets, massacrant les communistes, écrasant les ouvriers et les paysans. Jordania n’avait aucune raison de s’attendre à ce qu’ils vinssent en Géorgie avec d’autres intentions. Aussi est-ce en parfaite connaissance de cause que le gouvernement menchevique fit appel aux troupes victorieuses des Hohenzollern. Ces troupes avaient, sur les Turcs, l’avantage de la discipline. « Il resterait encore à savoir quel est pour nous le pire danger, le danger bolchevique ou le danger turc », déclarait, le 28 avril 1918, le rapporteur officiel du Seïm transcaucasien, le menchevik Inirchvili. Que le danger bolchevique fût bien pire que le danger allemand, les mencheviks n’en doutaient nullement. Ils ne le cachaient pas dans leurs discours et le démontrèrent dans la pratique. Ministres du gouvernement pan-russe, les mencheviks géorgiens nous avaient accusés d’être les alliés de l’état-major allemand et livrés aux juges tsaristes pour crime de haute trahison. Ils avaient qualifié de trahison à la Russie la paix de Brest-Litovsk qui avait ouvert « les portes de la révolution » à l’impérialisme allemand. C’est avec ce mot d’ordre qu’ils avaient mené campagne pour le renversement des bolcheviks. Or, lorsqu’ils sentirent le sol de la révolution s’échauffer sous leurs pieds, ils séparèrent la Transcaucasie de la Russie, puis la Géorgie de la Transcaucasie et ouvrirent toutes grandes les portes de la démocratie aux troupes du kaiser qu’ils accueillirent avec force révérences et flatteries. Après la défaite de l’Allemagne, ils agirent, comme nous le verrons, exactement de même envers l’Entente victorieuse. Sous ce rapport, comme sous les autres, la politique des mencheviks n’est que le reflet de la politique de la bourgeoisie russe : représentée par les cadets (Milioukov), cette dernière était entrée en Ukraine avec le consentement des troupes d’occupation allemandes et, après la défaite de l’Allemagne, avait immédiatement dépêché à l’Entente ces mêmes cadets, enfants prodigues, qui, dans tous leurs errements, n’avaient pourtant jamais perdu de vue le but fondamental : la lutte contre les bolcheviks. C’est pourquoi l’Entente leur ouvrit si facilement son cœur et, ce qui importe davantage, sa bourse. C’est pourquoi le ministre de la guerre, Henderson, qui avait fraternisé à Petrograd avec le ministre de la guerre, Tsérételli, accueillit comme un frère ce dernier que le général allemand von Kress venait de serrer sur son cœur. Volte-face, contradictions, trahisons, mais toujours contre la révolution du prolétariat.

Le 25 septembre 1918, dans une lettre à von Kress, Jordania disait à ce dernier : « Il n’est pas dans notre intérêt d’amoindrir le prestige de l’Allemagne au Caucase. » Or, deux mois plus tard, il fallait déjà ouvrir toutes grandes les portes aux troupes britanniques. Cet acte fut précédé des pourparlers dont le but principal était de prouver, d’expliquer, de persuader que la démocratie géorgienne s’était vu imposer un demi-mariage de raison avec le général allemand von Kress, mais que le véritable mariage auquel elle aspirait de toute la force de son sentiment était celui qui devait la lier au général anglais Walker. Le 15 décembre, d’après son propre témoignage, le vieux menchevik Topouridzé, représentant du gouvernement à Batoum, répondant aux questions de la mission de l’Entente, disait : « ]’estime que, par tous les moyens et de toutes les forces dont elle dispose, notre république aidera les puissances de l’Entente dans leur lutte contre les bolcheviks… » Le même Topouridzé déclare, à l’agent anglais Webster, que la Géorgie « considérera qu’elle fait son devoir si, au Caucase, elle prête son concours à l’Angleterre dans la lutte contre le bolchevisme… ». Lorsque le colonel anglais Jordan eut expliqué que les troupes alliées entraient en Géorgie « conformément au plan général de paix et d’ordre international », c’est-à-dire pour étouffer le bolchevisme et soumettre tous les peuples de la Russie à l’amiral Koltchak, Guéguetchkori l’informa que « le Gouvernement géorgien, animé du désir de travailler en accord avec les alliés à la réalisation des principes du droit et de la justice proclamés par ces derniers, donne son consentement à l’entrée des troupes ». En un mot, en passant de la nationalité allemande à celle de l’Entente, les chefs du menchevisme géorgien ne tinrent aucun compte du bon vieux conseil du poète russe :
« Flatteurs, flatteurs, dans votre bassesse sachez au moins conserver une ombre de noblesse ! »

Je ne me rappelle que trop bien la salle des séances de Brest-Litovsk. J’ai encore sous les yeux les personnages assis autour de la table : le baron Kühlmann, le général Hoffmann, le comte Czernin. Mais je me souviens encore plus nettement des représentants de la petite-bourgeoisie ukrainienne qui, eux aussi, s’intitulaient socialistes et qui étaient — par leur niveau politique — les sosies des mencheviks géorgiens. Au cours même des pourparlers ils firent bloc, en catimini, avec les représentants féodaux de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie. Il fallait les voir s’empresser, faire le gros dos devant leurs nouveaux maîtres, chercher à lire dans leurs yeux leurs moindres désirs ; il fallait voir le dédain triomphant avec lequel ils nous regardaient, nous, les représentants isolés du prolétariat à ces séances de Brest-Litovsk !

« Je connais les volte-face de ces fripons, leurs flagorneries, leurs façons de semer la discorde et de jeter de l’huile sur le feu, leurs complaisances serviles ; je sais comment, pareils à des chiens, ils courent après les maîtres »[3]. Ces dernières années ont été fertiles en épreuves. Mais je ne sais pas de minutes plus pénibles, plus douloureuses que celles qu’il nous a fallu traverser, le rouge de la honte au front, à cause de l’ignominie, de la platitude, de la bassesse de la démocratie petite-bourgeoise qui, dans sa lutte contre le prolétariat, se jette aux genoux des représentants du monde féodal et capitaliste. Et n’est-ce pas là exactement ce qu’a fait à deux reprises le menchevisme géorgien ?

[1] Georgien. Eine Sozialdemokratische Bauernrepublik (Vienne, 1921).
« Je n’ai vu — raconte lui-même Kautsky — que ce que l’on peut voir de la portière d’un compartiment de chemin de fer ou à Tiflis. D’autant plus que j’ignore les langues géorgienne et russe. » Plus loin, il déclare : « Les communistes m’évitaient. » Il faudrait encore ajouter que les hospitaliers mencheviks trompaient à chaque pas leur honorable visiteur, qui d’ailleurs se prêtait volontiers lui-même à cette duperie. Le fruit d’une enquête menée dans des conditions si favorables fut l’opuscule en question, qui couronne dignement la campagne internationale contre la Russie.

[2] Kautsky confond les événements et altère la vérité même quand cela ne lui est pas nécessaire pour atteindre son but : ainsi il raconte que Tchkéidzé et Tsérételli avaient été à la tête du soviet de Petrograd, en 1905. En réalité, personne à cette époque n’avait entendu parler d’eux à Petrograd.

[3] Shakespeare : Le roi Lear.

La stricte neutralité

Kautsky, Vandervelde, Henderson, en un mot toutes les Mrs Snowden du monde, nient catégoriquement la collaboration de la Géorgie menchevique avec la contre-révolution russe et étrangère. Or c’est là qu’est toute la question. Pendant la guerre acharnée menée par la Russie des Soviets contre les garde-blancs, soutenus par l’impérialisme étranger, la Géorgie démocratique a, soi-disant, observé la neutralité. Et non pas simplement la neutralité, écrit le respectable Kautsky, mais une « stricte neutralité ». Nous pourrions en douter, même si les faits nous étaient inconnus. Mais nous les connaissons. Nous savons non seulement que les mencheviks géorgiens ont participé à toutes les intrigues ourdies contre la République des Soviets, mais aussi que la Géorgie indépendante fut elle-même créée pour servir d’instrument dans la guerre impérialiste et dans la guerre civile contre la Russie ouvrière et paysanne. C’est ce que nous avons déjà pu voir par ce qui a été exposé précédemment. Mais notre brave Kautsky ne veut rien entendre. Mrs Snowden, elle, est indignée. Macdonald repousse avec véhémence ces « stupides accusations ». C’est bien « stupides accusations » qu’écrit Macdonald, car il est fort en colère. Or, Macdonald, sans être Brutus, n’en est pas moins « un homme honorable ». Malheureusement, il existe des faits, des documents, des procès-verbaux auxquels nous sommes forcés d’accorder plus de créance qu’aux hommes les plus honorables.

Le 25 septembre 1918, une conférence officielle des représentants de la République Géorgienne, du Gouvernement du Kouban et de l’Armée Volontaire eut lieu. Cette dernière était représentée par les généraux Alexéïev, Dénikine, Romanovsky, Dragomirov, Loukomsky, par le monarchiste Choulguine et par d’autres personnages, dont les noms seuls suffisent pour indiquer la qualité. Le général Alexéïev ouvrit la conférence par ces paroles : « Au nom de l’Armée Volontaire et du Gouvernement du Kouban, je salue les représentants de la Géorgie, notre AMIE, en la personne de E. E. Guéguetchkori et du général G. I. Mazniev. »

Les amis avaient quelques malentendus à régler : le principal concernait le secteur de Sotchi. Pour dissiper ces malentendus, Guéguetchkori disait : « N’est-ce pas en Géorgie que, lorsqu’ils étaient pourchassés en Russie, les officiers russes venaient de tous côtés chercher un refuge ? Nous les recevions, nous partagions avec eux nos maigres ressources, nous leur payions une solde, nous les nourrissions et nous faisions ainsi tout ce qu’il nous était possible de faire dans notre situation précaire pour leur venir en aide… » Ces quelques paroles suffiraient déjà pour faire naître quelques doutes sur la « neutralité » de la Géorgie dans la guerre menée par les ouvriers contre les généraux du tsar. Mais Guéguetchkori se hâte lui-même de changer ces doutes en certitude. « Je crois devoir vous rappeler — dit-il à Alexéïev, à Dénikine et aux autres — qu’il convient de ne pas oublier LES SERVICES QUE NOUS VOUS AVONS RENDUS DANS VOTRE LUTTE CONTRE LE BOLCHEVISME ET DE TENIR COMPTE L’APPUI QUE NOUS VOUS AVONS PRÊTÉ. » Que peut-il y avoir de plus net que ces paroles de Guéguetchkori, ministre des Affaires étrangères de la Géorgie démocratique et leader du parti menchevique ! Mais peut-être M. Macdonald a-t-il besoin de commentaires ? Le deuxième représentant de la Géorgie, Mazniev, est là pour les fournir : « Les officiers — explique-t-il — ne cessent de quitter Tiflis pour vous rejoindre (vous, c’est-à-dire Alexéïev et Dénikine) et, en cours de route, je leur fournis toutes sortes de secours. Le général Liazlov peut l’attester. Ils reçoivent de l’argent, des vivres, etc., et tout cela gratis. Comme vous l’aviez demandé, j’ai groupé les officiers qui se trouvaient à Sotchi, à Gagry, à Soukhoum, et je les ai exhortés a rejoindre vos armées… »

Kautsky se porte garant de la neutralité et même de la neutralité la plus stricte de la Géorgie. Macdonald traite tout bonnement de « stupides accusations » ce que l’on dit des services rendus par les mencheviks aux blancs dans leur lutte contre les bolcheviks. Mais notre homme honorable se hâte trop de nous invectiver. Les faits sont là pour confirmer nos accusations. Les faits démentent Macdonald. Les faits attestent que c’est nous qui disons la vérité et non Mrs. Snowden.

Mais ce n’est pas tout. S’efforçant de démontrer que la cession temporaire du secteur de Sotchi à la Géorgie ne fera rien perdre aux gardes-blancs, puisque ce qui importe surtout à ces derniers c’est d’avancer vers le Nord, contre les bolcheviks, Guéguetchkori dit : « Si, ce dont je ne doute pas, nous voyons dans l’avenir la reconstitution d’une nouvelle Russie, il ne s’agira pas seulement pour nous de la rétrocession du secteur de Sotchi, mais des questions beaucoup plus importantes — fait que vous ne devez pas perdre de vue. » Ces paroles dévoilent le sens de l’autonomie géorgienne : il ne s’agit pas là d’une « autonomie nationale », mais bien d’une manœuvre stratégique dans la lutte contre le bolchevisme. Quand Alexéïev et Dénikine auront reconstitué une « nouvelle Russie », ce dont Guéguetchkori « ne doute pas », il s’agira pour les mencheviks géorgiens, non plus seulement de rétrocéder le secteur de Sotchi, mais bien de faire revenir la Géorgie tout entière dans le sein de la Russie une et indivisible, la voilà bien, la « stricte neutralité ».

Mais, comme s’il craignait que quelques cerveaux épais ne conservassent encore des doutes, Guéguetchkori achève : « Quant à l’attitude à l’égard des bolcheviks, je puis déclarer que la LUTTE MENÉE CONTRE LE BOLCHEVISME sur notre territoire est des plus acharnées. PAR TOUS LES MOYENS À NOTRE DISPOSITION NOUS COMBATTONS LE BOLCHEVISME, mouvement antiétatique, menaçant l’intégrité de notre État, et je pense que, sous ce rapport, nous avons déjà fourni UNE SÉRIE DE PREUVES ASSEZ ÉLOQUENTES. » Ces paroles-là, en tout cas, se passent de commentaires.

Mais comment a-t-on pu connaître des conversations d’un caractère si intime ? Procès-verbal en a été dressé et publié. Mais ces procès-verbaux ne sont-ils pas faux ? C’est fort peu vraisemblable. Ils ont été publiés par le Gouvernement géorgien lui-même dans un livre intitulé : Documents et matériaux sur la politique extérieure de la Transcaucasie et de la Géorgie. (Tiflis, 1919.) Les procès-verbaux cités vont de la page 391 à la page 414. Comme c’est Guéguetchkori qui était le ministre des Affaires étrangères, il s’ensuit que c’est lui-même qui a fait imprimer ses entretiens avec Alexéïev et Dénikine. Guéguetchkori est excusable : en ce temps-là il ne pouvait encore prévoir que Kautsky et Macdonald devraient un jour se porter garants de la neutralité des mencheviks géorgiens en jurant sur l’honneur de la IIe Internationale. D’ailleurs, ce n’est pas là le seul cas où la situation des honorables gentlemen de la IIe Internationale eût été beaucoup plus facile si la sténographie et l’imprimerie n’avaient pas existé.

Pour que la portée politique des déclarations faites par Guéguetchkori, dans son entretien avec Dénikine, nous devienne tout à fait claire, il est indispensable de rappeler quelle était, en septembre 1918, la situation militaire et politique de la Russie des Soviets. Prenez en mains une carte, la chose en vaut la peine. Notre frontière occidentale passait alors entre Pskov et Novgorod ; Pskov, Minsk et Moghilev étaient aux mains du prince Léopold de Bavière. Et, en ce temps-là, les princes allemands comptaient pour quelque chose en Europe… et ailleurs ! L’Ukraine, elle aussi, était tout entière occupée par les Allemands qui avaient été appelés pour défendre la démocratie contre les bolcheviks. Appuyé sur Odessa et sur Sébastopol, le groupe du général von Kierbach s’étendait presque jusqu’à Koursk et Voronège. Les cosaques du Don menaçaient Voronège du sud-est. En arrière d’eux, dans le Kouban, Alexéïev et Dénikine formaient leur armée. Au Caucase, les Turcs et les Allemands faisaient la loi. Un couloir étroit nous reliait à Astrakhan. La Volga était deux fois coupée dans le nord : par les cosaques, à Tsarytsine, et par les Tchéco-Slovaques, à Samara. Toute la partie sud de la mer Caspienne se trouvait déjà entre les mains des blancs commandés par des officiers de la marine anglaise ; quant à la partie septentrionale, elle nous fut enlevée l’année suivante. A l’est, nous luttions contre les Tchéco-Slovaques et les blancs qui occupaient les régions transvolgiennes, l’Oural et la Sibérie. Au nord, régnait l’Entente qui détenait Arkhangel et tout le littoral de la mer Blanche. La partie septentrionale du chemin de fer de Mourmansk était occupée par un corps de débarquement anglo-français. La Finlande de Mannerheim menaçait Petrograd qui se trouvait ainsi à demi encerclé par l’ennemi. Quant à notre armée, elle commençait à peine à se former sous le feu de l’ennemi.

Dans cette situation, les représentants officiels de la Géorgie menchevique annoncent aux organisateurs de l’armée volontaire que la Géorgie sauve les officiers blancs des persécutions bolcheviques, qu’elle les entretient gratuitement, qu’elle recrute parmi eux des volontaires pour les armées Alexéïev et de Dénikine, et enfin qu’elle lutte « sans merci » contre le bolchevisme et tâche « par tous les moyens » d’en venir à bout.

Guéguetchkori ne se vantait pas ; il n’exagérait pas les services qu’il avait rendus à la contre-révolution. Lui et ses amis ont fait réellement tout ce qu’ils ont pu. Bien entendu, on ne pouvait exiger d’eux qu’ils missent sur pied, pour secourir les Blancs, une force armée sérieuse, obligés qu’ils étaient eux-mêmes de recourir aux troupes allemandes pour lutter contre « l’anarchie » intérieure. Leurs ressources réelles étaient de beaucoup inférieures à leur bonne volonté contre-révolutionnaire. Il n’en reste pas moins qu’ils ont rendu aux organisations militaires des gardes-blancs des services immenses dans les circonstances d’alors. Ils s’emparèrent de l’immense matériel de guerre de l’armée du Caucase, abandonné sur le territoire géorgien, et l’employèrent en grande partie à contenir les Blancs : les cosaques du Don, du Kouban, de Térek, les officiers tchétchènes, les détachements de Heimann et de Filimonov, l’Armée Volontaire Alexéïev et de Dénikine, etc. Leur aide était alors d’une importance capitale pour les troupes contre-révolutionnaires qui opéraient au Caucase et ne recevaient presque rien du dehors. La collaboration de la Géorgie menchevique avec les contre-révolutionnaires de tout poil ayant été journalière, mais n’étant enregistrée qu’incidemment, il serait difficile d’écrire maintenant une histoire suivie de cette collaboration, d’autant plus que les documents les plus précieux ont été emportés par les mencheviks à l’étranger. Mais les documents qui sont restés dans les bureaux de Tiflis suffisent pleinement pour chasser de l’esprit du plus pointilleux des notaires la dernière ombre de doute sur la fameuse neutralité géorgienne.

Les pourparlers et la collaboration militaire avec les organisateurs de l’Armée Volontaire commencent dès le mois de juin 1918, sinon le premier jour de l’autonomie géorgienne. Plusieurs opérations purement militaires (par exemple, l’avance vers la gare de Govoristchenskaïa ) furent entreprises par la Géorgie à la demande du Gouvernement du Kouban, qui était de connivence avec les « volontaires ». Le général Heimann qui, parti de Daghestanskaïa, avançait contre les bolcheviks, reçut du général géorgien Mazniev, dont nous avons déjà parlé, 600 fusils, 2 mitrailleuses et des cartouches. Le général Maslovsky, qui était, comme Heimann, au service Alexéïev et agissait de concert avec le commandement menchevique, reçut de la Géorgie un train blindé à Touapsé. C’est à cela, entre autres, que pensait Guéguetchkori lorsqu’il rappelait à Alexéïev et Dénikine les secours fournis par la Géorgie. En octobre 1918, c’est-à-dire peu après la conversation Guéguetchkori-Dénikine, que nous connaissons déjà, le Gouvernement géorgien livra aux Gouvernement du Don, qui était en état de guerre avec les troupes soviétiques, une quantité importante de matériel de guerre.[4]

Le 3 novembre 1918, le général géorgien Mazniev rapportait à son Gouvernement qu’il luttait contre les bolcheviks, la main dans la main avec les cosaques de l’Armée Volontaire. « J’ai, dit-il, laissé en première ligne les cosaques et ramené à Sotchi, pour qu’elles s’y reposent, les troupes qui me sont confiées. » Le 26 novembre, le Gouvernement géorgien décida de livrer au représentant de l’Armée Volontaire, Obiédov, la quantité indispensable de médicaments et de matériel de pansement et de l’ « aider entièrement dans cette affaire ». Cette affaire, c’était la guerre civile organisée contre la Russie des Soviets. Évidemment, le matériel de pansement et les médicaments sont des objets très humains, tout ce qu’il y a de plus neutres. Mais, malheureusement, le Gouvernement géorgien a commencé par enlever par la force ces objets aux troupes caucasiennes « contaminées par l’anarchie bolchevique » pour les remettre ensuite aux gardes-blancs attaquant la Russie des Soviets par le sud. Tout cela, dans son ensemble, s’appelle « stricte neutralité » chez Kautsky, mais non chez Jordania. Ce dernier écrivait au chef de la mission impériale allemande, le 15 octobre 1918, c’est-à-dire au beau milieu des événements que nous relatons : « Je n’ai JAMAIS considéré la Géorgie, au point de vue de sa situation internationale, comme un État entièrement neutre, car DES FAITS ÉVIDENTS NOUS PROUVENT LE CONTRAIRE. » Parfaitement juste ! Cette lettre aussi a été publiée par Jordania lui-même dans le livre édité à Tiflis, dont nous avons déjà parlé et qui était à l’entière disposition de Kautsky lorsqu’il écrivait sa brochure. Mais ce dernier a préféré se fier à son inspiration apostolique. Tout donne lieu de croire que Jordania, qui ne pouvait nier l’évidence, au cours de ses entretiens « d’affaires » avec le général von Kress, s’est permis, lors de ses conversations édifiantes avec Kautsky, de mener ce vénérable vieillard par le bout du nez, et cela d’autant plus facilement que Kautsky avait apporté à Tiflis un nez fort bien conformé à cet effet.

La Géorgie conclut un accord d’après lequel elle laissait disposer de ses voies ferrées pour le transport en Azerbaïdjan des troupes turques, avec l’aide desquelles fut renversé le pouvoir des Soviets de Bakou, qui avait été instauré dans cette ville par les ouvriers, quoiqu’ils fussent coupés de la Russie. Ce fait eut pour nous les conséquences les plus graves. Bakou, qui alimentait de pétrole la Russie, devint un point d’appui pour nos ennemis. On pourra dire, il est vrai, que, séparé de la Russie, le Gouvernement géorgien a été contraint de fournir un concours décisif aux troupes du sultan lancées contre le prolétariat de Bakou. Admettons qu’il en soit ainsi. Il n’en reste pas moins que Jordania et les autres leaders géorgiens ont exprimé au parti musulman moussavat, réactionnaire et bourgeois, leurs félicitations à l’occasion de la prise de Bakou par les troupes ottomanes. L’acte de violence du militarisme turc n’était donc que la réalisation des désirs mûmes du menchevisme, désirs que ce dernier, comme on le voit, ne songeait nullement à dissimuler.

La révolution ne perdit pas seulement Bakou pour un certain temps ; elle perdit pour toujours quelques dizaines le ses meilleurs fils. En septembre 1918, presque à la date où Guéguetchkori était en pourparlers avec Dénikine, vingt-six bolcheviks, leaders du prolétariat de Bakou, et parmi eux les camarades Chaoumian, membre du Comité Central de notre parti, et Alexis Djaparidzé, furent fusillés dans une petite gare perdue dans la steppe transcaucasienne. Là-dessus, Henderson, vous pouvez vous renseigner c après de Thompson, votre général de la guerre émancipatrice : ce furent ses agents qui remplirent le rôle de bourreaux.

Ainsi, ni Chaoumian, ni Djaparidzé ne connurent l’allégresse causée à Jordania par la prise de la cité soviétique de Bakou. Mais ils n’en emportèrent pas moins dans la tombe la haine ardente des aide-bourreaux mencheviks.

Le manuscrit de cet ouvrage était déjà terminé, lorsque nous avons reçu le livre que Vadime Tchaïkine, socialiste-révolutionnaire et membre de l’Assemblée Constituante, venait de faire paraître sous le titre : Pour servir à l’histoire de la Révolution russe - Exécution de vingt-six commissaires de Bakou. (Editions Grjébine, Moscou). Cet ouvrage, composé en grande partie de documents dont les principaux ont été reproduits photographiquement, forme un récit des circonstances dans lesquelles les autorités militaires anglaises ont organisé, sans aucun jugement, le meurtre de vingt-six commissaires de Bakou. L’organisateur direct de l’assassinat était le chef de la mission militaire anglaise à Askhabad, Réginald Teague-Jones. Le général Thompson avait connaissance de toute cette affaire, et Teague-Jones, comme le montrent tous les détails du crime, agissait avec l’assentiment du respectable général. Après que le meurtre de ces vingt-six hommes sans défense dont on s’était emparé, soi-disant, pour les emmener dans l’Inde, eut été perpétré à une station perdue dans la steppe, le général Thompson favorisa la fuite de l’un des principaux auteurs de l’assassinat, Droujkine, scélérat bien connu par sa vénalité. Les démarches de Vadime Tchaïkine — qui, pourtant, n’était pas bolchevik, mais socialiste révolutionnaire et membre de l’Assemblée Constituante — auprès du général anglais Malleson et du général anglais Milnes, restèrent sans résultat. Il s’avéra que tous ces gentlemen étaient de connivence pour cacher le meurtre et les meurtriers et fabriquer de faux rapports. Comme le montrent les documents du même livre, le ministre géorgien des Affaires étrangères, Guéguetchkori, s’était engagé, sur les instances de Tchaïkine, à ne pas laisser l’assassin Droujkine sortir de la Géorgie. En réalité, de concert avec le général anglais Thompson, il donna à Droujkine l’entière possibilité d’échapper à l’instruction et à la justice. Alors que les comités des socialistes révolutionnaires russes et géorgiens et des mencheviks russes transcaucasiens, après avoir examiné tous les détails de l’affaire, signaient une déclaration sur la conduite criminelle des autorités militaires anglaises, le Comité des mencheviks géorgiens, qui, réuni en commission avec les autres partis, était arrivé à la même conclusion que ces derniers, refusa de signer le document, de crainte de se brouiller avec les autorités anglaises. Le télégraphe du Gouvernement menchevik géorgien se refusa à transmettre les dépêches dans lesquelles Vadime Tchaïkine dénonçait les meurtriers anglais. En admettant même que l’on ne sache rien d’autre sur les mencheviks, les documents indiscutables du livre de Tchaïkine suffiraient à les marquer d’une flétrissure ineffaçable, eux, leur démocratie, leurs protecteurs et leurs défenseurs.

Nous n’avons pas le moindre espoir que, malgré les indications directes, précises, indiscutables, données par Tchaïkine, M. Henderson ou M. Macdonald, M. J.-H. Thomas ou M. Clynes, M. Sexton ou M. Davison, M. Adamson ou M. Hodges, M. Rose ou M. Bowerman, M. Young ou M. Spoore se considéreront comme obligés d’examiner ouvertement et loyalement cette affaire jusqu’au bout et de demander compte de leur conduite aux représentants de la Grande-Bretagne, qui ont défendu si brillamment en Transcaucasie la démocratie, la civilisation, le droit, la religion et la morale contre la barbarie bolchevique.

Toutes les Mrs. Snowden du monde nient la collaboration des mencheviks géorgiens avec les organisations et les armées contre-révolutionnaires : pour cela, elles se basent sur deux faits. Tout d’abord, les mencheviks se sont plaints eux-mêmes aux socialistes anglais de ce que l’Entente les forçât de soutenir les contre-révolutionnaires ; ensuite, il y avait entre la Géorgie et les Blancs des querelles qui, par moments, revêtaient la forme de conflits armés.

Plus d’une fois, avec des gestes menaçants, le général anglais Walker avertit le représentant du Gouvernement, Noé Jordania, que l’organe central des mencheviks serait immédiatement fermé s’il se permettait de publier un article désagréable à l’Entente. Un lieutenant anglais frappait de son sabre-baïonnette sur la table d’un procureur géorgien, exigeant la libération immédiate des détenus que lui, par la grâce de Dieu lieutenant de Sa Majesté, avait désignés. En somme, à en juger par les documents, les autorités militaires anglaises se conduisaient en Géorgie avec plus d’insolence encore que les autorités allemandes. En ces occasions, certes, Jordania ne manquait pas de faire respectueusement remarquer que la Géorgie était presque autonome et se plaignait à Macdonald de la violation de la presque neutralité géorgienne. La prudence la plus élémentaire l’exigeait. Lorsque Dénikine enlevait à la Géorgie le secteur de Soukhoum, les mencheviks se plaignaient de Dénikine à Walker et de Walker à Henderson, avec le même succès dans les deux cas.

S’il n’y avait eu ni plaintes ni conflits de ce genre, cela signifierait tout bonnement que les mencheviks ne se distinguèrent en rien de Dénikine. Mais ce serait aussi inexact que de dire que Henderson ne diffère en rien de Churchill. Les oscillations petites-bourgeoises, à une époque révolutionnaire, sont d’une très grande amplitude : elles vont de l’appui au prolétariat jusqu’à l’alliance formelle avec la contre-révolution des seigneurs terriens. Moins les politiciens petits-bourgeois sont autonomes et plus ils déclament sur leur entière indépendance et leur stricte neutralité. De ce point de vue, il est facile de suivre au jour le jour toute l’histoire des mencheviks et des socialistes révolutionnaires de droite et de gauche, durant toute la révolution. Jamais ils ne sont neutres. Jamais ils ne sont indépendants. Leur « neutralité » n’est jamais qu’un balancier oscillant de droite à gauche et de gauche à droite. Qu’ils soutiennent les bolcheviks (socialistes-révolutionnaires de gauche, anarchistes) ou qu’ils soutiennent les généraux tsaristes (socialistes-révolutionnaires de droite, mencheviks), les partis petits-bourgeois ont fréquemment, au moment décisif, peur du triomphe prochain de leur allié, ou, plus souvent encore, ils l’abandonnent à l’heure du danger. Il faut dire, il est vrai, que si, en période révolutionnaire, les partis petits-bourgeois subissent ordinairement toutes les conséquences de la défaite, il leur arrive rarement de jouir des avantages de la victoire. Après avoir consolidé ses positions avec l’aide de la « démocratie », la contre-révolution monarchique, en la personne de Koltchak à l’est, de Youdénitch, de Miller et des généraux anglais au nord et à l’ouest, de Dénikine au sud, faisait subir les pires humiliations à ses auxiliaires démocrates et les foulait impitoyablement aux pieds.

D’ailleurs, la social-démocratie européenne possède, elle aussi, sous ce rapport, une certaine expérience, qui ne lui vient pas, il est vrai, de l’époque révolutionnaire, mais de la guerre, où elle a attrapé pas mal de coups dont elle porte encore la marque. Les social-patriotes qui ont prêté leur concours à leur bourgeoisie, au moment où la guerre était la plus dure pour cette dernière, comptaient bien voir, sinon le prolétariat participer aux fruits de la victoire, tout au moins le rôle du socialisme, et, par la même occasion, le leur, acquérir une importance décisive dans le règlement du sort des États après la guerre. Ils se sont trompés. Dupés, Henderson, Sembat et consorts dénonçaient leur bourgeoisie, la menaçaient, se plaignaient d’elle à l’Internationale. Mais cela ne veut pas dire qu’ils ne l’avaient point servie. Ils la servaient, mais avec des prétentions. Ils la servaient, mais étaient trompés par elle. Ils la servaient, mais ils se plaignaient. Personne n’ira dire que ce sont simplement des valets à gages. Non, ce sont des opportunistes petits-bourgeois, c’est-à-dire des laquais politiques, des laquais à ambition, loquaces, toujours hésitants, des laquais sur lesquels on ne peut jamais se reposer entièrement mais des laquais tout de même, et jusqu’à la moelle des os.

Empruntant, comme on l’a vu, leurs méthodes aux académiciens français qui chantent les louanges de la politique éclairée de la principauté de Monaco ou de la dynastie des Karagéorgévitch, Kautsky ne demande point d’explications, ne cherche point les causes des faits, ne s’étonne d’aucune contradiction et ne recule pas devant les incohérences. Si la Géorgie s’est détachée de la Russie révolutionnaire, la faute en est aux bolcheviks. Si la Géorgie a eu recours aux troupes allemandes, c’est qu’elles valent mieux que les troupes turques. Les troupes des Hohenzollern sont entrées dans la Géorgie, « non pour piller », ânonne Kautsky, « mais pour organiser ses forces productrices ». « Saluées avec allégresse dans les rue de Tiflis » ( par qui ? par qui ? par qui ? ), les troupes des Hohenzollern partent, mais la vertu démocratique de la Géorgie reste intacte. Thompson et Walker, eux aussi, contribuent à l’accroître. Et, après que la Géorgie s’est livrée au lieutenant allemand — auquel elle avait fait elle-même les premières avances — puis au lieutenant britannique, qui pourrait douter qu’au moment de l’arrivée de la Délégation de la IIe Internationale sa vertu démocratique n’eût atteint son plein épanouissement ? D’où la déduction prophétique de Kautsky : C’est l’esprit du menchevisme incarné par la Géorgie menchevique qui sauvera la Russie (p. 72).

Le moment est venu de donner la parole à « l’esprit menchevique » en personne. Vers la fin de 1918 (le 27 décembre), eut lieu à Moscou la conférence du parti social-démocrate ouvrier russe (menchevik). A cette conférence, on examina la politique des fractions du parti qui avaient accepté la participation aux gouvernements des gardes-blancs ou qui s’étaient alliés ouvertement à l’impérialisme étranger. Il s’agissait spécialement en l’occurrence des mencheviks géorgiens. Dans le compte rendu officiel du Comité central des mencheviks au sujet de cette conférence, nous lisons : « Le parti ne peut ni NE VEUT SOUFFRIR en son sein des alliés de la bourgeoisie contre-révolutionnaire et de l’impérialisme anglo-américain, quels que puissent être les motifs qui ont poussé beaucoup d’entre eux dans la voie d’une telle alliance. » La résolution de la conférence dit en propres termes : « La conférence constate que la politique de la social-démocratie géorgienne, qui a tenté de sauver le régime démocratique et l’autonomie de la Géorgie en ayant recours à l’aide étrangère et à la séparation d’avec la Russie, a mis la social-démocratie géorgienne en CONTRADICTION AVEC LES TÂCHES ESSENTIELLES POURSUIVIES PAR LE PARTI DANS SON ENSEMBLE. »

Cet épisode édifiant donne une idée, non seulement de la perspicacité de Kautsky en ce qui concerne l’estimation des événements révolutionnaires, mais encore de sa bonne foi par rapport aux faits qu’il expose. Négligeant même de s’en référer à ses amis, les mencheviks, Kautsky représente la politique extérieure Jordania-Tsérételli comme une politique réellement menchevique et, partant, comme un modèle pour la social-démocratie internationale. Or, l’appréciation officielle de Martov et de Dan sur ce parti « vraiment menchevique » qu’était le parti géorgien, constate que la politique extérieure Jordania-Tsérételli a sur le parti « une influence désorganisatrice » qui menace « d’ébranler jusque dans ses fondements le prestige du parti aux yeux des masses prolétariennes ».[5]

Pendant que Kautsky appose sur la politique géorgienne de « stricte neutralité » le sceau de la bénédiction marxiste, Martov et Dan deviennent des plus menaçants à l’égard de cette politique : « Le parti risque — écrivent-ils — de devenir l’objet de la risée générale s’il permet que telle ou telle de ses fractions commette en alliance ouverte ou masquée, avec ses ennemis de classe, des actions politiques contraires à l’esprit même de la politique révolutionnaire du parti ».[6]

Après cela, on pourrait s’arrêter. La docte robe de chambre de Kautsky est bien prise entre les deux battants de la porte menchevique : il semble bien qu’il lui soit impossible de l’en arracher. Il se peut néanmoins que Kautsky, quoi qu’il soit un peu tard, recoure à l’aide de Martov. C’est possible. Et, sans aucun doute, cette aide, il l’obtiendra. Nous pouvons nous-mêmes, pour atténuer le coup porté à Kautsky par les mencheviks, donner quelques explications. Le moment était alors intensément révolutionnaire Les bolcheviks battaient Koltchak. En Allemagne et en Autriche-Hongrie, la révolution venait d’éclater. Les leaders mencheviques furent obligés de jeter par-dessus bord le lest trop compromettant qui pouvait les faire couler. Dans les assemblées ouvrières de Moscou et de Petrograd, ils reniaient avec indignation la politique traîtresse de la Géorgie d’alors. Ils menaçaient d’exclure Jordania et ses partisans si ces derniers ne cessaient de faire du parti l’objet d’une « risée générale ». Le temps était mouvementé : Hilferding lui-même voulait introduire les Soviets dans la constitution. Cela suffit pour montrer qu’on était à la dernière extrémité.

On brandissait la foudre de l’exclusion, mais l’exclusion eut-elle lieu ? Évidemment non. On n’y songeait même pas. Ces gens-là ne seraient pas des mencheviks si, chez eux, l’acte suivait la parole. Le menchevisme international tout entier n’est autre chose qu’une menace conditionnée qui ne se réalise jamais, une main symbolique levée, mais qui jamais ne s’abat.

Mais le fait n’en subsiste pas moins : sur la question essentielle de la politique des mencheviks géorgiens, Kautsky trompe honteusement ses lecteurs. Son mensonge est dévoilé par les mencheviks eux-mêmes. Les pans de sa robe de chambre sont bien pris : impossible de les arracher.

Et Macdonald ? Oh ! Macdonald est un homme tout ce qu’il y a de plus honorable. Seulement, il a un petit défaut : il ne comprend rien aux questions du socialisme — absolument rien.

[4] La liste exacte de ce matériel, très nombreux, a été publiée d’après des documents authentiques dans le livre de J. Chafir : La Guerre civile en Russie et la Géorgie menchevique. Moscou, 1921, page 39.

[5] Cf. la publication citée du Comité central menchevique, p. 6.

[6] Ibid., p. 6.

Le régime intérieur

Ainsi, en politique extérieure, la stricte neutralité et, en politique intérieure, bien entendu, la plus entière liberté. D’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement ? « Les rapports entre les ouvriers et les paysans de Géorgie — raconte Kautsky — sont jusqu’à présent les meilleurs du monde » (p. 54). Du Rhin à l’Océan Pacifique, les insurrections ensanglantent le monde et « la Géorgie est le seul pays qui, avec l’Autriche allemande, n’ait point été le théâtre de la violence. » Et les communistes ? « Légalement reconnus et jouissant d’une complète liberté d’action », ils n’ont pu pourtant acquérir aucune influence (p. 65). Les social-démocrates ont obtenu à toutes les élections une écrasante majorité de voix. Voilà bien, en effet, le pays unique en son genre, de l’Océan Pacifique au Rhin ! D’ailleurs, au-delà du Rhin, on aurait peine également à trouver un pays semblable, si ce n’est la principauté de Monaco, telle que la représentent les fossiles pensionnés de l’Académie française.

Devant une telle croûte politique, on s’arrête tout d’abord, paralysé, comme devant une de ces impertinentes gravures polychromes dont chaque couleur séparément est fausse, et dont l’ensemble est d’une fausseté qui blesse encore davantage les yeux. Tout ce que nous connaissons des origines de la Géorgie autonome et de sa politique extérieure dément déjà, à priori, le tableau de pacification générale que Kautsky nous trace pour l’avoir observé de la portière de son wagon, entre Batoum et Tiflis. La liaison entre la politique extérieure et la politique intérieure devait se manifester en Géorgie avec d’autant plus de force que ce pays était né par voie de bourgeonnement, en deux étapes, de sorte que des questions qui, la veille encore, étaient pour lui des questions intérieures, devenaient le lendemain des questions extérieures. En outre, les mencheviks, sous prétexte de résoudre leurs problèmes extérieurs, avaient fait appel aux troupes étrangères — d’abord aux troupes allemandes, ensuite aux troupes anglaises — et, de nouveau, l’on peut dire déjà, à priori, que le général von Kress et le général Walker n’ont pas joué un rôle peu important dans la vie intérieure du pays.

Comme, d’après Kautsky, dont la banalité devient parfois paradoxale, les généraux des Hohenzollern remplissaient en Géorgie les hautes fonctions d’« organisateurs des forces productives » ( p. 51), sans porter atteinte au mécanisme délicat de la démocratie, il nous semble opportun de rapporter ici l’apostrophe menaçante de von Kress, relative à l’arrestation d’un groupe de nobles réactionnaires qui étaient en train d’organiser des bandes de pogromistes : « Le Gouvernement n’a pas le droit — enseignait von Kress au ministre Ramichvili — de considérer la politique d’un parti ou d’un groupe de citoyens comme suspecte par le fait seul qu’elle est dirigée contre le régime actuel. Tant que cette politique n’est pas dirigée contre l’existence même de l’État, l’on ne saurait dire qu’on soit en présence d’un crime de haute trahison. » Répondant à ces enseignements classiques, Ramichvili, entre autres, déclarait respectueusement : « J’ai proposé aux militants de cette union (de seigneurs terriens) de me présenter un projet d’amélioration de la situation des ci-devant nobles, ce que l’on est en train de faire. » Qui joue ici le meilleur rôle : l’organisateur des forces productrices, von Kress, ou le démocrate Ramichvili ? Il serait difficile de le dire. Nous avons déjà dit que les officiers anglais s’immisçaient dans la vie intérieure de la Géorgie avec une insolence encore plus grande que les officiers allemands. Toutefois, abstraction faite de la brutalité et de l’excès de franchise propres aux militaires, l’on voit que l’immixtion aussi bien des Allemands que des Anglais suivait la même ligne de conservatisme politique et social que suivaient les mencheviks depuis le début de la révolution.

La principale leçon tirée par Tsérételli de l’expérience de la révolution russe était que « la timidité et le manque de fermeté dont avait fait preuve la démocratie dans sa lutte contre l’anarchie » avaient perdu la démocratie, la révolution et le pays ; et, en sa qualité de principal inspirateur de la politique du Gouvernement, il exigeait que le Seïm transcaucasien « imposât au Gouvernement le devoir de lutter par les mesures les plus rigoureuses contre toute manifestation anarchique… » (18 mars 1918). Auparavant déjà, le 15 février, Jordania déclarait, à une séance du Seïm : « Dans notre paye, l’anarchie fait chaque jour des progrès… Parmi la classe ouvrière, l’état d’esprit est favorable au bolchevisme ; les ouvriers mencheviks eux-mêmes sont contaminés. »

Les premiers régiments nationaux géorgiens sont imbus du même esprit. Les soldats démobilisés apportent le virus révolutionnaire dans les villages. « Ce qui se passe actuellement dans nos villages — dit Jordania — n’est pas nouveau. Il en a été de même dans toutes (!) les révolutions, partout (!) les masses étaient hostiles à la démocratie. Il est temps que nous mettions fin au règne des illusions du parti social-démocrate sur la paysannerie. Il est temps de revenir à Marx et de monter fermement la garde pour la défense de la révolution et contre la réaction paysanne. » Cette référence à Marx témoigne d’une niaiserie doublée de charlatanisme. Pendant la période menchevique dont nous parlons, les paysans transcaucasiens s’insurgeaient, non pas contre la révolution démocratique, mais bien contre sa lenteur, contre son indécision et contre sa pusillanimité, surtout dans la question agraire. Ce n’est qu’après la victoire effective de la révolution agraire-démocratique que le terrain est déblayé pour les actions contre-révolutionnaires des paysans soulevés contre les exigences matérielles de la ville, contre les tendances socialistes de la politique économique et, finalement, contre la dictature du parti de la classe ouvrière. Si, dans la première période de la révolution, la force motrice des insurrections agraires est fournie par les couches inférieures de la population des campagnes, par les éléments les plus opprimés et les plus pauvres, dans la deuxième période, par contre, le rôle directeur, dans les soulèvements paysans, passe à la couche supérieure de la population des campagnes, aux éléments les plus riches, aux gros bonnets. Mais il est superflu de démontrer que les mencheviks géorgiens comprennent aussi peu l’A B C révolutionnaire du marxisme que leurs confrères non géorgiens. Il nous suffit d’enregistrer l’aveu suivant lequel les masses paysannes, qui forment l’immense majorité de la population, agissaient en bolcheviks contre la « démocratie » des mencheviks. Fidèle au programme fixé par le Seïm, le Gouvernement géorgien, appuyé sur la démocratie petite bourgeoise des villes et sur les couches supérieures de la classe ouvrière, très peu nombreuse d’ailleurs, menait une lutte sans merci contre les masses ouvrières contaminées par le bolchevisme.

Toute l’histoire de la Géorgie menchevique n’est qu’une longue suite d’insurrections paysannes. Elles éclatent littéralement dans tous les coins de ce petit pays et revêtent souvent un caractère d’acharnement extrême. Dans certains districts, le pouvoir soviétique se maintient pendant des mois. On liquide les insurrections par des expéditions spéciales qui se terminent par des exécutions sommaires, ordonnées par des tribunaux militaires composés d’officiers et de hobereaux.

Pour se faire une idée de la façon dont le Gouvernement géorgien venait à bout des paysans révolutionnaires, le mieux est de prendre le rapport des mencheviks abkhasiens sur l’action du détachement Mazniev en Abkhasie :

« Par sa cruauté, par sa barbarie — dit le rapport présenté au Gouvernement géorgien — ce détachement a surpassé les atrocités du général tsariste Alikhanov, de triste mémoire. Ainsi les cosaques de ce détachement faisaient irruption dans les paisibles villages abkhasiens, s’emparant de tout ce qui avait quelques valeur et violant les femmes. Une autre fraction de ce détachement s’occupait, sous la surveillance directe de M. Toukbaréli, à détruire, en y fêtant des bombes, les maisons appartenant aux personnes qui avaient été l’objet d’une dénonciation. Des actes de violence analogues ont été accomplis dans le district de Goudaout. Le chef du détachement géorgien, le lieutenant Koupounia, ex-inspecteur de police à Poti, fit coucher sous le feu des mitrailleuses les membres de l’Assemblée du village d’Asti ; puis, marchant sur le dos de ses victimes, il les frappa à coups redoublés du plat de son sabre. Ensuite, il ordonna à ces malheureux de s’assembler en un tas, et, poussant son cheval à toute allure, s’enfonça dans la foule en distribuant à droite et à gauche de grands coups de fouet. Les membres de l’ex-Conseïl du Peuple abkhasien, Tsoukouïa et Aboukhava, qui étaient venus protester contre une telle atrocité, ont été arrêtés et enfermés dans un hangar… Le suppléant du commissaire du district de Goudaout, le lieutenant Grigoriadi, faisait donner la bastonnade aux membres des assemblées rurales et nommait à son gré les commissaires ruraux, qu’ils choisissait parmi les anciens fonctionnaires tsaristes les plus détestés du peuple. »

N’est-il pas évident que les rapports entre les mencheviks et les paysans, comme le dit Kautsky, ont toujours été « les meilleurs du monde » ?… L’une des conséquences de la répression abkhasienne fut la sortie de presque tous les mencheviks abkhasiens du sein de la fraction social-démocrate (Tarnova, Bazba, Tchoukbar, Kobakhia, Tsvichba, Bartsitse et Dsoukouïa).

Dans l’Ossétie insurgée, Djoughéli n’agit pas mieux. Comme nous nous assignons la tâche, pour des raisons pédagogiques, de caractériser la politique des mencheviks géorgiens dans la mesure du possible au moyen de leurs propres déclarations et documents, il nous faut ici, malgré notre dégoût, donner quelques citations d’un livre de Valiko Djoughéli, l’ex-chef de la Garde Populaire, le menchevik « chevaleresque » dont nous avons déjà parlé. Ces citations auront trait aux faits et gestes de Djoughéli lui-même lors de la répression de l’insurrection des paysans ossètes.

« L’ennemi fuit partout, en désordre, presque sans résistance. Il faut châtier cruellement ces traîtres. »

Le même jour, il fait dans son journal (le livre est écrit sous forme d’un journal) la relation suivante :

« C’est la nuit. De toutes parts on voit des feux. Ce sont les maisons des insurgés qui brûlent. Mais j’y suis déjà habitué, et ce spectacle ne me trouble presque pas. »

Le jour suivant nous lisons :

« De tous côtés, autour de nous, brûlent les villages ossètes… Pour servir les intérêts de la classe ouvrière en lutte, les intérêts du socialisme qui vient, nous SERONS CRUELS. Oui, nous le serons. C’est en toute sérénité, la conscience calme, que je regarde les ruines et, au-dessus, les colonnes de fumée… Je suis tout à fait calme… oui, je suis calme. »

Le matin du jour suivant, Djoughéli écrit :

« Des flammes… Des maisons brûlent… Par le fer et par le feu… »

Le même jour, quelques heures plus tard, il écrit encore :

« Et les feux flambent, flambent… »

Le soir du même jour, il continue :

« Maintenant, les flammes sont partout… Elles flambent, elles flambent… Flammes sinistres… Une terrible, cruelle et féerique beauté… Et, jetant un coup d’œil circulaire sur ces flammes éclatantes dans la nuit, un vieux camarade me dit tristement : « Je commence à comprendre Néron et le grand incendie de Rome. »

« Et les feux flambent, flambent de tous côtés… »

Ce répugnant cabotinage fortifie en tout cas notre opinion sur les rapports entre les mencheviks et les paysans géorgiens : ces rapports n’ont cessé d’être « les meilleurs du monde ».

Après l’évacuation de l’Adjar (district de Batoum) par les Anglais, en 1920, le Gouvernement géorgien fut obligé, pour prendre possession de la région, de recourir à l’artillerie. En un mot, l’histrionisme néronien de Djoughéli pouvait trouver à s’exercer sur tous les points du territoire géorgien.[7]

A l’exemple de Jordania, le ministre de l’Intérieur, Ramichvili ( qui s’occupait, comme nous l’avons vu, d’améliorer la situation des ci-devant nobles), avait, lui aussi, recours à Marx pour justifier la terreur blanche exercée contre les paysans insurgés.

Toutefois, il est certain que, malgré la terreur blanche déguisée sous les fleurs de la rhétorique, la dictature menchevique eût été balayée comme un fétu de paille sans la présence dans le pays des troupes étrangères. Si les mencheviks se sont maintenus au pouvoir à cette époque, ils le doivent, non à l’Allemand Marx, mais à l’Allemand von Kress.

Mais ce qui est d’une ineptie flagrante, ce sont les affirmations de Kautsky sur la « liberté absolue d’action du parti communiste géorgien ». Il aurait pu se contenter de dire : une certaine liberté. Mais nous connaissons déjà la manière de Kautsky : s’il parle de neutralité, ce ne peut être que la neutralité « stricte » ; la liberté, pour lui, est « absolue », et les rapports ne sont pas simplement de bons rapports, mais « les meilleurs du monde ».

Ce qui frappe avant tout, c’est que ni Kautsky, ni Vandervelde, ni Mrs. Snowden elle-même, ni les diplomates étrangers, ni les journalistes de la presse bourgeoise, ni le Times, fidèle gardien de la liberté, ni l’honnête Temps, ni, en un mot, aucun de ceux qui ont donné leur bénédiction à la Géorgie démocratique, n’aient remarqué dans cette Géorgie… la Police Spéciale. Et cependant elle existait, la Police Spéciale, ne vous en déplaise ; c’était la Tchéka menchevique. Cette Police Spéciale s’emparait de tous ceux qui agissaient contre la démocratie menchevique, les arrêtait, les fusillait. Cette Police Spéciale ne différait en rien, dans ses méthodes terroristes, de la Tchéka de la Russie Soviétique, en rien, excepté dans ses buts. La Tchéka protégeait la dictature socialiste contre les agents du Capital, tandis que la Police Spéciale protégeait un régime bourgeois contre « l’anarchie » bolchevique. Mais c’est précisément pour cela que les honorables citoyens qui maudissaient la Tchéka ne remarquaient pas du tout la Police Spéciale géorgienne ! En revanche, les bolcheviks géorgiens, eux, ne pouvaient pas ne pas la remarquer, puisque c’était pour eux surtout qu’elle existait. Est-il nécessaire de faire ici le martyrologe du communisme géorgien ? Arrestations, déportations, extraditions, grèves de la faim, exécutions capitales… Est-ce bien nécessaire ? Ne suffit-il pas de rappeler le rapport respectueusement présenté par Guéguetchkori à Dénikine : « En ce qui concerne l’attitude envers les bolcheviks, je puis déclarer que, chez nous, la lutte contre le bolchevisme est IMPITOYABLE. Nous employons tous les moyens pour RÉPRIMER le bolchevisme… et de cela nous avons déjà donné nombre de preuves éloquentes. » Cette citation mériterait d’être inscrite sur le bonnet de nuit de Kautsky, si déjà il n’était en tous sens couvert d’inscriptions peu flatteuses. Là où Guéguetchkori dit : nous les réprimons par tous les moyens, nous les étranglons impitoyablement, Kautsky explique : liberté absolue. Ne serait-il pas temps Je soumettre Kautsky lui-même à une bonne petite tutelle véritablement démocratique ?

Dès le 8 février 1918, tous les journaux bolcheviks étaient interdits en Géorgie. A cette époque, la presse menchevique continuait à paraître légalement en Russie soviétique. Le 10 février eut lieu la fusillade dirigée contre un meeting pacifique qui se tenait dans le jardin Alexandrovsky, à Tiflis, le jour de l’inauguration du Seïm transcaucasien. Le 15 février, à une séance du Seïm, Jordania s’élevait contre l’esprit bolchevique qui régnait parmi les masses populaires et même parmi les ouvriers mencheviks. Enfin, Tsérételli, qui, avec Kérensky, accusait notre parti de crime de haute trahison, déplorait au Seïm, en mars, la « timidité » et les « hésitations » du gouvernement de Kérensky dans sa lutte contre les bolcheviks. Comme en Finlande, dans les pays baltiques, et en Ukraine, les troupes allemandes furent appelées en Géorgie pour lutter contre les bolcheviks. Au représentant américain qui lui avait posé une question sur les bolcheviks, Topouridzé, le représentant diplomatique de la Géorgie, répondit : « Nous en sommes venus à bout, nous les avons écrasés. Ce qui le prouve, c’est que de tous les pays qui composaient l’ancienne Russie, la Géorgie est le seul où le bolchevisme n’existe pas. » Topouridzé n’est pas moins catégorique en ce qui concerne l’avenir : « Notre République contribuera de toutes ses forces et par tous les moyens à aider les puissances de l’Entente dans leur lutte contre les bolcheviks. » Le chef des troupes britanniques de la Transcaucasie occidentale, le général Forestier Walker, expliqua à Jordania, le 4 janvier 1919, oralement et par écrit, que l’ennemi de l’Entente au Caucase était « le bolchevisme, que les grandes puissances avaient décidé d’extirper toujours et partout où U apparaîtrait ». A propos de l’instruction reçue de Walker, Jordania déclara deux semaines après au général anglais Milne : « Le général Walker… a été le premier à comprendre la situation réelle de notre pays. » Le général Milne lui-même résuma de la façon suivante le pacte conclu entre lui et Jordania : « Nos ennemis communs sont les Allemands et les bolcheviks. » Tout cela, dans son ensemble, créait évidemment les conditions les plus favorables pour la « liberté d’action absolue » des bolcheviks.

Le 18 février 1919, Walker donne l’ordre suivant (N® 99/6) au Gouvernement géorgien : « Tous les bolcheviks qui entreront en Géorgie doivent être incarcérés dans le Mtskhète (prison de Tiflis) et gardés à vue. » Il s’agit ici des bolcheviks qui fuyaient Dénikine. Mais, dès le 26 février, Walker écrit (N® 99/9) : « A la suite de la conversation que j’ai eue avec Son Excellence M. Jordania, le 20 de ce mois, j’en suis arrivé à la conclusion qu’il fallait à tout prix empêcher à l’avenir l’entrée des bolcheviks en Géorgie par la voie des chemins de fer géorgiens. » Les réfugiés bolcheviks que l’on enfermait dans le Mtskhète avaient au moins la vie sauve pour un certain temps. Walker « en arrive à la conclusion » que le mieux était de leur barrer la seule voie de salut et de les rejeter ainsi dans les mains des bourreaux de Dénikine. Si, entre ses campagnes contre les cruautés du Gouvernement soviétique et ses exercices religieux, Arthur Henderson arrivait à trouver un moment de loisir, il devrait bien s’entretenir à ce sujet avec Forestier Walker.

Leurs Excellences ne se bornèrent pas à des pourparlers et à des échanges de missives. Dès le 8 avril, 42 personnes, parmi lesquelles les commissaires soviétiques de la République de Térek, leurs femmes et leurs enfants, des soldats de l’Armée Rouge et d’autres réfugiés, étaient arrêtés par un poste géorgien près de la forteresse de Darial et, après des insultes, des violences et des voies de fait, étaient, par ordre du colonel Tsérételli, chassés sur le territoire de Dénikine. Jordania essaya d’expliquer cet innocent épisode en en rejetant la responsabilité exclusivement sur le colonel Tsérételli ; mais ce dernier ne faisait que remplir la convention secrète conclue entre Jordania et Walker. Il est vrai que le document N° 99/9 ne prévoit pas les coups de crosse et de bâton à la poitrine et à la tête. Mais, comment faire autrement pour chasser des gens exténués, affolés de terreur, qui cherchent à se sauver d’une mort certaine ? Le colonel Tsérételli, comme on le voit, s’était on ne peut mieux assimilé les préceptes de son illustre homonyme, d’après lequel « la timidité et les hésitations de la démocratie » dans sa lutte contre le bolchevisme pouvaient causer la perte de "État et de la nation.

Ainsi donc, la République géorgienne fut dès le début basée sur la lutte contre le communisme. Les leaders du parti et les membres du gouvernement se donnaient pour but dans leur programme « la répression impitoyable » dirigée contre les bolcheviks. C’est à ce but qu’étaient adaptés les organes les plus importants de l’État : la Police Spéciale, la Garde Populaire et la Milice. Les officiers allemands et, plus tard, les officiers anglais, qui étaient les véritables maîtres de la Géorgie à cette époque, approuvaient entièrement sous ce rapport le programme social-démocrate. Les journaux communistes étaient interdits, les assemblées dispersées à coups de fusil, les villages occupés par les bolcheviks, incendiés. La Police Spéciale passait les chefs bolcheviks par les armes, la prison de Mtskhète regorgeait de communistes, les réfugiés bolcheviks étaient remis entre les mains de Dénikine. Dans le courant du seul mois d’octobre 1919, d’après la déclaration du ministre de l’Intérieur, plus de trente communistes furent fusillés en Géorgie. A part cela, comme l’affirme l’optimisme béat de Kautsky, le Parti communiste jouissait en Géorgie d’une « liberté d’action absolue ».

Il est vrai que, précisément, au moment où Kautsky se trouvait à Tiflis, les communistes géorgiens possédaient leurs éditions légales et jouissaient d’une certaine liberté, mais d’une liberté qui était loin d’être « absolue »… Mais il faut se hâter d’ajouter que ce régime provisoire avait été institué après la débâcle de Dénikine, sous la pression de l’ultimatum soviétique dont l’aboutissement fut le traité de paix conclu le 3 mai 1920 entre la Russie des Soviets et la Géorgie. Entre le mois de février 1918 et le mois de juin 1920, le Parti Communiste géorgien n’avait cessé d’être réduit à l’action clandestine… Les Soviets sont donc intervenus en 1920 dans les affaires intérieures d’une « démocratie » et, qui plus est, d’une démocratie « neutre » !… Hélas ! Hélas ! il est impossible de le nier. Le général von Kress exigeait pour les nobles géorgiens la liberté d’action contre-révolutionnaire. Le général Walker exigeait que les communistes fussent jetés dans le Mtskhète et renvoyés à coups de crosse à Dénikine. Et nous, après avoir mis en déroute Dénikine et l’avoir poursuivi jusqu’aux frontières de la Géorgie, nous exigeâmes pour les communistes la liberté d’action dans la mesure où elle n’aurait pas pour but une insurrection armée. Le monde est loin d’être parfait, M. Henderson ! Le gouvernement menchevique se vit obligé de faire droit à notre demande et de libérer d’un seul coup (d’après les données officielles), près de 900 bolcheviks.[8]

Comme on le voit il n’y avait pas tant que cela de bolcheviks emprisonnés. Mais il faut tenir compte du chiffre de la population. Si, pour être équitables (car nos cœurs non plus ne sont pas insensibles à l’équité, ô Mrs. Snowden ! ) nous prenons comme base du calcul la Géorgie, où il y avait 900 détenus pour 2 millions et demi d’habitants, il résulte que nous avons le droit d’incarcérer dans les prisons des républiques soviétiques près de 45.000 mencheviks. Or, aux périodes les plus pénibles et les plus aiguës de la révolution — dont les mencheviks profitaient toujours pour intensifier leur propagande hostile — nous ne sommes jamais arrivés même au dixième de ce chiffre imposant. Et, comme sur le territoire soviétique on serait bien en peine de rassembler 45.000 mencheviks, nous pouvons nous porter garants de ce que jamais nous n’atteindrons la norme de répression instituée par la démocratie Jordania-Tsérételli et approuvée par les lumières de la IIe Internationale.

Ainsi, au mois de mai, sous le régime de la guerre civile, nous obligeâmes le gouvernement géorgien à « légaliser » le parti communiste. Ceux qui avaient été fusillés, naturellement, ne ressuscitèrent pas, mais ceux qui étaient en prison furent relâchés. Si donc la démocratie revêtit des formes tant soit peu démocratiques, ce ne fut, comme nous le voyons, que sous le poing de la dictature prolétarienne. Le poing révolutionnaire, instrument de démocratisme, quel excellent thème pour votre prochain prêche dominical, M. Henderson ! — Est-ce à dire qu’à partir du milieu de l’année 1920, la politique géorgienne se modifia et tendit à un rapprochement avec les bolcheviks ? Pas le moins du monde. Le gouvernement menchevik traversa, au printemps 1920, une période aiguë d’épouvante et capitula. Mais lorsqu’il se fut convaincu, non sans stupéfaction, que le poing au-dessus de lui ne s’abattait pas, il se dit qu’il s’était exagéré le danger et commença à faire machine en arrière sur toute la ligne.

Les répressions contre les communistes reprirent. Dans une série de notes d’une monotonie fatigante, notre représentant diplomatique ne cessa de protester contre l’interdiction des journaux, contre les arrestations, la mainmise sur les biens du parti, etc. Mais ces protestations ne produisaient plus d’effet : le gouvernement géorgien avait pris le mors au dents ; il collaborait avec Wrangel, comptait sur la Pologne, et, ce faisant, hâtait le dénouement…

Résumons : En quoi exactement la « démocratie » menchevique différait-elle de la dictature bolchevique ? En premier lieu, en ce que le régime terroriste menchevique, qui était un pastiche des méthodes employées par les bolcheviks, avait pour but de protéger les piliers de la propriété privée et l’alliance avec l’impérialisme. La dictature soviétique, elle, était et est encore une lutte organisée pour la reconstruction socialiste de la société en union avec le prolétariat révolutionnaire. En second lieu, en ce que la dictature soviétique des bolcheviks puise sa justification dans sa mission historique et dans les conditions de sa réalisation et agit ouvertement. Le régime menchevique, lui, avec son terrorisme et sa démocratie, est le bâtard impuissant de la poltronnerie et du mensonge.

[7] Nous n’énumérerons pas ici les insurrections paysannes en Géorgie. L’article du camarade Mikha Tskhakaïa paru dans le N° 18 de l’Internationale Communiste donne un tableau succinct du mouvement.

[8] Cf. la note du ministre des Affaires Etrangères géorgien en date du 30 juin 1920 (N° 5171).

La période de circonspection

La défaite militaire des empires centraux et la révolution allemande avaient introduit des changements profonds dans la situation mondiale. Les politiciens de Tiflis cherchèrent une nouvelle orientation. Ils s’arrêtèrent à la plus simple, qui était de ramper devant l’Entente. Mais l’avenir ne laissait pas de leur inspirer des inquiétudes. Alliée et vassale de l’Allemagne, la Géorgie avait obtenu pour un temps de sérieuses garanties d’immunité, car, par la paix de Brest-Litovsk, l’Allemagne tenait enchaînée la Russie soviétique, dont l’écroulement, d’ailleurs, semblait inévitable. La soumission sans réserve à l’Angleterre ne résolvait pas la question ; en effet, la Russie soviétique était en guerre avec l’Angleterre et, quelle que fût l’issue de cette guerre, la Géorgie pouvait fort bien, à un tournant de la lutte, se trouver coincée entre les deux adversaires et obligée de faire la culbute. La victoire de l’Entente était en même temps celle de Dénikine et, par suite, entraînait la liquidation de la domination menchevique. Or, en 1919, les progrès de Dénikine étaient considérables. La victoire du pouvoir soviétique était également grosse de dangers, mais, en 1919, les troupes soviétiques étaient repoussées du Caucase. Dans leurs rapports avec la contre-révolution, les politiciens de Tiflis devinrent plus prudents, ils adoptèrent une politique d’expectative et de faux-fuyants, mais ils n’en furent pour cela ni plus perspicaces ni plus honnêtes.

Le développement du mouvement ouvrier en Europe n’était pas non plus sans causer des inquiétudes aux mencheviks. L’année 1919 fut marquée par une furieuse poussée révolutionnaire. Les trônes des Hohenzollern et des Habsbourg s’étaient effondrés. Incomparablement plus formidable, le trône de la bourgeoisie n’en chancelait pas moins sur ses bases. Les partis de la IIe Internationale se lézardaient. Sans cesser toutefois de dénoncer les communistes et de leur faire la leçon, les mencheviks russes se mirent à parler de la révolution socialiste, renoncèrent temporairement, sous un prétexte décent, au mot d’ordre de l’Assemblée Constituante et condamnèrent leurs émules géorgiens pour leur liaison politique avec l’impérialisme anglo-américain. C’étaient là des symptômes alarmants qui réclamaient également un redoublement de prudence.

Durant l’année 1919 — les premiers mois exceptés — les mencheviks géorgiens ne se hâtent point de venir en aide à Dénikine — qui, à cette époque, d’ailleurs, avait beaucoup moins besoin d’eux qu’auparavant — et ne font pas parade de leur assistance aux Blancs. Au contraire, ils lui donnent intentionnellement un caractère de contrainte, comme s’ils ne l’accordaient que sous la cravache des officiers anglais. Mais leur collaboration avec l’Entente n’est pas un compromis passé avec l’ennemi et imposé par la force des choses : elle conserve un caractère de liaison, de dépendance idéologique et politique étroite. Ils traduisent dans la langue du menchevisme géorgien la vague phraséologie socialiste des « démocraties occidentales » et les fades banalités wilsoniennes ; ils s’inclinent devant l’idée de la Société des Nations. Plus circonspects en pratique, ils ne deviennent pas pour cela plus honnêtes.

Mrs. Snowden doit être curieuse de savoir ce que nous entendons par « honnêteté », nous qui ne reconnaissons ni Dieu ni ses commandements. Non sans ironie, si tant est que l’ironie soit compatible avec la piété, M. Henderson, lui aussi, nous posera probablement cette question.

Nous l’avouons humblement, nous ne reconnaissons pas la morale absolue de la prêtraille, des églises, des universités, du Vatican, de la Croix ou du Pèlerin. L’impératif catégorique de Kant, l’idée philosophique abstraite d’un Christ immatériel, dégagé de tous les attributs que lui ont conférés l’art et le mythe religieux, nous sont aussi étrangers que la morale éternelle découverte sur le Sinaï par ce parangon d’astuce et de cruauté qu’était le vieux Moïse. La morale est fonction de la société elle-même ; elle est l’expression abstraite des intérêts des classes de la société, surtout des classes dominantes. La morale officielle est la corde avec laquelle on tient en laisse les opprimés. Au cours de la lutte, la classe ouvrière élabore sa morale révolutionnaire qui débute par le renversement de Dieu et des normes absolues. Par honnêteté, nous entendons, nous, la conformité de la parole et de l’action devant la classe ouvrière en vue du but suprême du mouvement et de la lutte : l’émancipation de l’humanité par la révolution sociale. Nous ne disons point, par exemple, qu’il ne faut pas employer la ruse, que l’on ne doit pas tromper, qu’il faut aimer ses ennemis, etc. Une morale aussi élevée n’est évidemment accessible qu’aux hommes d’État profondément croyants, tels lord Curzon, lord Northcliffe ou M. Henderson. Nous haïssons nos ennemis ou les méprisons, selon qu’ils le méritent ; nous les battons ou les dupons, suivant les circonstances, et si même nous concluons un accord avec eux, il ne s’ensuit pas que, dans un élan d’amour magnanime, nous soyons prêts à tout leur pardonner. Mais nous estimons que l’on ne doit pas mentir à la masse et la tromper sur les buts et les méthodes de sa lutte. La révolution sociale est basée tout entière sur le développement de la conscience du prolétariat lui-même, sur sa foi dans ses propres forces et dans le parti qui le dirige. A la tête de la masse et avec la masse, notre parti a commis des fautes. Ces fautes, nous les avons reconnues ouvertement devant la masse et, avec elle, nous avons donné le coup de barre nécessaire. Ce que les tartufes de la légalité appellent notre démagogie n’est que la vérité proclamée trop ouvertement, trop brutalement et d’une façon trop inquiétante pour eux. Voilà, Mrs. Snowden, ce que nous entendons par honnêteté.

Toute la politique du menchevisme géorgien n’était que stratagèmes, ruses mesquines, friponneries destinées non seulement à tromper l’ennemi, mais à endormir la vigilance des masses. Parmi les paysans et même parmi les ouvriers mencheviks, les tendances bolchevistes dominaient. On les réprimait par la force. En même temps, l’on pervertissait la masse en lui représentant ses ennemis comme ses amis. L’on faisait passer von Kress pour l’ami du peuple géorgien. Le général Walker était représenté comme le rempart de la démocratie. Les tractations avec les gardes-blancs russes s’effectuaient tantôt ouvertement pour complaire à l’Entente, tantôt secrètement pour ne pas provoquer l’indignation de la masse.

L’année 1919 fut pour les mencheviks géorgiens une année de circonspection et de dissimulation relatives. Mais leur politique n’y gagna rien en honnêteté.

La Géorgie et Wrangel

Durant les derniers mois de Tannée 1919, la situation militaire de la Fédération soviétique change radicalement : Youdénitch est écrasé, Dénikine est tout d’abord rejeté vers le sud, puis complètement défait. Vers la fin de Tannée, les troupes de Dénikine ne se composent plus que de quelques groupements complètement démoralisés. Un refroidissement semble se produire entre l’Entente et les Blancs. La fraction extrémiste des interventionnistes anglo-français concentre son attention sur les États des confins de la Russie. Dans la campagne projetée contre cette dernière, c’est la Pologne qui doit jouer le premier rôle. Ce nouveau plan permet à la diplomatie anglo-française d’ignorer les prétentions impérialistes des gardes-blancs russes et lui laisse les coudées franches pour la reconnaissance de l’indépendance de la Géorgie.

C’est dans ces circonstances que le Gouvernement soviétique propose à la Géorgie une alliance contre Dénikine. Cette proposition a un double but : premièrement, faire comprendre au Gouvernement géorgien que, s’il change son orientation politique, il pourra, dans le domaine militaire, au lieu de recourir à von Kress et au général Walker, obtenir l’appui des forces de Boudienny ; deuxièmement, accélérer, avec le concours de la Géorgie, la liquidation des débris des troupes de Dénikine et les empêcher de former un nouveau front.

A cette proposition, le Gouvernement géorgien répond par un refus catégorique. Après tout ce que nous avons appris sur les rapports de la Géorgie avec les Allemands, les Turcs, avec Dénikine et les Anglais, il serait superflu de suivre Kautsky dans ses démonstrations et de l’écouter nous expliquer le refus de la Géorgie par un souci de… neutralité. D’autant plus que Jordania lui-même, qui venait alors d’obtenir, au prix d’efforts inouïs, la reconnaissance de la Géorgie par l’Entente, nous révèle assez franchement les mobiles de la politique menchevique.

Le 14 janvier, il déclarait à l’Assemblée Constituante :

« Vous savez que la Russie soviétique nous a proposé une alliance militaire. Nous l’avons refusée catégoriquement (!!). Vous avez certainement eu connaissance de notre réponse. Que signifierait une telle alliance ? Elle signifierait que nous devons rompre tout lieu avec l’Europe… Ici, les voies de la Géorgie et de la Russie se séparent. Notre voie mène à l’Europe ; celle de la Russie, à l’Asie. Nos ennemis, je le sais, diront que nous sommes du côté des impérialistes. C’est pourquoi je me dois de le déclarer résolument : je préfère les impérialistes de l’Occident aux fanatiques de l’Orient ! »

Dans la bouche du chef du gouvernement, ces paroles ne sauraient en tout cas être considérées comme équivoques. Jordania était en quelque sorte heureux de l’occasion qui s’offrait à lui non pas seulement de déclarer, mais de crier à la face du monde entier que, dans la nouvelle campagne militaire que les « impérialistes de l’Occident » préparaient contre les « fanatiques de l’Orient », la Géorgie serait sans réserve aux côtés des Pilsudski, des Take Ionescu, des Millerand et consorts. L’on ne saurait contester à Jordania le droit de « préférer » l’Europe impérialiste qui attaque, à la Russie soviétique qui se défend. Mais alors il ne faut pas non plus nous contester à nous, les « fanatiques de l’Orient », le droit de casser les reins quand il le faudra au petit-bourgeois qui s’est fait le laquais de l’Entente. Car, nous aussi, nous pouvons « déclarer résolument » que nous préférons un ennemi auquel nous avons cassé les reins à un ennemi capable encore de mordre et de nous faire du mal.

Une partie — la moins désorganisée — des débris de l’armée de Dénikine s’était réfugiée en Crimée. Mais qu’est-ce que la Crimée ? Ce n’est pas une place d’armes, c’est une souricière. En 1919, nous avons abandonné nous-même cette bouteille, Dénikine ayant menacé, de l’Ukraine, d’enfoncer un bouchon dans son goulot étroit. Néanmoins, Wrangel se retrancha en Crimée où il reconstitua une nouvelle armée et forma un nouveau gouvernement. S’il y est parvenu, c’est uniquement parce que la flotte anglo-française élargissait la place d’armes de Crimée. La mer Noire était tout entière à la disposition de Wrangel. Mais, par eux-mêmes, les navires de guerre de l’Entente ne suffisaient point à assurer le succès de Wrangel. Ils lui fournissaient l’équipement militaire, les armes et, en partie, les vivres. Mais ce qu’il fallait avant tout à Wrangel, c’était les hommes. D’où les recevait-il ? En majeure partie, en quantité décisive, de la Géorgie. Même si la Géorgie menchevique n’avait pas eu d’autre péché à son actif, celui-là seul aurait suffi pour décider de son sort. L’on ne saurait alléguer la pression de l’Entente, car la Géorgie, loin de résister à cette dernière, faisait d’elle-même des avances. Mais, politiquement, la question est plus simple, plus claire : si l’« indépendance » de la Géorgie comporte pour ce pays l’obligation, à la première demande des Turcs, des Allemands, des Anglais, des Français, de mettre le feu à la maison de la Russie soviétique, ce n’est pas à nous, en tout cas, de nous résigner à une telle indépendance.

Il n’était pas entré plus de quinze à vingt mille soldats en Crimée avec Wrangel. La mobilisation de la population locale ne donnait pas de résultats appréciables : les hommes mobilisés ne voulaient pas se battre, beaucoup d’entre eux fuyaient dans les montagnes, où ils formaient des détachements « verts ». N’ayant qu’une place d’armes et des ressources limitées, Wrangel avait besoin de matériel humain de premier ordre : officiers blancs, volontaires, riches cosaques, ennemis irréductibles du pouvoir soviétique, ayant déjà passé par l’école de la guerre civile sous le commandement de Koltchak, de Dénikine ou de Youdénitch. Ces éléments d’élite, les navires de l’Entente les amenaient de partout. Mais c’est de la Géorgie surtout qu’ils arrivèrent en grand nombre. Sous les coups incessants de notre cavalerie, l’aile droite de l’armée en déroute de Dénikine avait reculé jusqu’au Caucase et était venue chercher son salut sur le territoire de la république menchevique. L’affaire, bien entendu, n’alla pas sans l’accomplissement de quelques-unes des formalités de ce que l’on est convenu d’appeler le droit international. En qualité de pays « neutre », la Géorgie accueillit les troupes blanches qui s’étaient réfugiées sur son territoire et, naturellement, les enferma dans des « camps de concentration ». Mais, en qualité de pays auquel les impérialistes de l’Occident étaient plus chers que les fanatiques de l’Orient, elle organisa les camps de façon à permettre aux blancs de gagner la Crimée sans perdre de temps.

Par un accord préalable avec les agents de l’Entente — nous en avons la preuve documentaire — le gouvernement menchevique eut soin de séparer de leurs compagnons les soldats de Dénikine qui étaient en bonne santé et capables de porter les armes, et les concentra intentionnellement à Poti, au bord de la mer. Là, ils furent recueillis par les navires de l’Entente. Mais, pour sauver les apparences de la neutralité, Jordania, nouveau Ponce-Pilate, fit délivrer à ses agents par les capitaines des bateaux anglais et français des reçus attestant que les réfugiés seraient emmenés à Constantinople Si, néanmoins, en cours de route, ils furent déposés à Sébastopol, la faute en est exclusivement à la perfidie des capitaines. Et ainsi jusqu’à 10.000 hommes de troupes d’élite de l’armée de Dénikine furent transportés de Poti en Crimée. Parmi les documents trouvés en Géorgie, nous avons en notre possession un procès-verbal instructif de la commission gouvernementale pour les réfugiés de guerre. Le commandant du camp de concentration, le général Ardjavanidzé, ayant envoyé le rapport suivant : « En ce moment, par suite du départ de Poti de l’Armée Volontaire, le camp est vide », l’on apposa au bas de son rapport cette simple formule : « Prendre bonne note de la communication. »

Dans des conditions analogues, quelques mois plus tard, 6.000 cosaques, après une descente avortée, furent transportés de Gagri en Crimée. Le commandant de la milice de l’arrondissement de Gagri, le menchevik Ossidzé, petit fonctionnaire local qui n’était pas initié aux secrets du gouvernement de Tiflis, communiquait avec quelque étonnement à son gouvernement : « En arrêtant les bolcheviks, nous avons laissé, à Gagri, le champ libre aux agents de Wrangel. » Ces deux expéditions de troupes, qui furent les plus importantes pendant toute la campagne, eurent lieu en juin et en octobre. Mais, déjà, depuis le début de l’année, la libération des soldats de Dénikine internés et leur envoi en Crimée par Batoum s’effectuait régulièrement. C’est ce que confirment des documents de Tiflis datés de janvier 1920. Les recruteurs de Wrangel travaillent au grand jour. Les officiers blancs à la recherche d’un engagement affluent en Géorgie. Ils y trouvent une agence blanche parfaitement organisée qui leur fournit les moyens de se rendre en Crimée. Toutes les fois que cela est nécessaire, le Gouvernement géorgien leur vient en aide par des subventions pécuniaires.

Le socialiste-révolutionnaire Tchaïkine, président du Comité de la libération de la mer Noire (organisation dirigeant l’insurrection des paysans de l’endroit contre Dénikine), dans un document officiel adressé au Gouvernement géorgien, caractérise ainsi la politique de la Géorgie : « Inutile de démontrer que des faits comme le départ du général Erdéli, quittant librement la Géorgie, l’arrivée des généraux de Dénikine, qui viennent de Crimée pour enrôler des soldats et que l’on n’interne pas, la campagne de propagande menée à Poti par le général Névadovsky pour le recrutement des soldats, etc., constituent de la part de la Géorgie une violation incontestable de la neutralité en faveur de l’Armée Volontaire, et un acte d’hostilité envers les forces qui sont en état de guerre contre l’Armée Volontaire. » Ceci a été écrit le 23 avril 1920, c’est-à-dire avant les départs en masse des partisans de Wrangel, dirigés de Poti sur Sébastopol. Le 6 septembre, le général géorgien, Mdivani, déclarait, dans un rapport au commandant de la mission française que les autorités géorgiennes, non seulement ne faisaient point obstacle au départ des partisans de Dénikine, mais leur prêtaient au contraire « le plus large concours, allant jusqu’à fournir aux réfugiés des subsides de un à quinze mille roubles ». Il se trouvait au total, en Géorgie, de vingt-cinq à trente mille cosaques et jusqu’à quatre mille volontaires de l’armée de Dénikine. Ils furent pour la plupart transportés en Crimée.

La Géorgie ne se contentait pas de donner des hommes à Wrangel. Elle lui fournissait encore le matériel qui lui était indispensable pour mener la guerre. Depuis la fin de l’année 1919 jusqu’à l’écrasement définitif de Wrangel, la Géorgie expédia à ce dernier, en quantité considérable, du charbon, du naphte, de la benzine pour moteurs d’aviation, du pétrole et des huiles lubrifiantes. La conclusion d’un traité avec la Russie soviétique, en mai 1921, n’interrompit point ce travail. Il continua, mais d’une façon un peu plus voilée, par l’intermédiaire des « particuliers ». Le 8 juillet, Batoum, qui se trouvait, en fait, en possession de l’Angleterre, passa aux mains de la Géorgie menchevique. Mais le port de Batoum n’en continua pas moins à travailler pour Wrangel. Notre mission militaire, dont nous avons en ce moment les rapports sous les yeux,[9] nous renseignait alors avec la plus grande exactitude sur toutes les menées du gouvernement géorgien. Les documents trouvés par la suite à Batoum, à Tiflis et en Crimée, confirment entièrement ces rapports, donnent les noms des bateaux, la nature de leur cargaison, les noms des hommes de paille (parmi lesquels figurait, par exemple, le cadet Paramonov). Les extraits les plus importants des documents trouvés sont déjà publiés ; les autres le seront prochainement.

L’on pourrait objecter que la Géorgie n’a pas envoyé au secours de Wrangel sa propre armée. Mais elle ne pouvait pas le faire : composée exclusivement de membres du parti, la garde populaire était trop peu considérable et suffisait à peine à assurer l’ordre à l’intérieur. L’armée nationale ne représenta jusqu’à la fin qu’une force fictive : ses unités, demi-organisées, n’étaient politiquement, rien moins que sûres et ne possédaient pas les qualités combatives nécessaires. C’est pourquoi le gouvernement menchevique ne fit point pour Wrangel ce qu’il se montra dans la suite incapable de faire pour sa propre défense, c’est-à-dire de mettre sur pied une force armée. Mais à l’impossible nul n’est tenu, et il fit, en somme, tout ce qui dépendait de lui. Il n’est pas exagéré de dire que c’est la Géorgie menchevique qui a créé l’armée de Wrangel. Les 30.000 officiers, sous-officiers et cosaques d’élite qui furent transportée de Géorgie en Crimée avaient brûlé derrière eux tous leurs vaisseaux et vendirent chèrement leur vie dans les combats. Sans eux, Wrangel eût été forcé, dès le milieu de l’été, d’évacuer la Crimée. Avec eux, il lutta avec acharnement jusqu’à la fin de l’année et nous porta à maintes reprises de rudes coups. La liquidation du front de Wrangel exigea de grands sacrifices. Sur le large secteur qui se terminait à l’isthme étroit de Pérékop, des milliers de jeunes ouvriers et paysans tombèrent dans la lutte contre la réaction. Sans la Géorgie, Wrangel n’aurait pas eu d’armée. Sans Wrangel, la Pologne ne se serait peut-être pas décidée à nous attaquer. Si, néanmoins, elle l’avait fait, nous n’aurions pas été obligés de diviser nos forces, et la paix de Riga aurait été tout autre : elle n’aurait pas en tout cas donné des millions de paysans ukrainiens et blanc-russiens aux seigneurs polonais.

Pour les mencheviks géorgiens, la Crimée fut le chaînon qui les relia aux impérialistes de l’Occident contre les fanatiques de l’Orient. Ce chaînon nous coûta des milliers de vies humaines. C’est avec ces vies que le gouvernement de Jordania acheta la reconnaissance juridique de l’indépendance de sa République. A notre avis, il paya bien trop cher cette camelote.

Face au sud-ouest, la Fédération soviétique, durant l’année 1920, frappait du poing droit, à l’ouest, son ennemi principal, la Pologne bourgeoise ; du poing gauche, au sud, Wrangel. Connaissant tous les faits que nous venons d’exposer, n’avait-elle pas le droit de frapper du talon la Géorgie et d’écraser la tête menchevique ? N’était-ce pas là un acte de défense révolutionnaire légitime ? Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes équivaut-il au droit de porter impunément préjudice à ses voisins ? Si, durant l’année 1920, la Russie soviétique n’a pas frappé la Géorgie menchevique, ce n’est pas parce qu’elle doutait de son droit de casser les reins à cet ennemi haineux, implacable, perfide, mais parce que la conjoncture politique ne le lui permettait pas. Nous ne voulions pas faciliter la tâche à Millerand, à Churchill et à Pilsudski, qui cherchaient à entraîner dans la guerre contre nous les États limitrophes de la Russie. Nous nous efforcions de montrer à cet États que, sous certaines conditions, ils pouvaient vivre paisiblement, sans aucune crainte, aux côtés de la République soviétique. Pour apprivoiser les petites républiques dirigées par de petits-bourgeois au crâne épais, nous avons maintes fois, durant ces dernières années, fait des concessions sans précédent, passé des compromis monstrueux. Pour prendre un exemple récent, l’aventure de la bourgeoisie finlandaise en Carélie ne nous donnait-elle pas pleinement le droit d’envahir la Finlande ? Si nous ne l’avons pas fait, ce n’est pas pour des raisons juridiques formelles — car nous avions et nous avons encore pour nous la légalité — mais parce que l’essence même de notre politique consiste à ne recourir à la force armée que lorsque tous les autres moyens sont épuisés.

[9] Citons comme échantillon un de ces rapports daté du 14 juillet : « Au début de la semaine dernière ont levé l’ancre pour la Crimée les navires suivants transportant du matériel de guerre : « Vozrojdénié », « Donets » et « Kiev ». Le 7 sont partis : la « Margarita » avec des projectiles, des cartouches et des automobiles, le « Jarki » avec des cartouches et le sous-marin « Outka ». Sur ces bateaux se sont embarqués plus de 2.000 volontaires, ainsi que la représentation officielle de l’Armée volontaire sous la direction du général Dratsenko. »

Le dénouement

Fournissant à Wrangel des hommes et du matériel, la Géorgie fut en même temps, durant toute l’année 1920, un nid de conspiration pour les gardes-blancs russes, et particulièrement pour les gardes-blancs caucasiens de différentes tendances. Elle servit d’intermédiaire entre Pétliura, l’Ukraine, le Kouban, le Daghestan et les montagnards réactionnaires. Après leur défaite, les blancs trouvent asile chez les mencheviks ; chez eux, ils organisent leurs états-majors et développent leur activité. De la Géorgie ils dirigent des détachements d’insurgés sur le territoire du pouvoir soviétique par les voies suivantes : 1° Soukhoum-Kalé-col de Marouch et sources du Kouban et de la Laba ; 2° Soukhoum-Kalé-Gagri, Adler-Krasnaïa Poliana, col d’Aïchka-sources de la Laba ; 3° Koutaïs-Oni-Naltchik.

Ils agissent plus ou moins en secret, de façon à sauver tout juste les apparences pour la diplomatie ; néanmoins, la police spéciale géorgienne est parfaitement au courant de leurs agissements. « Durant mon séjour en Géorgie — écrit, le 12 novembre 1920, à la police spéciale un lieutenant garde-blanc — je ne ferai absolument rien qui soit susceptible de provoquer des désagréments avec la mission soviétique, car mon travail s’effectuera d’une façon encore plus clandestine qu’auparavant. Si l’on exige de moi des répondants, je puis en présenter une quantité suffisante parmi les hommes d’État géorgiens. » Ce document, avec beaucoup d’autres, a été trouvé dans les archives mencheviques par la commission de l’Internationale Communiste. Les organisations des conspirateurs sont en liaison étroite avec les missions de l’Entente et en particulier avec les sections de contre-espionnage de ces derniers. Si Henderson avait là-dessus de moindre doute, il n’aurait qu’à se renseigner aux archives du contre-espionnage britannique. Nous aimons à croire que son stage patriotique lui facilitera l’accès de ce sanctuaire.

Batoum était à cette époque le centre le plus important des intrigues et des complots de l’Entente et de ses vassaux. En juillet 1920, l’Angleterre remit Batoum directement aux mains de la Géorgie menchevique, qui, pour gagner les sympathies de la population de l’Adjar, dut immédiatement employer l’artillerie. Évacuant Batoum, après la destruction préalable de ses ouvrages de défense maritime, le commandement britannique témoignait par là même de son entière confiance dans les intentions de la Géorgie à l’égard de Wrangel. La défaite de ce dernier changea du coup la situation. Les généraux et les diplomates de l’Entente connaissaient trop bien le caractère véritable des rapports mutuels de la Géorgie, de Wrangel et des républiques soviétiques pour ne conserver aucun doute sur la situation désespérée dans laquelle la liquidation du front de Wrangel mettait les mencheviks géorgiens. Il est à croire d’ailleurs que ces derniers également élevèrent la voix pour réclamer des « garanties ». Dans les sphères dirigeantes anglaises, la question se posa d’une nouvelle occupation de Batoum sous forme d’affermage, de création d’un port franc ou sous toute autre de ces enseignes qui existent en aussi grand nombre chez les diplomates que les fausses dés chez les cambrioleurs. La presse dirigeante géorgienne parlait de l’occupation projetée avec une satisfaction ostensible plutôt qu’avec inquiétude. Il s’agissait, à n’en pas douter, de la création d’un nouveau front contre nous. Nous déclarâmes que nous considérerions l’occupation de Batoum par les Anglais comme l’ouverture des hostilités.

A peu près à cette époque, la protectrice attitrée des faibles, la France de M. Millerand, s’intéressa particulièrement au sort de la Géorgie indépendante. Arrivé en Géorgie, le « Commissaire général pour la Transcaucasie », M. Abel Chevalley, sans perdre de temps, déclara, par l’intermédiaire de l’Agence télégraphique géorgienne : « Les Français aiment d’un amour fraternel la Géorgie et je suis heureux de pouvoir le déclarer publiquement. Les intérêts de la France concordent entièrement avec ceux de la Géorgie… » Les intérêts de la France, qui avait encerclé la Russie par le blocus de la famine et lâché sur elle toute une meute de généraux tsaristes, « concordaient entièrement » avec les intérêts de la Géorgie démocratique ! Après force discours lyriques et quelque peu niais sur l’amour ardent des Français pour les Géorgiens, M. Chevalley, il est vrai, comme il sied à tout bon représentant de la Troisième République, expliqua que « les États du monde entier avaient besoin actuellement de matières premières et de produits fabriqués ; or, la Géorgie était la grande voie naturelle entre l’Orient et l’Occident ». En d’autres termes, ce qui attirait les amis de M. Millerand ce n’était pas seulement leur amour pour la Géorgie, mais aussi l’odeur du naphte de Bakou.

Peu après l’arrivée de M. Chevalley, l’amiral français Dumesnil débarqua en Géorgie. Sa tendresse pour les compatriotes de Noé Jordania ne le cédait en rien à celle de son collègue, le diplomate. L’amiral déclara que la France « ne reconnaissant pas la mainmise sur la propriété d’autrui » ( qui l’eût cru ? ), lui, Dumesnil, tant qu’il se trouverait sur le territoire de la Géorgie « indépendante », ne permettrait pas au gouvernement soviétique de s’emparer des navires russes qui se trouvaient dans le port géorgien et qui étaient destinés à être transmis à Wrangel ou à ses successeurs éventuels. Les voies par lesquelles triomphe le droit sont parfois vraiment impénétrables !

La collaboration des représentants de la démocratie française avec les démocrates de Géorgie prit un développement extraordinaire. Le torpilleur français Saquiart bombarda et brûla la goélette russe Zeïnab. Avec le concours des agents de la Police Spéciale géorgienne, les contre-espions français attaquèrent le courrier diplomatique des soviets et le dévalisèrent. Les torpilleurs français protégèrent le départ pour Constantinople du bateau russe Printsip, ancré dans le port géorgien. L’organisation des insurrections dans les républiques soviétiques et dans les régions voisines de la Russie redoubla d’intensité. La quantité de l’armement amené de la Géorgie dans ces régions augmenta sensiblement. Le blocus de famine de l’Arménie, qui, à cette époque, avait déjà adopté le régime soviétique, continua. Mais Batoum ne fut pas occupé. Il est possible qu’à cette époque, Lloyd George ait renoncé à la pensée d’un nouveau front. Il est possible également que l’amour ardent que nourrissaient les Français pour la Géorgie ait empêché les Anglais de manifester le même sentiment. Notre déclaration relative à Batoum ne resta pas naturellement non plus sans effet. Après avoir, au dernier moment, payé les services de la Géorgie par cette lettre de crédit fictive que constituait la reconnaissance de jure de l’État géorgien, l’Entente décida de ne rien construire sur le fondement instable de la Géorgie menchevique. Après la lutte acharnée qu’ils avaient menée contre nous, les mencheviks géorgiens étaient persuadés, au printemps de l’année 1920, que nos troupes parachèveraient leur victoire sur Dénikine, arriveraient à étapes forcées jusqu’à Tiflis et Batoum et balayeraient comme un fétu de paille la démocratie menchevique… Mais nous, qui n’attendions d’un coup d’État en Géorgie, aucune conséquence révolutionnaire importante, nous étions prêts à tolérer à nos côtés la démocratie menchevique, à condition qu’elle consentit à former avec nous un front commun contre la contre-révolution russe et l’impérialisme européen.

Mais notre attitude, dictée par des considérations politiques, fut interprétée à Tiflis comme une marque de faiblesse. Nos amis de Tiflis nous écrivaient alors que, tout d’abord, les dirigeants mencheviques ne pouvaient arriver à comprendre les motifs de notre conduite pacifique : ils se rendaient parfaitement compte que nous aurions pu occuper la Géorgie sans coup férir. Bientôt ils imaginèrent une explication fantaisiste : l’Angleterre ne consentait, soi-disant, à entrer en pourparlers avec nous que si nous nous engagions à ne rien entreprendre contre la Géorgie. Quoi qu’il en soit, la peur du début fait bientôt place à l’insolence chez les mencheviks, qui cherchent à nous provoquer de toutes les façons. Lors de nos revers sur le front polonais et de nos embarras sur le front de Wrangel, la Géorgie se range ouvertement du côté de nos ennemis. Sans envergure révolutionnaire, sans largeur de vues politiques, sans perspective aucune, cette misérable démocratie petite-bourgeoise qui, après avoir rampé la veille devant les Hohenzollern, était prête maintenant à s’aplatir devant Wilson, qui, tout en soutenant Wrangel, était prête à le renier au moment critique, qui, tout en concluant un accord avec la Russie soviétique, n’avait pour but que de tromper cette dernière, qui, lâche et poltronne, s’était à la fin complètement empêtrée dans le filet de ses propres machinations, avait elle-même prononcé son arrêt de mort.

Quoique nous en eussions entièrement le droit, nous ne considérions pas, comme nous l’avons dit plus haut, qu’il fut de notre intérêt politique de liquider par la force des armes la Géorgie menchevique. Surtout, nous savions bien que si l’on s’avisait de leur marcher sur le pied, les politiciens mencheviques allaient pousser les hauts cris dans toutes les langues des démocraties civilisées. Ces gens-là ne sont pas les ouvriers de Rostov, de Novotcherkask ou d’Ekatérinodar, que les partisans de Dénikine, soutenus par la « neutralité » amicale et le concours effectif des mencheviks géorgiens, massacraient par centaines et par milliers et qui périssaient obscurément sans même que l’Europe en eût connaissance. Les politiciens mencheviques géorgiens sont tous des intellectuels, d’anciens étudiants des universités d’Europe, les généreux amphitryons de Renaudel, de Vandervelde et de Kautsky. Dans ces conditions, n’était-il pas facile de prévoir qu’ils allaient rallier les sympathies de tous les organes de la société démocratique, du libéralisme et de la réaction ? N’était-il pas clair que tous les politiciens qui s’étaient déshonorés en soutenant le carnage impérialiste, que tous les traîtres et les banqueroutiers du socialisme officiel, en réponse aux lamentations de leurs confrères géorgiens offensés, allaient pousser des clameurs d’indignation pour attester leur attachement à la justice et leur dévouement à l’idéal démocratique ? D’autant plus qu’il n’y aurait aucune dépense à supporter. Nous connaissions trop bien les mencheviks pour douter qu’ils laisseraient passer une si belle occasion d’adopter des résolutions, de lancer des manifestes, des appels, des déclarations, de composer des mémorandums, des articles et de prononcer des discours grandiloquents et pathétiques avec l’approbation de la bourgeoisie et avec l’appui de leurs gouvernements. Si même nous n’en avions pas eu d’autres plus sérieuses, cette seule raison, c’est-à-dire le désir de ne pas donner un prétexte commode à la démocratie internationale de battre le rappel, eût suffi pour nous décider à ne pas toucher aux chefs mencheviks de la contre-révolution dans leur refuge géorgien. Nous voulions un accord. Nous proposâmes aux mencheviks une action commune contre Dénikine. Ils refusèrent. Nous conclûmes avec eux un traité qui portait beaucoup moins atteinte à leur indépendance que le protectorat de l’Entente. Nous insistâmes sur l’exécution du traité ; dans une série de notes et de protestations, nous dénonçâmes la conduite hostile à notre égard des mencheviks géorgiens. Par une pression des masses laborieuses de la Géorgie elle-même, nous nous efforçâmes d’avoir dans ce pays un voisin susceptible de devenir pour nous un intermédiaire avantageux entre la Fédération soviétique et l’Occident capitaliste. C’est dans ce sens qu’était orientée toute notre politique envers la Géorgie. Mais les mencheviks ne pouvaient plus faire volte-face. En étudiant l’histoire documentaire de nos rapports avec le gouvernement des mencheviks, je me suis maintes fois étonné de notre longanimité et j’ai rendu en même temps justice à cette gigantesque machine bourgeoise de falsification et de mensonge au moyen de laquelle le coup d’État soviétique, inévitable en Géorgie, était représenté comme une agression militaire soudaine et sans motif aucun, comme l’agression du méchant loup soviétique contre le pauvre petit Chaperon Rouge du menchevisme. O poètes de la Bourse, fabulistes de la diplomatie, mythologues de la grande presse, ô canailles à gages du Capital !

Avec la perspicacité dont il a le secret, Kautsky découvre la mécanique diabolique du coup d’État bolchevique en Géorgie : l’insurrection commença, non pas à Tiflis, comme cela eût dû arriver si elle fût partie des masses ouvrières, mais aux confins du pays, dans le voisinage des troupes soviétiques, et se développa de la périphérie au centre. N’est-il pas clair que le régime menchevique est tombé victime d’une agression militaire déclenchée de l’extérieur ? Ces considérations feraient honneur à un jeune juge d’instruction. Mais elle n’apportent rien pour la compréhension des événements historiques.

La révolution soviétique était partie des centres de Petrograd et de Moscou, et, de là, s’était répandue dans tout l’ancien empire des tsars. La révolution, à cette époque, n’avait pas d’armée. Ses propagateurs étaient des détachements d’ouvriers armés à la hâte. Ils pénétraient presque sans résistance dans les régions les plus retardataires et, soutenus par la sympathie illimitée des travailleurs, y instauraient le pouvoir soviétique. Lorsque la réaction, personnifiée par la bourgeoisie et les grands propriétaires fonciers, s’était emparée, comme au Don ou au Kouban, du centre de la région, l’insurrection allait de la périphérie au centre, très souvent avec le concours effectif des agitateurs et des militants arrivés des capitales.

Néanmoins, la contre-révolution, grâce au secours qu’elle avait reçu du dehors, réussit à reprendre pied dans les parties les plus arriérées du territoire russe et à s’y retrancher ; ainsi en fut-il au Don, au Kouban, au Caucase, dans la région de la Volga, en Sibérie, sur le littoral de la mer Blanche et même en Ukraine. En même temps que la contre-révolution, la révolution formait son armée. Bientôt ce furent des batailles rangées, des campagnes militaires en règle qui décidèrent du sort des frontières de la révolution soviétique. Mais comme les armées en présence n’avaient point été amenées « de l’extérieur », qu’elles avaient été créées par les classes qui luttaient à mort l’une contre l’autre sur toute l’étendue de l’ancien empire des tsars, c’était donc la lutte révolutionnaire des classes qui s’exprimait ainsi dans la langue des opérations militaires. La contre-révolution, il est vrai, était dans une large mesure soutenue par une force militaire venue du dehors. Mais cela ne fait que confirmer notre thèse. Sans Pétersbourg, Moscou, le rayon d’Ivanovo-Voznessensk, le bassin du Donetz, l’Oural, il n’y eût pas eu de révolution. D’elle-même la région du Don n’aurait jamais instauré le pouvoir soviétique. Un village du gouvernement de Moscou ne l’aurait pas fait non plus. Mais, comme le village du gouvernement de Moscou, la stanitza du Kouban ainsi que le steppe transvolgien formaient, depuis longtemps, partie intégrale d’un tout administratif et économique unique et avaient été entraînés avec lui dans le tourbillon de la révolution, ils tombèrent naturellement sous la direction révolutionnaire et de la ville et du prolétariat industriel. Ce n’est pas un plébiscite sur chaque point du pays, mais l’hégémonie incontestée de l’avant-garde prolétarienne dans tout le pays qui assura la diffusion et la victoire de la Révolution. Avec l’appui de la force armée du dehors quelques régions des confins de la Russie réussirent non seulement à échapper au tourbillon de la révolution, mais à maintenir, pour un temps assez long, le régime bourgeois. Les « démocraties » de Finlande, d’Esthonie, de Lettonie, de Lithuanie et même de Pologne doivent leur existence à la force militaire étrangère qui, durant la période critique de leur formation, prêta son appui à la bourgeoisie et écrasa le prolétariat. Dans ces pays touchant directement à l’Occident capitaliste la corrélation des forces fut faussée par l’introduction d’un élément extérieur : la force militaire étrangère, au moyen de laquelle la bourgeoisie put, par le massacre, l’emprisonnement et la déportation, décimer l’élite prolétarienne. De cette façon seulement la démocratie parvint à établir un équilibre temporaire sur des bases bourgeoises. Pourquoi, à propos, les bonnes âmes de la IIe Internationale ne préconiseraient-elles pas un programme comportant : en premier lieu, le retrait des armées bourgeoises formées en Finlande, en Estonie, en Lettonie, etc., avec l’appui des forces extérieures ; en second lieu, la libération de tous les prisonniers et l’amnistie pour tous les exilés (il est impossible, malheureusement, de ressusciter les morts) ; et enfin un référendum ?

La situation de la Transcaucasie était différente : entre elle et les centres de la révolution s’étendait la Vendée cosaque. Sans la Russie soviétique, la démocratie petite-bourgeoise de Transcaucasie eût été immédiatement écrasée par Dénikine. Sans les gardes-blancs du Don et du Kouban, elle se fût immédiatement dissoute dans la révolution soviétique. Elle vivait et s’alimentait de la guerre civile acharnée qui désolait la Russie et de la force militaire étrangère installée en Transcaucasie. Dès l’instant où la guerre civile se termina par la victoire de la République soviétique, l’effondrement du régime petit-bourgeois en Transcaucasie devint inévitable.

En février 1918 déjà, Jordania déplorait que les tendances bolcheviques eussent pénétré dans les campagnes et les villes et touché jusqu’aux ouvriers mencheviks eux-mêmes. Les insurrections paysannes se succédaient sans interruption en Géorgie. Alors qu’en Russie soviétique, jusqu’à l’insurrection des Tchéco-Slovaques (mai 1918) dirigée par les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, les journaux mencheviks paraissaient librement, en Géorgie au contraire le parti communiste avait été réduit à l’action clandestine, dès le début de février. Quoique les travailleurs de Transcaucasie, coupés de la Russie soviétique, fussent continuellement terrorisés par la présence des troupes étrangères, les insurrections révolutionnaires ont occupé dans la vie de la Géorgie une place beaucoup plus grande que les insurrections des blancs sur le territoire soviétique. L’appareil d’oppression du gouvernement géorgien fut incomparablement plus considérable que celui de la Russie soviétique.

Notre victoire sur Dénikine et, par la suite, sur la toute puissante Entente produisit une impression profonde sur les masses populaires de Transcaucasie.

Lorsque les troupes soviétiques approchèrent des frontières de l’Azerbeïdjan et de la Géorgie, les masses laborieuses de ces républiques qui avaient toujours été de cœur avec les travailleurs de la Russie, furent envahies par une puissante effervescence révolutionnaire. Leur état d’esprit pourrait se comparer à celui qui se manifesta chez les masses populaires de la Prusse Orientale et même, jusqu’à un certain point, de toute l’Allemagne, lors de notre offensive sur Varsovie, alors que la gauche de notre armée rouge arrivait aux frontières de l’Allemagne. Mais alors nous n’étions en présence que d’un épisode éphémère, tandis que la défaite des armées de Dénikine sous les yeux de l’Entente avait un caractère décisif ; aussi les masses laborieuses d’Azerbaïdjan, d’Arménie et de Géorgie ne doutaient-elles pas que le gouvernement soviétique au nord du Caucase reposât sur des bises fermes et que sa domination fut inébranlable.

En Azerbaïdjan, la révolution soviétique s’accomplit presque automatiquement lorsque nos troupes approchèrent des frontières de ce pays. Le parti dirigeant des moussavats, composé de bourgeois et de propriétaires fonciers, était loin d’avoir des traditions et une influence aussi fortes que les mencheviks géorgiens. Bakou, qui, en Azerbaïdjan, jouait un rôle incomparablement plus important que Tiflis en Géorgie, était une vieille citadelle du bolchevisme. Les partisans des moussavats s’enfuirent, abandonnant presque sans résistance le pouvoir aux communistes de Bakou. L’attitude des dachnaks arméniens ne fut pas beaucoup plus digne. En Géorgie, les événements se déroulèrent plus méthodiquement. Les tendances bolcheviques qui avaient été obligées de se dissimuler commencèrent à se manifester ouvertement. Le parti communiste fit des progrès rapides en tant qu’organisation et, en peu de temps, il réussit à conquérir !es sympathies des travailleurs. Le journal des socialistes-fédéralistes géorgiens, le Sakartvello, écrivait, le 7 décembre 1920 : « La force des communistes en Géorgie, il y a quelques mois, était tout autre que maintenant. Mors la Géorgie n’était pas encore entourée de bolcheviks. Nous avions pour voisins des États nationaux indépendants. Notre situation économique et financière était incomparablement meilleure qu‘aujourd’hui. Mais la situation a changé et ce changement s’est effectué au profit des bolcheviks. A l’heure actuelle, le parti bolchevik a ses organisations en Géorgie. En certains milieux ouvriers, comme par exemple dans le syndicat des ouvriers du Livre, il dispose même de la majorité. En somme, l’activité des bolcheviks a pris un développement considérable. A l’intérieur, la croissance des forces bolcheviques ; à l’extérieur, leur domination illimitée. Telle est la situation dans laquelle est tombée la Géorgie. »

Reflétant l’état de choses réel, ces plaintes d’un organe qui nous était résolument hostile ont pour nous une très grande importance : elles constituent une réfutation catégorique de Kautsky qui, constatant « l’entière liberté » accordée aux communistes en même temps que leur complète impuissance, se base là-dessus pour représenter la révolution soviétique, en Géorgie, comme un résultat de la violence, de la contrainte étrangère. Or, les mots de la gazette nationaliste : « A l’intérieur, la croissance des forces bolcheviques ; à l’extérieur, leur domination » sont la formule exacte du coup d’État soviétique qui allait se produire.

Sentant leur situation désespérée, les mencheviks géorgiens s’engagèrent dans la voie de la réaction ouverte. Le refus brutal et provocant du gouvernement de Jordania de s’allier à la Russie contre Dénikine avait déjà discrédité jusqu’à un certain point les mencheviks parmi les masses. Les infractions systématiques au traité conclu avec la Russie soviétique, infractions que nous prîmes soin de dénoncer, eurent un effet analogue. Concevant l’impossibilité d’exister par eux-mêmes, alors que le pouvoir soviétique avait triomphé sur tout le sud-est de l’ancien empire des tsars, les mencheviks firent des tentatives désespérées pour aider Wrangel et obtenir le concours militaire de l’Entente. Mais ce fut en vain. En Crimée, ce ne fut pas seulement le sort de Wrangel, ce fut aussi celui de la Géorgie menchevique qui se décida.

Nos effectifs au Caucase furent quelque peu augmentés durant l’automne 1920, au moment de la descente effectuée par Wrangel au Kouban, alors qu’il n’était bruit que d’une occupation de Batoum. Cette concentration de nos troupes avait un caractère purement défensif. La liquidation du front de Wrangel et l’armistice avec la Pologne renforcèrent les tendances soviétiques en Géorgie. La présence des régiments rouges aux frontières de ce pays signifiait qu’il n’y avait nullement lieu de craindre une intervention étrangère en cas de révolution soviétique. Ce n’est pas pour renverser les mencheviks qu’il fallait des soldats rouges, mais pour prévenir toute tentative de débarquement de troupes envoyées de Constantinople par l’Angleterre, par la France ou par Wrangel pour étouffer la révolution soviétique. Les mencheviks eux-mêmes, avec leur garde prétorienne populaire et leur armée nationale fictive, opposèrent une résistance insignifiante. Commencée au début de février, la révolution soviétique était déjà, vers le milieu de mars, terminée dans toutes les parties du pays.

Nous n’avons pas la moindre intention de dissimuler ou de rabaisser l’importance du rôle de l’armée soviétique dans la victoire des soviets au Caucase. En février 1921, cette armée prêta à la révolution un concours puissant, quoique beaucoup moindre que celui qu’avaient fourni, durant trois ans, aux mencheviks les armées turque, allemande, anglaise, sans parler des gardes-blancs russes. Si le Comité Révolutionnaire qui dirigeait l’insurrection ne commença pas ses opérations à Tiflis, centre de la garde populaire menchevique, mais dans les frontières, où il pouvait s’arc-bouter à l’armée rouge et rassembler ses forces, cela prouve uniquement qu’il avait un sens politique avisé, ce que l’on ne saurait dire de Kautsky, qui, après coup, cherche à dicter à la révolution géorgienne une tactique contraire à celle qui lui a donné la victoire. Que Kautsky garde ses leçons de stratégie pour lui ! Nous, nous voulons nous instruire et apprendre à battre l’ennemi. Les apôtres de la IIe Internationale, eux, enseignent l’art d’être battu.

Ce qui arriva fut ce qui, depuis longtemps déjà, se préparait et ne pouvait pas ne pas arriver. L’histoire des rapports entre la Géorgie et la Russie soviétique n’est qu’un chapitre du livre sur le blocus de la Russie, sur les interventions militaires, sur l’or français, sur les navires anglais, sur les quatre fronts qui dévorèrent l’élite de la classe ouvrière. Ce chapitre ne saurait être isolé du reste du livre. La Géorgie, telle que nous la représentent maintenant les capitaines mencheviques de la guerre civile, n’a jamais existé : il n’y a jamais eu de Géorgie démocratique, pacifique, autonome, neutre. Ce qu’a été la Géorgie, c’est une place d’armes de la guerre de classes pan-russe Cette place d’armes est maintenant aux mains du prolétariat victorieux.

Et, après que les dirigeants mencheviques de la Géorgie ont aidé à massacrer, à pendre et à faire mourir de froid des dizaines de milliers de soldats rouges, des milliers de communistes et à nous porter des blessures que nous mettrons de longues années à guérir ; après que, malgré toutes nos pertes et tous nos sacrifices, nous sommes sortis vainqueurs de la lutte ; après que les masses laborieuses de la Géorgie ont, avec notre concours, jeté leurs dirigeants par-dessus bord à Batoum, ceux-ci viennent nous proposer de considérer la partie comme nulle et de recommencer le jeu. Aux mencheviks qui se sont compromis avec les officiers russes, turcs, prussiens et britanniques, Macdonald, Kautsky, Mrs. Snowden et autres savants accoucheurs et sages-femmes de la IIe Internationale se chargeront de refaire une virginité démocratique, après quoi, sous la protection de la flotte britannique, avec les subsides des rois du naphte et du manganèse, aux applaudissements du Times et avec la bénédiction du nouveau pape, la Géorgie menchevique, le pays le plus démocratique, le plus libre, le plus neutre du monde, sera restaurée, dans sa splendeur première.

La Gironde géorgienne, type politique

La Géorgie a joué, dans l’histoire du menchevisme russe, un rôle des plus importants. C’est en Géorgie que le menchevisme a revêtu la forme la plus évidente, la plus marquée de l’adaptation du marxisme au besoins de la classe intellectuelle, chez un peuple arriéré qui, dans son développement, n’en était encore, à tout prendre, qu’à sa période pré-capitaliste. L’industrie faisant défaut, la bourgeoisie nationale, au sens véritable du mot, n’existait pas. Le capital commercial se trouvait concentré presque exclusivement entre les mains des Arméniens. La culture intellectuelle était l’apanage des petits propriétaires fonciers, nobles pour la plupart. Le capitalisme qui commençait à pénétrer la vie nationale n’avait pas encore créé sa culture, mais il avait déjà engendré des besoins que la noblesse géorgienne, dont tout l’avoir consistait en vignes et en troupeaux de moutons, était impuissante à satisfaire. Le mécontentement contre l’administration russe et le tsarisme s’alliait à la haine du capitalisme représenté par le marchand et l’usurier arméniens. L’incertitude du lendemain et le désir de trouver une issue à sa situation amenèrent naturellement la nouvelle génération des intellectuels, nobles et petits-bourgeois, à adhérer à l’idéologie démocratique et à se chercher un appui parmi les travailleurs. Mais, à cette époque (fin du siècle dernier), le programme de la démocratie politique, sous son ancienne forme jacobine ou « manchestérienne », était déjà depuis longtemps condamné par la marche de l’évolution historique et, dans la conscience des masses opprimées d’Europe, avait cédé le pas à différentes théories socialistes qui, à leur tour, perdaient de plus en plus de terrain devant le marxisme. Les aspirations de la noblesse des campagnes et des villes à un champ plus large d’activité dans les domaines littéraire, politique et autres, aspirations marquées d’une sorte d’aversion envieuse pour le capitalisme ; les premiers mouvements des artisans et des ouvriers industriels, peu nombreux encore, qui s’éveillaient à la vie politique ; le mécontentement sourd de la classe paysanne opprimée trouvèrent leur expression dans l’adaptation menchevique du marxisme, laquelle simultanément habituait à la reconnaissance du caractère inévitable du développement capitaliste, remettait en honneur les idées de la démocratie politique discréditée en Occident et prédisait pour un avenir indéterminé et lointain la domination de la classe ouvrière qui devait surgir, organiquement et sans douleur, de la démocratie.

Nobles d’origine, petits-bourgeois par leur genre de vie et leur tour d’esprit, avec un faux passeport marxiste en poche, tels étaient les chefs du menchevisme géorgien lorsqu’ils entrèrent dans la politique révolutionnaire. Méridionaux impressionnables et souples, ils devinrent, en beaucoup de cas, les chefs des étudiants et du mouvement démocratique ; la prison, la déportation et la tribune de la Douma d’Empire consolidèrent leur autorité politique et leur donnèrent en Géorgie une certaine réputation.

L’inconsistance petite-bourgeoise du menchevisme, et particulièrement de sa fraction géorgienne, apparaissait de plus en plus nettement à mesure que la révolution prenait plus d’ampleur et que ses tâches intérieures et internationales devenaient plus compliquées. La poltronnerie politique est un trait important du menchevisme ; or, la révolution n’admet guère la poltronnerie. Durant les grands événements, un menchevik fait piètre figure. Ce trait de son caractère s’explique par la crainte sociale du petit-bourgeois devant le grand, de l’intellectuel, simple « pékin », devant un général, du petit avocat devant un véritable diplomate, du provincial méfiant et vaniteux devant un Français ou un Anglais. La poltronnerie devant les représentants attitrés du Capital a pour pendant obligatoire la hauteur envers les ouvriers. Dans la haine de Tsérételli pour la Russie soviétique il y a une révolte organique contre la tentative de l’ouvrier de se mettre lui-même à l’œuvre que seul, lui, le petit-bourgeois instruit est de taille à accomplir, et encore avec la permission du grand bourgeois.

Lorsque Tchkenkéli ou Guéguetchkori parlent du bolchevisme, ils empruntent leurs épithètes aux charretiers non seulement de Tiflis, mais de toute l’Europe. Mais quand ils « conversent » avec le général tsariste Alexéiev, ou bien avec le général allemand von Kress, ou encore avec le général anglais Walker, ils s’efforcent d’atteindre à la noblesse de langage des maîtres d’hôtel suisses. C’est surtout des généraux qu’ils ont peur. Ils leur donnent des gages, ils cherchent à les convaincre, ils leur expliquent avec déférence que le socialisme géorgien est quelque chose de tout à fait différent des autres formes du socialisme, qui ne visent qu’à la destruction et au désordre, tandis que leur socialisme, à eux, est une garantie d’ordre. L’expérience politique rend les petits-bourgeois plus cyniques, mais ne leur apprend rien.

Nous avons ouvert plus haut, devant nos lecteurs, le journal de Djoughéli et nous avons vu tel qu’il se représente lui-même un des chevaliers du menchevisme. Il brûle les villages ossètes et, dans un style de collégien dépravé, exprime dans son journal son admiration pour la beauté de l’incendie et ses affinités avec Néron. Les bolcheviks, qui ne taisent pas les faits de la guerre civile et les mesures de rigueur qu’ils emploient pour mater leurs ennemis, en imposent incontestablement à ce répugnant cabotin. Comme ses maîtres, Djoughéli est absolument incapable de comprendre que, derrière cette politique ouverte et intrépide de violence révolutionnaire, il y a la conscience d’un droit historique, d’une mission révolutionnaire, conscience qui n’a rien de commun avec le cynisme éhonté d’un satrape « démocratique » provincial incendiant les villages et se regardant avec complaisance dans la glace pour bien se convaincre de sa ressemblance avec le dégénéré romain au front ceint d’une couronne impériale.

Djoughéli n’est pas une exception ; ce qui le prouve mieux que tout, c’est la préface on ne peut plus élogieuse écrite pour son livre par le ministre des Affaires étrangères, Guéguetchkori. A la suite de Jordania, le ministre de l’Intérieur, Ramichvili, se référant à Marx, proclamait avec emphase le droit de la démocratie à la terreur implacable. De Néron à Marx… Le cabotinage de ces bourgeois de province, leurs procédés superficiels, leur imitation purement simiesque sont le témoignage criant de leur nullité, du vide de leur esprit.

Constatant eux-mêmes la complète impuissance de la Géorgie « indépendante », obligés, après l’effondrement de l’Allemagne, de chercher la protection de l’Entente, les mencheviks dissimulèrent de plus en plus soigneusement leur Police Spéciale et, au lieu du masque bon marché modèle Djoughéli-Néron, revêtirent le masque Jordania-Tsérételli-Gladstone, pour imiter ce déclamateur fameux, amoureux des lieux communs à la sauce libérale.

Les mencheviks géorgiens, surtout dans leur jeunesse, avaient besoin d’un marxisme frelaté, dans la mesure où il justifiait leur position essentiellement bourgeoise. Leur poltronnerie politique, leur phraséologie démocratique, assemblage de lieux communs pathétiques, leur répulsion instinctive pour tout ce qui est précis, achevé, tranché dans le domaine des idées, leur vénération envieuse des formes extérieures de la civilisation bourgeoise donnaient par leur amalgame un type diamétralement opposé au type marxiste.

Lorsque Tsérételli traite de la « démocratie internationale », que ce soit à Saint-Pétersbourg, à Tiflis ou à Paris, il est absolument impossible de savoir s’il parle de la mythique « famille des peuples », de l’Internationale ou bien de l’Entente. En fin de compte, c’est toujours à cette dernière qu’il s’adresse, mais il s’exprime de telle façon qu’on peut croire qu’il s’agit également du prolétariat mondial. Ses idées délayées, ses conceptions amorphes facilitent on ne peut plus cette confusion. Lorsque Jordania, le chef du clan, parle de la solidarité internationale, il allègue, à l’appui de son argumentation, l’hospitalité des rois géorgiens. « L’avenir de l’Internationale et de la Société des Nations est assuré », annonce Tchkenkéli à son retour d’Europe. Préjugés nationaux et bribes du socialisme, Marx et Wilson, emballements purement littéraires et étroitesse petite-bourgeoise, pathos et bouffonnerie, l’Internationale et la Société des Nations, une certaine dose de sincérité, beaucoup de charlatanisme et, par-dessus tout, satisfaction béate d’un apothicaire de province ; telle est la mixture qui forme l’âme d’un menchevik géorgien.

Les mencheviks géorgiens acclamèrent avec enthousiasme les quatorze points de Wilson. Ils acclamèrent la création de la Société des Nations. Auparavant, ils avaient acclamé l’entrée des troupes du kaiser en Géorgie. Puis ils avaient acclamé leur départ. Ils acclamèrent l’arrivée des troupes anglaises. Ils acclamèrent la déclaration amicale de l’amiral français. Ils acclamèrent, il va de soi, Kautsky, Vandervelde, Mrs. Snowden et sont prêts, à chaque instant, à acclamer l’archevêque de Cantorbéry si celui-ci veut bien « se fendre » de quelques nouvelles malédictions à l’adresse des bolcheviks. C’est de cette façon que ces messieurs démontrent qu’ils sont les enfants véritables de la « civilisation européenne ».

Le mémorandum présenté par la délégation géorgienne à la Société des Nations à Genève nous dévoile, d’une façon saisissante, l’essence du menchevisme géorgien.

« Rangé sous le drapeau de la démocratie occidentale — est-il dit dans la conclusion du mémorandum — le peuple géorgien, tout naturellement, ressent une sympathie exclusive pour Vidée de la formation d’un système politique, qui, conséquence directe de la guerre, sert en même temps de moyen pour paralyser la possibilité de nouvelles guerres dans l’avenir. La Société des Nations, qui incarne ce système, représente, par la fécondité de ses résultats, l’acquisition la plus remarquable de l’humanité dans sa voie vers l’unité future. Priant de l’admettre dans la Société des Nations… le gouvernement géorgien estime que les principes mêmes appelés à régler la vie internationale dirigée désormais vers la solidarité et la collaboration, exigent l’admission dans la famille des peuples libres européens du peuple antique qui fut autrefois l’avant-garde du christianisme en Orient et qui est devenu maintenant l’avant-garde de la démocratie, du peuple qui n’aspire qu’au travail libre, opiniâtre, dans la maison qui est son héritage légitime et incontestable. »

Après cela, il n’y a plus qu’à tirer l’échelle. Voilà un document classique de la bassesse. Il peut servir de critérium sûr ; le socialiste chez lequel ce mémorandum ne provoquera pas un haut-le-cœur doit être exclu ignominieusement et pour toujours du mouvement ouvrier.

La conclusion principale que Kautsky tire de son étude sur la Géorgie est que, contrairement à la Russie, avec ses fractions, ses scissions et ses luttes intestines, contrairement à tout ce monde coupable, qui sous ce rapport ne vaut pas mieux que la Russie, c’est dans les montagnes de la Géorgie seulement qu’il a trouvé le règne du marxisme véritable, du marxisme authentique. Pourtant, Kautsky ne cache pas qu’il n’y a, en Géorgie, ni grande ni moyenne industrie et, par suite, pas de prolétariat au sens actuel du mot. La grande masse des députés mencheviks de l’Assemblée Constituante géorgienne était composée de professeurs, de médecins, d’employés. La masse des électeurs était représentée par les paysans. Néanmoins, Kautsky ne se donne pas la peine d’expliquer ce prodige historique, lui, qui, avec tous les mencheviks, nous accuse de représenter les côtés arriérés de la Russie comme des supériorités, découvre le modèle idéal de la social-démocratie dans le coin le plus retardataire de l’ancienne Russie. En réalité, si le « marxisme » en Géorgie n’a pas connu les scissions et une lutte de fraction aussi intense que dans les autres pays moins favorisés, cela prouve uniquement que le milieu social y était plus primitif, le processus de différenciation de la démocratie bourgeoise et de la démocratie prolétarienne y étant considérablement en retard, et, par suite, que le menchevisme géorgien n’avait rien de commun avec le marxisme. Au lieu de répondre à ces questions fondamentales, Kautsky déclare du haut de sa grandeur qu’il connaissait déjà les vérités du marxisme, alors ¦ que beaucoup d’entre nous n’étaient encore qu’au berceau. Nous ne chercherons pas à contester à Kautsky cette supériorité. Le sage Nestor — celui de Shakespeare et non celui d’Homère — se considérait comme supérieur à son ennemi plus jeune que lui parce que la femme qu’il aimait avait été autrefois plus belle que la grand-mère de ce dernier. Chacun se console comme il peut. Mais peut-être est-ce parce que Kautsky a, depuis trop longtemps, étudié l’alphabet du socialisme qu’il n’a pas su, quand il s’agissait de la Géorgie, en lire les premières lettres. Pour lui la stabilité et la durée relatives de la domination du menchevisme géorgien sont le fruit d’une sagesse tactique supérieure ; il ne voit pas qu’elles s’expliquent par le fait que l’ère du socialisme révolutionnaire pour la Géorgie arriérée a commencé plus tard que pour les autres parties de l’ancienne Russie. Profondément blessé par le cours de l’histoire, Karl Kautsky, aux derniers jours de l’ère menchevique, est arrivé à Tiflis pour y apaiser sa soif spirituelle. Trois quarts de siècle après que Marx et Engels avaient écrit leur Manifeste, Mrs. Snowden s’est empressée également d’y courir pour aérer son bagage spirituel. La chose, en effet, s’imposait. L’Évangile de Jordania est raisonnable, organique, véritablement dans l’esprit « fabien » ; il va du roi géorgien Vakhtanga à M. Huysmans ; il a été créé par le ciel lui-même pour la satisfaction des besoins les plus nobles du socialisme britannique.

Que la bêtise est vivace, lorsqu’elle a des racines sociales !

Encore démocratie et soviétisme

Maintenant que nous en avons fini avec le récit des événements, qu’il nous soit permis de nous arrêter à quelques considérations générales.

L’histoire de la Transcaucasie durant les cinq dernières années est un cours extrêmement instructif de démocratie en période révolutionnaire. Aux élections à l’Assemblée Constituante pan-russe, aucun des partis caucasiens n’avait inscrit dans son programme la séparation d’avec la Russie. Quatre ou cinq mois plus tard, en avril 1918, le Seïm transcaucasien composé des députés de cette même Assemblée Constituante décrétait la séparation de la Géorgie d’avec la Russie et sa constitution en État indépendant. Et ainsi, sur cette question fondamentale de la vie étatique : avec la Russie soviétique ou sans elle et contre elle, personne ne consulta la population de la Transcaucasie ; il ne fut question ni de référendum, ni de plébiscite, ni de nouvelles élections. La séparation de la Transcaucasie d’avec la Russie fut décrétée par les mêmes députés qui avaient été élus pour représenter la Transcaucasie à Saint-Pétersbourg sur la base des plates-formes démocratiques amorphes de la première période de la révolution.

La République Transcaucasienne fut proclamée tout l’abord comme fédération de toutes les nationalités du Caucase. Mais la situation créée par la séparation d’avec la Russie et la recherche de nouvelles orientations internationales amena le fractionnement de la Transcaucasie en trois parties distinctes : l’Azerbeïdjan, l’Arménie et la Géorgie. Le 26 mai 1918 déjà, c’est-à-dire cinq semaines après la séparation, le Seïm — formé de députés de l’Assemblée Constituante pan-russe — qui avait créé la République Transcaucasienne, proclamait sa liquidation. Comme auparavant, l’on ne demanda point leur avis aux masses populaires ; il n’y eut ni élections ni aucune autre forme de consultation. Et ainsi, tout d’abord, sans s’occuper du désir de la population, on l’avait séparée de la Russie pour réaliser, comme l’expliquaient les dirigeants du Seïm, une union plus étroite des Tartares, des Arméniens, des Géorgiens. Ensuite, à la première secousse extérieure, Tartares, Arméniens et Géorgiens avaient été, sans qu’on les consultât, scindés en trois États distincts.

Le même jour, la fraction géorgienne du Seïm proclamait la Géorgie république indépendante. Les ouvriers et les paysans géorgiens ne furent point consultés : on les mit en présence du fait accompli.

Durant les dix mois qui suivirent, les mencheviks consolidèrent le « fait accompli » : ils pourchassèrent les communistes qu’ils réduisirent à l’action clandestine, entrèrent en relations avec les Turcs et les Allemands, conclurent des traités de paix, remplacèrent les Allemands par les Anglais et les Américains, accomplirent leurs réformes fondamentales, surtout créèrent leur force armée prétorienne, la Garde Populaire, et, après tout cela seulement, se décidèrent à convoquer l’Assemblée Constituante (mai 1919), mettant ainsi les masses dans la nécessité d’élire des représentants au Parlement de la république géorgienne indépendante, dont elles n’avaient jamais entendu parler et à laquelle elles n’avaient jamais pensé.

Que signifie tout cela ? Si Macdonald, par exemple, comprenait tant soit peu l’histoire, c’est-à-dire s’il était capable de voir dans l’histoire le mouvement des forces et des intérêts vitaux et de distinguer leur aspect véritable du masque qui les recouvre, leurs causes réelles des contingences, il arriverait tout d’abord à la conclusion que les politiciens mencheviks, ces démocrates par excellence, s’efforçaient de réaliser, et réalisaient en fait, les mesures les plus importantes, contrairement aux méthodes de la démocratie politique. Ils utilisèrent, il est vrai, la fraction transcaucasienne de l’Assemblée Constituante pan-russe, mais ils l’employèrent à des buts diamétralement opposés à ceux pour lesquels elle avait été élue. Puis il soutinrent artificiellement ce résidu de la révolution de la veille pour faire opposition au lendemain de cette révolution. Ils ne convoquèrent l’Assemblée Constituante géorgienne qu’après avoir mis la Géorgie dans une situation à laquelle il n’y avait pour la population d’autre issue que celle qu’ils lui avaient imposée : la Transcaucasie était séparée de la Russie, la Géorgie de la Transcaucasie ; les Anglais occupaient Batoum ; les blancs, amis rien moins que sûrs, étaient aux frontières de la république ; les bolcheviks géorgiens étaient mis hors la loi, le parti menchevik restait le seul intermédiaire possible entre la Géorgie et l’Entente dont dépendaient les arrivages de blé. Dans ces conditions, les élections « démocratiques » ne pouvaient avoir pour résultat que le sanctionnement de cette série d’actes accomplis au moyen de la contrainte contre-révolutionnaire par les mencheviks eux-mêmes et par leurs complices et protecteurs étrangers.

Que l’on compare à cela le coup d’État du 7 novembre préparé par nous au grand jour en rassemblant les masses autour du programme : « Tout le pouvoir aux soviets », en construisant les soviets, en luttant pour les soviets, en y conquérant la majorité contre les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires dans une lutte sans merci, et que l’on nous dise où est la véritable démocratie révolutionnaire !

Il nous faut maintenant revenir à quelques questions relatives au mécanisme de la révolution tel que nous le connaissons par l’expérience des temps modernes.

Jusqu’à l’heure actuelle, la révolution n’était possible qu’au cas où les intérêts de la majorité du peuple, par suite, de classes différentes, étaient en contradiction avec le système existant de la propriété et du régime étatique. C’est pourquoi la révolution débutait par les revendications « populaires » élémentaires, dans lesquelles l’intérêt de la classe des possédants, l’ineptie de la petite bourgeoisie, l’état politique arriéré du prolétariat trouvaient leur expression. Ce n’est qu’au cours de la réalisation effective de ce programme que des antagonismes d’intérêts se révèlent dans le camp même de la révolution. Les éléments possédants, conservateurs sont rejetés progressivement ou d’un seul coup dans le camp de la contre-révolution. Les unes après les autres les différentes couches des masses opprimées se lèvent pour la lutte. Leurs revendications se font plus catégoriques, leurs méthodes de lutte plus implacables. La révolution atteint son point culminant. Pour qu’elle continue son ascension, il lui manque soit des bases matérielles (dans les conditions de la production), soit une force politique consciente (le parti). Alors la courbe commence à s’abaisser pour une courte durée de temps ou pour une longue période historique. Le parti extrême de la révolution ou bien est éliminé du pouvoir, ou bien restreint son programme d’action, en attendant qu’il se produise un changement en sa faveur dans le rapport des forces. Nous ne donnons ici que la formule algébrique de la révolution sans ses significations exactes de classe, mais cela nous suffit pour le moment, car il s’agit du rapport entre les forces vives, qui s’accroissent dans la lutte, et les forces de la démocratie.

Les institutions parlementaires héritées du passé (États Généraux en France, Douma d’Empire en Russie) peuvent, à un certain moment, donner une impulsion à la révolution, mais bientôt elles la contrecarrent.

La représentation élue à la première période de la révolution reflète inévitablement l’amorphisme politique, la naïveté, la bonhomie, l’indécision de cette dernière. Aussi devient-elle rapidement un frein pour le développement révolutionnaire : s’il n’existe pas une force révolutionnaire capable de franchir cet obstacle, la révolution piétine sur place, puis fait machine en arrière. La contre-révolution balaye la Constituante. Ainsi en fut-il pendant !a Révolution de 1848 : le général Wrangel liquida l’Assemblée Constituante prussienne qui n’avait pas su le liquider et qui n’avait pas été liquidée elle-même au moment nécessaire par le parti révolutionnaire. Nous avons eu aussi, on le sait, notre général Wrangel, qui avait hérité des penchants de son aïeul. Mais nous l’avons liquidé. Si nous y avons réussi, c’est parce que nous avions liquidé préalablement l’Assemblée Constituante. La Constituante de Samara, elle, a refait l’expérience prussienne et elle a trouvé son fossoyeur en Koltchak.

La Révolution française n’a pu opérer pendant un certain temps au moyen d’institutions représentatives encombrantes, toujours en retard sur les événements, que parce que l’Allemagne, à cette époque, était réduite à rien et qu’il était difficile à l’Angleterre, alors comme maintenant, de s’engager sur le continent. Ainsi la Révolution française — et c’est ce qui la distingue de la nôtre — a eu à ses débuts une longue « halte » extérieure qui lui a permis, jusqu’à un certain point, d’ajuster et d’adapter, sans se presser, les représentations démocratiques successives aux besoins de la révolution. Quand la situation devint menaçante, le parti révolutionnaire dirigeant n’orienta pas sa politique dans le sens de la démocratie formelle, mais, avec le couperet de la guillotine, tailla à la hâte la démocratie à la mesure des besoins de sa politique : les Jacobins exterminèrent les membres de la droite de la Convention et intimidèrent les centristes du Marais. La révolution ne suivit pas le lit du fleuve démocratique ; elle marcha par les défilés et les ravins de la dictature terroriste. L’histoire, en somme, ne connaît pas de révolution qui se soit terminée par la voie démocratique. Car la révolution est un litige grave, qu’on ne résoud jamais suivant la forme, mais selon le fond. Il arrive assez souvent que les gens perdent leur fortune et même ce que l’on appelle l’honneur à un jeu purement conventionnel comme le jeu de cartes ; mais les classes ne consentent jamais à perdre leur avoir, leur pouvoir et leur honneur au jeu conventionnel du parlementarisme démocratique. Elles résolvent toujours la question sérieusement, c’est-à-dire conformément au rapport véritable des forces matérielles et non pas suivant leur représentation plus ou moins fictive.

On ne saurait douter que, même dans les pays où le prolétariat, comme en Angleterre, forme la majorité absolue de la population, une institution représentative qui serait créée par la révolution ouvrière ne refléterait, en même temps que les premières revendications de la révolution, les traditions monstrueusement conservatrices de ce pays. La personne d’un leader trade-unioniste anglais d’aujourd’hui est un amalgame de préjugés religieux et sociaux remontant à une époque extrêmement reculée, contemporaine, pour le moins, de la restauration de la cathédrale de Saint-Paul ; d’habitudes pratiques de fonctionnaire d’organisation ouvrière vivant à une époque de maturité politique ; de raideur de petit bourgeois visant à la respectabilité ; de conscience frelatée de politicien ouvrier familiarisé avec toutes les trahisons. Ajoutez à cela les influences intellectuelles, doctrinales, « fabiennes » diverses : morale socialiste des prédicateurs de dimanche, systèmes rationalistes des pacifistes, dilettantisme des socialistes amateurs, étroitesse obstinée et hautaine du « fabianisme ». Si les conditions sociales actuelles en Angleterre sont extrêmement révolutionnaires, le long passé historique de ce pays a marqué d’une empreinte conservatrice puissante la conscience de la bureaucratie ouvrière et même de la couche supérieure des ouvriers les plus qualifiés. En Russie, les obstacles à la révolution socialiste sont objectifs : ils consistent dans le morcellement de la propriété paysanne et dans l’état arriéré de .a technique ; en Angleterre ils sont subjectifs : ils consistent dans le croupissement idéologique de tous les Henderson et Mrs. Snowden du Royaume-Uni. La révolution ouvrière aura raison de ces obstacles par des méthodes d’épuration qu’elle appliquera sur elle-même. Mais il n’y a aucun espoir qu’elle puisse en avoir raison par la voie de la démocratie. M. Macdonald l’en empêchera, non pas par son programme, mais par le fait même de son conservatisme personnel.

Étant donné l’instabilité des rapports sociaux à l’intérieur et les changements brusques et toujours dangereux à l’extérieur, il n’est pas douteux que, si la révolution russe s’était mise aux pieds les entraves du démocratisme bourgeois, elle serait depuis longtemps déjà étendue sur la grand-route, la gorge tranchée. Kautsky, il est vrai, déclare dans ses écrits que l’écroulement de la République soviétique ne serait pas un coup sensible pour la révolution internationale. C’est là une autre question. Nous sommes persuadés que l’effondrement de la République du prolétariat russe serait un soulagement considérable pour beaucoup de gens, qui expliqueraient immédiatement qu’ils avaient, dès le début, prévu la chose. Kautsky écrirait sa mille et unième brochure, dans laquelle il expliquerait pourquoi le pouvoir des ouvriers russes succombé, mais oublierait d’expliquer pourquoi lui-même est condamné à n’être qu’une nullité. Quant à nous, nous considérons que le fait que la République soviétique a tenu bon pendant les années les plus pénibles est la meilleure preuve de la vitalité du système soviétique. Ce système, évidemment, ne renferme en soi aucune vertu mirifique. Mais il s’est révélé assez souple pour conserver au Parti communiste, qu’il a lié étroitement aux masses, la liberté de manœuvre nécessaire pour ne pas paralyser son initiative, pour le préserver des dangers du jeu parlementaire, qui est chose de deuxième et de troisième ordre par rapport aux tâches fondamentales de la révolution. Quant au danger contraire, qui consisterait à ne pas remarquer les changements survenus dans l’état des esprits et les modifications dans la corrélation des forces, il faut reconnaître que, durant la dernière année, le soviétisme a montré, sous ce rapport, une vitalité supérieure. Les mencheviks du monde entier se sont mis à parler du thermidor de la révolution russe. Mais ce n’est pas eux, c’est nous-mêmes qui avons établi ce diagnostic. Et, ce qui est encore plus important, c’est que le parti communiste a fait aux aspirations « thermidoriennes », aux tendances de la petite bourgeoise, les concessions nécessaires pour la conservation du pouvoir au prolétariat sans briser le système et sans lâcher le gouvernail de direction. Un professeur russe, qui aime à réfléchir et auquel la révolution a été d’un certain profit, a qualifié, assez spirituellement d’ailleurs, notre nouvelle politique économique de « descente faite en serrant les freins ». Très probablement, notre professeur — et il n’est pas le seul — se représente cette descente, dont nous n’avons d’ailleurs nullement l’intention d’amoindrir l’importance, comme quelque chose de définitif et de décisif. Il devra bientôt se convaincre que, malgré l’importance de certains de ses écarts, notre politique se redresse toujours et conserve sa direction fondamentale. Pour s’en convaincre, il faut la juger non pas d’après un fait isolé, sensationnel, mais suivant son sens général et les nécessités de toute une époque. En tout cas, la « descente faite en serrant les freins » a pour le prolétariat au pouvoir les mêmes avantages qu’ont, pour le régime bourgeois, les réformes accomplies en temps utile, lesquelles diminuent la pression révolutionnaire. Voilà qui doit être facile à comprendre pour Henderson, dont le parti tout entier n’est qu’un frein de sûreté à l’usage de la société bourgeoise.

Que penser maintenant de la « dégénérescence » du système soviétique, dont, depuis longtemps déjà, les mencheviks de tous les pays parlent tant dans leurs discours et dans leurs écrits ? Ce qu’ils appellent « dégénérescence » est en rapport étroit avec ce qui a été nommé plus haut la « descente faite en serrant les freins ». La révolution internationale traverse en ce moment une période de cristallisation, de rassemblement de ses forces ; extérieurement c’est une sorte de piétinement sur place et même de recul. C’est ce qu’exprime en partie notre nouvelle politique économique. Il est naturel que cette période pénible, où le mouvement international subit un temps d’arrêt, se répercute sur la situation et sur l’état d’esprit des masses laborieuses de Russie et, partant, sur le travail du système soviétique. Notre appareil administratif et économique a fait, durant cette période, de grands progrès. Mais, évidemment, la vie des soviets, en tant qu’organes de représentation des masses, n’a pu conserver cette tension qui était sa caractéristique dans la période des premières victoires intérieures ou aux moments où le danger extérieur était menaçant. Les luttes stériles des partis parlementaires, leurs combinaisons et leurs intrigues peuvent revêtir et revêtent fréquemment un caractère « dramatique » extraordinaire, au moment où les masses traversent une période de grande dépression morale. Le système soviétique ne jouit pas d’une telle indépendance. Il reflète beaucoup plus directement les masses et leur état d’esprit. Il est monstrueux de lui reprocher comme une infériorité ce qui est sa supériorité essentielle. Seul le développement de la révolution en Europe redonnera une impulsion plus puissante au système soviétique. Mais peut-être pourait-on « remonter le moral » des travailleurs grâce à une opposition menchevique et aux autres systèmes du parlementarisme ? Les pays à démocratie parlementaire ne manquent pas. Eh bien ! où sont les résultats ? Il faudrait être le plus « bouché » des professeurs de droit constitutionnel, ou le plus impudent des renégats du socialisme pour nier que les masses ouvrières de Russie, maintenant, au moment de la soi-disant décadence du système soviétique, participent à la direction de toutes les branches de la vie sociale, d’une façon infiniment plus active, plus directe, plus constante, plus décisive que dans n’importe quelle république parlementaire.

Dans les pays où le parlementarisme est déjà de date ancienne, il s’est formé toute une série de mécanismes de transmission complexes et variés, au moyen desquels la volonté du Capital trouve son expression par l’intermédiaire d’un Parlement issu du suffrage universel. Dans les pays jeunes et à civilisation peu avancée, la démocratie basée sur la classe paysanne revêt un caractère beaucoup plus sincère et, par là même, très instructif. De même que l’on commence l’étude des organismes animaux par les amibes, de même il faudrait commencer l’étude des mystères du parlementarisme anglais par l’étude de la pratique des constitutions balkaniques. Les partis dirigeants qui ont été au pouvoir en Bulgarie depuis la reconnaissance de l’indépendance de ce pays ont mené entre eux une lutte implacable, quoique leurs programmes fussent sensiblement les mêmes. Chaque parti appelé au pouvoir par le souverain — que ce parti fût russophile ou germanophile — commençait par dissoudre l’Assemblée populaire et procédait à de nouvelles élections qui lui donnaient invariablement une majorité écrasante et ne laissaient à chacun des autres partis rivaux que deux ou trois sièges au Parlement. Deux ou trois ans plus tard, un de ces partis réduits à rien par les élections démocratiques, était appelé à son tour au pouvoir par le souverain, prononçait la dissolution de l’Assemblée populaire et obtenait l’immense majorité des mandats aux nouvelles élections. La classe paysanne bulgare, qui, par son niveau intellectuel et son expérience politique, n’est nullement inférieure à la classe paysanne géorgienne, manifestait invariablement sa volonté politique en votant pour le parti au pouvoir. Pendant la révolution, les paysans ne soutiennent un parti que lorsque le cours des événements leur montre que ce parti peut prendre ou bien a déjà pris le pouvoir. C’est pourquoi ils marchent avec les socialistes-révolutionnaires après la révolution de mars 1917 et avec les bolcheviks après novembre. La domination démocratique des mencheviks en Géorgie avait, au fond, ce caractère « balkanique », mais avec cette seule différence que l’époque était révolutionnaire ; elle s’appuyait sur les paysans dont l’impuissance de fonder, en régime bourgeois, un parti autonome, capable de diriger l’État, est attestée par l’histoire. Ce sont les villes qui, dans les temps modernes, ont toujours fourni un programme et une direction politique. Les révolutions ont invariablement revêtu un caractère d’autant plus décisif que les masses populaires liaient dans une plus large mesure leur sort à celui du parti extrême gauche des villes. Il en fut ainsi à Munster, à la fin de la Réforme. Il en fut ainsi pendant la grande Révolution française, durant laquelle le club des Jacobins réussit à s’appuyer sur la campagne. Si la révolution de 1848 se cassa le cou à ses premiers pas, c’est précisément parce que son aile gauche, très faible, ne sut pas trouver d’appui dans les campagnes et que la classe paysanne, représentée par l’armée, resta le soutien de l’ordre. La révolution russe actuelle n’a pris une telle envergure que parce que les ouvriers ont su faire la conquête politique des paysans en leur montrant qu’ils étaient capables de créer un pouvoir.

En Géorgie, la faiblesse numérique et l’état arriéré du prolétariat, isolé en outre des centres de la révolution, permirent au bloc politique des intellectuels petits-bourgeois et des groupes ouvriers les plus conservateurs de se maintenir beaucoup plus longtemps au pouvoir. Par les émeutes et les insurrections, la classe paysanne géorgienne tenta d’imposer au pouvoir ses revendications fondamentales, mais, comme toujours, se révéla incapable de créer un pouvoir. Ses insurrections isolées furent réprimées. Parallèlement à la répression, la duperie parlementaire faisait son œuvre.

La stabilité relative du régime menchevique était due à l’impuissance politique des masses paysannes éparses, impuissance que les mencheviks entretinrent artificiellement.

Ils y réussirent d’autant plus facilement qu’ils résolurent la question du pouvoir effectif contrairement aux principes de la démocratie en organisant une force armée indépendante, sans lien aucun avec les institutions démocratiques. Nous voulons parler de la Garde Populaire, à laquelle nous n’avons, jusqu’à présent, touché qu’incidemment. L’organisation de la Garde Populaire nous dévoile les arcanes de la démocratie menchevique. Elle était soumise directement au président de la République et se composait de partisans du régime, triés sur le volet et parfaitement armés. Kautsky le sait : « Seuls — dit-il — les camarades éprouvés et organisés pouvaient recevoir les armes. » En sa qualité de menchevik éprouvé et organisé, Kautsky lui-même fut incorporé à titre honorifique dans la Garde Populaire géorgienne. Voilà qui est touchant ; pourtant l’organisation d’une garde se concilie bien peu avec la démocratie. Dans sa polémique contre les bolcheviks, Kautsky écrit dans la même brochure : « Si le prolétariat ou le parti du prolétariat n’a pas le monopole de l’armement, il ne peut, dans un pays agricole, se maintenir au pouvoir qu’avec l’appui moral des paysans. » Mais, qu’était-ce que la Garde Populaire, sinon le monopole de l’armement entre les mains du parti menchevique ? Parallèlement à la garde armée de la dictature menchevique, on créa, il est vrai, en Géorgie, une armée sur la base du service militaire obligatoire. Mais l’importance de cette armée était presque nulle. Au moment du renversement du menchevisme (février et mars 1921), l’armée nationale ne participa presque pas aux engagements et, règle générale, passa aux bolcheviks ou simplement se rendit sans combat. Peut-être Kautsky a-t-il là-dessus d’autres renseignements. Qu’il nous les communique. Mais, avant tout, qu’il explique pourquoi il fallait une force armée prétorienne soigneusement sélectionnée si la démocratie géorgienne s’appuyait uniquement sur les sympathies des masses laborieuses ? Pourquoi ce monopole de l’armement entre les mains des mencheviks éprouvés et des partisans patentés du régime ? Là-dessus, Kautsky garde le silence. Macdonald, on le sait, a pour règle de ne pas se casser la tête à approfondir les questions de la révolution, d’autant plus qu’en Angleterre il est habitué à voir des troupes réactionnaires mercenaires veiller à la sûreté de la démocratie. Pour les panégyristes de la démocratie menchevique, la force armée de ce régime est une bagatelle à laquelle il est inutile de s’arrêter. Toujours est-il que la Garde Populaire disposait effectivement de la plénitude du pouvoir. Avec la Police Spéciale, elle punissait ou faisait grâce, arrêtait, fusillait, déportait. Sans consulter la Constituante, elle décrétait le travail obligatoire. Ferdinand Lassalle avait déjà montré d’une façon saisissante que les canons constituent la partie essentielle de toute constitution. Comme nous le voyons, au-dessus de la constitution géorgienne s’élevait, armée jusqu’aux dents, la Garde Populaire, dont les effectifs, d’après Kautsky, se montaient à 30.000 [10] mencheviks qui opéraient, non pas avec le programme de la IIe Internationale, mais avec les fusils et les canons, cette partie la plus importante de la constitution.

Notons, en outre, qu’il se trouvait en Géorgie des troupes étrangères spécialement invitées par les mencheviks pour soutenir leur régime.

Le contre-espionnage de l’Entente, le contre-espionnage de Dénikine et de Wrangel et la Police Spéciale menchevique agissaient en commun sur un large front. Toujours au service de la Garde Populaire et des troupes d’occupation pour les besoins de la lutte contre l’anarchie, ils représentaient en somme la partie la plus achevée de la « constitution » du menchevisme géorgien.

Les 82 % des mencheviks que renfermait l’Assemblée Constituante n’étaient donc que la représentation parlementaire des canons de la Garde Populaire, de la Police Spéciale, de l’expédition militaire anglaise et de la prison cellulaire de Tiflis. Et voilà dévoilés devant nous, les mystères de la démocratie.

— Et chez vous ? nous demande la voix irritée de Mrs. Snowden.

— Chez nous, madame ? Tout d’abord, madame, si Ton compare les institutions, en tenant compte de l’étendue du pays et du chiffre de la population, Ton voit que l’appareil de la dictature du menchevisme géorgien est beaucoup plus considérable que celui du gouvernement soviétique. Pour s’en convaincre, il suffit d’une simple opération arithmétique. De plus, madame, nous avons eu contre nous tout l’univers capitaliste, qui nous a fait une guerre sans trêve, tandis que la Géorgie a été continuellement protégée par les pays impérialistes victorieux qui nous combattaient par les armes. Enfin, madame — et ceci n’est pas de peu d’importance — nous n’avons jamais et nulle part nié que notre régime fût le régime de la dictature révolutionnaire de classe et non de la démocratie pure qui, soi-disant, puise en elle-même les garanties de sa stabilité. Nous n’avons pas menti comme mentent les mencheviks géorgiens et leurs patrons. Nous sommes habitués à appeler les choses par leurs noms. Lorsque nous privons la bourgeoisie et ses valets de droits politiques, nous ne recourons pas au masque démocratique, nous agissons en déclarant ouvertement que nous réalisons le droit révolutionnaire du prolétariat victorieux. Lorsque nous fusillons nos ennemis, nous ne disons pas que ce sont les harpes d’Eole de la démocratie qui frémissent. Toute politique révolutionnaire honnête exige avant tout que l’on ne jette pas de la poudre aux yeux des masses.

[10] Le chiffre est considérablement majoré : comme toujours les menchéviks n’ont pas laissé passer l’occasion de duper une fois de plus l’honorable soldat de leur Garde Populaire.

Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et la révolution prolétarienne

« Les puissances alliées n’ont pas l’intention de s’écarter du grand principe du droit des petits peuples à disposer d’eux-mêmes. Elles n’y renonceront que lorsqu’elles seront forcées de reconnaître qu’une nation quelconque, temporairement indépendante, par son impuissance à maintenir l’ordre, par son humeur querelleuse, par ses actes agressifs et même par l’affirmation enfantine et inutile de sa propre dignité, constitue un danger possible pour la paix de l’univers. Les grandes puissances ne toléreront pas une telle nation, car elles ont décidé que la paix du monde entier doit être sauvegardée. »

C’est dans ces termes énergiques que le général anglais Walker inculquait aux mencheviks géorgiens la conception de la relativité du droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Politiquement, Henderson était complètement et est encore pour son général. Mais, en théorie, il est entièrement prêt à transformer le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes en un principe absolu et à l’utiliser contre la République soviétique.

Le droit des nations à disposer d’elles-mêmes est la formule essentielle de la démocratie pour les nations opprimées. Là où l’oppression de classe et de caste se complique de l’asservissement national, les revendications de la démocratie revêtent avant tout la forme de revendications pour l’égalité, l’autonomie ou l’indépendance complète.

Le programme de la démocratie bourgeoise comportait le droit pour les nations de disposer d’elles-mêmes. Mais ce principe démocratique est entré en contradiction ouverte, catégorique, avec les intérêts de la bourgeoisie des nations les plus puissantes. Il est apparu que la forme républicaine de gouvernement se conciliait parfaitement avec la domination de la Bourse. La dictature du Capital s’est emparée sans peine de la technique du suffrage universel. Mais le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a revêtu et revêt un caractère de danger menaçant et immédiat, car il implique, en nombre de cas, le démembrement de l’État bourgeois ou la séparation des colonies.

Les plus puissantes démocraties bourgeoises se sont transformées en aristocraties impérialistes. Au moyen du peuple de la métropole, qu’elle tient en main par le régime « démocratique », l’oligarchie financière de la City étend sa domination sur une masse formidable d’êtres humains en Asie et en Afrique. La République Française, dont la population se monte à 38 millions d’hommes, n’est qu’une partie d’un empire colonial comptant actuellement jusqu’à 60 millions d’esclaves de couleur. Les colonies françaises, peuplées de Noirs, doivent fournir des contingents de plus en plus élevés pour l’armée destinée à entretenir l’esclavage colonial et à maintenir la domination des capitalistes sur les travailleurs en France même. L’impérialisme, c’est-à-dire la tendance à élargir par tous les moyens son marché au détriment des peuples voisins, la lutte pour l’accroissement de la puissance coloniale, pour la domination des mers, est devenue de plus en plus incompatible avec les tendances nationales séparatistes des peuples opprimés. Or, comme la démocratie petite-bourgeoise, y compris la social-démocratie, est tombée sous la dépendance politique complète de l’impérialisme, le programme du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a été, en fait, réduit à rien.

Le grand carnage impérialiste a introduit des changements décisifs dans la question. Durant la guerre, tous les partis bourgeois et social-patriotes firent jouer — mais à rebours — le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Par tous les moyens, les gouvernements belligérants s’efforcèrent d’accaparer ce mot d’ordre, tout d’abord dans la guerre qu’ils menèrent les uns contre les autres, puis dans leur lutte contre la Russie soviétique. L’impérialisme allemand exploita l’indépendance nationale des Polonais, des Ukrainiens, des Lithuaniens, des Lettons, des Estoniens, des Finlandais, des Caucasiens tout d’abord contre le tsarisme, ensuite, sur une plus large échelle, contre nous. En union avec le tsarisme, l’Entente réclamait l’« affranchissement » des peuples des confins de la Russie.

La République soviétique, qui avait hérité de l’empire tsariste, soudé par la violence et l’oppression, proclama ouvertement le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et la liberté pour eux de se constituer en États nationaux indépendants. Comprenant combien ce principe était important à l’époque d’une transition au socialisme, notre parti ne le transforma pourtant jamais en un dogme absolu, supérieur à toutes les autres nécessités et tâches historiques. Le développement économique de l’humanité actuelle a un caractère profondément centraliste. Le capitalisme a créé les prémisses essentielles pour la réalisation d’un système économique mondial unique. L’impérialisme n’est que l’expression rapace de ce besoin d’unité et de direction pour toute la vie économique du globe. Chacun des grands pays impérialistes est à l’étroit dans les cadres de son économie nationale et aspire à élargir ses marchés. Son but, tout au moins idéal, est le monopole de l’économie universelle. La rapacité et le brigandage capitalistes sont maintenant l’expression de la tâche essentielle de notre époque : la coordination de la vie économique de toutes les parties du monde et la création, dans l’intérêt de l’humanité tout entière, d’une production mondiale harmonieuse, pénétrée du principe de l’économie des forces et des moyens. C’est là aussi la tâche du socialisme.

Il va de soi que le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne saurait être au-dessus des tendances unificatrices, caractéristiques de l’économie socialiste. Sous ce rapport, il occupe dans la marche du développement historique la place subordonnée qui revient à la démocratie. Le centralisme socialiste né peut pourtant prendre immédiatement la place du centralisme impérialiste. Les nations opprimées doivent obtenir la possibilité de détendre leurs membres ankylosés sous les chaînes de la contrainte capitaliste. Combien de temps encore durera la période pendant laquelle la Finlande, la Tchéco-Slovaquie, la Pologne, etc., se contenteront de l’indépendance nationale, c’est là une question dont la solution dépend avant tout du cours général du développement de la révolution sociale. Mais l’impuissance économique de ces compartiments à cloisons étanches que sont les différents États nationaux se manifeste dans toute son étendue dès la naissance de chaque nouvel État national.

La révolution prolétarienne ne saurait avoir pour tâche ou pour méthode la suppression mécanique de la nationalité et la cimentation forcée des peuples. La lutte dans le domaine de la langue, de l’instruction, de la littérature, de la culture lui est complètement étrangère, car son principe dirigeant n’est pas la satisfaction des intérêts professionnels des intellectuels ou des intérêts nationaux des boutiquiers, mais la satisfaction des intérêts fondamentaux de la classe ouvrière. La révolution sociale victorieuse laissera à chaque groupe national la faculté de résoudre à sa guise les problèmes de sa culture nationale, mais elle unifiera — au profit et avec l’assentiment des travailleurs — les tâches économiques dont la solution rationnelle dépend des conditions historiques et techniques naturelles, mais non de la nature des groupements nationaux. La fédération soviétique créera une forme étatique extrêmement mobile et souple qui accordera entre eux, de la façon la plus harmonieuse, les besoins nationaux et les besoins économiques.

Entre l’Occident et l’Orient, la République soviétique a surgi, armée de deux mots d’ordre : dictature du prolétariat et droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Dans certains cas, ces deux stades peuvent n’être séparés l’un de l’autre que par quelques années ou même quelques mois. Pour l’immense Orient, cet intervalle de temps se mesurera vraisemblablement par des dizaines d’années.

Dans les conditions révolutionnaires où se trouvait la Russie, il suffit de neuf mois du régime démocratique de Kérensky-Tsérételli pour préparer les conditions de la victoire du prolétariat. Comparativement au régime de Nicolas II et de Raspoutine, le régime Kérensky-Tsérételli était historiquement un pas en avant. La reconnaissance de ce fait, à laquelle nous ne nous sommes, il va de soi, jamais refusés, n’est pas l’appréciation formelle, l’appréciation des professeurs, des popes, de Macdonald sur la démocratie, mais l’appréciation révolutionnaire, historique, matérialiste de la signification véritable de la démocratie. Neuf mois de révolution suffirent à la démocratie pour qu’elle cessât d’être un facteur progressif. Cela ne veut pas dire, certes, que l’on eût pu, en novembre 1917, au moyen d’un référendum, obtenir une réponse exacte de la majorité des ouvriers et des paysans, auxquels on aurait demandé s’ils considéraient avoir passé une école préparatoire suffisante de démocratisme. Mais cela veut dire que, après neuf mois de régime démocratique, la conquête du pouvoir par l’avant-garde prolétarienne ne risquait pas de se heurter à l’incompréhension il et aux préjugés de la majorité des travailleurs, que, bien au contraire, elle obtenait du coup la possibilité d’élargir et de consolider ses positions en attirant à une participation active et en gagnant à sa cause des masses laborieuses de plus en plus considérables. C’est en cela, n’en déplaise aux démocrates bornés, que consiste la signification du système soviétique.

La séparation des régions excentriques de l’Empire tsariste d’avec la Russie et leur transformation en républiques petites-bourgeoises indépendantes eut la même signification relativement progressive que la démocratie dans son ensemble. Seuls, les impérialistes et les social-impérialistes peuvent refuser aux peuples opprimés le droit de se séparer du pays auquel ils sont accolés. Seuls, les fanatiques et les charlatans du nationalisme peuvent voir dans l’indépendance nationale un but en soi. Pour nous l’indépendance nationale a été et reste encore l’étape historique, inévitable en beaucoup de cas, vers la dictature de la classe ouvrière qui, en vertu des lois de la stratégie révolutionnaire, manifeste, même au cours de la guerre civile, des tendances profondément centralistes, opposées au séparatisme national et concordant entièrement avec les besoins de l’économie socialiste rationnelle de l’avenir, méthodiquement réalisée.

Combien de temps faudra-t-il pour que la classe ouvrière se débarrasse de ses illusions sur l’indépendance nationale et se mette à la conquête du pouvoir ? C’est là une question dont la solution dépend de la rapidité du développement révolutionnaire (nous l’avons déjà signalé), ainsi que des conditions intérieures et extérieures spéciales à chaque pays. En Géorgie, l’indépendance nationale fictive a duré trois ans. Fallait-il véritablement trois ans et était-ce assez de trois ans pour que les masses laborieuses de Géorgie arrivassent à se débarrasser de leurs illusions nationales ? C’est là une question à laquelle il est impossible de donner une réponse académique. Lorsque l’impérialisme et la révolution se livrent une lutte ut humée sur chaque parcelle du territoire du globe, le référendum et le plébiscite se transforment en fiction : demandez plutôt à MM. Korfanty, Zéligovski ou aux commissions spéciales de l’Entente. Pour nous la question ne se résout pas par les méthodes de la statistique démocratique, mais par les méthodes de la dynamique i évolutionnaire. En somme, de quoi s’agit-il en l’occurrence ? Du fait que la révolution soviétique géorgienne,accomplie incontestablement avec la participation active .le l’Armée Rouge (ç’aurait été une trahison que de ne i ms aider les ouvriers et les paysans de la Géorgie par la force armée, du moment que nous avions cette force innée à notre disposition), s’est produite, après une expérience politique de trois années d’indépendance nationale, dans des conditions qui lui assuraient entièrement, non pas seulement un succès militaire provisoire, mais le succès politique véritable, c’est-à-dire la faculté d’élargir et de consolider les fondements soviétiques de la Géorgie eIle-même. Et c’est précisément en cela, n’en déplaise aux pédants étroits de la démocratie, que consiste la tâche révolutionnaire.

A la suite de leurs mentors des chancelleries diplomatiques bourgeoises, les politiciens de la IIe Internationale font des grimaces ironiques lorsqu’ils nous entendent parler du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Attrape-nigauds ! Pièges de l’impérialisme rouge ! — s’exclament-ils. En réalité, ces pièges sont disposés par l’histoire elle-même qui ne résout pas les problèmes d’une façon rectiligne. En tout cas ce n’est pas nous qui transit -linons en pièges les zigzags du développement historique, car, reconnaissant en fait le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, nous montrons toujours aux masses a signification historique restreinte et ne lui subordonnons, en aucun cas, les intérêts de la révolution prolétarienne.

La reconnaissance par l’État ouvrier du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est par là même la reconnaissance du fait que la violence révolutionnaire n’est pas un facteur historique tout-puissant. La République soviétique ne se dispose nullement à substituer sa force armée aux efforts révolutionnaires du prolétariat des autres pays. La conquête du pouvoir par ce prolétariat doit être le fruit de sa propre expérience politique. Cela ne signifie pas que les efforts révolutionnaires des travailleurs — de Géorgie par exemple — ne puissent pas trouver un secours armé de l’extérieur. Il faut seulement que ce secours vienne au moment où le besoin en est préparé par le développement antérieur et a mûri dans la conscience de l’avant-garde révolutionnaire soutenue par la sympathie de la majorité des travailleurs. Ce sont là des questions de stratégie révolutionnaire et non de rituel démocratique.

La politique réelle de l’heure actuelle exige que nous accordions, par tous les moyens en notre pouvoir, les intérêts de l’État ouvrier avec les conditions découlant du fait que cet État est entouré de toutes parts par des États bourgeois national-démocratiques, grands et petits. Ce sont précisément ces considérations découlant de l’appréciation des forces réelles qui ont déterminé notre politique de concessions, de patience, d’expectative envers la Géorgie. Mais quand cette politique de conciliation, après avoir produit politiquement tous ses fruits, ne donna plus les garanties élémentaires de sécurité ; quand le principe du droit des nationalités, entre les mains du général Walker et de l’amiral Dumesnil, fut devenu une garantie juridique pour la contre-révolution qui préparait un nouveau coup contre nous, nous ne vîmes et ne pouvions voir aucun obstacle de principe à répondre à l’appel de l’avant-garde révolutionnaire de Géorgie, à faire entrer les troupes rouges dans ce pays pour aider les ouvriers et les paysans pauvres à renverser, dans le plus bref délai possible et avec le minimum de sacrifices, cette misérable démocratie qui s’était elle-même perdue sur sa politique.

Non seulement nous reconnaissons, mais nous soutenons de toutes nos forces le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes là où il est dirigé contre les États féodaux, capitalistes, impérialistes. Mais, là où la fiction de l’autonomie nationale se transforme entre les mains de la bourgeoisie en une arme dirigée contre la révolution du prolétariat, nous n’avons aucune raison de nous comporter à son égard autrement qu’envers tous les autres principes de la démocratie transformés en leur contraire par le Capital. Par rapport au Caucase la politique soviétique s’est trouvée juste également sous le rapport national : c’est ce que démontrent, mieux que tout, les rapports réciproques actuels des peuples transcaucasiens.

L’époque du tsarisme avait été une époque de pogroms barbares au Caucase. Arméniens et Tartares se massacraient périodiquement. Ces explosions sanglantes de nationalisme sous le joug de fer du tsarisme étaient la continuation de la lutte séculaire des peuples transcaucasiens entre eux.

L’époque « démocratique » donna à la lutte nationale un caractère beaucoup plus net et beaucoup plus organisé. Dès le début, des armées nationales se formèrent qui, hostiles les unes aux autres, en venaient fréquemment aux mains. La tentative de créer une République transcaucasienne bourgeoise sur les bases du fédéralisme démocratique échoua pitoyablement, honteusement. Cinq semaines après sa création la fédération se désagrégeait. Quelques mois plus tard, les républiques « démocratiques » guerroyaient déjà ouvertement les unes contre les autres. Ce seul fait suffit pour trancher la question. Car, du moment que la démocratie, à la suite du tsarisme, s’avérait impuissante à créer, pour les peuples de la Transcaucasie, des conditions de voisinage pacifique, il ’"•tait évidemment nécessaire d’entrer dans une nouvelle voie.

Seul, le pouvoir soviétique a pu établir la concorde entre les nations caucasiennes. Dans les élections aux soviets, les ouvriers de Bakou et de Tiflis élisent un Tartare, un Arménien ou un Géorgien sans s’occuper de sa nationalité. En Transcaucasie, les régiments rouges musulmans, arméniens, géorgiens et russes vivent côte à côte. Chacun d’eux sent, comprend qu’il est une partie d’une armée unique. Aucune force ne parviendra à les lancer l’un contre l’autre. Par contre, tous ensemble, ils défendront la Transcaucasie soviétique contre toute agression extérieure ou intérieure.

La pacification nationale de la Transcaucasie, obtenue grâce à la révolution soviétique, est par elle-même un fait d’une immense importance au point de vue politique, ainsi qu’au point de vue de la civilisation. C’est ainsi que se crée et se développe l’internationalisme véritable, vivant, que nous pouvons opposer sans crainte aux dissertations pacifistes et vides par lesquelles les chevaliers de la IIe Internationale complètent l’action chauvine de ses patries nationales.

Le retrait des troupes soviétiques de Géorgie avec l’organisation d’un référendum sous le contrôle d’une commission mixte composée de socialistes et de communistes n’est qu’un piège impérialiste, des plus vulgaires, que l’on veut nous tendre sous le drapeau démocratique du droit des nations.

Nous laissons de côté toute une série de questions fondamentales : En vertu de quel droit les démocrates veulent-ils nous imposer la forme démocratique de consultation de la nation au lieu de la forme soviétique, plus élevée à notre point de vue ? Pourquoi l’application du référendum est-elle limitée à la seule Géorgie ? Pourquoi pose-t-on cette exigence uniquement à la République soviétique ? Pourquoi les social-démocrates veulent-ils faire un référendum chez nous alors qu’ils ne font rien d’approchant chez eux ?

Adoptons, pour un instant, le point de vue de nos adversaires, si tant est qu’ils aient un semblant de point de vue. Prenons à part la question de la Géorgie et examinons-la isolément. Le problème posé est celui-ci : création des conditions permettant au peuple géorgien d’exprimer librement (démocratiquement, mais non soviétiquement) sa volonté.

1. Quelles sont les parties contractantes ? Qui assure l’exécution effective des conditions de l’accord : d’une part, vraisemblablement, les républiques soviétiques alliées ; mais de l’autre ? Ne serait-ce pas la IIe Internationale ? Mais où est la force matérielle dont elle dispose pour assurer l’exécution de ces conditions ?

2. Si même l’on admet que l’État ouvrier passe un accord avec... Henderson et Vandervelde et que, conformément aux clauses de cet accord, l’on crée des commissions de contrôle composées de communistes et de social-démocrates, comment faire avec la « troisième » force, avec les gouvernements impérialistes ? N’interviendront-ils pas ? Est-ce que les valets social-démocrates répondent de leurs patrons ? Mais où sont les garanties matérielles ?

3. Les troupes soviétiques doivent être retirées de Géorgie. Mais la frontière occidentale de la Géorgie est formée par la mer Noire. Or, les navires de guerre de l’Entente dominent cette mer sans contrôle. Les débarquements des gardes-blancs effectués par les navires de l’Angleterre et de la France sont trop bien connus de la population du Caucase. Les troupes soviétiques s’en iront, mais la flotte impérialiste restera. Pour la population géorgienne, cela signifie qu’elle doit chercher à tout prix un accord avec le maître véritable de la situation — avec l’Entente. Le paysan géorgien devra se dire que, quoiqu’il préfère le pouvoir soviétique, du moment que ce pouvoir est forcé, pour certaines raisons (évidemment, par suite de sa faiblesse), d’évacuer la Géorgie, malgré la menace permanente que fait peser sur ce pays l’impérialisme, il n’a, lui, paysan géorgien, qu’une chose à faire : chercher des intermédiaires entre lui et cet impérialisme. N’est-ce pas ainsi que vous voulez faire violence à la volonté du peuple géorgien et lui imposer les mencheviks ?

4. Ou bien va-t-on nous proposer de faire sortir de la mer Noire les navires de guerre de l’Entente ? Qui le proposera ? Les gouvernements de l’Entente ou Mrs. Snowden ? Cette question a une certaine importance. Nous demandons des éclaircissements.

5. Où seront dirigés les navires de guerre : dans la mer de Marmara ou dans la Méditerranée ? Mais, du moment que l’Angleterre est maîtresse des Détroits, cette distance n’a aucune importance. Quelle est donc l’issue ?

6. Peut-être pourrait-on fermer à clé les Détroits ? Et peut-être, par la même occasion, en remettre la clé à la Turquie ? Car le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, n’implique nullement pour la Grande-Bretagne le droit de tenir en mains les Détroits, Constantinople, la mer Noire et, par suite, tout le littoral, surtout si l’on considère que notre flotte de la mer Noire nous a été volée par les bandits blancs et se trouve aux mains de l’Entente.

Et ainsi de suite, et ainsi de suite.

Nous avons consenti à poser la question ainsi que cherchent à la poser nos adversaires, c’est-à-dire sur le terrain des principes et des garanties démocratiques. Et il en ressort qu’on cherche à nous tromper de la façon la plus impudente : on exige de nous le désarmement matériel du territoire soviétique et, comme garantie contre les usurpations et les coups d’État des impérialistes et des gardes-blancs, l’on nous propose... une résolution de la IIe Internationale.

Serait-ce qu’aucun danger impérialiste ne menace le Caucase ? Mrs. Snowden n’a-t-elle pas entendu parler du naphte de Bakou ? Bien possible que non. En tout cas, nous pouvons l’informer que la voie de Bakou passe par Tiflis. Ce dernier point est le centre stratégique de la Transcaucasie, chose que n’ignorent pas les généraux anglais et français. Au Caucase, il existe actuellement des organisations conspiratives de gardes-blancs sous la dénomination solennelle de « Comités de libération » et autres, ce qui ne les empêche pas de toucher des subventions pécuniaires des propriétaires de naphte anglais, des propriétaires de mines de manganèse italiens, etc. Les bandes blanches reçoivent par mer des armes. La lutte est menée pour le naphte et le manganèse. Comment arriver au naphte : par Dénikine, par le parti musulman des moussavats ou par les portes de « l’indépendance nationale » dont la IIe Internationale tient les clés ; voilà qui est bien égal aux propriétaires du naphte, pourvu qu’ils arrivent au but. Dénikine n’a pas réussi à battre l’Armée Rouge ; Macdonald, se dit-on, réussira peut-être à la faire partir pacifiquement : le résultat sera le même.

Mais Macdonald n’y réussira pas. De telles questions ne se tranchent pas par des résolutions de la IIe Internationale, quand bien même ces résolutions ne seraient pas aussi pitoyables, aussi contradictoires, aussi friponnes et aussi balbutiantes que la résolution adoptée sur la Géorgie !

L’opinion publique bourgeoise, la social-démocratie, le communisme

Il reste encore à élucider une question. Pour quel motif les gens de la IIe Internationale exigent-ils de nous, de la Russie soviétique, du parti communiste, que nous évacuions la Géorgie ? Au nom de quel principe ? Admettons que la Géorgie ait, en effet, été occupée par la violence et que cette occupation soit le fait de l’impérialisme soviétique. Mais de quel droit Henderson, membre de la IIe Internationale, ancien ministre anglais, vient-il exiger de nous, du prolétariat organisé en État, de la IIIe Internationale, du communisme révolutionnaire, le désarmement de la Géorgie soviétique ? Lorsque c’est M. Churchill qui l’exige, il montre du doigt ses grosse pièces d’artillerie de marine et les fils de fer barbelés du blocus. Mais M. Henderson que nous montrera-t-il, lui ? L’Écriture sainte n’est qu’un mythe ; le programme de M. Henderson un mythe aussi, la naïveté en moins ; quant à ses actes — ils témoignent contre lui.

Il n’y a pas longtemps encore, Henderson était ministre de l’une des démocraties du monde, de sa démocratie, de la démocratie de la Grande-Bretagne. Pourquoi n’a-t-il pas insisté pour que cette démocratie, pour la défense de laquelle il est prêt à tous les sacrifices, même à celui d’accepter un portefeuille ministériel des mains du conservateur-libéral Lloyd George, pourquoi, dis-je, n’a-t-il pas insisté, pourquoi n’a-t-il même pas essayé d’insister pour que cette démocratie commençât à réaliser, non pas nos principes — oh ! non ! — mais les siens, à lui, Henderson ? Pourquoi n’a-t-il pas exigé l’évacuation de l’Inde et de l’Égypte ? Pourquoi n’a-t-il pas soutenu naguère les Irlandais lorsqu’ils réclamaient leur libération complète du joug anglais ? Nous savons que Henderson, ainsi que Macdonald, protestent périodiquement dans de mélancoliques résolutions contre les excès de l’impérialisme anglais. Mais cette protestation impuissante et veule ne représente pas et n’a d’ailleurs jamais représenté une menace réelle pour les intérêts de la domination coloniale du Capital britannique ; elle n’a jamais provoqué et ne provoque aucune action hardie et décisive ; son seul but est d’apaiser les remords des citoyens « socialistes » de la nation dirigeante et de donner une issue au mécontement des ouvriers anglais. Mais elle n’a jamais eu en vue de briser les chaînes des esclaves coloniaux. Les Henderson de tout poil ne considèrent pas la domination de l’Angleterre sur les colonies comme une question politique, mais comme un fait d’histoire naturelle. Nulle part et jamais ils n’ont déclaré que les Hindous, les Égyptiens et les autres peuples asservis avaient le droit, bien mieux, étaient obligés, au nom de leur avenir, de s’insurger contre la domination anglaise ; jamais ils n’ont assumé, en tant que « socialistes », l’obligation d’aider par la force les colonies dans leur lutte pour leur affranchissement. Pourtant, il est hors de doute qu’il ne s’agit ici que du devoir archi-démocratique le plus élémentaire, devoir motivé par deux raisons : tout d’abord, les esclaves coloniaux constituent indubitablement une majorité écrasante en comparaison de la minorité dominante anglaise ; ensuite, cette minorité elle-même, et en particulier ses socialistes officiels, reconnaissent les principes démocratiques comme une base essentielle de leur existence. Voici l’Inde par exemple. Pourquoi Henderson n’organise-t-il pas un mouvement insurrectionnel pour le retrait des troupes anglaises de l’Inde ? Pourtant, il n’existe pas, et il ne peut exister d’exemple plus frappant, plus monstrueux, plus cynique de méconnaissance absolue des lois démocratiques que le fait de l’asservissement de cet immense et malheureux pays par le capitalisme anglais. Il semblerait pourtant que Henderson, Macdonald et consorts dussent tous les jours — et non seulement le jour, mais aussi la nuit — sonner l’alarme, exiger, lancer des appels, dénoncer, prêcher l’insurrection des Hindous et de tous les ouvriers anglais contre la violation barbare des principes démocratiques. Mais non, ils se taisent, ou — ce qui est pire encore — ils signent, de temps à autre, en étouffant un bâillement, une résolution banale et vide comme un sermon anglican, résolution ayant pour but de démontrer que, tout en restant entièrement sur la plate-forme de la domination coloniale, ils préféreraient y cueillir des roses sans épines et qu’en tout cas, ils ne consentent pas, eux, loyaux socialistes britanniques, à se piquer les doigts à ces épines. Lorsque des considérations soi-disant démocratiques et patriotiques l’exigent, Henderson s’assied tranquillement dans un fauteuil de ministre du roi, et il ne lui vient même pas à l’esprit que ce fauteuil est placé sur le piédestal le plus antidémocratique du monde : la domination par une poignée de capitalistes, à l’aide de quelques dizaines de millions d’Anglais, de plusieurs centaines de millions d’esclaves de couleur, en Asie et en Afrique. Encore mieux : au nom de la défense de cette monstrueuse domination dissimulée sous un masque de démocratie, Henderson s’est allié à la dictature militaire et policière du tsarisme russe. Ministre de la guerre, vous avez été par cela même ministre du tsarisme russe, M. Henderson. Veuillez ne pas l’oublier ! Et, naturellement, il n’est même jamais venu à l’esprit de Henderson d’exiger du tsar, son patron et allié, le retrait des troupes russes de la Géorgie ou des autres territoires asservis. A cette époque, il eût qualifié une pareille revendication de service rendu au militarisme allemand. Et tout mouvement révolutionnaire dirigée en Géorgie contre le tsar aurait été considéré, de même que l’insurrection irlandaise, comme le résultat d’une corruption ou d’une intrigue allemande. En vérité, on sent la tête tourner devant ces contradictions et ces inepties monstrueuses. Et pourtant elles sont dans l’ordre des choses ; car la domination par la Grande-Bretagne, ou plutôt par ses sphères dirigeantes, d’un quart de la population du globe n’est pas envisagée par les Henderson comme une question politique, mais comme un fait d’histoire naturelle. Ces démocrates sont imbus, jusqu’à la moëlle des os, de l’idéologie des exploiteurs, des planteurs, des parasites, des antidémocrates, en ce qui concerne les races dont la peau est d’une autre couleur que la leur, qui ne lisent pas Shakespeare et ne portent pas de cols glacés ; aussi, avec tout leur socialisme « fabien », cacochyme et impuissant, resteront-ils toujours prisonniers de l’opinion publique bourgeoise.

Ayant derrière eux la Géorgie tsariste, l’Irlande, l’Égypte, l’Inde, n’ont-ils pas le front d’exiger de nous — qui sommes leurs ennemis et non leurs alliés — l’évacuation de la Géorgie soviétique ? Cette exigence grotesque et sans aucun fondement constitue pourtant — si étrange que cela puisse paraître de prime abord — un hommage involontaire rendu à la dictature du prolétariat par la démocratie petite-bourgeoise. Ne le comprenant pas ou ne le comprenant qu’à demi, Henderson et consorts disent : « On ne peut évidemment pas exiger, de la démocratie bourgeoise, dont nous devenons les ministres lorsqu’on nous y invite, qu’elle tienne sérieusement compte du principe démocratique du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ;pas plus qu’on ne peut nous demander — à nous socialistes appartenant à cette démocratie, et citoyens honorables d’une nation dominante, masquant son esclavagisme par des fictions démocratiques — d’aider sérieusement et efficacement les esclaves des colonies à s’insurger contre leurs oppresseurs. Mais, vous, par contre, qui représentez la révolution constituée en État, vous êtes tenus à réaliser ce que nous ne sommes pas en état de faire par manque de courage, par fausseté et par hypocrisie. »

Autrement dit, tout en plaçant la démocratie au-dessus de tout, ils reconnaissent néanmoins, volontairement ou non, la possibilité, et même la nécessité, de poser à la dictature du prolétariat des exigences tellement immodérées qu’elles sembleraient comiques ou même simplement stupides si on les adressait à la démocratie bourgeoise auprès de laquelle ces messieurs remplissent les fonctions de ministres ou de députés loyaux.

C’est pourquoi ils donnent à l’estime involontaire qu’ils témoignent pour la dictature du prolétariat — qu’ils récusent, d’ailleurs —, une forme propre à leur bégaiement politique. Ils exigent de la dictature qu’elle se constitue et se défende, non pas par ses propres méthodes, mais au moyen de celles qu’ils reconnaissent, en paroles, comme obligatoires pour la démocratie, sans pourtant jamais les réaliser en fait. Nous en avons déjà parlé dans le premier manifeste de l’Internationale Communiste ; nos ennemis exigent que nous ne défendions notre vie que selon les règles de la lutte française, c’est-à-dire conformément aux règles établies par nos ennemis, qui néanmoins ne les considèrent pas, eux, comme obligatoires dans leur lutte contre nous.

Pour rafraîchir et préciser ses idées sur la politique des « démocraties occidentales » envers les peuples retardataires, ainsi que sur le rôle joué dans cette politique par ’les gens de la IIe Internationale, il suffit de lire les mémoires de M. Paléologue, ancien ambassadeur français auprès de la Cour impériale. Si ce livre n’existait pas, il faudrait l’inventer. Il faudrait également inventer M. Paléologue lui-même, s’il ne nous avait pas épargné cette peine par son apparition, on ne peut plus opportune, sur l’arène de la littérature internationale. M. Paléologue est un représentant achevé de la IIIe République, possédant, outre un nom byzantin, une mentalité essentiellement byzantine. En novembre 1914, durant la première période de la guerre, il reçoit par l’intermédiaire d’une dame de la cour, par ordre « d’en haut » ( sans doute de l’impératrice), une lettre autographe de Raspoutine contenant de pieuses instructions. M. Paléologue, représentant de la République, répond par la lettre suivante à la sévère leçon de Raspoutine : « Le peuple français, qui a toutes les intuitions du cœur, comprend fort bien que le peuple russe incarne son amour de la patrie dans la personne du tsar... » Cette lettre, écrite par un diplomate républicain, avec le désir qu’elle parvienne au tsar, a été composée dix ans après le 22 janvier 1905 et cent vingt-deux ans après l’exécution de Louis Capet, en la personne de qui, selon les Paléologues d’alors, le peuple français incarnait son amour de la patrie. Ce qui est étonnant, ce n’est pas de voir M. Paléologue, conformément à l’infamie de la diplomatie secrète, barbouiller volontairement son visage républicain de la boue dans laquelle se vautrait la cour impériale ; ce qui étonne surtout, c’est qu’il exécute cette besogne honteuse de sa propre initiative et en informe ouvertement cette même démocratie qu’il représentait si platement auprès de la cour de Raspoutine. Mais cela ne l’empêche pas d’être encore aujourd’hui un homme politique de la « République démocratique » et d’y occuper un poste en vue. Il y aurait de quoi s’étonner si nous ne connaissions pas les lois du développement de la démocratie bourgeoise, qui s’est élevée jusqu’à Robespierre pour finir par Paléologue.

La franchise de l’ancien ambassadeur cache néanmoins, la chose n’est pas douteuse, une ruse byzantine supérieure. S’il nous en dit tant, c’est pour ne pas dire tout. Peut-être n’essaye-t-il que d’endormir notre curiosité soupçonneuse. Peut-on jamais savoir quelles étaient les exigences posées par le capricieux et tout-puissant Raspoutine ? Qui peut connaître les chemins tortueux que Paléologue devait suivre pour sauvegarder les intérêts de la France et de la civilisation ?

En tout cas, nous pouvons être certains d’une chose : c’est que M. Paléologue appartient aujourd’hui à un groupe politique français qui est prêt à jurer que le pouvoir soviétique n’est pas l’incarnation de la volonté du peuple russe et qui ne cesse de répéter que la reprise des relations avec la Russie ne deviendra possible que le jour où des « institutions démocratiques régulières » auront remis la direction de la Russie entre les mains des Paléologue russes.

L’ambassadeur de la démocratie française n’est pas seul. Sir Buchanan est à ses côtés. Le 14 novembre 1914, Buchanan, d’après Paléologue, déclare à Sazonov ce qui suit : « Le gouvernement de Sa Majesté britannique a été ainsi amené à reconnaître que LA QUESTION DES DÉTROITS ET CELLE DE CONSTANTINOPLE DEVRONT ÊTRE RÉSOLUES CONFORMÉMENT AU VOEU DE LA RUSSIE. Je suis heureux de vous le déclarer. » C’est ainsi que se composait le programme de la guerre pour le droit, la justice et la liberté des peuples de disposer d’eux-mêmes. Quatre jours plus tard, Buchanan déclarait à Sazonov : « Le Gouvernement britannique se verra obligé d’annexer l’Égypte Il exprime l’espoir que le Gouvernement russe ne s’y opposera pas. » Sazonov s’est empressé d’acquiescer. Et, trois jours après, Paléologue « rappelait » à Nicolas II que « la France possède en Syrie et en Palestine un précieux patrimoine de souvenirs historiques, d’intérêts moraux et matériels... Je compte que Votre Majesté acquiescera aux mesures que le Gouvernement de la République croirait devoir prendre pour sauvegarder ce patrimoine. »

« Oui, certes ! » répond Sa Majesté.

Enfin, le 12 mars 1915, Buchanan exige qu’en échange de Constantinople et des Détroits, la Russie cède à l’Angleterre la partie neutre, c’est-à-dire non encore partagée, de la Perse. Sazanov répond : « C’est entendu. »

Ainsi, deux démocraties, conjointement avec le tsarisme, qui se trouvait, lui aussi, à cette époque, sous l’influence des rayons projetés par le phare démocratique de l’Entente, tranchaient les destinées de Constantinople, de la Syrie, de la Palestine, de l’Égypte et de la Perse. M. Buchanan représentait la démocratie britannique ni mieux ni pis que M. Paléologue ne représentait la démocratie française. Après le renversement de Nicolas II, M. Buchanan conserva son poste. Henderson, ministre de Sa Majesté, et, si nous ne nous abusons pas, socialiste anglais, vint à Petrograd sous le régime de Kérensky pour remplacer Buchanan en cas de besoin, car il avait semblé à je ne sais quel membre du Gouvernement anglais que, pour une conversation avec Kérensky, il fallait avoir un autre timbre de voix que celui avec lequel on parlait à Raspoutine.

Henderson examina la situation à Petrograd et jugea que M. Buchanan était bien à sa place comme représentant de la démocratie anglaise. Buchanan avait, sans aucun doute, la même opinion du socialiste Henderson.

Quant à M. Paléologue, lui, au moins, donnait « ses » socialistes en exemple aux dignitaires tsaristes frondeurs. Parlant de la propagande menée à la cour par le comte Witte en vue de finir plus tôt la guerre, M. Paléologue dit à Sazonov : « Voyez nos socialistes : ils sont impeccables » (p. 189). Cette appréciation de MM. Renaudel, Sembat, Vandervelde et de tous leurs partisans, dans la bouche de M. Paléologue, produit une certaine impression même actuellement, après tout ce que nous avons vécu. Recevant lui-même des admonestations de Raspoutine, dont il accuse respectueusement réception, M. Paléologue, .( son tour, apprécie d’un air protecteur, devant un ministre tsariste, les socialistes français et reconnaît leur impeccabilité Les paroles : « Voyez nos socialistes : ils sont impeccables » devraient servir d’épigraphe et être inscrites au drapeau de la IIe Internationale, d’où il aurait fallu depuis longtemps enlever les mots relatifs à l’union des prolétaires du monde entier, paroles qui vont à Henderson comme un bonnet phrygien à M. Paléologue. Les Henderson considèrent la domination de la race anglo-saxonne sur les autres races comme un fait naturel, dû à la civilisation. La question du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne commence pour eux qu’au-delà de l’Empire britannique. C’est cette présomption nationale qui rapproche le plus les socialistes occidentaux de leur bourgeoisie, c’est-à-dire les asservit en fait à cette dernière.

Tout au début de la guerre, en réponse à cette objection bien naturelle qu’on lui faisait : Comment peut-on parler île la défense de la démocratie lorsqu’on est allié du tsarisme ? — un socialiste français, professeur d’une Université suisse, dit textuellement : « Il s’agit de la France, et non de la Russie ; dans cette lutte, la France représente une force morale, la Russie une force physique. »

II en parlait comme d’une chose absolument naturelle sans se rendre compte du chauvinisme éhonté de ses paroles. Un ou deux mois après, lors d’une discussion sur ce même sujet, à la rédaction de l’Humanité, à Paris, je citai les paroles du professeur français de Genève : "Il a parfaitement raison", me répondit le directeur de ri : journal.

Il me revient à l’esprit une phrase de Renan, disant dans sa jeunesse, que la mort d’un Français était un événement moral, tandis que la mort d’un cosaque (Renan voulait simplement dire : d’un Russe) était un fait d’ordre physique. Ce monstrueux orgueil national a des causes profondes. Alors que les autres peuples végétaient encore dans une barbarie moyenâgeuse, la bourgeoisie française avait déjà un long et glorieux passé. Plus ancienne encore, la bourgeoisie anglaise avait déjà frayé la voie vers une nouvelle civilisation. De là son dédain pour le reste de l’humanité, qu’elle considère comme du fumier historique. Par son assurance de classe, la richesse de son expérience, la diversité de ses conquêtes dans le domaine de la culture, la bourgeoisie anglaise opprimait moralement sa propre classe ouvrière en l’empoisonnant de son idéologie de race dominatrice.

Dans la bouche de Renan, la phrase sur le Français et le cosaque exprimait le cynisme d’une classe effectivement puissante au point de vue moral et matériel. L’utilisation de la même phrase par un socialiste français prouvait l’abaissement du socialisme français, la pauvreté de son idéologie, sa dépendance servile à l’égard des déchets moraux qui tombent de la table de ses maîtres, les bourgeois.

Si M. Paléologue, répétant sous une forme adoucie les paroles de Renan, dit que la mort d’un Français représente une perte incomparablement plus importante pour la civilisation que celle d’un Russe, il affirme par là même, ou tout au moins il le sous-entend, que la perte sur le champ de bataille d’un financier, d’un millionnaire, d’un professeur, d’un avocat, d’un diplomate, d’un journaliste français, représente une perte incomparablement plus grande que celle d’un ébéniste, d’un ouvrier, d’un chauffeur ou d’un paysan également français. Cette conclusion découle infailliblement de la première. L’aristocratisme national est, de par son essence même, contraire au socialisme, non pas au sens égalitaire et sentimental du christianisme, qui considère toutes les nations, tous les hommes, comme étant d’un poids égal dans la balance de la civilisation, mais dans ce sens que l’aristocratisme national, étroitement Hé au conservatisme bourgeois, est entièrement dirigé contre le bouleversement révolutionnaire, seul capable de créer des conditions favorables à une culture humaine plus élevée.

L’aristocratisme national considère la valeur culturelle de l’homme sous l’angle du passé accumulé. Le socialisme l’envisage sous l’angle de l’avenir. Il est hors de doute qu’il émane de M. Paléologue, diplomate français, plus de science assimilée par lui que d’un paysan du Gouvernement de Tambov. Mais d’un autre côté il n’y a aucun doute, que le paysan de Tambov ; qui a chassé les propriétaires fonciers et les diplomates à coups de trique, a l>osé les fondements d’une nouvelle culture plus élevée. L’ouvrier et le paysan français, grâce à leur degré de culture supérieur, réaliseront mieux ce travail et avanceront plus rapidement.

Nous autres, marxistes russes, par suite du développement arriéré de la Russie, nous n’avons pas eu au-dessus de nous de puissante culture bourgeoise. Nous avons communié avec la culture spirituelle de l’Europe, non pas par l’intermédiaire de notre piteuse bourgeoisie nationale, mais d’une manière indépendante, en assimilant et en tirant jusqu’au bout les conclusions les plus révolutionnaires de l’expérience et de la pensée européennes. Cela donna à notre génération certains avantages. Et je ne cacherai pas que l’admiration sincère et profonde que nous éprouvons pour les produits du génie anglais dans les domaines les plus variés de la création humaine, ne fait qu’accentuer le mépris, également profond et sincère, que nous éprouvons pour l’idéologie bornée, la banalité théorique et l’absence de dignité révolutionnaire chez les chefs patentés du socialisme anglais. Ils ne sont pas du tout les précurseurs d’un monde nouveau ; ils ne sont que les épigones d’une vieille culture qui exprime, par leur intermédiaire, ses craintes au sujet de son avenir. Leur débilité spirituelle constitue en quelque sorte le châtiment pour le passé orageux et riche en même temps de la culture bourgeoise.

La conscience bourgeoise s’est assimilée les immenses conquêtes culturelles de l’humanité. En même temps, elle constitue actuellement l’obstacle principal au développement de la culture.

Une des principales qualités de notre parti, et qui en fait le levier le plus puissant du développement de notre époque, c’est son indépendance complète et incontestable à l’égard de l’opinion publique bourgeoise. Ces paroles ont une signification bien plus importante qu’on ne croirait à première vue. Elles exigent des commentaires, surtout si l’on tient compte de cet ingrat auditoire que constituent les politiciens de la IIe Internationale. Dans ces conditions, on est obligé de fixer toute idée révolutionnaire, même la plus simple, à l’aide de clous solides.

L’opinion publique bourgeoise constitue un tissu psychologique serré qui enveloppe de tous les côtés les armes et les instruments de la violence bourgeoise, en les préservant de cette façon autant des nombreux chocs particuliers que du choc révolutionnaire fatal et, en fin de compte, inévitable. L’opinion publique bourgeoise agissante est composée de deux parties, dont la première comprend les conceptions, les opinions et les préjugés hérités qui constituent l’expérience accumulée du passé, couche solide de banalités opportunes et de niaiserie utile ; l’autre partie est constituée par un mécanisme complexe, très moderne et dirigé habilement, ayant en vue la mobilisation du pathos patriotique, de l’indignation morale, de l’enthousiasme national, de l’élan altruiste et des autres genres de mensonge et de tromperie. Telle est la formule générale. Cependant, il est nécessaire de l’expliquer par des exemples. Lorsqu’un avocat « cadet » qui a aidé, aux frais de l’Angleterre ou de la France, à préparer un nœud coulant pour le cou de la classe ouvrière, meurt du typhus dans une prison de la Russie affamée, le télégraphe et la T.S.F. de l’opinion publique bourgeoise effectuent une quantité d’oscillations amplement suffisante pour provoquer la réaction d’indignation nécessaire dans la conscience collective, suffisamment préparée, des Mrs. Snowden. Il est plus qu’évident que toute la besogne diabolique du radio-télégraphe capitaliste serait inutile si le crâne de la petite bourgeoisie ne constituait pas un résonateur approprié. Examinons un autre phénomène : la famine, dans la région de la Volga. Cette famine, d’une horreur sans précédent, est due, au moins pour la moitié, à la guerre civile allumée dans les régions de la Volga par les Tchéco-Slovaques et par Koltchak, c’est-à-dire en fait organisée et alimentée par le capital anglo-américain et français. La sécheresse s’est abattue sur un sol préalablement épuisé, dévasté, dépourvu de cheptel et de machines agricoles. Si nous avons emprisonné quelques officiers et avocats — ce que nous n’avons jamais cité comme exemple d’humanité —, l’Europe bourgeoise, et avec elle l’Amérique, ont tenté à leur tour de transformer la Russie entière en une prison affamée, de nous entourer d’une muraille de blocus, en même temps que, par l’intermédiaire de leurs agents blancs, ils faisaient sauter, incendiaient, détruisaient nos maigres réserves. S’il se trouve quelque part un balance de morale pure, que l’on pèse les mesures de rigueur prises par nous durant notre lutte à mort contre le monde entier et les souffrances infligées aux mères de la région de la Volga par le capital mondial, dont le seul but était de recouvrer les intérêts des sommes qu’il nous avait prêtées. Mais la machine de l’opinion publique bourgeoise agit d’une façon si systématique, avec tant d’assurance et d’insolence, et le crétinisme petit-bourgeois lui prête une telle force de répercussion que Mrs. Snowden en arrive à réserver tous ses sentiments humanitaires pour... les mencheviks que nous avons offensés.

La subordination des social-réformistes à l’opinion publique bourgeoise met à leur activité des limites infranchissables, beaucoup plus étroites que les frontières de la légalité bourgeoise. Des États capitalistes contemporains, l’on peut dire, en règle générale, que leur régime est d’autant plus « démocratique », « libéral » et « libre » que les socialistes nationaux sont plus respectables et que la subordination du parti national ouvrier à l’opinion publique bourgeoise est plus niaise. A quoi bon un gendarme du for extérieur pour un Macdonald qui en possède un dans son for intérieur ?

Nous ne pouvons passer ici sous silence une question que l’on ne peut même mentionner sans être accusé d’attenter à la bienséance : nous voulons parler de la religion. Il n’y a pas très longtemps, Lloyd George a qualifié l’Église de station centrale de distribution de force motrice pour tous les partis et pour toutes les tendances, c’est-à-dire pour l’opinion publique bourgeoise dans son ensemble. Cela est surtout juste en ce qui concerne l’Angleterre. Cela ne veut pas dire que Lloyd George se laisse influencer dans la politique par la religion, que la haine de Churchill envers la Russie soviétique soit dictée par son désir d’aller au ciel et que les notes de lord Curzon soient tirées du Sermon sur la montagne. Non. Le mobile de leur politique sont les intérêts très terre-à-terre de la bourgeoisie qui les a mis au pouvoir.

Mais « l’opinion publique » qui, seule, rend possible le fonctionnement normal de l’appareil de contrainte étatique, trouve son principal appui dans la religion. La norme du droit qui domine les personnes, les classes, la société tout entière, comme un fouet idéal, n’est que la transposition affaiblie de la norme religieuse, ce fouet céleste suspendu sur l’humanité exploitée. En somme, soutenir un docker sans travail, avec des arguments formels, la foi en l’inviolabilité de la légalité démocratique, est chose condamnée d’avance à l’insuccès. Ce qu’il faut avant tout, c’est un argument matériel : un sergot avec une bonne matraque sur la terre, et, au-dessus de lui, un argument mystique : un sergot éternel, avec ses foudres, dans le ciel. Mais lorsque, dans la tête des « socialistes » eux-mêmes, le fétichisme de la légalité bourgeoise s’allie à celui de l’époque des druides, l’on a alors un gendarme intérieur idéal avec l’aide duquel la bourgeoisie peut se permettre provisoirement le luxe d’observer plus ou moins le rituel démocratique.

Lorsque nous parlons des trahisons des social-réformistes, nous ne voulons pas du tout dire qu’ils soient tous, ou que la majeure partie d’entre eux soient simplement des âmes à vendre ; sous un tel aspect, ils ne seraient pas à la hauteur du rôle sérieux que leur fait jouer la société bourgeoise. Il n’est même pas important de savoir dans quelle mesure leur respectable ambition de petit bourgeois est flattée par le titre de député de l’opposition loyale ou par le portefeuille d’un ministre du roi, bien que cela ne fasse pas défaut. Il suffit de savoir que l’opinion publique bourgeoise, qui, durant les périodes de calme, les autorise à rester dans l’opposition, aux moments décisifs, lorsqu’il s’agit de la vie ou de la mort de la société bourgeoise, ou tout au moins de ses intérêts primordiaux, tels la guerre, l’insurrection en Irlande, aux Indes, une grève importante des mineurs, ou la proclamation d’une République soviétique en Russie, a toujours trouvé moyen de les engager à occuper une position politique utile à l’ordre capitaliste. Ne désirant nullement donner à la personnalité de M. Henderson une envergure titanique, qu’elle est loin d’avoir, nous pouvons affirmer avec certitude que M. Henderson, avec son coefficient de « parti ouvrier », est un des principaux piliers de la société bourgeoise en Angleterre. Dans l’esprit des Henderson, les éléments fondamentaux de l’éducation bourgeoise et les débris du socialisme s’unissent en un bloc compact grâce au ciment traditionnel de la religion. La question de l’affranchissement matériel d’un prolétariat anglais ne peut être sérieusement posée tant que le mouvement ne sera pas débarrassé des leaders, des organisations, de l’état d’esprit qui représentent une soumission humble, timide, asservie, poltronne et veule des opprimés à l’opinion publique de leurs oppresseurs. Il faut se débarrasser du gendarme intérieur afin de pouvoir renverser le gendarme extérieur.

L’Internationale Communiste enseigne aux ouvriers à mépriser l’opinion publique bourgeoise et, en particulier, à mépriser les « socialistes » qui rampent à plat-ventre devant les commandements de la bourgeoisie. Il ne s’agit pas d’un mépris superficiel, de déclamations et de malédictions lyriques — les poètes de la bourgeoisie elle-même l’ont déjà fait frémir maintes fois par leurs provocations insolentes, surtout en ce qui concerne la religion, la famille et le mariage —, il s’agit ici d’un profond affranchissement intérieur de l’avant-garde prolétarienne, des pièges et des embûches morales de la bourgeoisie ; il s’agit d’une nouvelle opinion publique révolutionnaire qui permettrait au prolétariat, non en paroles, mais en fait, non pas à l’aide de tirades, mais, lorsqu’il le faut, avec des bottes, de fouler aux pieds les commandements de la bourgeoisie et d’atteindre son but révolutionnaire librement choisi, qui constitue en même temps une nécessité historique.

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