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Le trotskisme après Trotsky, vu par Tony Cliff

vendredi 13 septembre 2024, par Robert Paris

Chapitre I
IDENTIFIER LE PROBLEME

Dans le Manifeste communiste, Marx et Engels montrent comment les communistes généralisent l’expérience historique internationale de la classe ouvrière. Cette expérience est en permanence changeante, et le marxisme est donc lui-même en mutation constante. La minute même où le marxisme cesserait de changer serait celle de sa mort. Le plus souvent, les transformations historiques se produisent lentement, de manière presque imperceptible, mais parfois le changement est brusque et radical. Il y a par conséquent dans l’histoire du marxisme des tournants soudains.

0n ne peut, par exemple, comprendre l’innovation qu’apportait le Manifeste Communiste que si l’on prend en considération le contexte de la révolution de 1848 qui s’annonçait alors.

Un autre tournant fut celui de la Commune de Paris qui, en 1871, inspira à Marx, dans La guerre civile en France, l’affirmation que « les travailleurs ne peuvent pas s’emparer de la vieille machine d’Etat et l’utiliser pour construire le socialisme » (1). Les travailleurs avaient pour tâche de détruire l’appareil d’Etat capitaliste, et de bâtir un Etat sans police, sans armée permanente et sans bureaucratie, un Etat dans lequel tous les fonctionnaires seraient élus, révocables à tout instant, et ne percevraient pas de salaire supérieur à celui des ouvriers qu’ils représentaient. Le Manifeste Communiste n’avait mentionné rien de tout cela. Mais désormais Marx savait quels seraient les traits fondamentaux d’un Etat ouvrier. Il n’était pas arrivé à cette conclusion en travaillant à la bibliothèque du British Museum. Sa compréhension venait de l’activité des travailleurs parisiens, qui avaient pris le pouvoir pendant 74 jours et montré quelle forme d’Etat la classe ouvrière était susceptible de créer.

De la même façon, la théorie trotskyste de la révolution permanente a été un produit de la révolution de 1905. Cette théorie exposait que, dans les pays arriérés et sous-développés, la bourgeoisie, arrivant tard, était trop lâche et trop conservatrice pour accomplir des missions démocratiques bourgeoises comme l’indépendance nationale et la réforme agraire. Ces tâches ne pouvaient être menées à bien qu’au moyen d’une révolution conduite par la classe ouvrière prenant la tête de la paysannerie. Dans le processus même de l’accomplissement de ces tâches, une révolution qui serait l’œuvre des travailleurs ne pourrait que transcender les limites des normes bourgeoises de propriété et aboutir à l’établissement d’un Etat ouvrier.

L’idée que la bourgeoisie était contre-révolutionnaire et que la classe ouvrière conduirait la paysannerie n’était pas issue de façon spontanée du brillant cerveau de Trotsky, mais avait été découverte dans la réalité de la révolution de 1905. Celle-ci montrait que c’étaient les travailleurs, et non la bourgeoisie, qui avaient combattu le tsarisme pour établir un contrôle démocratique sur la société. Pétrograd, au centre de la révolution, avait même vu se développer les organes d’un Etat ouvrier - les conseils ouvriers, ou soviets. Le parachèvement du marxisme par des théoriciens comme Lénine ou Rosa Luxemburg est issu, lui aussi, de l’expérience historique, comme le montre le livre de cette dernière sur les grèves de masse, qui est un produit des luttes en Russie et en Pologne au cours de l’année 1905.

Un nouveau tournant se produisit lorsque Staline s’employa à balayer la tradition révolutionnaire bolchevique. Il échut à Trotsky de s’en faire le défenseur. Ce qu’il fit de façon admirable jusqu’à son assassinat en 1940. Cependant, à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, la Quatrième Internationale, qu’il avait créée, était confrontée à des défis nouveaux et décisifs - comment prendre en compte une situation profondément différente de celle qui avait été prévue par son fondateur ? Ce qui suscita des difficultés particulières, liées au fait que le mouvement était désormais privé du géant intellectuel qui l’avait conduit jusque-là.

Les pronostics de Trotsky

Avant sa mort, Trotsky avait fait un certain nombre de prédictions. Quatre d’entre elles devaient être contredites par la réalité des développements postérieurs à la Deuxième Guerre Mondiale.

(1) Il avait prévu qu’en Russie le régime stalinien ne survivrait pas à la guerre. Ainsi, dans son article du 1er février 1935, « L’Etat ouvrier, Thermidor et le bonapartisme », Trotsky proclamait que le stalinisme, en tant que forme de bonapartisme, « ne pourrait pas se maintenir ; une sphère en équilibre au sommet d’une pyramide doit nécessairement rouler d’un côté ou de l’autre » ; la conséquence en était « l’effondrement inévitable du régime stalinien » (2).

Le dénouement pouvait être la restauration du capitalisme. Dans la brochure « La guerre et la Quatrième Internationale » (10 juin 1934) Trotsky écrivait que « dans le cas d’une guerre prolongée, accompagnée de la passivité du prolétariat mondial, les contradictions sociales internes à l’URSS non seulement pourraient, mais devraient mener à une contre-révolution bonapartiste bourgeoise » (3).

Le 8 juillet 1936, il élaborait un scénario alternatif :

L’URSS ne pourra émerger de la guerre sans défaite qu’à une condition, c’est qu’elle soit assistée par la révolution à l’Est ou à l’Ouest. Mais la révolution internationale, seul moyen de sauver l’URSS, sera en même temps un coup mortel pour la bureaucratie soviétique. (4)

Quel que soit l’angle sous lequel on se place, il est clair que Trotsky était convaincu de l’instabilité du régime stalinien, au point que dans un article du 25 septembre 1939, « L’URSS dans la guerre », il écrivait que considérer le régime russe comme un système de classe stable aboutirait à « nous mettre dans une situation ridicule » parce qu’on n’était alors plus qu’à « quelques années ou même quelques mois de sa chute honteuse » (5).

La réalité de la fin de la Seconde Guerre Mondiale sera très différente. Le régime stalinien ne s’effondrera pas. En fait, après 1945, il ne cessera de se renforcer, notamment en s’étendant à l’Europe de l’Est.

(2) Trotsky pensait que le capitalisme était entré dans une crise terminale. Le résultat était que la production ne pouvait croître, et qu’ainsi il ne pouvait y avoir ni réformes sociales sérieuses ni amélioration des conditions de vie des travailleurs. En 1938, dans L’agonie du capitalisme et les tâches de la IVème Internationale, Trotsky écrivait que le monde occidental était dans une époque de déclin du capitalisme : lorsque, en général, il ne peut être question de réformes sociales systématiques ou d’amélioration des conditions de vie des masses... quand toute revendication sérieuse du prolétariat, et même toute exigence sérieuse de la petite bourgeoisie, va bien au-delà des limites des rapports de propriété capitalistes et de l’Etat bourgeois (6).

Mais le capitalisme d’après-guerre ne devait pas s’enfoncer dans la stagnation générale ou la décadence. En fait, le capitalisme occidental connut une expansion considérable, qui s’accompagna d’une renaissance du réformisme. Comme l’indique Mike Kidron, « Le système dans son ensemble n’a jamais connu d’expansion aussi rapide et aussi longue que depuis la guerre - deux fois plus vite entre 1950 et 1964 qu’entre 1913 et 1950, et moitié autant que dans la génération précédente » (7).

Par conséquent, les partis sociaux-démocrates et communistes, loin de se désintégrer, émergèrent de la période d’après-guerre plus forts que jamais. Le réformisme put s’épanouir sur la base d’une amélioration du niveau de vie.

En Angleterre, par exemple, le gouvernement Attlee représenta le zénith du réformisme. Formé en 1945, il n’était pas seulement le premier gouvernement travailliste majoritaire, il représentait l’apogée de l’histoire du Labour. Quels que soient les mythes qui entourent encore le gouvernement travailliste de 1945-1951, il ne fait aucun doute qu’il a été dans son œuvre réformatrice le plus efficace de tous les gouvernements travaillistes.

Sous Attlee le sort des travailleurs et de leurs familles était bien meilleur qu’avant la guerre. Le gouvernement put maintenir un haut niveau de dépenses dans le secteur social, et même si les subventions aux produits alimentaires furent réduites, par le budget d’avril 1949, à 465 millions de livres, elles représentaient encore une somme énorme et contribuèrent de façon considérable à faire baisser le coût de la vie pour les masses laborieuses. Et, bien sûr, le plein emploi et une inflation relativement basse étaient pour les travailleurs des avantages substantiels.

Le plein emploi devait assurer au gouvernement un soutien massif. Pendant tout le passage aux affaires des travaillistes, le chômage resta très bas (sauf pendant la crise des carburants, en juin 1951, où il atteignit 3%). Il y avait, en juin 1951, 3.500.000 emplois de plus que six ans auparavant (8). Un autre facteur positif était la protection sociale, dont le National Health Service (Service National de Santé) était le plus beau fleuron.

La popularité du parti travailliste chez les travailleurs restait grande. Dans 43 élections partielles il ne perdit qu’un seul siège ! Les élections générales d’octobre 1951 donnèrent au Labour le chiffre le plus élevé jamais atteint par un parti en Grande-Bretagne : 13.948.605 voix, 49,8% des suffrages. Mais les arcanes du système électoral donnèrent la majorité parlementaire aux conservateurs. Et malgré l’austérité, le rationnement à l’intérieur des frontières, et la guerre outre-mer, le parti travailliste se maintint (9).

La Grande-Bretagne n’était pas une exception. Le niveau de vie s’élevait dans toute l’Europe. Le plein emploi, ou presque, était la règle. Des réformes systématiques furent réalisées et les grands partis réformistes ne perdirent pas leur popularité. En Allemagne, en France, en Espagne, en Norvège, en Suède, au Danemark, les partis sociaux-démocrates restèrent longtemps au pouvoir.

(3) Utilisant sa théorie de la révolution permanente, Trotsky affirmait que, dans les pays arriérés et sous-développés, l’accomplissement des tâches démocratiques bourgeoises - indépendance nationale et réforme agraire - ne pourrait être mené à bien que par le pouvoir ouvrier.

Cela aussi a été réfuté par la réalité. En Chine, le pays le plus peuplé du monde, Mao Zedong mena un parti stalinien complètement coupé des ouvriers à l’unification du pays, à l’indépendance vis-à-vis de l’impérialisme, et à la mise en place de réformes foncières. Des processus similaires se produisirent ailleurs, notamment à Cuba et au Vietnam.

(4) Finalement, si les trois pronostics ci-dessus avaient été corrects, il n’y aurait eu aucune perspective pour le stalinisme et le réformisme, et le terrain aurait été favorable à une croissance très rapide de la Quatrième Internationale. Sur ces bases, Trotsky avait une grande confiance dans le succès pour les années à venir.

Le 10 octobre 1938 il écrivait :

L’humanité est devenue plus pauvre qu’il y a vingt-cinq ans, alors que les moyens de destruction sont infiniment plus puissants. Dans les tout premiers mois de la guerre, par conséquent, une réaction orageuse contre les fumées du chauvinisme se produira dans les masses laborieuses. Les premières victimes de cette réaction, en même temps que le fascisme, seront les partis de la Deuxième et de la Troisième Internationales. Leur effondrement sera la condition indispensable d’un réel mouvement révolutionnaire, qui ne trouvera pas d’autre axe de cristallisation que celui de la Quatrième Internationale, dont les cadres trempés mèneront les ouvriers à la grande offensive (10).

Trotsky avait déjà affirmé que :

Quand le centenaire du Manifeste Communiste (en 1948) sera célébré, la Quatrième Internationale sera devenue la force révolutionnaire majeure sur notre planète (11).

Le 18 octobre 1938, dans un discours intitulé « La fondation de la Quatrième Internationale », Trotsky soulignait ce point :

Dix ans ! Seulement dix ans ! Permettez-moi de finir avec une prédiction : pendant les dix prochaines années, le programme de la Quatrième Internationale deviendra le guide de millions d’hommes, et ces millions de révolutionnaires sauront conquérir le ciel et la terre (12).

Des commentaires répétés sur le même thème confirment que ces affirmations sur la rapide victoire de la Quatrième Internationale n’étaient pas des remarques fortuites, mais furent une constante jusqu’à sa mort.

Hélas, cette prédiction s’avéra elle aussi sans fondement, et les pronostics concernant la Russie, le capitalisme occidental et le Tiers Monde furent démentis par les événements postérieurs à 1945. Très peu d’espace subsistait pour la Quatrième Internationale - les organisations trotskystes restèrent minuscules, sans grande influence sur la classe ouvrière.

La place de Trotsky dans le marxisme

Une remarque préliminaire s’impose, concernant la façon dont nous, trotskystes, devons considérer Trotsky. Il était parmi nous un véritable géant politique : l’organisateur de la Révolution d’Octobre, le chef de l’Armée Rouge, le dirigeant, avec Lénine, du communisme international.

Encore et encore, que ce soit dans sa vision de la situation en Angleterre en 1926, ou de la Révolution Chinoise de 1925-1927, ou de l’Allemagne à l’époque de la montée du nazisme, Trotsky a démontré une extraordinaire capacité à analyser des situations complexes, à pronostiquer les développements ultérieurs, et à suggérer les stratégies nécessaires. Les paroles de Trotsky furent souvent prophétiques. A de nombreux égards ses analyses ont subi avec succès l’épreuve du temps. Aucun des grands penseurs marxistes ne le surpasse dans la capacité à utiliser la méthode du matérialisme historique, à synthétiser des facteurs économiques, sociaux et politiques, à voir leur interaction avec la psychologie de masse de millions d’hommes, et à saisir l’importance du facteur subjectif - le rôle des partis ouvriers et des dirigeants prolétariens - dans les grands événements (13). Son Histoire de la Révolution russe s’élève au-dessus de tous les autres écrits historiques du marxisme. C’est un monument analytique et artistique d’une richesse et d’une beauté inégalées (14).

Les textes de Trotsky des années 1928-1940 - les articles, brochures et livres concernant les événements d’Allemagne, de France et d’Espagne - sont parmi les écrits marxistes les plus brillants. Ils sont de la même veine que les meilleures œuvres historiques de Karl Marx : Le dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte et Les luttes de classe en France. Trotsky ne s’est pas borné à analyser les situations, il a élaboré en même temps une ligne d’action claire pour le prolétariat. En termes de stratégie et de tactique, ses ouvrages sont des manuels révolutionnaires extrêmement précieux, comparables aux meilleures productions de Lénine.

Un exemple de pur joyau parmi les œuvres de Trotsky peut être trouvé dans ses textes concernant l’Allemagne des années qui ont précédé l’accession au pouvoir de Hitler. L’Allemagne possédait à l’époque le mouvement ouvrier le plus puissant du monde. Elle connaissait une récession et une crise sociale qui alimentaient la rapide croissance du mouvement nazi. Confronté à cela, Trotsky mit en œuvre toute son énergie et toute sa science. Dans cette période, il écrivit d’innombrables petits livres, brochures et articles dans lesquels il analysait la situation allemande. Ils font partie des morceaux les plus brillants qui soient sortis de sa plume. Il est impossible de trouver ailleurs une telle prescience du cours des événements. Il avertit de la catastrophe qui menaçait non seulement les Allemands, mais aussi la classe ouvrière internationale, en cas de prise du pouvoir par les nazis. Ses appels à l’action pour les neutraliser, par le front unique de toutes les organisations ouvrières, se faisaient de plus en plus pressants. Tragiquement, ses avertissements prophétiques et ses appels urgents ne furent pas entendus. Sa voix était un cri dans le désert. Ni le Parti Communiste (KPD) ni le Parti Social Démocrate (SPD) ne l’écoutèrent. Si les analyses de Trotsky et ses propositions d’action avaient été acceptées, c’est toute l’histoire ultérieure du siècle qui aurait été changée. L’analyse par Trotsky des événements d’Allemagne est d’autant plus impressionnante qu’il résidait très loin de la scène où ils se déroulaient. Il parvint malgré tout à en suivre les développements au jour le jour, avec leurs tours et leurs détours. Lorsqu’on lit les écrits de Trotsky des années 1930-33, leur caractère très concret donne l’impression que l’auteur vivait sur place, en Allemagne, et non pas sur l’île turque lointaine de Prinkipo (15).

Dans les journées affreusement sombres des années trente, Trotsky brillait pour nous comme une étoile étincelante. Avec la montée terrifiante des nazis, et les procès de Moscou qui condamnaient les dirigeants de la Révolution d’Octobre, du Parti Bolchevik et de l’Internationale comme agents nazis, il était compréhensible que nous fussions profondément dépendants de lui, idéologiquement aussi bien qu’émotionnellement. Nous étions totalement convaincus, et à bon droit, du génie de ses analyses de la situation dans son ensemble, et de la stratégie et des tactiques nécessaires qu’il développait pour y répondre.

Comment les trotskystes ont-ils fait face à la situation après la Deuxième Guerre Mondiale ?

Après la guerre, il était vraiment très douloureux de regarder la réalité, qui était que les pronostics de Trotsky, à la fois sur l’avenir du stalinisme et sur la situation économique, politique et sociale dans l’occident capitaliste, aussi bien que dans l’orient arriéré et sous-développé, ne se trouvaient pas vérifiés. Répéter littéralement ses paroles tout en évitant de faire face à la situation réelle n’était pas seulement lui faire trop d’honneur, c’était aussi l’insulter. Cela aurait abouti à traiter Trotsky comme un personnage coupé de l’histoire, ce qui peut convenir à une secte religieuse mais pas aux disciples du socialisme scientifique, du marxisme. Le cœur lourd, il nous fallait nous rappeler les paroles attribuées à Aristote : « Platon m’est cher, mais la vérité m’est plus chère encore ».

De façon compréhensible donc, mais erronée, la direction de la Quatrième Internationale refusa d’admettre que les pronostics fondamentaux de Trotsky avaient été réfutés par les événements. Faire face à cette vérité était la condition préliminaire indispensable pour répondre à la question : pourquoi n’ont-ils pas été réalisés ? Poser la bonne question, c’est 90% de la réponse. Longtemps avant Isaac Newton, les pommes tombaient des pommiers. Le fait qu’il ait posé la question « pourquoi ? » a permis la découverte de la loi de la gravitation universelle.

Pour surmonter la crise que connaissait le trotskysme à l’échelle mondiale, il fallait contempler l’abîme qui séparait les prédictions de Trotsky de la réalité. Ce qui n’a pas été fait.

Prenons la première prédiction de Trotsky. Comme nous l’avons vu dans le texte cité plus haut, il pensait que le régime stalinien ne survivrait pas à la guerre. Voyant que Staline continuait à diriger la Russie, le dirigeant trotskyste américain James P.Cannon en tira la conclusion que la guerre n’était pas terminée !

Trotsky prédisait que le sort de l’Union soviétique serait scellé par la guerre. Cela reste notre ferme conviction. Sauf que nous ne sommes pas d’accord avec ceux qui affirment inconsidérément que la guerre est finie. La guerre est seulement passée par un premier stade, et connaît en ce moment un processus de regroupement et de réorganisation pour le second. La guerre n’est pas finie, et la révolution dont nous avons affirmé qu’elle surgirait de la guerre n’est pas retirée de l’ordre du jour. Elle a seulement été retardée, remise à plus tard, essentiellement par manque d’un parti révolutionnaire suffisamment fort (16).

Nous sommes là en présence d’un cas extrême de scolastique. Au Moyen-âge, les scolastiques, débattant sur le point de savoir si l’huile se figeait en hiver, ne faisaient pas l’expérience simple qui aurait consisté à mettre un récipient plein d’huile dans la neige et à l’observer, mais recherchaient dans Aristote une réponse à cette question.

Onze moins après la fin de la guerre, il était clair, même pour les trotskystes les plus pourvus d’œillères, que la dictature stalinienne avait survécu aux hostilités. Néanmoins ils persistèrent, proclamant que le régime était dans un état de grande fragilité. Ainsi le numéro d’avril 1946 de Fourth International affirmait-il :

Sans crainte d’exagération, on peut dire que le Kremlin ne s’est jamais trouvé confronté à une situation aussi critique, tant à l’intérieur qu’à l’étranger, que celle qu’il connaît aujourd’hui (17).

Pour étayer cette assertion, on utilisa l’anecdote suivante :

Il s’est produit un incident dans un meeting présidé par Kalinine, au cours duquel une femme s’est levée et lui a demandé comment il pouvait porter d’aussi beaux souliers vernis quand les masses allaient pieds nus ou en bottes de feutre. Ce qui était vraiment audacieux ! Cela montre à quel point le mécontentement contre les privilèges bureaucratiques s’est développé dans les masses (18).

En réalité, loin de décrire l’état incertain de la Russie d’après-guerre, comme j’ai pu le faire remarquer à Ernest Mandel, membre dirigeant de la Quatrième Internationale, lorsque je l’ai rencontré à Paris en septembre 1946, cette histoire avait été publiée de nombreuses années auparavant. En fait, elle se référait à un incident qui s’était produit un quart de siècle plus tôt !

Malgré tout, la conférence de la Quatrième Internationale continua à proclamer que

derrière les apparences d’une puissance jamais atteinte se dissimule la réalité d’une URSS et d’une bureaucratie soviétique qui sont entrées dans une phase critique de leur existence (19).

La prédiction faite par Trotsky d’un effondrement du stalinisme était la conséquence logique de son analyse du caractère de classe de la société russe. Si la prédiction s’avérait fausse, il y avait lieu de remettre en cause l’analyse sur laquelle elle reposait, auquel cas une nouvelle définition de la bureaucratie stalinienne devenait nécessaire. Une façon d’approcher cette question consistait à se demander quelle était la nature de classe des pays d’Europe de l’Est conquis par Staline, qui avaient été très rapidement remodelés en répliques fidèles de la Russie elle-même.

La Quatrième Internationale acceptait sans réserves l’analyse développée par Trotsky de la Russie comme Etat ouvrier, un « Etat ouvrier dégénéré », un Etat ouvrier déformé par une direction bureaucratique. Pourtant si la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, etc., avaient la même nature que la Russie, ne s’ensuivait-il pas que Staline avait accompli une révolution en Europe de l’Est ? N’était-il pas, par conséquent, un révolutionnaire plutôt qu’un contre-révolutionnaire ? Rien n’y faisait.

Au début les dirigeants de la Quatrième Internationale résolurent la contradiction très simplement : malgré les similitudes entre eux, les pays du bloc de l’Est étaient toujours capitalistes, et la Russie un Etat ouvrier.

Mandel affirma en septembre 1946 que « toutes les démocraties populaires », y compris la Yougoslavie, étaient des pays capitalistes. Les staliniens n’avaient pas mené à bien une révolution en Europe de l’Est, mais une contre-révolution. Pour ne citer que ce qu’il écrivit sur la Yougoslavie et l’Albanie : « Dans ces deux pays, la bureaucratie soviétique n’a pas eu besoin de déployer une activité contre-révolutionnaire consistante ; les staliniens locaux s’en sont chargés ». Dans ces deux pays les staliniens avaient construit « un nouvel appareil d’Etat bourgeois » (20).

Pendant deux ans encore, la Quatrième Internationale observa la même ligne sur l’Europe de l’Est. La résolution du second congrès mondial de la Quatrième Internationale, tenu en avril 1948, affirma, en ce qui concernait la nature de classe des « démocraties populaires » (Yougoslavie comprise) que « ces pays conservent leur structure fondamentalement capitaliste... Ainsi, tout en maintenant une fonction et une structure bourgeoises, l’Etat des pays-"tampons" représente en même temps une forme extrême de bonapartisme ». Et elle poursuit : les « démocraties populaires » sont des pays capitalistes comprenant des « formes extrêmes de bonapartisme », « des dictatures policières », etc. Par suite, la destruction du capitalisme, ne pouvant être accomplie que par « l’action révolutionnaire des masses », n’était pas encore réalisée puisque « une révolution exige la destruction violente de la machine d’Etat bureaucratique ». Ainsi, on ne peut défendre aucun de ces Etats mais on doit observer « le plus strict défaitisme révolutionnaire » (21).

Deux mois plus tard, quand Tito rompit avec Staline, la Quatrième Internationale se livra à une acrobatie : la Yougoslavie n’était plus désormais un pays capitaliste sous une dictature policière bonapartiste, mais un authentique Etat ouvrier. Le 1er juillet 1948, le Secrétariat International de la Quatrième Internationale publia une « Lettre ouverte au Parti Communiste de Yougoslavie » : « Vous tenez entre vos mains un immense pouvoir si seulement vous persévérez sur la voie de la révolution socialiste », et notait en conclusion « la promesse d’une résistance victorieuse d’un parti révolutionnaire des travailleurs contre la machine du Kremlin... Vive la Révolution Socialiste Yougoslave ! » (22). C’était là une analyse aussi superficielle que la première, qui ignorait les vantardises de Tito au cinquième congrès du Parti Communiste de Yougoslavie, en 1948, selon lesquelles lui et ses amis savaient comment s’y prendre avec les « trotsko-fascistes », qu’ils avaient traînés devant des Tribunaux Populaires qui les avaient condamnés à mort. Comme le formule la Borba du 4 juillet 1948 :

Une poignée de trotskystes, qui avaient montré pendant la guerre leur vrai visage de collaborateurs et d’agents des envahisseurs, finirent honteusement devant les Tribunaux Populaires (23).

En plus des zigzags de ce genre, qui se produisaient constamment, Michel Pablo, secrétaire général de la Quatrième Internationale, instaura une nouvelle ligne selon laquelle le bloc de l’Est était constitué d’Etats ouvriers d’un type extrême. En 1949, il introduisit la notion de « siècles d’Etats ouvriers déformés » (24). En avril 1954, Pablo écrivait : « Prise entre la menace impérialiste et la révolution mondiale, la bureaucratie soviétique s’est alignée sur la révolution mondiale » (25). En prime, la bureaucratie soviétique mettait en place de façon continue la débureaucratisation et « la libéralisation pleine et entière du régime » (26). Pablo devint un apologiste du stalinisme. S’il devait y avoir « des siècles d’Etats ouvriers déformés », quel rôle restait-il au trotskysme et à la révolution des travailleurs ? Le stalinisme une fois dépeint sous de telles couleurs progressistes, le trotskysme paraissait désormais sans objet.

Quelqu’un qui alla plus loin que Pablo dans la distribution de brevets d’Etats ouvriers à toutes sortes de pays fut Julian Posadas, le trotskyste argentin, dirigeant d’une des versions de la Quatrième Internationale. En plus des pays d’Europe de l’Est, de Cuba, de la Chine, du Nord-Vietnam, de la Corée du Nord et de la Mongolie Extérieure, Posadas découvrit que tout un ensemble d’autres pays étaient des Etats ouvriers. Il affirmait :

... l’Internationale doit suivre de près l’évolution d’une série de pays d’Afrique (et) d’Asie, qui sont en train de devenir des Etats ouvriers, comme la Syrie, l’Egypte, l’Irak, le Mali, la Guinée, le Congo Brazzaville, etc., pour déterminer à quel moment ils passent à la nature d’Etats ouvriers (27).

De façon perverse, Posadas attendait avec enthousiasme l’éclatement d’une guerre atomique mondiale. Il appelait l’Union Soviétique à nucléariser les Etats-Unis. Une « Conférence Extraordinaire » de sa Quatrième Internationale, tenue en 1962, proclamait :

... la guerre atomique est inévitable. Elle détruira peut-être la moitié de l’humanité. Elle va détruire d’immenses richesses humaines. C’est très possible. La guerre atomique va provoquer un véritable enfer sur la terre. Mais cela n’empêchera pas le communisme. Le communisme est une nécessité acquise, non pas à cause des biens matériels produits, mais parce qu’il est dans la conscience des êtres humains. Quand l’humanité réagit et construit une forme communiste comme elle le fait (sic), il n’y a pas de bombe atomique capable de détourner ce que la conscience humaine a acquis et appris...

L’histoire, dans sa forme violente, spasmodique, démontre qu’il ne reste pas beaucoup de temps au capitalisme. Très peu de temps. Nous pouvons dire d’une façon consciencieuse et certaine que si les Etats ouvriers remplissent leur devoir historique, qui est d’aider les révolutions coloniales, le capitalisme n’en a plus pour dix ans à vivre. C’est une déclaration audacieuse mais elle est totalement logique. Le capitalisme n’a pas dix ans à vivre. Si les Etats ouvriers soutiennent de toutes leurs forces la révolution coloniale, le capitalisme n’en a pas pour cinq ans à vivre, et la guerre atomique ne durera qu’une période très brève (28).

La moitié de l’humanité sera éliminée ! Mais qu’importe : la victoire du communisme est assurée !

Nous nous préparons à une étape dans laquelle, avant la guerre atomique nous lutterons pour la conquête du pouvoir, pendant la guerre atomique nous lutterons pour le pouvoir et nous serons au pouvoir, et immédiatement après la guerre atomique nous serons au pouvoir. Il n’y a pas de commencement, il y a une fin à la guerre atomique, parce que la guerre atomique signifie la révolution simultanée dans le monde entier, non pas comme réaction en chaîne, mais simultanée. Simultanéité ne veut pas dire le même jour à la même heure. Les grands événements historiques ne se mesurent pas en heures ou en jours, mais en périodes... La classe ouvrière seule se maintiendra, devra immédiatement rechercher sa cohésion et sa centralisation...

Lorsque la destruction aura commencé, les masses vont se lever dans tous les pays - dans un temps bref, en quelques heures. Le capitalisme ne peut pas se défendre dans la guerre atomique, sinon en se cachant dans des caves et en essayant de détruire tout ce qu’il peut. Les masses, au contraire, vont sortir, devront sortir, parce que la seule façon de survivre c’est de vaincre l’ennemi... L’appareil du capitalisme, la police, l’armée, ne seront pas capables de résister... Il sera nécessaire d’organiser immédiatement le pouvoir des travailleurs... (29)

Dans cette logique, si une bombe H tombait sur Londres, les survivants d’une classe ouvrière paralysée par la peur et l’impuissance prendraient le pouvoir. C’est ainsi que le marxisme passe de l’état de slogan à celui de talisman ! D’Etats ouvriers dans lesquels les ouvriers n’ont aucun pouvoir, aucune liberté d’expression, à une révolution des travailleurs résultant de la destruction atomique des travailleurs ! Quelle régression idéologique ! Au XIXème siècle le socialisme utopique fut dépassé par le socialisme scientifique - le marxisme - mais désormais le marxisme était remplacé par le socialisme « miraculeux » !

Mandel, Pablo et Posadas viennent de la même écurie - le trotskysme dogmatique, qui s’en tient à la parole de Trotsky tout en la vidant de son esprit.

Quid du second pronostic de Trotsky concernant le sort du capitalisme mondial ? Confrontée à une période de développement et de prospérité qui allait être la plus longue dans l’histoire du capitalisme, la conférence d’avril 1946 de la Quatrième Internationale déclarait :

... il n’y a aucune raison de penser que nous soyons en présence d’une nouvelle époque de stabilisation et de développement capitalistes... La guerre a aggravé la désorganisation de l’économie capitaliste et a détruit les dernières possibilités d’un équilibre relativement stable dans les relations sociales et internationales (30).

Ou encore :

Le retour à l’activité économique dans les pays capitalistes affaiblis par la guerre, en particulier dans les pays d’Europe continentale, sera caractérisé par un rythme très lent qui maintiendra leurs économies à des niveaux proches de la stagnation et de la récession (31).

Il était admis que « l’économie américaine va bientôt connaître un boom relatif... » mais cette période devait être de courte durée : « Les Etats-Unis se dirigeront ensuite vers une nouvelle crise économique qui sera plus profonde et plus grave que celle de 1929-33, avec des répercussions bien plus destructives sur l’économie mondiale ». Les perspectives pour le capitalisme britannique étaient « une période prolongée de graves difficultés économiques, de convulsions, et de crises partielles et générales ». Quelle serait la situation des travailleurs à l’échelle mondiale ? « Le prolétariat continuera à travailler dans des conditions bien pires que celles qui existaient avant la guerre » (32).

Une vague révolutionnaire était inévitable dans ces conditions du fait de

la résistance du prolétariat, exigeant une amélioration de ses conditions d’existence, une amélioration incompatible avec la possibilité de maintien du capitalisme.

Si la guerre n’a pas immédiatement provoqué en Europe un soulèvement du genre de celui que nous anticipions, il n’est cependant pas contestable qu’elle a détruit l’équilibre du capitalisme à l’échelle mondiale, ouvrant ainsi une longue période révolutionnaire... (33)

La stagnation du capitalisme mondial et le chômage de masse provoqueraient une situation générale révolutionnaire :

Nous faisons face aujourd’hui à une crise mondiale qui dépasse tout ce que nous avons vu par le passé, et à une montée révolutionnaire mondiale qui se développe, il est vrai, à des rythmes inégaux, mais qui exerce de plus en plus une influence réciproque d’un centre à l’autre, déterminant ainsi une perspective révolutionnaire de longue durée (34).

En 1946, la Quatrième Internationale prédisait que la vague révolutionnaire serait beaucoup plus large et plus haute que celle qui avait suivi la Première Guerre Mondiale :

A la suite de la Première Guerre Mondiale, le graphique de la lutte révolutionnaire était caractérisé d’abord par une montée brève et précipitée, qui atteignit son pic au printemps 1919, et fut suivie par un déclin continu, qui ne fut interrompu que par une nouvelle et courte remontée en 1923.

Cette fois-ci le graphique de la lutte révolutionnaire commence par une montée lente et hésitante, interrompue par de nombreuses oscillations ou retraites partielles, mais sa tendance générale est vers le haut. L’importance de ce fait est évidente. Alors que le mouvement issu de la Première Guerre Mondiale souffrait dès le début du handicap des défaites initiales, par-dessus tout en Allemagne, le mouvement actuel, au contraire, souffre du fait qu’à aucun moment encore les forces totales du prolétariat n’ont été lancées dans la bataille. Les défaites, par conséquent, sont à caractère transitoire et relatif, ne remettent pas en cause les développements ultérieurs, et peuvent être neutralisées par le passage de la lutte à un stade plus avancé (35).

La seule autre alternative envisagée était que, si la vague révolutionnaire n’aboutissait pas à une victoire prolétarienne, la démocratie bourgeoise serait très rapidement remplacée par des régimes fascistes :

A partir du moment où elle récupère son propre appareil répressif et que les conditions économiques et sociales menacent l’existence de son système, la grande bourgeoisie répondra à chaque action des masses prolétariennes en finançant plus massivement les « dirigeants » néo-fascistes. Leur seule difficulté sera celle du choix, car si nous étudions attentivement la situation politique dans les divers pays européens, nous trouvons déjà, sur la scène politique, non pas un, mais plusieurs personnages qui sont potentiellement les Doriot, les Mussolini et les Degrelle de demain. En ce sens, le danger fasciste existe déjà sur tout le continent (36).

En 1947, Mandel écrivit un article qui aboutissait aux conclusions suivantes :

... ce qui suit (sont) les caractéristiques du cycle de production à l’époque de la décadence du capitalisme :

a) Les crises durent plus longtemps, sont plus violentes, et comportent une phase de stagnation plus longue que les périodes de reprise et de prospérité. Le capitalisme ascendant apparaissait comme une longue prospérité interrompue par de brefs intervalles de crise. Le capitalisme décadent apparaît comme une longue crise interrompue par des reprises qui sont de plus en plus brèves et instables.

b) Le marché mondial cesse de croître globalement. Il n’y a plus de boom à l’échelle mondiale. L’éclatement du marché mondial, ou bien la destruction violente d’un concurrent, permettent seuls le développement de booms fiévreux dans certains pays capitalistes.

c) Il n’y a plus de développement global des forces productives à l’échelle nationale. Même pendant les périodes de « prospérité » les secteurs qui se développent ne le font qu’aux dépens d’autres secteurs. Il n’y a plus d’avancées technologiques, ou bien elles ne sont que très partiellement appliquées à la production.

d) Il n’y a plus d’amélioration globale du niveau de vie des travailleurs d’une reprise à une autre. Ceci n’exclut pas bien sûr une relative « amélioration » entre la crise et la reprise, ou une amélioration relative de la situation des chômeurs ou des paysans, etc., transformés pendant la reprise en travailleurs industriels (37).

Quel monde de fantaisie !

Quelqu’un qui lit aujourd’hui, pour la première fois, les déclarations de Mandel, de Pablo, de Posadas et de la Quatrième Internationale, ne peut qu’être choqué de ce que des êtres humains doués de raison aient pu véhiculer de telles illusions. Il n’y a pas plus aveugle que celui qui ne veut pas voir. Les dirigeants du mouvement trotskyste ont fait des efforts démesurés pour éviter de voir la réalité. On ne peut qu’en être rétrospectivement stupéfait. Mais pour comprendre le refus des dirigeants trotskystes de faire face à la réalité, on doit comprendre aussi quelle souffrance cette réalité leur infligeait, en réduisant à néant leurs grandes espérances. Le mouvement trotskyste se comportait comme les sectes chrétiennes qui, au XVIème et au XVIIème siècles, se raccrochaient aux idées du Moyen-âge alors même que le vieux monde se désintégrait et que s’établissait le nouvel ordre capitaliste. Brûler des sorcières était sans doute de leur part un acte irrationnel, mais il peut être expliqué rationnellement.

Même si on peut concevoir les motifs de Mandel, Pablo et Posadas, ils ne sont d’aucune façon justifiables. Pour les marxistes, la règle numéro un c’est que si l’on veut changer la réalité, il faut la comprendre. Le désarroi dans les rangs trotskystes, les zigzags, les scissions, étaient les produits inévitables du refus de saisir la situation réelle dans laquelle se trouvait la classe ouvrière. Ils essayaient de s’orienter à l’aide d’une carte totalement périmée. Le trotskysme mondial s’engagea ainsi dans une impasse. La crise générale du mouvement exigeait une réévaluation profonde des perspectives de l’humanité.

Préserver l’essence du trotskysme tout en s’écartant des écrits de Trotsky

Les quelques camarades qui ont fondé la tendance des International Socialists n’étaient pas disposés à utiliser le marxisme comme un substitut à la réalité, mais au contraire voulaient en faire l’arme permettant de maîtriser cette réalité. Dans les années 1946-1948 nous nous sommes attachés à cette question très difficile. Nous devions être clairs sur le fait que nous étions les continuateurs d’une tradition - celle de Marx, Lénine et Trotsky - mais que nous faisions face à des situations nouvelles. C’était à la fois une continuation et un nouveau départ. Intransigeance intellectuelle ne signifie pas dogmatisme ; appréhender une réalité changeante ne peut se faire dans l’imprécision. Notre critique du trotskysme orthodoxe était conçue comme un retour au marxisme classique.

L’argumentation qui suit n’est pas basée sur une approche rétrospective. La vision rétrospective est toujours parfaite. Nous allons voir comment trois théories se sont développées face aux événements postérieurs à la Seconde Guerre Mondiale : les théories du capitalisme d’Etat, de l’économie permanente d’armements et de la révolution permanente déviée. Les trois domaines qu’elles comportent - la Russie et l’Europe de l’Est, les pays capitalistes avancés, et le Tiers Monde - couvrent la totalité du globe terrestre.

Chaque question sera traitée initialement de façon séparée. Ce n’est qu’ensuite qu’il sera possible d’établir des interconnections et donc d’expliquer le schéma de développement global. C’est seulement du sommet d’une montagne que l’on peut voir comment convergent les différents chemins d’accès.

Notes :

(1) - K. Marx, La guerre civile en France, Ed. de Pékin, 1972

(2) – L. Trotsky, Writings 1934-35, New York 1974, pp. 181-182

(3) – L. Trotsky, Writings 1933-34, New York 1975, p. 316

(4) – L. Trotsky, Writings 1935-36, New York 1977, p. 260

(5) – L. Trotsky, Défense du marxisme, E.D.I. 1972, p. 115

(6) – W. Reisner (éd.), Documents of the Fourth International, New York 1973, p. 183

(7) – M. Kidron, Western Capitalism Since the War, Londres 1970, p. 11

(8) – T. Cliff et D. Gluckstein, The Labour Party : a Marxist History, Londres 1988, p. 227

(9) – idem, p. 253

(10) – L. Trotsky, Writings 1938-39, New York 1974, p. 78

(11) – L. Trotsky, Writings 1937-38, New York 1976, p. 27

(12) – L. Trotsky, Writings 1938-39, p. 87

(13) – voir T. Cliff, Trotsky : the Darker the Night the Brighter the Star, Londres 1993, p. 198

(14) – idem, p. 383

(15) – idem, p. 109

(16) – cette déclaration a été faite en novembre 1945. Voir J.P. Cannon, The Struggle for Socialism in the « American Century », New York 1977, p. 200

(17) – Fourth International, avril 1946

(18) – idem

(19) – Fourth International, juin 1946

(20) – E. Germain (pseudonyme d’E. Mandel), « L’Union soviétique après la guerre », Fourth International, septembre 1946

(21) – Fourth International, juin 1948

(22) – Fourth International, août 1948

(23) – cité dans T. Cliff, Neither Washington Nor Moscow, Londres 1982, pp. 84-85

(24) – voir « Sur la nature de classe de la Yougoslavie », publié dans le N° d’octobre 1949 de International Information Bulletin

(25) – Bulletin interne du L.S.S.P., Ceylan, avril 1954, p. 7

(26) – idem, p. 15

(27) – Robert J. Alexander, International Trotskyism, Durham et Londres 1991, p. 664

(28) – idem, p. 334

(29) – idem, pp. 663-664

(30) – Fourth International, juin 1946

(31) – idem

(32) – idem

(33) – idem

(34) – idem

(35) – E. Germain (Mandel), « La première phase de la révolution européenne », in Fourth International, août 1946

(36) – E. Germain, « Problèmes de la révolution européenne », in Fourth International, septembre 1946

(37) – E. Germain, « From the ABC to Current Readings : Boom, Revival or Crisis ? ». Tony Cliff réfuta la tentative de Mandel de nier l’évidence d’un redémarrage de l’économie. Cet article a été publié à nouveau dans Neither Washington Nor Moscow, pp. 24-39

Chapitre II
LE CAPITALISME D’ETAT

Pourquoi le régime stalinien a-t-il survécu ? Quelle était la nature des « démocraties populaires » d’Europe de l’Est ? Qu’est-ce que leur création a mis en lumière sur la nature du régime stalinien ? La théorie du capitalisme d’Etat a été développée comme une tentative de répondre à ces questions. Les réponses définissent la Russie stalinienne comme un pays capitaliste d’Etat.

Le premier document dans lequel la Russie a été définie comme un capitalisme étatique par l’auteur de ces lignes est un très long polycopié de 142 pages, écrit en 1948, intitulé La nature de classe de la Russie stalinienne. En fait, pour comprendre la genèse de la théorie, il est utile de prendre en considération les « démocraties populaires », ces pays conquis par l’armée russe à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Napoléon disait : « Une armée au dehors c’est l’Etat qui voyage » (en fr.), et cette maxime s’applique parfaitement à des pays comme la Pologne ou la Hongrie, dont les gouvernements n’étaient que des extensions de l’Etat russe. Leur étude fournit par conséquent une vision interne du régime de la « mère patrie ».

Bien que ce ne fût qu’à travers le prisme des « démocraties populaires » que l’on pouvait voir distinctement la forme de la Russie stalinienne, cet argument n’a été formulé par écrit qu’après la parution de La nature de classe de la Russie stalinienne. En 1950 fut publiée La nature de classe des démocraties populaires. Son point de départ était que si les Etats d’Europe de l’Est étaient véritablement des Etats ouvriers, cela signifiait qu’une révolution s’y était produite ; réciproquement, si aucune révolution sociale n’y avait eu lieu, alors la nature des Etats d’Europe de l’Est devait être reconsidérée.

L’argumentation était construite autour de la théorie de l’Etat de Marx et de Lénine. Marx répétait souvent l’idée que la domination politique de la classe ouvrière est la condition préalable indispensable de sa suprématie économique. Les travailleurs ne peuvent posséder les moyens de production collectivement – c’est-à-dire être économiquement la classe dirigeante - que si l’Etat, qui possède et contrôle les moyens de production, est entre leurs mains, en d’autres termes, si le prolétariat exerce le pouvoir politique.

De ce point de vue, le prolétariat est fondamentalement différent de la bourgeoisie. Cette dernière possède directement la richesse ; par conséquent, quelle que soit la forme du gouvernement, aussi longtemps que la bourgeoisie n’est pas expropriée, elle ne cesse pas d’être la classe dirigeante. Un capitaliste peut posséder sa propriété sous une monarchie féodale, une république bourgeoise, une dictature fasciste, une dictature militaire, sous Robespierre, Hitler, Churchill ou Attlee. A l’inverse, les travailleurs sont séparés des moyens de production – c’est cela même qui en fait des esclaves salariés. Si une situation voit le jour dans laquelle l’Etat est le dépositaire des moyens de production mais demeure totalement étranger à la classe ouvrière, celle-ci ne peut pas être la classe dirigeante (38).

Quelques citations des grands penseurs marxistes peuvent illustrer ces questions. Le Manifeste Communiste déclarait :

... le premier pas dans la révolution ouvrière est la montée du prolétariat au rang de classe dominante, la conquête de la démocratie. Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher peu à peu toute espèce de capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l’Etat - du prolétariat organisé en classe dominante ... (39)

La révolution prolétarienne est la victoire de « la bataille de la démocratie ». L’Etat ouvrier est « le prolétariat organisé en classe dominante ». Comment une « révolution sociale » stalinienne, imposée par les tanks de l’Armée Rouge de façon totalement extérieure, pourrait-elle être compatible avec la conception marxiste du rôle de la conscience de classe prolétarienne dans la révolution ?

Marx a répété des centaines de fois que la révolution prolétarienne est l’acte conscient de la classe ouvrière elle-même. Par conséquent, si nous reconnaissions les « démocraties populaires » comme des Etats ouvriers, tout ce que Marx et Engels ont dit à propos de la révolution socialiste comme « histoire consciente d’elle-même » serait renié purement et simplement.

Idem pour l’affirmation suivante d’Engels :

Ce n’est qu’à partir de ce moment (la révolution socialiste) que les hommes feront eux-mêmes leur histoire en pleine conscience ; ce n’est qu’à partir de ce moment que les causes sociales mises par eux en mouvement auront aussi de façon prépondérante, et dans une mesure toujours croissante, les effets voulus par eux. C’est le bond de l’humanité du règne de la nécessité dans le règne de la liberté (40).

Rosa Luxemburg, elle aussi, devait s’être trompée en résumant tout ce que les théoriciens marxistes ont écrit sur le rôle de la conscience prolétarienne dans une révolution :

Dans toutes les luttes de classe du passé, menées dans les intérêts de minorités, et dans lesquelles, pour utiliser les mots de Marx, « tout le développement s’est opéré en opposition à la grande masse du peuple », l’une des conditions essentielles de l’action était l’ignorance des masses sur les buts réels de la lutte, son contenu matériel, et ses limites. Cette inconsistance était, en fait, la base historique du « rôle dirigeant » de la bourgeoisie « éclairée », qui correspondait au rôle des masses comme exécutants dociles. Mais, comme Marx l’écrivait dès 1845, « en même temps que l’action historique s’approfondit, l’importance des masses qui y sont engagées doit augmenter ». La lutte de classe du prolétariat est la plus « profonde » de toutes les actions historiques jusqu’à présent, elle embrasse la totalité des couches inférieures du peuple et, depuis le temps où la société a été divisée en classes, elle est le premier mouvement qui est en accord avec l’intérêt réel des masses. C’est pourquoi éclairer les masses sur leurs tâches et leurs méthodes est une condition historique indispensable de l’action socialiste, de la même façon que dans les périodes précédentes l’ignorance des masses était la condition de l’action des classes dominantes (41).

Pablo et Mandel ont cherché un moyen d’éviter ce problème en parlant d’une « voie bismarckienne de développement » de la révolution prolétarienne, la comparant à la manière dont le capitalisme allemand s’est développé sous la direction politique du Chancelier de Fer et de la vieille caste des aristocrates fonciers - les Junkers. Ces trotskystes espèrent prouver que la révolution sociale prolétarienne peut être menée, sans l’action révolutionnaire du prolétariat lui-même, par une bureaucratie d’Etat dans « un élan qui lui est propre » . Cette idée, poussée à son comble, débouche sur les conclusions les plus choquantes. Il est exact que la bourgeoisie a pris le pouvoir selon des procédures nombreuses et variées. En réalité, il n’y a qu’un seul cas chimiquement pur dans lequel les bourgeois ont mené jusqu’au bout la lutte révolutionnaire contre la féodalité, c’est la France de 1789. Dans le cas de l’Angleterre, ils ont passé des compromis avec les propriétaires fonciers féodaux. En Allemagne, en Italie, en Pologne et en Russie, ils ont pris le pouvoir sans lutte révolutionnaire. En Amérique, l’absence presque totale de vestiges féodaux a permis à la bourgeoisie d’éviter toute lutte révolutionnaire antiféodale.

La voie « bismarckienne » n’a pas été l’exception pour la bourgeoisie, mais pratiquement la règle. C’est la France qui est l’exception. Et si la révolution prolétarienne n’est pas nécessairement réalisée à travers l’activité de la classe ouvrière elle-même, mais par une bureaucratie d’Etat, alors la révolution russe devrait, elle aussi, être considérée comme l’exception, la voie « bismarckienne » étant la règle. La conclusion serait qu’il n’y a nul besoin d’une direction révolutionnaire indépendante (les trotskystes).

De plus, la prise de pouvoir par la bourgeoisie a consisté à mobiliser les masses pour ensuite les tromper - que ce soient les sans-culottes français ou les soldats de Bismarck. Si une révolution prolétarienne peut être accomplie de cette manière, la loi de moindre résistance signifierait que l’histoire a choisi la voie de la révolution menée par des petites minorités trompant de vastes majorités (42).

Le texte « La nature de classe des démocraties populaires » finissait en indiquant que si les membres de la Quatrième Internationale répétaient les conceptions marxistes de base – l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, les travailleurs ne peuvent pas s’emparer de la machine d’Etat bourgeoise mais doivent la détruire et établir un nouvel Etat basé sur la démocratie prolétarienne (soviets, etc.) - ils persistaient à appeler Etats ouvriers les « démocraties populaires ».

La raison en était leur conception de la Russie comme un Etat ouvrier dégénéré. Si la Russie était un Etat ouvrier, en dépit du fait que les travailleurs étaient séparés des moyens de production, n’avaient aucun mot à dire sur la direction de l’économie et de l’Etat, soumis qu’ils étaient à la plus monstrueuse machine d’Etat bureaucratique et militariste, il n’y a pas de raison pour que les révolutions ouvrières mettant en place de nouveaux Etats ouvriers ne puissent pas être accomplies en se passant de l’activité indépendante et consciente de la classe ouvrière, et sans la destruction des machines d’Etat bureaucratiques et militaires existantes. Il aurait suffi à la bureaucratie d’être capable d’exproprier la bourgeoisie tout en maintenant les travailleurs « à leur place » pour que soit accomplie la transition du capitalisme à l’Etat ouvrier.

Si considérer les « démocraties populaires » comme des Etats ouvriers équivaut à mettre à l’envers la théorie marxiste-léniniste de la révolution, quelle doit donc être la nature d’un véritable Etat ouvrier ? (43)

Le point de départ pour analyser cette question était fourni par un examen critique de la définition par Trotsky de la Russie comme un Etat ouvrier dégénéré. Un Etat qui n’est pas sous le contrôle des travailleurs peut-il être un Etat ouvrier ?

Dans les formulations de Trotsky nous trouvons des définitions différentes, et même contradictoires, de l’Etat ouvrier. Selon l’une d’entre elles, le critère de l’Etat ouvrier est de savoir si le prolétariat a un contrôle, direct ou indirect, même soumis à des contraintes et quelle que soit leur importance, sur le pouvoir d’Etat : c’est-à-dire si le prolétariat peut secouer le joug de la bureaucratie par la voie des réformes, sans recourir à la révolution. En 1931 il écrivait :

La reconnaissance du présent Etat soviétique comme un Etat ouvrier signifie non seulement que la bourgeoisie ne peut conquérir le pouvoir autrement que par un soulèvement armé, mais aussi que le prolétariat d’URSS n’a pas perdu la possibilité de se soumettre la bureaucratie, ou de rendre le parti à la vie et de modifier le régime de la dictature, sans une nouvelle révolution, avec les méthodes et sur la voie de la réforme (44).

Trotsky exprima cette idée encore plus clairement dans une lettre, probablement rédigée à la fin de 1928, où il écrivait, en réponse à la question « Est-ce que la dégénérescence de l’appareil et du pouvoir des soviets doit être considérée comme un fait accompli ? » :

Il ne fait aucun doute que la dégénérescence de l’appareil soviétique est considérablement plus avancée que le même processus dans l’appareil du parti. Néanmoins, c’est le parti qui décide. A présent, cela signifie l’appareil du parti. La question revient donc au même : est-ce que le noyau prolétarien du parti, avec l’aide de la classe ouvrière, est capable de triompher de l’autocratie de l’appareil du parti qui fusionne avec l’appareil d’Etat ? Quiconque répond à l’avance qu’il en est incapable pose par là même, non seulement la question de la nécessité d’un nouveau parti sur de nouvelles bases, mais aussi de la nécessité d’une seconde et nouvelle révolution prolétarienne (45).

Plus loin, dans la même lettre, Trotsky déclare :

Si le parti est un cadavre, un nouveau parti doit être construit sur une nouvelle base, et la classe ouvrière doit en être informée ouvertement. Si Thermidor (le mouvement réactionnaire, pendant la Révolution Française, qui arrêta et renversa le processus révolutionnaire) est un fait accompli, et si la dictature du prolétariat est liquidée, alors le drapeau d’une seconde révolution prolétarienne doit être déployé. C’est ainsi que nous agirions si la voie de la réforme, dont nous sommes partisans, s’avérait sans espoir (46).

La seconde définition de Trotsky comporte un critère fondamentalement différent. Quelle que soit l’indépendance que la machine d’Etat a acquise vis-à-vis des masses, et même si la seule façon de se débarrasser de la bureaucratie passe par la voie révolutionnaire, aussi longtemps que les moyens de production sont possédés par l’Etat, l’Etat demeure un Etat ouvrier et le prolétariat reste la classe dirigeante.

On peut tirer de ceci trois conclusions :

a) La seconde définition de Trotsky est la négation de la première.

b) Si la seconde définition est correcte, Le Manifeste Communiste avait tort lorsqu’il proclamait que « le premier pas dans la révolution ouvrière est la montée du prolétariat au rang de classe dominante ». Au surplus, dans ce cas, ni la Commune de Paris, ni la dictature bolchevique n’étaient des Etats ouvriers, puisque la première n’a pas du tout étatisé les moyens de production et que la seconde ne l’a pas fait immédiatement.

c) Si l’Etat est le dépositaire des moyens de production et que les travailleurs ne le contrôlent pas, ils ne possèdent pas ces moyens de production, en d’autres termes, ils ne sont pas la classe dominante. La première définition l’admet, la seconde l’évite mais ne le réfute pas.

La définition de la Russie comme Etat ouvrier et la théorie marxiste de l’Etat

Le fait de considérer la Russie comme un Etat ouvrier dégénéré aboutissait inévitablement à des conclusions en contradiction directe avec la conception marxiste de l’Etat. Afin de le prouver, nous allons analyser le rôle de ce que Trotsky appelait révolution politique et contre-révolution sociale.

Pendant les révolutions politiques bourgeoises, par exemple les révolutions françaises de 1830 et de 1848, la forme du gouvernement changeait plus ou moins, mais le type d’Etat restait le même – « des corps spéciaux d’hommes armés, des prisons, etc. » - indépendant du peuple et au service de la classe capitaliste.

Malgré tout, il y a une connexion nécessairement plus grande entre le contenu et la forme dans un Etat ouvrier que dans tout autre Etat. Par conséquent, même si nous supposons que des révolutions politiques peuvent se produire dans un Etat ouvrier, une chose est claire - la même machine d’Etat ouvrière doit continuer à exister après la révolution politique prolétarienne aussi bien qu’avant. Si la Russie était vraiment un Etat ouvrier, et si donc le parti des travailleurs procédait à une « purge » à grande échelle lors d’une révolution politique, il pourrait utiliser et utiliserait la machine étatique existante. D’autre part, si l’ancienne bourgeoisie était restaurée, elle ne pourrait pas utiliser la machine d’Etat existante, mais serait obligée de la détruire et d’en construire une autre sur ses ruines.

Est-ce que ces conditions étaient réunies en Russie ? Poser la question correctement fournit la moitié de la réponse. Si la bourgeoisie revenait au pouvoir, elle pouvait sans problème utiliser le KGB, l’armée régulière et tout le reste. Il est incontestable qu’un parti révolutionnaire n’aurait pu utiliser ni le KGB, ni la bureaucratie, ni l’armée. Le parti révolutionnaire aurait dû détruire l’Etat existant, et le remplacer par des soviets, une milice populaire, etc.

Trotsky éluda partiellement les leçons de la théorie marxiste de l’Etat en disant que le parti révolutionnaire commencerait par rétablir la démocratie dans les syndicats et dans les soviets (47). Mais dans la réalité il n’y avait plus en Russie ni syndicats ni soviets dans lesquels la démocratie pût être restaurée. Un Etat ouvrier ne pouvait pas être rétabli en réformant la machine d’Etat stalinienne, mais en la détruisant pour en construire une nouvelle.

Si le prolétariat devait détruire la machine d’Etat existante en prenant le pouvoir, alors que la bourgeoisie, elle, pouvait l’utiliser, la Russie n’était pas un Etat ouvrier. Même si nous supposons qu’aussi bien le prolétariat que la bourgeoisie auraient dû procéder à une « purge de l’appareil d’Etat » (impliquant nécessairement un changement tel qu’il aurait abouti à une transformation qualitative), nous devons à nouveau conclure que la Russie n’était pas un Etat ouvrier.

Croire que le prolétariat et la bourgeoisie pouvaient utiliser le même appareil d’Etat comme instrument de leur suprématie équivalait à refuser le contenu révolutionnaire de la théorie de l’Etat telle que l’avaient exprimée Marx, Engels, Lénine - et Trotsky lui-même.

La forme de la propriété considérée indépendamment des rapports de production - une abstraction métaphysique

Une des caractéristiques de la Russie sur lesquelles se basait Trotsky pour prouver qu’elle était un Etat ouvrier (même dégénéré) était l’absence de la propriété privée sur une grande échelle et la prédominance de la propriété étatique. Cependant, c’est un véritable axiome du marxisme de dire que considérer la propriété privée indépendamment des rapports de production équivaut à créer une abstraction supra-historique.

L’histoire humaine connaît la propriété privée du système esclavagiste, du système féodal, du système capitaliste, qui sont tous différents les uns des autres. Marx ridiculisa la tentative de Proudhon de définir la propriété privée indépendamment des rapports de production :

A chaque époque historique, la propriété s’est développée différemment et dans une série de rapports sociaux entièrement différents. Ainsi définir la propriété bourgeoise n’est autre chose que de faire l’exposé de tous les rapports sociaux de la production bourgeoise. Vouloir donner une définition de la propriété, comme d’un rapport indépendant, d’une catégorie à part, d’une idée abstraite et éternelle, cela ne peut être qu’une illusion de métaphysique ou de jurisprudence (48).

Le capitalisme comme système est la somme totale des rapports de production. Toutes les catégories qui expriment des relations entre les hommes dans le processus capitaliste de production - valeur, prix, salaire, etc. - en constituent une partie intégrante. Ce sont les lois de l’évolution du système capitaliste qui ont défini les caractéristiques de la propriété privée capitaliste dans son contexte historique, et l’ont différenciée d’autres types de propriété privée. Proudhon, qui s’employait à dissocier la forme de la propriété des rapports de production « noyait la totalité de ces rapports économiques (les rapports de production capitalistes) dans la notion juridique générale de propriété ». Par conséquent, « il ne pouvait aller au-delà de la réponse donnée par Brissot, dès avant 1789, dans les mêmes termes, et dans un écrit du même genre : ’La propriété, c’est le vol’ » (49).

Qu’une forme de propriété privée puisse avoir un caractère historique différent d’une autre, et puisse être l’apanage d’une classe différente d’une autre, avait été établi par Marx avec la plus grande clarté. Que la même approche puisse être appliquée à la propriété étatique n’est pas évident. Cela est dû à ce que l’histoire, globalement, a vu se dérouler la lutte de classe sur le terrain de la propriété privée. Les cas de différenciations de classe non basées sur la propriété privée ne sont pas très nombreux et, dans l’ensemble, pas très connus. Malgré tout, ils ont existé.

Prenons comme exemple un chapitre de l’histoire de l’Europe : l’Eglise catholique au Moyen-âge. L’Eglise possédait des terres immenses, sur lesquelles travaillaient des centaines de milliers de paysans. Les relations entre l’Eglise et ses paysans étaient les mêmes rapports féodaux existant entre le seigneur féodal et ses serfs. L’Eglise était une institution féodale. En même temps, aucun des évêques, cardinaux, etc., n’avait de droit de jouissance individuel et personnel sur la propriété féodale. C’étaient les rapports de production qui définissaient le caractère de classe féodal de la propriété ecclésiastique, en dépit du fait qu’elle n’était pas privée.

La bureaucratie russe - un gendarme qui apparaît au cours du processus de distribution ?

Une autre composante de la théorie trotskyste de la Russie comme Etat ouvrier dégénéré était que le régime stalinien ne constituait pas une nouvelle classe dirigeante. En fait, il remplissait le rôle d’une bureaucratie, un peu comme les dirigeants syndicaux. Trotsky pensait que cela s’était produit parce qu’en Russie la rareté des biens obligeait les acheteurs à faire la queue, et que la fonction de la bureaucratie était celle d’un gendarme qui surveillait la queue.

Etait-ce le cas ? La fonction de la bureaucratie se limitait-elle au processus de distribution, ou apparaissait-elle dans l’ensemble du processus de production, dont la distribution n’était qu’une partie subordonnée ? Cette question revêt une importance théorique considérable.

Avant de tenter de répondre à cette question, examinons ce que Marx pensait de la connexion entre les rapports de production et la distribution. Marx écrivait :

En regard de l’individu isolé, la distribution apparaît naturellement comme une loi sociale qui détermine sa situation au sein de la production… L’individu n’a ni capital ni propriété foncière en venant au monde. Dès sa naissance, son sort dépend du travail salarié en vertu de la distribution sociale. Mais cette dépendance résulte elle-même du fait que le capital et la propriété foncière existent en tant qu’agents autonomes de la production.

Si l’on considère des sociétés globales, la distribution semble précéder à certains égards, voire déterminer la production : elle apparaît quasiment comme un fait pré-économique. Un peuple conquérant distribue la terre entre les guerriers vainqueurs et impose de la sorte une certaine répartition et une forme de propriété foncière ; il détermine, par conséquent, la production. Ou bien, il réduit en esclavage la population soumise et fait ainsi du travail servile la base de la production. Ou bien un peuple, dans son évolution, brise et morcelle la grande propriété du sol ; il donne ainsi, par cette nouvelle distribution, un nouveau caractère à la production. Ou bien la législation perpétue la propriété foncière dans certaines familles, ou répartit le travail comme un privilège héréditaire pour la fixer ainsi dans un régime de castes. Dans tous ces cas - et ils sont tous historiques - la distribution ne semble pas être structurée et déterminée par la production, mais au contraire, c’est la production qui semble l’être par la distribution.

Suivant la conception la plus simpliste, la distribution apparaît comme une distribution des produits, et ainsi comme plus éloignée et presque indépendante de la production. Mais avant d’être distribution de produits, elle est : 1°) distribution des instruments de production, et 2°) répartition des membres de la société entre les divers genres de production, ce qui est une définition plus large du même rapport (subordination des individus à des rapports de production déterminés). La distribution des produits n’est manifestement que le résultat de cette distribution, qui est incluse dans le procès de production lui-même et détermine la structure de la production (50).

Cet extrait de Marx, dont la teneur est répétée très souvent dans son œuvre, est suffisant comme point de départ pour analyser la place de la bureaucratie stalinienne dans l’économie.

La bureaucratie se bornait-elle à administrer la distribution des moyens de consommation dans la population, ou bien administrait-elle aussi la distribution de la population dans le processus de production ? La bureaucratie exerçait-elle un monopole sur le seul contrôle de la distribution, ou bien sur le contrôle des moyens de production également ? Se limitait-elle à rationner les biens de consommation, ou répartissait-elle aussi le temps de travail total de la société entre l’accumulation et la consommation, entre la production de moyens de production et celle de biens de consommation ? Les rapports de production en vigueur en Russie ne déterminaient-ils pas les rapports de distribution qui en faisaient partie ? On peut répondre à ces questions en examinant les données historiques.

La Russie stalinienne devient capitaliste étatique

L’analyse par Marx du capitalisme comporte une théorie des relations entre les exploiteurs et les exploités, ainsi qu’entre les exploiteurs eux-mêmes. Les deux caractéristiques essentielles du mode de production capitaliste sont la séparation des travailleurs des moyens de production et la transformation de la force de travail en une marchandise que les travailleurs doivent vendre pour survivre, d’une part, et le réinvestissement de la plus-value – l’accumulation du capital - qui est imposé aux capitalistes individuels par la concurrence qui règne entre eux, d’autre part. Ces deux traits caractérisent l’Union Soviétique de la période du Premier Plan Quinquennal (1928-1932). La collectivisation de l’agriculture qui fut entreprise au cours de ces années était très semblable à l’expropriation de la paysannerie anglaise - les enclosures que Marx analyse dans Le Capital au chapitre de « L’accumulation primitive du capital ». Dans ces deux cas, les producteurs directs furent privés de terres et donc forcés de vendre leur force de travail.

Mais l’économie russe subissait-elle des pressions dans le sens de l’accumulation du capital ? A ce sujet j’ai écrit ce qui suit :

L’Etat stalinien est dans la même position vis-à-vis du temps de travail total de la société russe qu’un propriétaire d’usine vis-à-vis du travail de ses employés. En d’autres termes, la division du travail est planifiée. Mais qu’est-ce qui détermine le partage du temps total de travail de la société russe ? Si la Russie n’avait pas à entrer en concurrence avec les autres pays, ce partage serait complètement arbitraire. Mais en fait, les décisions de Staline sont fondées sur des facteurs qui échappent à son contrôle : l’économie mondiale, la concurrence internationale. De ce point de vue l’Etat russe est dans une position analogue à celle du propriétaire d’une entreprise capitaliste en concurrence avec d’autres entreprises.

Le taux d’exploitation, c’est-à-dire le rapport entre la plus-value et les salaires, ne dépend pas de la volonté arbitraire du gouvernement stalinien, mais est imposé par le capitalisme mondial. Il en va de même pour les améliorations techniques ou, pour utiliser une formule pratiquement équivalente dans la terminologie marxiste, du rapport entre capital constant et capital variable, c’est-à-dire entre les machines, les bâtiments, les matériaux, etc., d’un côté, et les salaires de l’autre. Il en est de même pour le partage du temps total de travail de la société russe entre la production de moyens de production et celle de biens de consommation. Donc, lorsqu’on considère la Russie comme partie intégrante de l’économie mondiale, les traits caractéristiques du capitalisme peuvent y être décelés : « anarchie dans la division sociale du travail et despotisme dans celle de l’atelier sont des conditions mutuelles l’une de l’autre » (51).

C’est pendant le Premier Plan Quinquennal que le mode de production de l’URSS devint capitaliste. C’est alors, pour la première fois, que la bureaucratie chercha à créer un prolétariat et à accumuler rapidement du capital. En d’autres termes, elle chercha à remplir la mission historique de la bourgeoisie aussi vite que possible. Une rapide accumulation de capital sur la base d’un bas niveau de production, d’un dérisoire revenu national par tête, impliquait une pression considérable sur la consommation des masses et leur niveau de vie. Dans de telles conditions, la bureaucratie, transformée en une personnification du capital, pour laquelle l’accumulation du capital était devenue l’alpha et l’oméga, devait éliminer tous les vestiges de contrôle ouvrier. Elle devait substituer à la conviction dans le travail la coercition, atomiser la classe ouvrière, et fondre toute la vie sociale et politique dans un moule totalitaire.

Il était clair que la bureaucratie, dans le processus même de l’accumulation du capital et de l’oppression des travailleurs, ne tarderait pas à faire usage de sa suprématie sociale pour acquérir des avantages pour elle-même dans les rapports de distribution. Ainsi l’industrialisation et la révolution technique dans l’agriculture (la « collectivisation »), dans un pays arriéré en état de siège, transformaient la bureaucratie, d’une couche subordonnée à la pression - directe et indirecte - et au contrôle du prolétariat, en une classe dominante.

Le développement historique dialectique, plein de contradictions et de surprises, avait abouti à ceci que le premier pas que dut franchir la bureaucratie, dans l’intention subjective de hâter la construction du « socialisme dans un seul pays », créa la base de l’établissement d’un capitalisme d’Etat (52).

Au cours des deux premiers plans quinquennaux la consommation fut complètement subordonnée à l’accumulation. Ainsi, la part des biens de consommation dans le produit total tomba de 67,2% en 1927-1928 à 39% en 1940 ; dans la même période, la part des moyens de production augmenta de 32,8% à 61%. On voit le contraste avec la période 1921-1928, durant laquelle, malgré la déformation bureaucratique, la consommation n’était pas subordonnée à l’accumulation, et où l’on avait une croissance plus ou moins équilibrée de la production, de la consommation et de l’accumulation.

Cette analyse de la Russie comme capitalisme d’Etat appliquait la théorie trotskyste de la révolution permanente en prenant le système capitaliste mondial comme cadre de référence. Si elle est un pas en avant par rapport à l’analyse faite par Trotsky du régime stalinien dans les pages de La révolution trahie, c’est en ce qu’elle a tenté de prendre en compte la pression du capitalisme mondial sur le mode de production et les rapports de production existant en URSS. L’explication de Trotsky ne mettait pas en évidence la dynamique du système ; elle se limitait aux formes de la propriété sans considérer aussi les rapports de production. Elle ne fournissait pas une économie politique du système. La théorie du capitalisme bureaucratique d’Etat a essayé de combiner les deux.

Mais soyons clairs : c’est seulement en se tenant sur les épaules du géant Léon Trotsky, avec sa théorie de la révolution permanente, son opposition à la doctrine du « socialisme dans un seul pays », et sa lutte héroïque contre la bureaucratie stalinienne, que l’on pouvait accéder à une réelle compréhension de l’ordre stalinien.

C’est la possibilité d’observer le régime stalinien dans les années postérieures à la mort de Trotsky qui a rendu possible l’élaboration de la théorie du capitalisme bureaucratique d’Etat. C’est la transformation des pays d’Europe de l’Est en satellites de Staline qui m’a amené à me demander si la définition par Trotsky de la Russie comme un Etat ouvrier dégénéré était vraiment correcte.

Qu’est-ce qui a empêché Trotsky de renoncer à la théorie selon laquelle la Russie était un Etat ouvrier ?

On a tendance à considérer l’avenir avec les idées du passé. Pendant de nombreuses années, la lutte contre l’exploitation a pris la forme d’un combat contre les possédants privés - la bourgeoisie. Par conséquent, lorsque Lénine, Trotsky et les autres dirigeants bolcheviks disaient que si l’Etat ouvrier de Russie demeurait isolé il était condamné, ils envisageaient un tel sort sous une forme précise : la restauration de la propriété privée. La propriété étatique était vue comme le fruit de la lutte du peuple travailleur. De là il n’y avait qu’un pas à franchir pour conclure, comme Trotsky, que si la propriété étatique existait en Russie c’était dû à la peur qu’avait la bureaucratie de la classe ouvrière, et que cela signifiait que la bureaucratie n’était pas libre d’accomplir une contre-révolution qui restaurât le capitalisme, l’appropriation privée et la succession héréditaire.

C’était essentiellement l’expérience du passé qui empêchait Trotsky de comprendre que le triomphe de la réaction ne signifiait pas forcément un retour au point de départ. Le retour du capitalisme pouvait résulter d’un déclin, sous la forme d’une spirale dans laquelle des éléments du passé pré-révolutionnaire et révolutionnaire fussent combinés. Le vieux contenu de classe capitaliste pouvait alors émerger revêtu des habits neufs du « socialisme », fournissant ainsi une confirmation surabondante de la loi du développement combiné - une loi que Trotsky lui-même avait puissamment contribué à développer.

En résumé, on peut dire que si Trotsky a œuvré, incomparablement plus que n’importe quel autre marxiste, à la compréhension du régime stalinien, son analyse souffrait d’une sérieuse limite - un attachement conservateur au formalisme. Ce qui est par nature contradictoire au marxisme qui subordonne la forme au contenu.

Vers le dénouement du régime stalinien

La conviction que le régime stalinien était par nature supérieur au capitalisme, plus progressif, est implicite dans l’affirmation de Trotsky qu’en Russie les forces productives se développaient de façon dynamique, à l’inverse de la « stagnation et du déclin dans la quasi-totalité du monde capitaliste » (53). Bien sûr, pour un marxiste, le progrès relatif d’un régime sur un autre est par-dessus tout exprimé par sa capacité à développer plus avant les forces productives.

Dans la lignée de la déclaration de Trotsky selon laquelle le régime soviétique démontrait une capacité à développer rapidement les forces productives bien au-delà de ce que le capitalisme était capable de faire, Ernest Mandel écrivait en 1956 :

L’Union soviétique maintient un rythme plus ou moins égal de croissance économique, plan après plan, décennie après décennie, sans que les progrès du passé ne pèsent sur les perspectives de l’avenir... toutes les lois du développement de l’économie capitaliste qui provoquent un ralentissement du rythme de croissance économique sont éliminées (54).

La même année, en 1956, Isaac Deutscher prophétisait que dix ans plus tard le niveau de vie en URSS dépasserait celui de l’Europe de l’Ouest !

Une analyse du régime russe sous l’angle du capitalisme d’Etat pointait dans la direction exactement opposée : la bureaucratie était, et deviendrait de plus en plus, un frein au développement des forces productives. Le texte de 1948 La nature de classe de la Russie stalinienne indiquait qu’en même temps que le rôle de la bureaucratie était d’industrialiser la Russie en élevant la productivité du travail, elle se heurtait dans ce processus à d’importantes contradictions :

La tâche historique de la bureaucratie est d’élever la productivité du travail. Ce faisant, la bureaucratie entre dans de profondes contradictions. Pour que la productivité du travail puisse s’élever au-delà d’un certain point, le niveau de vie des masses doit s’élever, parce que des travailleurs qui sont sous-alimentés, mal logés et ignorants ne sont pas aptes à une production moderne (55).

Dans une certaine mesure la bureaucratie pouvait améliorer la productivité du travail par la coercition, mais cela ne pouvait se prolonger indéfiniment. L’échec à élever le niveau de vie pouvait même avoir déjà conduit à un déclin dans le taux de croissance de la productivité, et à des « développements désordonnés de la production » (56).

En 1964 parut une nouvelle édition, sous la forme d’une brochure de 100 pages, du livre sur le capitalisme d’Etat en Russie, sous le titre Russie : une analyse marxiste, qui mettait en évidence le fait que l’économie soviétique héritée de Staline était plus ou moins paralysée par des éléments de crise, et devenait de plus en plus un poids mort dans le développement de la production :

La méthode de Staline pour solutionner toute difficulté consistait à accroître la répression et la terreur. Mais cette méthode rigide, non seulement devenait de plus en plus inhumaine, mais aussi de plus en plus inefficace. Chaque coup de knout nouveau approfondissait la résistance obstinée, bien que passive, du peuple... L’oppression stalinienne rigide devint un frein à tout progrès industriel moderne (57).

La brochure faisait un examen détaillé de la façon dont le régime stalinien bloquait tous les secteurs de l’économie. En ce qui concerne la crise agricole, elle exposait :

L’héritage de Staline dans les campagnes, c’est une agriculture enlisée dans une profonde stagnation, qui dure depuis plus d’un quart de siècle. La production céréalière de 1949-1953 n’a été que de 12,8% supérieure à celle de 1910-1914, la population s’étant dans l’intervalle accrue de 30% environ. La productivité du travail dans l’agriculture soviétique n’a jamais atteint le cinquième de celle des Etats-Unis.

La stagnation devint une menace pour le régime, et ce pour une série de raisons. D’abord, après que le chômage caché des campagnes eut été en grande partie éliminé, il devint impossible d’y prélever de la main d’œuvre pour l’industrie de la même manière qu’auparavant, sans élever parallèlement la productivité du travail dans l’agriculture. Deuxièmement, il devint aussi impossible, au-delà d’un certain point, de siphonner du capital dans l’agriculture pour faciliter la croissance de l’industrie. Les méthodes de Staline d’ « accumulation primitive du capital », après avoir été un accélérateur, devinrent un frein, et ralentirent l’économie tout entière (58).

Et dans l’industrie ? Bien que celle-ci se soit développée massivement pendant trois décennies et demie, le taux de croissance connaissait un déclin. La productivité, qui s’était développée dans les années 30 plus rapidement qu’à l’Ouest, était désormais bloquée à un niveau considérablement inférieur à celui de son concurrent essentiel, les Etats-Unis :

A la fin de 1957, le nombre de travailleurs industriels en URSS était de 12% plus élevé qu’aux Etats-Unis... Malgré tout, même selon les estimations soviétiques, le produit annuel de l’industrie en 1956 était de la moitié de celui des USA (59).

A cause de la crise dans l’agriculture, le niveau décroissant de la productivité dans l’industrie ne pouvait plus être compensé par une augmentation massive du nombre des travailleurs industriels. De ce fait la bureaucratie devait accorder une attention accrue à la prolifération du gâchis et des productions de basse qualité dans l’économie russe.

Un certain nombre de ces sources de gâchis étaient énumérées dans la brochure : le cloisonnement, qui amenait certaines entreprises à produire sur place des biens qui auraient pu être fabriqués moins cher ailleurs (60) ; la thésaurisation des fournitures par les directeurs et les travailleurs (61) ; la tendance des dirigeants à résister aux innovations technologiques (62) ; l’accent mis sur la quantité aux dépens de la qualité (63) ; la négligence de l’entretien (64) ; la prolifération de « la paperasserie et de la gabegie » (65) ; l’échec à mettre en place le mécanisme de prix efficace et rationnel dont les directeurs avaient besoin pour mesurer les performances relatives des différentes usines (66). La conclusion était :

Si, par le terme « économie planifiée », nous entendons une économie dans laquelle tous les éléments constitutifs sont ajustés et régulés par un schéma directeur unique, dans lequel les frictions sont réduites au minimum et, surtout, dans lequel les prévisions sont déterminantes dans la prise des décisions économiques, alors l’économie russe est tout sauf planifiée. A la place d’un véritable plan, des méthodes répressives d’intervention gouvernementale sont mises en place pour combler les lacunes créées dans l’économie par les décisions et les actes de ce même gouvernement. Par conséquent, au lieu d’une économie soviétique planifiée, il serait plus exact de parler d’une économie dirigée bureaucratiquement (67).

Bien sûr, il existe un grand nombre d’études qui ont entrepris de décrire les tares de l’industrie russe. Ce qui caractérise celle qui est développée ici, c’est que le gaspillage et l’inefficacité s’y analysent comme produits de la nature capitaliste étatique du système. La cause fondamentale de l’anarchie et du gâchis dans l’industrie russe s’y trouve stigmatisée comme étant l’accumulation capitaliste au sein d’une économie isolée - des objectifs élevés en même temps que peu de moyens.

Comme les deux bras d’un casse-noisettes, ces deux éléments opéraient une pression sur les directeurs, les encourageant à tricher, à dissimuler les capacités de production, à exagérer les besoins en équipements et fournitures, à jouer la sécurité en épargnant les ressources, et d’une manière générale à se comporter de façon conservatrice. Tout cela générait du gaspillage, donc une aggravation du manque de moyens, et des pressions croissantes d’en haut sur le directeur, qui à nouveau devait tricher, et ainsi de suite en cercle vicieux.

Des objectifs élevés et des moyens insuffisants provoquaient aussi une aggravation du cloisonnement, et de l’attitude qui consiste à ne se soucier que de son secteur au détriment de l’économie en général - là aussi un cercle vicieux. Le problème amenait les directeurs à établir des priorités. Mais ce système de priorités et les méthodes de « campagne », manquant d’une évaluation quantitative claire, étaient source de gâchis et de distorsions. Pour combattre ces traits, une multitude de systèmes de contrôle était mis en place, ajoutant au gaspillage et provoquant, par leur manque de rigueur et d’harmonie, des pertes accrues. D’où la nécessité d’un contrôle plus serré, de montagnes de paperasse et d’une pléthore de fonctionnaires. Encore un cercle vicieux. Le cercle vicieux résultant du conflit entre des objectifs trop ambitieux et le bas niveau des moyens mis en œuvre se portait, mutatis mutandis, sur un mécanisme des prix très défectueux. Ce qui, à son tour, disposait à davantage de cloisonnements, à des campagnes de priorités et une infinité de contrôles.

Derrière ces problèmes se trouvaient des impératifs capitalistes : la concurrence mondiale pour la suprématie, et les gigantesques dépenses militaires nécessaires simplement pour survivre.

La basse productivité n’était pas uniquement imputable aux fautes de gestion au sommet, mais aussi à la résistance à la base des travailleurs. Il est impossible de se faire une idée exacte de la proportion dans laquelle cette basse productivité était le résultat de l’incompétence et des bévues de la hiérarchie ou de la résistance des travailleurs. Les deux aspects ne peuvent évidemment pas être dissociés. Le capitalisme en général, et sa variante étatique en particulier, se préoccupe de baisser les coûts et d’améliorer l’efficacité plutôt que de satisfaire les besoins humains. Sa rationalité était fondamentalement irrationnelle, en ce sens qu’il aliénait le travailleur, le transformant en une « chose », un objet manipulé, et non un sujet qui modèle sa vie en fonction de ses propres désirs. C’est pour cela que les travailleurs sabotaient la production (68).

Le chapitre consacré aux travailleurs russes se terminait par ces mots :

La préoccupation centrale des dirigeants russes aujourd’hui est de développer la productivité de l’ouvrier. Jamais l’attitude au travail n’a été aussi importante pour la société. En s’efforçant de transformer l-ouvrier en un rouage de l’appareil productif, les bureaucrates tuent en lui ce dont ils ont le plus besoin, la productivité et la créativité. Une exploitation accentuée et rationalisée crée un immense obstacle à l’accroissement de la productivité du travail.

Plus la classe ouvrière est qualifiée et intégrée, et plus non seulement elle résiste à l’aliénation et à l’exploitation, mais plus aussi elle manifeste de mépris pour ses exploiteurs et ses oppresseurs. Les travailleurs ont perdu tout respect pour les bureaucrates en tant qu’administrateurs techniques. Aucune classe dominante ne peut se maintenir longtemps face au mépris populaire (69).

Le capitalisme d’Etat bureaucratique sombrait dans une crise générale de plus en plus profonde. Comme l’expliquait Marx, quand un système social devient un frein au développement des forces productives, alors s’ouvre une époque de révolution.

Autopsie du régime stalinien

Un examen post-mortem révèle l’étendue de la maladie dont souffrait une personne de son vivant. De même, le moment de la mort d’un ordre social peut-il être son heure de vérité. Lorsqu’à l’automne et à l’hiver de 1989 les régimes d’Europe de l’Est mis en place par les armées de Staline ont commencé à s’effondrer, bientôt suivis par l’implosion du « communisme » en URSS même, un jugement clair sur la nature du régime stalinien se trouvait facilité.

La définition du régime stalinien comme socialiste, ou même comme un « Etat ouvrier dégénéré » - c’est-à-dire un stade transitoire entre capitalisme et socialisme - implique qu’il était plus progressif que le capitalisme. Pour un marxiste, cela signifie avant tout qu’il était capable de développer les forces productives de façon plus efficace que le capitalisme. Nous avons seulement à nous rappeler les mots de Trotsky :

Le socialisme a démontré son droit à la victoire, non dans les pages du Capital, mais dans une arène économique qui couvre le sixième de la surface du globe ; non dans le langage de la dialectique, mais dans celui du fer, du ciment et de l’électricité (70).

C’était bien en effet le langage du développement industriel qui expliquait les développements en Europe de l’Est et en URSS. Mais ce qui s’était passé, loin d’être une victoire, fut un ralentissement de la croissance économique à la fin des années 70 et au début des années 80, menant à la stagnation et à un écart de plus en plus grand entre ces pays et l’Ouest développé.

En URSS le taux de croissance annuel du PNB était le suivant : le Premier Plan Quinquennal (même si la prétention était exagérée), 19,2% ; 1950-1959, 5,8% ; 1970-1978, 3,7% ; en 1980-1982 il descendait à 1,5% ; pendant les dernières trois ou quatre années le taux de croissance était négatif (71).

Si la productivité du travail était plus dynamique en Europe de l’Est et en URSS qu’à l’Ouest, il est difficile de comprendre pourquoi les dirigeants de ces pays sont finalement tombés amoureux du marché. Dans ce cas, la réunification de l’Allemagne aurait dû voir l’épanouissement de l’industrie Est-allemande par rapport à celle de l’Allemagne de l’Ouest. Au lieu de cela, l’économie de l’ex-RDA s’est désintégrée depuis la réunification. Le nombre de travailleurs employés en Allemagne de l’Est en 1989 était de dix millions, il est maintenant de six millions. La productivité du travail en Allemagne de l’Est est de 29% seulement du niveau occidental (72). Ainsi le niveau de productivité de l’Allemagne de l’Est, le plus élevé d’Europe de l’Est, est très bas par rapport à celui de l’Allemagne de l’Ouest et des autres économies avancées avec lesquelles il est désormais en compétition.

Si l’URSS avait été un Etat ouvrier, aussi dégénéré fut-il, il est évident que face à une agression du capitalisme les travailleurs auraient défendu leur Etat. Trotsky a toujours considéré comme axiomatique que les travailleurs de l’Union soviétique l’auraient défendue si elle avait été attaquée par le capitalisme, aussi dépravée et corrompue que soit la bureaucratie dirigeante. Trotsky avait l’habitude de faire une analogie entre la bureaucratie soviétique et celle des syndicats. Il y a différents types de syndicats - militants, réformistes, révolutionnaires, réactionnaires, catholiques - mais ils sont tous des organisations qui défendent la part des travailleurs dans le revenu national. Trotsky proclamait qu’aussi réactionnaires que fussent les bureaucraties dirigeantes des syndicats, les travailleurs « soutiendraient toujours leurs démarches progressives et (...) les défendraient contre la bourgeoisie ».

Quand vint la brisure de 1989 les travailleurs d’Europe de l’Est ne défendirent pas « leur » Etat. Si les Etats staliniens étaient des Etats ouvriers, on ne peut pas s’expliquer pourquoi leurs seuls défenseurs furent la Securitate en Roumanie, la Stasi en RDA, etc., ni pourquoi la classe ouvrière soviétique a soutenu Eltsine, le représentant déclaré du marché.

Si le régime d’Europe de l’Est et d’URSS était post-capitaliste et qu’en 1989 il y a eu une restauration du capitalisme, comment cette restauration a-t-elle pu se produire avec l’extraordinaire facilité que l’on a pu voir ? Les événements ne sont pas compatibles avec l’affirmation de Trotsky selon laquelle la transition d’un ordre social à un autre est nécessairement accompagnée d’une guerre civile. Trotsky écrivait :

La thèse marxiste relative au caractère catastrophique du transfert du pouvoir des mains d’une classe sociale dans celles d’une autre s’applique non seulement aux périodes révolutionnaires, lorsque l’histoire s’élance follement en avant, mais aussi aux périodes de contre-révolution, quand la société retombe en arrière. Celui qui prétend que le gouvernement soviétique s’est progressivement changé de prolétarien en bourgeois se borne, pour ainsi dire, à projeter à l’envers le film du réformisme (73).

Les révolutions de 1989 en Europe de l’Est furent remarquables par l’absence d’importants conflits sociaux et de violences. Sauf en Roumanie, il n’y a pas eu de conflit armé. En fait, il y a eu moins d’affrontements violents en Allemagne de l’Est, en Tchécoslovaquie et en Hongrie que dans l’Angleterre de Thatcher entre la police et les mineurs en grève.

La transition d’un ordre social à un autre est nécessairement accompagnée par le remplacement d’un appareil d’Etat par un autre. Les machines d’Etat n’ont pratiquement pas été touchées en 1989. En Russie l’Armée soviétique, le KGB et la bureaucratie sont toujours en place. En Pologne les militaires ont collaboré au changement. Le général Jaruzelski, auteur du putsch de 1981, et le ministre de l’intérieur et administrateur en chef de la loi martiale, le général Kizcak, ont joué un rôle de premier plan dans les négociations de l’accord avec Solidarnósc et la formation du gouvernement de coalition de Mazowiecki.

Si une contre-révolution avait eu lieu, si c’était une restauration du capitalisme qui s’était produite, il y aurait dû y avoir un remplacement global d’une classe dirigeante par une autre. Au lieu de cela, nous avons vu la continuité du même personnel au sommet de la société ; les membres de la nomenklatura, qui dirigeaient l’économie, la société et l’Etat sous le « socialisme », font aujourd’hui la même chose sous le « marché ». Mike Haynes, dans son excellent article intitulé « Classe et crise : la transition en Europe de l’Est », écrit :

Ce qu’il (l’Etat) a réalisé a consisté à faire partiellement passer la base institutionnelle de son pouvoir de la « poche de l’Etat » dans une « poche privée ». Dans ce processus il y a eu une mobilité vers le haut à l’intérieur de la classe dirigeante et des nouveaux venus éventuels. Il y a eu aussi un changement dans l’équilibre du pouvoir à l’intérieur de la classe dirigeante entre ses différentes sections. Mais, démentissant ceux qui proclament que ce qui était en jeu c’était le remplacement du mode de production socialiste... par une société capitaliste, il n’y a aucun signe qu’un changement fondamental se soit opéré dans la nature de la classe dirigeante. Ce qui est frappant, c’est de voir le peu de mutations qu’il y a eu. Mettre un général à la retraite et nommer un colonel ne constituent pas plus une révolution sociale que le fait de vendre une entreprise d’Etat à ses directeurs, ou de la renationaliser, avec toujours les mêmes personnes aux commandes. Cela suggère bien plutôt que ce qui s’est produit, c’est une transformation interne dans un mode de production, en l’occurrence un changement dans la forme du capitalisme, à partir d’un capitalisme d’Etat totalitaire, vers des versions mixtes, à la fois étatiques et libérales (74).

Chris Harman a décrit de façon pertinente le mouvement comme « un pas de côté » - le passage d’une forme de capitalisme à une autre, du capitalisme étatique bureaucratique au capitalisme de marché.

Enfin, si l’URSS et les pays d’Europe de l’Est avaient été un système social et économique post-capitaliste, comment aurait-il été possible d’y greffer une économie capitaliste de marché ? On peut greffer un citron sur un oranger, ou vice-versa, parce qu’ils appartiennent tous deux à la même famille - le citrus ; on ne peut pas greffer une pomme de terre sur un oranger. Mike Haynes décrit avec quel succès le capitalisme libéral a été greffé sur l’économie stalinienne :

C’est précisément parce que les deux faces de la transition comportent les même traits structurels que l’opportunisme individuel, à l’échelle où nous l’avons vu, a été possible. Nous ne sommes pas seulement en présence de sociétés de classe, mais de sociétés de classe fondées dans le même mode de production, où le changement qui s’est produit a été dans la forme plutôt que dans l’essence. Faute de comprendre cela il est impossible de saisir comment, derrière le changement au sommet, les mêmes personnes, les mêmes familles, les mêmes réseaux sociaux célèbrent leur bonne fortune en 1990 comme ils l’ont fait dans les années 80. Il est possible qu’en bavardant ils aient une pensée émue pour un de leurs amis absent, mais ils ne perdront pas de vue l’essentiel : ils sont toujours au sommet, malgré la transition. Au-dessous d’eux, on trouve la même classe ouvrière, qui supporte toujours le fardeau de leur richesse, de leurs privilèges et de leur incompétence, comme elle l’a fait dans le passé.

Ceux qui étaient les véritables victimes de l’ordre ancien sont, aujourd’hui encore, les véritables victimes du nouveau (76).

Si l’extension du régime capitaliste d’Etat à l’Europe de l’Est avait commencé à remettre en question la théorie de l’Etat ouvrier dégénéré, la chute du régime stalinien a répondu à cette question de façon définitive. Dans les deux cas, la théorie du capitalisme étatique bureaucratique s’est affirmée comme la solution de rechange.

Le travail accompli par Trotsky dans l’analyse de la dégénérescence de la révolution russe et de la montée du stalinisme comme produit de la pression du capitalisme international sur un Etat ouvrier dans un pays arriéré a été une œuvre de pionnier. Trotsky a joué un rôle crucial dans la lutte contre la doctrine de Staline du « socialisme dans un seul pays ». Son approche historique matérialiste, totalement marxiste, du régime stalinien était essentielle pour l’élaboration de la théorie du capitalisme d’Etat. Il est nécessaire de défendre l’esprit du trotskysme tout en rejetant certaines de ses formulations.

Ma critique de la position de Trotsky se concevait comme un retour au marxisme classique. Le développement historique - particulièrement après la mort de Trotsky - a démontré que la conception de « l’Etat ouvrier dégénéré » n’était pas compatible avec la tradition marxiste classique, qui identifie le socialisme à l’auto-émancipation de la classe ouvrière. Pour préserver l’esprit des écrits de Trotsky concernant le régime stalinien, la lettre devait en être sacrifiée. La fin du socialisme factice d’URSS et d’Europe de l’Est ouvre des opportunités pour la redécouverte des véritables idées révolutionnaires de Lénine et de Trotsky, l’héritage authentique de la Révolution d’Octobre. Malgré la soi-disant « chute du communisme », les mots de conclusion de mon livre Le capitalisme d’Etat en Russie sont aussi vrais aujourd’hui que lorsqu’ils ont été écrits :

Le chapitre final ne peut être écrit que par les masses, mobilisées par elles-mêmes, conscientes des buts socialistes qu’elles poursuivent et des méthodes de leur réalisation, et conduites par un parti marxiste révolutionnaire.

La définition capitaliste étatique du régime stalinien utilisait la théorie trotskyste de la révolution permanente en prenant le système capitaliste mondial comme cadre de référence de base :

... lorsque la Russie est considérée comme partie intégrante de l’économie mondiale, les traits caractéristiques du capitalisme peuvent y être décelés : « l’anarchie dans la division sociale du travail et le despotisme dans la division au sein de l’atelier sont les conditions mutuelles de l’existence de l’une et de l’autre »... (77)

La théorie était à même d’expliquer la sujétion de la classe ouvrière russe à la dynamique de l’accumulation capitaliste en situant le régime stalinien dans son contexte global, le système étatique international dominé par la compétition militaire.

Notes :

(38) – idem, p. 61

(39) – K. Marx et F. Engels, Le manifeste du parti communiste, La Pléiade, Vol. 1, pp. 181-182

(40) – F. Engels, Anti-Dühring, Ed. Soc., p. 322

(41) – R. Luxemburg, Gesammelte Werke, Berlin, vol. 3, pp. 63-64

(42) – pour un développement de cet argument, voir T. Cliff, Neither Washington Nor Moscow, pp. 65-66

(43) – idem, pp. 66-67

(44) – L. Trotsky, Problems of the Development of the USSR : a Draft of the Theses of the International Left Opposition on the Russian Question, New York 1931, p. 36

(45) – New International, avril 1943

(46) – idem

(47) – voir, par exemple, L. Trotsky, La révolution trahie, in De la révolution, Ed. de Minuit, Paris 1963

(48) – K. Marx, Misère de la philosophie, La Pléiade, p. 118

(49) – K. Marx, Deux lettres sur Proudhon, Appendice I, La Pléiade, Vol. 1, p. 1454

(50) – K. Marx, Introduction à la critique de l’économie politique, La Pléiade, Vol 1, p. 250

(51) – T. Cliff, Le capitalisme d’Etat en Russie de Staline à Gorbatchev, EDI, Paris 1990, p. 170

(52) – idem

(53) – L. Trotsky, La révolution trahie

(54) – E. Mandel in Quatrième Internationale, n° 14, 1956

(55) – T. Cliff, The Class Nature of Stalinist Russia, Londres 1948, PP. 134-135

(56) – idem

(57) – T. Cliff, Russia : a Marxist Analysis, Londres 1964, pp. 197-198

(58) – idem, p. 198

(59) – idem, p. 240

(60) – idem, p. 287

(61) – idem, p. 256

(62) – idem, p. 256

(63) – idem, p. 254

(64) – idem, p. 257

(65) – idem, pp. 248-249

(66) – idem, pp. 250-254

(67) – idem, pp. 273-274

(68) – idem, p. 283

(69) – idem, pp. 309-310

(70) – L. Trotsky, La révolution trahie, in De la révolution, Ed. de Minuit, Paris 1963, p. 449

(71) – le revenu national du bloc de l’Est (COMECON) s’est accru annuellement de : 1951-55, 10,8% ; 1956-60, 8,5% ; 1961-65, 6,0% ; 1966-70, 7,4% ; 1971-75, 6,4% ; 1976-80, 4,1% ; 1981-85, 3% ; 1986-88, 3%. (Statistetcheskii éjégodnik stran – Tchlénov soviéta ékonomitcheskoï, Moscou 1989)

(72) – The Financial Times, 12 mai 1992

(73) – L. Trotsky, Writings 1933-34, pp. 102-103

(74) – M. Haynes, « Class and Crisis : the Transition in Eastern Europe », International Socialism, n°54, 1992, pp. 46-47

(75) – idem, p. 90

(76) – idem, p. 69

(77) – T. Cliff, Le capitalisme d’Etat en Russie de Staline à Gorbatchev, EDI, Paris 1990, p. 170

(...)

Chapitre IV
LA REVOLUTION PERMANENTE DEVIEE

Un autre problème que les trotskystes d’après-guerre ont eu des difficultés à résoudre a été celui du développement de la situation dans le tiers monde. La théorie de la révolution permanente, telle que Trotsky l’avait élaborée pour la Russie, prédisait l’affaiblissement de l’impérialisme et un changement social dans les pays du tiers monde. Ce dernier devait être conduit par la lutte que menait la classe ouvrière pour accomplir les tâches de la révolution bourgeoise, qui devait se poursuivre par le combat pour le socialisme. La question de savoir si la théorie de la révolution permanente pouvait expliquer le développement de la situation dans le tiers monde était posée de façon particulièrement aiguë par la Chine de Mao et le régime castriste de Cuba. La théorie s’appliquait-elle ? Il n’était à l’évidence pas possible de répondre simplement par « oui » ou par « non ». Il y avait beaucoup de similitudes entre ce qui se passait dans ces deux pays et la théorie de Trotsky, mais aussi par ailleurs des différences profondes. D’où la nécessité de formuler une théorie qui englobât les deux aspects. Ce fut la théorie de la révolution permanente déviée.

La prise du pouvoir par Mao Zedong

En dépit de leur étiquette « communiste », la classe ouvrière industrielle n’a joué aucun rôle dans la victoire des troupes maoïstes sur les nationalistes du Kuomintang en 1949. La composition sociale de ce parti était totalement non-ouvrière. L’ascension de Mao dans les rangs du parti avait coïncidé avec l’époque à laquelle il cessait d’être une organisation ouvrière. A la fin de 1926, au moins 66% de ses membres étaient des travailleurs, 22% des intellectuels et 5% seulement des paysans (99). Dès novembre 1928, le pourcentage des ouvriers avait chuté de plus de quatre cinquièmes à 10%. Un rapport officiel admettait que le parti « n’avait pas un seul noyau sain parmi les travailleurs de l’industrie » (100). Un an plus tard les ouvriers ne formaient plus que 3%, et la chute se poursuivit jusqu’à une absence quasi-totale à la fin de 1930 (101). A partir de là, et jusqu’à la victoire finale de Mao, il n’y avait plus d’ouvriers dans le parti.

Pendant un certain nombre d’années, le parti fut confiné à des mouvements insurrectionnels paysans au plus profond de la Chine du Centre, où il constitua une « République Soviétique Chinoise » ; ensuite, après une défaite militaire dans les provinces centrales en 1934, il s’installa au Nord-Ouest, dans le Shensi. Il n’y avait dans aucune de ces régions de classe ouvrière digne de ce nom. L’organe du Comintern n’exagérait nullement lorsqu’il écrivait : « La région frontalière est, socialement et économiquement, l’une des plus arriérées de la Chine » (102). Chu Teh répétait : « Les régions sous le contrôle des communistes sont les plus arriérées économiquement de tout le pays » (103). Aucune ville réelle ne tomba sous le contrôle des communistes avant les deux années précédant l’établissement de la République Populaire de Chine.

Les travailleurs avaient si peu d’importance dans la stratégie des communistes chinois pendant la période de lutte pour le pouvoir que le parti ne jugea pas utile de convoquer un congrès national des syndicats durant les 19 ans qui suivirent celui de 1929. Il ne se soucia pas davantage d’obtenir le soutien des ouvriers, comme en témoigne son refus déclaré de maintenir des organisations du parti dans les régions contrôlées par le Kuomintang pendant les années cruciales 1937-1945 (104). Lorsqu’en décembre 1937, en pleine guerre contre le Japon, le gouvernement du Kuomintang décréta la peine de mort pour fait de grève ou pour un simple appel à la grève, un porte-parole du Parti Communiste déclara à un journaliste que le parti était « pleinement satisfait » de la façon dont ce gouvernement conduisait la guerre (105). Même après le déclenchement de la guerre civile entre le Parti Communiste et le Kuomintang, il n’existait pratiquement aucune organisation du PCC dans les zones contrôlées par le Kuomintang, qui comprenaient tous les centres industriels du pays.

La conquête des villes par Mao a révélé, plus que toute autre chose, le divorce complet du Parti Communiste d’avec la classe ouvrière industrielle. Les leaders communistes se sont efforcés d’empêcher tout soulèvement ouvrier dans les villes à la veille de leur prise. Avant la chute de Tientsin et de Pékin, par exemple, le général Lin Piao, commandant de l’Armée de Libération Populaire, publia une proclamation appelant les habitants

... à rester calmes et à poursuivre leurs occupations courantes. Les fonctionnaires du Yuan Kuomintang ou le personnel policier de la province, de la ville, du pays ou d’un autre niveau des institutions gouvernementales, le personnel du district, de la ville, du village, ou de la Pao Chia (Sécurité du Kuomintang)... sont priés de rester à leur poste (106).

Au moment du passage du Yang-Tsé, avant la chute des grandes villes de la Chine centrale et méridionale (Shanghaï, Hankow, Canton), Mao et Chu Teh publièrent une proclamation similaire :

... les travailleurs et les employés de toutes les professions continueront leur travail... les fonctionnaires du gouvernement Kuomintang, aux niveaux central, provincial, municipal et à tous les divers niveaux, ou les délégués de l’Assemblée Nationale, membres des Yuans Législatif et de Contrôle ou les membres du Conseil Politique Populaire, personnels de police et chefs des organisations de la Pao Chia ... doivent rester à leur poste (107).

La classe ouvrière obtempéra et resta inactive. Un rapport de Nankin du 22 avril 1949, deux jours avant son occupation par l’Armée de Libération Populaire, décrivait la situation de la façon suivante :

La population de Nankin ne montre aucun signe d’effervescence. On a vu ce matin des foules de curieux se rassembler au mur de la rivière pour regarder le duel d’artillerie sur l’autre rive. Les affaires se font comme à l’accoutumée. Certains magasins sont fermés, mais c’est seulement parce qu’ils ne sont pas approvisionnés. Les cinémas projettent leurs films devant des salles pleines.

Un mois plus tard le correspondant du New York Times écrivait de Shanghai : « Les troupes rouges ont commencé à coller des affiches en chinois invitant la population à rester calme et lui assurant qu’il n’y avait rien à craindre » (108). A Canton, « après leur entrée les communistes ont pris contact avec l’hôtel de police et ont donné aux officiers et aux hommes l’instruction de rester à leur poste et de maintenir l’ordre » (109).

La thèse de Trotsky, selon laquelle les tâches de la révolution bourgeoise, comme la libération du joug de l’impérialisme, ne pouvaient être accomplies que par les travailleurs ne pouvait fournir une lecture de ce qui s’était passé en Chine.

La révolution cubaine

Un autre exemple de situation qui ne correspondait pas au scénario de Trotsky est fourni par les événements de Cuba. Là, ni la classe ouvrière, ni même la paysannerie n’ont joué de rôle sérieux. Les intellectuels de la classe moyenne ont occupé, dans l’accession de Castro au pouvoir, la totalité de l’arène du combat. Le livre de C. Wright Mills, Listen Yankee, qui est un monologue plus ou moins authentique des dirigeants cubains, se préoccupe surtout de ce que la révolution n’était pas :

... la révolution elle-même n’était pas une lutte ... entre les travailleurs salariés et les capitalistes... Notre révolution n’est pas une révolution faite par des syndicats ouvriers ou des travailleurs salariés des villes ou des partis ouvriers, ou quoi que ce soit de semblable... les salariés de la ville n’avaient aucune espèce de conscience révolutionnaire ; leurs syndicats étaient comme vos syndicats en Amérique du Nord, ils voulaient de l’argent et de meilleures conditions de travail. Il n’y a que cela qui les faisait bouger. Et certains d’entre eux étaient encore plus corrompus que chez vous (110).

A la suite de discussions avec les dirigeants cubains, Paul Baran, un partisan inconditionnel de Castro, écrivit :

Il semblerait que la partie employée de la classe ouvrière industrielle soit restée globalement passive dans toute la période révolutionnaire. Formant la couche « aristocratique » du prolétariat cubain, ces travailleurs participaient aux profits des monopoles - locaux et étrangers - étaient bien payés par rapport aux standards latino-américains, et jouissaient d’un niveau de vie considérablement supérieur à celui de la masse du peuple cubain. Le mouvement syndical relativement fort était dominé par le « syndicalisme du business » dans le style US, qui était totalement imprégné par le racket et le gangstérisme (111).

L’indifférence du prolétariat industriel expliquait l’échec total de l’appel à la grève générale lancé par Castro le 9 avril 1958, 16 mois après le début du soulèvement et 8 mois avant la chute du dictateur Batista. Les travailleurs étaient apathiques, et les communistes sabotèrent la grève. Ce n’est que plus tard qu’ils devaient prendre - en marche - le train de Castro (112).

Non seulement la classe ouvrière n’était pas impliquée dans l’ascension de Castro, mais la paysannerie ne l’était pas davantage. En avril 1958, le nombre total d’hommes armés sous le commandement de Castro ne s’élevait encore qu’à 180, et au moment de la chute de Batista il se montait à seulement 803 (113). Les cadres des forces castristes étaient des intellectuels. Et le petit nombre de paysans qui y participaient n’étaient certainement pas des salariés agricoles. Che Guevara a décrit les paysans qui ont rejoint Castro dans la sierra Maestra :

Les soldats qui constituèrent notre première armée de guérilleros campagnards venaient de la partie de cette classe sociale qui montre son amour de la possession de terre de la façon la plus agressive, qui exprime le plus parfaitement l’état d’esprit catalogué comme petit-bourgeois (114).

Le mouvement castriste était petit-bourgeois. Les 82 hommes sous les ordres de Castro qui, venant du Mexique, « envahirent » Cuba en décembre 1956, de même que les 12 survivants qui combattirent dans la Sierra Maestra, venaient tous de cette classe. « Les plus lourdes pertes furent subies par le mouvement de résistance urbaine, issu dans sa majeure partie de la classe moyenne, qui créa les acides politiques et psychologiques qui dissolvèrent les forces combattantes de Batista » (115).

D’une manière qui était caractéristique du mouvement cubain, Che Guevara affirmait que le rôle de la classe ouvrière industrielle serait insignifiant dans toutes les révolutions socialistes à venir :

Les campesinos, avec une armée formée de leurs semblables et luttant pour des objectifs qui leur sont propres, essentiellement une juste distribution des terres, viendront du pays profond pour prendre les villes... Cette armée, créée dans les campagnes, où mûrissent les conditions subjectives de la prise du pouvoir, s’emploiera à conquérir les villes de l’extérieur (116).

Dans les autres parties du Tiers Monde, la classe ouvrière n’a jamais joué de rôle autre que subsidiaire, et même lorsqu’elle était présente, elle n’agissait pas comme force indépendante en lutte pour le socialisme révolutionnaire, comme elle l’avait fait en Russie au cours de l’année 1917. Par conséquent les tâches consistant à surmonter des relations socio-économiques internes arriérées, et à accomplir la libération nationale du joug de l’impérialisme, étaient prises en charge par une variété de forces, en provenance de l’intelligentsia ou de l’Etat, qui jouaient le rôle assigné par Trotsky à la classe ouvrière dans la théorie de la révolution permanente. Bien que les résultats politiques obtenus en Afrique, en Asie ou en Amérique Latine fussent divers, c’est le capitalisme d’Etat, à un degré plus ou moins achevé, qui était le modèle dominant.

Qu’était-il arrivé à la théorie trotskyste de la révolution permanente ?

Les éléments de base de la théorie de Trotsky peuvent être schématisés en six points :

(1) Une bourgeoisie qui arrive tardivement sur la scène du capitalisme est fondamentalement différente de ses ancêtres d’un siècle ou deux auparavant. Elle est incapable de fournir une solution révolutionnaire, démocratique et consistante aux problèmes posés par le féodalisme et par l’oppression impérialiste. Elle est incapable de mener à bien la destruction systématique du féodalisme, la conquête d’une véritable indépendance nationale et la démocratie politique. Elle a cessé d’être révolutionnaire, que ce soit dans les pays avancés ou dans les contrées arriérées. Elle est devenue une force absolument conservatrice.

(2) Le rôle révolutionnaire décisif passe aux mains du prolétariat, même s’il est encore jeune et peu développé.

(3) La paysannerie, incapable d’une action indépendante, suivra les villes, et, conformément aux deux premiers points, se mettra sous la direction du prolétariat industriel.

(4) Une solution réelle de la question agraire et de la question nationale, une destruction des entraves sociales et impérialistes empêchant tout progrès économique rapide, rendra nécessaire une transgression des limites de la propriété privée bourgeoise : « La révolution démocratique, au cours de son développement, se métamorphose directement en révolution socialiste, et devient ainsi une révolution permanente » (117).

(5) La révolution socialiste « ne peut être achevée dans les limites nationales... Ainsi, la révolution socialiste devient permanente au sens nouveau et le plus large du terme : elle ne s’achève que dans le triomphe définitif de la nouvelle société sur toute notre planète » (118). C’est un rêve étroit et réactionnaire que d’essayer de réaliser le « socialisme dans un seul pays ».

(6) En conséquence, la révolution dans les pays arriérés mènerait à des convulsions dans les pays avancés.

Si la nature lâche et conservatrice de la bourgeoisie apparue tardivement (le premier point de Trotsky) est à l’évidence une loi absolue, le caractère révolutionnaire de la jeune classe ouvrière (second point) n’est, lui, ni absolu ni inévitable. Et si la classe ouvrière n’est pas révolutionnaire, les points (3), (4) et (5) ne pourront être réalisés.

A partir du moment où la nature révolutionnaire sans faille de la classe ouvrière, pilier central de la théorie de Trotsky, devient suspecte, toute la structure se décompose. Son troisième point ne se réalise pas, car la paysannerie ne peut pas suivre une classe ouvrière qui n’est pas révolutionnaire, et tous les autres éléments s’ensuivent. Mais cela ne signifie pas qu’il ne se passe rien. Un amalgame de circonstances nationales et internationales provoque un conflit entre les forces productives et les entraves du féodalisme et de l’impérialisme. Les masses paysannes entrent en mouvement de façon plus large et plus profonde que jamais auparavant. C’est chez elles que prend racine la rébellion nationale pour un meilleur niveau de vie et contre la ruine économique provoquée par l’impérialisme. Le résultat a été un type de transformation qui, tout en comportant des éléments de révolution permanente, s’en différenciait profondément. C’est ce que nous avons appelé la révolution permanente déviée (deflected permanent revolution), une théorie qui a été formulée en termes généraux pour la première fois en 1963 (119).

Si les deux classes essentielles de la société capitaliste moderne, les capitalistes et les travailleurs, ne jouent pas un rôle clé – l’une parce qu’elle est devenue une force conservatrice, l’autre parce qu’elle est détournée de son but par le stalinisme ou le réformisme - comment un tel changement majeur a-t-il pu se développer ? La pression des forces productives plus l’état de rébellion de la paysannerie n’étaient pas en eux-mêmes suffisants pour briser le joug des propriétaires fonciers et de l’impérialisme. Quatre autres facteurs sont intervenus :

(1) L’affaiblissement de l’impérialisme mondial comme conséquence de l’accroissement des contradictions entre les deux superpuissances, chaque bloc étant paralysé par l’existence de la bombe H. Cela limitait partiellement leur capacité à intervenir dans le tiers monde, de peur de déclencher une guerre entre elles.

(2) L’importance croissante de l’Etat dans les pays arriérés. C’est une des ironies de l’histoire que lorsque la société est confrontée à une tâche majeure, et que la classe qui accomplit traditionnellement cette tâche historique est absente, d’autres groupes sociaux, souvent organisés à l’intérieur du pouvoir d’Etat, la prennent en charge. Dans de telles conditions l’Etat joue un rôle très important. Il ne reflète pas seulement, ou même de façon dominante, la base économique nationale sur laquelle il s’élève, mais aussi les impératifs supranationaux de l’économie mondiale.

(3) L’impact du stalinisme et du réformisme dans le déviement de la force du mouvement ouvrier vers une direction différente de celle de la révolution socialiste. Très souvent les partis communistes, ou d’autres mouvements similaires possédant une influence sur la classe ouvrière, se sont efforcés de soutenir des forces locales représentant d’autres intérêts de classe et ont collaboré avec elles.

(4) L’importance croissante de l’intelligentsia dans la direction et l’unification de la nation, et par-dessus tout dans la manipulation des masses. Ce dernier point mérite d’être approfondi.

Le rôle dirigeant de l’intelligentsia dans un mouvement révolutionnaire est directement proportionnel à l’arriération générale - économique, sociale et culturelle - des masses dont elle est issue et au-dessus desquelles elle s’élève. C’était caractéristique du mouvement populiste russe, qui plus qu’aucun autre mettait l’accent sur la nécessité de convertir à la révolution les éléments les plus arriérés de la société, les paysans, et qui était aussi le groupe qui accordait le plus grand prix à l’intelligentsia, maîtresse de la « pensée critique ».

L’intelligentsia révolutionnaire s’est avérée un facteur beaucoup plus cohésif chez les nations émergentes d’après-guerre que dans la Russie tsariste. Avec une propriété privée bourgeoise indigène trop faible pour transformer la situation, et le sentiment que le fardeau de l’impérialisme devenait intolérable, le capitalisme d’Etat apparaissait comme une solution possible. L’affaiblissement de l’impérialisme, l’importance grandissante de la planification étatique, l’exemple de la Russie et le travail organisé et discipliné des partis communistes donnèrent à l’intelligentsia un programme de cohésion sociale. En tant que seule section non spécialisée de la société (parce qu’elle n’était pas prisonnière d’un rôle de classe défini dans les rapports de production), l’intelligentsia était à la fois le berceau de « l’élite révolutionnaire professionnelle » et pouvait paraître représenter les intérêts de la « nation » dans son ensemble face à des secteurs en conflit et à des intérêts de classe. Au surplus, elle était le groupe social le plus imbu de culture nationale, les paysans et les ouvriers n’ayant pour cela ni les loisirs ni les connaissances nécessaires.

Les intellectuels étaient également sensibles au retard technique de leurs pays. Participant au monde scientifique et technique du XXème siècle, ils étaient handicapés par l’arriération de leur propre nation. Ce sentiment était accentué par le « chômage intellectuel » endémique dans ces pays. Etant donné le retard économique général, le seul espoir pour la plupart des étudiants était la fonction publique, mais celle-ci était loin de pouvoir employer tout le monde (120).

La vie spirituelle des intellectuels connaissait elle aussi une crise. Dans l’écroulement de l’ordre existant et la désintégration des schémas traditionnels, ils se sentaient sans sécurité, sans racines, sans valeurs fermes. Les cultures en dissolution donnaient naissance au besoin urgent d’une nouvelle intégration qui devait, si elle voulait remplir le vide social et spirituel, être globale et dynamique. L’intelligentsia embrassa le nationalisme avec une ferveur religieuse.

Avant que leurs pays n’obtiennent la liberté politique, les intellectuels se trouvaient sous une double pression - privilégiés par rapport à la majorité de leur peuple, ils étaient cependant subordonnés aux gouvernants étrangers. Ce qui explique les hésitations et les vacillations si caractéristiques de leur rôle dans les mouvements nationaux. Leurs avantages créaient un sentiment de culpabilité, de « dette » à l’égard des masses « obscures », en même temps qu’un sentiment de distance et de supériorité à leur égard. L’intelligentsia était désireuse d’intégration mais sans assimilation, sans cesser d’être à part et au-dessus. Elle était en quête d’un mouvement qui unifierait la nation, lui ouvrant de larges perspectives, mais qui en même temps donnerait le pouvoir à l’intelligentsia elle-même.

Ils avaient une grande foi dans l’efficacité, y compris dans l’ingénierie sociale. Ils souhaitaient une réforme par en haut et auraient été heureux d’offrir un nouveau monde à leur peuple plein de gratitude, plutôt que de voir la lutte émancipatrice d’un peuple conscient de lui-même et librement organisé aboutir à un monde nouveau pour eux-mêmes. Ils étaient très intéressés par toutes les mesures susceptibles de sortir leur nation de la stagnation, mais très peu par la démocratie. Ils personnifiaient la tendance à l’industrialisation, à l’accumulation du capital, au renouveau national. Leur puissance était en relation directe avec la faiblesse des autres classes et leur nullité politique.

Tout cela faisait du capitalisme étatique totalitaire une perspective très séduisante pour les intellectuels. Et en fait c’était eux, essentiellement, qui portaient la bannière du communisme dans les nations émergentes. « Le communisme a trouvé un grand écho en Amérique Latine parmi les étudiants et la classe moyenne » écrivait un spécialiste de l’Amérique du Sud (121). En Inde, au congrès du Parti Communiste tenu à Amritsar en mars/avril 1958, 67% des délégués provenaient de classes autres que le prolétariat et la paysannerie (classe moyenne, propriétaires terriens et « petits commerçants ») ; 72% avaient une éducation secondaire (122). En 1943, on découvrit que 16% des membres du parti étaient des permanents (123).

La révolution permanente déviée

En ce qui concerne le Tiers Monde, la théorie de Trotsky suggérait que les forces motrices du développement social mèneraient à la révolution permanente et à la lutte des travailleurs pour le socialisme. Mais en l’absence d’un projet révolutionnaire, d’une activité et d’une direction prolétariennes, le résultat pouvait être une direction différente et un but différent : le capitalisme d’Etat. En faisant usage de ce qui, dans la théorie de Trotsky, était d’une validité universelle (le caractère conservateur de la bourgeoisie) et de ce qui était contingent (l’activité subjective du prolétariat), on parvenait à une variante qui, faute d’une meilleure appellation, fut nommée la révolution permanente déviée vers le capitalisme d’Etat. Cependant le thème central de la théorie de Trotsky reste aussi valide qu’il a toujours été : le prolétariat doit poursuivre sa lutte révolutionnaire jusqu’à ce qu’il triomphe dans le monde entier. Faute par lui d’atteindre ce but, il ne peut pas instaurer le règne de la liberté.
Chapitre V
L’HERITAGE

L’étude présente a commencé par juxtaposer les pronostics de Trotsky concernant la situation internationale après la Seconde Guerre Mondiale et l’état des choses à l’heure actuelle. Ensuite, elle a décrit comment la grande majorité des trotskystes a fermé les yeux sur la réalité pour rester fidèle à la lettre de Trotsky, tout en déviant complètement de son esprit. Trotsky aurait pu dire avec raison : « J’ai semé des dragons, mais j’ai récolté des puces ». Pourquoi cela s’est-il produit ? Pourquoi Mandel, Pablo et les autres dirigeants trotskystes, qui étaient très sérieux et pas du tout stupides, se sont-ils comportés d’une manière qui équivalait à vivre dans un monde imaginaire ? La raison en est que pendant les années noires de réaction - le nazisme et le stalinisme - ils se sont retrouvés très isolés, pratiquement sans aucun accès à la classe ouvrière. Au cours d’une aussi longue traversée du désert, assoiffés qu’ils étaient, ils ont succombé à des hallucinations, apercevant un mirage de verdure et d’eau fraîche.

Essayant de maintenir l’essence des enseignements de Marx, Lénine, Luxemburg et Trotsky, et affrontant la réalité de la situation du monde après la Seconde Guerre Mondiale, la tendance des International Socialists a fait l’effort de développer trois éléments de théorie :

(1) la définition de la Russie stalinienne comme capitaliste étatique, qui expliquait sa longue stabilité et sa chute ;

(2) la longue prospérité du capitalisme occidental, prenant racine dans l’économie permanente d’armements mais contenant en germe les crises futures ;

(3) l’explication des victoires de Mao Zedong et de Fidel Castro en termes de révolution permanente déviée.

Y avait-il, dans le monde réel, des situations concrètes susceptibles de confirmer le lien existant entre ces trois théories ?

Il y en avait incontestablement. La survie et la puissance du régime stalinien en Russie étaient la clé des deux autres développements.

D’abord, l’influence stalinienne a contribué de façon décisive à empêcher les profondes tensions sociales et politiques apparues à la fin de la Seconde Guerre Mondiale de se transformer en révolution prolétarienne. Les tensions sociales sur le continent européen étaient alors bien plus aiguës et plus profondes que celles de la fin de la Première Guerre, qui avaient provoqué des révolutions en Russie, en Allemagne, en Autriche, en Hongrie, et des situations pré-révolutionnaires dans un grand nombre d’autres pays. Si de telles révolutions ne se sont pas produites en 1945, c’est à cause des partis communistes. Tirant profit de leur aura radicale, les dirigeants staliniens ont pu jouer un rôle central dans l’endiguement de la vague montante de la révolution et dans la sauvegarde du capitalisme.

Les exemples de la France, de l’Italie et de l’Allemagne illustrent le potentiel qui a été perdu. En août 1944, c’est la Résistance, dirigée par le Parti Communiste, qui a libéré Paris des troupes nazies : la situation dans son ensemble était entre leurs mains. Il n’y avait pas de comparaison possible entre les communistes et les groupes politiques rivaux. Dans La politique de la guerre Gabriel Kolko explique que « les groupes résistants d’idéologie gaulliste ont toujours été une petite minorité. Dans beaucoup de régions importantes ils existaient à peine » (124). Le Parti Socialiste, lui non plus, ne bénéficiait que d’un infime soutien populaire :

Les socialistes avaient été le parti par excellence de la Troisième République, et leur entêtement compulsif à se maintenir en politique, même après l’établissement du régime de Vichy, aboutit finalement à l’exclusion par le parti des deux tiers de ses parlementaires pour collaboration et compromission. Après 1941, les socialistes disparurent littéralement en tant que parti, et ne commencèrent à reconstituer leurs rangs qu’en 1944 (125).

Cela laissait le terrain entièrement libre pour le Parti Communiste : « Les communistes dominaient l’organisation de résistance ; les Francs Tireurs et Partisans... étaient le groupe le plus important » (126). Ian Birchall décrit la situation en France de la façon suivante :

La libération de la France de l’occupation nazie, dans la seconde moitié de 1944, laissa le pays dans un état de fièvre. Au début le gouvernement central contrôlait mal la situation. Dans de nombreuses municipalités, des comités de libération furent constitués ; à Marseille, les autorités locales mirent en place un programme d’appropriation publique régionale sans même consulter Paris. Des tribunaux populaires furent constitués et 11.000 collaborateurs exécutés.

Les comités de libération étaient pour la plupart contrôlés par le Parti Communiste Français et le gouvernement n’avait pas le pouvoir d’intervenir, le ministre de l’intérieur les exhortant en vain à cesser d’agir de façon autonome. C’est seulement l’intervention de Maurice Thorez, dirigeant du PCF, qui put les retenir. Il proclama :

Les comités de libération locaux ne doivent pas se substituer à l’administration municipale et départementale, de la même façon que le Conseil National de la Résistance ne s’est pas substitué au gouvernement (127).

C’est le même Maurice Thorez, de retour de Moscou, qui lança l’appel « Une seule police, une seule armée, un seul Etat ». C’est ainsi que la Résistance fut désarmée. Kolko écrit :

Thorez disciplina la vieille direction militante regroupée autour d’André Marty et Charles Tillon, qui furent finalement exclus ; il proscrivit les grèves et demanda aux ouvriers de travailler davantage, et mit en place la dissolution des organisations de la Résistance. Il subordonnait tout objectif social à celui de gagner la guerre ; « la tâche des comités de libération n’est pas d’administrer », dit-il au comité central du parti de janvier 1945, « mais d’aider ceux qui administrent. Ils doivent, par-dessus tout, mobiliser, entraîner et organiser les masses pour que l’effort de guerre maximal puisse être obtenu, et soutenir le gouvernement provisoire dans l’application du programme mis en place par la Résistance ». En bref, au point critique de l’histoire du capitalisme français, le parti de la gauche refusait d’agir contre lui. « L’unité de la nation », répétait Thorez inlassablement, était un « impératif catégorique »... Le Parti aida à désarmer la Résistance, à faire revivre une économie moribonde, et à créer suffisamment de stabilité pour permettre au vieil ordre social un apport d’oxygène crucial - et ne cessa de proclamer sa fierté de ce qu’il avait accompli (128).

En Italie, la vague révolutionnaire monta peut-être encore plus haut. Pierre Broué écrit :

« En Italie c’était l’agitation des travailleurs - et personne ne sera surpris d’apprendre qu’elle avait commencé aux usines Fiat - qui finalement ébranla le sol sous les pieds du régime fasciste, et creusa la tombe de Benito Mussolini » (129).

La grève dans l’énorme usine Fiat se transforma en une grève générale, qui renversa le régime le jour suivant. Un an après :

En mars 1944 ... une protestation nouvelle et encore plus impressionnante se répandit à travers l’Italie occupée. Cette fois les slogans des travailleurs étaient plus politiques, exigeant la paix immédiate et la fin de la production de guerre pour l’Allemagne. Les chiffres étaient supérieurs aux prévisions les plus optimistes. 300.000 travailleurs arrêtèrent le travail dans la province de Milan. Dans la ville même, les ouvriers du tram firent grève le 1er mars, et ne furent contraints de rentrer le 4 que par une campagne d’intimidation à leur encontre. La grève se propagea au-delà du triangle industriel, aux usines textiles de Vénétie et aux villes d’Italie centrale de Bologne et de Florence. Les femmes et les travailleurs les plus mal payés étaient le fer de lance de l’agitation. A un moment ou à un autre dans la première semaine de mars, des centaines de milliers de travailleurs posèrent leurs outils (130).

La lutte de la classe ouvrière italienne au niveau social, politique aussi bien que sous la forme armée se poursuivit sans désemparer, avec pour résultat que dès le début de 1945, les secteurs ouvriers de Turin étaient des zones où les fascistes et les Allemands ne s’aventuraient plus (131). Finalement :

Le 1er mai la totalité de l’Italie du Nord était libérée. Le caractère insurrectionnel et populaire de la libération, qui a laissé une impression indélébile dans les mémoires de ceux qui l’ont vécue, était un fait accompli dans la plupart des quartiers. Dans les autres il provoquait une angoisse profonde. Il y eut de terribles règlements de comptes, avec peut-être 12 à 15.000 exécutions sommaires dans les jours qui ont suivi la libération. Quant aux industriels du Nord, ils avaient compté sur une passation indolore du pouvoir des fascistes aux autorités anglo-américaines. Au lieu de cela, ils trouvèrent leurs usines occupées, les ouvriers en armes, et un délai d’une dizaine de jours entre l’insurrection et l’arrivée des Alliés. Les plus gravement compromis n’osèrent pas attendre et s’enfuirent en Suisse. Dans les quelques mois suivants, la peur d’une révolution socialiste imminente resta très forte dans les milieux capitalistes (132).

Le fait que cette révolution ne se soit pas produite est dû, par-dessus tout, au contrôle exercé par le Parti Communiste Italien. Broué écrit :

Le Parti Communiste Italien - cette section de l’Internationale Communiste sous le contrôle direct de Moscou - fit des avances aux notables, aux fascistes repentis, aux maréchaux et aux princes de l’Eglise, et leur proposa un compromis qui devait les sauver tous de la pression de la rue en échange de postes ministériels, et donc d’une reconnaissance légale pour l’agence moscovite en Italie (133).

Comme pour Thorez en France, le rôle-clé fut joué par le dirigeant communiste italien Togliatti, qui, lui aussi, rentrait d’un long séjour à Moscou. Ginsburg écrit :

A son arrivée à Salerne, Togliatti informa ses camarades, au milieu d’un certain étonnement et d’une certaine opposition, de la stratégie qu’il entendait que le parti suive dans l’avenir immédiat. Les communistes, dit-il, devaient mettre en sourdine leur hostilité envers la monarchie. Ainsi, ils devaient convaincre toutes les forces antifascistes de participer au gouvernement royal, qui contrôlait désormais toute l’Italie au Sud de Salerne. Entrer au gouvernement, proclamait Togliatti, était le premier pas pour réaliser l’objectif essentiel de la période – l’unité nationale contre les nazis et les fascistes. Le but principal des communistes devait être la libération de l’Italie, et non une révolution socialiste.

Togliatti insistait sur le fait que l’unité du temps de guerre devait, si possible, se prolonger dans la période de reconstruction. Cette grande coalition devait comporter, non seulement les socialistes, mais aussi la Démocratie Chrétienne (DC). Dans un discours tenu à Rome en juillet 1944 il caractérisa la DC comme un parti qui avait dans ses rangs « une masse de travailleurs, de paysans, d’intellectuels et de jeunes qui partagent fondamentalement nos aspirations parce que, comme nous, ils veulent une Italie démocratique et progressiste » (134).

En avril 1944, Togliatti affirma que les partis de Comité National de Libération devaient jurer fidélité au roi et rentrer dans le gouvernement du maréchal Badoglio, qui avait été commandant en chef sous Mussolini, et chef des troupes italiennes d’invasion en Abyssinie en 1935. Togliatti devint même ministre de Badoglio ! (135)

En Allemagne, la situation révolutionnaire était encore plus complexe qu’en France et en Italie, pourtant là aussi il y avait un potentiel révolutionnaire inutilisé. Il est vrai que la répression nazie avait rendu la résistance au IIIème Reich extrêmement difficile, mais c’était seulement un des côtés de l’équation. Les capacités de lutte furent aussi systématiquement affaiblies de l’intérieur du camp antinazi. En 1933, la direction politique désastreuse des réformistes du SPD et par-dessus tout du Parti Communiste (KPD) sous le contrôle de Staline avait laissé les travailleurs allemands désabusés et confus face à la prise du pouvoir d’Hitler sans réelle opposition. La signature, en 1939, du pacte Hitler-Staline avait brisé le moral des communistes allemands, qui constituaient la seule résistance de masse aux nazis. On peut en voir un signe dans le nombre des tracts illégaux saisis par la Gestapo, qui passèrent de 15.922 en 1939 à 1.277 en 1940.

Même au cours de la guerre, la tactique des Alliés semblait calculée pour décourager toute révolte contre le IIIème Reich et produire à la place une morosité passive. A l’Est, Staline proclamait qu’il menait la « Grande Guerre Patriotique » et la cible cessa d’être le régime nazi pour devenir l’ensemble des allemands. La propagande anti-allemande, pratiquement raciste, de la Russie a contribué à saper tout développement d’un mouvement de résistance contre les nazis. A longueur de colonnes, dans la presse soviétique, Ilya Ehrenburg répétait la phrase : « le seul bon allemand est un allemand mort ». Je me souviens d’un court article signé de lui dans lequel il racontait comment un soldat allemand, se trouvant face à un soldat russe, avait levé les mains en disant : « Je suis le fils d’un forgeron » - comment mieux formuler une appartenance à la classe ouvrière ! Quelle fut la réaction du soldat russe ? Ehrenburg écrit : « Le soldat russe répondit : "Tu es un allemand, et responsable des crimes des allemands", sur quoi il plongea sa baïonnette dans la poitrine du soldat allemand ».

Les soldats allemands avaient mis un terme à la Première Guerre Mondiale en faisant une révolution contre le Kaiser, mais dans les conditions de la Seconde Guerre Mondiale aucun mouvement semblable n’a pu voir le jour car, comme le formulait un soldat : « Dieu veuille que nous ne perdions pas la guerre. Si la vengeance s’abat sur nous, nous allons passer un mauvais moment ».

Malgré tout, les germes de la révolution étaient présents. A la fin de la guerre, le couvercle de la répression fut soulevé, et les travailleurs allemands eurent enfin l’occasion de s’exprimer. Ce qui se révéla fut stupéfiant. Un gigantesque mouvement de comités antifascistes, ou « Antifas », se répandit en Allemagne au fur et à mesure que de nouvelles régions étaient libérées du nazisme. Il y eut plus de 500 de ces comités, qui étaient de façon écrasante ouvriers dans leur composition. Pendant une brève période, entre le renversement du régime nazi et le retour à « l’ordre » imposé par les forces d’occupation alliées (russes à l’Est, américaines et anglaises à l’Ouest), les travailleurs furent libres dans un double sens. Non seulement la tyrannie nazie avait disparu, mais aussi, comme résultat du long règne de la Gestapo, l’influence paralysante des dirigeants sociaux-démocrates et staliniens se trouvait temporairement neutralisée.

Les Antifas se développèrent de façon prodigieuse. A Leipzig (sur le territoire qui allait devenir l’Allemagne de l’Est) il y avait 38 comités locaux, revendiquant 4.500 militants et 150.000 adhérents. Malgré les pertes causées par la guerre (la population était tombée de 700.000 à 500.000), plus de 100.000 personnes participèrent au défilé du 1er mai 1945. A Brême (Allemagne de l’Ouest), une ville dont 55% des maisons étaient inhabitables et où un tiers de la population avait fui, il y avait 14 groupes locaux, avec 4.265 membres. Une quinzaine plus tard, le chiffre était de 6.495. Beaucoup d’Antifas étaient organisés sur le lieu de travail. Dans la Ruhr centrale, peu de temps après la libération, une assemblée de représentants des lieux de travail du bassin houiller comportait 360 délégués de 56 puits et de beaucoup d’autres entreprises.

Les Antifas étaient déterminés à extirper le nazisme. Des grèves se déclenchèrent, qui exigeaient une purge des activistes nazis. A Brême et ailleurs, les bâtiments du syndicat nazi, le Front du Travail Allemand, furent réquisitionnés. Des libérés des camps de concentration étaient logés dans les appartements vacants des activistes nazis, et les plus notoires de ces derniers furent remis aux autorités. Stuttgart alla plus loin, et constitua ses propres « Tribunaux révolutionnaires ».

Il y avait une conscience claire que seule la prise en charge des opérations par les travailleurs eux-mêmes pouvait supprimer le nazisme pour de bon. La Mine du Prince Régent à Bochum appela à une grève générale politique et lança le slogan « Vive l’Armée Rouge ! », en référence, non pas à l’armée soviétique, mais aux forces insurrectionnelles de la révolution allemande de 1921-1923. Un projet fut avancé selon lequel « dans l’Etat futur il n’y aura plus d’employeurs comme par le passé. Nous devons nous organiser et travailler comme si l’entreprise était à nous ! » Dans certains endroits les ouvriers confisquèrent leurs usines et la direction prit la fuite. Les Antifas mettaient en place leurs propres milices d’usine et remplaçaient les commissaires de police et les maires par des gens nommés par eux. La situation à Stuttgart et à Hanovre était décrite comme étant celle d’une « dualité de pouvoir », les Antifas ayant constitué leur propre police, conquis tout un ensemble de positions locales de pouvoir et commencé à organiser des services vitaux tels que la constitution de réserves de nourriture.

Le témoignage oculaire d’un fonctionnaire américain mérite d’être cité de façon extensive :

Dans des zones largement dispersées, sous une quantité de noms différents et apparemment sans connexion entre eux, des mouvements unitaires antinazis ont vu le jour immédiatement après la chute du gouvernement nazi... Bien qu’ils n’aient aucun contact entre eux, ces groupes font montre de remarquables similitudes dans leur organisation et dans leur programme. L’initiative de leur création semble dans chaque cas être le fait de personnes actives pendant la période nazie et qui étaient en contact les unes avec les autres sous une forme ou une autre... Des dénonciations de nazis, des efforts pour empêcher la reconstitution d’un mouvement nazi dans la clandestinité, la dénazification des autorités locales et de l’industrie privée, l’amélioration du logement et la constitution de réserves de ravitaillement - ce sont là les questions qui préoccupent prioritairement les organisations nouvellement créées... On est donc fondé à conclure que ces communautés représentent la jonction spontanée de forces de résistance antinazies qui, aussi longtemps que le régime de terreur s’est maintenu, étaient demeurées impuissantes.

Le rapport poursuivait en mettant en contraste les activités de la gauche, qui insistait sur l’éradication de toute trace de nazisme comme condition préalable de tout nouveau départ, et celles de la droite, qui « se concentrait sur la tentative de préserver dans les ruines du régime hitlérien tout ce qui pouvait être utilisable ».

Hélas, les Antifas n’ont pu exister dans chaque localité que pendant de courtes semaines, opposés qu’ils étaient non seulement aux forces d’occupation (y compris l’armée russe) mais aussi aux staliniens dans le mouvement ouvrier. Dès que le contrôle des forces d’occupation s’affermissait, ils étaient interdits. Ceci s’applique aussi bien au secteur oriental contrôlé par les Soviétiques qu’à l’Ouest. Les Antifas furent dissous avec la complicité active des deux partis ouvriers. Après l’accord de Yalta, les staliniens du KPD acceptèrent que les Alliés occidentaux aient le droit de contrôler leur sphère d’influence, et ne toléraient aucune action indépendante à l’Est non plus. A l’Ouest, le SPD réformiste n’avait aucun intérêt à se faire le champion de la révolution. De telle sorte que la période en question fut brève - seulement quelques semaines dans chaque localité au printemps de 1945. Malgré tout, elle avait démontré le potentiel de pouvoir ouvrier qui devait être neutralisé dans une large mesure par le stalinisme, à la fois par en haut et par en bas (136).
CONCLUSION

Si, conformément à la prophétie de Trotsky, le régime stalinien n’avait pu survivre à la guerre, il est évident que les partis staliniens de France et d’Italie n’auraient pas eu le pouvoir énorme de préserver l’ordre capitaliste dans ces deux pays. De même, la classe ouvrière allemande n’aurait pas été paralysée comme elle l’a été après la chute d’Hitler.

La survie du capitalisme d’Etat a abouti à la survie du capitalisme occidental, car c’était leur intérêt à tous deux d’éviter la révolution. Mais c’était un système de frères ennemis, et les alliés d’hier se sont retrouvés bientôt engagés dans une coûteuse course aux armements - la Guerre Froide, qui a constitué la base de l’économie permanente d’armements qui s’est mise en place à l’Ouest.

Le lien entre l’existence du régime stalinien en Russie et la révolution permanente déviée en Chine et à Cuba est plus évident. C’est l’existence d’une Russie forte qui a inspiré les armées maoïstes dans leur combat prolongé contre l’impérialisme japonais et contre le Kuomintang de Tchang Kaïtchek. C’est l’exemple d’une industrialisation forcée accélérée de la Russie arriérée sous la botte de Staline qui a inspiré les partis staliniens et les nouveaux gouvernements du tiers monde pour lesquels elle était un modèle. La politique stalinienne d’alliance avec des forces locales pro-capitalistes signifiait que l’impérialisme n’était pas renversé par la révolution des travailleurs. L’impérialisme a souvent pu se désengager politiquement des colonies sans avoir à relâcher son emprise économique. Là où des politiques capitalistes étatiques ont été mises en œuvre, des alliances avec le bloc russe ont pu se former, mais la situation des travailleurs était toujours l’exploitation et l’asservissement au joug capitaliste.

Par conséquent, le pronostic de Trotsky concernant le sort du régime stalinien ne se réalisant pas, le reste de ses prévisions - sur les développements dans les pays capitalistes avancés aussi bien que dans les contrées arriérées - resta également lettre morte.

La troïka - capitalisme d’Etat, économie permanente d’armements et révolution permanente déviée - constituait une unité, une totalité embrassant les changements dans la situation de l’humanité après la Deuxième Guerre Mondiale. C’est là une affirmation du trotskysme en général, même si c’est partiellement sa négation. Le marxisme est une théorie vivante, qui doit se perpétuer telle qu’elle est - et en même temps changer. Cela dit, la troïka n’a pas été conçue comme unité et ne s’est pas constituée d’un seul coup. Elle était le résultat d’un certain nombre d’explorations prolongées des développements économiques, sociaux et politiques dans trois parties du globe : la Russie et l’Europe de l’Est, les pays capitalistes industriels avancés, et le tiers monde. Les axes de recherche s’entrecroisaient continuellement. Mais c’est seulement à la fin de ce processus que les interrelations entre les différentes sphères de la recherche sont apparues clairement. C’est seulement du haut de la montagne que l’on peut voir les relations entre les différents chemins qui conduisent au sommet, et c’est à partir de ce point de vue avantageux que l’analyse a pu se transformer en synthèse, la dialectique marxiste émergeant triomphante.

Comprendre les changements réels dans la structure de l’économie, de la société et de la politique dans le monde, avec les inégalités massives qui le déchirent, permet à son tour de saisir les possibilités concrètes, réelles, qu’ont les révolutionnaires de s’inscrire dans le processus de changement.

Aujourd’hui, le régime stalinien du bloc de l’Est est mort et enterré. Le capitalisme mondial n’est plus propulsé par l’économie permanente d’armements. La voie capitaliste étatique dans le tiers monde a été abandonnée, en même temps qu’une intégration économique globale plus tendue restreint considérablement la marge de manœuvre des classes dirigeantes locales ou des groupes aspirant à jouer ce rôle. A travers le monde - à l’Ouest, à l’Est et dans les pays en développement - des millions de travailleurs ont été licenciés ; des dizaines de millions de chômeurs vivent à côté d’un nombre croissant de millionnaires et de milliardaires.

La troïka - la définition de la Russie comme capitaliste étatique, l’économie permanente d’armements comme explication de la prospérité d’après-guerre dans les pays capitalistes avancés, et la révolution permanente déviée expliquant le succès du maoïsme dans le tiers monde - pourrait paraître sans actualité pour les marxistes aujourd’hui. Mais elle ne l’est pas.

D’abord, les idées survivent souvent longtemps après que les conditions matérielles qui les ont fait naître aient disparu ; un rond dans l’eau causé par le jet d’une pierre continue à se propager bien après que la pierre ait cessé de bouger.

Ainsi les illusions concernant le régime stalinien survivent aussi bien parmi ses partisans que pour ses adversaires bourgeois. L’idée selon laquelle la propriété étatique de l’industrie et la planification économique, même sans démocratie ouvrière, équivalent au socialisme, est toujours vivante.

C’est le plein-emploi (ou presque) qui a suivi le déclenchement de la Seconde Guerre Mondiale qui a renforcé la séduction du keynésianisme. La théorie de l’économie permanente d’armements a été la seule alternative marxiste sérieuse au keynésianisme pour expliquer la situation de l’époque. Le keynésianisme est toujours vivant et vigoureux, et on le présente aujourd’hui comme la solution de rechange au libéralisme économique de marché.

Les idées du maoïsme ont encore de l’attrait pour beaucoup de gens, en particulier dans le tiers monde. L’image de Che Guevara a encore un grand prestige en Amérique Latine. L’idée que seule la classe ouvrière, s’organisant dans une lutte pour le socialisme conduite par des marxistes révolutionnaires, peut mener à bien la révolution n’est pas très répandue dans les mouvements de libération nationale.

Il y a une autre raison pour laquelle les trois théories dont il est question ici ont besoin d’être étudiées. Cela concerne la nature et la continuité de la tradition marxiste ; comme l’a formulé Trotsky, le parti révolutionnaire est la mémoire de la classe ouvrière. Avant la mort de Trotsky, cette mémoire, la continuité réelle du mouvement, était représentée par une masse d’individus. Ceci peut être montré de façon concrète.

La Première Internationale était constituée d’organisations relativement importantes, et bien qu’il y ait eu une interruption d’une vingtaine d’années entre la fin de la Première et la fondation de la Deuxième Internationale, des milliers de membres de la première rejoignirent la seconde. La Troisième Internationale (l’Internationale Communiste, ou Comintern) naquit comme conséquence de grandes scissions dans la Deuxième Internationale. Le Parti Socialiste Italien, lors de sa conférence de Bologne en septembre 1919, vota pour adhérer à l’Internationale Communiste, apportant 300.000 membres. En Allemagne, le Parti Social Démocrate Indépendant, qui s’était séparé en 1917 du Parti Social Démocrate, décida lui aussi de rejoindre l’Internationale Communiste, ajoutant 300.000 membres. En 1920 le Parti Communiste Français (SFIC), se séparant du Parti Socialiste (SFIO), adhéra, ajoutant encore 140.000 membres. En juin 1919, les Socialistes bulgares votèrent pour l’affiliation, apportant 35.478 membres. Le Parti Socialiste Yougoslave, lui aussi un parti de masse, adhéra. Le Parti Social Démocrate Tchécoslovaque scissionna en décembre 1920, la Gauche Communiste conservant la moitié des effectifs et fondant un Parti Communiste de 350.000 membres. Une scission similaire dans le Parti Social Démocrate de la minorité de langue allemande ajouta des forces supplémentaires, et après leur unification le parti comptait 400.000 membres. Le Parti Travailliste Norvégien adhéra au Comintern au printemps 1919. En Suède, la majorité du Parti Socialiste, après une scission, rejoignit l’Internationale, ajoutant 17.000 membres (137).

Malheureusement, il n’y a pas eu de vraie continuité, en termes de révolutionnaires individuels, entre l’Internationale Communiste de Lénine et Trotsky du début des années vingt et le mouvement trotskyste dans les années trente et après la Deuxième Guerre Mondiale. Ecrasée entre le poids énorme du stalinisme et la terreur hitlérienne, l’organisation trotskyste a toujours consisté en petits groupes sur les marges des mouvements de masse. Ainsi le nombre de trotskystes à Berlin à la veille de la victoire d’Hitler était de 50 (138) ! Malgré la révolution espagnole de 1936, en septembre 1938, d’après le rapport de la Conférence de Fondation de la Quatrième Internationale, le nombre de militants de la section espagnole se situait entre 10 et 30 ! (139)

Les Première, Deuxième et Troisième Internationales ont vu le jour dans des périodes de montée des masses ; les organisations trotskystes sont nées dans une période tragique entre toutes de l’histoire de la classe ouvrière - la victoire du nazisme et celle du stalinisme. Si l’on ne comprend pas pourquoi, pendant deux générations, le trotskysme était isolé et impuissant, et les trotskystes enclins à perdre leur chemin, on ne peut qu’en venir à des conclusions pessimistes en ce qui concerne le futur. Comprendre le passé permet de voir clairement que l’heure du trotskysme, comme chaînon de la continuité du marxisme, est sur le point de sonner.

Aujourd’hui le stalinisme, l’énorme obstacle qui a empêché le développement du marxisme révolutionnaire, du trotskysme, n’existe plus. Le capitalisme dans les pays avancés ne connaît plus d’expansion et ainsi les mots du Programme de Transition de 1938, selon lesquels « il ne peut plus être question de réformes sociales systématiques et d’élever le niveau de vie des masses » (140) sont à nouveau conformes à la réalité. La théorie classique de la révolution permanente, telle qu’élaborée par Trotsky, est de retour sur l’agenda, comme le montre la révolution indonésienne de 1998.

La troïka explique pourquoi, pendant une période, une longue période, le système existant - le capitalisme - a perduré, même s’il s’affublait d’un certain nombre de déguisements. Elle montre en même temps les développements à l’œuvre qui sapaient cette stabilité : pendant un certain temps ces processus étaient d’ordre moléculaire, pratiquement invisibles à l’œil nu. Mais finalement la quantité se transforme en qualité, et le système dans son ensemble est secoué de crises et de convulsions. C’est alors, comme dit Marx, que l’humanité « sautera de sa place et jubilera : Bien creusé, vieille taupe ! » (141)

Notes :

(99) – R.C. North, Kuomintang and Chinese Communist Elites, Stanford 1962, P. 32

(100) – H.R. Issacs, The Tragedy of the Chinese Revolution, Londres 1938, p. 333

(101) – idem, p. 394

(102) – World News and Views, 22 avril 1939

(103) – S. Gelder, The Chinese Communists, Londres 1946, p. 167

(104) – voir Manifeste communiste publié à Chungking, 23 nov. 1938, compte rendu dans le New York Times, 24 nov. 1938

(105) – H.R. Issacs, op. cit., p. 456

(106) – Agence Chine Nouvelle, 11 janvier 1949

(107) – idem, 3 mai 1949

(108) – New York Times, 25 mai 1949

(109) – South China Morning Post, 17 octobre 1949

(110) – C. Wright Mills, Listen Yankee, New York 1960, p. 47

(111) – P. A. Baran, Reflections on the Cuban Revolution, New York 1961, p. 17

(112) – le parti communiste cubain, le Parti Socialiste du Peuple, a eu de nombreuses choses à faire oublier. Il a soutenu le régime de Batista entre 1939 et 1946. Il a participé au premier gouvernement Batista avec deux ministres. En 1944, le journal communiste Hoy déclarait à propos de Batista qu’il était « l’idole du peuple, le grand homme de notre politique nationale, l’homme qui incarne l’accord sacré pour un nouveau Cuba ». Castro fut considéré comme un aventurier petit-bourgeois. Comme il a été établi plus haut, les communistes n’ont pas participé à la grève d’avril 1958. C’est seulement le 28 juin 1958 qu’ils demandèrent, et encore bien timidement, « des élections démocratiques propres » pour se débarrasser de Batista – voir P.A. Baran

(113) – discours de Castro le 1er décembre 1961, El Mundo La Habana, 22 décembre 1961

(114) – E. Che Guevara, « Cuba : exceptional case ? », Monthly Review, New York, juillet-août 1961, p. 59

(115) – T. Draper, « Castro’s Cuba. A revolution betrayed », Encounter, Londres, mars 1961

(116) – E. Che Guevara, op. cit., p. 63

(117) – L. Trotsky, La révolution permanente, in De la révolution, Ed. de Minuit, p. 366

(118) – idem, p. 366

(119) – T. Cliff, La révolution permanente déviée, publié par Socialisme International en 1986

(120) – ainsi, une étude faite en Inde montre clairement que près de 25% des étudiants qui ont reçu leur diplôme supérieur en arts, sciences, commerce et droit à l’Université de Lucknow entre 1949 et 1953 étaient toujours au chômage en 1957 ; cette étude montrait aussi que 47% des étudiants en arts, 51,4% des étudiants en sciences, 7% des étudiants en commerce et 85,7% des étudiants en éducation déclaraient venir à l’université pour y obtenir les qualifications ouvrant sur un emploi dans les services gouvernementaux ; près de 51% des diplômés concluaient que l’éducation universitaire avait été une « perte de temps » - M. Weiner, Party Politics in India, Princeton 1957, pp. 8-10

(121) – V. Alba, « The Middle Class Revolution », New Politics, New York, hiver 1962, p. 71

(122) - G.D. Overstreet et W. Windmiller, Communism in India, Berkeley et Los Angeles 1959, p. 540

(123) – idem, p. 358

Chapitre V
L’HERITAGE

L’étude présente a commencé par juxtaposer les pronostics de Trotsky concernant la situation internationale après la Seconde Guerre Mondiale et l’état des choses à l’heure actuelle. Ensuite, elle a décrit comment la grande majorité des trotskystes a fermé les yeux sur la réalité pour rester fidèle à la lettre de Trotsky, tout en déviant complètement de son esprit. Trotsky aurait pu dire avec raison : « J’ai semé des dragons, mais j’ai récolté des puces ». Pourquoi cela s’est-il produit ? Pourquoi Mandel, Pablo et les autres dirigeants trotskystes, qui étaient très sérieux et pas du tout stupides, se sont-ils comportés d’une manière qui équivalait à vivre dans un monde imaginaire ? La raison en est que pendant les années noires de réaction - le nazisme et le stalinisme - ils se sont retrouvés très isolés, pratiquement sans aucun accès à la classe ouvrière. Au cours d’une aussi longue traversée du désert, assoiffés qu’ils étaient, ils ont succombé à des hallucinations, apercevant un mirage de verdure et d’eau fraîche.

Essayant de maintenir l’essence des enseignements de Marx, Lénine, Luxemburg et Trotsky, et affrontant la réalité de la situation du monde après la Seconde Guerre Mondiale, la tendance des International Socialists a fait l’effort de développer trois éléments de théorie :

(1) la définition de la Russie stalinienne comme capitaliste étatique, qui expliquait sa longue stabilité et sa chute ;

(2) la longue prospérité du capitalisme occidental, prenant racine dans l’économie permanente d’armements mais contenant en germe les crises futures ;

(3) l’explication des victoires de Mao Zedong et de Fidel Castro en termes de révolution permanente déviée.

Y avait-il, dans le monde réel, des situations concrètes susceptibles de confirmer le lien existant entre ces trois théories ?

Il y en avait incontestablement. La survie et la puissance du régime stalinien en Russie étaient la clé des deux autres développements.

D’abord, l’influence stalinienne a contribué de façon décisive à empêcher les profondes tensions sociales et politiques apparues à la fin de la Seconde Guerre Mondiale de se transformer en révolution prolétarienne. Les tensions sociales sur le continent européen étaient alors bien plus aiguës et plus profondes que celles de la fin de la Première Guerre, qui avaient provoqué des révolutions en Russie, en Allemagne, en Autriche, en Hongrie, et des situations pré-révolutionnaires dans un grand nombre d’autres pays. Si de telles révolutions ne se sont pas produites en 1945, c’est à cause des partis communistes. Tirant profit de leur aura radicale, les dirigeants staliniens ont pu jouer un rôle central dans l’endiguement de la vague montante de la révolution et dans la sauvegarde du capitalisme.

Les exemples de la France, de l’Italie et de l’Allemagne illustrent le potentiel qui a été perdu. En août 1944, c’est la Résistance, dirigée par le Parti Communiste, qui a libéré Paris des troupes nazies : la situation dans son ensemble était entre leurs mains. Il n’y avait pas de comparaison possible entre les communistes et les groupes politiques rivaux. Dans La politique de la guerre Gabriel Kolko explique que « les groupes résistants d’idéologie gaulliste ont toujours été une petite minorité. Dans beaucoup de régions importantes ils existaient à peine » (124). Le Parti Socialiste, lui non plus, ne bénéficiait que d’un infime soutien populaire :

Les socialistes avaient été le parti par excellence de la Troisième République, et leur entêtement compulsif à se maintenir en politique, même après l’établissement du régime de Vichy, aboutit finalement à l’exclusion par le parti des deux tiers de ses parlementaires pour collaboration et compromission. Après 1941, les socialistes disparurent littéralement en tant que parti, et ne commencèrent à reconstituer leurs rangs qu’en 1944 (125).

Cela laissait le terrain entièrement libre pour le Parti Communiste : « Les communistes dominaient l’organisation de résistance ; les Francs Tireurs et Partisans... étaient le groupe le plus important » (126). Ian Birchall décrit la situation en France de la façon suivante :

La libération de la France de l’occupation nazie, dans la seconde moitié de 1944, laissa le pays dans un état de fièvre. Au début le gouvernement central contrôlait mal la situation. Dans de nombreuses municipalités, des comités de libération furent constitués ; à Marseille, les autorités locales mirent en place un programme d’appropriation publique régionale sans même consulter Paris. Des tribunaux populaires furent constitués et 11.000 collaborateurs exécutés.

Les comités de libération étaient pour la plupart contrôlés par le Parti Communiste Français et le gouvernement n’avait pas le pouvoir d’intervenir, le ministre de l’intérieur les exhortant en vain à cesser d’agir de façon autonome. C’est seulement l’intervention de Maurice Thorez, dirigeant du PCF, qui put les retenir. Il proclama :

Les comités de libération locaux ne doivent pas se substituer à l’administration municipale et départementale, de la même façon que le Conseil National de la Résistance ne s’est pas substitué au gouvernement (127).

C’est le même Maurice Thorez, de retour de Moscou, qui lança l’appel « Une seule police, une seule armée, un seul Etat ». C’est ainsi que la Résistance fut désarmée. Kolko écrit :

Thorez disciplina la vieille direction militante regroupée autour d’André Marty et Charles Tillon, qui furent finalement exclus ; il proscrivit les grèves et demanda aux ouvriers de travailler davantage, et mit en place la dissolution des organisations de la Résistance. Il subordonnait tout objectif social à celui de gagner la guerre ; « la tâche des comités de libération n’est pas d’administrer », dit-il au comité central du parti de janvier 1945, « mais d’aider ceux qui administrent. Ils doivent, par-dessus tout, mobiliser, entraîner et organiser les masses pour que l’effort de guerre maximal puisse être obtenu, et soutenir le gouvernement provisoire dans l’application du programme mis en place par la Résistance ». En bref, au point critique de l’histoire du capitalisme français, le parti de la gauche refusait d’agir contre lui. « L’unité de la nation », répétait Thorez inlassablement, était un « impératif catégorique »... Le Parti aida à désarmer la Résistance, à faire revivre une économie moribonde, et à créer suffisamment de stabilité pour permettre au vieil ordre social un apport d’oxygène crucial - et ne cessa de proclamer sa fierté de ce qu’il avait accompli (128).

En Italie, la vague révolutionnaire monta peut-être encore plus haut. Pierre Broué écrit :

« En Italie c’était l’agitation des travailleurs - et personne ne sera surpris d’apprendre qu’elle avait commencé aux usines Fiat - qui finalement ébranla le sol sous les pieds du régime fasciste, et creusa la tombe de Benito Mussolini » (129).

La grève dans l’énorme usine Fiat se transforma en une grève générale, qui renversa le régime le jour suivant. Un an après :

En mars 1944 ... une protestation nouvelle et encore plus impressionnante se répandit à travers l’Italie occupée. Cette fois les slogans des travailleurs étaient plus politiques, exigeant la paix immédiate et la fin de la production de guerre pour l’Allemagne. Les chiffres étaient supérieurs aux prévisions les plus optimistes. 300.000 travailleurs arrêtèrent le travail dans la province de Milan. Dans la ville même, les ouvriers du tram firent grève le 1er mars, et ne furent contraints de rentrer le 4 que par une campagne d’intimidation à leur encontre. La grève se propagea au-delà du triangle industriel, aux usines textiles de Vénétie et aux villes d’Italie centrale de Bologne et de Florence. Les femmes et les travailleurs les plus mal payés étaient le fer de lance de l’agitation. A un moment ou à un autre dans la première semaine de mars, des centaines de milliers de travailleurs posèrent leurs outils (130).

La lutte de la classe ouvrière italienne au niveau social, politique aussi bien que sous la forme armée se poursuivit sans désemparer, avec pour résultat que dès le début de 1945, les secteurs ouvriers de Turin étaient des zones où les fascistes et les Allemands ne s’aventuraient plus (131). Finalement :

Le 1er mai la totalité de l’Italie du Nord était libérée. Le caractère insurrectionnel et populaire de la libération, qui a laissé une impression indélébile dans les mémoires de ceux qui l’ont vécue, était un fait accompli dans la plupart des quartiers. Dans les autres il provoquait une angoisse profonde. Il y eut de terribles règlements de comptes, avec peut-être 12 à 15.000 exécutions sommaires dans les jours qui ont suivi la libération. Quant aux industriels du Nord, ils avaient compté sur une passation indolore du pouvoir des fascistes aux autorités anglo-américaines. Au lieu de cela, ils trouvèrent leurs usines occupées, les ouvriers en armes, et un délai d’une dizaine de jours entre l’insurrection et l’arrivée des Alliés. Les plus gravement compromis n’osèrent pas attendre et s’enfuirent en Suisse. Dans les quelques mois suivants, la peur d’une révolution socialiste imminente resta très forte dans les milieux capitalistes (132).

Le fait que cette révolution ne se soit pas produite est dû, par-dessus tout, au contrôle exercé par le Parti Communiste Italien. Broué écrit :

Le Parti Communiste Italien - cette section de l’Internationale Communiste sous le contrôle direct de Moscou - fit des avances aux notables, aux fascistes repentis, aux maréchaux et aux princes de l’Eglise, et leur proposa un compromis qui devait les sauver tous de la pression de la rue en échange de postes ministériels, et donc d’une reconnaissance légale pour l’agence moscovite en Italie (133).

Comme pour Thorez en France, le rôle-clé fut joué par le dirigeant communiste italien Togliatti, qui, lui aussi, rentrait d’un long séjour à Moscou. Ginsburg écrit :

A son arrivée à Salerne, Togliatti informa ses camarades, au milieu d’un certain étonnement et d’une certaine opposition, de la stratégie qu’il entendait que le parti suive dans l’avenir immédiat. Les communistes, dit-il, devaient mettre en sourdine leur hostilité envers la monarchie. Ainsi, ils devaient convaincre toutes les forces antifascistes de participer au gouvernement royal, qui contrôlait désormais toute l’Italie au Sud de Salerne. Entrer au gouvernement, proclamait Togliatti, était le premier pas pour réaliser l’objectif essentiel de la période – l’unité nationale contre les nazis et les fascistes. Le but principal des communistes devait être la libération de l’Italie, et non une révolution socialiste.

Togliatti insistait sur le fait que l’unité du temps de guerre devait, si possible, se prolonger dans la période de reconstruction. Cette grande coalition devait comporter, non seulement les socialistes, mais aussi la Démocratie Chrétienne (DC). Dans un discours tenu à Rome en juillet 1944 il caractérisa la DC comme un parti qui avait dans ses rangs « une masse de travailleurs, de paysans, d’intellectuels et de jeunes qui partagent fondamentalement nos aspirations parce que, comme nous, ils veulent une Italie démocratique et progressiste » (134).

En avril 1944, Togliatti affirma que les partis de Comité National de Libération devaient jurer fidélité au roi et rentrer dans le gouvernement du maréchal Badoglio, qui avait été commandant en chef sous Mussolini, et chef des troupes italiennes d’invasion en Abyssinie en 1935. Togliatti devint même ministre de Badoglio ! (135)

En Allemagne, la situation révolutionnaire était encore plus complexe qu’en France et en Italie, pourtant là aussi il y avait un potentiel révolutionnaire inutilisé. Il est vrai que la répression nazie avait rendu la résistance au IIIème Reich extrêmement difficile, mais c’était seulement un des côtés de l’équation. Les capacités de lutte furent aussi systématiquement affaiblies de l’intérieur du camp antinazi. En 1933, la direction politique désastreuse des réformistes du SPD et par-dessus tout du Parti Communiste (KPD) sous le contrôle de Staline avait laissé les travailleurs allemands désabusés et confus face à la prise du pouvoir d’Hitler sans réelle opposition. La signature, en 1939, du pacte Hitler-Staline avait brisé le moral des communistes allemands, qui constituaient la seule résistance de masse aux nazis. On peut en voir un signe dans le nombre des tracts illégaux saisis par la Gestapo, qui passèrent de 15.922 en 1939 à 1.277 en 1940.

Même au cours de la guerre, la tactique des Alliés semblait calculée pour décourager toute révolte contre le IIIème Reich et produire à la place une morosité passive. A l’Est, Staline proclamait qu’il menait la « Grande Guerre Patriotique » et la cible cessa d’être le régime nazi pour devenir l’ensemble des allemands. La propagande anti-allemande, pratiquement raciste, de la Russie a contribué à saper tout développement d’un mouvement de résistance contre les nazis. A longueur de colonnes, dans la presse soviétique, Ilya Ehrenburg répétait la phrase : « le seul bon allemand est un allemand mort ». Je me souviens d’un court article signé de lui dans lequel il racontait comment un soldat allemand, se trouvant face à un soldat russe, avait levé les mains en disant : « Je suis le fils d’un forgeron » - comment mieux formuler une appartenance à la classe ouvrière ! Quelle fut la réaction du soldat russe ? Ehrenburg écrit : « Le soldat russe répondit : "Tu es un allemand, et responsable des crimes des allemands", sur quoi il plongea sa baïonnette dans la poitrine du soldat allemand ».

Les soldats allemands avaient mis un terme à la Première Guerre Mondiale en faisant une révolution contre le Kaiser, mais dans les conditions de la Seconde Guerre Mondiale aucun mouvement semblable n’a pu voir le jour car, comme le formulait un soldat : « Dieu veuille que nous ne perdions pas la guerre. Si la vengeance s’abat sur nous, nous allons passer un mauvais moment ».

Malgré tout, les germes de la révolution étaient présents. A la fin de la guerre, le couvercle de la répression fut soulevé, et les travailleurs allemands eurent enfin l’occasion de s’exprimer. Ce qui se révéla fut stupéfiant. Un gigantesque mouvement de comités antifascistes, ou « Antifas », se répandit en Allemagne au fur et à mesure que de nouvelles régions étaient libérées du nazisme. Il y eut plus de 500 de ces comités, qui étaient de façon écrasante ouvriers dans leur composition. Pendant une brève période, entre le renversement du régime nazi et le retour à « l’ordre » imposé par les forces d’occupation alliées (russes à l’Est, américaines et anglaises à l’Ouest), les travailleurs furent libres dans un double sens. Non seulement la tyrannie nazie avait disparu, mais aussi, comme résultat du long règne de la Gestapo, l’influence paralysante des dirigeants sociaux-démocrates et staliniens se trouvait temporairement neutralisée.

Les Antifas se développèrent de façon prodigieuse. A Leipzig (sur le territoire qui allait devenir l’Allemagne de l’Est) il y avait 38 comités locaux, revendiquant 4.500 militants et 150.000 adhérents. Malgré les pertes causées par la guerre (la population était tombée de 700.000 à 500.000), plus de 100.000 personnes participèrent au défilé du 1er mai 1945. A Brême (Allemagne de l’Ouest), une ville dont 55% des maisons étaient inhabitables et où un tiers de la population avait fui, il y avait 14 groupes locaux, avec 4.265 membres. Une quinzaine plus tard, le chiffre était de 6.495. Beaucoup d’Antifas étaient organisés sur le lieu de travail. Dans la Ruhr centrale, peu de temps après la libération, une assemblée de représentants des lieux de travail du bassin houiller comportait 360 délégués de 56 puits et de beaucoup d’autres entreprises.

Les Antifas étaient déterminés à extirper le nazisme. Des grèves se déclenchèrent, qui exigeaient une purge des activistes nazis. A Brême et ailleurs, les bâtiments du syndicat nazi, le Front du Travail Allemand, furent réquisitionnés. Des libérés des camps de concentration étaient logés dans les appartements vacants des activistes nazis, et les plus notoires de ces derniers furent remis aux autorités. Stuttgart alla plus loin, et constitua ses propres « Tribunaux révolutionnaires ».

Il y avait une conscience claire que seule la prise en charge des opérations par les travailleurs eux-mêmes pouvait supprimer le nazisme pour de bon. La Mine du Prince Régent à Bochum appela à une grève générale politique et lança le slogan « Vive l’Armée Rouge ! », en référence, non pas à l’armée soviétique, mais aux forces insurrectionnelles de la révolution allemande de 1921-1923. Un projet fut avancé selon lequel « dans l’Etat futur il n’y aura plus d’employeurs comme par le passé. Nous devons nous organiser et travailler comme si l’entreprise était à nous ! » Dans certains endroits les ouvriers confisquèrent leurs usines et la direction prit la fuite. Les Antifas mettaient en place leurs propres milices d’usine et remplaçaient les commissaires de police et les maires par des gens nommés par eux. La situation à Stuttgart et à Hanovre était décrite comme étant celle d’une « dualité de pouvoir », les Antifas ayant constitué leur propre police, conquis tout un ensemble de positions locales de pouvoir et commencé à organiser des services vitaux tels que la constitution de réserves de nourriture.

Le témoignage oculaire d’un fonctionnaire américain mérite d’être cité de façon extensive :

Dans des zones largement dispersées, sous une quantité de noms différents et apparemment sans connexion entre eux, des mouvements unitaires antinazis ont vu le jour immédiatement après la chute du gouvernement nazi... Bien qu’ils n’aient aucun contact entre eux, ces groupes font montre de remarquables similitudes dans leur organisation et dans leur programme. L’initiative de leur création semble dans chaque cas être le fait de personnes actives pendant la période nazie et qui étaient en contact les unes avec les autres sous une forme ou une autre... Des dénonciations de nazis, des efforts pour empêcher la reconstitution d’un mouvement nazi dans la clandestinité, la dénazification des autorités locales et de l’industrie privée, l’amélioration du logement et la constitution de réserves de ravitaillement - ce sont là les questions qui préoccupent prioritairement les organisations nouvellement créées... On est donc fondé à conclure que ces communautés représentent la jonction spontanée de forces de résistance antinazies qui, aussi longtemps que le régime de terreur s’est maintenu, étaient demeurées impuissantes.

Le rapport poursuivait en mettant en contraste les activités de la gauche, qui insistait sur l’éradication de toute trace de nazisme comme condition préalable de tout nouveau départ, et celles de la droite, qui « se concentrait sur la tentative de préserver dans les ruines du régime hitlérien tout ce qui pouvait être utilisable ».

Hélas, les Antifas n’ont pu exister dans chaque localité que pendant de courtes semaines, opposés qu’ils étaient non seulement aux forces d’occupation (y compris l’armée russe) mais aussi aux staliniens dans le mouvement ouvrier. Dès que le contrôle des forces d’occupation s’affermissait, ils étaient interdits. Ceci s’applique aussi bien au secteur oriental contrôlé par les Soviétiques qu’à l’Ouest. Les Antifas furent dissous avec la complicité active des deux partis ouvriers. Après l’accord de Yalta, les staliniens du KPD acceptèrent que les Alliés occidentaux aient le droit de contrôler leur sphère d’influence, et ne toléraient aucune action indépendante à l’Est non plus. A l’Ouest, le SPD réformiste n’avait aucun intérêt à se faire le champion de la révolution. De telle sorte que la période en question fut brève - seulement quelques semaines dans chaque localité au printemps de 1945. Malgré tout, elle avait démontré le potentiel de pouvoir ouvrier qui devait être neutralisé dans une large mesure par le stalinisme, à la fois par en haut et par en bas (136).
CONCLUSION

Si, conformément à la prophétie de Trotsky, le régime stalinien n’avait pu survivre à la guerre, il est évident que les partis staliniens de France et d’Italie n’auraient pas eu le pouvoir énorme de préserver l’ordre capitaliste dans ces deux pays. De même, la classe ouvrière allemande n’aurait pas été paralysée comme elle l’a été après la chute d’Hitler.

La survie du capitalisme d’Etat a abouti à la survie du capitalisme occidental, car c’était leur intérêt à tous deux d’éviter la révolution. Mais c’était un système de frères ennemis, et les alliés d’hier se sont retrouvés bientôt engagés dans une coûteuse course aux armements - la Guerre Froide, qui a constitué la base de l’économie permanente d’armements qui s’est mise en place à l’Ouest.

Le lien entre l’existence du régime stalinien en Russie et la révolution permanente déviée en Chine et à Cuba est plus évident. C’est l’existence d’une Russie forte qui a inspiré les armées maoïstes dans leur combat prolongé contre l’impérialisme japonais et contre le Kuomintang de Tchang Kaïtchek. C’est l’exemple d’une industrialisation forcée accélérée de la Russie arriérée sous la botte de Staline qui a inspiré les partis staliniens et les nouveaux gouvernements du tiers monde pour lesquels elle était un modèle. La politique stalinienne d’alliance avec des forces locales pro-capitalistes signifiait que l’impérialisme n’était pas renversé par la révolution des travailleurs. L’impérialisme a souvent pu se désengager politiquement des colonies sans avoir à relâcher son emprise économique. Là où des politiques capitalistes étatiques ont été mises en œuvre, des alliances avec le bloc russe ont pu se former, mais la situation des travailleurs était toujours l’exploitation et l’asservissement au joug capitaliste.

Par conséquent, le pronostic de Trotsky concernant le sort du régime stalinien ne se réalisant pas, le reste de ses prévisions - sur les développements dans les pays capitalistes avancés aussi bien que dans les contrées arriérées - resta également lettre morte.

La troïka - capitalisme d’Etat, économie permanente d’armements et révolution permanente déviée - constituait une unité, une totalité embrassant les changements dans la situation de l’humanité après la Deuxième Guerre Mondiale. C’est là une affirmation du trotskysme en général, même si c’est partiellement sa négation. Le marxisme est une théorie vivante, qui doit se perpétuer telle qu’elle est - et en même temps changer. Cela dit, la troïka n’a pas été conçue comme unité et ne s’est pas constituée d’un seul coup. Elle était le résultat d’un certain nombre d’explorations prolongées des développements économiques, sociaux et politiques dans trois parties du globe : la Russie et l’Europe de l’Est, les pays capitalistes industriels avancés, et le tiers monde. Les axes de recherche s’entrecroisaient continuellement. Mais c’est seulement à la fin de ce processus que les interrelations entre les différentes sphères de la recherche sont apparues clairement. C’est seulement du haut de la montagne que l’on peut voir les relations entre les différents chemins qui conduisent au sommet, et c’est à partir de ce point de vue avantageux que l’analyse a pu se transformer en synthèse, la dialectique marxiste émergeant triomphante.

Comprendre les changements réels dans la structure de l’économie, de la société et de la politique dans le monde, avec les inégalités massives qui le déchirent, permet à son tour de saisir les possibilités concrètes, réelles, qu’ont les révolutionnaires de s’inscrire dans le processus de changement.

Aujourd’hui, le régime stalinien du bloc de l’Est est mort et enterré. Le capitalisme mondial n’est plus propulsé par l’économie permanente d’armements. La voie capitaliste étatique dans le tiers monde a été abandonnée, en même temps qu’une intégration économique globale plus tendue restreint considérablement la marge de manœuvre des classes dirigeantes locales ou des groupes aspirant à jouer ce rôle. A travers le monde - à l’Ouest, à l’Est et dans les pays en développement - des millions de travailleurs ont été licenciés ; des dizaines de millions de chômeurs vivent à côté d’un nombre croissant de millionnaires et de milliardaires.

La troïka - la définition de la Russie comme capitaliste étatique, l’économie permanente d’armements comme explication de la prospérité d’après-guerre dans les pays capitalistes avancés, et la révolution permanente déviée expliquant le succès du maoïsme dans le tiers monde - pourrait paraître sans actualité pour les marxistes aujourd’hui. Mais elle ne l’est pas.

D’abord, les idées survivent souvent longtemps après que les conditions matérielles qui les ont fait naître aient disparu ; un rond dans l’eau causé par le jet d’une pierre continue à se propager bien après que la pierre ait cessé de bouger.

Ainsi les illusions concernant le régime stalinien survivent aussi bien parmi ses partisans que pour ses adversaires bourgeois. L’idée selon laquelle la propriété étatique de l’industrie et la planification économique, même sans démocratie ouvrière, équivalent au socialisme, est toujours vivante.

C’est le plein-emploi (ou presque) qui a suivi le déclenchement de la Seconde Guerre Mondiale qui a renforcé la séduction du keynésianisme. La théorie de l’économie permanente d’armements a été la seule alternative marxiste sérieuse au keynésianisme pour expliquer la situation de l’époque. Le keynésianisme est toujours vivant et vigoureux, et on le présente aujourd’hui comme la solution de rechange au libéralisme économique de marché.

Les idées du maoïsme ont encore de l’attrait pour beaucoup de gens, en particulier dans le tiers monde. L’image de Che Guevara a encore un grand prestige en Amérique Latine. L’idée que seule la classe ouvrière, s’organisant dans une lutte pour le socialisme conduite par des marxistes révolutionnaires, peut mener à bien la révolution n’est pas très répandue dans les mouvements de libération nationale.

Il y a une autre raison pour laquelle les trois théories dont il est question ici ont besoin d’être étudiées. Cela concerne la nature et la continuité de la tradition marxiste ; comme l’a formulé Trotsky, le parti révolutionnaire est la mémoire de la classe ouvrière. Avant la mort de Trotsky, cette mémoire, la continuité réelle du mouvement, était représentée par une masse d’individus. Ceci peut être montré de façon concrète.

La Première Internationale était constituée d’organisations relativement importantes, et bien qu’il y ait eu une interruption d’une vingtaine d’années entre la fin de la Première et la fondation de la Deuxième Internationale, des milliers de membres de la première rejoignirent la seconde. La Troisième Internationale (l’Internationale Communiste, ou Comintern) naquit comme conséquence de grandes scissions dans la Deuxième Internationale. Le Parti Socialiste Italien, lors de sa conférence de Bologne en septembre 1919, vota pour adhérer à l’Internationale Communiste, apportant 300.000 membres. En Allemagne, le Parti Social Démocrate Indépendant, qui s’était séparé en 1917 du Parti Social Démocrate, décida lui aussi de rejoindre l’Internationale Communiste, ajoutant 300.000 membres. En 1920 le Parti Communiste Français (SFIC), se séparant du Parti Socialiste (SFIO), adhéra, ajoutant encore 140.000 membres. En juin 1919, les Socialistes bulgares votèrent pour l’affiliation, apportant 35.478 membres. Le Parti Socialiste Yougoslave, lui aussi un parti de masse, adhéra. Le Parti Social Démocrate Tchécoslovaque scissionna en décembre 1920, la Gauche Communiste conservant la moitié des effectifs et fondant un Parti Communiste de 350.000 membres. Une scission similaire dans le Parti Social Démocrate de la minorité de langue allemande ajouta des forces supplémentaires, et après leur unification le parti comptait 400.000 membres. Le Parti Travailliste Norvégien adhéra au Comintern au printemps 1919. En Suède, la majorité du Parti Socialiste, après une scission, rejoignit l’Internationale, ajoutant 17.000 membres (137).

Malheureusement, il n’y a pas eu de vraie continuité, en termes de révolutionnaires individuels, entre l’Internationale Communiste de Lénine et Trotsky du début des années vingt et le mouvement trotskyste dans les années trente et après la Deuxième Guerre Mondiale. Ecrasée entre le poids énorme du stalinisme et la terreur hitlérienne, l’organisation trotskyste a toujours consisté en petits groupes sur les marges des mouvements de masse. Ainsi le nombre de trotskystes à Berlin à la veille de la victoire d’Hitler était de 50 (138) ! Malgré la révolution espagnole de 1936, en septembre 1938, d’après le rapport de la Conférence de Fondation de la Quatrième Internationale, le nombre de militants de la section espagnole se situait entre 10 et 30 ! (139)

Les Première, Deuxième et Troisième Internationales ont vu le jour dans des périodes de montée des masses ; les organisations trotskystes sont nées dans une période tragique entre toutes de l’histoire de la classe ouvrière - la victoire du nazisme et celle du stalinisme. Si l’on ne comprend pas pourquoi, pendant deux générations, le trotskysme était isolé et impuissant, et les trotskystes enclins à perdre leur chemin, on ne peut qu’en venir à des conclusions pessimistes en ce qui concerne le futur. Comprendre le passé permet de voir clairement que l’heure du trotskysme, comme chaînon de la continuité du marxisme, est sur le point de sonner.

Aujourd’hui le stalinisme, l’énorme obstacle qui a empêché le développement du marxisme révolutionnaire, du trotskysme, n’existe plus. Le capitalisme dans les pays avancés ne connaît plus d’expansion et ainsi les mots du Programme de Transition de 1938, selon lesquels « il ne peut plus être question de réformes sociales systématiques et d’élever le niveau de vie des masses » (140) sont à nouveau conformes à la réalité. La théorie classique de la révolution permanente, telle qu’élaborée par Trotsky, est de retour sur l’agenda, comme le montre la révolution indonésienne de 1998.

La troïka explique pourquoi, pendant une période, une longue période, le système existant - le capitalisme - a perduré, même s’il s’affublait d’un certain nombre de déguisements. Elle montre en même temps les développements à l’œuvre qui sapaient cette stabilité : pendant un certain temps ces processus étaient d’ordre moléculaire, pratiquement invisibles à l’œil nu. Mais finalement la quantité se transforme en qualité, et le système dans son ensemble est secoué de crises et de convulsions. C’est alors, comme dit Marx, que l’humanité « sautera de sa place et jubilera : Bien creusé, vieille taupe ! » (141)

Notes :

(123) – idem, p. 358

(124) – G. Kolko, The Politics of War, New York 1968, p. 77

(125) – idem, p. 77

(126) – idem, p. 78

(127) – I. Birchall, Bailing Out the System, Londres 1986, pp. 39-40

(128) – G. Kolko, op. cit., p. 95

(129) – P. Broué, « The Italian Communist Party, the War and the Revolution », Revolutionary History, printemps 1995, P. 111

(130) – P. Ginsburg, A History of Contemporary Italy, Londres 1990, p. 22

(131) – idem, p. 64

(132) – idem, p. 68

(133) – P. Broué, op. cit., p. 112

(134) – P. Ginsburg, op. cit., pp. 42-43

(135) – idem, p. 52

(136) – cette section à propos de l’Allemagne est basée sur le livre de Donny Gluckstein, Barbarism : Nazi Counter-Revolution, Capitalism and the Working Class, Londres 1999

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