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Moïse et le monothéisme

jeudi 8 juillet 2021, par Robert Paris

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Moïse et le monothéisme

I - Un Égyptien : Moïse

Déposséder un peuple de l’homme qu’il célèbre comme le plus grand de ses fils est une tâche sans agrément et qu’on n’accomplit pas d’un cœur léger. Toutefois aucune considération ne saurait m’induire à négliger la vérité au nom d’un prétendu intérêt national. Bien plus, tout porte à croire que l’élucidation d’un seul point du problème pourra éclairer l’ensemble des faits.

Moïse, l’homme qui fut pour le peuple juif un libérateur et qui lui donna ses lois et sa religion, appartient à une époque si lointaine qu’on se demande tout de suite s’il doit réellement être considéré comme un personnage historique ou s’il n’est qu’une figure de légende. Dans le premier cas, ce serait au Xllle, peut-être au XIVe siècle avant notre ère, qu’il faudrait le situer. Nous ne possédons sur lui d’autres renseignements que ceux que nous donnent les Livres saints et les traditions écrites juives. Bien que nous ne puissions avoir aucune certitude sur ce point, la plupart des historiens s’accordent à penser que Moïse a réellement vécu et que l’Exode d’Égypte, auquel son nom reste attaché, a vraiment eu lieu. On a prétendu avec raison que si cette hypothèse était repoussée, l’histoire ultérieure d’Israël deviendrait incompréhensible. La science contemporaine traite d’ailleurs avec bien plus de prudence et de ménagements qu’à ses débuts les traditions du passé.

Ce qui, dans la personnalité de Moïse, attire d’abord notre attention, c’est son nom qui, en hébreu, se prononce Mosche. Quelles sont donc l’origine et la signification de ce nom ? On sait que, le récit de l’Exode nous apporte dès le Chapitre Il une réponse. On y raconte qu’une princesse égyptienne, après avoir sorti l’enfant du Nil, l’appela Moïse en motivant étymologiquement le choix de ce nom par le fait qu’il avait été « sauvé des eaux ». Toutefois cette explication est manifestement erronée. Selon l’un des auteurs du Lexique Juif , l’interprétation biblique du nom « Celui qui a été retiré des eaux » est une étymologie populaire, déjà incompatible avec la forme hébraïque active : Mosche qui peut tout au plus signifier « le retireur ». Cet argument s’appuie encore sur deux autres faits : 1º il est insensé d’attribuer à une princesse égyptienne quelque connaissance de l’étymologie hébraïque ; 2º il est presque certain que les eaux d’où fut retiré l’enfant n’étaient pas celles du Nil.

En revanche, on a, depuis longtemps et de, divers côtés, supposé que le nom de Moïse avait été emprunté au vocabulaire égyptien. Au lieu de citer tous les auteurs qui ont adopté ce point de vue, je reproduis ici un passage traduit du récent ouvrage de J.H. Breasted , auteur d’une « Histoire de l’Égypte » qui fait autorité : « Il est important de faire remarquer que son nom de « Moïse » était égyptien. Le mot égyptien « mose » signifiait « enfant ». C’est une abréviation de certaines formes plus complètes du même mot, telles par exemple que « Amon-mose », c’est-à-dire Amon-enfant, ou « Ptah-mose », c’est-à-dire Ptah-enfant, ces noms étant déjà eux-mêmes des abréviations des formes complètes . « Amon (a donné) un enfant » ou « Ptah (a donné) un enfant ». Le mot « enfant » se substitua bientôt avantageusement aux noms entiers composés et le mot « Mose » se retrouve assez fréquemment sur des monuments égyptiens. Le père de Moïse avait certainement donné à son fils un nom où entraient les mots Amon ou Ptah, le nom de la divinité ayant été ultérieurement abandonné, celui de l’enfant resta alors simplement : « Moïse (Mose). (L’s qui se trouve à la fin du nom de « Moses » a été ajouté dans la traduction grecque de l’Ancien Testament et n’appartient pas à la langue hébraïque où ce nom est « Mosche ».) » Ayant ici littéralement reproduit le passage du livre de Breasted, je ne me sens nullement disposé à en assumer la responsabilité en ce qui concerne les détails donnés. Je m’étonne aussi quelque peu de ce que Breasted ait omis de parler, dans son énumération, de noms théophores analogues qu’on retrouve dans la liste des rois égyptiens : Ahmose, Thut-mose (Tothmès) et Ra-mose (Ramsès).

Comment expliquer que parmi les nombreux savants qui ont reconnu l’origine égyptienne du nom de Moïse, aucun n’ait conclu ou tout au moins supposé que le porteur de ce nom ait pu être lui-même égyptien ? A l’époque actuelle nous n’hésitons plus à tirer de pareilles conclusions, bien qu’aujourd’hui tout individu porte deux noms au lieu d’un : le nom de famille et le prénom, et bien que ces changements de noms et une adaptation à de nouvelles conditions d’existence soient toujours possibles. Ainsi nous ne nous étonnons pas d’apprendre que le poète Chamisso était d’origine française et qu’au contraire Napoléon Buonaparte était d’origine italienne. Nous apprenons encore sans en être surpris que Benjamin Disraeli, comme son nom le laisse entendre, était un Juif italien. Tout nous porte à croire qu’en ce qui concerne les époques anciennes et reculées, l’appartenance à tel ou tel peuple doit être plus marquée encore et même absolument certaine. Cependant nul historien, à ce que je sache, n’a tiré de conclusions semblables en ce qui touche le cas de Moïse, même parmi ceux qui, comme Breasted, sont tout prêts à admettre que Moïse « était instruit (le toutes les sagesses de l’Égypte », .

Qu’est-ce donc qui a empêché les historiens de tirer cette conclusion ? Il n’est point aisé de le deviner. Peut-être le respect invincible qu’inspire la tradition biblique. Peut-être paraissait-il monstrueux d’admettre que Moïse ait pu être autre chose qu’un Hébreu. En tout cas on constate que, tout en reconnaissant l’origine égyptienne du nom de Moïse, on n’a tiré de ce fait aucune conclusion quant à l’origine du prophète lui-même. Pour peu que l’on attache quelque importance à la question de la nationalité de ce grand homme, il serait souhaitable d’apporter encore du matériel nouveau et susceptible de nous fournir une réponse.

C’est là justement le but de mon petit essai auquel l’application que j’y fais des données de la psychanalyse confère le droit d’être publié dans la revue Imago . Mon argumentation n’impressionnera certes qu’une minorité de lecteurs, celle qui est déjà familiarisée avec les vues psychanalytiques et qui sait en apprécier les résultats. Espérons qu’aux yeux de ces lecteurs-là nos conclusions auront quelque valeur.

En 1909, O. Rank, qui à cette époque subissait encore mon influence, publia, sur mon conseil, un travail intitulé « Le mythe de la naissance du héros » . Il écrit :« Presque tous les grands peuples civilisés... ont très tôt magnifié dans la poésie et dans la légende leurs héros : rois et princes légendaires, fondateurs de religions, de dynasties, d’empires ou de cités, bref leurs héros nationaux. Ils se sont complu, en particulier, à parer de traits fantaisistes l’histoire de la naissance et de la jeunesse de ces héros. La stupéfiante similitude, voire même parfois l’identité de ces récits, chez des peuples différents, souvent très éloignés les uns des autres, est connue depuis longtemps et a frappé nombre de savants. » Si, comme l’a fait Rank en utilisant la technique de Galton, on reconstitue une « légende type » propre à faire ressortir tous les traits essentiels de ces récits, on obtient la formule suivante :

Le héros est né de parents du plus haut rang, c’est, en général, un fils de roi.

Sa naissance est précédée de graves difficultés, par exemple d’une période d’abstinence ou de longue stérilité, ou encore, les parents, entravés par des interdictions et des obstacles extérieurs, ont dû entretenir l’un avec l’autre des relations clandestines. Pendant ou même avant la grossesse, une prédiction (rêve ou oracle) a annoncé que la naissance de l’enfant serait cause d’un malheur et c’est généralement le père qui en est menacé.

En conséquence, le père (ou quelque substitut de celui-ci) donne l’ordre de tuer ou d’exposer le nouveau-né à quelque danger extrême. En général, le bébé déposé dans une petite corbeille est abandonné au fil de l’eau.

Il est ensuite sauvé par des animaux ou par de petites gens (des bergers, par exemple) et allaité par un animal femelle ou par une humble femme.

Devenu grand, il retrouve, après maintes aventures, ses nobles parents, se venge de son père et, d’autre part, s’étant fait reconnaître, parvient à la grandeur et à la renommée.

La plus anciennement connu des personnages auxquels s’attacha ce mythe de la naissance est Sargon d’Agade, fondateur de Babylone vers 2 800 avant J.-C. Nous avons intérêt à reproduire ici le récit dont il serait lui-même l’auteur.

« Je suis Sargon, le roi puissant, le roi d’Agade. Ma mère fut une vestale ; je n’ai pas connu mon père, tandis que le frère de mon père demeurait sur la montagne. C’est dans ma ville d’Azupirani, sur les rives de l’Euphrate, que ma mère se trouva enceinte de moi. Elle me mit secrètement au monde, me plaça dans une corbeille de jonc dont elle boucha les ouvertures avec de la poix et m’abandonna au courant où je ne me noyai pas. Le courant me porta jusqu’à Akki, le puiseur d’eau. Akki, le puiseur d’eau, dans la bonté de son cœur me sauva des eaux. Akki, le puiseur d’eau, m’éleva comme son propre fils. Je devins le jardinier d’Akki, le puiseur d’eau. Alors que j’étais jardinier, Istar me prit en affection. Je devins roi et régnai pendant quarante-cinq ans. »

Dans la série qui commence par Sargon d’Agade, les noms qui nous sont les plus familiers sont ceux de Moïse, de Cyrus et de Romulus. Rank a cependant pu réunir un grand nombre de figures de héros appartenant soit à la poésie, soit à la légende qui ont eu une enfance entièrement ou partiellement analogue, par exemple Oedipe, Karna, Pâris, Téléphos, Persée, Héraclès, Gilgamesh, Amphion, Zéthos, etc.

Les travaux de Rank nous ont permis de connaître la source et la tendance de ce mythe. Il me suffira de les indiquer brièvement : le héros est celui qui s’oppose courageusement à son père et finit par le vaincre. Le mythe qui nous occupe ici retrace cette lutte en la faisant remonter à la préhistoire du héros puisque l’enfant naît contre le gré de son père et échappe aux mauvais desseins de ce dernier. Le fait de déposer l’enfant dans une corbeille est une évidente représentation symbolique de la naissance, la corbeille figurant le ventre maternel et l’eau, le liquide amniotique. Dans d’innombrables rêves, les relations entre parents et enfants se trouvent représentées par l’acte de tirer hors de l’eau ou de sauver des eaux. Quand l’imagination populaire applique à un personnage fameux le mythe de la naissance en question, c’est pour proclamer que ce personnage s’est bien conformé au plan type d’une vie de héros. Mais c’est ce qu’on appelle « le roman familial de l’enfant » qui constitue la source de tout le mythe ; on y voit comment le fils réagit aux changements de ses rapports sentimentaux avec ses parents et particulièrement avec son père. Les premières années de l’enfance sont dominées par une immense surestimation du père. Les rois et les reines des rêves et des contes de fées ne font que représenter les parents. Plus tard, au contraire, sous l’effet de la rivalité et d’une déception réelle, l’enfant se détache de ses parents et adopte à l’égard de son père une attitude critique. Les deux familles du mythe, la noble et la modeste, reflètent toutes deux la famille, telle qu’elle apparaît à l’enfant à des époques successives de sa vie.

On est en droit de soutenir que ces explications permettent de comprendre aussi bien l’extension que l’uniformité du mythe de la naissance du héros. Il sera alors d’autant plus intéressant de constater que la légende de la naissance et de l’abandon de Moïse occupe une place à part et contredit même sur un point essentiel les autres récits.

Considérons d’abord les deux familles entre lesquelles, d’après la légende, se joue le sort de l’enfant. Suivant l’interprétation psychanalytique, elles se confondent pour ne se séparer que dans le temps. D’après la légende type, la première des deux familles, celle où naît l’enfant, est une famille noble, généralement royale. La seconde famille, celle où l’enfant a été recueilli, est modeste ou déchue, suivant les circonstances auxquelles se rapporte l’interprétation. Seule la légende d’Oedipe fait exception car l’enfant, abandonné par sa royale famille, est recueilli par un autre couple royal. Ce n’est sans doute pas par hasard que, dans ce cas, l’identité primitive des deux familles transparaît jusque dans la légende. Le contraste social qu’offrent les deux familles et qui tend, nous le savons, à souligner la nature héroïque du grand homme, confère encore à notre mythe une deuxième fonction particulièrement importante quand il s’agit de personnages historiques. Peut-être ce contraste sert-il aussi à fournir au héros ses lettres de noblesse, à le porter à un niveau social plus élevé. C’est ainsi que Cyrus, qui fut pour les Mèdes un conquérant étranger, devint, grâce à la légende, le neveu du roi des Mèdes. Il en est de même pour Romulus. Si ce personnage a réellement existé, il n’a pu être qu’un aventurier venu on ne sait d’où, un parvenu. La légende en a fait le descendant, l’héritier de la maison royale d’Albe la Longue.

Le cas de Moïse est bien différent. Ici la première des deux familles, celle qui en règle générale est noble, est assez modeste. Moïse descend de lévites juifs. Au contraire, la seconde famille, celle qui devrait être modeste, et qui recueille l’enfant, se trouve remplacée par la maison royale d’Égypte ; la princesse élève l’enfant comme s’il était réellement son fils. Cette légende diffère donc de la légende type, ce qui n’a pas manqué d’étonner bien des chercheurs. Ed. Meyer, et d’autres après lui, ont admis que la forme primitive de ce mythe avait dû être modifiée. Le pharaon aurait été averti par un rêve prophétique que le fils de sa fille deviendrait, un jour, dangereux pour lui et pour son royaume. C’est pourquoi il ordonna que l’enfant fût, dès sa naissance, abandonné aux eaux du Nil. Cet enfant fut sauvé par des Juifs qui l’élevèrent comme leur propre fils. Suivant l’expression de Rank, c’est pour des « raisons nationales » que la légende a été remaniée dans le sens que nous savons.

Mais à y regarder de plus près, nous constatons immédiatement qu’une légende de Moïse qui ne différerait pas des autres mythes de la naissance n’aurait pas été possible. En effet, cette légende est soit d’origine égyptienne, soit d’origine juive. Or l’origine égyptienne est inadmissible, les Égyptiens n’ayant aucune raison de glorifier Moïse qui n’était pas pour eux un héros. C’est pourquoi la légende a été créée par le peuple juif, c’est-à-dire rattachée, sous sa forme connue, à la personne du chef de ce peuple. Toutefois cette histoire ne se prêtait guère à l’usage qu’on en voulait faire. Quel profit, en effet, pourrait tirer un peuple d’une légende qui fait de son héros un étranger ?

Il faut bien dire que la légende de Moïse, telle qu’elle nous est parvenue, ne répond plus à ses desseins secrets. Si Moïse n’est pas de naissance royale, notre légende ne peut faire de lui un héros ; s’il demeure juif, c’est qu’elle n’a rien fait pour le grandir. Seul un petit fragment de ce mythe reste efficient : l’assurance que c’est en dépit de puissantes forces extérieures que l’enfant a pu survivre. Ce trait se retrouve dans le récit de l’enfance de Jésus, le roi Hérode assumant alors le rôle du pharaon. Nous avons ainsi le droit de supposer que plus tard quelque commentateur plutôt mal avisé s’est cru autorisé à ajouter à l’histoire de son personnage, Moïse, certain détail plus conforme au modèle classique d’un mythe de héros, une légende d’abandon. Mais ce détail, à cause des conditions particulières, ne pouvait convenir à Moïse.

C’est à ce résultat à la fois décevant et douteux qu’aboutiraient nos recherches et la question de la nationalité de Moïse ne serait nullement élucidée si nous ne disposions d’un autre moyen, sans doute plus favorable, d’aborder ce mythe d’abandon.

Revenons aux deux familles du mythe. Du point de vue psychanalytique nous savons qu’elles sont identiques ; sur le plan mythique, elles sont l’une noble et l’autre, modeste. Cependant quand la légende s’est attachée à un personnage historique, il y a un troisième plan, celui de la réalité. L’une des familles est la vraie, celle où naquit vraiment le grand homme, celle où il grandit. L’autre est fictive, inventée par le mythe pour les besoins de la cause. En général, la famille modeste doit être la vraie famille et la famille noble, celle qui est imaginaire. Le cas de Moïse semble un peu différent. Et c’est ici que notre nouveau point de vue nous permet de reconnaître que la première famille, celle qui abandonna l’enfant, est certainement imaginaire ; c’est la seconde famille, celle où il fut élevé, qui est la vraie. Si nous avons le courage d’admettre que c’est là une vérité d’ordre général qui intéresse la légende de Moïse aussi bien que les autres, il nous apparaîtra soudain clairement que Moïse fut bien un Égyptien et vraisemblablement un Égyptien de noble naissance. De cet Égyptien, le mythe a fait un Juif. Telle serait notre conclusion ! L’abandon aux eaux du Nil trouvait là sa place et il fallait bien, pour se conformer à la nouvelle conclusion, modifier - non sans violence - l’intention. Le moyen de se débarrasser de l’enfant se transforma en un moyen de le sauver.

Une des particularités de l’histoire de Moïse explique pourquoi elle diffère de toutes les autres légendes du même genre. Tandis qu’en général les héros, au cours de leur existence, s’élèvent au-dessus de leur médiocre condition initiale, Moïse, lui, débute dans sa vie héroïque en daignant se mettre au niveau des enfants d’Israël.

Si nous avons entrepris cette petite recherche, ce fut dans l’espoir d’en tirer un second et nouvel argument en faveur de l’origine égyptienne de Moïse. Nous avons pu voir que le premier argument, celui du nom, n’avait pas partout été considéré comme décisif . Il faut nous attendre que le nouvel argument, celui qui nous est fourni par l’analyse du mythe de l’abandon, ne connaisse pas un sort meilleur. Sans doute nous objectera-t-on que les circonstances qui entourent la création et la transformation d’une légende demeurent trop obscures pour qu’il nous soit permis d’en tirer pareille conclusion. Tous les efforts tentés pour mettre en lumière le fond de vérité que recèle l’histoire du personnage héroïque appelé Moïse sont condamnés, nous dira-t-on, à rester vains, à cause de la confusion, des contradictions et des évidentes et tendancieuses déformations et surcharges accumulées au cours des siècles. Pour ma part, je me refuse à faire mienne cette attitude négative, tout en n’étant pas en mesure d’en démontrer le mal fondé.

S’il n’est pas possible de parvenir à une certitude, pourquoi publier ce travail ? Je déplore que ma justification elle-même se réduise à des suggestions. Si toutefois l’on consent à tenir compte des deux arguments que je viens d’exposer en essayant d’admettre sérieusement que Moïse a bien été un noble Égyptien, de très intéressantes et larges perspectives s’ouvrent alors devant nous. A l’aide de certaines hypothèses, les motifs de l’extraordinaire entreprise de Moïse peuvent devenir intelligibles et, par suite, on saisit les possibles raisons de nombreux caractères et particularités des lois et de la religion qu’il a données aux Juifs. On est alors en mesure de se faire une opinion bien fondée sur l’origine des religions monothéistes en général. Toutefois il faut se garder de baser sur de simples probabilités psychologiques d’aussi importantes conclusions. Même si nous considérons comme un fait historique l’origine égyptienne de Moïse, il convient de nous ménager un second point d’appui, et cela afin de pouvoir réfuter toute critique. On pourrait en effet nous reprocher de nous laisser aller à notre imagination et alléguer que nous sommes trop loin de la réalité. Que ne possédons-nous de preuves objectives de l’époque où vécut Moïse et où eut lieu l’Exode Elles eussent sans doute suffi. Mais ces preuves n’ayant pas été découvertes, il est préférable d’en rester là et de ne pas chercher à tirer d’autres conclusions du fait que Moïse était égyptien.

II

Si Moïse fut égyptien

Dans le premier chapitre de ce livre, j’ai cherché à étayer d’un argument nouveau l’hypothèse selon laquelle Moïse, le libérateur, le législateur du peuple juif aurait été non point juif mais égyptien. On avait depuis longtemps fait observer que son nom dérivait du vocabulaire égyptien, mais sans attribuer à cette observation toute l’importance qu’elle a véritablement. J’ajoutais que l’interprétation du mythe d’abandon aux eaux du Nil rattaché à Moïse nous obligeait à conclure que le prophète était un Égyptien dont le peuple avait eu besoin de faire un Juif. En terminant mon exposé, j’ai dit que d’importantes et vastes conclusions découlaient de l’idée que Moïse avait été égyptien. Toutefois, je ne me sentais pas disposé à les soutenir publiquement parce qu’elles s’étayaient non pas de quelque preuve objective, mais seulement de probabilités psychologiques. Plus une opinion acquise de cette façon semble avoir de portée, plus il convient, avant de l’exposer aux critiques du monde extérieur, de lui donner de solides fondements ; sans cette précaution elle serait comme une statue d’airain aux pieds d’argile. Une probabilité, si séduisante soit-elle, ne saurait nous préserver de l’erreur, même si toutes les données du problème semblent aussi bien ajustées que les pièces d’un puzzle. Il faut se rappeler que le vraisemblable n’est pas toujours vrai et que le vrai n’est pas toujours vraisemblable. Enfin, il n’est guère tentant de se voir classé parmi les scholastiques et les talmudistes qui se contentent d’exercer leur ingéniosité sans se soucier du degré de vérité de leurs assertions.

Malgré ces arguments qui conservent aujourd’hui leur valeur de jadis et malgré un conflit intérieur, je me décide à donner une suite à mon premier essai. Mais cette fois encore, il ne saurait s’agir ni d’un tout, ni même de la part la plus importante de ce tout.

Si Moïse fut Égyptien

I

Si nous admettons la nationalité égyptienne de Moïse, nous allons tout de suite avoir à résoudre une nouvelle et difficile énigme. Lorsqu’un peuple (ou une tribu ) se prépare à une grande entreprise, il faut s’attendre à voir un individu prendre la tête du mouvement ou s’en faire élire le chef par ses compagnons. Toutefois comment concevoir qu’un Égyptien de haute naissance, peut-être un prince, un prêtre, un haut fonctionnaire, ait pu se mettre à la tête d’une troupe d’étrangers immigrés de moindre civilisation ? Comment expliquer qu’il ait avec eux quitté le pays ? On sait le peu de cas que faisaient les Égyptiens des peuples étrangers, ce qui rend le fait encore plus invraisemblable. C’est même, à mon avis, cette invraisemblance qui a empêché ceux d’entre les historiens qui ont reconnu l’origine égyptienne du nom de Moïse, et qui ont attribué à celui-ci la sagesse de l’Égypte, d’admettre la possibilité de sa nationalité égyptienne.

A cette difficulté s’en ajoute bientôt une autre. Moïse, ne l’oublions pas, ne fut pas seulement le chef politique des Juifs établis en Égypte, mais aussi leur législateur, leur éducateur, l’homme qui leur imposa une nouvelle religion à laquelle il donna le nom qu’elle porte encore : la religion mosaïque. Mais un individu peut-il parvenir, à lui seul, à créer une religion ? Et si quelqu’un cherche à influer sur la religion d’autrui, n’est-il pas naturel qu’il tente de lui faire adopter sa propre religion ? Les Juifs d’Égypte pratiquaient certainement une forme quelconque de religion et si Moïse, qui leur en apporta une nouvelle, était Égyptien, tout porte à croire que cette dernière fut bien la religion égyptienne.

Cependant cette hypothèse se heurte à un obstacle entre la religion juive attribuée à Moïse et la religion égyptienne, le contraste est total, la première étant un monothéisme extrêmement rigide. Il n’y a qu’un Dieu, unique, omnipotent, inaccessible ; l’homme n’en peut soutenir la vue et n’a le droit ni de s’en faire une image, ni même d’en prononcer le nom. Au contraire, dans la religion égyptienne, il y a une multitude innombrable de divinités d’importance et d’origine différentes. Quelques-unes personnifient des forces naturelles telles que le ciel et la terre, le soleil et la lune, ou bien même der, abstractions, ce qui est le cas de Maat (la Justice, la Vérité), ou encore des figures grotesques comme le nain Bes. La plupart de ces divinités cependant sont des dieux locaux datant de l’époque où le territoire était morcelé en districts nombreux. Elles empruntaient des formes animales, comme si elles n’avaient pas encore dépassé l’ancien stade des animaux totems. Ces divinités animales n’étaient pas nettement différenciées, quelques-unes assez rares se voyaient attribuer des fonctions particulières. Les hymnes qui leur étaient consacrés les célébraient toutes dans les mêmes termes et n’hésitaient pas à les confondre les unes avec les autres d’une façon qui nous dérouterait tout à fait. Les noms des divinités se trouvent enchevêtrés de telle manière que certains sont réduits à n’être plus que les épithètes des autres ; ainsi à l’apogée du « Nouvel Empire », le dieu principal de la ville de Thèbes est appelé Amon-Rê ; or le nom d’Amon est celui du dieu à tête de bélier de la cité, tandis que le nom de Rê est celui du dieu solaire à tête d’épervier d’On. Le culte de ces divinités comme la vie quotidienne de l’Égyptien sont dominés par le cérémonial, les pratiques, les formules magiques et les amulettes.

C’est au contraste de principe qui existe entre un monothéisme rigoureux et un polythéisme effréné qu’on peut facilement attribuer quelques-unes de ces dissemblances. D’autres découlent manifestement d’une différence de niveau intellectuel, l’une des religions étant restée très proche de celle des temps primitifs, tandis que l’autre s’est élevée vers les sommets de l’abstraction pure. Peut-être est-ce a ces deux facteurs qu’il convient d’attribuer l’impression parfois ressentie d’un contraste voulu, intentionnellement accentué, entre les religions mosaïque et égyptienne, celle qu’on éprouve lorsqu’on constate que l’une des religions condamne de la façon la plus rigoureuse toute espèce de magie et de sorcellerie, tandis que dans l’autre, magie et sorcellerie fleurissent abondamment, ou encore lorsqu’au goût insatiable des Égyp¬tiens pour la représentation plastique de leurs dieux, en glaise, pierre ou métal, vient s’opposer une rigoureuse interdiction de figurer n’importe quel être vivant ou imaginaire. Mais il y a, entre les deux religions, une autre différence encore que nous ne sommes pas en mesure d’expliquer. Nul autre peuple de l’Antiquité n’a autant cherché à nier la mort, ne s’est donné autant de mal pour s’assurer une existence dans l’au-delà. C’est pourquoi Osiris, le dieu des morts, maître de cet au-delà, était le plus populaire et le moins contesté des dieux égyptiens. Au contraire, l’ancienne religion juive avait totalement renoncé à l’immortalité, jamais et nulle part il n’est fait allusion à la possibilité d’une existence après la mort. Cela est d’autant plus surprenant que la croyance en une vie future peut très bien, ainsi que les événements l’ont montré, s’accorder avec le monothéisme.

Nous espérions que l’idée de l’origine égyptienne de Moïse nous apporterait, en maints domaines, avantages et clartés. Mais voici que la première conclusion que nous en tirons, en postulant que la religion donnée aux Juifs par Moïse était la sienne propre, se heurte aux divergences, si ce n’est au contraste frappant, des deux religions.

Si Moïse fut Égyptien

II

Cependant un étrange épisode de l’histoire religieuse d’Égypte nous ouvre de nouvelles perspectives. Ce fait fut tardivement découvert et apprécié à sa juste valeur. Il est possible, malgré tout, que la religion donnée aux Juifs par Moïse ait bien été sa propre foi, une sinon la religion égyptienne.

Sous le règne de la glorieuse dynastie, à l’époque où l’Égypte devint un empire mondial, vers 1375 av. J.-C., un jeune pharaon qui se fit d’abord, comme son père, appeler Amenhotep (Amenhotep IV) et qui plus tard transforma son nom, en même temps que bien d’autres choses encore, monta sur le trône. Ce roi entreprit d’imposer à ses sujets une nouvelle religion qui allait à l’encontre aussi bien de leurs traditions millénaires que de leurs us familiaux. Il s’agissait d’un rigoureux monothéisme, première tentative de ce genre dans l’histoire pour autant que nous sachions. Avec la croyance en un seul dieu naquit aussi, chose inévitable, l’intolérance religieuse demeurée jusque-là, et restée longtemps encore après, étrangère à l’Antiquité. Mais le règne d’Amenhotep ne dura que dix-sept ans ; très peu de temps après sa mort, survenue en 1358, la nouvelle religion fut proscrite et la mémoire du roi hérétique, honnie. C’est aux ruines de la nouvelle résidence qu’il avait édifiée et consacrée à son dieu, et aussi à des inscriptions tombales, que nous devons les quelques renseignements parvenus jusqu’à nous touchant ce souverain. Tout ce que nous apprendrons sur ce personnage remarquable et même unique mérite de susciter le plus vif intérêt .

Toute innovation est forcément préparée et conditionnée dans le passé. Nous sommes en mesure avec assez d’exactitude de remonter assez loin dans l’histoire du monothéisme égyptien . A l’École des prêtres du temple du Soleil d’On (Héliopolis) une tendance s’était depuis longtemps manifestée à développer la conception d’un dieu universel et à faire ressortir l’aspect éthique de celui-ci. Maat, déesse de la vérité, de l’ordre et de la justice, était la fille de Rê, le dieu du soleil. Dès le règne d’Amenhotep III, père et prédécesseur du réformateur, l’adoration du dieu solaire prit un nouvel essor, sans doute par opposition au dieu Amon de Thèbes devenu trop puissant. On tira du passé une très ancienne dénomination du dieu solaire : Aton ou Atum et, dans cette religion d’Aton, le jeune souverain trouva un mouvement qu’il n’eut pas besoin de créer, mais auquel il put se rallier.

Les conditions politiques avaient déjà, alors, commencé à exercer leur influence sur la religion égyptienne. Grâce aux exploits victorieux d’un grand conquérant, Thothmès III, l’Égypte était devenue une puissance mondiale. La Nubie, dans le sud, la Palestine, la Syrie et une partie de la Mésopotamie dans le nord, avaient été réunies à l’Empire. Cet impérialisme se manifestait, dès lors, dans la religion sous les formes d’universalisme et de monothéisme. Comme le pouvoir du Pharaon ne s’exerçait plus seulement sur l’Égypte, mais aussi sur la Nubie et la Syrie, la divinité, elle aussi, devait cesser d’être uniquement nationale. Le Pharaon étant devenu le maître unique, aux pouvoirs illimités, de tout l’univers connu des Égyptiens, le nouveau dieu de ceux-ci devait, lui aussi, être unique et tout-puissant. En outre, il était normal que, les bornes de son empire s’étendant, l’Égypte devînt plus accessible aux influences étrangères ; parmi les épouses royales, certaines étaient des princesses asiatiques et il est possible que certaines influences monothéistes venues de Syrie se soient fait sentir.

Amenhotep n’a jamais nie avoir adopté le culte du Soleil d’On. Dans les deux hymnes à la gloire d’Aton que nous ont conservés les inscriptions tombales et qui sont vraisemblablement l’œuvre du souverain lui-même, il glorifie le soleil, créateur, protecteur de tout ce qui existe et en Égypte et en dehors de l’Égypte. L’ardeur qui transparaît dans ces hymnes est comparable à celle qui animera, quelques siècles plus tard, les psaumes en l’honneur du dieu juif Jahvé. Toutefois il ne se contenta pas de cette surprenante anticipation sur la connaissance scientifique des effets du rayonnement solaire. Il fit, c’est certain, un pas de plus en n’adorant pas le soleil en tant qu’objet matériel, mais en tant que symbole d’un être divin dont l’énergie se manifestait par ses rayons .

Toutefois si l’on veut rendre justice au souverain, il convient de ne pas le considérer seulement comme le partisan et le protecteur d’une religion d’Aton qui existait déjà avant lui. Son action fut bien plus efficace. Il ajouta à la doctrine d’un dieu universel quelque chose qui en fit le monothéisme, à savoir son caractère exclusif. Dans l’un de ses hymnes, il est dit clairement : « Oh toi ! Dieu unique à côté de qui il n’en est point d’autre . » Et n’oublions pas que pour apprécier la nouvelle doctrine, il ne suffit pas de connaître seulement son contenu positif ; il importe presque autant d’être au courant de son côté négatif, de ce qu’elle répudie. Il serait également erroné d’admettre que la nouvelle religion ait surgi tout à coup, tout achevée, tout équipée, à la manière d’Athéné sortant du crâne de Zeus. Au contraire, tout semble indiquer que pendant le règne d’Amenhotep elle se renforça peu à peu, gagnant en clarté, en harmonie, en rigueur et en intolérance. Peut-être cette évolution se réalisera-t-elle sous l’effet de l’opposition violente que rencontrèrent, parmi les prêtres d’Amon, les réformes du roi. Dans la sixième année du règne d’Amenhotep l’hostilité était telle que le roi modifia son nom pour en supprimer les syllabes formant le mot Amon, nom du dieu honni, et se fit désormais appeler Ikhnaton . Mais le souverain ne se contenta pas de proscrire de son propre nom le nom de la divinité haïe, il l’effaça encore de toutes les inscriptions et du nom même de son père Amenhotep III. Peu après son changement de nom, Ikhnaton abandonna Thèbes, soumise à Amon, et alla fonder, en aval du fleuve, une nouvelle capitale qu’il appela Akhetaton (Horizon d’Aton). Les ruines de cette cité s’appellent aujourd’hui Tell-el-Amarna .

Amon fut bien la principale mais non pas l’unique victime des persécutions du souverain. Partout dans l’empire, les temples furent fermés et leurs biens confisqués, les cultes interdits et les trésors ecclésiastiques saisis. Le monarque, dans son zèle, alla jusqu’à faire rechercher les inscriptions des monuments anciens pour que le mot « Dieu » y fût effacé chaque fois qu’il y était au pluriel . Il n’est pas surprenant que de telles mesures aient suscité au sein du clergé opprimé et du peuple mécontent un besoin fanatique de vengeance qui put s’assouvir après la mort d’Ikhnaton. La religion d’Aton n’était pas devenue populaire et n’avait vraisemblablement été adoptée que par un petit groupe de personnes gravitant autour du souverain. La fin de celui-ci est restée mystérieuse et nous n’avons recueilli que de rares renseignements sur quelques-uns de ses obscurs parents et successeurs dont les règnes furent de courte durée. Son gendre Tutankhaton se vit déjà contraint de retourner à Thèbes et de substituer dans son nom le dieu Amon au dieu Aton. Puis survint une période d’anarchie jusqu’au moment où le général Harembad réussit, en 1350, à rétablir l’ordre. La glorieuse XVIIIe dynastie était éteinte et, dans le même temps, ses conquêtes en Nubie et en Asie se trouvèrent perdues. Durant ce triste interrègne, les vieilles religions égyptiennes furent rétablies et la religion d’Aton fut abandonnée, la ville d’Ikhnaton détruite et pillée et le souvenir du souverain, honni comme celui d’un criminel.

C’est bien à dessein que nous allons maintenant considérer certains caractères négatifs de la religion d’Aton. Disons d’abord qu’elle exclut tous les mythes, toutes les pratiques de magie ou de sorcellerie .

Ensuite, cette religion modifia la figuration du dieu solaire qui ne fut plus représenté, comme jadis, par une petite pyramide et un faucon, mais, ce qui semble presque rationnel, par un disque d’où émanent des rayons qui se terminent par des mains humaines. Malgré toute la floraison artistique qui se manifesta pendant la période d’Amarna, il n’a pas été possible de découvrir d’image personnelle du dieu solaire Aton et nous sommes en droit d’affirmer qu’on n’en découvrira pas .

Enfin, il n’est plus jamais question ni du dieu Osiris ni du royaume des morts. Dans les hymnes et les inscriptions tombales, on ne découvre aucune inscription qui fasse allusion à ce que les Égyptiens eurent peut-être de plus cher. Nulle part ailleurs le contraste avec la religion populaire ne se trouve plus marqué .

Si Moïse fut Égyptien

III

Essayons maintenant de tirer de tout ceci quelques conclusions : si Moïse fut bien un Égyptien, s’il donna aux Juifs sa propre religion, ce fut celle d’Ikhnaton, la religion d’Aton.

Nous avons plus haut établi un parallèle entre la religion juive et la religion égyptienne populaire et montré combien elles différaient. Appliquons-nous maintenant à comparer la religion juive à celle d’Aton pour montrer leur identité primitive. Ce n’est pas là, nous le savons, une tâche facile car la soif de vengeance des prêtres d’Amon nous a privés de bien des renseignements sur la religion d’Aton. Quant à la religion mosaïque, nous ne la connaissons que sous sa forme définitive, telle qu’elle se trouva fixée, environ 800 ans plus tard, par le clergé juif, dans la période qui suivit l’Exil. Si malgré cette insuffisance de documents, nous parvenions à trouver certains indices susceptibles de confirmer notre thèse, ceux-ci seraient pour nous d’un grand prix.

Il y aurait bien un moyen facile d’étayer notre thèse de l’identité des religions d’Aton et de Moïse, ce serait de nous servir d’une profession de foi, d’une proclamation. Mais alors on nous objecterait, je le crains, que cette voie est impraticable. Le credo juif, on le sait, dit :« Schema Jisroel Adonai Elohenu Adonai Echod. » Si ce n’est pas seulement par hasard que le nom égyptien Aton (ou Atum) rappelle le mot hébraïque Adonai et le nom divin syrien d’Adonis, si cette ressemblance est le fait d’une similitude primitive de sens et de langage, voilà comment on peut traduire la formule juive : « Écoute, ô Israël ! Notre dieu Aton (Adonai) est le dieu unique. » Ma totale incompétence dans ce domaine m’empêche malheureusement de résoudre la question et je n’ai pas non plus trouvé, dans la littérature, beaucoup de renseignements la concernant . En outre, il ne faut pas en prendre à son aise en pareille matière. Nous aurons d’ailleurs à revenir sur le problème du nom de la divinité.

Les similitudes aussi bien que les divergences entre les deux religions sont aisément discernables mais ne nous éclairent pas beaucoup. Toutes deux sont des formes d’un rigoureux monothéisme et nous inclinerons, de prime abord, à rapporter à ce caractère fondamental toutes les concordances observées. Le monothéisme juif est, sur certains points, plus rigide encore que l’égyptien, par exemple quand il interdit toute représentation plastique. En dehors du nom de la divinité, la différence la plus essentielle réside en ce que la religion juive a entièrement abandonné le culte du soleil tandis que les Égyptiens continuent à s’y adonner. En comparant la religion populaire égyptienne avec la religion juive, il nous est apparu qu’à côté du contraste de principe, un élément de contradiction intentionnelle entrait en jeu dans la divergence des deux religions. Cette impression se confirme si, dans notre parallèle, nous remplaçons la religion juive par celle d’Aton qu’Ikhnaton, nous l’avons vu, avait instituée par hostilité intentionnelle envers la religion populaire. Nous nous étonnions, à juste titre, de constater que la religion juive ignorait l’au-delà et l’existence après la mort, croyance qui n’est cependant pas incompatible avec le monothéisme le plus strict. Cet étonnement se dissipe si nous passons de la religion juive à celle d’Aton et si nous admettons que cette négation de la vie future est empruntée à la religion d’Ilhnaton. Pour ce dernier, rejeter l’idée d’un au-delà était devenu une nécessité dans sa lutte contre la religion populaire où le dieu des morts, Osiris, jouait un rôle plus grand peut-être que n’importe quel autre dieu des régions supérieures. La concordance, sur ce point important, des religions juives et d’Aton constitue un premier argument sérieux en faveur de notre thèse. Nous verrons qu’il n’est pas le seul.

Moïse n’a pas seulement donné aux Juifs une nouvelle religion : il a aussi, c’est certain, institué la pratique de la circoncision, ce qui est d’une importance capitale au point de vue du problème qui nous occupe. Pourtant ce fait a jusqu’ici été assez négligé. Il est vrai que le récit biblique le contredit souvent, d’abord en faisant remonter la circoncision à l’époque des patriarches et en la considérant comme un signe de l’alliance conclue entre Dieu et Abraham, ensuite en racontant, dans un passage particulièrement obscur, que Dieu, irrité de voir Moïse négliger cette coutume sacrée, résolut de le punir de mort et que l’épouse de Moïse, une Midianite, sauva son époux menacé de la colère divine, en pratiquant rapidement l’opération. Toutefois il ne s’agit là que de déformations qui ne doivent pas nous induire en erreur et dont nous connaîtrons plus tard les motifs. Il n’en reste pas moins vrai que si nous nous demandons d’où est venue aux Juifs la pratique de la circoncision, nous, ne pouvons répondre qu’en disant : « d’Égypte ». Hérodote, le père de l’Histoire », nous apprend que la circoncision était depuis longtemps pratiquée en Égypte et ses affirmations ont été confirmées par la découverte des momies et même par certains dessins sur les parois des tombeaux. Nul autre peuple de la Méditerranée orientale n’a, à ce que nous sachions, adopté cette coutume. Nous pouvons admettre que les Sémites, Babyloniens et Sumériens n’étaient pas circoncis. La Bible elle-même en dit autant des habitants de Canaan et cela est présupposé dans l’aventure de la fille de Jacob et du prince de Sichem . Nous considérons comme dénuée de fondement l’hypothèse suivant laquelle les Juifs, en Égypte, auraient adopté, autrement que par rapport avec la religion fondée par Moïse, l’usage de la circoncision. N’oublions pas que la circoncision était en Égypte une coutume partout répandue dans le peuple et admettons un moment que Moïse, comme on le croit en général, ait été un Juif déterminé à délivrer ses compatriotes du joug égyptien, à les conduire dans un pays où ils pourraient jouir fièrement de leur indépendance nationale, ce qui, du reste, arriva réellement. Dans quel but alors leur imposer aussi une pénible coutume qui aurait, dans une certaine mesure, tendu à en faire des Égyptiens ? Pourquoi perpétuer chez eux le souvenir de l’Égypte ? Les efforts de Moïse ne visaient-ils pas, au contraire, à faire oublier à son peuple juif le pays de sa servitude et à étouffer en lui la nostalgie des « oignons » d’Égypte ? Non, notre point de départ et l’hypothèse que nous lui avons adjointe sont à tel point inconciliables que nous sommes en droit d’en tirer la conclusion suivante : Si Moïse a donné aux Juifs non seulement une nouvelle religion, mais encore la loi de la circoncision, c’est qu’il n’était pas juif mais égyptien, d’où il s’ensuit que la religion mosaïque était vraisemblablement une religion égyptienne, non pas celle du peuple, trop différente, mais la religion d’Aton avec laquelle la religion juive concorde sur bien des points importants.

Comme je l’ai déjà fait observer, mon hypothèse de l’origine non pas juive mais égyptienne de Moïse soulève une nouvelle énigme. Des manières d’agir qui paraîtraient normales chez un juif deviennent incompréhensibles chez un Égyptien. Toutefois si nous situons Moïse à l’époque d’Ikhnaton, si nous le mettons en rapport avec ce pharaon, alors l’énigme est éclaircie et les questions qui se posent semblent résolues. Supposons que Moïse ait appartenu à une noble famille, qu’il ait occupé une haute situation, que peut-être il ait été membre de la famille royale, comme le dit la légende. Certainement conscient de ses grandes possibilités, il était ambitieux et énergique, peut-être rêvait-il de devenir un jour chef de son peuple et maître de l’Empire. Familier du pharaon, il se montrait adepte convaincu de la nouvelle foi dont il avait compris les idées dominantes en se les appropriant. Lors de la réaction qui se produisit à la mort du souverain, il vit s’effondrer toutes ses espérances, tous ses desseins. A moins qu’il n’abjurât ses chères croyances, l’Égypte n’avait plus rien à lui offrir ; il avait perdu sa patrie. Dans sa détresse, il trouva un curieux expédient. Le rêveur Ikhnaton s’était aliéné l’esprit de son peuple et avait laissé morceler son empire. Doué d’une nature énergique, Moïse conçut le plan de fonder un nouvel empire auquel il donnerait la religion dédaignée par l’Égypte. C’était, on le voit, une tentative héroïque pour contrecarrer le destin, pour chercher une compensation, dans deux directions, aux dommages qu’il avait subis du fait de la catastrophe d’Ikhnaton. Peut-être était-il alors gouverneur de cette province-frontière (terre de Gessen) où certaines tribus sémitiques s’étaient établies, sans doute dès l’époque d’Hyksos. C’est de ces tribus qu’il voulut faire son nouveau peuple, décision d’une importance historique considérable .

Il se mit donc en rapport avec ces tribus, se plaça à leur tête et organisa « d’une main de fer » leur exode. Contrairement à ce qu’en dit la Bible, il faudrait admettre que l’Exode se réalisa sans accrocs et sans que les fuyards fussent poursuivis, ce que l’autorité de Moïse rendit possible, aucun pouvoir central n’étant là pour lui mettre des bâtons dans les roues.

Si notre hypothèse est juste, l’Exode aurait eu lieu entre 1358 et 1350, c’est-à-dire après la mort d’Ikhnaton et avant qu’Harembad eût rétabli l’autorité de l’État. Le but du voyage ne pouvait être que le pays de Canaan. C’est là qu’après l’écroulement de la suprématie égyptienne, des hordes de belliqueux Araméens avaient pénétré en conquérants et en pillards, indiquant ainsi dans quel lieu un peuple capable pourrait s’assurer la possession de nouvelles terres. Ces guerriers nous sont connus par les lettres découvertes en 1887 dans les archives de la cité en ruines d’Amarna. Ils y sont appelés Habiru et ce nom a ensuite été transféré, on ne sait comment, aux nouveaux envahisseurs juifs : les Hébreux, qui, venus plus tard, ne pouvaient être nommés dans les lettres d’Amarna. Au sud de la Palestine, à Canaan, vivaient aussi certaines tribus apparentées étroitement aux Juifs venus d’Égypte.

Ce sont, à notre avis, les mêmes motifs qui ont fait adopter la circoncision et provoqué l’Exode. On sait de quelle manière les hommes, peuples ou individus, réagissent à l’égard de cette très ancienne coutume devenue si malaisée à comprendre. A ceux qui ne l’ont point adoptée, elle semble singulière et assez effrayante, mais ceux qui l’ont conservée en sont fiers. Ils se sentent grandis, anoblis par elle et méprisent les incirconcis qu’ils trouvent malpropres. Aujourd’hui encore, l’une des injures que jette le Turc à la tête du Chrétien est celle de « Chien incirconcis ». Tout porte à croire que Moïse qui, en sa qualité d’Égyptien était circoncis, devait partager cette manière de voir. Il fallait donc que les Juifs en compagnie desquels il abandonna sa patrie remplaçassent avantageusement pour lui les Égyptiens qu’il quittait et ne fussent en aucun cas inférieurs à ceux-ci. Moïse voulait faire d’eux un « peuple saint », ainsi qu’il est textuellement dit dans la Bible. C’est en signe de cette consécration qu’il leur fit adopter la coutume qui les rendrait au moins les égaux des Égyptiens. En outre, il ne pouvait être qu’agréable à Moïse de les voir se distinguer, par la circoncision, des peuples étrangers chez qui leur exode devait les conduire. Les Juifs éviteraient ainsi de se mêler à ces peuples, semblables en cela aux Égyptiens eux-mêmes qui se différenciaient de tous les étrangers .

La tradition juive, cependant, se comporta ultérieurement comme si elle avait été accablée par les conclusions que nous venons d’exposer. Admettre que la circoncision avait été une coutume égyptienne, cela équivalait à peu près à reconnaître que la religion donnée par Moïse était une religion égyptienne. Et comme les Juifs avaient de bonnes raisons pour nier ce fait, il leur fallait bien aussi contester tout ce qui se rapportait à la circoncision.

Si Moïse fut Égyptien

IV

Ainsi j’ai situé l’histoire de Moïse l’Égyptien à l’époque d’Ikhnaton, j’ai dit que sa décision de prendre en main les intérêts du peuple juif fut dictée par la situation politique du pays à ce moment-là, enfin j’ai reconnu que la religion qu’il donna à son peuple était la religion d’Aton qui venait justement d’être rejetée par les Égyptiens. Je m’attends maintenant au reproche d’avoir bâti cet édifice sur des conjonctures avec une conviction qui ne s’appuie nullement sur des documents certains. Il me semble que ce reproche est injustifié. J’ai déjà fait ressortir dans mon introduction l’élément de doute et l’ai, pour ainsi dire, mis en exergue, ce qui devrait m’épargner la peine de recommencer chaque fois.

Certaines de mes propres observations critiques viendront s’ajouter à cette discussion. Le point essentiel de notre thèse, à savoir la dépendance du monothéisme juif de l’épisode monothéiste dans l’histoire égyptienne, a été pressenti et signalé par divers auteurs. Il est inutile de les citer ici parce qu’aucun d’entre, eux n’a su dire par quelle voie s’était exercée cette influence. Bien qu’elle demeure pour nous liée à la personne de Moïse, il n’en est pas moins vrai que d’autres possibilités subsistent en dehors de celle que nous préférons. Rien ne permet de supposer que la chute de la religion officielle d’Aton ait marqué la fin totale du mouvement monothéiste en Égypte. L’École de prêtres d’On, d’où le monothéisme avait pris son essor, survécut à la catastrophe et dut sans doute continuer à professer bien après Ikhnaton et à enseigner les générations. Même dans le cas où Moïse n’aurait pas été le contemporain d’Ikhnaton, même si le prophète n’avait pas subi l’influence personnelle de ce souverain, rien n’empêcherait de croire qu’il ait pu être un adepte ou même un membre de l’École d’On. Cette hypothèse nous amènerait à situer l’Exode au XIIIe siècle, date généralement admise, mais que rien d’autre ne permet de confirmer. Mais comment expliquer alors les motifs qui ont guidé Moïse dont l’Exode n’aurait pu s’accomplir aussi aisément s’il n’avait coïncidé avec une période d’anarchie en Égypte. Les souverains de la XIXe dynastie, successeurs d’Ikhnaton, gouvernèrent énergiquement le pays. Toutes les conditions extérieures et intérieures susceptibles de favoriser l’Exode ne se sont présentées qu’immédiatement après la mort du roi impie.

Les Juifs possèdent une riche littérature extra-biblique dans laquelle on trouve les légendes et les mythes qui se sont, au cours des siècles, accumulés autour de la grandiose figure du chef, du fondateur de la religion et qui ont déformé et obscurci cette figure. Parmi tout ce matériel, certains fragments de la bonne tradition ont pu être disséminés après n’avoir trouvé aucune place dans le Pentateuque. L’une de ces légendes décrit de façon attrayante comment l’orgueil de Moïse se manifesta dès son enfance. Un jour le pharaon, jouant avec lui, l’avait pris dans ses bras et le soulevait très haut. L’enfant alors âgé de trois ans, lui ôta sa couronne et se la posa sur la bête. Le roi, effrayé de ce présage, consulta ses sages . Ailleurs, le récit fait mention des exploits guerriers de Moïse en Éthiopie, en ajoutant que s’il dut fuir d’Égypte, c’est parce qu’il avait à redouter la jalousie d’une faction de la cour, voire celle du pharaon lui-même. L’exposé biblique lui-même prête à Moïse certains traits de caractère auxquels on est tenté d’ajouter foi. Le prophète y apparaît irascible, violent ; c’est ainsi que dans un accès de colère, il tue un brutal surveillant qui malmenait un ouvrier juif, ou bien indigné de voir la déchéance de son peuple, il brise les tables de la Loi qui lui avaient été données sur le Mont Sinaï. Dieu lui-même, enfin, pour un acte d’impatience dont nous ne connaissons pas la nature, le châtie. Comme de pareils traits de caractère ne jettent pas un jour glorieux sur le personnage, ils pourraient bien être conformes à la vérité historique. Il est possible aussi que certains traits de caractère rajoutés par les Juifs à leur conception antérieure de Dieu aient pu au fond être empruntés au souvenir de Moïse, par exemple quand ils décrivent un dieu jaloux, sévère et implacable. Au reste, n’était-ce pas Moïse et non point un dieu invisible qui les avait tirés d’Égypte.

Un autre trait imputé à Moïse mérite lui aussi tout spécialement de retenir notre attention. Le prophète semble avoir eu « la parole difficile », c’est-à-dire qu’il dut être affligé d’une inhibition au langage ou d’un défaut de prononciation, de sorte que dans ses prétendues discussions avec le pharaon il fit appel à Aaron qu’on dit avoir été son frère. Peut-être là encore s’agit-il d’une vérité historique, ce qui contribuerait heureusement à animer le portrait du grand homme. Mais en peut en tirer une conclusion bien plus importante encore . le récit, par cette voie détournée, n’indiquerait-il pas que Moïse était un étranger, incapable, tout au moins au début de ses relations avec les Néo-Égyptiens sémites, de communiquer avec eux sans le secours d’un interprète ? C’est là une nouvelle confirmation de la thèse : Moïse était égyptien.

Il semble que nous soyons ici parvenus à une conclusion tout au moins provisoire. Que notre hypothèse de la nationalité égyptienne soit ou non exacte, il semble au premier abord que nous n’en puissions plus rien déduire. Tout historien ne peut considérer le récit biblique de la vie de Moïse et de l’Exode que comme un mythe pieux où quelque lointaine tradition a été remaniée de façon tendancieuse. Nous ne savons pas ce que fut à l’origine cette tradition. Nous voudrions aussi deviner ce que purent être les tendances déformantes, mais l’ignorance des événements historiques nous maintient dans l’obscurité. Si nous n’avons pas, dans notre reconstitution, laissé de place à certains événements sensationnels de la Bible tels que les dix plaies, le passage de la mer Rouge, le don solennel de la Loi sur le Sinaï, cela ne doit pas nous troubler. Toutefois le fait de nous trouver en opposition avec les recherches historiques objectives contemporaines ne saurait nous laisser indifférent.

Ces historiens modernes en tête desquels nous plaçons Ed. Meyer sont d’accord avec la Bible sur un point essentiel. Ils reconnaissent que les tribus juives qui formèrent ultérieurement le peuple d’Israël adoptèrent, à un moment donné, une nouvelle religion. Mais cet événement n’eut pas lieu en Égypte non plus qu’au pied d’une montagne dans la presqu’île de Sinaï, mais bien dans un endroit appelé Meribat-Quadès, oasis connue pour l’abondance de ses sources et de ses fontaines, dans le pays au sud de la Palestine, entre l’extrémité est de la presqu’île de Sinaï et l’extrémité ouest de l’Arabie. Les Juifs y adoptèrent le culte d’un dieu Jahvé en l’empruntant sans doute à la tribu arabe voisine des Midianites. Il est probable que d’autres tribus proches adoptèrent, elles aussi, ce dieu.

Jahvé était certainement un dieu des volcans. Or, nul ne l’ignore, il n’y a pas de volcans en Égypte et les montagnes de la presqu’île de Sinaï n’ont jamais non plus été volcaniques. Au contraire, on trouve le long des rivages ouest de l’Arabie des volcans qui furent longtemps actifs. L’un de ces monts devait être le Sinaï-Horeb dont on faisait la résidence de Jahvé . Malgré tous les remaniements subis par le texte nous pouvons, d’après Ed. Meyer, reconstituer le portrait du dieu : c’est un sinistre et sanguinaire démon qui rôde pendant la nuit et redoute la lumière du jour .

A la naissance de la nouvelle religion, le médiateur entre Dieu et le peuple a été appelé Moïse. C’était le gendre du prêtre midianite Jethro dont il gardait les troupeaux lorsqu’il fut appelé par Dieu. Jethro, pour lui donner son enseignement, vint le voir à Quadès.

Ed. Meyer déclare n’avoir jamais douté qu’il n’y eût une part de vérité dans l’histoire du séjour en Égypte et de la catastrophe subie par les Égyptiens mais ne sait évidemment pas où situer ces faits ni comment les utiliser. Il ne consent à attribuer une origine égyptienne qu’à la seule coutume de la circoncision. Il enrichit de deux renseignements importants notre précédente argumentation en nous disant d’abord que « Josué demanda au peuple d’adopter la circoncision pour détourner les sarcasmes des Égyptiens », ensuite en citant Hérodote qui raconte que les Phéniciens (il s’agit sans doute des Juifs) et les Syriens en Palestine reconnaissent eux-mêmes avoir emprunté aux Égyptiens la coutume de la circoncision . Mais l’idée d’un Moïse égyptien ne lui plaît guère. « Le Moïse que nous connaissons », dit-il, « est l’ancêtre des prêtres de Quadès, c’est-à-dire une figure de légende généalogique en rapport avec le culte et non un personnage historique. D’ailleurs, à l’exception de ceux qui attribuent en bloc à toute tradition une valeur historique, personne, parmi ceux qui ont considéré Moïse comme un personnage historique, n’a réussi à remplir cette forme vide d’un contenu quelconque, personne n’est parvenu à en faire une personnalité concrète ni n’a pu nous apprendre quoi que ce soit sur ce qu’il a créé ou sur son oeuvre historique . »

Par contre, Ed. Meyer ne se lasse jamais de faire ressortir les relations de Moïse avec Quadès et Midian. « La figure de Moïse est si étroitement liée à Midian et aux sanctuaires du désert... » « Cette figure de Moïse est inséparablement associée à Quadès (Massa et Meriba) ; en épousant la fille du prêtre midianite, il a encore resserré ces liens. Au contraire, les connexions avec l’Exode et l’histoire de son enfance dans son ensemble sont tout à fait secondaires et résultent tout simplement de ce qu’il fallait intégrer Moïse dans une histoire cohérente et suivie . » Il rappelle ensuite que tous les faits importants cités dans l’histoire de Moïse ont été omis par la suite. « Moïse à Midian n’est plus un Égyptien ni le gendre du pharaon, mais un pâtre auquel Jahvé se manifeste. Dans le récit des dix plaies, il n’est plus fait mention de ses anciennes relations, quelque efficience qu’elles aient pu avoir, et l’ordre de tuer les nouveau-nés israélites semble tout à fait oublié. En ce qui concerne l’Exode et la ruine des Égyptiens, Moïse ne joue plus aucun rôle et n’est même pas nommé. Le caractère héroïque du récit de l’enfance disparaît totalement en ce qui touche le Moïse de l’époque plus tardive, il n’est plus que la créature de Dieu, un faiseur de miracles doué par Jahvé d’une puissance surnaturelle . »

Nous avons incontestablement l’impression que ce Moïse de Quadès et de Midian, à qui la tradition a même pu attribuer l’érection d’un serpent d’airain représentant un dieu de la guérison, est tout à fait différent du majestueux Égyptien dont nous avons inféré l’existence et qui a donné au peuple une religion dont toute pratique de magie ou de sorcellerie se trouvait rigoureusement exclue. Notre Moïse égyptien diffère peut-être tout autant du Moïse de Midian que le dieu universel Aton de l’habitant de la montagne sacrée : Jahvé le démon. Et si nous ajoutons foi, dans une certaine mesure, aux découvertes des historiens modernes, nous sommes forcés d’admettre que le fil qui devait, à partir de la croyance en l’origine égyptienne de Moïse, nous servir à tisser notre trame, se trouve rompu pour la seconde fois et ici sans espoir de raccord.

Si Moïse fut Égyptien

V

Mais voici que s’offre à nous un moyen imprévu de tourner la difficulté. Après Ed. Meyer, Gressmann et d’autres chercheurs s’efforcèrent encore d’élever la figure de Moïse bien au-dessus de celle des prêtres de Quadès et de ratifier le renom que lui a donné la tradition. En 1922, Ed. Sellin a fait une découverte d’une importance capitale en trouvant dans le livre du prophète Osée (seconde moitié du VIIIe siècle) les traces certaines d’une tradition selon laquelle le fondateur de religion, Moïse, trouva une fin brutale au cours d’une révolte de son peuple opiniâtre et récalcitrant. La religion qu’il avait fondée fut, à la même époque, abandonnée. Cette tradition, d’ailleurs, ne se retrouve pas que dans Osée, elle reparaît plus tard dans les écrits de la plupart des prophètes et c’est même sur elle, d’après Sellin, que se baseraient tous les espoirs messianiques ultérieurs. C’est vers la fin de l’exil babylonien que les Juifs commencèrent à espérer que le prophète qu’ils avaient si ignominieusement assassiné allait se relever d’entre les morts et conduire son peuple repentant, et d’autres peut-être avec lui, dans le royaume de la félicité éternelle. Nous n’avons pas ici à faire de rapprochement avec le destin si semblable réservé plus tard à un autre fondateur de religion.

Je ne suis naturellement pas en mesure de décider si Sellin a correctement interprété les passages prophétiques. Mais s’il avait raison, il nous serait alors permis de considérer comme une vérité historique la tradition qu’il a reconnue. En effet, de pareils faits ne s’inventent pas, on n’aurait aucun motif tangible d’agir ainsi. Mais au cas où ces faits se seraient réellement produits, on comprend facilement pourquoi il a semblé souhaitable de les oublier. Rien ne nous oblige à ajouter foi à tous les détails de la tradition. Sellin croit que le meurtre de Moïse eut pour théâtre Shittim, dans la région orientale du Jourdain. Nous verrons bientôt que le choix de cette localité ne s’accorde guère avec nos arguments.

Nous empruntons à Sellin l’idée qu’après l’assassinat de l’Égyptien Moïse par les Juifs, la religion qu’il avait importée fut abandonnée. Cette hypothèse nous permet de tisser notre trame sans aller à l’encontre des résultats dignes de confiance obtenus par les historiens. Toutefois nous nous permettons de ne pas adopter toutes les opinions de ceux-ci et de suivre notre propre chemin. L’Exode d’Égypte demeure notre point de départ. Un nombre considérable de gens durent quitter le pays à la suite de Moïse ; en effet, un ambitieux comme lui, qui visait haut, ne se serait pas donné la peine de diriger une petite troupe de Juifs. Sans doute le séjour en Égypte des émigrants avait-il duré assez longtemps pour que les Juifs constituassent une population nombreuse. Toutefois nous ne risquerons pas de nous tromper en admettant, avec la plupart des auteurs, qu’une fraction seulement de ce qui devait devenir le peuple juif avait subi la captivité en Égypte. Autrement dit, la tribu, revenue d’Égypte, vint rejoindre par la suite, dans la région située entre l’Égypte et Canaan, d’autres tribus apparentées qui s’y trouvaient déjà installées depuis longtemps. Cette fusion, d’où sortit le peuple d’Israël, se manifesta par l’adoption d’une nouvelle religion commune à toutes les tribus, la religion de Jahvé. D’après Ed. Meyer c’est à Quadès, sous l’influence des Midianites, que se produisit cet événement. Après quoi le peuple se sentit assez fort pour entreprendre la conquête de Canaan. Tous ces faits empêchent d’admettre que la catastrophe subie par Moïse et par sa religion se soit produite dans la région à l’est du Jourdain, elle dut se réaliser bien avant la jonction des tribus.

Il est certain que nombre d’éléments très variés ont contribué à la formation du peuple juif, mais la grande différence entre les tribus dérivera certainement de ce que certaines avaient séjourné en Égypte, y avaient subi tous les événements qui s’y étaient produits, tandis que les autres étaient restées chez elles.

En tenant compte de ce fait, nous pouvons dire que la nation est issue de l’union de deux constituants, d’où la séparation, après une courte période d’unité politique, en deux parties : le royaume d’Israël et le royaume de Juda. L’histoire aime ces sortes de restaurations grâce auxquelles de tardives fusions sont annulées tandis qu’au contraire les séparations antérieures réapparaissent. L’exemple le plus frappant de ce genre est, on le sait, celui de la Réforme, lorsqu’elle laissa réapparaître, après un intervalle de plus de mille ans, une ligne de démarcation entre la Germanie romanisée et la Germanie demeurée indépendante. En ce qui concerne le peuple juif, nous ne retrouvons pas d’aussi fidèle reproduction d’un ancien état de choses ; notre connaissance de cette époque n’est pas assez certaine pour que nous puissions affirmer que dans le nord du pays se trouvaient ceux qui y étaient restés et, dans le sud, ceux qui étaient revenus d’Égypte ; Cependant ici encore la décomposition ultérieure a dû n’être pas sans rapports avec l’union jadis réalisée. Les anciens Égyptiens, sans doute moins nombreux, devaient être les plus évolués au point de vue de la civilisation ; ils eurent, sur l’évolution ultérieure du peuple, une grande influence, parce qu’ils apportaient une tradition qui manquait aux autres.

Peut-être apportaient-ils quelque chose d’autre encore, quelque chose de plus palpable qu’une tradition. La question de l’origine des Lévites constitue l’une des plus grandes énigmes de la préhistoire des Juifs. On les fait descendre de l’une des douze tribus d’Israël, la tribu de Lévi, mais aucune tradition n’a osé préciser d’où était venue cette tribu ni quelle région du pays conquis de Canaan lui avait été attribuée. Ils occupaient dans le clergé les postes les plus importants tout en se distinguant des prêtres. Un Lévite n’est pas nécessairement un prêtre ; ce n’est pas le nom d’une caste. Notre hypothèse concernant Moïse nous suggère une explication. Il est impossible qu’un aussi grand personnage que l’Égyptien Moïse se soit présenté sans escorte devant un peuple étranger. Il était certainement accompagné d’une suite : proches partisans, scribes, domestiques. Tous ceux-ci furent les premiers Lévites. Quand la tradition fait de Moïse un lévite, c’est là une évidente déformation des faits. Les Lévites étaient les gens de Moïse. Le fait suivant, déjà cité plus haut, confirme cette thèse : dans les temps qui suivront, ce n’est que parmi les Lévites qu’on trouvera des noms égyptiens . Nous pouvons supposer qu’un grand nombre de ces gens de Moïse purent échapper à la catastrophe qui atteignit le prophète et la religion par lui fondée. Ces rescapés se multiplièrent dans les générations suivantes ; tout en fusionnant avec les populations du pays où ils vivaient, ils demeurèrent fidèles à leur chef, honorèrent sa mémoire et maintinrent la tradition de ses doctrines. A l’époque de la réunion avec les sectateurs de Jahvé, ils constituaient une minorité agissante, plus civilisée que le reste de la population.

Supposons un instant qu’entre la fin de Moïse et l’établissement de la religion à Quadès, deux générations - un siècle peut-être - aient passé. Comment déterminer si les Néo-Égyptiens (j’appellerai ainsi, pour les distinguer des autres Juifs, ceux qui étaient revenus d’Égypte) si les Néo-Égyptiens, dis-je, rencontrèrent leurs frères de race avant ou après que ceux-ci eurent adopté la religion de Jahvé ? Probablement avant. Mais le résultat final fut le même. Ce qui se produisit à Quadès fut un com-promis à l’établissement duquel la tribu de Moïse prit évidemment part.

Appelons-en ici de nouveau à la coutume de la circoncision qui ne cesse, à la manière, pourrait-on dire, d’un « Leitfossil », de nous rendre les plus grands services. Cette coutume acquit force de loi dans la religion de Jahvé et, comme elle est indissolublement reliée à l’Égypte, son adoption ne peut ’avoir été qu’une concession faite aux gens de Moïse. Ceux-ci, tout au moins parmi eux les Lévites, ne voulaient pas renoncer au signe de leur consécration. C’était là ce qu’ils tenaient à conserver de leur ancienne religion et, en revanche, ils étaient disposés à révérer la nouvelle divinité et à croire tout ce que les prêtres Midianites en racontaient. Peut-être même ces derniers obtinrent-ils d’autres concessions encore. Nous avons déjà dit que le rituel juif prescrivait certaines restrictions dans l’emploi du nom de la divinité. Au lieu de Jahvé, il fallait dire Adonaï. Il serait tentant de se servir de cette prescription pour étayer notre argumentation, mais il ne s’agit là que d’une hypothèse sans véritable fondement solide. Comme chacun sait, l’interdiction de prononcer le nom divin est un très antique tabou. On ne voit pas très bien pour quelle raison il réapparut dans la loi juive ; peut-être sous l’influence de quelque motif nouveau. Il n’y a aucune raison de penser que cette défense ait été rigoureusement observée ; il resta permis de faire entrer le nom de la divinité Jahvé dans des noms propres théophores, c’est-à-dire dans des composés tels que Jochanan, Jehu, Josué. Mais ces noms avaient quelque chose de particulier. On sait que l’exégèse biblique reconnaît à l’Hexateuque deux sources désignées par les lettres J et E, initiales l’une du saint nom de Jahvé, l’autre de celui d’Elohim ; Elohim, il est vrai, et non pas Adonaï, mais rapportons ici la remarque de l’un de nos auteurs : « Les noms différents indiquent avec netteté qu’il s’agissait primitivement aussi de dieux différents . » A notre avis le maintien de la circoncision prouve qu’un compromis avait été établi lors de la fondation de la nouvelle religion à Quadès ; J. et E. nous ont appris en quoi il consistait, Puisque les deux récits concordent c’est qu’ils doivent dériver d’une source commune (écrits ou tradition orale). L’idée directive était de démontrer la grandeur et la puissance du dieu nouveau Jahvé. Or comme les gens de Moïse attachaient une très grande importance à leur exode d’Égypte, il convenait d’attribuer à Jahvé cette entreprise de libération. C’est pour cela que l’événement fut paré de toutes sortes d’ornements propres à démontrer le terrible pouvoir du dieu des volcans, par exemple, la colonne de fumée qui, au cours de la nuit, se changea en une colonne de feu, la tempête qui divisa les eaux de telle sorte que les poursuivants se noyèrent dans les flots resurgis. En même temps, l’Exode et l’instauration de la nouvelle foi turent rapprochés dans le temps et le long intervalle qui sépare les deux événements se trouva nié. On affirma aussi que les commandements avaient été donnés non pas à Quadès, mais au pied de la montagne sacrée, sous le signe d’une éruption volcanique. Toutefois cette description portait à la mémoire de Moïse un grave préjudice. C’était bien lui et non le dieu des volcans qui avait tiré son peuple d’Égypte. Une compensation lui était due et c’est pourquoi on le transféra à Quadès ou sur le mont Sinaï-Horeb, à la place du prêtre midianite. Nous verrons plus tard comment cette solution permit de satisfaire une autre pressante et irréductible tendance. Une sorte de compromis se trouvait de la sorte réalisé : Jahvé, l’habitant de la montagne midianite, fut autorisé à étendre son pouvoir jusqu’en Égypte, tandis que l’existence et l’activité de Moïse se trouvèrent transférées à Quadès et jusque dans la région à l’est du Jourdain. C’est ainsi que Moïse se confondit avec celui qui fonda plus tard une religion, le gendre de Jethro le Midianite, l’homme auquel il prêta son nom de Moïse. Toutefois, de ce Moïse-là, nous ne savons rien de personnel car il est entièrement éclipsé par l’autre, le Moïse égyptien, et nous ne connaissons que l’image pleine de contradictions que nous donne le texte biblique du caractère de Moïse. Il nous est assez souvent représenté comme un être autoritaire, irascible, voire même brutal, et cependant on dit également de lui qu’il fut le plus doux et le plus patient des hommes. Il est clair que ces dernières qualités n’auraient nullement convenu au Moïse égyptien qui nourrissait de si vastes et difficiles projets concernant son peuple. Sans doute furent-elles plutôt l’apanage du Moïse midianite. Il nous est donc permis, je crois, de séparer l’un de l’autre les deux personnages et nous admettrons que le Moïse égyptien ne dut jamais venir à Quadès et n’entendit jamais prononcer le nom de Jahvé, tandis que le Moïse midianite ne foula jamais le sol de l’Égypte et ignorait totalement Aton. Afin de permettre la fusion de deux personnages, il fallut que la tradition et la légende transférassent à Midian le Moïse égyptien et nous avons vu que ce fait fut expliqué de diverses manières.

Si Moïse fut Égyptien

VI

On nous reprochera, nous en sommes certains, d’être trop hardis dans notre reconstitution de l’histoire ancienne du peuple d’Israël et de témoigner d’une assurance excessive et injustifiée. Cette critique ne me paraîtra pas trop dure parce qu’elle trouve un écho dans mon propre jugement. Je sais bien que notre travail de reconstruction comporte des côtés faibles, mais il a aussi des côtés solides. En fin de compte ce sont les arguments en faveur de la continuation de nos recherches dans le même sens qui prévalent. Le texte biblique dont nous disposons contient des renseignements historiques utiles et même inestimables. Mais ces données historiques ont été, du fait d’influences tendancieuses puissantes, déformées et poétiquement enjolivées. Nos recherches actuelles nous ont permis de deviner la nature de l’une de ces tendances déformantes et cette découverte nous indique la voie à suivre tout en nous incitant à rechercher d’autres influences déformantes analogues. Si nous découvrons le moyen de reconnaître les déformations ainsi provoquées, nous parviendrons à mettre en lumière d’autres éléments de la vérité.

Voyons d’abord ce que nous apprend une étude critique de la Bible sur la façon dont fut écrit l’Hexateuque (les cinq livres de Moïse et le livre de Josué qui seuls nous intéressent ici) . C’est J., le jahviste, qui passe pour être la plus ancienne des sources et nombre de chercheurs modernes ont récemment reconnu en lui le prêtre Ebjatar, contemporain du roi David . Un peu plus tard, à une date qu’on n’a pu préciser, vient le prétendu Elohiste, qui appartient au nord du royaume . Après la destruction de ce royaume, en 722, un prêtre juif a réuni des parties de J et de E, en y apportant quelques additions. C’est sa compilation qu’on désigne par les lettres JE. Au VIIe siècle, vient s’y ajouter le Deutéronome, le cinquième livre dont l’ensemble fut censé avoir été alors retrouvé dans le Temple. C’est à l’époque qui suivit la destruction du temple (586), pendant l’exil et après le retour, qu’on situe la nouvelle version appelée « Code des prêtres » ; au Ve siècle, l’œuvre prend sa forme définitive et n’a depuis subi aucune modification notable .

L’histoire du roi David et de son temps est très probablement l’œuvre d’un contemporain. C’est un véritable récit historique, antérieur de cinq cents ans à Hérodote, le « père de l’Histoire ». Si l’on admet avec moi qu’une influence égyptienne se soit exercée, on sera plus près de comprendre cette œuvre . On a même suggéré que les Israélites d’époques plus lointaines, les scribes de Moïse, avaient contribué à l’invention du premier alphabet . Il va de soi que nous ne savons nullement dans quelle mesure les récits des temps anciens sont basés sur des relations écrites ou sur des traditions orales, ni quel intervalle de temps a séparé chaque événement de sa relation écrite. Cependant le texte, tel qu’il nous est parvenu, nous en dit assez sur ses propres avatars : on y retrouve les traces de deux traitements diamétralement opposés. D’une part les remanieurs ont altéré, mutilé, amplifié et même retourné en son contraire, le texte suivant leurs secrètes tendances ; d’autre part, une piété déférente l’a préservé, a cherché à tout garder eu l’état où elle l’avait trouvé, que les détails concordassent ou se détruisissent mutuellement. C’est ainsi qu’on trouve partout d’évidentes lacunes, de gênantes répétitions, des contradictions patentes, les vestiges de faits dont on n’aurait pas souhaité qu’ils fussent révélés. La déformation d’un texte se rapproche, à un certain point de vue, d’un meurtre. La difficulté ne réside pas dans la perpétration du crime mais dans la dissimulation de ses traces. On souhaiterait redonner au mot Entstellung son double sens de jadis . Ce mot, en effet, ne devrait pas simplement signifier « modifier l’aspect de quelque chose », mais aussi « placer ailleurs, déplacer ». C’est pourquoi dans bien des altérations de textes, nous sommes certains de retrouver, caché quelque part bien que modifié et arraché à son contexte, ce qui a été supprimé et nié, seulement nous avons parfois quelque difficulté à le reconnaître.

Les tendances déformantes que nous cherchons à découvrir doivent avoir agi sur les traditions avant même que celles-ci eussent été relatées par écrit. Il nous a été donné d’en découvrir une, la plus puissante de toutes, peut-être. Nous avons dit que lorsque le nouveau dieu Jahvé fut instauré à Quadès, if fallut bien trouver quelque chose pour l’honorer. Il serait plus exact de dire qu’il fallut l’installer, lui trouver une place, effacer les vestiges des anciennes religions. En ce qui concerne la religion des tribus établies là, tout semble avoir parfaitement réussi et l’on n’en entendit plus parler. Mais les choses n’allèrent pas aussi bien avec les Israélites revenus : ils étaient bien déterminés à ne pas se laisser arracher leur exode d’Égypte, pas plus que le personnage de Moïse et la coutume de la circoncision. Certes, ils avaient séjourné en Égypte, mais ils en étaient revenus et dès lors toute trace d’influence égyptienne devait être niée. On s’arrangea pour déplacer Moïse vers Midian et Quadès et pour le faire fusionner avec le prêtre fondateur de la religion de Jahvé. Il fallut bien maintenir la circoncision, l’indice le plus compromettant de la dépendance à l’égard de l’Égypte, mais l’on s’efforça, contre toute évidence, de séparer cette coutume de l’Égypte. Il se trouve dans l’Exode un passage énigmatique où il est dit que Jahvé s’irrita de voir Moïse abandonner la circoncision et que la femme midianite de ce dernier sauva la vie à son époux en procédant rapidement à l’opération ! Ce récit est évidemment destiné à contredire un fait révélateur. Une autre invention, nous le verrons bientôt, fut également destinée à invalider une preuve gênante.

Une autre tendance qu’on ne saurait, je crois, qualifier de nouvelle car elle ne fait que se continuer, cherche à nier que Jahvé fut pour les Juifs un dieu nouveau, un dieu étranger. C’est à quoi tendent les légendes des patriarches, Abraham, Isaac et Jacob. Jahvé affirme avoir été le dieu de ces patriarches bien qu’il reconnaisse lui-même avoir été alors adoré sous un autre nom .

Il ne dit pas quel fut ce nom. Et ici s’est trouvée une bonne occasion de mener contre l’origine égyptienne de la circoncision une attaque décisive. Jahvé avait exigé d’Abraham la circoncision en demandant qu’elle fût instituée en signe de son alliance avec les descendants du patriarche. Ce fut là cependant une invention particulièrement maladroite. Lorsqu’on cherche à distinguer quelqu’un, à marquer pour lui une préférence, on choisit quelque chose de personnel, quelque chose que des millions d’autres ne possèdent pas déjà. Un Israélite, lorsqu’il se trouvait en Égypte, aurait dû alors considérer tous les Égyptiens comme des frères unis à Jahvé par le même signe que lui. Le fait que les Égyptiens pratiquaient la circoncision ne pouvait être ignoré des Israélites qui créèrent le texte de la Bible. Le passage de Josué que cite Ed. Meyer l’admet sans difficulté, mais il fallait, coûte que coûte, le nier.

Nous n’attendons pas des mythes religieux qu’ils tiennent scrupuleusement compte de la cohérence logique, sans quoi le sentiment populaire s’offusquerait à juste titre du comportement d’une divinité qui, après avoir conclu avec les patriarches un pacte à obligations réciproques, cesse, pendant des siècles, de se soucier de ses partenaires humains jusqu’à ce qu’il lui plaise soudain de se manifester à nouveau à leurs descendants. Il est plus surprenant encore de voir ce Dieu se « choisir » tout à coup un peuple pour le faire « sien » et déclarer en être le Dieu. C’est là, je le crois bien, un cas unique dans l’histoire des religions humaines. Ailleurs Dieu et le peuple sont inséparables et ne forment qu’un de toute éternité ; il arrive parfois, comme on sait, qu’un peuple élise un nouveau dieu, jamais un dieu ne choisit un nouveau peuple, Peut-être parviendrons-nous à mieux comprendre ce fait unique en étudiant les relations de Moïse avec le peuple juif. Moïse avait daigné s’occuper des Juifs et en avait fait son peuple, son « peuple élu ».

Le fait de ramener aux patriarches la nouvelle religion de Jahvé avait un autre but encore. Ils avaient vécu à Canaan, leur souvenir était lié à certaines localités du pays. Peut-être avaient-ils eux-mêmes été des héros cananéens ou des divinités locales que les Israélites immigrés s’approprièrent pour les intégrer dans leur histoire ancienne. Se réclamer d’eux c’était, pour ainsi dire, proclamer ses attaches, au sol et se prémunir contre la haine qu’inspirent les conquérants étrangers. Par une manœuvre adroite on prétendait que Jahvé n’avait fait que restituer aux Juifs ce que leurs ancêtres avaient un jour possédé.

Dans les additions tardives faites au texte biblique, on constate une intention de passer Quadès sous silence. L’endroit où se fonda la nouvelle religion fut définitivement censé avoir été la montagne sacrée : le Sinaï-Horeb. Le motif n’en est guère clair ; peut-être voulait-on esquiver le souvenir de l’influence de Midian. Mais toutes les altérations ultérieures, surtout celle du « Code des Prêtres », visent à un autre but. Il n’y avait plus lieu de modifier dans un sens déterminé le récit des événements, puisque cela avait été fait depuis longtemps, mais on s’efforçait de rattacher à des époques lointaines certaines lois et institutions modernes, de les ériger en règles en les basant sur les lois de Moïse, ce qui devait justifier leur caractère sacré et obligatoire. Quelles que soient les falsifications qu’ait ainsi subi le texte, reconnaissons que ce procédé peut, dans une certaine mesure, se justifier du point de vue psycho¬logique. Il reflète le fait qu’au cours de longs siècles - 800 années environ séparent, en effet, l’exode d’Égypte de la fixation du texte biblique par Ezra et Néhémie - la religion de Jahvé a subi une évolution rétrograde qui a abouti à une concordance, peut-être même à une identité, avec la religion primitive de Moïse.

Et c’est là le fait essentiel, le contenu fatal de l’histoire religieuse des Juifs.

Si Moïse fut Égyptien

VII

Parmi tous les événements de la préhistoire des Juifs que les poètes, les prêtres et les historiens entreprirent plus tard d’écrire, il en est un dont la suppression fut déterminée par les motifs les plus naturels et les plus humains. Je veux parler du meurtre du grand chef, du libérateur Moïse, meurtre que les Prophètes, par les allusions qu’ils y ont faites, ont permis à Sellin de deviner. Les assertions de Sellin ne sauraient être qualifiées de fantaisistes car elles ont un assez grand caractère de vraisemblance. Moïse, instruit à l’école d’Ikhnaton, se servit des mêmes méthodes que le souverain ; il ordonna au peuple d’adopter sa religion et la lui imposa. Peut-être la doctrine de Moïse était-elle plus inflexible encore que celle de son maître ; il n’eut pas besoin de maintenir le dieu du soleil, l’école d’On n’ayant aucune signification aux yeux d’un peuple étranger. Moïse subit le même sort qu’Ikhnaton, le sort réservé à tous les despotes innovateurs. Comme les Égyptiens de la XVIIIe dynastie, les Juifs de Moïse étaient peu préparés à adopter une religion aussi hautement spiritualisée et à trouver en elle la satisfaction de leurs désirs. La même chose se produisit dans les deux cas : les asservis, les désavantagés, se soulevèrent et rejetèrent le fardeau de la religion qui leur avait été imposée. Mais tandis que les dociles Égyptiens avaient attendu que le destin les débarrassât de la personne sacrée du pharaon, les farouches Sémites prirent eux-mêmes leur destin en main et se débarrassèrent de leur tyran .

A vrai dire, le texte biblique parvenu jusqu’à nous nous prépare à cette fin de Moïse. Le récit du « Voyage à travers le désert » comporte sans doute l’histoire entière de la domination de Moïse et décrit toute une série de rébellions graves contre l’autorité de celui-ci. Ces rébellions provoquèrent sur l’ordre de Jahvé de sanglantes répressions. On imagine facilement que l’une de ces révoltes se termina autrement que ne l’admet le texte. Par exemple, on y lit le récit de l’apostasie du peuple, mais en ne lui donnant que la valeur d’un simple épisode. C’est l’histoire du veau d’or où, par un adroit subterfuge, le bris des tables de la Loi - qui a un sens symbolique - est attribué à Moïse lui-même (« il a brisé la Loi ») et imputé à sa violente indignation.

Vint un moment où le peuple se repentit du meurtre de Moïse et chercha à oublier ce forfait. Il en fut certainement ainsi à l’époque de la réunion à Quadès. En effet, en rapprochant dans le temps l’Exode de la fondation, dans l’oasis, de la religion, en remplaçant l’autre fondateur de celle-ci par Moïse, on faisait plus que satisfaire les exigences des gens de Moïse, on réussissait en même temps à nier la suppression brutale du prophète. Il est peu probable, en réalité, que Moïse ait pris part aux événements de Quadès, même au cas où sa vie n’aurait pas été abrégée.

Nous tenterons ici de reconstituer l’ordre des événements. Nous avons situé l’Exode d’Égypte après l’extinction de la XVIIIe dynastie (1350). Cet Exode peut avoir eu lieu à ce moment-là ou un peu plus tard car les chroniqueurs égyptiens ont situé ces années d’anarchie sous le règne d’Harembad. Ce souverain mit fin à l’anarchie et régna jusqu’en 1315. La stèle de Merneptah (1225-1215) nous donne ensuite l’unique renseignement chronologique que nous possédions. Merneptah se vante de sa victoire sur Isiraal (Israël) et de la destruction des récoltes (?) de ce dernier. Nous ne sommes malheureusement pas sûrs de la valeur qu’il convient d’attribuer à cette inscription : on considère qu’elle prouve la présence, dès cette époque, de tribus israélites en Canaan . Ed. Meyer tire justement de cette inscription une preuve de ce que Merneptah n’a pas été, comme on l’admettait volontiers jadis, le pharaon de l’Exode. Cet exode a dû s’effectuer à une époque antérieure. Il nie semble d’ailleurs inutile de rechercher quel pharaon régnait au moment de l’Exode, ce dernier s’étant réalisé Pendant un interrègne. Mais la stèle de Merneptah ne nous apporte non plus aucune lumière sur la date possible de la fusion ni sur celle de l’adoption de la nouvelle religion à Quadès. Tout ce que nous pouvons affirmer avec certitude, c’est que ces événements se passèrent entre 1350 et 1215. C’est, pensons-nous, au cours de ce siècle, à une date très voisine de 1350 que l’Exode dut avoir lieu et que les événements de Quadès se produisirent, sans doute vers 1215. La plus grande partie du temps qui s’écoula entre ces deux événements ne doit, à notre avis, être regardée que comme une période intermédiaire. Après le meurtre de Moïse, un temps assez long s’écoula avant que les passions ne s’apaisassent chez les Juifs revenus d’Égypte et que l’influence des partisans de Moïse, les Lévites, ne fût devenue aussi puissante que le laisse supposer le compromis de Quadès. Deux générations, soixante années, ont pu suffire, mais ce laps de temps paraît un peu juste. La date que l’on infère de la stèle de Merneptah semble prématurée et comme, dans notre hypothèse, une supposition découle de l’autre, nous concéderons volontiers que ce débat révèle un côté faible de notre reconstitution. Malheureusement tout ce qui concerne l’établissement à Canaan du peuple juif demeure très obscur et très confus. Il nous reste cependant permis de supposer que le nom inscrit sur la stèle d’Israël ne concerne pas les tribus dont nous tentons ici d’étudier le destin et dont la réunion a plus tard formé le peuple d’Israël. D’ailleurs, le nom d’Habiru (Hébreux) de l’époque Amarna n’a-t-il pas aussi été donné à ce peuple ?

Quelle que soit la date de la réunion des tribus qui, en adoptant une commune religion, formèrent une nation, cette réunion aurait très bien pu constituer un événement sans importance pour l’histoire universelle. La nouvelle religion aurait pu être emportée dans le courant des événements, Jahvé aurait eu su place dans la procession des déités disparues, celle qu’a entrevue Flaubert ; les douze tribus, et non pas seulement les dix qu’ont si longtemps recherchées les Anglo-Saxons, auraient été « perdues ». Le dieu Jahvé, auquel Moïse le Midianite fit don d’un nouveau peuple, n’était sans doute nullement un être supérieur, mais un dieu local borné et féroce, violent et sanguinaire ; il avait promis à ses adeptes de leur donner un pays, « le pays où coulerait le lait et le miel », et les encouragea à débarrasser ce pays de tous ses habitants « par le tranchant du glaive ». Il semble vraiment surprenant que, malgré tous les remaniements subis par le texte biblique, on ait laissé subsister tant de passages susceptibles de révéler la nature primitive de Jahvé. Il n’est même pas certain que sa religion ait été un véritable monothéisme ni qu’elle ait contesté aux divinités étrangères leur caractère divin. Sans doute suffisait-il que le pouvoir de ce dieu national surpassât celui de tous les autres dieux étrangers. Si, par la suite, les événements différèrent de ce que faisait prévoir ce début, nous n’en pouvons trouver qu’une seule raison. Le Moïse égyptien avait donné à une partie de son peuple une conception différente et plus spirituelle de la divinité, l’idée d’un Dieu unique embrassant tout l’univers, étant tout amour et disposant de la toute-puissance, rejetant toute magie, toute sorcellerie et faisant de la vérité et de la justice les buts les plus élevés de l’humanité. En effet, quelque incomplets que soient les documents concernant l’éthique dans la religion d’Aton, il est intéressant de constater qu’Ikhnaton est toujours désigné dans ses inscriptions comme « vivant en Maat » (vérité, justice) . A la longue, il devint indifférent que le peuple, probablement au bout d’un temps très court, eût renoncé à l’enseignement de Moïse et eût supprimé ce dernier. La tradition demeura et son influence parvint lentement au cours des siècles à réaliser ce que Moïse lui-même n’avait pu faire. Le dieu Jahvé se vit rendre, à partir de Quadès, des honneurs immérités, on lui attribua la délivrance des Juifs qu’avait réalisée Moïse, mais il expia durement cette usurpation. L’ombre du Dieu dont il avait pris la place devint plus forte que lui ; à la fin de cette évolution historique, le Dieu mosaïque oublié finit par l’éclipser complètement. C’est seulement l’idée de ce Dieu, nul n’en peut douter, qui a permis au peuple d’Israël de supporter tous les coups du destin et de se perpétuer jusqu’à nos jours.

Quelle part prirent les Lévites à la victoire finale du Dieu mosaïque ? C’est ce qu’il n’est plus possible de déterminer. Au moment du compromis de Quadès, les Lévites prirent fait et cause pour Moïse car ils gardaient vivant le souvenir du chef dont ils avaient été les compagnons et les compatriotes. Au cours des siècles suivants les Lévites fusionnèrent avec le peuple ou avec le clergé et dès lors les prêtres eurent pour tâche principale de développer le rituel, de veiller sur lui et aussi de préserver les Livres sacrés et de les remanier dans le sens qui convenait. Mais tous ces sacrifices, tous ces rites étaient-ils autre chose au fond qu’une manière de magie et de sorcellerie semblables à celles qu’avait condamnées sans réserves la vieille doctrine mosaïque ? C’est alors qu’apparurent au sein du peuple une série continue d’hommes qui ne descendaient pas nécessairement des gens de Moïse, mais que la grande et puissante tradition, peu à peu grandie dans l’ombre, animait. Ces hommes-là, les prophètes, allaient prêchant inlassablement la vieille doctrine mosaïque, affirmant que la Divinité méprisait les sacrifices et le cérémonial et n’exigeait que la foi et une existence toute consacrée à la justice et à la vérité (Maat). Les efforts des prophètes furent couronnés de succès : les doctrines à l’aide desquelles ils rétablirent l’ancienne croyance devinrent pour toujours celles de la religion juive. Il est tout à l’honneur du peuple juif d’avoir conservé une semblable tradition et d’avoir produit des hommes capables de la proclamer, encore qu’elle fût venue du dehors, amenée par un grand homme étranger.

Je ne me hasarderais pas à soutenir cette manière de voir si de nombreux chercheurs qualifiés, même parmi ceux qui ne reconnaissent pas l’origine égyptienne du prophète, n’avaient, sous le même angle que moi, reconnu l’importance de Moïse pour l’histoire de la religion juive. Je m’en réfère à leur jugement. C’est ainsi, par exemple, que Sellin dit : « C’est pourquoi nous pensons que la vraie religion de Moïse, la croyance en un seul Dieu éthique qu’il a proclamée, ne fut à l’origine adoptée que par un cercle restreint de gens dans le peuple. Nous ne pouvons nous attendre à la trouver dès le début dans le culte officiel, dans la religion des prêtres et dans la foi populaire. Nous ne nous attendons qu’à rencontrer par-ci par-là une étincelle du feu spirituel que Moïse avait un jour allumé et cette étincelle nous montre que les idées du prophète n’avaient pas été totalement étouffées, qu’elles continuaient à influencer en sourdine la croyance et les mœurs jusqu’au moment, plus ou moins tardif, où sous l’effet de certains événements ou bien grâce à des personnages emplis de cet esprit religieux, elles resurgissaient, s’imposaient et gagnaient de plus grandes masses populaires. C’est bien sous cet angle qu’il convient de considérer l’histoire ancienne de la religion mosaïque. Quiconque tenterait de décrire cette religion d’après les documents historiques la dépeignant au Ve siècle, à Canaan, commettrait la plus grossière erreur de méthode. » Volz est plus net encore , il pense que « l’œuvre gigantesque de Moïse fut d’abord mal comprise et faiblement réalisée. Progressivement, au cours des siècles, elle pénétra toujours davantage dans l’esprit du peuple pour enfin trouver, en la personne des grands prophètes, des âmes comparables à celle de Moïse. Ce furent ces prophètes qui continuèrent l’œuvre entreprise par le grand solitaire. »

Je puis ainsi conclure ce travail, mon seul but ayant été d’introduire dans le cadre de l’histoire juive la figure d’un Moïse égyptien. Pour donner sous la forme la plus concise les résultats de notre travail, nous dirons qu’aux dualités bien connues de l’histoire juive : deux peuples qui fusionnent pour former une nation, deux royaumes issus du morcellement de cette nation, une divinité portant deux noms dans les sources de la Bible, nous ajoutons encore deux autres dualités : la fondation de deux nouvelles religions dont la première, d’abord refoulée par la seconde, ne tarde pas à réapparaître victorieusement, enfin, deux fondateurs de religion appelés tous deux Moïse, mais dont nous devons séparer l’une de l’autre les personnalités. Toutes ces dualités découlent nécessairement de la première : en effet une partie du peuple subit un événement traumatique qui fut épargné à l’autre. Mais il reste encore bien des faits à discuter, à commenter et à affirmer ; c’est après seulement que notre étude purement historique présentera un intérêt justifié. Il serait vraiment passionnant d’étudier, d’après le cas spécial de l’histoire juive, de quoi est faite au fond une tradition, sur quoi se fonde sa particulière puissance, de constater que l’influence de quelques grands hommes sur l’histoire universelle est indéniable. Cette étude permettrait aussi de montrer qu’en n’admettant que des motifs d’ordre purement matériel on attente à la grandiose diversité de la vie humaine, on pourrait découvrir de quelle source les idées, et particulièrement les idées religieuses, tirent la force qui leur permet de subjuguer les individus et les peuples. Un pareil complément à mon travail se rattacherait aux recherches que j’ai publiées, il y a un quart de siècle, dans« Totem et Tabou », mais il me semble que pareille entreprise serait actuellement au-dessus de mes forces.

III

Moïse, son peuple et le monothéisme

Avant-propos

I. Écrit avant mars 1938 à Vienne.

Avec l’audace de celui qui n’a plus grand-chose ou plus rien du tout à perdre, je vais ici, pour la seconde fois, revenir sur une décision bien motivée et donner à mes deux essais sur Moïse (Imago, vol. XXIII, nos 1 et 3) la conclusion que je n’avais pas encore écrite. En terminant mon dernier essai, je disais que mes forces ne me permettraient sans doute pas de donner cette conclusion . Naturellement je faisais ainsi allusion au déclin des facultés créatrices qu’entraîne le grand âge, mais je pensais encore à d’autres obstacles. Nous vivons à une bien étrange époque et cons¬tatons avec surprise que le progrès s’allie à la barbarie. En Russie soviétique, on a entrepris d’assurer a un peuple d’environ cent millions d’âmes, maintenu dans l’oppression, de meilleures conditions d’existence. Les autorités furent assez audacieuses pour le sevrer du narcotique de la religion et assez sages pour lui accorder une dose raison¬nable de liberté sexuelle. En même temps, cependant, on le soumettait à la plus cruelle des contraintes en lui enlevant toute liberté de penser librement. C’est avec une brutalité analogue qu’on a inculqué aux Italiens le goût de l’ordre et le sentiment du devoir. On se sent réellement soulagé quand on constate que, pour le peuple allemand, la régression vers une barbarie presque préhistorique peut se faire indépendamment de toute idée de progrès. Quoi qu’il en soit, nous constatons aujourd’hui que les démocraties conservatrices sont devenues les gardiennes du progrès de la civilisation et, chose curieuse, que l’Église catholique oppose au péril une forte résistance, elle qui avait été jusqu’ici l’ennemie implacable de la liberté de pensée et des progrès de la connaissance !

Nous vivons ici dans un pays catholique, sous la protection de cette Église, incertains du temps pendant lequel cette protection nous sera encore assurée. Tant qu’elle persiste cependant nous hésitons naturellement à faire quelque chose qui nous attirerait l’animosité de l’Église. Ce n’est point lâcheté mais prudence ; le nouvel ennemi , dont nous nous garderons de servir les intérêts, est plus dangereux que l’ancien avec lequel nous avions appris à vivre en paix. Les recherches psychanalytiques sont, de toutes façons, considérées avec une attention méfiante par les catholiques et nous n’affirmerons pas que ce soit à tort. Quand nos recherches nous amènent à conclure que la religion n’est qu’une névrose de l’humanité, quand elles nous montrent que sa formidable puissance s’explique de la même manière que l’obsession névrotique de certains de nos patients, nous sommes certains de nous attirer le plus grand ressentiment des pouvoirs de ce pays, Précisons que nous n’avons rien à ajouter à ce que nous avons déjà clairement dit, il y a un quart de siècle, mais tout cela a été oublié depuis et sans doute ne serait-il pas inutile de le rappeler aujourd’hui en l’illustrant d’un exemple typique de la manière dont se fondent les religions. Cependant nous nous verrions peut-être alors interdire l’exercice de la psychanalyse. Ces méthodes violentes de répression ne sont nullement étrangères à l’Église qui voit plutôt dans le fait que d’autres qu’elle les emploient une atteinte à ses privilèges. Quoi qu’il en soit la psychanalyse que j’ai vue, au cours de ma longue existence, se répandre dans tous les pays, n’a nulle part de « home » plus précieux pour elle que dans la ville où je suis né et où j’ai grandi.

Je ne fais pas que croire, je sais que ce danger extérieur m’empêchera de publier la dernière partie de ce travail sur Moïse. J’ai encore essayé de supprimer cette difficulté en me disant que mes craintes provenaient de ce que je surestimais ma propre importance. Sans doute les autorités resteraient-elles tout à fait indifférentes à mes écrits sur Moïse et sur l’origine des religions monothéistes. Mais est-ce vraiment certain ? Il me semble plutôt que la malveillance, le besoin de faire sensation suppléeront au peu de crédit que m’accordent mes contemporains. Donc, sans vouloir publier ce travail, je l’écrirai et cela d’autant plus que, depuis deux ans, j’ai pris des notes et qu’il ne me reste plus qu’à les remanier pour les ajouter aux deux articles précédents. Ensuite, mon étude attendra dans l’ombre le moment de paraître, à moins encore qu’un jour l’on puisse dire à quelqu’un qui serait arrivé aux mêmes conclusions que moi : « En des jours plus sombres, il vécut un homme qui pensa comme vous. »

Deuxième avant-propos

II. Juin 1938, à Londres.

Pendant la rédaction de cette étude sur Moïse des difficultés particulièrement grandes - scrupules intérieurs aussi bien qu’entraves extérieures - ont pesé sur moi. C’est pour cette raison que la troisième et dernière partie de mon travail est précédée de deux avant-propos qui se contredisent et même s’annulent l’un l’autre. En effet, durant le temps très court qui a séparé les deux introductions, les conditions de vie de l’auteur ont changé du tout au tout. A l’époque de mon premier avant-propos, je vivais sous la protection de l’Église et redoutais, en publiant mon livre, de perdre cette sauvegarde. Je craignais également de susciter une interdiction de travailler qui frapperait tous les praticiens et tous les élèves psychanalystes d’Autriche. Puis, soudain, ce fut l’invasion allemande et le catholicisme montra qu’il était bien, suivant l’expression biblique, « un roseau flexible ». Certain d’être persécuté non seulement à cause de mes opinions, mais aussi à cause de ma « race », je quittai, avec beaucoup de mes amis, la ville que depuis ma plus tendre enfance, et pendant 78 ans, j’avais considérée comme ma patrie.

J’ai trouvé dans la belle, libre et généreuse Angleterre l’accueil le plus amical. C’est là que je vis maintenant, traité en hôte bienvenu, je respire loin des oppresseurs, libre de lire et d’écrire, j’aurais presque dit de penser, comme je l’entends ou comme je le dois. J’ose enfin publier la dernière partie de mon essai.

Plus d’obstacles devant moi, du moins plus d’obstacles effrayants. Depuis les quelques semaines que je réside ici, j’ai reçu d’innombrables lettres d’amis qui m’exprimaient leur satisfaction de me savoir à Londres, d’inconnus et même de personnes tout à fait étrangères à mes travaux qui voulaient simplement me dire le plaisir qu’elles éprouvaient de ce que j’aie ici trouvé la sécurité et la liberté. Avec une fréquence bien surprenante aux yeux d’un étranger, je reçus aussi un autre genre de lettres, celles où l’on se montrait préoccupé du salut de mon âme, où l’on m’indiquait les voies du Seigneur en cherchant à m’éclairer sur l’avenir d’Israël.

Les braves gens qui m’ont écrit ces lettres ne pouvaient savoir beaucoup de choses à mon sujet, toutefois, je m’attends bien à perdre la sympathie d’un grand nombre de ces correspondants -et de certains autres aussi - le jour où la traduction de cet ouvrage sur Moïse sera connue de mes nouveaux concitoyens.

En ce qui concerne mes difficultés intérieures, ni les vicissitudes politiques, ni le changement de résidence n’y purent rien changer. Maintenant comme alors je doute de mon propre travail et ne me sens pas, comme tout auteur devrait l’être, en étroite communion avec mon Oeuvre. Ce n’est pas que je ne sois convaincu de la justesse de mes déductions, depuis un quart de siècle, depuis « Totem et Tabou » (1912) je n’ai pas changé d’opinion. Bien au contraire, ma conviction n’a fait que s’affirmer. Je demeure persuadé que les phénomènes religieux sont comparables aux symptômes névrotiques individuels, symptômes qui nous sont bien connus en tant que répétitions d’événements importants, depuis longtemps oubliés, survenus au cours de l’histoire primitive de la famille humaine. C’est de cette origine, justement, que les phénomènes tirent leur caractère obsédant et c’est à la part de vérité historique qu’ils contiennent qu’ils doivent leur action sur les hommes. Ce n’est qu’à propos de l’exemple que j’ai choisi, celui du monothéisme juif, que mon incertitude apparaît et que j’en viens à me demander si j’ai bien réussi à soutenir ma thèse. A mon sens critique, ce travail sur Moïse semble comparable à une danseuse qui fait des pointes. Si je n’avais pu m’appuyer sur les interprétations analytiques du mythe de l’abandon aux eaux, et si je n’avais eu la possibilité de passer de là aux suggestions de Sellin concernant la fin de Moïse, je n’aurais pas écrit ce travail. Quoi qu’il en soit le sort en est maintenant jeté.

Je commencerai par résumer ma seconde étude sur Moïse, celle qui est d’ordre purement historique. Je n’en ferai pas ici la critique car tous les résultats acquis constituent les déductions psychologiques qui en dérivent et qui sans cesse s’y rapportent.

Première partie

Moïse, son peuple et le monothéisme : première partie

I. Hypothèse historique

L’arrière-plan des événements qui nous intéressent est donc le suivant : les con-quêtes de la XVIIIe dynastie ont fait de l’Égypte une puissance mondiale. Le nouvel impérialisme se reflète dans l’évolution des concepts religieux, sinon dans le peuple tout entier, du moins dans les hautes sphères intellectuellement actives. Sous l’influence des prêtres du dieu solaire d’On (Héliopolis), influence peut-être renforcée encore par des suggestions venues d’Asie, surgit l’idée d’un dieu Aton - qui n’est plus le dieu d’un seul peuple et d’un seul pays. En la personne du jeune Amenhotep IV, c’est un pharaon, aux yeux duquel l’intérêt pour le développement de l’idée divine prime tout, qui monte sur le trône. Il fait de la religion d’Aton la religion officielle et, grâce à lui, le dieu universel devient un dieu unique ; tout ce qu’on raconte des autres dieux n’est que mensonge et duperie. Il s’oppose implacablement à toutes les tentations de la pensée magique et rejette l’illusion, si particulièrement chère aux Égyptiens, d’une vie après la mort. Avec une étonnante intuition des vues scientifiques ultérieures, il proclame que l’énergie solaire constitue la source de toute vie sur la terre et doit être adorée en tant que symbole du pouvoir divin. Il est fier de jouir de la création et de sa propre vie dans Maat (vérité et justice).

C’est là le premier et sans doute le plus pur cas de religion monothéiste dans l’histoire de l’humanité ; quelle valeur inestimable aurait pour nous une connaissance plus approfondie des conditions historiques et psychologiques de sa formation ! Mais on a veillé à ce que nous ne puissions avoir trop de renseignements sur la religion d’Aton. Dès le règne des faibles successeurs d’Ikhnaton, tout ce que ce dernier avait édifié fut détruit. Les prêtres qu’il avait opprimés s’attaquèrent dès lors, par vengeance, à sa mémoire. La religion d’Aton fut abolie, la résidence du pharaon, pillée et démolie. Vers 1350 av. J.-C., la XVIIIe dynastie vint à s’éteindre ; après une période d’anarchie, le chef Harembad, qui régna jusqu’en 1315, rétablit l’ordre. La réforme d’Ikhnaton sembla n’être plus qu’un épisode destiné à tomber dans l’oubli.

Tels sont les faits historiquement établis, ce qui va suivre est hypothétique. Parmi les proches d’Ikhnaton se trouvait un homme, peut-être appelé, comme tant d’autres, à cette époque, Thothmes ; peu importe d’ailleurs son nom véritable, mais la dernière partie en devait être « mose ». Thothmes occupait une haute situation, se montrait partisan convaincu de la religion d’Aton, mais à l’inverse du roi méditatif, il était énergique et passionné. Pour cet homme, la mort d’Ikhnaton et la chute de la nouvelle religion marquaient la fin de ses espérances. Aux yeux des Égyptiens, il n’était plus qu’un être méprisable, un renégat. Peut-être avait-il eu l’occasion, en tant que gouverneur d’une province frontière, d’entrer en contact avec une tribu sémitique installée là depuis quelques générations. Isolé, déçu, il se tourna vers ces étrangers, cherchant parmi eux une compensation à ce qu’il avait perdu. Il en fit son peuple et chercha à réaliser par eux son idéal. Après avoir avec eux, et accompagné de ses gens, quitté l’Égypte, il les consacra par la circoncision, leur donna des lois, les instruisit dans la religion d’Aton que les Égyptiens venaient justement d’abjurer. Peut-être les lois que ce Moïse donna à ses Juifs étaient-elles encore plus dures que celles de son seigneur et maître Ikhnaton, peut-être renonça-t-il aussi à s’appuyer sur le dieu du soleil d’On qu’Ikhnaton avait continué à révérer.

Nous supposons que l’Exode eut lieu à l’époque de l’interrègne, après 1350. Les périodes suivantes, jusqu’à l’installation en Canaan, sont particulièrement obscures. Les récentes recherches historiques ont cependant permis de mettre en lumière deux faits, tous deux tirés de l’obscurité laissée ou plutôt créée dans le récit biblique. Le premier, découvert par E. Sellin, est que les Juifs, même aux dires de la Bible, se montrèrent insubordonnés et rebelles à l’égard de leur législateur, se révoltèrent, un beau jour, l’assassinèrent et abolirent, comme l’avaient déjà fait les Égyptiens, la religion d’Aton. Le second fait, trouvé par Ed. Meyer, est que ces Juifs revenus d’Égypte fusionnèrent plus tard avec d’autres tribus apparentées habitant le pays situé entre la Palestine, la péninsule de Sinaï et l’Arabie. Là, dans une région fertile appelée Quadès, ils adoptèrent sous l’influence des Midianites arabes une nouvelle religion, l’adoration du dieu des volcans, Jahvé. Peu après, ils se disposèrent à envahir la terre de Canaan.

Il n’est guère possible de situer exactement dans le temps, ni par rapport les uns aux autres ni relativement à la fuite hors d’Égypte, ces divers événements. Un renseignement historique nous est ensuite donné par une stèle du pharaon Merneptah (qui régna jusqu’en 1215). Cette stèle relate une campagne en Syrie et en Palestine et cite Israël parmi les vaincus. Si l’on considère la date donnée par la stèle en question comme un « terminus ad quem », il s’ensuit que tous les événements à partir de la fuite d’Égypte se sont écoulés en un siècle environ, après 1350 jusque vers 1215 ; mais il est possible que le nom d’Israël ne se rapporte plus aux tribus dont nous nous occupons ici et que nous disposions, en réalité, d’un plus grand laps de temps. L’établissement en Canaan du peuple juif, plus tardif, ne constitue certainement pas une conquête rapide, mais une lente pénétration par poussées successives. Si nous négligeons le renseignement fourni par la stèle de Merneptah, il nous sera plus facile d’admettre que l’époque de Moïse eut la durée d’une vie d’homme (30 ans) et que deux générations au moins, mais sans doute davantage, la séparèrent de la réunion à Quadès . Le temps qui s’écoula entre Quadès et la conquête de Canaan peut avoir été court. Nous avons vu plus haut que la tradition juive avait de bonnes raisons d’abréger le temps qui sépare l’Exode de l’instauration à Quadès de la nouvelle religion ; nous pencherions en faveur du contraire.

Mais tout ceci n’est encore que de l’histoire et ne constitue qu’une tentative pour combler les lacunes de nos connaissances historiques et une répétition de ce que nous avons déjà dit dans notre second essai. Notre curiosité s’attache au destin de Moïse et de sa doctrine à laquelle la révolte des Juifs ne mit fin qu’en apparence. Les relations jahvistes écrites vers l’an 1000 av. J.-C. mais qui se basent certainement sur des rapports plus anciens, nous apprennent qu’après la réunion des tribus et la fondation d’une religion à Quadès, un compromis se trouva établi dont les deux parties se distinguent encore fort bien l’une de l’autre. L’un des partenaires n’avait à cœur que de dénier au dieu Jahvé son caractère nouveau et étranger et d’accroître ses droits à la soumission du peuple, l’autre refusait de renoncer à de chers souvenirs, ceux de la libération, de la fuite d’Égypte et de la grande figure de Moïse et il réussit à caser le fait et l’homme dans ce nouvel exposé de la préhistoire juive ou tout au moins à conserver le signe extérieur de la religion mosaïque : la circoncision. Peut-être imposa-t-il certaines restrictions dans l’emploi du nom de la nouvelle divinité. Nous avons déjà dit que ceux qui soutenaient ces points de vue étaient les descendants des partisans de Moïse, les Lévites ; quelques générations seulement les séparaient des contemporains et compatriotes du prophète à la mémoire duquel les attachait une vivante tradition. Les récits si poétiquement enjolivés attribués au jahviste et à son concurrent ultérieur, l’élohiste, étaient des sortes de monuments funéraires sous lesquels les récits authentiques de ces choses passées, de la nature de la religion mosaïque et de l’événement par la violence du grand homme, devaient être soustraits à la connaissance des générations futures et, pour ainsi dire, trouver eux-mêmes un repos éternel. Et si nos hypothèses sont justes, il n’y a plus rien de mystérieux dans cette histoire ; elle aurait pu cependant constituer la fin de l’épisode de Moïse dans l’histoire du peuple juif.

Ce qui est étrange c’est qu’il n’en soit rien. Les plus fortes répercussions de ces événements ne se firent sentir que bien plus tard et ne parvinrent que peu à peu, au cours des siècles, à se manifester. Il est peu probable que Jahvé se distinguât beau-coup, par son caractère, des dieux révérés par les tribus et les peuples voisins. Jahvé était en lutte contre ces dieux comme les tribus elles-mêmes étaient en lutte les unes contre les autres, mais tout porte à croire qu’à l’époque, l’adorateur de Jahvé était aussi peu enclin à nier l’existence des dieux de Canaan, de Moab, d’Amalek, etc., que l’existence des peuples qui croyaient en eux.

L’idée monothéiste, née avec Ikhnaton, était à nouveau dans l’ombre. Des trou-vailles faites dans l’île Éléphantine, proche de la première cataracte du Nil, ont révélé ce fait surprenant qu’il y avait eu une colonie militaire juive établie là depuis des siècles. Dans le temple qui y était érigé on adorait, à côté du dieu principal Jahu, deux déités femelles dont l’une se nommait Anat-Jahu. Ces Juifs, il est vrai, se trouvaient séparés de la mère patrie et n’avaient pu subir la même évolution religieuse ; l’empire Perse (Ve siècle av. J.-C.) leur avait communiqué les nouvelles prescriptions religieuses de Jérusalem . En nous reportant à des époques plus lointaines, nous avons le droit de dire que le dieu Jahvé n’avait certainement aucune ressemblance avec le dieu de Moïse. Aton avait été pacifique tout comme son représentant terrestre, ou plutôt son prototype, le pharaon Ikhnaton, qui assistait, les bras croisés, au démembrement de l’Empire immense créé par ses aïeux. Certes, pour un peuple avide de conquêtes, Jahvé était mieux indiqué. Et tout ce qui, dans le dieu de Moïse, méritait vraiment l’admiration devait naturellement échapper à la compréhension des masses primitives.

J’ai déjà dit - et mon avis concorde sur ce point avec celui d’autres auteurs - que, dans l’évolution religieuse juive, on notait un fait central : le dieu Jahvé, au cours des siècles, finit par perdre son caractère propre pour ressembler toujours davantage à l’ancien dieu de Moïse, Aton. Il continuait bien à en différer quelque peu, mais on ne doit pas s’empresser de surestimer ces différences qui s’expliquent facilement : le règne d’Aton avait commencé en Égypte à une époque florissante où l’intégrité de l’Empire semblait assurée. Même quand cet Empire commença à chanceler, les adorateurs d’Aton avaient pu se désintéresser de ces malheurs et continuer à louer les créations de leur dieu et à en jouir.

Le destin apporta au peuple juif une série de dures et douloureuses épreuves, son dieu devint cruel, rigoureux et comme enveloppé de ténèbres. Il conservait son caractère d’universalité, en régnant sur tous les pays et tous les peuples, toutefois le fait que son culte ait passé des Égyptiens aux Juifs s’exprima de la façon suivante : les Juifs seraient le peuple élu dont les obligations spéciales devraient un jour trouver leur récompense spéciale aussi. Certes, le peuple dut avoir quelque peine à concevoir comment l’idée de la préférence que lui accordait son dieu pouvait se concilier avec les tristes expériences auxquelles le soumettait un malheureux sort. Mais il ne se laissait pas envahir par l’incertitude, son sentiment de culpabilité grandissait pour étouffer le doute de l’existence de Dieu. Peut-être alors les Juifs s’en remirent-ils, comme font encore de nos jours les gens pieux, aux « desseins impénétrables de la Providence ». Quand on s’étonnait de ce que Dieu permît toujours l’apparition de nouveaux tyrans oppresseurs et persécuteurs : les Assyriens, les Babyloniens, les Perses, on voyait se manifester sa puissance dans le fait que ces cruels ennemis finissaient toujours tous par être vaincus et leurs royaumes par disparaître.

Enfin le dieu ultérieur des Juifs s’égala sur trois points importants à l’ancien dieu de Moïse. En effet - et c’est là le fait le plus marquant - il fut reconnu comme dieu unique, aux côtés duquel il était impossible d’en concevoir un autre. Le monothéisme d’Ikhnaton fut pris au sérieux par tout un peuple et cela à tel point que cette idée devint l’essentiel de sa vie spirituelle et accapara tout son intérêt. Le peuple et le clergé, qui avait pris sur lui la haute main, s’accordaient sur ce point ; mais en consacrant toute leur activité à l’établissement du cérémonial religieux, les prêtres se trouvèrent opposés à l’intense courant qui poussait le peuple à faire revivre deux autres doctrines religieuses de Moïse ; les voix des prophètes proclamaient sans cesse que Dieu méprisait les rites et les sacrifices et n’exigeait que la foi et une vie de droiture et de justice. Et quand les prophètes louaient la simplicité et la sainteté de la vie dans le désert, ils étaient certainement influencés par les idéaux mosaïques.

Mais faut-il, pour expliquer comment s’est formée l’idée définitive du dieu juif, invoquer l’influence de Moïse ? Ne suffit-il pas d’admettre qu’il y ait eu une évolution spontanée vers une spiritualité plus haute au cours d’une civilisation s’étendant sur plusieurs siècles ? Cette possible explication mettrait un terme à l’énigme qui nous occupe, mais je ferai à son propos deux commentaires : je dirai d’abord qu’elle n’ex-plique rien du tout. Des conditions analogues n’ont pas amené le peuple grec si hautement doué à embrasser le monothéisme, mais ont entraîné la dissolution du polythéisme et les débuts de la pensée philosophique. Pour autant que nous puissions le comprendre, le monothéisme n’était, en Égypte, qu’un effet secondaire de l’impérialisme ; Dieu n’était que le reflet d’un pharaon exerçant sans contrainte, sur un immen¬se empire, une autorité illimitée. Chez les Juifs, les conditions politiques s’opposaient à ce que le dieu national exclusif se muât en dieu universel. D’où vint à ce misérable et impuissant petit peuple l’outrecuidance de se proclamer le fils chéri du Seigneur ? De cette façon, la question de l’origine du monothéisme chez les Juifs demeurerait irrésolue ou bien il faudrait se contenter de déclarer, comme de coutume, que les choses s’expliquent par le génie religieux particulier de ce peuple. Chacun sait que le génie est incompréhensible et étrange, c’est pourquoi il convient de ne recourir à cette explication que dans le cas où toute autre solution s’avère impossible .

En outre, il faut bien reconnaître que les récits et l’histoire nous montrent eux-mêmes la voie en prétendant, et cette fois sans se contredire, que l’idée d’un Dieu unique a été donnée au peuple par Moïse. La seule objection que l’on puisse opposer à cette affirmation est que les prêtres, dans leur remaniement des texte bibliques dont nous disposons, attribuent beaucoup trop de faits à Moïse. Certaines institutions, certaines prescriptions rituelles, incontestablement bien plus tardives, sont données comme des lois de Moïse, cela dans le but évident de leur conférer plus d’autorité. C’est là pour nous un motif de nous méfier de ces données, sans toutefois les rejeter, La raison profonde, en effet, de cette exagération est claire. Les prêtres, dans leur exposé, cherchent à établir une continuité entre leur époque et celle de Moïse, ils veulent nier ce qui est pour nous justement le fait le plus saillant de l’histoire de la religion juive : a savoir qu’entre les lois de Moïse et la religion juive plus tardive se trouve une lacune qui fut tout d’abord comblée par le culte de Jahvé et ensuite seulement peu à peu et lentement supprimée. À l’aide de toutes sortes d’arguments, l’exposé des prêtres nie cette suite de faits bien que leur exactitude historique soit incontestable et que, malgré le traitement particulier qu’a subi le texte biblique, de nombreuses données viennent la confirmer. La version des prêtres obéissait à cette même tendance déformante qui avait fait du dieu nouveau, Jahvé, le Dieu des Patriarches. En tenant compte de ce motif du Code des Prêtres, il nous sera difficile de ne pas croire que c’est bien Moïse qui a donné à ses Juifs l’idée monothéiste. Nous sommes d’autant plus enclins à y croire que nous savons d’où cette idée vint à Moïse, chose que les prêtres juifs avaient certainement oubliée.

Mais, se demandera-t-on peut-être, quel intérêt y a-t-il à savoir si le monothéisme juif dérive bien du monothéisme égyptien ? Le problème ne se trouve par là déplacé que d’un cran et nous n’y gagnons presque rien en ce qui concerne la genèse de l’idée monothéiste. Nous répondrons que ce qui nous intéresse n’est pas le gain, mais bien la recherche elle-même. Peut-être aurons-nous pu, en retrouvant le véritable cours des choses, acquérir quelque connaissance nouvelle.

Moïse, son peuple et le monothéisme : première partie

II. Période de latence et tradition

Nous admettons donc que l’idée d’un dieu unique ainsi que le rejet des rites magiques et le renforcement des exigences éthiques au nom de ce dieu furent réellement des doctrines mosaïques qui d’abord trouvèrent peu d’adhérents puis, après une longue période intermédiaire, finirent par agir et par prévaloir. Comment expliquer cette action retardée et où trouver ailleurs des phénomènes analogues ?

Tout de suite, nous en voyons surgir dans notre mémoire et nous les retrouvons nombreux en maints domaines très différents. Ils se produisent vraisemblablement de diverses manières plus ou moins faciles à comprendre. Prenons comme modèle le sort réservé à une théorie scientifique nouvelle, celle de Darwin sur l’évolution, par exemple. Au début, elle suscite l’hostilité et est rejetée ; pendant des dizaines d’années, on en conteste la valeur, mais il ne faut pas plus d’une génération pour que l’on finisse par admettre qu’elle constitue un grand pas vers la vérité. Darwin lui-même a l’honneur d’avoir sa sépulture à Westminster. Un pareil cas n’offre rien de très énigmatique. La vérité nouvelle avait réveillé certaines résistances affectives et celles-ci sont traduites par des arguments grâce auxquels il devient possible de contester les preuves à l’appui de la théorie combattue. Le conflit d’opinions se poursuit durant un certain temps ; dès le début, partisans et adversaires s’affrontent, le nombre et l’importance des premiers ne cessent de grandir et ce sont les adeptes qui finissent par l’emporter. Pendant tout le temps du conflit, nul n’a oublié de quoi il était question. Nous sommes à peine étonnés de constater que l’ensemble du processus a duré assez longtemps ; sans doute ne nous rendons-nous pas suffisamment compte qu’il s’agit là d’un phénomène de psychologie des foules.

Il n’est pas difficile de trouver une analogie complète entre ce phénomène et ce qui se passe dans la vie psychique de tout individu. Prenons une personne à qui se trouve révélé un fait nouveau dont la réalité est prouvée mais qui contrarie certains de ses désirs et offense quelques-unes de ses plus chères convictions. Cette personne hésitera, cherchera des motifs de doute et luttera un temps contre elle-même jusqu’à ce qu’enfin elle soit obligée d’admettre la vérité et de se dire : « Tout cela est pourtant vrai ! mais comme c’est difficile à accepter et quelle peine j’ai à le reconnaître ! » Ce processus nous enseigne qu’il faut un certain temps pour que le travail intellectuel du moi réussisse à vaincre les objections suscitées par de puissants investissements objectaux. Toutefois, nous reconnaissons que la similitude entre ce cas et celui que nous étudions ici n’est pas très grande.

L’exemple que nous allons maintenant étudier semble encore plus éloigné du problème. Il arrive parfois qu’un individu sorte indemne, en apparence, d’un terrible accident, d’une collision de trains, par exemple. Au cours des semaines qui suivent, il présente une série de troubles graves, psychiques et moteurs, qu’on peut attribuer au choc, à l’ébranlement ou à quelque autre cause inhérente à l’accident. Le voilà malade d’une « névrose traumatique ». C’est là un fait tout à fait incompréhensible, donc nouveau. Le temps qui sépare l’accident de la première apparition des symptômes s’appelle le « temps d’incubation », terme qui renferme une transparente allusion à la pathologie des maladies infectieuses. Malgré la différence fondamentale des deux cas, nous finissons par observer qu’il y a, sur un point, concordance entre le problème de la névrose traumatique et celui du monothéisme juif. Cette analogie réside dans ce qu’on peut appeler la latence. Nous sommes autorisés à croire, en effet, qu’au cours de l’histoire de la religion juive, il s’écoula, après la chute de la religion mosaïque, un long laps de temps pendant lequel l’idée monothéiste, la dépréciation des rites et le renforcement de l’éthique cessèrent de se manifester. Tout nous prépare ainsi à la possibilité de chercher, dans une situation psychologique particulière, la solution de notre problème.

Nous avons déjà, à diverses reprises, parlé de ce qui arriva à Quadès quand les deux parties du futur peuple juif s’associèrent dans une commune religion. Du côté de ceux qui étaient revenus d’Égypte, les souvenirs de l’Exode et du personnage de Moïse étaient restés si forts, si vivaces, qu’il fallut bien les insérer dans toute relation de ces époques anciennes. Parmi ces hommes, certains étaient peut-être les descendants de personnes que Moïse avait pu connaître, quelques-uns se considéraient comme des Égyptiens et portaient des noms égyptiens. Toutefois, ils avaient de bonnes raisons de refouler le souvenir du destin qui avait été réservé à leur chef et législateur. Pour les autres, ce qui primait, c’était le dessein de glorifier le nouveau dieu et de contester son origine étrangère. Les deux parties avaient un intérêt égal à nier l’existence, chez eux, d’une religion antérieure et la nature des affirmations de celle-ci. C’est alors qu’on établit un premier compromis qui ne tarda sans doute pas à être codifié : les gens d’Égypte avaient apporté avec eux l’écriture et le goût de relater les faits historiques. Cependant il devait s’écouler un long temps avant que les historiens n’en vinssent à concevoir un idéal de vérité objective. Auparavant, ils ne se faisaient aucun scrupule d’établir leurs récits suivant les besoins et les tendances du moment, comme si le sens de la falsification leur avait échappé. Il s’ensuivait donc qu’un contraste pouvait s’établir entre la fixation par écrit d’un événement et sa transmission orale, la tradition. Ce qui dans la relation écrite avait été négligé ou altéré pouvait, dans la tradition, demeurer intact. La tradition était, tout à la fois, le complément et l’inverse de la relation écrite, moins soumise aux tendances déformantes elle leur échappait peut-être même en certains points, pouvant ainsi être plus exacte que la relation écrite. Toutefois, la transmission orale d’une génération à l’autre était exposée, plus encore que le récit écrit, à subir de multiples modifications, de multiples déformations. Une semblable tradition pouvait subir des sorts différents mais le plus fréquent était pour elle de se voir étouffée par les écrits, de cesser de s’imposer à côté de ces derniers, de devenir toujours plus vague pour finalement disparaître dans l’oubli. Mais un autre destin pouvait l’attendre, la tradition elle-même faisant parfois l’objet d’une fixation par écrit. Nous parlerons encore par la suite d’autres possibilités.

Comment expliquer le phénomène de latence dans l’histoire du judaïsme ? Nous croyons que les faits, les données véridiques que les relations écrites dites officielles cherchent intentionnellement à nier n’ont, en réalité, jamais été perdus. Leur souvenir survivait dans les traditions restées vivantes au sein du peuple. E. Sellin assure que, même à propos de la mort de Moïse, il existait une tradition qui contredisait nette¬ment la version officielle et demeurait bien plus proche de la vérité. La même chose dut se produire pour d’autres croyances qui, en apparence, avaient disparu en même temps que Moïse, et pour des doctrines de la religion mosaïque rejetées par la majorité des contemporains du prophète.

Nous sommes ici en présence d’un fait remarquable : ces traditions, loin de s’affaiblir avec le temps, devinrent de plus en plus fortes au cours des siècles, s’insinuèrent dans les remaniements ultérieurs des rapports officiels et, enfin, se révélèrent assez puissantes pour influencer de façon décisive la pensée et les actes du peuple. Les conditions qui ont rendu possible un semblable développement échappent encore à notre connaissance.

Ce fait est à tel point étrange qu’il mérite de retenir notre attention. Tout notre problème est là. Le peuple juif ayant abandonné la religion d’Aton enseignée par Moïse avait adopté le culte d’un autre dieu assez proche du Baal des peuples voisins. Tous les efforts tentés par la suite pour dissimuler ce fait humiliant échouèrent. Mais la religion de Moïse bien que disparue avait laissé des traces, une sorte de souvenir et demeurait, tradition sans doute obscurcie et déformée, tradition d’un grand passé qui continuait à agir dans l’ombre et qui, peu à peu, prit, sur les esprits, un empire de plus en plus grand, pour arriver finalement à transformer le dieu Jahvé en dieu de Moïse et pour rappeler à la vie une religion que ce dernier avait instaurée de longs siècles auparavant et qui avait ensuite été abandonnée. Nous avons peine à comprendre comment une tradition éteinte a pu exercer une telle influence sur la vie spirituelle d’un peuple. Nous nous trouvons ici sur le terrain de la psychologie des foules où nous ne sommes pas à l’aise. Recherchons donc des analogies, des faits de nature semblable jusque dans des domaines différents. Nous allons certainement en trouver.

A l’époque où se préparait, chez les Juifs, le renouveau de la religion mosaïque, le peuple grec possédait un trésor incomparable de légendes et de mythes de héros. On croit que c’est vers le IXe, ou le VIIe siècle qu’apparurent les deux épopées homériques dont les thèmes sont empruntés à l’ensemble de ces mythes. Grâce à nos connaissances psychologiques actuelles, nous aurions été en mesure, longtemps avant Schliemann et Evans, de nous poser la question suivante : où donc les Grecs ont-ils puisé tous ces thèmes de légendes dont se sont emparés Homère et les grands dramaturges pour créer leurs chefs-d’œuvre ? Notre réponse aurait été celle-ci : ce peuple a vraisemblablement, au cours de sa préhistoire, connu une période d’opulence et de floraison culturelle ; cette civilisation a sombré dans une catastrophe qu’a relatée l’histoire, mais une obscure tradition s’en est conservée dans les légendes. Les recherches archéologiques contemporaines ont confirmé cette hypothèse qui, à l’époque, aurait certainement paru audacieuse, et ont permis de découvrir la magnifique civilisation minoenne-mycénienne qui disparut sans doute, sur le continent grec, vers 1250 av. J.-C. Les historiens grecs des époques plus tardives font à peine mention de cette civilisation : une observation à propos du temps où les Crétois possédaient la maîtrise des mers, une allusion au roi Minos, à son palais et au labyrinthe, c’est tout. Rien de cette grande époque n’a subsisté que les traditions dont se sont emparés les poètes.

D’autres peuples encore possèdent des épopées, es Allemands, les Hindous, les Finnois. Il appartient aux historiens de la littérature de découvrir si l’on peut, à propos de ces œuvres, faire les mêmes hypothèses que pour les Grecs. Je pense que de semblables recherches donneraient un résultat positif. A mon avis voilà comment s’explique l’origine des épopées populaires : il existe une période d’histoire ancienne qui immédiatement après sa fin semble importante, grandiose, toute emplie de faits remarquables et sans doute toujours héroïque. Toutefois cette époque se situe dans des temps si éloignés, si reculés que seule une obscure et incomplète tradition en conserve les traces aux futures générations. On s’est étonné de constater que l’épopée, en tant que genre littéraire, ait disparu au cours des siècles, peut-être est-ce parce que les conditions nécessaires à son éclosion ne se présentent plus. Le vieux matériel a été épuisé et, pour tous les événements ultérieurs, l’histoire a pris la place de la tradition. De nos jours, les actes les plus héroïques ne sauraient inspirer d’épopée ; Alexandre le Grand ne se plaignait-il pas déjà de ne pouvoir trouver d’Homère capable de le célébrer.

Les époques lointaines exercent sur l’imagination un vif et mystérieux attrait. Dès que les hommes sont mécontents du présent, ce qui est assez fréquent, ils se tournent vers le passé et espèrent, une fois encore, retrouver leur rêve jamais oublié d’un Âge d’or . Sans doute continuent-ils à subir le charme magique de leur enfance qu’un partial souvenir leur représente comme une époque de félicité introublée. Lors que ne subsistent plus du passé que les souvenirs incomplets et confus que nous appelons traditions, l’artiste trouve un grand plaisir à combler, au gré de sa fantaisie, les lacunes de la mémoire et à conformer à son désir l’image du temps qu’il a entrepris de dépeindre. On pourrait presque dire que plus la tradition est devenue vague, plus le poète peut en faire usage. Comment dès lors s’étonner de l’importance de la tradition pour la poésie ? L’analogie avec les conditions nécessaires à l’éclosion de l’épopée nous incitera à admettre plus facilement cette idée singulière que ce fut, chez les Juifs, la tradition mosaïque qui ramena le culte de Jahvé à la vieille religion de Moïse. Mais les deux cas diffèrent sur un autre point, dans l’un, il s’agit de la production d’un poème, dans l’autre, de l’instauration d’une religion. Or en ce qui concerne cette dernière, nous avons admis que, sous la poussée de la tradition, elle se trouvait reproduite avec une fidélité dont on ne trouve aucun exemple dans l’épopée. Cependant assez de points restent obscurs dans le problème pour justifier notre besoin de trouver de meilleures analogies.

Moïse, son peuple et le monothéisme : première partie

III. L’ analogie

C’est dans un domaine en apparence très éloigné de notre problème que nous découvrirons la seule analogie satisfaisante touchant le curieux processus observé dans l’histoire de la religion juive, niais cette analogie est si complète qu’on pourrait presque parler d’identité. Nous y retrouvons le phénomène de latence, l’apparition de manifestations inexplicables qu’il faut cependant expliquer, la nécessité d’un événement passé et ensuite oublié et aussi cette compulsion qui, s’imposant à la pensée logique, domine la vie psychique, trait qui n’entre pas en jeu dans la genèse de l’épopée.

Cette analogie, nous la trouverons dans la psychopathologie, dans la genèse des névroses humaines, c’est-à-dire dans un domaine du ressort de la psychologie individuelle, alors que les phénomènes religieux, eux, appartiennent à la psychologie des foules. On verra que cette analogie n’est pas aussi surprenante qu’elle n’apparaît à première vue ; elle équivaut plutôt à un postulat.

On appelle traumatismes les impressions reçues dans le jeune âge et plus tard oubliées et nous leur assignons un rôle très important dans l’étiologie des névroses. Mais est-il bien vrai que l’étiologie des névroses soit en général traumatique ? A ceux qui affirment cette origine, on objecte immédiatement qu’en certains cas il n’est guère possible de retrouver et de mettre en évidence, dans l’histoire précoce du névrosé, un semblable traumatisme. Souvent nous en sommes réduits à ne rien découvrir d’autre qu’une réaction insolite à certains événements, à certaines obligations que tout être est obligé de subir. Nombre d’individus les supportent de la façon que nous qualifions de normale. Quand il ne nous est possible d’expliquer l’apparition d’une névrose qu’en invoquant telle prédisposition constitutionnelle, héréditaire, nous sommes naturelle-ment tentés de dire que la névrose n’a pas été acquise, mais qu’elle s’est lentement développée.

Toutefois il convient ici de noter deux faits - d’abord que la genèse des névroses se ramène partout et toujours à des impressions infantiles très précoces et ensuite que dans certains cas dits « traumatiques », les effets résultent évidemment d’une ou de plusieurs fortes impressions ressenties dans l’enfance. Ces impressions ont échappé à une liquidation normale et l’on est ainsi tenté de dire que si les événements en, question n’étaient pas survenus, la névrose ne se serait pas non plus déclarée. Il sera suffisant, pour atteindre notre but, de limiter à ces cas traumatiques nos recherches sur l’analogie, mais entre ces deux groupes, le fossé ne semble pas infranchissable. Il est très possible de réunir dans une conception unique les deux conditions étiologiques ; il s’agit seulement de définir ce qu’on considère comme traumatique. Si nous admettons que l’élément quantitatif seul donne à un événement son caractère traumatique, nous en devons conclure que lorsque cet événement provoque certaines réactions pathologiques insolites, c’est qu’il a été trop exigé de la personnalité. Nous dirons donc que certains faits agissent comme des traumatismes sur certaines constitutions, tandis qu’ils demeurent sans effet sur d’autres. De là, la conception d’une échelle mobile, de ce qu’on appelle une « série complémentaire » où deux facteurs concourent à l’étiologie, un moins de l’un étant compensé par un plus de l’autre. En général les deux facteurs agissent ensemble et ce n’est qu’aux deux extrémités de la série que nous pouvons parler d’une motivation simple. Ces réflexions nous amènent à conclure que nous ne devons pas attacher d’importance, en ce qui concerne notre analogie, à la différence entre étiologie traumatique et étiologie non traumatique.

Malgré les risques de répétitions, nous pensons qu’il est utile de grouper ici les faits qui présentent l’importante analogie en question. Les voici donc : nos recherches nous ont montré que ce que nous appelons phénomènes ou symptômes d’une névrose est dû à certains événements et impressions qui, justement à cause de cela, sont à nos yeux des traumatismes étiologiques. Nous avons deux tâches à remplir : rechercher, fût-ce d’une façon schématique, d’une part les caractères communs à ces événements et d’autre part, ceux des symptômes névrotiques.

a) Étudions en premier lieu les traumatismes. Tous se situent dans la première enfance jusqu’à la cinquième année environ. Les impressions reçues à l’époque où l’enfant commence à parler sont particulièrement intéressantes ; la période qui s’étend entre deux et quatre ans semble être la plus importante ; il n’est pas possible de déterminer avec précision à quel moment débute cette réceptivité aux traumatismes.

b) Les événements en question sont, en règle générale, totalement oubliés et restent inaccessibles au souvenir. Ils appartiennent à la période d’amnésie infantile, laquelle est souvent interrompue par quelques fragments de souvenirs.

c) Il s’agit d’impressions d’ordre sexuel ou agressif et certainement aussi de blessures précoces faites au moi (blessures narcissiques). Ajoutons que d’aussi jeunes enfants ne sont pas encore capables comme ils le seront plus tard de distinguer les actes sexuels des actes purement agressifs (interprétation « sadique » erronée de l’acte sexuel). Cette très frappante prédominance du facteur sexuel a besoin d’être théoriquement expliquée :

Ces trois points : apparition précoce au cours des cinq premières années, oubli, contenu agressivosexuel, sont étroitement liés. Les traumatismes sont ou bien des événements intéressant le corps du sujet ou bien des perceptions, surtout des perceptions visuelles ou auditives, donc des événements vécus ou des impressions. La connexion de ces trois points a été théoriquement établie grâce au travail analytique. C’est ce dernier seul qui doit nous permettre de retrouver les incidents oubliés ou, pour parler de façon plus hardie mais plus incorrecte, de ramener à la mémoire des incidents. Contrairement à la croyance générale, la théorie nous enseigne que la vie sexuelle des êtres humains (ou ce qui y correspondra ultérieurement) connaît tôt une floraison qui se termine vers l’âge de cinq ans. Suit ce qu’on appelle la période de latence qui se prolonge jusqu’à la puberté et durant laquelle cesse l’évolution de la sexualité, celle-ci subissant même une rétrogradation. Cette théorie, qui se trouve corroborée par l’étude anatomique du développement des organes génitaux internes, nous amène à penser que l’homme descend d’une espèce animale dont la maturité sexuelle devait se produire vers la cinquième année. Elle nous fait aussi soupçonner que l’arrêt temporaire ainsi que l’évolution en deux temps de la vie sexuelle sont intimement liés à l’histoire de l’évolution humaine, au « devenir humain ». L’homme semble être l’unique animal à subir cette latence et à avoir cette sexualité différée. Aucune observation, je crois, n’a jusqu’ici été faite à cet égard sur des primates, elle serait d’un grand prix pour notre théorie. Le fait que la période d’amnésie infantile coïncide avec le développement précoce de la sexualité ne saurait laisser la psychologie indifférente. Peut-être est-ce cet état de choses qui fournit les conditions nécessaires à l’éclosion des névroses, maladies qui semblent être un privilège humain et qui, ainsi envisagées, apparaissent comme des reliquats d’époques primitives, à la manière de certaines parties de notre corps.

Quels sont les caractères et les particularités communs à tous les symptômes névrotiques ? Il convient de noter ici deux points importants .

a) Les traumatismes ont deux sortes d’effets, des effets positifs et des effets négatifs. Les premiers constituent des tentatives pour remettre le traumatisme en valeur, c’est-à-dire pour ranimer le souvenir de l’incident oublié ou plus exactement pour le rendre réel, le faire revivre. S’il s’agissait d’un lien affectif précoce, ce tendre sentiment renaît de façon analogue en s’adressant cette fois à une autre personne. On donne à l’ensemble de ces efforts le nom de « fixations au traumatisme » ou encore d’ « automatismes de répétition ». Ils peuvent être intégrés dans un moi soi-disant normal et conférer à celui-ci, en tant que tendances permanentes, leur caractère d’immuabilité bien que, ou plutôt du fait, que leur fondement réel, leur origine historique aient été oubliés. C’est ainsi qu’un homme qui a eu, dans son enfance, un attachement excessif et aujourd’hui oublié à sa mère, recherchera peut-être, toute sa vie durant, la femme dont il pourra dépendre et qu’il laissera le nourrir et l’entretenir. Une jeune fille, séduite dès son jeune âge, pourra organiser toute sa vie sexuelle ultérieure de façon à toujours provoquer de semblables assauts. Envisager ainsi le problème de la névrose nous permet d’aborder celui de la formation du caractère en général.

Les réactions négatives tendent vers un but diamétralement opposé. Les traumatismes oubliés n’accèdent plus au souvenir et rien ne se trouve répété ; nous les groupons sous le nom de « réactions de défense » qui se traduisent par des « évitements », lesquels peuvent se muer en « inhibitions » et en « phobies ». Ces réactions négatives contribuent considérablement, elles aussi, à la formation du caractère. De même que les réactions positives, elles sont, somme toute, des fixations au traumatisme tout en obéissant à une tendance inverse. Les symptômes de la névrose propre-ment dite constituent des compromis auxquels contribuent toutes les tendances négatives ou positives issues des traumatismes. Ainsi c’est tantôt l’un, tantôt l’autre des deux composants qui prédomine. Ces réactions antagonistes engendrent des conflits que le sujet ne parvient généralement pas à résoudre.

b) Tous ces phénomènes, les symptômes comme les rétrécissements du moi et les modifications permanentes du caractère ont un caractère compulsionnel, c’est-à-dire que si leur intensité psychique est grande, ils prennent, vis-à-vis des autres processus psychiques adaptés au monde extérieur et qui obéissent aux lois de la pensée logique, une indépendance marquée. Nullement ou insuffisamment influencés par la réalité extérieure, ils ne tiennent guère compte des choses réelles ou des équivalences psy-chiques de celle-ci, de sorte qu’ils se trouvent aisément en opposition active avec elles. Ils constituent, pour ainsi dire, un état dans l’État, un parti inaccessible, impropre au travail en commun, mais qui cependant réussit parfois à vaincre les autres, ceux qu’on appelle normaux, et à les domestiquer. Quand cela arrive, c’est que la réalité psychique interne en arrive à prédominer sur la réalité extérieure et la voie vers la psychose est ainsi ouverte. Même quand les choses ne vont pas aussi loin, il est impossible de méconnaître l’importance pratique de ces phénomènes. Les inhibitions, l’incapacité de s’adapter à l’existence qui sont le fait des gens en proie à une névrose, constituent, dans la société humaine, un facteur très important. La névrose peut être considérée comme la manifestation directe d’une « fixation » de ces malades à une époque précoce de leur passé.

Étudions maintenant la latence qui nous intéresse particulièrement du point de vue de notre parallèle analogique. Au traumatisme infantile peut succéder immédiatement une névrose infantile ; cette dernière se manifeste par des efforts de défense qui s’accompagnent de symptômes. Une pareille névrose peut durer longtemps et provoquer de voyantes manifestations ou bien demeurer latente et passer inaperçue. C’est généralement la défense qui y prend le dessus, mais, quoi qu’il arrive, certaines modifications du moi se produisent et demeurent comme des cicatrices. Il est rare qu’une névrose infantile se continue sans interruption par une névrose de l’adulte. Il arrive bien plus fréquemment qu’une période de normalité lui fasse suite, processus qui est sans doute facilité ou permis par la latence physiologique. C’est plus tard seulement que la névrose deviendra définitivement manifeste par l’effet retardé du traumatisme. Cela se produit soit au moment de la puberté soit un peu plus tard. Dans le premier cas, les pulsions renforcées par la maturité physique reprennent la lutte dans laquelle elles avaient d’abord succombé. Dans le second cas, la névrose se manifeste plus tard parce que les réactions et les modifications du moi provoquées par le mécanisme de défense nuisent à la réalisation des tâches nouvelles imposées au moi par la vie, de sorte que de graves conflits surgissent entre un monde extérieur exigeant et un moi qui cherche à protéger l’organisation si péniblement établie lors de sa lutte défensive. Cette période de trêve entre les premières réactions au traumatisme et l’apparition ultérieure de la maladie est un phénomène typique. La maladie peut être considérée comme une tentative de guérison, comme un effort tenté pour rassembler les éléments du moi que le traumatisme avait dissociés, pour en faire un tout puissant en face du monde extérieur. Toutefois cette tentative est rarement couronnée de succès si le travail analytique ne vient à la rescousse et même en ce dernier cas, la réussite n’est pas toujours certaine. Assez souvent, le processus s’achève par la destruction, le morcellement du moi ou par la victoire sur ce dernier de l’élément précocement dissocié et dominé par le traumatisme.

Pour convaincre le lecteur, il faudrait mettre sous ses yeux un exposé détaillé de la vie de nombreux névrosés. Mais l’ampleur et les difficultés de ce sujet transforme-raient totalement le caractère de cet essai qui deviendrait un traité des névrosés. De plus, un petit nombre seulement de gens, ceux qui ont consacré leur vie à l’étude et à la pratique de la psychanalyse, seraient intéressés par ce travail. Or comme je m’adresse ici à un public plus nombreux, il ne me reste qu’à prier le lecteur de me faire confiance en ce qui touche les assertions que je formule. De mon côté j’admets bien que le lecteur ne se verra forcé d’adopter mes conclusions qu’après avoir vérifié le bien-fondé de mes théories.

Quoi qu’il en soit, je vais tenter d’exposer un cas où ressortent nettement toutes les particularités de la névrose dont je viens de parler. Il est évident qu’un seul cas ne saurait nous fournir toutes les clartés nécessaires. Aussi ne convient-il pas d’être déçu si son contenu semble très éloigné de l’analogie que nous cherchons.

Un petit garçon qui, ainsi qu’il arrive souvent dans la petite bourgeoisie, partageait la chambre de ses parents, avait maintes occasions régulières, avant même de pouvoir parler, d’observer les actes sexuels de ceux-ci, de les voir et surtout de les entendre. Dans la névrose ultérieure qui se manifesta dès après sa première pollution spontanée, l’insomnie s’avéra le plus précoce et le plus gênant des symptômes. Hypersensible aux bruits nocturnes, il lui était, une fois réveillé, impossible de se rendormir. Cette insomnie était un véritable symptôme de compromis qui traduisait, d’une part, sa défense contre les perceptions nocturnes, d’autre part, son effort pour rétablir un état de veille propre à lui faire retrouver ses impressions de jadis.

Ces observations ayant précocement éveillé en l’enfant une agressive virilité, il se mit à tripoter son pénis, et s’identifiant à son père dont il prenait ainsi la place, fit à sa mère diverses avances sexuelles. Les choses allèrent ainsi jusqu’au jour où sa mère, lui interdisant ces tripotages, le menaça de tout raconter a son père qui, dit-elle, ne manquerait pas pour punir l’enfant de lui couper le membre. Cette menace de castration suscita, chez le petit garçon, une violente réaction traumatique. Il renonça à son activité sexuelle et son caractère se modifia. Au lieu de s’identifier à son père, il se mit à le craindre, adopta vis-à-vis de lui une attitude passive et, se montrant parfois insupportable, en vint même à le provoquer. Les châtiments corporels qu’il s’attirait ainsi prenaient pour lui, une signification sexuelle, de sorte qu’il s’identifiait, par eux, à sa mère maltraitée. Il se cramponnait toujours plus craintivement à celle-ci comme s’il ne pouvait un seul instant se passer de son amour dans lequel il voyait une protection contre le péril de castration venant de son père. Cette modification du complexe d’Oedipe se prolongea pendant toute la période de latence qui ne fut marquée par aucun trouble apparent. Il devint un enfant modèle, bien noté à l’école.

Jusqu’ici nous avons pu observer l’effet immédiat du traumatisme et confirmer le fait de la latence.

Avec la puberté survinrent les manifestations névrotiques et un second symptôme apparut, celui de l’impuissance sexuelle. Le jeune garçon ne cherchait plus à toucher sa verge qui avait perdu toute sensibilité et n’osait approcher sexuellement une femme. Toute son activité sexuelle se limitait à un onanisme psychique avec fantasmes sadico-masochistes dans lesquels se décelaient aisément les conséquences de ses précoces observations du coït parental. La poussée de virilité renforcée qu’apporte la puberté ne provoqua en lui qu’une haine féroce et un sentiment de révolte contre son père. Cette attitude négative jusqu’à l’extrême à l’égard de son père était poussée si loin qu’elle lui faisait oublier son propre intérêt, provoquant son échec dans la vie et ses conflits avec le monde extérieur. Il ne réussissait pas dans sa profession parce que c’était son père qui l’avait poussé à embrasser celle-ci. Il ne se liait avec personne et n’était jamais en bons termes avec ses supérieurs.

Ainsi accablé de symptômes, affligé d’incapacité, il finit, après la mort de son père, par se marier, mais alors le fond de son caractère apparut et il rendit la vie impossible à tout son entourage. Égoïste invétéré, despote brutal, il lui fallait manifestement tourmenter autrui. Il devint la copie fidèle de son père tel que son souvenir l’avait campé, c’est-à-dire qu’il ressuscitait l’identification à ce père, l’identification qu’enfant il avait faite pour des raisons d’ordre sexuel. Nous reconnaissons, dans cette partie de la névrose, le retour du refoulé dont nous avons dit qu’il devait être compté avec les effets immédiats du traumatisme et le phénomène de la latence, parmi les symptômes essentiels d’une névrose.

Moïse, son peuple et le monothéisme : première partie
IV. Application

Traumatisme précoce, défense, latence, explosion de la névrose, retour partiel du refoulé, telle est, d’après nous, l’évolution d’une névrose. J’invite maintenant le lecteur à faire un pas de plus et à admettre qu’il est possible de faire un rapprochement entre l’histoire de l’espèce humaine et celle de l’individu. Cela revient à dire que l’espèce humaine subit, elle aussi, des processus à contenus agressivosexuels qui laissent des traces permanentes bien qu’ayant été, pour la plupart, écartés et oubliés. Plus tard, après une longue période de latence, ils redeviennent actifs et produisent des phénomènes comparables, par leur structure et leur tendance, aux symptômes névrotiques.

Je crois avoir devine ce que sont ces processus et je veux montrer que leurs conséquences, qui se rapprochent fortement des symptômes névrotiques, sont les phénomènes religieux. Après la découverte de l’évolution, nul ne saurait contester que l’espèce humaine ait eu une préhistoire et comme celle-ci reste inconnue -ou ce qui revient au même oubliée - cette conclusion a, à peu près, la valeur d’un axiome. Si nous apprenons que, dans les deux cas, les traumatismes efficients et oubliés se rapportent à la vie de la famille humaine, nous accueillerons cette information comme un don agréable et imprévu auquel les précédentes discussions n’avaient pas permis de s’attendre.

J’ai déjà soutenu cette thèse il y a un quart de siècle de cela, en 1912, dans mon livre Totem et Tabou et ne ferai que répéter ce que j’ai dit alors. Mon argumentation se base sur une suggestion de Ch. Darwin et se réfère à une hypothèse d’Atkinson : aux temps primitifs, l’homme vivait en petites hordes dont chacune était gouvernée par un mâle vigoureux. L’époque ne peut être précisée et nos connaissances géologiques elles-mêmes ne nous apprennent rien à ce sujet. Sans doute le langage n’était-il alors qu’à peine ébauché. Un point essentiel de notre argumentation est que le destin que nous allons retracer fut celui de tous les hommes primitifs, donc celui aussi de nos aïeux.

Cette histoire ainsi racontée paraît très condensée comme si ce qui avait mis des années à s’achever, ce qui s’était répété sans cesse, ne s’était en réalité produit qu’une seule fois. Le mâle vigoureux, seigneur et père de toute la horde, disposait à son gré et brutalement d’un pouvoir illimité. Toutes les femelles lui appartenaient : les femmes et les filles de sa propre horde ainsi, sans doute, que celles ravies aux autres hordes. Le sort des fils était pénible : quand il leur arrivait de susciter la jalousie de leur père, ils étaient massacrés, châtrés ou chassés, se voyaient contraints de vivre en petites communautés et ne pouvaient se procurer de femmes que par le rapt. Il arrivait que certains d’entre eux finissent par se créer une situation analogue à celle du père dans la horde primitive. Les fils les plus jeunes avaient naturellement une situation privilégiée, protégés qu’ils étaient par l’amour de leur mère et l’âge de leur père ; ils pouvaient ainsi plus aisément succéder à celui-ci. Il semble qu’on puisse, dans un grand nombre de légendes et de mythes, retrouver des traces de l’évincement de l’aîné et de la préférence accordée au cadet.

A ce premier stade d’organisation « sociale » succéda ensuite un autre où, sans doute, les frères chassés, groupés en communautés, s’associèrent pour vaincre leur père et - suivant la coutume de l’époque - le dévorer. Ce cannibalisme ne doit pas nous choquer ; il a survécu jusqu’en des époques bien plus tardives. Le point essentiel est que nous attribuons à ces hommes primitifs des sentiments et des émotions analogues à ceux que les recherches psychanalytiques nous ont permis de découvrir chez nos primitifs actuels et chez nos enfants, ce qui revient à dire que tout en craignant et haïssant leur père, ils le vénéraient aussi et le prenaient pour exemple. En réalité chacun aurait voulu se mettre à sa place. L’acte cannibale doit donc être considéré comme une tentative d’identification au père en s’en incorporant un morceau.

Tout porte à croire qu’après le meurtre du père, les frères se disputèrent sa suc-cession pendant très longtemps, chacun voulant posséder seul tout l’héritage. Mais un moment vint où ils comprirent le danger et l’inutilité de ces luttes. Le souvenir de la libération qu’ensemble ils avaient réalisée, les liens sentimentaux aussi qu’ils avaient noués durant leur bannissement, les amenèrent à une entente, à une sorte de contrat social. Il en sortit une première forme d’organisation sociale avec renoncement aux instincts, acceptation d’obligations mutuelles, établissement de certaines institutions déclarées inviolables, sacrées, bref début de la morale et du droit. Chacun renonça au rêve de remplacer son père ou de posséder sa mère ou sa sœur. Ainsi se trouvèrent institués le tabou de l’inceste et la loi de l’exogamie. Une bonne part de la puissance souveraine, libérée par la mort du père, passa aux femmes et ce fut le temps du matriarcat. Durant cette période de « horde des frères », le souvenir du père resta vivace et un animal plein de force, qui peut-être avait été, lui aussi d’abord redouté, fut promu substitut du père. Un pareil choix a certes de quoi nous surprendre, mais le gouffre que l’homme a créé par la suite entre l’animal et lui n’existait pas pour le primitif, et continue à ne pas exister pour nos enfants dont les phobies d’animaux, nous avons eu l’occasion de le constater, s’expliquent par la crainte de leur père. Dans les relations avec l’animal totem se retrouvait intacte l’ambivalence des sentiments inspirés par le père. D’une part, le totem était considéré comme un ancêtre incarné, l’esprit protecteur du clan, qui devait, à ce titre, être révéré et ménagé, d’autre part, on instituait une fête où un sort semblable à celui qu’avait subi le père était réservé à l’animal totem. Il était mis à mort puis mangé par tous les membres du clan assemblées. (Le repas totémique, d’après Robertson Smith.) Cette grande fête était en réalité la fête de la victoire des fils coalisés contre leur père.

Mais où se trouve donc, dans tous ces faits, la religion ? Le totémisme, avec sa vénération d’un substitut du père, avec l’ambivalence dont témoigne le repas totémique, avec l’institution de fêtes commémoratives, d’interdictions dont la non-observance entraîne la mort, le totémisme, dis-je, peut bien être considéré comme une première ébauche de religion dans l’histoire de l’humanité, ce que vient confirmer le lien étroit qui unit, dès les débuts, les règles sociales et les obligations morales. Nous ne pouvons donner ici qu’un très bref aperçu du développement ultérieur de la religion. Sans doute cette évolution se produit-elle parallèlement au progrès de la civilisation et aux changements de structure des communautés humaines.

Partant de là, le totémisme évolue vers une humanisation de l’être révéré. A l’animal succèdent des dieux humains dont l’origine totémique ne nous est pas dissimulée. Le dieu conserve sa forme animale ou tout au moins une tête d’animal, ou bien le totem devient le compagnon inséparable du dieu ou bien encore le mythe nous représente le dieu tuant justement l’animal qui n’est autre cependant que son prédécesseur. A un moment difficilement déterminable de cette évolution, apparaissent de grandes divinités maternelles, sans doute antérieures aux dieux mâles, et qui subsistent longtemps à côté de ces derniers. Entre-temps un grand bouleversement social s’est produit : au matriarcat a succédé un renouveau de l’ordre patriarcal. Les nouveaux pères, à dire vrai, ne sont pas aussi puissants que le père primitif. Trop nombreux, ils vivent en communautés plus vastes que ne l’avait fait la horde primitive ; il leur faut s’entendre et établir certaines règles sociales restrictives. Il est probable que les divinités maternelles sont apparues lors de la limitation du matriarcat en dédommagement des mères détrônées. Les dieux mâles furent d’abord représentés comme des fils aux cotés de leurs puissantes mères et c’est plus tard seulement qu’ils empruntèrent la figure paternelle. Les dieux mâles reflètent les conditions de l’époque patriarcale : ils sont nombreux, doivent se partager l’autorité et obéissent parfois à un dieu encore plus puissant qu’eux. Un pas de plus et nous voilà en face du sujet qui nous occupe ici : le retour à un dieu père, seul, unique, omnipotent.

Il faut bien convenir que cet aperçu historique est plein de lacunes et, en bien des points d’incertitudes, toutefois nul ne saurait, sans sous-estimer grandement la richesse et la force convaincante du matériel sur lequel nous nous basons, qualifier de fantaisiste notre façon de concevoir l’histoire primitive. De grands fragments du passé, ici rassemblés en un tout, sont historiquement prouvés, comme, par exemple, le totémisme, les communautés de mâles. D’autres faits ont trouvé de remarquables répliques. C’est ainsi que plus d’un auteur a été frappé de la similitude qui existe entre le rite de la communion chrétienne - par lequel le croyant s’assimile symboliquement le sang et la chair de son dieu - et le repas totémique qui a une signification semblable. De nombreux reliquats de l’époque primitive oubliée subsistent dans les légendes et les contes populaires. De plus, l’étude analytique de la vie psychique des enfants a permis de récolter une moisson abondante et inespérée de documents susceptibles de combler les lacunes de notre connaissance des temps primitifs, Pour faire mieux ressortir toute l’importance des relation entre père et fils, contentons-nous de citer les phobies d’animaux, l’étrange peur d’être mangé par le père et l’énorme intensité de la peur de la castration. Dans notre reconstitution, rien n’a été imaginé de toutes pièces, rien n’a été avancé qui ne se base sur de solides fondements.

Supposons que l’ensemble de cet exposé historique soit plausible, nous reconnaîtrons, dans ce cas, qu’il se trouve, dans les doctrines religieuses et dans les rites, deux sortes d’éléments : d’une part, des fixations aux anciennes histoires de famille et des reliquats de celles-ci, d’autre part, des reproductions de passé, des retours, après un long intervalle de temps, de ce qui avait été oublié. C’est ce dernier élément qui avait jusqu’ici passé inaperçu, échappant ainsi à notre compréhension. Un exemple frappant le mettra ici en valeur.

Il convient de faire bien observer que tout élément resurgi du passé s’impose avec une force particulière, exerce sur les foules une énorme influence et devient irrésistiblement objet de foi, d’une foi contre laquelle nulle objection logique ne peut rien, tout à fait à la manière du credo quia absurdum. Cet étrange caractère ne saurait être compris que par comparaison avec les délires de la psychose. Nous savions depuis longtemps qu’il se trouvait, dans toute idée délirante, un fond de vérité oubliée qui, à son retour, a subi certaines déformations et est dès lors mal comprise. Le malade prend pour une vérité son idée délirante et sa conviction compulsionnelle, morbide, s’étend bien au-delà de ce noyau de vérité pour embrasser aussi les erreurs qui enveloppent celui-ci. Le noyau de vérité en question, que nous appelons vérité historique, nous le retrouvons dans les dogmes des diverses religions. Ces derniers, avouons-le, présentent le caractère de symptômes névrotiques, mais échappent à la malédiction de l’isolement individuel en tant que phénomènes collectifs.

Aucune partie de l’histoire religieuse ne nous semble aussi claire que l’établisse-ment du monothéisme chez les Juifs et sa continuation dans le christianisme, si ce n’est l’évolution, pour nous si compréhensible et où tout s’explique, du totem animal jusqu’au dieu humain toujours figuré avec son compagnon (animal). (Chacun des quatre Évangélistes chrétiens a encore son animal préféré.) Si nous voulons bien admettre un moment que c’est à la puissance mondiale de l’empire des pharaons que fut due l’apparition de l’idée monothéiste, nous voyons que cette idée, arrachée à son sol, transplantée chez un autre peuple, fut, après une longue période de latence, adoptée par ce peuple, conservée par lui comme le bien le plus précieux, tandis qu’elle lui permit de survivre en lui donnant la fierté de se croire un peuple élu. C’est la religion du père primitif à laquelle se rattache l’espoir d’une récompense, d’une distinction et enfin d’une domination du monde. Ce dernier fantasme de désir, depuis longtemps abandonné par les Juifs, subsiste encore chez les ennemis de ceux-ci qui s’obstinent à croire à la conjuration des « Sages de Sion ». Nous verrons, dans un autre chapitre, comment les particularités du monothéisme venu d’Égypte ont dû agir sur le peuple juif, laisser à jamais une empreinte sur son caractère en l’incitant à rejeter la magie et le mysticisme et à progresser dans la spiritualité et dans la sublimation. Nous dirons comment ce peuple, heureux de se croire en possession de la vérité, pleinement conscient du bonheur d’être élu, en vint à placer très haut les valeurs intellectuelles et éthiques et comment un triste destin, une décevante réalité ont accentué chez lui toutes ces tendances. Pour le moment, c’est sous un angle différent que nous allons considérer son évolution historique.

La restauration du père primitif dans ses droits historiques marqua un progrès considérable, mais non pas une fin. Les autres parties de la tragédie préhistorique tendaient, elles aussi, à se faire reconnaître. Comment ce processus vint-il à se déclencher ? Voilà ce qu’il n’est pas facile de dire. Il semble qu’un sentiment croissant de culpabilité se soit emparé du peuple juif et, peut-être même, de tout le monde civilisé de cette époque, sentiment qui lui laissait présager le retour de ce qui avait été refoulé. Il en fut ainsi jusqu’au jour où un membre de ce peuple juif, prenant le parti d’un agitateur politico-religieux, fonda une doctrine nouvelle, la religion chrétienne, qui se sépara de la religion juive. Paul de Tarse, un juif romain, s’emparant de ce sentiment de culpabilité, le ramena très justement à sa source préhistorique, en lui donnant le nom de péché originel : un crime avait été commis envers Dieu et la mort seule pouvait le racheter. Par le péché originel, la mort était entrée dans le monde. Il s’agissait en réalité, en ce qui concerne ce crime entraînant la mort, du crime du père primitif, ultérieurement déifié. Toutefois, il ne fut nullement question de ce meurtre, mais seulement du fantasme de son expiation et c’est pourquoi ce fantasme put être salué comme un message de délivrance (Évangile). Un fils de Dieu, innocent de toute faute, s’était sacrifié, avait pris à son compte la culpabilité de tous. Il fallait bien que ce fût un fils, puisque le meurtre avait eu un père pour victime. Certaines traditions des mystères orientaux et grecs avaient sans doute exercé leur influence sur l’élaboration du fantasme de salut. L’essentiel semble en avoir été l’œuvre de Paul qui était, dans toute l’acception du terme, un être religieux. Dans son âme, les reliquats obscurs du passé attendaient le moment de surgir dans les régions de la conscience.

Le fait qu’un Sauveur innocent de tout crime se soit sacrifié n’était évidemment qu’une déformation tendancieuse très difficilement concevable du point de vue de la logique. Comment imaginer, en effet, qu’un innocent puisse prendre à son compte un crime en acceptant de se laisser mettre à mort ? L’histoire n’offre aucun autre exemple d’une semblable antilogie. Le « rédempteur » n’aurait dû être que le principal coupable, le chef de la horde des frères, celui qui avait vaincu le père. Mais a-t-il vraiment existé, ce meneur rebelle, ce chef ? C’est là, à mon avis, une question qu’il faut laisser sans réponse. Le fait est très possible, mais considérons que chacun des frères conjurés nourrissait certainement l’espoir de profiter tout seul du forfait et de se créer une situation unique susceptible de remplacer l’identification au père. Celle-ci, en effet, devait être abandonnée, submergée dans la communauté. Si ce chef n’a pas existé, c’est alors que le Christ est l’héritier d’un fantasme de désir inassouvi ; si, au contraire, ce chef a réellement vécu, le Christ est son successeur et sa réincarnation. Mais peu importe qu’il s’agisse d’un fantasme ou du retour d’une réalité oubliée, ce que nous retrouvons ici, c’est l’origine de la conception du héros, du héros qui toujours se révolte contre son père et qui finit, d’une manière quelconque, par le tuer . Nous retrouvons également la source réelle de la « culpabilité tragique » du héros dans le draine, culpabilité difficile à démontrer autrement. Il est fort probable que le héros et le chœur des tragédies antiques représentent les mêmes héros rebelles, la même conjuration des frères et il n’est nullement indifférent de constater qu’au Moyen Âge, le théâtre renaquit avec l’histoire de la Passion.

Nous avons dit déjà que la cérémonie chrétienne de la Sainte Communion par laquelle le croyant s’incorpore la chair et le sang du Rédempteur ne fait que répéter l’ancien repas totémique, en perdant, il est vrai, tout caractère agressif pour ne reproduire que la tendresse et l’adoration. L’ambivalence qui prédomine dans les relations entre père et fils transparaît toutefois nettement dans le résultat final de la réforme religieuse qui, destinée soi-disant à amener une réconciliation avec le père, aboutit au détrônement et à la destitution de celui-ci. Le judaïsme avait été la religion du père, le christianisme devint la religion du fils. L’ancien Dieu, le Dieu-Père, passa au second plan ; le Christ, son Fils, prit sa place, comme aurait voulu le faire, à une époque révolue, chacun des fils révoltés. Paul, le continuateur du judaïsme, fut aussi son destructeur. S’il réussit, ce fut certainement d’abord parce que, grâce à l’idée de la rédemption, il parvint à conjurer le spectre de la culpabilité humaine et ensuite parce qu’il abandonna l’idée que le peuple juif était « le peuple élu » et qu’il renonça au signe visible extérieur de cette élection : la circoncision. La nouvelle religion put ainsi devenir universelle et s’adresser à tous les hommes. Même en admettant qu’un sentiment de vengeance personnelle ait pu animer Paul - sa nouvelle doctrine se heur-tant à l’opposition des milieux juifs - il n’en reste pas moins vrai qu’un des caractères de l’ancienne religion d’Aton (l’universalité) se trouvait rétabli. La religion redevenait universelle comme elle l’avait été avant de passer à ses nouveaux adeptes, les Juifs.

A certains points de vue, la foi nouvelle marquait une régression sur la foi juive ancienne, comme c’est le cas chaque fois qu’un nouvel afflux de gens font irruption ou sont admis dans un pays dont les habitants sont plus civilisés qu’eux. Le christianisme n’atteignait pas le degré de spiritualité du judaïsme et n’était plus purement monothéiste. En empruntant aux peuples voisins de nombreux rites symboliques, le christianisme rétablit la grande déité femelle et s’adjoignit nombre de dieux du polythéisme en les travestissant de façon reconnaissable et en les reléguant, il est vrai, sur un plan secondaire. Mais surtout, il n’exclut pas avec la même rigueur que la religion d’Aton et la religion mosaïque subséquente les éléments de superstition, de magie et de mysticisme qui, pendant plus de deux mille ans, devaient entraver si fortement son développement spirituel.

Le triomphe du christianisme fut une nouvelle victoire des prêtres d’Amon sur le dieu d’Ikhnaton et cela après un intervalle de mille cinq cents ans et sur un bien plus vaste théâtre. Et cependant, le christianisme marquait un progrès dans l’histoire des religions, tout au moins en ce qui concerne le retour du refoulé. Dès lors le judaïsme ne fut plus, pour ainsi dire, qu’un fossile.

Il serait intéressant de savoir comment l’idée monothéiste a fait justement sur le peuple juif une aussi forte impression et pourquoi ce peuple y a été aussi obstinément fidèle. Je crois qu’on peut répondre à cette question. Le destin en poussant le peuple juif à renouveler sur la personne de Moïse, éminent substitut du père, le forfait primitif, le patricide lui permit de comprendre cet exploit. Le souvenir fut remplacé par l’« agir » comme il arrive si souvent au cours de l’analyse des névrosés. A la doctrine de Moïse qui les incitait à se souvenir, les Juifs réagirent en niant leur acte et se contentèrent, sans plus, de reconnaître le Père éminent. Ils s’interdirent par là d’accéder au point d’où Paul devait plus tard donner une suite à l’histoire primitive. Ce n’est pas tout à fait par hasard que la mise à mort d’un grand homme devint le point de départ d’une nouvelle religion, celle qui créa Paul. Un petit nombre seulement de disciples en Judée considérait le supplicié comme le Fils de Dieu, le Messie promis. Ultérieurement une partie de l’histoire infantile romancée de Moïse devint celle de Jésus sur le compte de qui, avouons-le, nous n’en savons guère plus que sur Moïse lui-même. Nous ignorons s’il fut réellement le grand homme que nous dépeignent les Évangiles ou s’il ne dut pas sa renommée au seul fait de sa mort et des circonstances qui entourèrent celle-ci. Paul, qui devint son apôtre, ne le connut jamais personnellement.

Le meurtre de Moïse par son peuple, crime dont Sellin a pu retrouver des traces dans la tradition et dont, chose étrange, le jeune Goethe . Il avait, sans posséder aucune preuve, admis la réalité, est indispensable à notre raisonnement et constitue un lien important entre l’événement oublié survenu à l’époque primitive et sa réapparition ultérieure sous la forme des religions monothéistes . Suivant une séduisante hypothèse, c’est le repentir du meurtre de Moïse qui a provoqué le fantasme de désir d’un Messie, revenant sur la terre pour apporter à son peuple le salut et la domination du monde qui lui avait été promise. Si Moïse a bien été ce premier Messie, le Christ devient alors son substitut et son successeur, C’est pourquoi Paul put à juste titre s’écrier en parlant au peuple : « Voyez, le Messie est réellement venu. N’a-t-il pas été tué sous vos yeux ? » La résurrection du Christ acquiert ainsi une certaine vérité historique, car le Christ fut vraiment Moïse ressuscité et, derrière lui, se dissimulait le Père primordial de la horde primitive, transfiguré, il est vrai, et ayant en tant que Fils pris la place de son Père.

Le pauvre peuple juif qui, avec son habituelle ténacité, s’est obstiné à nier le meurtre de son père en a été durement châtié au cours des siècles. On n’a cessé de lui jeter à la tête ce reproche : « Vous avez assassiné notre Dieu ! » Et à tout prendre, cette accusation est bien fondée lorsqu’on l’interprète justement en la rapportant à l’histoire des religions ; en voici le sens exact : « Vous refusez d’avouer que vous avez assassiné Dieu (le prototype de Dieu, le père primitif et ses réincarnations ultérieures). » Il conviendrait cependant d’ajouter ceci : « Nous avons, c’est vrai, fait la même chose, mais nous l’avons avoué et depuis nous nous sommes rachetés. » Les accusations que l’antisémitisme ne cesse de porter contre les descendants des Juifs ne sont pas toutes aussi bien fondées. Un phénomène aussi intense, aussi persistant que la haine populaire contre les Juifs comporte nécessairement plus d’une cause. On devine que les motifs en sont multiples, les uns s’expliquent d’eux-mêmes, sont tirés de la réalité, tandis que les autres, plus profonds, découlent de sources secrètes qui doivent être considérées comme les causes spécifiques de l’antisémitisme. Dans le premier groupe, il faut ranger le plus fallacieux de tous les reproches, celui de demeurer partout des étrangers. Et pourtant, dans bien des régions où sévit aujourd’hui l’antisémitisme, les Juifs constituent l’un des plus anciens éléments de la population, parfois même ils s’y trouvent installés depuis plus longtemps que les habitants actuels. C’est le cas, par exemple, de la ville de Cologne où les Juifs arrivèrent avec les Romains et avant l’invasion des Germains. D’autres motifs de haine sont plus puissants encore, ainsi le fait que les Juifs se groupent généralement en minorités au sein d’autres peuples. En effet, pour qu’un sentiment de solidarité puisse être solidement établi dans les masses, il faut qu’il existe une certaine hostilité à l’égard de quelque minorité étrangère et la faiblesse numérique de cette minorité incite à le persécuter. Toutefois, deux autres particularités des Juifs sont tout à fait impa-donnables : d’abord, ils diffèrent, à certains points de vue, de leurs « hôtes », non point fondamentalement puisque, quoi qu’en prétendent leurs ennemis, ils ne sont pas des Asiatiques de race étrangère, mais par quelques traits de caractère propres aux peuples méditerranéens de la culture desquels ils ont hérité. Mais ils sont différents, parfois de façon indéfinissable, des autres peuples et en particulier des nordiques et, chose étrange, l’intolérance raciale se manifeste plus volontiers à l’égard de petites différences qu’à l’égard de divergences fondamentales. La seconde particularité est plus importante encore : c’est le fait que les Juifs défient toute oppression. Les persécutions les plus cruelles n’ont jamais réussi à les exterminer. Bien au contraire, ils parviennent à s’imposer dans toutes les professions et, partout où ils peuvent pénétrer, apportent à toutes les oeuvres de civilisation un concours précieux.

C’est à une époque très éloignée que la haine contre les Juifs a pris racine et c’est de l’inconscient des peuples qu’elle émane. Je prévois bien que les motifs vont en paraître, au premier abord, incroyables. J’ose avancer que la jalousie provoquée par un peuple qui prétendait être le premier-né et le favori de Dieu le Père n’est pas encore éteinte aujourd’hui, comme si les autres peuples eux-mêmes ajoutaient foi à une pareille prétention. D’autre part, parmi toutes les coutumes propres aux Juifs, celle de la circoncision fait une désagréable et inquiétante impression, sans doute parce qu’elle rappelle la menace d’une castration redoutée, évoquant ainsi une partie de ce passé primitif volontiers oubliée. Dans cette série, n’oublions pas la dernière en date des causes de l’antisémitisme ; rappelons-nous que tous les peuples qui pratiquent aujourd’hui l’antisémitisme ne se sont qu’à une époque relativement récente convertis au christianisme et souvent parce qu’ils y ont été contraints sous menace de mort. On pourrait dire qu’ils ont tous été « mal baptisés » et que, sous un mince vernis de christianisme, ils sont restés ce qu’avaient été leurs ancêtres, de barbares poly¬théistes, N’ayant pu surmonter leur aversion pour la religion nouvelle qui leur avait été imposée, ils ont projeté cette animosité vers la source d’où le christianisme leur était venu. Le fait que les Évangiles relatent une histoire qui se passe entre Juifs et qui n’a trait qu’aux Juifs leur a facilité cette projection. Leur haine des Juifs n’est au fond qu’une haine du christianisme. Ne nous étonnons donc pas si, dans la révolution nationale socialiste allemande, cette étroite parenté des deux religions monothéistes trouve une expression aussi claire dans le traitement hostile qu’elles subissent ensemble.

Moïse, son peuple et le monothéisme : première partie

V. Points épineux

Peut-être avons-nous réussi dans le précédent chapitre à montrer l’analogie qui existe entre les processus névrotiques et les faits religieux en mettant ainsi en évidence l’origine insoupçonnée de ces derniers. Lorsque nous transposons ainsi la psychologie individuelle en psychologie collective, nous nous heurtons à deux difficultés de nature et d’importance différentes dont nous allons maintenant aborder l’examen. En premier lieu, nous n’avons étudié ici qu’un seul et unique cas parmi ceux si nombreux que nous offre la phénoménologie des religions et, de ce fait, il nous est impossible d’éclairer les autres. L’auteur avoue à regret qu’il est forcé de s’en tenir à ce seul exemple parce que ses connaissances techniques ne lui permettent pas de compléter ses recherches. Son savoir limité lui permet toutefois d’ajouter que l’instauration de la religion de Mahomet lui paraît être une répétition abrégée de la religion juive sur laquelle elle s’est modelée. Il semble que le Prophète ait d’abord projeté d’adopter, pour lui-même et pour son peuple, le judaïsme tel qu’il se présentait alors. En récupérant le grand et unique Père primitif, les Arabes acquirent une con¬science d’eux-mêmes extraordinairement accrue qui leur valut de grands succès matériels, mais leur dynamisme s’y épuisa. Allah se montra bien plus reconnaissant envers son peuple élu que ne l’avait jadis été Jahvé envers le sien. Cependant, le développement interne de la nouvelle religion ne tarda pas à s’arrêter, peut-être parce qu’elle manquait de cette profondeur qu’avait donnée à la religion juive le meurtre de son fondateur. Les religions, en apparence rationalistes, de l’Orient sont essentielle¬ment des cultes d’ancêtres et s’arrêtent ainsi à un stade précoce de la reconstruction du passé. S’il est exact que chez les primitifs actuels nous ne trouvons comme seul contenu de leur religion que le culte d’un Être suprême, nous devons considérer ce fait comme un arrêt de l’évolution religieuse et pouvons le mettre en parallèle avec ces innombrables cas de névroses rudimentaires rencontrés dans la psychologie pathologique. Pourquoi l’évolution ne s’est-elle pas poursuivie là comme ici, voilà ce que nous ne sommes pas en mesure d’expliquer. Nous pensons devoir en rendre responsables les dons individuels des peuples en question, le sens de leur activité et leur situation sociale en général. Par ailleurs, la psychanalyse s’est fait une règle de ne chercher à comprendre que ce qui existe, sans tenter d’expliquer ce qui n’est pas arrivé.

Dans ce transfert à la psychologie collective, nous nous heurtons à une seconde et bien plus grande difficulté qui implique, en effet, un nouveau problème, celui-ci essentiel. Il s’agit de savoir sous quelle forme persiste la tradition efficiente dans l’existence des peuples, question qui ne se pose pas pour l’individu chez qui elle est résolue par l’existence dans l’inconscient des traces mnésiques du passé. Revenons à notre exemple historique. Le compromis de Quadês, nous l’avons dit, se basait sur la persistance, parmi ceux qui étaient revenus d’Égypte, d’une puissante tradition. loi aucun problème ne se pose. A notre avis, une pareille tradition reposait sur le souvenir conscient des récits oraux que les gens de cette époque tenaient de leurs anciens et qui se rapportaient à deux ou trois générations antérieures seulement. Ces bisaïeux, ces trisaïeux avaient participé et assisté aux événements en question. Toutefois, faut-il généraliser et prétendre que pour les siècles ultérieurs, la tradition a toujours été fondée sur une connaissance transmise de façon normale de l’aïeul à son descendant ? Nous ne saurions plus dire, comme dans le cas précédent, quels sont les gens qui conservèrent ce savoir et le transmirent oralement. Aux dires de Sellin, la tradition du meurtre de Moïse se maintint parmi les prêtres jusqu’au moment où elle trouva son expression écrite qui seule permit à Sellin de la retrouver. Mais elle ne se répandit pas dans le peuple et demeura l’apanage de quelques-uns seulement. Cette forme de transmission suffit-elle à expliquer l’effet produit ? Est-il permis d’attribuer à une tradition connue d’un petit nombre de personnes le pouvoir d’agir aussi fortement sur les masses lorsque celles-ci viennent à en prendre connaissance ? Tout porte plutôt à croire que cette foule ignorante avait déjà une vague notion de ce que seuls certains initiés savaient et qu’elle profita de la première occasion pour faire sienne la tradition.

Il devient encore plus malaisé de conclure quand nous considérons des cas analogues remontant aux époques primitives. Au cours de milliers d’années, on oublia certainement qu’il fut un jour un père primitif ayant possédé tous les caractères dont nous avons parlé et on ne se souvint plus du sort qui lui avait été réservé. Il ne nous est plus possible, comme pour Moïse, d’admettre l’hypothèse d’une tradition orale. Comment alors concevoir cette tradition et sous quelle forme peut-elle avoir subsisté ?

Afin de faciliter aux lecteurs mal disposés ou mal renseignés l’étude d’une question psychologique aussi complexe que celle-ci, je leur donnerai sans plus tarder le résultat de mes investigations. Je crois que la concordance entre l’individu et la foule est presque totale sur ce point : les masses comme l’individu gardent sous forme de traces mnésiques inconscientes les impressions du passé.

Le cas de l’individu semble assez clair. La trace mnésique des événements précoces subsiste, mais subsiste dans certaines conditions psychologiques spéciales. On peut dire que l’individu connaît ce passé comme on connaît justement le refoulé. Nous nous sommes formé certaines opinions - que l’analyse confirme aisément - sur la façon dont une chose oubliée peut ensuite resurgir au bout d’un certain temps. Le matériel n’est pas anéanti, mais seulement « refoulé », ses traces mnésiques se conservent dans toute leur fraîcheur première tout en restant isolées, du fait des « contre-investissements ». Sans relation avec les autres processus intellectuels, elles restent inconscientes, inaccessibles à la conscience. Parfois aussi, certaines parties du refoulé échappant au processus restent accessibles au souvenir et surgissent de temps en temps dans la conscience, mais même dans ce cas, elles demeurent isolées, comme des corps étrangers sans lien avec le reste. C’est là un phénomène qui, tout en n’étant pas fatal, se produit quelquefois, mais le refoulement peut également être total et c’est ce cas que nous allons maintenant envisager.

Le refoulé en tendant à pénétrer dans le conscient conserve sa force d’impulsion. Trois conditions sont nécessaires pour qu’il puisse atteindre son but - 1º Que la puissance du contre-investissement ait été affaiblie soit du fait de processus morbides affectant le moi lui-même, soit par suite de quelque autre répartition des énergies d’investissement au sein de ce moi ; c’est là ce qui arrive toujours pendant le sommeil. 2º Que les éléments pulsionnels liés au refoulé subissent un renforcement particulier ; les phénomènes de la puberté offrent de ce phénomène le meilleur exemple. 3º Certains événements récents peuvent parfois faire surgir des impressions et provoquer des incidents si semblables au matériel refoulé qu’ils parviennent à réveiller ce refoulé. Dans ce cas, le matériel récent se renforce de toute l’énergie latente du refoulé et ce dernier agit à l’arrière-plan de l’impression récente et avec son concours.

Dans aucun des trois cas, le matériel jusqu’alors refoulé n’arrive inchangé et sans rencontrer d’obstacles dans le conscient. Il subit chaque fois certaines déformations qui démontrent soit l’action qu’exerce la résistance incomplètement surmontée, soit l’effet modifiant produit par l’événement récent, soit les deux à la fois.

Un processus psychique est conscient ou inconscient et c’est cette distinction qui nous permet de nous orienter. Le refoulé est inconscient. Comme tout paraîtrait agréablement simple si la proposition était réversible et si la différence des qualités de « conscience » et d’ « inconscience » correspondait à cette distinction : appartenance au moi et refoulé. Le fait seul de savoir que notre vie psychique contient un semblable matériel isolé et inconscient serait déjà suffisamment important. En réalité, les choses sont plus complexes. Si tout ce qui est refoulé est inconscient, tout ce qui appartient au moi n’est pas toujours conscient. Nous observons que le fait d’être conscient n’est qu’une qualité fugace dont est passagèrement nanti un phénomène psychique ; c’est pourquoi il nous semble plus opportun de remplacer le terme de « conscient » par la phrase « susceptible de devenir conscient et c’est à cette dernière qualité que nous donnons le nom de « préconscient ». Nous dirons ensuite avec plus de précision que le moi est essentiellement préconscient (virtuellement conscient), mais que certains éléments du moi sont inconscients.

Ce dernier exposé nous apprend que les qualités qui nous ont jusqu’ici permis de nous orienter dans les ténèbres de la vie psychique ne sont pas suffisantes. Il nous faut une autre distinction, non plus d’ordre qualificatif cette fois, mais d’ordre topo-graphique et en même temps, ce qui lui confère une valeur particulière, d’ordre génétique. Dans notre vie psychique qui est, selon nous, composée de hiérarchies, de districts et de provinces, nous distinguons une région qui est, à notre avis, le « moi véritable » et une autre que nous appelons le « ça ». Le ça est plus ancien que le moi qui s’en est détaché sous l’influence du monde extérieur comme l’écorce se détache de l’arbre. C ’est dans le ça que s’agitent nos pulsions primitives et tous les processus qui s’y déroulent demeurent inconscients. Le moi, nous l’avons dit, reste le domaine de la préconscience ; il renferme des éléments qui normalement restent inconscients. Les phénomènes psychiques dans le ça obéissent à des lois particulières, différentes de celles qui les régissent et qui règlent leur action réciproque dans le moi. C’est la découverte de ces différences qui nous a conduit à nos nouvelles conceptions et qui les confirme.

Le refoulé appartient au domaine du ça et obéit au mécanisme de ce dernier. Il n’en diffère que par sa genèse. La différenciation s’effectue à une époque précoce, au moment où le moi se détache du ça. Ensuite le moi s’empare d’une partie des contenus du ça qui passe à l’état de préconscience, une autre partie ne subit pas ce transfert et demeure dans le ça pour y former le véritable inconscient. Toutefois, au cours du développement ultérieur du moi, certains processus, certaines impressions qui affectent celui-ci s’en voient, du fait de mécanismes de défense, interdire l’accès ; ils perdent le caractère de la préconscience et se trouvent ainsi ravalés à l’état d’éléments du ça. C’est là ce qui constitue, dans le ça, le « refoulé ». En ce qui concerne les relations entre les deux provinces psychiques, nous admettons donc que, d’une part, le processus inconscient dans le ça peut être haussé au niveau préconscient et intégré dans le moi et que, d’autre part, le matériel préconscient peut faire le chemin inverse et se trouver ramené au ça. Le fait qu’un autre district, le « surmoi », vienne plus tard s’ajouter aux autres ne nous préoccupe pas pour le moment.

Tout cela peut paraître très compliqué, mais une fois que l’on s’est familiarisé avec cette inhabituelle façon d’envisager spatialement l’appareil psychique, il semble que la conception n’en offre plus de difficultés particulières. Ajoutons que la topographie psychique ainsi décrite n’a rien à voir avec l’anatomie du cerveau et qu’elle ne l’effleure qu’en un seul point. Certes, je ressens aussi nettement que quiconque ce que cette manière d’envisager les choses a d’insatisfaisant, ce qui tient à notre totale ignorance de la nature dynamique des processus psychiques. Nous pensons que ce qui distingue une représentation consciente d’une représentation préconsciente et cette dernière d’une représentation inconsciente ne tient certainement qu’à une modification ou peut-être aussi à une répartition différente de l’énergie psychique. Nous parlons d’investissements et de contre-investissements et notre savoir s’arrête là, nous ne sommes même pas en mesure d’établir une hypothèse de travail utile. En ce qui touche le phénomène de la conscience il nous est, du moins, permis de dire qu’il tient Originairement à la perception. Toutes les perceptions dues à des excitations douloureuses, tactiles, auditives ou visuelles sont les plus aptes à devenir conscientes. Les processus cogitatifs ou ce qui leur est analogue dans le ça sont inconscients en soi et accèdent à la conscience grâce à leur connexion avec des résidus mnésiques de perceptions visuelles ou auditives, par la voie du langage. Chez l’animal, à qui le langage fait défaut, ces relations doivent être plus simples.

Les impressions causées par les traumatismes précoces de l’étude desquels nous sommes partis sont soit non traduites dans le préconscient soit bientôt ramenées, par le refoulement, à l’état de ça. Dans ce cas, leurs traces mnésiques restent inconscientes et c’est à partir du ça qu’elles agissent. Nous pensons parvenir à suivre leur destin futur tant qu’il s’agit pour elles de leurs propres expériences. Mais les choses se compliquent quand nous nous apercevons que, dans la vie psychique de l’individu, ce ne sont pas seulement les événements vécus mais aussi ce qu’il apporte en naissant, qui agissent, certains éléments de provenance phylogénétique, un héritage archaïque. De quoi donc alors est fait ce dernier ? Que contient-il ? Quelles sont les preuves de son existence ?

La réponse immédiate et la mieux fondée est que cette hérédité consiste en certaines prédispositions telles que les possède tout être vivant, en faculté ou tendance à adopter un certain mode de développement et à réagir de façon particulière à certaines émotions, impressions ou excitations. Comme l’expérience nous enseigne que les individus diffèrent à ce point de vue, notre hérédité archaïque inclut ces différences qui représentent ce qu’on appelle, chez l’individu, le facteur constitutionnel. Or tous les individus, particulièrement dans l’enfance, subissent, à peu de chose près, les mêmes événements, mais tous n’y réagissent pas de la même manière et l’on se demande ainsi s’il ne conviendrait pas d’attribuer ces réactions et ces différences individuelles à l’hérédité archaïque. Ce doute doit être écarté ; le fait de la similitude n’enrichit pas notre connaissance de l’hérédité archaïque.

Cependant les recherches analytiques ont fourni certains résultats qui donnent à réfléchir. C’est d’abord l’universalité du symbolisme du langage. La substitution symbolique d’un objet à un autre (et il en va de même en ce qui concerne les actes) est sans cesse utilisée par nos enfants et leur semble toute naturelle. Comment ont-ils appris à s’en servir ? Voilà ce qu’il nous est impossible de démontrer et nous nous voyons contraints, dans bien des cas, de convenir que cet apprentissage n’a pu se faire. Il s’agit là d’une notion originelle que l’adulte oublie par la suite ; il utilise bien, à la vérité, les mêmes symboles dans ses rêves, mais sans les comprendre tant que l’analyste ne les lui a pas interprétés. Et même alors le sujet a peine à accepter l’interprétation. S’il fait usage d’une de ces phrases si communes où quelque symbolisme s’est cristallisé, il doit admettre que le sens véritable de cette phrase lui avait jusqu’alors totalement échappé. Le symbolisme, par ailleurs, ignore la diversité des langues ; les investigations montreront sans doute qu’il est doué d’ubiquité et s’avère identique chez tous les peuples. Il y a là, semble-t-il, un cas patent d’hérédité archaïque du temps où le langage n’en était encore qu’à ses débuts ; mais une autre explication encore semble possible : on pourrait dire qu’il s’agit là d’associations de pensées entre des idées formées au cours du développement historique du langage et qui, chaque fois que l’individu passe par les phases de cette évolution, se répètent en lui. Il s’agirait de l’hérédité d’une prédisposition cogitative analogue à celle d’une prédisposition pulsionnelle ; cela non plus ne saurait guère nous aider à résoudre notre problème.

Toutefois les recherches analytiques ont mis au jour d’autres données d’une bien plus grande portée que les précédentes. En étudiant les réactions aux traumatismes précoces, nous sommes fréquemment surpris de constater quelles ne tiennent pas exclusivement aux événements vécus, mais qu’elles en dévient d’une façon qui con-viendrait bien mieux au prototype d’un événement phylogénique ; elles ne s’explique-raient que par l’influence de cette sorte d’événements. Le comportement d’un enfant névrosé à l’égard de ses parents quand il subit l’influence des complexes d’Oedipe et de castration présente une multitude de réactions semblables qui, considérées chez l’individu, paraissent déraisonnables et ne deviennent compréhensibles que si on les envisage sous l’angle de la phylogénie, en les reliant aux expériences faites par les générations antérieures. Il serait très intéressant de rassembler et de publier les faits auxquels je fais ici allusion. Ces faits semblent assez convaincants pour me permettre d’aller plus loin encore en prétendant que l’hérédité archaïque de l’homme ne com¬porte pas que des prédispositions, mais aussi des contenus idéatifs, des traces mnésiques qu’ont laissées les expériences faites par les générations antérieures. De cette manière la portée aussi bien que la signification de l’hérédité archaïque se trouveraient accrues de façon notable.

A y bien réfléchir, avouons que nous avons discuté depuis longtemps comme si la question d’une existence de résidus mnésiques des expériences faites par nos ancêtres ne se posait pas tout à fait indépendamment de la communication directe ou des effets de l’éducation, par exemple. Quand nous parlons de la persistance, chez un peuple, d’une tradition ancienne, de la formation d’un caractère national, c’est à une tradition héréditaire et non à une tradition oralement transmise que nous pensons. Tout au moins ne distinguons-nous pas entre les deux et, ce faisant, nous ne nous rendons pas compte de l’audace que cette négligence implique. Cet état de choses s’aggrave encore, il est vrai, du fait de la biologie qui, à l’heure actuelle, nie absolument l’hérédité des qualités acquises. Avouons, en toute modestie, que malgré cela, il nous paraît impossible de nous passer de ce facteur quand nous cherchons à expliquer l’évolution biologique. Il est vrai que les deux cas ne sont pas tout à fait identiques ; dans l’un, il s’agit de qualités acquises difficiles à concevoir, dans l’autre, de traces mnésiques d’impressions du dehors, c’est-à-dire de quelque chose de presque concret. Mais sans doute nous est-il, au fond, impossible d’imaginer l’un sans l’autre. En admettant que de semblables traces mnésiques subsistent dans notre hérédité archaïque, nous franchissons l’abîme qui sépare la psychologie individuelle de la psychologie collective et nous pouvons traiter les peuples de la même manière que l’individu névrosé. Tout en admettant que nous n’avons comme preuves de ces traces mnésiques dans notre hérédité archaïque que les manifestations recueillies au cours des analyses, manifestations qui doivent être ramenées à la phylogenèse, ces preuves nous paraissent cependant suffisamment convaincantes pour nous permettre de postuler un pareil état de choses. S’il n’en est pas ainsi, renonçons donc à avancer d’un seul pas dans la voie que nous suivons, aussi bien dans le domaine de la psychanalyse que dans celui de la psychologie collective. L’audace est ici indispensable.

Ce postulat nous amène plus loin encore : en l’adoptant nous diminuons la largeur du gouffre que l’orgueil humain a jadis creusé entre l’homme et l’animal. Si ce qu’on appelle l’instinct des bêtes, cet instinct qui leur permet de se comporter dans une situation nouvelle comme si elle leur était déjà familière, peut être expliqué, ce sera de la façon suivante : les animaux profitent dans leur nouvelle existence de l’expérience acquise par leur espèce, c’est-à-dire qu’ils gardent en eux-mêmes le souvenir de ce qu’ont vécu leurs ancêtres. Chez l’animal humain, les choses se passent sans doute de la même façon. Son hérédité archaïque, bien que différente par son expansion et son caractère, correspond aux instincts des animaux.

Ceci étant posé, je n’hésite pas à affirmer que les hommes ont toujours su qu’ils avaient un jour possédé et assassiné un père primitif.

Deux autres questions se posent encore : dans quelles conditions un semblable souvenir pénètre-t-il dans l’héritage archaïque ? Dans quelles circonstances devient-il actif et passe-t-il,sous une forme il est vrai altérée et déformée, de l’état inconscient à l’état conscient ? La première réponse se donne aisément : le souvenir passe dans l’hérédité archaïque quand l’événement est important ou quand il se répète assez souvent ou quand il est à la fois important et fréquent. Dans le cas du meurtre du père, les deux conditions se trouvent remplies. En ce qui concerne la seconde question, observons que nombre d’influences peuvent jouer dont toutes ne sont pas nécessairement connues ; comme c’est le cas dans certaines névroses, une évolution spontanée est également possible. Toutefois, toute répétition récente et réelle de l’événement a une importance décisive parce qu’elle en fait revivre les traces mnésiques oubliées. Le meurtre de Moïse constitua justement une répétition de ce genre, comme aussi, plus tard, le meurtre du Christ après une procédure soi-disant judiciaire, de sorte que ces événements passèrent au premier plan en tant que causes premières. Il semble que sans eux, la genèse du monothéisme n’eût pas été possible et l’on songe aux paroles du poète : « Ce qui est destiné à vivre éternellement dans les chants doit d’abord sombrer dans l’existence . »

Pour conclure, j’ajouterai une remarque d’où découle un argument psychologique. Une tradition qui ne se fonderait que sur des transmissions orales ne comporterait pas le caractère obsédant propre aux phénomènes religieux. Elle serait écoutée, jugée et éventuellement rejetée, comme toute autre nouvelle du dehors. Jamais elle n’aurait le privilège d’échapper à la contrainte du mode de penser logique. Il faut qu’elle ait subi le destin du refoulement, l’état d’inconscience, avant d’être en mesure de produire, lors de son retour, des effets aussi puissants et avant de contraindre les masses, com-me nous l’avons observé à notre grand étonnement et jusqu’ici sans le comprendre, à plier sous le joug religieux. Et ces considérations font pencher la balance en faveur de l’idée que les choses sont bien telles ou à peu près telles que nous avons tenté de les décrire.

Deuxième partie

Moïse, son peuple et le monothéisme : deuxième partie

I. Résumé

Avant de poursuivre cette étude, je me sens obligé de présenter au publie à la fois des excuses et des explications. Cette suite n’est, en effet, qu’une répétition fidèle et souvent littérale de la première partie, toutefois quelques recherches critiques ont été abrégées et certaines observations, relatives au problème de la formation du caractère du peuple juif, ajoutées. Je sais que cette façon de présenter un sujet est à la fois inefficace et antiartistique et je la réprouve tout à fait. Pourquoi alors n’avoir pas évité cette erreur ? Ma réponse, tout en exigeant un aveu assez pénible, est prête d’avance : je ne suis pas parvenu à effacer les traces qu’y a laissées la façon vraiment étrange dont ce livre fut composé.

En réalité, il a été écrit deux fois. D’abord, il y a quelques années à Vienne où je jugeai impossible de le publier. Je décidai de le laisser de côté mais, telle une âme en peine, il ne cessait de me hanter. Alors je fis un compromis en le publiant en deux parties dans la revue Imago. Il s’agissait du point de départ de l’œuvre entière : Moïse, un Égyptien, et de l’essai historique basé sur cette première partie : Si Moïse fut égyptien... Le reste de l’œuvre comportait des thèses choquantes et dangereuses, à savoir les considérations relatives à la genèse du monothéisme et mon interprétation de la religion, aussi le gardai-je par devers moi, me figurant qu’il ne pourrait jamais être publié. Puisse produisit inopinément, en mars 1938, l’invasion allemande qui me contraignit à quitter ma patrie tout en me libérant de mes craintes de voir jeter l’interdit sur la psychanalyse dans un pays où on la supportait encore, dans le cas où j’aurais publié mon travail. A peine débarqué en Angleterre, je fus irrésistiblement tenté de rendre accessible à l’univers mon savoir dissimulé et j’entrepris de remanier la troisième partie destinée à faire suite aux deux autres déjà publiées, ce qui naturellement, nécessita un regroupement partiel de mon matériel. Dans cette deuxième élaboration, cependant, je ne parvins pas à caser toutes mes données et, d’autre part, je ne pus me résoudre à renoncer tout à fait à mes deux premières publications. C’est pourquoi toute une partie de ma première version fut reliée à l’autre, ce qui eut pour résultat de nombreuses répétitions.

Pour me consoler, je pouvais, il est vrai, me dire que la nouveauté et l’importance du sujet, quelle que soit ma façon de présenter les choses, compenseraient les redites imposées à mes lecteurs. Il y a des choses qu’il convient de répéter et qu’on ne saurait se lasser de redire fréquemment. Toutefois, c’est au lecteur qu’il appartient de juger s’il veut s’attarder à un même sujet ou y revenir et le contraindre à relire deux fois la même chose dans un même livre, c’est commettre une maladresse dont l’auteur doit assumer la responsabilité. Mais, hélas ! la puissance créatrice d’un écrivain ne correspond pas toujours à sa bonne volonté. L’œuvre vient comme elle peut et, bien souvent, l’auteur n’y retrouve plus qu’une création indépendante de lui, étrangère en quelque sorte.

Moïse, son peuple et le monothéisme : deuxième partie

II. Le peuple d’Israël

Dans le travail que nous avons entrepris, nous avons dû emprunter à notre maté¬riel de traditions ce qui nous a semblé utile, rejeter ce qui ne nous sert pas et grouper, d’après les probabilités psychologiques, tous les divers éléments recueillis. En constatant que notre technique ne fournit pas à coup sûr la vérité, chacun est en droit de se demander pourquoi pareil travail a été entrepris. Pour répondre à cette question, nous citerons les résultats obtenus. Si l’on consent à diminuer beaucoup les exigences d’ordinaire imposées à une recherche historique et psychologique, on parviendra peut-être à résoudre certains problèmes qui ont, de tout temps, retenu l’attention et qui, à la suite d’événements récents, s’offrent de nouveau à l’observateur. Nous savons que de tous les peuples antiques qui vécurent dans le bassin méditerranéen, le peuple juif est probablement le seul qui ait conservé son nom et peut-être aussi sa nature. Avec une ténacité sans exemple, il a résisté à toutes les calamités et à tous les sévices ; en manifestant certains traits de caractère particuliers, il s’est attiré l’animosité cordiale de tous les autres peuples. A quoi peut bien tenir cette résistance des Juifs et quels rapports peut-il y avoir entre leur caractère et leur destinée ? Voilà certes d’intéres¬sants problèmes qu’on voudrait arriver à comprendre.

Examinons d’abord un trait de caractère qui, chez les Juifs, prédomine dans leurs rapports avec leur prochain : il est certain qu’ils ont d’eux-mêmes une opinion particulièrement favorable, qu’ils se trouvent plus nobles, plus élevés que les autres dont certaines de leurs coutumes les séparent encore . En même temps, ils conservent une sorte de confiance dans la vie, semblable à celle que confère la possession secrète d’un don précieux, une sorte d’optimisme. Les gens pieux parleraient de con-fiance en Dieu.

Nous connaissons la raison de ce comportement nous savons ce qu’est ce trésor caché. Les Juifs se croient vraiment le peuple élu de Dieu et pensent être tout près de lui, ce qui leur donne orgueil et confiance. Suivant des récits dignes de foi, leur comportement était le même à l’époque hellénistique que de nos jours. Le caractère juif était déjà alors ce qu’il est maintenant et les Grecs, au milieu et à côté de qui les Juifs vivaient, réagissaient à leurs particularités de la même manière que leurs hôtes actuels. On pourrait dire qu’ils réagissaient comme si eux aussi croyaient au privilège revendiqué par le peuple d’Israël. Le fils favori déclaré d’un père redouté n’a guère le droit de s’étonner si la jalousie de ses frères et sœurs est ainsi suscitée. La légende juive de Joseph vendu par ses frères montre déjà très bien les conséquences possibles d’une telle jalousie. Les événements semblèrent d’ailleurs, par la suite, justifier les prétentions juives puisque quand le Seigneur consentit à envoyer aux hommes un Messie, un Sauveur, ce fut à nouveau au sein du peuple juif qu’il le choisit. Les autres peuples auraient pu alors, à juste titre, se dire : « Les Juifs ont raison. Ils sont bien les élus de Dieu. » Mais, tout au contraire, la Rédemption provoqua chez tous les peuples une recrudescence de haine contre les Juifs et ceux-ci ne tirèrent aucun avantage de la prédilection divine parce qu’ils ne reconnurent pas le Rédempteur.

En nous basant sur ce qui précède, nous pouvons affirmer que Moïse conféra au peuple juif le caractère qui, à jamais, le distingua des autres peuples. Il lui donna une confiance accrue en lui-même en lui affirmant qu’il était le peuple élu, le déclara béni et l’obligea à se tenir à l’écart des autres peuples. Nous ne voulons pas dire par là que les autres peuples manquaient de confiance en eux-mêmes, non, tout comme aujourd’hui, chaque nation était imbue de sa supériorité. Toutefois la confiance en eux-mêmes des Juifs subit, grâce à Moïse, un affermissement religieux et devint un élément de leur foi. Du fait d’un lien particulièrement étroit avec leur Dieu, ils participèrent à la grandeur de celui-ci. Or nous savons que, à l’arrière-plan du Dieu qui choisit les Juifs et les sauva d’Égypte, on trouve le personnage de Moïse qui, soi-disant au nom du Seigneur, avait fait la même chose ; c’est pourquoi nous sommes en droit de prétendre qu’un homme, Moïse, a créé les Juifs. Ce peuple lui doit non seulement la ténacité qu’il met à continuer de vivre, mais aussi une grande part de l’hostilité qu’il a suscitée et qu’il suscite encore.

Moïse, son peuple et le monothéisme : deuxième partie

III. Le grand homme

Comment concevoir qu’un homme ait réalisé cette tâche extraordinaire de faire de familles et d’individus différents un peuple unique et de déterminer ainsi pour des millénaires son destin ? Une pareille hypothèse ne constitue-t-elle pas une régression vers une manière de voir qui a permis la création et la vénération des héros ? N’est-elle pas un retour à des temps où l’histoire n’était que le récit des exploits et de la vie de certains personnages ? Nous avons actuellement tendance à rapporter les faits historiques humains à des causes plus cachées, plus générales, plus impersonnelles, à l’influence déterminante des facteurs économiques, aux divers modes d’alimentation, au progrès du machinisme et des matériaux, aux migrations provoquées par l’accroissement des populations aux diversités des climats. L’individu n’est plus considéré que comme un figurant, un représentant des aspirations collectives qui doivent nécessaire-ment se manifester fortuitement en chaque personne.

Ces points de vue parfaitement justifiés nous rappellent cependant qu’il existe, entre la nature de notre appareil cogitatif et l’organisation de l’univers que notre pensée cherche à saisir, une importante discordance. Il suffit à notre impérieux besoin de causalité de trouver à chaque phénomène une cause unique démontrable, ce qui, dans la réalité extérieure, est rarement le cas. Bien au contraire, tout événement semble surdéterminé et paraît résulter de plusieurs causes convergentes. Effrayés par l’immense complexité des faits, nous prenons parti, dans nos recherches, pour une série d’événements contre une autre, en établissant des oppositions qui n’existent pas et qui n’ont été créées que par la suppression de relations plus larges .

Si donc nous trouvons, dans l’étude d’un cas particulier, la preuve du rôle prédominant joué par un grand personnage, il ne faut pas que notre conscience nous reproche de minimiser par là l’importance de la doctrine des facteurs généraux et impersonnels. Il y a place, c’est un fait certain, pour les deux façons de voir. En ce qui concerne la genèse du monothéisme, nous ne pouvons, il est vrai, découvrir d’autre facteur extérieur que celui dont nous avons déjà fait mention : cette évolution est liée aux relations étroites nouées entre diverses nations et à l’existence d’un grand empire.

C’est pourquoi nous réservons au « grand homme » une place dans la chaîne ou plutôt dans le réseau des causes déterminantes. Mais peut-être nous demanderons-nous dans quelles conditions ce titre honorifique est conféré. Nous constatons avec surprise qu’il n’est pas facile de répondre à cette question. Dirons-nous que nous qualifions de grand homme celui dont nous apprécions hautement les qualités ? Cela serait en tous points inexact ; la beauté, par exemple, la force musculaire, quelque enviables qu’elles soient, ne confèrent nullement le droit d’être considéré comme un « grand homme ». Il s’agit donc probablement de qualités de l’esprit, d’avantages psychiques ou intellectuels. Toutefois, notons qu’un homme doué en un domaine donné d’un savoir-faire extraordinaire n’est pas forcément pour cela un grand homme. Ce titre ne sera donné ni à un maître ès jeu d’échecs, ni à un musicien virtuose, il n’est pas nécessairement conféré à un artiste distingue ou à un savant remarquable. En pareil cas, nous nous contentons de dire que le personnage en question est un grand poète, un grand peintre, un grand mathématicien, un grand physicien, un pionnier en tel ou tel domaine, mais nous hésitons à le qualifier de grand homme. Quand nous déclarons, par exemple, que Goethe, Léonard de Vinci ou Beethoven sont de grands hommes, c’est que quelque chose de plus que l’admiration pour leurs chefs-d’œuvre nous incite à le faire. Si nous ne disposions pas de semblables exemples nous serions tentés de croire que le titre de « grand homme » est de préférence réservé à des hommes d’action -. conquérants, capitaines, chefs, du fait de la grandeur de leurs actes et de leur puissante influence. Mais cela encore est insatisfaisant et se trouve contredit par la condamnation de bien des personnages indignes dont l’influence sur leurs contemporains et sur les générations ultérieures reste indéniable. Ce n’est pas non plus la réussite qui sert de critère car nous nous rappelons alors que nombre de grands hommes, au lieu de triompher, ont achevé leur vie dans l’infortune.

Nous sommes ainsi amenés à penser qu’il est inutile de déterminer avec précision le concept de « grand homme ». Contentons-nous de considérer que cette expression qualifie de façon quelque peu élastique et arbitraire une floraison exubérante, chez certains individus, de certaines qualités humaines : en agissant ainsi nous nous rapprochons du sens primitif du mot « grandeur ». Rendons-nous compte aussi que ce qui suscite notre intérêt, c’est moins le grand homme en soi que le pourquoi de son influence sur les autres hommes. Mais abrégeons cette discussion qui menace de nous entraîner trop loin de notre but.

Il faut donc admettre que le grand homme exerce son influence sur ses contemporains de deux façons différentes : par sa personnalité et par l’idée qu’il défend. Cette idée peut soit flatter quelque désir ancien des masses, soit leur montrer un nouveau but, soit encore les attirer de quelque autre façon. Parfois, dans le cas le plus primitif, c’est la personnalité seule qui exerce une influence et l’idée ne joue qu’un rôle tout à fait secondaire. Nous comprenons immédiatement pourquoi le grand homme a pu prendre tant d’importance, car nous savons que la plupart des humains éprouvent le besoin impérieux d’une autorité à admirer, devant que plier, et par qui être dominés et parfois même malmenés. La psychologie de l’individu nous a appris d’où émanait ce besoin collectif d’une autorité : il naît de l’attirance vers le père, sentiment qui est, dès l’enfance, inclus en nous, inclination vers ce père que le héros légendaire se flatte d’avoir vaincu. Et nous entrevoyons que tous les traits de caractère dont nous voulons parer le grand homme sont des traits propres au personnage paternel et que c’est justement cette similitude qui fait le grand homme dont nous avons vainement cherché à établir la nature essentielle. Fermeté dans les idées, puissance de la volonté, résolution dans les actes, c’est cela qui fait partie de l’image paternelle, et plus encore la confiance en soi du personnage, sa divine conviction d’avoir toujours raison, con-viction parfois poussée jusqu’au manque total de scrupules. Tout en nous voyant contraints de l’admirer, parfois de placer en lui toute notre confiance, nous ne pouvons nous empêcher de le craindre aussi. Le mot lui-même aurait dû nous mettre sur la piste. Quel autre que son père, en effet, peut sembler « grand » aux yeux de l’enfant ?

Ce fut, indubitablement, l’imposante image paternelle qui, en la personne de Moïse, condescendit à assurer aux misérables laboureurs juifs qu’ils étaient les fils préférés du père. Et quelle séduction dut exercer sur eux l’idée d’un Dieu unique, éternel, omnipotent, qui, en dépit de leur humble condition, daignait conclure avec eux une alliance en leur promettant, à condition qu’ils continuassent à l’adorer, de veiller sur eux ! Sans doute leur fut-il difficile de séparer l’image de Moïse de celle de son Dieu. Juste intuition, car Moïse dut attribuer certains des traits de son propre caractère au Seigneur : l’irascibilité et l’implacabilité, par exemple. En tuant leur grand homme, les Juifs ne firent que répéter un crime qui, aux époques primitives, avait été une loi dirigée contre le roi divin et qui, nous l’avons vu, avait un prototype plus lointain encore .

Si, d’une part, la figure du grand homme s’est ainsi trouvée divinisée, rappelons-nous maintenant, d’autre part, que le père eut, lui aussi, une enfance. La grande idée religieuse dont Moïse se fit le champion n’était pas proprement sienne, nous l’avons déjà dit. Il l’avait empruntée à son souverain lkhnaton et ce dernier, dont l’importance en tant que fondateur d’une religion est nettement démontrée, obéit peut-être à des suggestions qui lui avaient été transmises par sa mère ou par quelque autre voie, de la proche ou lointaine Asie.

Nous ne pouvons suivre plus loin l’enchaînement des faits, ni-ais si notre manière de voir s’avère exacte, c’est que l’idée du monothéisme était parvenue, à la façon d’un boomerang, dans son pays d’origine. Il semble stérile de chercher à établir quelle part revient à un individu dans le lancement d’une idée ; il va de soi que bien des gens y ont apporté leur contribution. D’autre part, il serait évidemment erroné d’interrompre à Moïse la chaîne des causations et de négliger l’œuvre réalisée par ses successeurs et continuateurs. Le germe du monothéisme ne leva pas en Égypte, mais la même chose eût pu se produire en Israël après que le peuple se fut débarrassé du joug d’une religion importune et tyrannique. Mais au sein du peuple juif, surgirent toujours des hommes qui ravivaient la tradition affaiblie et renouvelaient les admonestations et les sommations de Moïse en n’ayant de cesse que les croyances perdues ne fussent retrouvées. Après d’incessants efforts poursuivis pendant des siècles, après deux grandes réformes, réalisées l’une avant, l’autre après l’exil à Babylone, la transformation du dieu populaire Jahvé se réalisa ; Jahvé devint le Dieu que Moïse avait imposé à l’adoration des Juifs. Et c’est une preuve de l’existence, chez les Juifs, de certaines dispositions psychiques, que cette apparition, au sein de la collectivité destinée à former ce peuple, de tant de personnages prêts à supporter les inconvénients de la religion mosaïque dans le seul dessein d’être le peuple élu de Dieu et d’obtenir d’autres avantages analogues.

Moïse, son peuple et le monothéisme : deuxième partie

IV. Le progrès dans la spiritualité

Pour continuer d’exercer sur un peuple quelque action psychique, il ne suffit pas, c’est évident, de lui affirmer qu’il a été spécialement choisi par Dieu. Il faut aussi, d’une manière quelconque, le lui prouver si l’on tient à ce qu’il y ajoute foi et à ce qu’il tire des conséquences de cette croyance, Dans la religion de Moïse, ce fut l’Exode qui servit de preuve. Dieu ou en son nom Moïse ne se lassaient jamais de faire état de cette marque de faveur. C’est pour commémorer cet événement que fut instituée ou plutôt modifiée la fête de Pâques. Mais il ne s’agissait plus que d’un souvenir, l’Exode lui-même appartenait à un lointain passé. À l’époque qui nous intéresse les preuves de la faveur divine étaient devenues bien rares et les événements dénotaient plutôt une disgrâce. Les peuples primitifs avaient accoutumé de déposer, voire même de châtier leurs dieux quand ceux-ci ne leur accordaient pas la victoire, le bonheur et le bien-être. Les monarques ont, de tout temps, été traités de la même façon que les dieux, ce qui témoigne en faveur d’une ancienne identité, d’une origine commune. Les peuples modernes aussi chassent leurs souverains quand la splendeur des règnes vient à être ternie par des défaites qui entraînent des pertes de territoires et d’argent. Par quel miracle alors le peuple d’Israël, si rigoureusement traité par son Dieu, persista-t-il cependant à lui montrer tant de soumission ? C’est là un problème que nous sommes obligés de laisser sans solution pour le moment.

Tout ceci nous incite à rechercher si la religion de Moïse n’a pas donné au peuple autre chose qu’un accroissement de sa confiance en lui-même au travers de son sentiment d’être préféré par Dieu. Et cette autre chose est vraiment facile à déceler . leur religion a donné aux Juifs une idée plus grandiose de la divinité ou, plus exacte-ment, l’idée d’un Dieu plus grand, Quiconque croyait en ce Dieu devait, de quelque manière, participer à sa grandeur et pouvait s’en trouver élevé. Ce fait ne manquera pas de surprendre les incrédules, mais peut-être un rapprochement leur fera-t-il mieux comprendre ce sentiment : prenons, par exemple, un sujet britannique et supposons qu’une quelconque révolution vienne à éclater dans le pays étranger où il se trouve. Cet homme ne s’inquiétera pas, contrairement à tout ressortissant d’un petit État continental. C’est que le sujet britannique sait que si l’on se permettait de toucher à un seul de ses cheveux, son gouvernement enverrait un navire de guerre. Cela, les émeutiers ne l’ignorent pas non plus. Au contraire, le petit État, lui, ne possède aucun navire de guerre. Le sujet britannique est fier de la puissance de son empire, mais cette fierté tient aussi à un sentiment de sécurité, à la certitude d’une protection dont jouit tout sujet du Royaume-Uni. Il en est de même, sans doute, quand il s’agit de la conception d’un Dieu sublime et comme on ne saurait prétendre à aider Dieu dans son gouvernement du monde, la fierté de sa grandeur va de pair avec le sentiment d’avoir été « élu ».

L’une des lois mosaïques a plus d’importance qu’on ne lui en attribue tout d’abord. C’est l’interdiction de se faire une image de Dieu, c’est-à-dire l’obligation d’adorer un dieu invisible. Je présume que Moïse a dû, sur ce point, être plus strict encore que la religion d’Aton. Peut-être ne cherchait-il qu’à être logique, sa Divinité ne devait avoir ni nom ni visage. Peut-être s’agissait-il là d’une nouvelle mesure de protection contre d’illicites pratiques magiques. Mais une fois cette interdiction admise, elle avait certainement d’importants effets, à savoir : une mise à l’arrière-plan de la perception sensorielle par rapport à l’idée abstraite, un triomphe de la spiritualité sur les sens ou plus précisément un renoncement aux instincts avec tout ce que ce renoncement implique au point de vue psychologique.

Afin de rendre plus plausible ce qui, à première vue, ne semble pas convaincant, faisons appel à certains phénomènes de caractère analogue survenus au cours du développement de la civilisation humaine. Le plus ancien et peut-être le plus important d’entre eux se perd dans la nuit des temps, et cependant ses surprenantes conséquences nous contraignent à en postuler la réalité. Chez nos enfants et chez les adultes névrosés, comme chez les primitifs, nous retrouvons le phénomène mental que nous avons appelé « croyance en la toute-puissance de la pensée ». Il s’agit là, à notre avis, d’une surestimation de l’influence que nos facultés mentales - les facultés intellectuelles dans le cas présent - sont capables d’exercer sur le monde extérieur en le modifiant. Toute la magie, prédécesseur de la science, repose sur cette croyance. Toute la magie des mots découle de cette foi en la toute-puissance de la pensée comme aussi la conviction du pouvoir lié à la connaissance et à l’énonciation de quelque nom. Nous estimons que « la toute-puissance de la pensée » exprimait le prix que l’homme attachait au développement du langage qui amena de si extraordinaires progrès des activités intellectuelles. C’est alors que s’établit le règne nouveau de la spiritualité à partir duquel les concepts, les souvenirs, les déductions, prirent une importance décisive au contraire des activités psychiques inférieures relatives aux perceptions sensorielles immédiates. Ce fut certainement là, sur la voie du devenir humain, l’une des étapes les plus importantes.

Un processus plus tardif se présente à nous sous une forme bien plus tangible : sous l’influence de conditions extérieures qu’il ne nous appartient pas d’étudier ici et qui d’ailleurs ne sont pas toutes bien connues, une organisation patriarcale de la société succéda à l’organisation matriarcale, ce qui naturellement provoqua un grand bouleversement des lois alors en vigueur. Il nous semble percevoir comme un écho de cette révolution dans l’Orestie d’Eschyle. Mais ce bouleversement, ce passage de la mère au père a un autre sens encore . il marque une victoire de la spiritualité sur la sensualité et par là un progrès de la civilisation. En effet, la maternité est révélée par les sens, tandis que la paternité est une conjecture basée sur des déductions et des hypothèses. Le fait de donner ainsi le pas au processus cogitatif sur la perception sensorielle fut lourd de conséquences.

Entre les deux faits que nous venons de citer s’en produisit un jour un autre, apparenté surtout à celui que nous avons étudié dans l’histoire des religions. L’homme se vit amené à reconnaître l’existence de forces « spirituelles », c’est-à-dire de forces que les sens, et singulièrement la vue, ne peuvent saisir et qui ont cependant des effets indéniables et même extrêmes. Si nous nous en référons au langage, c’est le déplacement de l’air qui fournissait une image de la spiritualité, puisqu’en effet l’esprit emprunte son nom au souffle d’air (animus, spiritus et, en hébreu, ruach-fumée). Ainsi naquit l’idée d’une âme, principe spirituel de l’individu. Ce souffle d’air, l’observation le retrouva dans la respiration de l’homme, laquelle ne cesse qu’à la mort. Aujourd’hui encore nous disons d’un mourant qu’il rend le dernier soupir. C’est ainsi que s’ouvrit à l’homme le royaume de l’esprit. L’âme qu’il avait découverte en lui-même, il fut disposé à la prêter à toute la nature. L’univers tout entier se trouva pourvu d’une âme et la science, qui naquit bien plus tard, eut fort à faire pour déposséder de cette âme une partie du monde, tâche qui n’est pas encore achevée aujourd’hui.

Grâce à l’interdiction mosaïque, Dieu fut porté à un échelon plus élevé de la spiritualité et une porte s’ouvrit devant ces nouvelles modifications du concept de Dieu dont nous parlerons par la suite. Occupons-nous, auparavant, d’une autre de ses conséquences. Tout progrès de la spiritualité a pour effet d’accroître la confiance en eux-mêmes des individus, de les rendre orgueilleux, de telle sorte qu’ils finissent par se croire supérieurs à ceux qui subissent encore le joug de la sensualité. Nous savons que Moïse inculqua aux Juifs la fierté de se croire un peuple élu ; grâce à la dématérialisation de Dieu, un nouveau joyau s’ajouta encore au trésor secret de ce peuple. Les Juifs continuèrent à s’intéresser aux choses spirituelles, les malheurs politiques de leur nation leur apprirent à apprécier à sa juste valeur le seul bien qui leur restât : leurs documents écrits. Immédiatement après la destruction par Titus du Temple de Jérusalem, le rabbin Jochanaan ben Sakkai demanda l’autorisation d’ouvrir à Jahné la première école consacrée à l’étude de la Thora. Désormais ce furent les Livres Sacrés et leur étude qui empêchèrent ce peuple dispersé de se désagréger.

Tous ces faits sont généralement connus et admis. J’ajouterai seulement que cette si caractéristique évolution des Juifs fut due à l’interdiction formulée par Moïse d’adorer Dieu sous une forme visible.

La préférence accordée par les Juifs, pendant environ deux mille ans, aux efforts spirituels, eut naturellement certains effets : elle provoqua une atténuation de la brutalité et de la violence qu’on rencontre habituellement là où le développement athlétique est devenu un idéal populaire. Il ne fut pas permis aux Juifs d’accéder à cette harmonie entre activités spirituelles et physiques que réalisèrent les Grecs. Dans ce conflit, ils optèrent du moins pour ce qui était le plus important du point de vue culturel.

Moïse, son peuple et le monothéisme : deuxième partie

V. Le renoncement aux instincts

On ne comprend pas, au premier abord, pourquoi tout progrès de la spiritualité, tout recul de la sensualité, renforce la confiance en soi des individus aussi bien que des nations. Ce fait semble présupposer une certaine échelle de valeurs ainsi que l’existence d’une personne ou d’une instance qui disposerait de cette échelle. Pour nous faire mieux entendre, examinons un cas analogue de psychologie individuelle, cas actuellement bien compris de nous.

Quand le ça tente d’imposer à un être humain quelque exigence pulsionnelle d’ordre érotique ou agressif, la réaction la plus simple, la plus naturelle du moi, maître des systèmes cogitatif et musculaire, est de satisfaire par un acte cette exigence. Cette satisfaction instinctuelle, le moi la ressent comme un plaisir, tandis que l’insatisfaction aurait provoqué, pour lui, du déplaisir. Toutefois il peut arriver que le moi, du fait de quelque obstacle extérieur, par exemple s’il s’aperçoit que l’acte en question entraînerait un grave danger, renonce à cette satisfaction. Le renoncement à une satisfaction, à une pulsion, par suite d’obstacles extérieurs, par obéissance, comme nous disons, au principe de réalité, n’est jamais agréable. Il provoquerait une tension et un déplaisir durables s’il ne se produisait, en même temps, grâce à un déplacement d’énergie, une diminution de la force pulsionnelle elle-même. Mais il peut arriver que le renoncement se produise pour des motifs que nous pouvons à juste titre qualifier d’intérieurs. Au cours de l’évolution individuelle, une partie des forces inhibitrices du monde extérieur se trouve intériorisée, il se crée dans le moi une instance, qui, s’opposant à l’autre, observe, critique et interdit. C’est cette instance que nous appelons le surmoi. Dès lors, le moi, avant de satisfaire les instincts, se trouve obligé de tenir compte non seulement des dangers extérieurs, mais encore des exigences du surmoi et il aura ainsi d’autant plus de motifs de renoncer à une satisfaction. Mais alors que le renoncement dû à des raisons extérieures ne provoque que du déplaisir, le renoncement provoqué par des raisons intérieures, par obéissance aux exigences du surmoi, a un effet économique différent. A côté d’un déplaisir inévitable, il assure aussi un gain en plaisir, une sorte de satisfaction compensatrice. Le moi se sent exalté et considère comme un acte méritoire son renoncement à la pulsion. Nous croyons avoir compris le fonctionnement de ce mécanisme : le surmoi est le successeur et le représentant des parents (et des éducateurs) qui, pendant les premières années de l’individu, ont surveillé ses faits et gestes. Le surmoi continue, sans y presque rien changer, à remplir les fonctions de ces parents et éducateurs, ne cessant de tenir le moi en tutelle et d’exercer sur lui une pression constante. Comme dans l’enfance, le moi reste soucieux de ne pas perdre l’amour de ce maître dont l’estime provoque en lui un soulagement et une satisfaction, et les reproches, un remords. Quand le moi a fait au surmoi le sacrifice de quelque satisfaction instinctuelle, il en attend, en retour, un surcroît d’amour. Le sentiment d’avoir mérité cet amour se transforme en fierté. A une époque où l’autorité ne s’était pas encore intériorisée et muée en surmoi, la relation entre la crainte de n’être plus aimé et l’exigence pulsionnelle devait avoir été la même. Un sentiment de sécurité et de satisfaction naissait chaque fois que, par amour filial, l’être renonçait à quelque satisfaction instinctuelle. Ce bon sentiment ne pouvait avoir acquis son caractère narcissique particulier qu’une fois l’autorité intégrée elle-même dans le moi.

Mais cette explication de la manière dont un renoncement à la pulsion se trans-forme en satisfaction peut-elle jeter quelque lumière sur le phénomène que nous voulons étudier, c’est-à-dire sur l’accroissement de la confiance en soi et sur les progrès de la spiritualité ? En apparence, le profit sera maigre car les circonstances sont tout à fait différentes. Ni renoncement à la pulsion, ni personnage ou instance supérieurs en vue desquels se fait le sacrifice n’entrent ici en jeu, et voilà qui ne tarde pas à nous faire hésiter. Cependant une objection se présente : le grand homme ne personnifie-t-il pas justement cette autorité pour l’amour de laquelle on agit ? Comme il est un substitut du père, ne nous étonnons point de lui voir, en psychologie collective, remplir le rôle du surmoi. Cette observation doit valoir également pour Moïse dans ses rapports avec le peuple juif. Toutefois, ailleurs l’analogie n’apparaît plus vraiment. Qu’est-ce que progresser dans la voie de la spiritualité sinon reléguer au second plan les perceptions sensorielles directes en donnant le pas aux souvenirs, aux déductions, aux réflexions, tous processus intellectuels tenus pour supérieurs, c’est décider, par exemple, que la paternité, bien que les sens ne la puissent déceler, est plus importante que la maternité. C’est pourquoi le fils porte le nom de son père et en hérite. Ou bien encore c’est déclarer : notre Dieu est le plus grand, le plus puissant, bien qu’il soit invisible comme le vent d’orage ou comme l’âme. Le renoncement à une exigence instinctuelle d’ordre sexuel ou agressif semble être quelque chose d’entièrement différent. De même, lorsqu’il s’agit de certains progrès spirituels tels par exemple que le triomphe du droit paternel, il est impossible de déterminer l’autorité qui décide de ce qui doit avoir le plus de prix. Ce ne peut être ici l’autorité paternelle puisque cette autorité n’a justement été conférée au père que par le progrès. Il faut donc se contenter de constater un phénomène : le fait qu’au cours de l’évolution de l’humanité, la sensualité a progressivement été vaincue par la spiritualité et que tout progrès de cet ordre provoque chez les hommes un sentiment d’orgueil et de contentement de soi. Mais nous ignorons pourquoi il en est ainsi. Un beau jour, il advient encore que la spiritualité elle-même se trouve vaincue par le phénomène émotionnel mystérieux de la foi. C’est le fameux credo quia absurdum et celui même qui le regarde comme un renoncement à la raison le considère cependant aussi comme une sublime réalisation. Peut-être toutes ces situations psychologiques comportent-elles un autre point commun, peut-être l’homme attribue-t-il plus de prix à ce qui lui est le plus difficile à atteindre et sa fierté tient-elle à un narcissisme accru par la conscience de la difficulté vaincue.

Que voilà donc une dissertation peu profitable ! Certains penseront peut-être qu’elle n’a d’ailleurs aucun rapport avec le sujet, nos recherches ayant pour but de découvrir ce qui a déterminé le caractère du peuple juif. Cela ne serait qu’à notre avantage, mais un fait trahit la parenté des deux problèmes, un fait qui, par la suite, nous préoccupera plus encore. Cette religion, après avoir commencé par interdire de figurer la divinité, est devenue toujours davantage, au cours des siècles, une religion de renoncement aux instincts. Certes, sans exiger une continence totale, elle se contente de mettre un frein sérieux à la liberté sexuelle. Dieu est tout à fait dépouillé de sexualité et devient un idéal de perfection éthique. Mais qui dit éthique dit restriction des instincts. Les prophètes ne sont jamais las de rappeler que Dieu exige une seule chose de son peuple. qu’il mène une vie de justice et de vertu, donc qu’il s’abstienne de toutes les satisfactions instinctuelles qu’aujourd’hui encore la morale considère comme des péchés. En regard des exigences de l’éthique, le commandement même de croire en Dieu semble passer au second plan. C’est ainsi que le renoncement aux pulsions semble jouer un rôle prédominant dans la religion, bien qu’il n’y ait pas été édicté dès le début.

Une observation va ici éviter un malentendu. Même si l’on se refuse à croire que le renoncement à la pulsion et la morale basée sur ce renoncement sont l’essentiel de la religion, il n’en reste cependant pas moins vrai que renoncement et religion sont génétiquement étroitement liés. Le totémisme, première forme connue de la religion, contient toute une série d’interdictions et de commandements qui constituent la base indispensable de tout le système. Ces commandements, ces interdictions ne sont que des renoncements à des pulsions ; c’est le cas, par exemple, de la vénération du totem qui comporte l’interdiction de nuire à ce dernier ou de le tuer, le cas également de l’exogamie, c’est-à-dire du renoncement à la mère, aux sœurs de la horde, passionnément convoitées, et la reconnaissance de droits égaux pour tous les membres de la horde des frères, ce qui équivaut à abandonner toute lutte violente entre rivaux. Nous voyons dans tous les règlements une première ébauche d’un ordre moral et social. Il ne nous échappe pas que deux motifs entrent ici en jeu : les deux premières interdictions sont conformes à ce qu’avait voulu le père évincé et continuent, pour ainsi dire, sa volonté ; la troisième, celle de l’égalité des droits des frères, ignore cette volonté et tend à maintenir intact l’ordre nouveau établi après le meurtre du père. S’il en était autrement, un retour à l’état antérieur deviendrait inévitable. C’est ici que les lois sociales se séparent des autres qui, affirmons-le, émanent directement de la religion. Dans l’évolution, bien plus rapide, de l’individu, l’on retrouve l’essentiel de ce processus. Ici encore l’autorité parentale, surtout celle du père, être omnipotent et qui a le pouvoir de châtier, incite l’enfant à renoncer à ses pulsions et détermine ce qui est permis et ce qui est interdit. Les actes qui font qualifier un enfant de « sage » ou de « méchant » seront, plus tard, considérés, quand la société et le surmoi se seront substitués aux parents, comme « bons » ou « mauvais », vertueux ou vicieux. Et pourtant c’est toujours d’une seule et même chose qu’il s’agit, d’un renoncement aux instincts par suite de l’existence d’une autorité venue remplacer et continuer celle du père.

Cette manière de voir se trouve encore renforcée quand nous étudions le concept étrange de la sainteté. Qu’est-ce donc qui donne à quelque chose, par comparaison avec tout ce que nous respectons, un caractère sacré ? D’abord les rapports du sacré avec le religieux sont indéniables et très marqués ; tout ce qui tient à la religion est sacré et c’est là le fondement même de la sainteté. D’autre part, notre jugement est troublé par maintes tentatives de conférer un caractère de sainteté à nombre d’autres choses . individus, institutions, fonctions, qui n’ont pas grand-chose à voir avec la religion. Ces efforts sont souvent très tendancieux. Examinons tout d’abord le caractère prohibitif inhérent à la sainteté. Ce qui est sacré, il est naturellement interdit d’y toucher. Toute interdiction sacrée a un caractère nettement affectif, mais, à dire vrai, aucun motif rationnel. Par exemple, pourquoi les relations incestueuses d’un individu avec sa fille ou avec sa sœur paraissent-elles bien plus odieuses que n’importe quelle autre sorte de rapports sexuels ? A cette question, en ne manquera pas de nous répondre que tous nos sentiments se révoltent contre un pareil crime, ce qui revient à dire que l’interdiction semble toute naturelle et que les raisons ne s’en peuvent donner.

Comme il est facile de le démontrer, une explication de cette sorte n’a aucune valeur. Ce qui soi disant offusque nos sentiments constituait jadis dans les familles régnantes de l’ancienne Égypte, ainsi que chez d’autres peuples de l’antiquité, un usage répandu et l’on pourrait même dire une tradition sacrée. Il était de règle que le Pharaon trouvât en la personne de sa sœur sa première et principale épouse. Les successeurs des Pharaons, les Ptolémées grecs, n’hésitèrent pas à suivre cet exemple. Nous sommes donc tentés de penser que l’inceste, dans le cas présent l’inceste entre frère et sœur, était une prérogative réservée aux souverains, représentants des dieux sur la terre, et interdite au commun des mortels. Par ailleurs ni le monde grec ni le monde germain, tels que nous les représentent les légendes, ne réprouvaient ces relations incestueuses. Il est permis de supposer que l’attachement de la grande noblesse à la « naissance » n’est qu’un reliquat de cet ancien privilège et nous observons que, par suite de ces unions consanguines réalisées dans les plus hautes sphères sociales pendant bien des générations, les têtes couronnées de l’Europe actuelle appartiennent à une ou deux familles seulement.

L’existence de l’inceste chez les dieux, les monarques et les héros nous permet aussi de rejeter une autre thèse qui tend à donner à l’horreur de l’inceste une explication biologique, en ramenant cette aversion à quelque obscure prescience du danger de la consanguinité. Toutefois il n’est pas du tout certain que ce danger-là existe réellement et bien moins sûr encore que les primitifs l’aient perçu et aient réagi contre lui. L’incertitude dans la détermination des rapports sexuels permis ou défendus ne permet pas non plus d’admettre que la peur de l’inceste émane d’un « sentiment naturel ».

Nos vues sur la préhistoire nous poussent à admettre une autre explication. La loi de l’exogamie, dont l’expression négative est la peur de l’inceste, traduisit la volonté du père et la continua après le meurtre de ce dernier. D’où sa teinte affective si marquée et l’impossibilité de toute explication rationnelle, bref son caractère sacré. Nous sommes convaincus que si nous examinions tous les autres cas d’interdiction sacrée, nous obtiendrions un résultat analogue à celui que fournit l’étude de la peur de l’inceste et nous constaterions que le caractère sacré n’est originellement rien d’autre que la volonté perpétuée du père primitif. Ainsi quelque lumière serait également projetée sur l’ambivalence jusqu’ici inexplicable des mots qui expriment le concept de « sacré ». C’est l’ambivalence qui régit les rapports avec un père. « Sacré » ne signifie pas seulement « saint », « consacré », mais aussi ce qui se traduit par (maudit », « abominable » ( « auri sacra fames »). Non seulement il ne fallait pas toucher à la volonté du père, non seulement il convenait de l’honorer hautement, mais il fallait aussi la redouter parce qu’elle exigeait un pénible renoncement aux instincts. Lorsque nous entendons dire que Moïse avait « sanctifié » son peuple en lui imposant la circoncision, nous saisissons alors le sens profond de cette assertion. La circoncision est un substitut symbolique de la castration que le père primitif et omnipotent avait jadis infligée à ses fils. Quiconque acceptait ce symbole montrait par là qu’il était prêt à se soumettre à la volonté paternelle, même si cela devait lui imposer le plus douloureux des sacrifices.

Pour en revenir à l’éthique, disons en manière de conclusion qu’une partie de ses lois s’explique rationnellement par la nécessité de délimiter les droits de la communauté en face de l’individu, ceux de l’individu en face de la communauté et ceux réciproques des individus. Mais tout ce qui, dans l’éthique, nous semble mystérieux, sublime, mystiquement évident, elle le doit à sa parenté avec la religion et au fait qu’elle tire son origine de la volonté du père.

Moïse, son peuple et le monothéisme : deuxième partie

VI. La part de vérité dans la religion

Avec quelle envie ne considérons-nous pas, nous, hommes de peu de foi, ceux qui sont convaincus de l’existence d’un Être Suprême ! Pour ce Grand Esprit, l’univers n’offre plus de problème puisqu’il a lui-même tout créé et tout organisé. Combien vastes, profondes, définitives, semblent les théories professées par les croyants quand on les met en parallèle avec ces pénibles, mesquins et fragmentaires essais d’explication qui constituent le maximum de ce que nous pouvons donner ! L’Esprit Divin, qui est en soi l’idéal de la perfection éthique, a inculqué aux hommes la connaissance de cet idéal et en même temps l’aspiration à s’y hausser. Ils distinguent immédiate-ment ce qui est noble et élevé de ce qui est bas et vil. Leur vie affective s’évalue d’après la distance qui les sépare de leur idéal et ils éprouvent une grande satisfaction à s’en rapprocher, à être, pour ainsi dire, périhélies. Au contraire, quand ils s’en éloignent, quand ils sont aphélies, ils en éprouvent un grand déplaisir. Tout est ainsi réglé si simplement , si inébranlablement ! Regrettons seulement que certaines expériences de la vie, certaines observations de l’univers, nous empêchent absolument d’admettre l’hypothèse de cet Être Suprême. Comme si le monde ne nous offrait pas assez de problèmes, nous voilà obligés de rechercher comment ceux qui possèdent la foi ont pu l’acquérir et d’où cette foi tire son pouvoir de vaincre « et la raison et la science ».

Revenons au problème plus modeste dont nous nous sommes jusqu’ici occupés. Demandons-nous d’où le peuple juif a pu tirer ce caractère particulier qui lui a, selon toutes probabilités, permis de subsister jusqu’à nos jours. Nous avons vu que Moïse avait créé ce caractère en donnant aux Juifs une religion qui augmenta leur confiance en eux-mêmes au point qu’ils se considérèrent comme supérieurs à tous les autres peuples. Ils survécurent alors en ne se mêlant pas aux autres. Les mélanges de sangs importèrent peu en l’occurrence, car ce qui unissait les Juifs entre eux c’était un facteur idéal : la possession commune d’un certain trésor intellectuel et affectif. Si la religion mosaïque put produire cet effet, c’est 1º parce qu’elle permit au peuple de participer à la grandeur d’un nouveau concept de la divinité, 2º parce qu’elle affirma que Dieu avait « choisi » ce peuple qui devrait, entre tous, jouir de sa faveur spéciale, 3º parce qu’elle imposa au peuple un progrès dans la spiritualité, progrès qui, déjà important en soi, put encore ouvrir la voie au respect du travail intellectuel et à de nouveaux renoncements aux pulsions.

Telle est donc notre conclusion, mais bien que nous n’en voulions rien rétracter, nous ne nous dissimulons guère qu’elle n’est pas totalement satisfaisante. La cause ne s’accorde pour ainsi dire pas avec le résultat. Le fait que nous tentons d’expliquer semble différer, par son ordre de grandeur, des motifs que nous découvrons. Il se peut que l’ensemble des recherches faites jusqu’ici n’ait pas encore permis de découvrir tous ces motifs mais seulement une partie superficielle de ceux-ci. Ne se dissimulerait-il pas, là derrière, un facteur très important ? Étant donné l’extrême complexité de toutes les causations dans la vie et dans l’histoire, il faut bien s’attendre à quelque chose de ce genre.

L’accès vers ces motifs plus profonds nous est ouvert dans un certain passage de l’exposé ci-dessus. La religion de Moïse n’a pas eu d’effets immédiats, mais a agi, au contraire, de façon curieusement indirecte. Je n’entends pas dire par là que ces effets aient été tardifs, qu’elle ait mis longtemps, plusieurs siècles, à en achever la production, ce qui va de soi quand il s’agit du caractère d’un peuple. Non, notre remarque s’applique à un fait historique de la religion judaïque ou, si l’on préfère, à un fait que nous avons inséré dans cette histoire. Nous avons dit qu’au bout d’un certain temps, le peuple juif rejeta à nouveau la religion de Moïse, mais nous ne pouvons spécifier si ce fut en totalité ou si quelques-unes des prescriptions du prophète furent maintenues. En admettant que pendant la longue période de temps où s’acheva la conquête de Canaan et où se poursuivirent les luttes contre les peuples déjà installés dans le pays, la religion de Jahvé ne différa pas essentiellement de celle de Baal, nous restons sur le terrain historique et cela malgré toutes les tentatives tendancieuses faites ultérieurement pour dissimuler ce honteux état de choses. Toutefois la religion de Moïse n’avait pas disparu sans laisser de traces ; il en était demeuré une sorte de souvenir obscur et déformé, peut-être conservé chez certains membres du clergé par d’anciens documents. Et c’était cette tradition d’un grand passé qui continuait à agir à l’arrière-plan, prenant toujours plus d’empire sur les esprits. Finalement elle réussit à transformer le Dieu Jahvé en Dieu de Moïse et à ranimer, après plusieurs siècles d’abandon, la religion instituée par ce dernier.

Dans un chapitre précédent de ce livre nous avons formulé une hypothèse qui semble inéluctable quand on cherche à comprendre ce que la tradition a pu ici réaliser.

Moïse, son peuple et le monothéisme : deuxième partie

VII. Le retour du refoulé

Parmi les phénomènes que l’étude psychanalytique de la vie psychique nous a permis de connaître, il en est beaucoup d’analogues à celui dont nous venons de parler. Certains sont qualifiés de pathologiques, d’autres sont considérés comme normaux. Mais peu importe, car la délimitation entre les deux est peu marquée et les mécanismes sont, en grande partie, identiques. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir si les changements en question affectent le moi lui-même ou lui restent étrangers, devenant alors ce qu’on appelle des symptômes. Parmi tout le matériel dont je dispose, je choisis des cas se rapportant à la formation du caractère.

Une jeune fille a pris en toutes choses le contre-pied de sa mère, a cultivé toutes les qualités qu’elle ne trouvait pas en celle-ci et évité tout ce qui lui ressemblait. Ajoutons à cela que, comme toute autre petite fille, elle avait dans sa petite enfance commencé par s’identifier à sa mère, tandis que maintenant elle se révolte avec éner¬gie contre cette identification. Une fois mariée cependant, devenue femme et mère, la même jeune personne, ne soyons pas surpris de le constater, ressemble de plus en plus à cette mère ennemie pour enfin s’identifier à elle, comme autrefois. Un fait analogue se produit chez les garçons et le grand Gœthe lui-même qui, dans sa jeunesse, avait certainement méprisé un père rigide et tatillon, développe, dans son vieil âge, certains traits de caractère de celui-ci. Ce résultat est plus frappant encore quand le contraste entre les deux personnes est plus marqué. Un jeune homme que le sort condamna à être élevé auprès d’un père indigne devint tout d’abord, par révolte contre lui, un garçon honnête, laborieux, plein de bonne foi. A l’âge adulte, son caractère se modifia et il se comporta dès lors comme s’il avait pris son père pour modèle. Afin de ne pas perdre de vue le lien qui unit ces faits à notre sujet, rappelons-nous qu’au début d’un pareil processus, il existe toujours une identification précoce avec le père. Cette identification se trouve ensuite abandonnée et même surcompensée pour finalement s’instaurer à nouveau.

Chacun sait depuis longtemps que les faits des cinq premières années de la vie exercent sur notre existence une influence décisive à laquelle rien ne saurait plus tard s’opposer. Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur la manière dont ces expériences précoces résistent ultérieurement à tous les efforts tendant à les modifier, mais ce n’est pas ici le lieu de le faire. On sait moins bien toutefois que la plus forte des influences obsédantes découle d’impressions reçues à une époque de l’enfance où, à ce que nous croyons, l’appareil psychique de l’enfant n’est pas encore prêt à les accueillir. Le fait lui-même, cependant, est indiscutable mais semble si surprenant que nous allons nous efforcer de le faire comprendre en comparant le processus à un cliché photographique qui peut être développé et transformé en image au bout d’un temps plus ou moins long. Quoi qu’il en soit notons avec plaisir qu’un écrivain plein d’imagination, avec la hardiesse que l’on permet au poète, a fait avant moi cette déconcertante découverte. E. T. A. Hoffmann attribuait la richesse en personnages imaginaires de ses oeuvres à la diversité des images et des impressions reçues par lui, au cours d’un voyage de plusieurs semaines en chaise de poste, lorsqu’il n’était qu’un nourrisson tétant encore sa mère. Tout ce qu’un enfant de deux ans a déjà pu voir sans le comprendre peut bien ne jamais revenir à sa mémoire, sauf dans ses rêves. Le traitement analytique seul sera capable de lui faire connaître ces événements. Mais à un moment donné ces derniers, doués d’une grande force compulsionnelle, peuvent surgir dans la vie du sujet, lui dicter ses actes, déterminer ses sympathies ou ses antipathies et souvent décider de son choix amoureux lorsque ce choix, cas très fréquent, est indéfendable du point de vue rationnel. Il ne faut pas méconnaître les deux points par où ces faits se rattachent à notre problème. En premier lieu, l’éloigne¬ment dans le temps , qui est ici le facteur essentiel par exemple en ce qui concerne cet état spécial de la mémoire que nous appelons « inconscient ». N’y a-t-il pas là une analogie avec l’état de choses que, dans la vie affective d’un peuple, nous attribuons à la tradition ? Il convient de dire cependant qu’il n’a pas été facile d’appliquer à la psychologie collective le concept d’inconscient.

Les mécanismes mêmes qui font surgir les névroses jouent toujours dans les phénomènes que nous étudions ici. Dans les deux cas, les événements déterminants ont eu lieu dans la prime enfance, mais dans le dernier cas, l’accent porte non sur l’époque mais sur le processus qui s’est opposé à l’événement, sur la réaction à celui-ci. Schématiquement voici comment les choses se passent - l’événement crée une exigence instinctuelle qui veut être satisfaite. Le moi s’oppose à cette satisfaction soit parce qu’il se trouve paralysé par la grandeur excessive de l’exigence, soit parce qu’il la trouve dangereuse. De ces deux raisons c’est la première qui est plus primitive, mais toutes deux aboutissent à l’évitement d’une situation périlleuse. Le moi se défend contre le danger en utilisant le phénomène du refoulement, l’émoi pulsionnel est, d’une manière quelconque, entravé et l’incitation ainsi que les perceptions et les représentations concomitantes sont oubliées. Mais le processus n’est pas pour autant achevé car, en effet, ou bien la pulsion a conservé sa force ou bien elle tend à la récupérer ou bien enfin elle est ranimée par quelque incident nouveau. Elle redevient ainsi exigeante, mais comme la voie de la satisfaction normale reste barrée du fait de ce que nous appelons la « cicatrice » du refoulement, elle se fraye quelque part, en un point mal défendu, un autre accès vers une soi-disant satisfaction substitutive qui apparaît sous la forme d’un symptôme, et tout ceci sans l’assentiment ni la compréhension du moi. Tous les phénomènes de la formation des symptômes peuvent être considérés comme des « retours du refoulé ». Leur caractère distinctif est la déformation qu’ont subie, par rapport à leur forme originale, les éléments resurgis. Peut-être va-t-on nous reprocher de nous être, en examinant ce groupe de faits, trop éloigné de notre parallèle avec la tradition. Ne le regrettons pas si nous avons pu, de cette façon, serrer de plus près le problème du renoncement aux pulsions.

Moïse, son peuple et le monothéisme : deuxième partie

VIII. La vérité historique

Par toutes ces digressions nous avons voulu démontrer que la religion mosaïque n’a exercé une influence sur le peuple juif que lorsqu’elle fut devenue une tradition. Sans doute n’avons-nous affaire qu’à des probabilités ; mais supposons que nous ayons acquis une preuve certaine, il ne s’en dégagerait pas moins l’impression qu’en la matière nous avons négligé le facteur quantitatif en tenant compte uniquement, du facteur qualitatif. Tout ce qui a trait à la création d’une religion - et ceci s’applique naturellement aussi à la création de la religion judaïque - est empreint d’un caractère grandiose que toutes nos explications ne suffisent pas à éclairer. Il doit y avoir un autre élément, quelque chose qui comporte peu d’analogie et n’a nulle part d’équivalent, quelque chose d’unique qui ne se peut mesurer que d’après ses conséquences et dont l’ordre de grandeur est celui de la religion elle-même.

Essayons d’aborder notre sujet par le côté inverse. Nous comprenons que le primitif a besoin d’un dieu créateur du monde, chef de sa tribu et protecteur personnel. Ce dieu a sa place derrière les aïeux disparus dont la tradition a conservé quelque souvenir. L’homme des époques plus tardives, celui de notre temps, par exemple, se comporte de la même manière. Lui aussi est resté infantile et, même à l’âge adulte, a besoin de protection, lui aussi sent qu’il ne peut se passer de l’appui de son dieu. C’est là un fait indiscutable, toutefois l’on comprend moins pourquoi il ne doit y avoir qu’un seul Dieu et pour quelle raison le passage de l’hénothéisme au monothéisme prend une aussi formidable importance. Certes, nous l’avons dit déjà, le croyant participe à la grandeur de son Dieu et plus ce Dieu est puissant, plus est efficace la protection qu’il peut assurer. Mais la puissance de Dieu ne présuppose pas son unicité. Un grand nombre de peuples ont eu d’autant plus de considération pour leur dieu que celui-ci régnait sur une plus grande multitude d’autres divinités inférieures. Ils ne pensaient pas que l’existence de ces autres divinités diminuât la grandeur du dieu principal. En admettant l’universalité de Dieu, l’homme abandonnait en outre un peu de son intimité avec celui-ci qui avait à se soucier de tous les pays et de tous les peuples. Il fallait, pour ainsi dire, partager son Dieu avec des étrangers et se consoler en pensant que l’on était préféré. Notons encore que l’idée d’un Dieu unique implique un progrès dans la spiritualité, toutefois il ne convient pas d’attacher une énorme importance à ce point.

Cependant les croyants ont trouvé un moyen de combler cette évidente lacune dans la motivation. Ils prétendent que si l’idée de Dieu a eu sur les hommes une telle emprise, c’est parce qu’elle émane de la vérité éternelle qui, bien longtemps cachée, est enfin apparue pour balayer tout ce qui existait auparavant. Nous sommes obligés d’avouer que c’est là un facteur proportionné à l’ampleur du sujet autant qu’à celle de ses effets.

Nous serions satisfaits, nous aussi, d’adopter cette solution, toutefois nous nous heurtons à une difficulté. L’argumentation religieuse est basée sur une hypothèse optimiste et idéaliste. Jamais on n’a pu établir que l’intellect humain possédât une aptitude particulière à discerner la vérité ni que l’esprit humain tendît spécialement à accepter la vérité. Nous savons, au contraire, que l’intelligence humaine s’égare très facilement à notre insu et que nous ajoutons aisément foi, sans nous soucier de la vérité, à tout ce qui flatte nos désirs et nos illusions. Voilà pourquoi notre adhésion n’est pas totale. Nous aussi pensons que la solution proposée par les croyants est vraie, mais vraie historiquement et non pas matériellement. Et nous revendiquons le droit de corriger une certaine déformation subie par cette vérité quand elle réapparut. C’est-à-dire que si nous ne croyons pas à l’existence aujourd’hui d’un Dieu suprême tout-puissant, nous pensons qu’aux époques primitives il y eut un personnage qui dut alors sembler gigantesque et qui, élevé ensuite au rang divin, resurgit dans le souvenir des hommes.

Nous supposions que la religion mosaïque, après avoir été rejetée et en partie oubliée, réapparut plus tard sous la forme de tradition. Nous admettons maintenant que ce processus n’était que la répétition d’un processus antérieur. En apportant au peuple l’idée d’un Dieu unique, Moïse ne lui donnait rien de nouveau et ne faisait que ranimer un événement ancien remontant aux époques primitives de la famille humaine et qui avait, depuis longtemps, échappé à la mémoire consciente des hommes. Mais cet événement avait été si important, avait provoqué ou bien préparé de tels changements dans l’existence des hommes que tout permet de croire qu’il avait laissé dans l’âme humaine une trace profonde, comparable à une tradition.

La psychanalyse des individus nous apprend que les impressions les plus pré¬coces, recueillies à une époque où l’enfant ne fait encore que balbutier, provoquent un jour, sans même resurgir dans le conscient, des effets obsédants. Nous sentons qu’il doit en aller de même quand il s’agit des événements les plus précoces vécus par l’humanité. L’un des effets dus à ces événements serait justement l’apparition du concept d’un seul Dieu tout-puissant ; il s’agit là, il est vrai, d’un souvenir déformé mais malgré tout réel. Ce concept possède un caractère obsédant et il faut se contenter d’y ajouter foi. Dans la mesure où il est déformé, on peut l’appeler démence ; dans la mesure où il apporte quelque lumière sur le passé on doit l’appeler vérité. La démence des psychopathes elle-même renferme une parcelle de vérité et la conviction du malade s’établit sur cette parcelle pour au-delà se répandre sur toute la construction démentielle.

Ce qui va suivre n’est qu’une répétition à peine modifiée de mon premier exposé.

En 1912, j’ai essayé dans a Totem et Tabou » de reconstituer la situation ancienne dont découlèrent toutes ces conséquences. Dans ce but, j’ai utilisé certaines réflexions théoriques de Charles Darwin, d’Atkinson et surtout de Robertson Smith en les combinant avec certaines découvertes et certaines suggestions de la psychanalyse. A Darwin, j’empruntai l’hypothèse suivant laquelle les hommes avaient originairement vécu en petites hordes, dont chacune était soumise à l’autorité tyrannique et brutale d’un mâle plus âgé qui avait réduit à merci des jeunes hommes dont certains étaient ses fils, ou s’était débarrassé d’eux. J’adoptai la description donnée par Atkinson de la fin du régime patriarcal : les fils révoltés se liguèrent contre leur père, le vainquirent puis le dévorèrent en commun. Me basant sur la théorie du totem de Robertson Smith, j’admis que le clan totémique des frères succéda à la horde du père. Afin de vivre en paix, les frères victorieux renoncèrent aux femmes pour lesquelles cependant ils avaient assassiné leur père et édictèrent l’exogamie. La puissance paternelle ayant aussi été brisée, les familles s’organisèrent d’après le droit matriarcal. L’ambivalence des fils à l’égard de leur père persista au cours de toute l’évolution ultérieure. En lieu et place du père, un certain animal fut choisi comme totem, considéré comme l’ancêtre, l’esprit protecteur, et il fut interdit de lui faire du mal ou de le tuer. Toutefois, une fois l’an, tout le clan s’assemblait pour un festin où l’animal totem, révéré en général, était mis en pièces et dévoré en commun. Personne n’était autorisé à s’abstenir de participer à ce festin qui était une répétition solennelle du meurtre du père, meurtre qui avait marqué le début d’un nouvel ordre social, d’une nouvelle loi morale et d’une nouvelle religion. Plusieurs auteurs ont, avant moi, été frappés de la relation qui existe entre le festin totémique de Robertson Smith et la communion chrétienne.

Je continue présentement à m’en tenir à cette façon de considérer les choses. On m’a maintes fois véhémentement reproché de n’avoir pas, dans les récentes éditions de mon oeuvre, modifié mes opinions, puisque de modernes ethnographes, avec un ensemble parfait, ont rejeté les théories de Robertson Smith pour les remplacer par d’autres entièrement différentes. A cela je réplique que tout en étant bien au courant de tous ces soi-disant progrès, je ne suis convaincu ni de leur bien-fondé ni des erreurs de Robertson Smith. Contester n’est pas nécessairement réfuter et innover ne signifie pas toujours progresser. Et surtout je ne me donne pas pour ethnographe, mais pour psychanalyste et j’étais en droit de tirer de données ethnographiques ce dont j’avais besoin pour mon travail psychanalytique. Les travaux du génial Robert¬son Smith m’ont fourni de précieux points de contact avec le matériel psychologique de l’analyse en même temps que des suggestions pour utiliser ce matériel. Je n’en saurais dire autant des travaux de ses contradicteurs.

Moïse, son peuple et le monothéisme : deuxième partie

IX. Le développement historique

Je ne puis reproduire ici de façon détaillée le contenu de « Totem et Tabou », mais j’essaierai de combler le fossé qui sépare ces présumés événements primitifs et la victoire. à une période historique, du monothéisme. Une fois qu’eurent été institués le clan des frères, le matriarcat, l’exogamie et le totémisme, il se réalisa une évolution qu’on peut considérer comme un lent « retour du refoulé ». Ce n’est pas dans son sens propre que le mot « refoulé » est employé. Il signifie ici quelque chose de passé, de révolu et de surmonté dans la vie d’un peuple et ce quelque chose nous tentons de le traiter comme un équivalent du matériel refoulé dans le psychisme de l’individu. Nous ne sommes pas encore en mesure de dire sous quelle forme psychologique le passé subsiste pendant sa période d’obscurcissement. Il n’est guère facile de transférer à la psychologie collective les concepts de la psychologie individuelle et je doute qu’il puisse y avoir quelque profit à instaurer le concept d’un inconscient « collectif ». Le contenu de l’inconscient n’est-il pas, dans tous les cas, collectif ? Ne constitue-t-il pas une propriété générale de l’humanité ? Ne nous servons donc, pour le moment, que des analogies. Les phénomènes qui se produisent dans la vie des peuples, sans être absolument identiques à ceux que la psychopathologie nous fait connaître, sont cependant très semblables à ces derniers. Concluons-en que les résidus psychiques de ces époques primitives ont constitué un héritage qui, à chaque génération nouvelle, a dû être non pas reconquis, mais rendu au jour. Considérons, par exemple, le symbolisme du langage qui semble certainement inné. Il remonte à l’époque même où le langage naquit et est familier à tous les enfants sans jamais leur avoir été enseigné. Malgré la diversité des langues, ce symbolisme est le même chez tous les peuples. Les investigations de la psychanalyse nous fournissent, sur des points douteux, d’autres renseignements encore. Nous constatons qu’en bien des circonstances importantes nos enfants ne réagissent pas de la manière que devrait leur inspirer leur propre expérience, mais instinctivement, à la façon des animaux, ce qui ne peut s’expliquer que par atavisme phylogénétique.

Le retour du refoulé s’effectue avec lenteur, non pas spontanément mais sous l’influence de tous les changements des conditions de la vie, changements qui abondent dans l’histoire de la civilisation humaine. Je ne puis examiner ici les conditions de ces changements ni donner plus qu’une énumération incomplète des étapes de ce retour. Le père redevint le chef de la famille, sans récupérer toutefois l’omnipotence du père de la horde primitive. Au cours d’étapes transitoires bien délimitées, l’animal totem a été évincé par le dieu. Au début, le dieu sous sa forme humaine conserve encore la tête de l’animal ; plus tard il prend volontiers la forme même de cet animal, puis l’animal lui devient sacré et il en fait son compagnon préféré, ou alors il a tué l’animal dont il ajoute le nom au sien. Entre l’animal totem et le dieu, le héros a fait son apparition, ce qui n’a constitué souvent qu’un stade précoce de la déification. L’idée d’une divinité supérieure semble surgir de bonne heure, d’abord confuse et sans rapport avec les préoccupations quotidiennes de l’homme. Lorsque les tribus et les peuples se groupèrent en plus vastes unités, les dieux eux-mêmes s’organisèrent en familles, en hiérarchies. Souvent l’un des dieux grandit et devient le maître des autres dieux et des hommes. L’étape suivante, celle qui conduit à l’adoration d’un seul Dieu, se franchit avec hésitation. Enfin on en arrive à révérer ce Dieu unique, à lui attribuer l’omnipotence et à ne souffrir à ses côtés aucune autre divinité. C’est alors seulement que la grandeur du père de la horde primitive se trouve rétablie et que les émois qu’il suscitait peuvent être répétés.

Cette reprise de contact avec ce dont les hommes avaient été si longtemps privés, avec ce à quoi ils aspiraient, eut un effet écrasant et tel exactement que nous le rapporte la tradition en nous décrivant comment la loi fut édictée sur le Sinaï. Le peuple ressentit de l’admiration, du respect, de la reconnaissance envers ce Dieu qui lui donnait ce témoignage de sa faveur : la religion de Moïse ne connaît que ces sentiments positifs envers Dieu le Père. La croyance en l’invincibilité de Dieu, la soumission à sa volonté n’avaient pu être plus absolues chez le fils sans défense, craintif du père de la horde primitive et elles se conçoivent aisément si l’on se replace, par la pensée, dans un milieu infantile et primitif. Les émotions infantiles sont bien plus intenses, bien plus inépuisables que celles des adultes et seule l’extase religieuse peut les ramener. C’est ainsi qu’un transport de dévotion fut la première réaction au retour du Père tout-puissant.

Le sens dans lequel devait évoluer cette religion du Père se trouvait donc à tout jamais fixé, mais l’évolution elle-même n’en était pas achevée pour autant. L’ambivalence est un caractère essentiel des relations entre père et fils. Il fallait bien qu’au cours des siècles l’hostilité, qui avait un jour incité les fils à tuer un père à la fois admiré et redouté, se manifestât à nouveau. Une haine meurtrière à l’égard du père ne devait plus trouver place dans le cadre de la religion mosaïque. Une seule puissante réaction pouvait se manifester : un sentiment de culpabilité, le remords d’avoir péché et de continuer à pécher envers Dieu. Ce sentiment de culpabilité sans cesse entretenu par les prophètes, et qui devint bientôt partie intégrante du système religieux, avait encore une autre motivation superficielle qui dissimulait adroitement son origine réelle. Le peuple eut de durs moments à traverser, les espoirs qu’il avait mis en Dieu tardaient à se réaliser et il lui devenait vraiment difficile de continuer à se croire le peuple élu. Pour ne pas renoncer à ce bonheur, il fallait bien qu’un sentiment de culpabilité, que la conscience d’avoir péché, vint bien à propos disculper Dieu. En effet, c’est parce que l’on avait enfreint les lois du Seigneur que celui-ci vous punis¬sait. Et par besoin d’atténuer le remords implacable jailli d’une source si profonde, on se voyait contraint de rendre ces lois toujours plus rigoureuses, plus pénibles et aussi plus mesquines. Dans un nouveau transport d’ascétisme, les Juifs s’imposaient constamment de nouveaux renoncements instinctuels et parvenaient, par ce moyen, tout au moins en théorie et en doctrine, à atteindre des sommets éthiques inaccessibles aux autres peuples de l’antiquité. Nombre de Juifs considèrent ces hautes aspirations comme la seconde grande caractéristique et la seconde grande réalisation de leur religion. Nous cherchons à démontrer comment elles se relient à la première idée, à la conception d’un Dieu unique. Il est indéniable que cette éthique tire son origine d’un sentiment de culpabilité dû à un sentiment réprimé d’hostilité envers Dieu. Elle a le caractère jamais achevé, inachevable, des formations réactionnelles qu’on observe dans les névroses d’obsession. On devine aussi qu’elle sert secrètement de châtiment.

Ce qui advint ensuite dépasse le judaïsme. D’autres éléments resurgis de la tragédie qui s’était jouée autour de la personne du père primitif ne sont nullement compatibles avec la religion mosaïque. A cette époque le sentiment de culpabilité ne demeura pas l’apanage des Juifs ; il affecta, à la manière d’un vague malaise, d’un triste pressentiment dont nul ne pouvait expliquer la cause, tous les peuples méditerranéens. Les historiens modernes parlent d’un vieillissement de la culture antique, je les soupçonne fort de n’avoir vu, dans cette dépression des peuples, que les causes occasionnelles et accessoires. C’est le judaïsme qui clarifia cette situation pénible. Bien que les voies eussent été préparées de différents côtés, ce fut cependant dans l’esprit d’un Juif, Saul de Tarse, qui en tant que citoyen romain était appelé Paul, que naquit l’idée suivante : « Si nous sommes aussi malheureux, c’est parce que nous avons tué Dieu le Père. » Nous concevons parfaitement qu’il n’ait pu saisir cette vérité que sous la forme fabulée, erronée, de cette bonne nouvelle : « Nous voilà débarrassés de toute culpabilité depuis que l’un d’entre nous a donné sa vie pour le rachat de tous nos péchés. » Évidemment, on ne trouve pas dans cette formule d’allusion au meurtre de Dieu, mais un crime que seul le sacrifice d’une vie pouvait racheter pouvait-il être autre chose qu’un meurtre ? Il était dit, de plus, que le sacrifié était le propre Fils de Dieu, ce qui établissait un lien entre l’illusion et la vérité historique. Puisant sa force dans une vérité historique, la nouvelle foi put surmonter tous les obstacles ; au sentiment enivrant d’avoir été choisi succéda le soulagement de la rédemption salvatrice. Toutefois le fait de l’assassinat du père, quand son souvenir resurgit dans la mémoire des hommes, eut à surmonter de bien plus grands obstacles que l’autre, celui qui avait constitué l’essence du monothéisme. Ce fait-là subit aussi de bien plus considérables déformations. Le meurtre dont on ne pouvait faire mention fut remplacé par le concept vraiment vague du péché originel.

Péché originel, rédemption par le sacrifice d’une vie, telles devinrent les bases de la nouvelle religion fondée par Paul. Au sein de la horde des frères révoltés, s’était-il vraiment trouvé un meneur, un instigateur du meurtre ou bien ce personnage a-t-il été créé ultérieurement et introduit dans la tradition par les poètes pour se magnifier eux-mêmes ? C’est là une question qui demeure sans réponse. Après que la doctrine chrétienne eut fait sauter les cadres du judaïsme, elle emprunta certains éléments à bien d’autres sources, renonça à divers caractères du monothéisme pur et adopta nombre de particularités rituelles propres aux autres peuples méditerranéens. Tout se passa comme si l’Égypte se vengeait des héritiers d’Ikhnaton. Il convient de noter la façon dont la nouvelle religion avait résolu le problème de l’ambivalence en ce qui concerne les relations entre père et fils. Certes, le fait principal y était la réconciliation avec Dieu le Père et l’expiation du crime perpétré envers celui-ci, mais, d’autre part, un sentiment inverse se manifestait également du fait que le Fils, en se chargeant de tout le poids du péché, était lui-même devenu Dieu aux côtés ou plutôt à la place de son Père. Issu d’une religion du Père, le christianisme devint la religion du Fils et ne put éviter d’éliminer le Père.

Une partie seulement du peuple juif adopta la nouvelle doctrine et ceux qui la rejetèrent s’appellent encore aujourd’hui les Juifs. Du fait de cette décision, ils se trouvent à l’heure actuelle plus séparés que jadis du reste du monde. Les nouvelles communautés religieuses qui, en dehors des Juifs, comprenaient des Égyptiens, des Grecs, des Syriens, des Romains et ultérieurement aussi des Germains, reprochèrent aux Juifs d’avoir assassiné Dieu. Voici quel serait le texte intégral de cette accusation : « Ils n’admettent pas qu’ils ont tué Dieu, tandis que nous, nous l’avouons et avons été lavés de ce crime. » On aperçoit facilement la part de vérité dissimulée derrière ce reproche. Il serait intéressant de rechercher, en en faisant l’objet d’une étude particulière, pourquoi il a été impossible aux Juifs d’évoluer dans le même sens que les autres en adoptant une religion qui, en dépit de toutes les déformations, avoue le meurtre de Dieu. Les Juifs ont par là assumé une lourde responsabilité qu’on leur fait durement expier !

Peut-être notre travail a-t-il jeté quelque clarté sur la façon dont le peuple juif a acquis les qualités qui le caractérisent. Mais comment a-t-il réussi à maintenir jusqu’à nos jours son individualité ? C’est là une question qui n’est pas encore élucidée. Il est raisonnable de renoncer à résoudre entièrement cette énigme. Ce que j’ai pu offrir dans mon étude n’est qu’une simple contribution qui ne doit être appréciée qu’en tenant compte des limitations mentionnées au début de cet ouvrage.

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