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Rosa Luxemburg et la question arménienne

lundi 7 mars 2022, par Robert Paris

Rosa Luxembourg - La social-démocratie et les luttes nationales en Turquie

I : La situation turque

Dans la presse du parti, on rencontre trop souvent la tentative de représenter les événements de Turquie comme un pur produit du jeu des intrigues diplomatiques, notamment du côté russe. [A] Pendant un temps, on pouvait même rencontrer des voix dans la presse qui soutenaient que les outrages turcs étaient principalement une invention, que les Bashi-Bazouks étaient de véritables modèles chrétiens, et que les révoltes des Arméniens étaient l’œuvre d’agents payés. avec des roubles russes.

Ce qui frappe surtout dans cette position, c’est qu’elle n’est en rien fondamentalement différente du point de vue bourgeois. Dans les deux cas, nous avons la réduction des grands phénomènes sociaux à divers « agents », c’est-à-dire aux actions délibérées des bureaux diplomatiques. De la part des politiciens bourgeois, de tels points de vue ne sont, bien sûr, pas surprenants : ces gens font effectivement l’ histoire dans ce domaine, et donc le fil le plus mince d’une intrigue diplomatique a une grande importance pratique pour la position qu’ils prennent à l’égard de court -intérêts à terme. Mais pour la social-démocratie, qui à l’heure actuelle ne fait qu’éluciderévénements de la sphère internationale, et qui se préoccupe avant tout de faire remonter les phénomènes de la vie publique à des causes matérielles plus profondes, la même politique apparaît comme tout à fait vaine. Au contraire, en politique étrangère comme en politique intérieure, la social-démocratie peut adopter sa propre position, qui dans les deux domaines doit être déterminée par les mêmes points de vue, à savoir par les conditions sociales internes du phénomène en question, et par nos principes généraux.

Alors comment se présentent ces conditions au regard des luttes nationales en Turquie qui nous concernent ici ? Jusqu’à récemment dans une partie de la presse, la Turquie était encore présentée comme un paradis où « les différentes nationalités coexistaient pacifiquement depuis des centaines d’années », « possédaient l’autonomie la plus complète », et où seule l’ingérence de la diplomatie européenne avait créé artificiellement le mécontentement , en persuadant les heureux peuples de Turquie qu’ils sont opprimés, et en même temps en empêchant l’agneau innocent d’un sultan de mener à bien ses « réformes maintes fois accordées ». (1)

Ces affirmations sont fondées sur une vaste ignorance des conditions.

Jusqu’au début du siècle présent, la Turquie était un pays d’économie de troc, dans lequel chaque nationalité, chaque province et chaque communauté vivait sa propre existence séparée, supportait patiemment les souffrances auxquelles elle était habituée et formait la véritable base d’un despotisme oriental. Ces conditions, si oppressantes qu’elles fussent, se distinguaient pourtant par une grande stabilité, et pouvaient donc survivre longtemps sans provoquer de rébellion de la part des peuples assujettis. Depuis le début du siècle, tout cela a considérablement changé. Secouée par le conflit avec les États forts et centralisés d’Europe, mais surtout menacée par la Russie, la Turquie s’est trouvée contrainte d’introduire des réformes intérieures, et cette nécessité a trouvé son premier représentant en la personne de Mahmud II.[Sultan ottoman (1808-1839)]. Les réformes ont aboli le gouvernement féodal et ont introduit à sa place une bureaucratie centralisée, une armée permanente et un nouveau système financier. Les réformes modernes, comme toujours, impliquaient des coûts énormes, et traduites dans le langage des intérêts matériels de la population, elles équivalaient à une augmentation colossale de l’impôt public. Des droits indirects élevés, perçus sur chaque tête de bétail et chaque paille, des droits de douane, des droits de timbre et des taxes sur les spiritueux, une dîme du gouvernement avec un supplément périodique chaque trimestre, puis un impôt direct sur le revenu, qui s’élevait à 30 pour cent. dans les villes et 40 % à la campagne, et avec elle un impôt tenant lieu de service militaire pour les chrétiens, et enfin des services plus obligatoires — c’est désormais ainsi que le peuple doit payer les dépenses de l’État réformé.Mais c’est seulement le système particulier de gouvernement qui existe en Turquie qui donne une idée vraie des charges qui sont supportées. Dans un étrange mélange de principes modernes et médiévaux, il se compose d’un nombre immense d’autorités administratives, de cours et d’assemblées, qui sont liées à la capitale de manière extrêmement centralisée dans leur conduite ; mais en même temps, toutes les positions publiques sontde facto vénal, et ne sont pas payés par le gouvernement central, mais sont principalement financés par les revenus de la population locale - une sorte de bénéfice bureaucratique. Ainsi le pacha peut s’envoler la province à sa guise, pourvu qu’il envoie la plus grosse somme d’argent possible à Istanbul ; ainsi le cadi (juge) est en vertu de sa charge financé par des exactions, puisqu’il doit lui-même payer un tribut annuel à Constantinople pour sa charge. Le plus important, cependant, est le système de taxation, qui, étant entre les mains d’un mülterim , un fermier fiscal, en comparaison de qui l’intendant général de l’ ancien régime françaisressemble au Bon Samaritain, se retrouve avec une absence totale de système et de règles, et un arbitraire illimité. Et enfin, entre les mains de la bureaucratie, les services obligatoires sont devenus un moyen d’extorsion et d’exploitation effrénées du peuple.

Il est évident qu’un système de gouvernement ainsi constitué est fondamentalement différent du modèle européen. Tandis que chez nous le gouvernement central escroque le peuple et maintient ainsi son administration, là-bas au contraire l’administration escroque le peuple de son propre chef et finance ainsi le gouvernement central. Dès lors, en Turquie, l’administration apparaît comme une classe particulière et nombreuse de la population, qui en elle-même représente directement un facteur économique, et dont l’existence est financée par le pillage professionnel du peuple.

Dans le même temps, et en liaison avec les réformes, il en résulta un changement dans les conditions de propriété foncière des paysans chrétiens, là encore fortement en leur défaveur par rapport au propriétaire foncier turc. Ce dernier, généralement un ancien seigneur féodal, a pu rendre sa charge héréditaire, tout à fait sur le modèle chrétien. Quand Spahiluk(la tenure féodale) fut abolie par la réforme, et les dîmes qu’ils payaient jusqu’alors aux spahis furent redirigées vers le trésor public, il chercha à s’affirmer en tant que propriétaire foncier ; en conséquence un nouvel impôt pour les paysans - la fermage - s’est développé à côté des anciennes dîmes, un impôt qui s’élevait régulièrement à un tiers du produit net après déduction de la dîme. Pour le paysan chrétien, il ne restait souvent d’autre salut au milieu de toutes ces choses merveilleuses que de transférer un petit lopin de terre per oblationem (comme don conditionnel) à l’Église musulmane, puis de le récupérer sous forme de fermage dont le loyer était dû, mais qui était au moins exempt de dîmes. Ainsi, à la fin des années 1870, la main-morte en Turquie représentait plus de la moitié de toutes les propriétés foncières cultivables.

Ainsi, les réformes s’accompagnèrent d’une terrible détérioration des conditions matérielles de la population. Mais ce qui les rendait particulièrement insupportables, c’était un élément assez moderne qui s’était mêlé à la situation, à savoir l’ insécurité : le régime fiscal irrégulier, les rapports fluctuants de la propriété foncière, mais surtout l’ économie monétaire résultant de la transformation de l’impôt en nature en taxe sur l’argent et le développement du commerce extérieur.

Les anciennes conditions s’étaient détériorées et leur stabilité avait disparu à jamais.

II. La désintégration

Le moment de l’histoire de la Turquie dont nous avons parlé dans notre article précédent rappelle, d’une certaine manière, la Russie. Mais alors qu’il y a les réformes après la guerre de Crimée [B]créé à la fois le développement rapide du capitalisme et une base matérielle pour les innovations administratives et financières et pour le développement ultérieur du militarisme, en Turquie une transformation économique correspondant aux réformes modernes faisait totalement défaut. Toutes les tentatives de créer une industrie indigène en Turquie ont échoué. Les quelques usines fondées par le gouvernement produisaient des marchandises de mauvaise qualité et chères. L’absence des conditions préalables les plus élémentaires de l’ordre bourgeois — la sécurité des personnes et des biens, au moins l’égalité formelle devant la loi, un droit civil séparé du droit religieux, les moyens de communication modernes, etc. impossibilité absolue. La politique commerciale des États européens envers la Turquie va dans le même sens,exploiter son impuissance politique pour assurer un marché non protégé à ses propres industries. Jusqu’à présent, à côté du commerce, l’usure a été la seule manifestation du capital domestique. Economiquement donc, la Turquie resta dans l’agriculture paysanne la plus primitive, dans laquelle, dans bien des cas, les rapports de propriété n’avaient même pas éliminé leur caractère semi-féodal.

Il est clair qu’une base matérielle de l’économie monétaire ainsi constituée ne s’était pas développée parallèlement aux formes de gouvernement et aux impôts financiers qui lui étaient associés, qu’elle s’en était aplatie et, comme elle ne pouvait se développer, elle s’orientait vers un processus de désintégration.

La désintégration de la Turquie est devenue flagrante à deux extrêmes à la fois. D’une part, un déficit permanent est apparu dans l’économie paysanne. Cela a acquis une expression tangible dans l’ usurier, qui était devenu un élément organique de la communauté villageoise, et a indiqué la suppuration interne des conditions comme un abcès. Les taux d’intérêt mensuels de trois pour cent étaient un phénomène permanent dans les villages turcs, et l’épilogue régulier du drame muet du village était la prolétarisation du paysan, sans qu’il y ait des formes de production disponibles dans le pays qui lui auraient permis d’être absorbé. dans une classe ouvrière moderne, avec pour résultat qu’il a trop souvent sombré dans le lumpen-prolétariat. Ces phénomènes sont en outre liés au déclin de l’agriculture, aux famines dévastatrices et à la fièvre aphteuse.

D’autre part, il y avait le déficit de la trésorerie de l’État. Depuis 1854, la Turquie avait pris la route des emprunts étrangers sans fin. Les usuriers de Londres et de Paris opéraient dans la capitale tout comme les usuriers arméniens et grecs opéraient dans les villages. Diriger est devenu de plus en plus difficile, et les gouvernés sont devenus de plus en plus insatisfaits. Faillite dans la capitale et banqueroute dans les villages ; les révolutions de palais à Constantinople et les soulèvements populaires dans les provinces – ce furent les résultats ultimes du déclin interne. Il était impossible de trouver une issue à cette situation. Le remède n’aurait pu être atteint que par une transformation totale de la vie économique et sociale, par une transition vers des formes de production capitalistes.Mais il n’existait pas et il n’existe ni la base d’une telle transformation ni une classe sociale qui pourrait se présenter comme son représentant. Les « réformes répétées » du sultan ne pouvaient évidemment pas lever les difficultés, puisqu’elles n’étaient nécessairement que de nouvelles innovations juridiques, qui laissaient la vie sociale et économique intacte, et restaient souvent simplement sur le papier, puisqu’elles s’opposaient aux intérêts dominants. de l’officialité.

La Turquie ne peut pas se régénérer dans son ensemble . Dès le départ, il se composait de plusieurs terres différentes. La stabilité du mode de vie, le caractère autonome des provinces et des nationalités avaient disparu. Mais aucun intérêt matériel, aucun développement commun n’avait été créé qui pût leur donner une unité interne. Au contraire, la pression et la misère de l’appartenance commune à l’État turc sont devenues de plus en plus grandes. Et ainsi il y avait une tendance naturelle pour les diverses nationalités à s’échapper de l’ensemble, et instinctivement à chercher la voie d’un développement social plus élevé dans une existence autonome. Et c’est ainsi que fut prononcée la sentence historique contre la Turquie : elle était au bord de la ruine.

Même si tous les sujets du gouvernement ottoman en venaient à connaître la misère d’un organisme étatique en décomposition, et que les divers peuples musulmans – Druzes, Nazaréens, Kurdes et Arabes – se révoltaient également contre le joug turc, la tendance séparatiste s’étendait surtout au terres. Ici, le conflit d’intérêts matériels coïncidait souvent avec les frontières nationales. Le chrétien est privé de son droit, son serment est sans valeur contre un musulman, il ne peut pas porter les armes et, en règle générale, il ne peut occuper aucune fonction publique. Mais ce qui est encore plus important, en tant que paysan, il occupe souvent la terre d’un propriétaire terrien musulman, et se fait aspirer par des fonctionnaires musulmans. Au niveau de la base, il y a donc fréquemment une lutte des classes– une lutte des petits paysans et fermiers avec la classe des propriétaires terriens et des fonctionnaires, comme par exemple en Bosnie-Herzégovine, où les conditions rappellent fortement l’Irlande. Ainsi l’opposition produite par la pression économique et juridique a trouvé ici une idéologie toute faite dans les conflits nationaux et religieux. Le mélange d’éléments religieux devait leur donner un caractère particulièrement grossier et sauvage. Et ainsi tous les éléments étaient réunis pour créer une lutte à mort des nations chrétiennes avec la Turquie, la lutte des Grecs, des Bosniaques-Herzégovines, des Serbes et des Bulgares. Et maintenant, la séquence a atteint les Arméniens.

Face aux conditions sociales que nous avons brièvement esquissées ici, les prétentions que les soulèvements et les luttes nationales en Turquie ont été artificiellement produits par des agents du gouvernement russe ne semblent pas plus sérieuses que les prétentions de la bourgeoisie que l’ensemble du travail moderne mouvement est l’œuvre de quelques agitateurs sociaux-démocrates. Certes, la dissolution de la Turquie n’avance pas uniquement par son propre élan. Certes, les mains tendres des cosaques russes ont rendu des services de sage-femme à la naissance de la Grèce, de la Serbie et de la Bulgarie, et le rouble russe est le metteur en scène permanent du drame historique de la mer Noire. Mais ici la diplomatie ne fait que jeter un bâton enflammé dans une matière inflammable, dont les montagnes se sont accumulées au cours de siècles d’injustice et d’exploitation.

Il s’agit ici d’un processus historique se développant avec l’inéluctabilité d’une loi de la nature. L’impossibilité du maintien de formes économiques archaïques en Turquie face au système fiscal et à l’économie monétaire, et l’impossibilité de l’économie monétaire se transformant en capitalisme, telle est la clé pour comprendre les événements de la péninsule balkanique. La base de l’existence du despotisme turc est sapée. Mais la base de son développement en un État moderne n’est pas en train d’être créée. Il doit donc périr, non en tant que forme de gouvernement, mais en tant qu’État ; non par la lutte des classes, mais par la lutte des nationalités. Et ce qui se crée ici n’est pas une Turquie régénérée, mais une série de nouveaux États, taillés dans la carcasse de la Turquie.

C’est la situation. Maintenant, nous devons discuter de la position que la social-démocratie doit prendre par rapport aux événements turcs.

III : Le point de vue de la social-démocratie

Maintenant, quelle peut être la position de la social-démocratie face aux événements en Turquie ? En principe, la social-démocratie se range toujours du côté des aspirations à la liberté. Les nations chrétiennes, en l’occurrence les Arméniens, veulent se libérer du joug de la domination turque, et la social-démocratie doit se déclarer sans réserve pour soutenir leur cause.

Bien sûr, en politique étrangère – tout comme dans les questions intérieures – il ne faut pas voir les choses trop schématiquement. La lutte nationale n’est pas toujours la forme appropriée pour la lutte pour la liberté. Par exemple, la question nationale prend une forme différente en Pologne, en Alsace-Lorraine ou en Bohême. Dans tous ces cas, nous sommes confrontés à un processus directement opposé d’assimilation capitaliste des terres annexées aux terres dominantes, qui condamne les efforts séparatistes à l’impuissance, et il est dans l’intérêt du mouvement ouvrier de prôner l’unité de forces, et non leur fragmentation dans les luttes nationales. Mais dans la question des révoltes en Turquie, la situation est différente : les terres chrétiennes ne sont liées à la Turquie que par la force, elles n’ont pas de mouvement ouvrier, elles déclinent en vertu d’un développement social naturel,ou plutôt dissolution, et donc les aspirations à la liberté ne peuvent se faire sentir ici que dans une lutte nationale ; par conséquent, notre partisanerie ne peut et ne doit admettre aucun doute. Il ne nous appartient pas de formuler des revendications pratiques pour les Arméniens, ni de déterminer la forme politique à laquelle il faut aspirer ici ; pour cela, les propres aspirations de l’Arménie devraient être prises en considération, ainsi que ses conditions internes et le contexte international. Pour nous, la question dans cette situation est avant tout le point de vue général, et cela nous oblige à nous tenirou de déterminer la forme politique à laquelle il faut aspirer ici ; pour cela, les propres aspirations de l’Arménie devraient être prises en considération, ainsi que ses conditions internes et le contexte international. Pour nous, la question dans cette situation est avant tout le point de vue général, et cela nous oblige à nous tenirou de déterminer la forme politique à laquelle il faut aspirer ici ; pour cela, les propres aspirations de l’Arménie devraient être prises en considération, ainsi que ses conditions internes et le contexte international. Pour nous, la question dans cette situation est avant tout le point de vue général, et cela nous oblige à nous tenirpour les insurgés et non contre eux.

Mais qu’en est-il des intérêts pratiques de la social-démocratie ? Ne tombons-nous pas en contradiction avec ceux-ci en adoptant la position de principe susmentionnée ? Nous pensons pouvoir prouver exactement le contraire en trois points.

Premièrement, la libération des terres chrétiennes de la Turquie signifie un progrès dans la vie politique internationale. L’existence d’une position artificielle comme celle de la Turquie d’aujourd’hui, où convergent tant d’intérêts du monde capitaliste, a un effet contraignant et retardateur sur le développement politique général. La Question d’Orient, jointe à celle d’Alsace-Lorraine, oblige les puissances européennes à préférer poursuivre une politique de stratagèmes et de tromperies, à dissimuler leurs intérêts réels sous des noms trompeurs et à chercher à les atteindre par des subterfuges. Avec la libération des nations chrétiennes de la Turquie, la politique bourgeoise sera dépouillée de l’un de ses derniers lambeaux idéalistes — la « protection des chrétiens » — et sera réduite à son véritable contenu, l’intérêt nu pour le pillage.Ceci est tout aussi bénéfique à notre cause que la réduction de toutes sortes de programmes « libéraux » et « éclairés » des partis bourgeois à de pures et simples questions d’argent.

Deuxièmement, il résulte des articles précédents que la séparation des terres chrétiennes de la Turquie est un phénomène progressif, un acte de développement social, car cette séparation est le seul moyen par lequel les terres turques peuvent atteindre des formes supérieures de vie sociale. Tant qu’une terre reste sous domination turque, il ne peut être question de développement capitaliste moderne. Séparée de la Turquie, elle acquiert une forme européenne d’institutions étatiques et bourgeoises et est progressivement entraînée dans le courant général du développement capitaliste. Ainsi, la Grèce et la Roumanie ont fait des progrès remarquables depuis leur séparation de la Turquie. Il est vrai que tous les États émergents sont des États mineurs, mais il serait néanmoins erroné de percevoir leur création comme un processus de fragmentation politique. Car la Turquie elle-même n’est pas une grande puissance au sens moderne du terme.Mais dans les pays à développement bourgeois, le terrain se prépare aussi peu à peu pour le mouvement ouvrier moderne – pour la social-démocratie – comme c’est déjà le cas en Roumanie, et dans une certaine mesure aussi en Bulgarie.(2) Ainsi est satisfait notre intérêt international le plus élevé, à savoir que, dans la mesure du possible, le mouvement socialiste devrait prendre pied dans tous les pays.

Troisièmement et enfin, le processus de dissolution de la Turquie est étroitement lié à la question de la domination russe en Europe, et c’est le cœur du problème. Lorsque même notre presse prenait de temps en temps le parti de la Turquie, ce n’était manifestement pas par cruauté innée, ou par quelque préférence particulière pour les partisans de la polygamie. De toute évidence, la base était une opposition essentielle aux appétits de l’absolutisme russe, qui cherche la voie de la domination mondiale sur le cadavre de la Turquie, et veut utiliser ses nations chrétiennes comme un moyen pour son avance sur Constantinople. Mais à notre avis, la bonne volonté a été appliquée de manière tout à fait erronée, et les mesures contre la Russie ont été recherchées dans une direction tout à fait opposée à celle où elles se situent réellement.

L’expérience précédente a déjà montré que dans sa politique envers la péninsule balkanique, la Russie a généralement atteint l’exact opposé de ce qu’elle s’efforçait de réaliser. Les peuples libérés de la domination turque ont régulièrement remboursé la bienveillance de la Russie par une « ingratitude basse », c’est-à-dire qu’ils ont carrément rejeté un échange du joug russe contre le joug turc. Si inattendu que cela fût pour les diplomates russes, cette conduite des États balkaniques était loin d’être surprenante. Entre eux et la Russie, il y a un conflit d’intérêts naturel, le même conflit qu’il existe entre l’agneau et le loup, le chasseur et sa proie. La dépendance vis-à-vis de la Turquie est le voile qui dissimule ce conflit d’intérêts, et lui permet même d’apparaître superficiellement et temporairement comme une communauté d’intérêts. Les masses ne se livrent pas à des réflexions complexes et lointaines.Puisque les soulèvements nationaux en Turquie sont certainement des mouvements de masse, ils acceptent la première et la meilleure méthode qui correspond à leurs intérêts immédiats, même si cette méthode est la vile diplomatie de la Russie. Mais dès que les chaînes entre les terres chrétiennes et la Turquie ont été brisées, la diplomatie russe montre aussi son vrai visage, comme pure bassesse, et la terre libérée se retourne aussitôt instinctivement contre la Russie. Si les nations subjuguées par la Turquie sont les alliées de la Russie, les nations libérées de la Turquie deviennent autant d’ennemis naturels de la Russie. La politique actuelle de la Bulgarie à l’égard de la Russie est en grande partie le résultat de sonMais dès que les chaînes entre les terres chrétiennes et la Turquie ont été brisées, la diplomatie russe montre aussi son vrai visage, comme pure bassesse, et la terre libérée se retourne aussitôt instinctivement contre la Russie. Si les nations subjuguées par la Turquie sont les alliées de la Russie, les nations libérées de la Turquie deviennent autant d’ennemis naturels de la Russie. La politique actuelle de la Bulgarie à l’égard de la Russie est en grande partie le résultat de sonMais dès que les chaînes entre les terres chrétiennes et la Turquie ont été brisées, la diplomatie russe montre aussi son vrai visage, comme pure bassesse, et la terre libérée se retourne aussitôt instinctivement contre la Russie. Si les nations subjuguées par la Turquie sont les alliées de la Russie, les nations libérées de la Turquie deviennent autant d’ennemis naturels de la Russie. La politique actuelle de la Bulgarie à l’égard de la Russie est en grande partie le résultat de sonsemi- liberté, conséquence de la chaîne qui la relie encore à la Turquie.

Mais encore plus important est un autre résultat produit dans ce processus. La libération des terres chrétiennes de la Turquie est fondamentalement considérée comme étant également une « libération » de la Turquie de ses sujets chrétiens. Ce sont précisément ceux-ci qui servent de motif à la diplomatie européenne pour opérer en Turquie, et qui la confient inconditionnellement au côté russe. Ce sont d’ailleurs eux qui en cas de guerre rendent la Turquie incapable de résister. Les chrétiens ne servent pas dans les forces armées turques, mais sont toujours prêts à se soulever contre eux. Une guerre étrangère pour la Turquie signifie donc toujours une seconde guerre à l’intérieur, et donc une dispersion de ses forces militaires et une paralysie de ses mouvements. Libérée de ce tourment chrétien, la Turquie adopterait sans aucun doute une position plus libre dans la politique internationale,et son territoire d’État serait plus proportionnel à ses forces défensives ; mais surtout elle serait débarrassée de l’ennemi intérieur, allié naturel de tout agresseur extérieur. Bref, le renoncement au pouvoir sur les chrétiens rend le gouvernement ottoman plus capable de résistance, surtout vis-à-vis de la Russie. Cela explique pourquoi la Russie est aujourd’huien faveur de l’intégrité de la Turquie. Il est désormais dans son intérêt que la Turquie reste en possession du bacille qui provoquera sa désorganisation - les nations chrétiennes - et que celles-ci restent donc sous le joug de la Turquie et dépendantes de la Russie, jusqu’à ce qu’arrive un moment favorable pour qu’elle porte ses plans concernant Constantinople. Cela explique aussi pourquoi nous devons être en faveur de la libération des chrétiens de Turquie, et non de l’intégrité de ce pays.

À notre avis, nous devrions chercher le remède contre l’avancée de la réaction russe dans les résultats susmentionnés du processus de désintégration turque, et non dans des observations sur « si Salisbury [C] est l’homme de la situation », ou s’il est le homme pour montrer la porte aux Russes « de retour en Turquie ». Et cet aspect de la question est exceptionnellement important. La réaction russe est un ennemi bien trop dangereux et bien trop sérieux pour que nous nous permettions le luxe de conjurer son poids de plomb avec des fléchettes en papier, tout en ignorant une arme sérieuse avec laquelle les circonstances nous offrent de la combattre. Aujourd’hui, défendre l’intégrité de la Turquie, c’est faire le jeu de la diplomatie russe.

Imaginer en détail des conjectures politiques lointaines est un fantasme. Mais il est loin d’être impossible que la résistance de la Turquie libérée et des terres balkaniques libérées puisse freiner l’avancée russe pendant si longtemps que l’absolutisme russe ne vivrait pas pour voir la solution finale de la question de Constantinople et devrait mourir, au profit de les peuples, sans pouvoir participer au règlement de cette question d’intérêt universel.

Ainsi nos intérêts pratiques coïncident complètement avec le point de vue de principe, et c’est pourquoi nous recommandons que les propositions suivantes soient adoptées pour la position actuelle de la social-démocratie sur la question orientale.

Nous devons accepter le processus de désintégration de la Turquie comme un fait permanent, et ne pas nous mettre en tête qu’il pourrait ou devrait être arrêté.

Nous devons donner toute notre sympathie aux aspirations des nations chrétiennes à l’autonomie.

Nous devons accueillir ces aspirations avant tout comme un moyen de lutter contre la Russie tsariste , et prôner avec insistance leur indépendance vis-à-vis de la Russie, ainsi que de la Turquie.

Ce n’est pas un hasard si, dans les questions traitées ici, des considérations pratiques ont conduit aux mêmes conclusions que nos principes généraux. Car les buts et les principes de la social-démocratie découlent d’un véritable développement social et se fondent sur lui ; c’est pourquoi, dans les processus historiques, il doit apparaître dans une large mesure que les événements apportent enfin de l’eau au moulin social-démocrate, et que nous pouvons défendre au mieux nos intérêts immédiats en maintenant une position de principe. Un examen plus approfondi des événements nous rend donc toujours superflu de faire de certains diplomates les causes des grands mouvements populaires et de chercher les moyens de combattre ces diplomates dans d’autres diplomates. C’est juste de la politique de café.

(1) À l’heure actuelle, par contre, on dit que le sultan est responsable de tout. Ainsi la « victime » devient le bouc émissaire . A partir des arguments suivants, les lecteurs seront convaincus que cela n’a rien à voir avec la personne , mais avec les conditions . [ Note éditoriale dans Sächsische Arbeiter-Zeitung ]

(2) Les socialistes arméniens sont donc à notre avis sur la mauvaise voie lorsqu’ils - comme dans Die Neue Zeit , Volume 14, n°42 - pensent devoir justifier leurs aspirations séparatistes par un développement capitaliste ostensible en Arménie. Au contraire, la séparation d’avec la Turquie n’est ici que la condition préalable à la germination du capitalisme. Et bien sûr, le capitalisme lui-même est une condition préalable du mouvement socialiste. À notre avis, donc, les camarades arméniens doivent – ​​pour paraphraser Lassalle – se préoccuper pour le moment d’une condition préalable à la condition préalable du socialisme – une sorte de condition préalable au carré. [ La note du Luxembourg ]

[A] Dans les années 1890, en particulier en Arménie, en Crète et en Macédoine, des révoltes ont constamment éclaté contre la domination étrangère de la Turquie ; ceux-ci ont été brutalement écrasés.

[B] La défaite de la Russie dans la guerre de Crimée (1853-1856) avait tellement exacerbé la situation politique intérieure que la classe dirigeante entre 1861 et 1870 dut introduire une série de réformes politiques, certainement incomplètes et contaminées par la gueule de bois féodale, mais qui a néanmoins encouragé le développement capitaliste en Russie. Les réformes les plus importantes concernaient l’abolition du servage en 1861, la formation d’organes ruraux et urbains d’autonomie en 1864, les changements dans l’administration de l’éducation populaire en 1863 et les changements dans la justice en 1864, ainsi que dans la censure en 1865. .

[C] Robert Cecil, troisième marquis de Salisbury (1830-1903), a été trois fois Premier ministre britannique et quatre fois ministre des Affaires étrangères entre 1878 et 1902.

(octobre 1896)

Extrait de La crise de la social-démocratie - 1915, de Rosa Luxemburg :

La Turquie

La Turquie devint le terrain d’opération le plus important de l’impérialisme allemand ; il eut pour promoteurs dans ce pays la Deutsche Bank avec ses entreprises gigantesques en Asie qui se trouvent au centre de la politique allemande pour l’Orient. Au cours des années 50 et 60, c’est surtout le capitalisme anglais qui entretenait des relations économiques avec la Turquie d’Asie ; il achevait le chemin de fer de Smyrne et avait également affermé le premier tronçon de la ligne d’Anatolie jusqu’à Ismid. En 1888, le capital allemand fait son apparition : Abdul Hamid lui confie l’exploitation du tronçon construit par les Anglais et la construction du nouveau tronçon entre Ismid et Angora avec des embranchements vers Scutari, BrussaKonnia et Kaisarile. La Deutsche Bank obtient en 1899 la concession et l’exploitation d’un port avec installation à Haidar Pascha et la direction exclusive sur le commerce et les douanes dans le port. En 1901, le gouvernement turc lui confie la concession pour le grand chemin de fer de Bagdad au golfe Persique, et en 1907, la concession pour l’assèchement de la mer de Karaviran et l’irrigation de la plaine de Koma.

Cette « oeuvre civilisatrice » grandiose et pacifique avait un revers : la ruine grandiose et « pacifique » de la paysannerie de l’Asie mineure. Les frais nécessaires à ces entreprises colossales sont évidemment avancés par la Deutsche Bank selon un système de dette publique aux multiples ramifications ; l’État turc devient à tout jamais le débiteur de MM. Siemens, Gwinner, Helfferich, etc., comme c’était déjà le cas auparavant pour le capital anglais, français et autrichien. Ce débiteur ne devait pas seulement se mettre à pomper constamment d’énormes sommes hors des caisses de l’État pour payer les intérêts des emprunts, mais devait aussi produire une garantie pour les bénéfices bruts du chemin de fer ainsi construit. Les moyens de transport et les méthodes de placement les plus modernes se greffent ici sur une situation économique tout à fait retardataire, et qui reste essentiellement fondée sur l’économie naturelle, à savoir sur l’économie paysanne la plus primitive. Le trafic et les profits nécessaires pour le chemin de fer ne peuvent évidemment pas provenir du sol aride de cette économie qui, sucée sans scrupules jusqu’à la moelle par le despotisme oriental depuis des siècles, produit à peine quelques miettes pour la nourriture des paysans eux-mêmes et de quoi payer des impôts à l’État. En raison de la nature économique et culturelle du pays, le commerce des marchandises et le transport des personnes sont très peu développés et ne peuvent augmenter que très lentement. Afin de compenser ce qui manque pour former le profit capitaliste requis, l’État accorde donc annuellement une « garantie kilométrique » aux sociétés de chemin de fer. C’est selon ce système que les lignes de la Turquie européenne furent construites par le capitalisme autrichien et français, et il fut également appliqué pour les entreprises de la Deutsche Bank en Turquie d’Asie. En guise de gage et d’assurance que le supplément sera bien payé, le gouvernement turc a cédé aux représentants du capitalisme européen, le « conseil d’administration de la dette publique », la source principale des revenus de l’État turc : les dîmes de toute une série de provinces. De 1893 à 1910, le gouvernement turc a versé ainsi, pour la ligne d’Angora et le tronçon Eskischehir-Konia, par exemple, un « supplément » d’environ 90 millions de francs. Les « dîmes » mises en gage par l’État turc à ses créanciers européens sont les impôts paysans archaïques, en nature : en blé, en moutons, en soie, etc. Les dîmes ne sont pas perçues directement, mais par l’intermédiaire de fermiers, analogues aux fameux receveurs d’impôts de la France de l’Ancien Régime : l’État leur vend aux enchères, c’est-à-dire au plus offrant et contre paiement comptant, le revenu probable de l’impôt de chaque vilayet (province). Si la dîme d’un vilayet est acquise par des spéculateurs ou par un consortium, ceux-ci revendent la dîme de chaque sandjak (district) à d’autres spéculateurs, qui cèdent à leur tour leur part à toute une série de petits agents. Comme chacun veut couvrir ses frais et empocher le plus de bénéfice possible, la dîme grossit comme une avalanche à mesure qu’elle se rapproche du paysan. Si le fermier s’est trompé dans ses comptes, il cherche à se dédommager aux dépens du paysan. Celui-ci attend avec impatience, presque toujours endetté, le moment de pouvoir vendre sa récolte ; mais quand il a fauché ses blés, il doit souvent attendre des semaines pour les battre, avant que le fermier ne daigne prendre la part qui lui revient. Le fermier qui, généralement, est en même temps négociant en blés, profite de cette situation où le paysan craint que la moisson entière ne se gâte sur le champ, pour lui extorquer sa récolte au plus bas prix, et il sait s’assurer l’aide des fonctionnaires et spécialement du muktar (gouverneur local) pour faire face aux plaintes éventuelles des mécontents. Et si on ne parvient pas à trouver un fermier, les dîmes sont touchées directement en nature par le gouvernement, sont emmagasinées et cédées aux capitalistes et servent de compensation à la dette. Voilà comment fonctionne le mécanisme interne de la « régénération économique de la Turquie » effectuée par l’oeuvre civilisatrice du capital européen !

Ces opérations permettent d’atteindre deux résultats différents : d’une part, l’économie paysanne de l’Asie mineure devient l’objet d’un processus bien organisé de succion pour le plus grand bien du capital bancaire et industriel européen et, en l’occurrence, surtout du capital allemand. Ainsi augmentent les « sphères d’intérêt » de l’Allemagne en Turquie, ce qui fournit le point de départ à une « protection » politique de la Turquie. En même temps, l’appareil de succion nécessaire à l’exploitation économique de la paysannerie, à savoir le gouvernement turc, devient l’instrument obéissant, le vassal de la politique extérieure allemande. Depuis longtemps déjà, les finances, la politique fiscale et les dépenses de l’État turc étaient placées sous contrôle européen. L’influence allemande, elle, s’est emparée tout spécialement de la organisation militaire.

Tout cela fait apparaître que l’impérialisme allemand a intérêt à ce que la puissance de l’État turc soit renforcée, pour que son effondrement n’intervienne pas trop tôt. Une liquidation accélérée de la Turquie conduirait à son partage entre l’Angleterre, la Russie, l’Italie et la Grèce entre autres, et, de ce fait, cette base unique en son genre pour les grandes opérations du capital allemand devrait disparaître. En même temps, il en résulterait un surcroît de puissance extraordinaire pour la Russie et l’Angleterre tout comme pour les États méditerranéens. Il s’agissait donc pour l’impérialisme allemand de conserver l’appareil commode de l’Etat turc « indépendant » et l’« intégralité » de la Turquie, assez longtemps pour que le pays soit dévoré de l’intérieur par le capital allemand, comme cela s’était passé auparavant pour l’Égypte avec les Anglais et, récemment encore, pour le Maroc avec les Français, et qu’il tombe comme un fruit mûr dans les mains de l’Allemagne. Le célèbre porte-parole de l’impérialisme allemand, Paul Rohrbach, déclare par exemple, avec la plus grande franchise :

« Il est dans la nature des choses que la Turquie, entourée de tous côtés de voisins pleins de convoitises, cherche un appui auprès d’une puissance qui n’ait, autant que possible, aucun intérêt territorial en Orient. Cette puissance, c’est l’Allemagne. De notre côté, nous subirions un grand dommage si la Turquie venait à disparaître. Si la Russie et l’Angleterre sont les héritiers principaux des Turcs, il est clair que ces deux Etats en recevront un surcroît de puissance considérable. Mais au cas où la Turquie serait partagée de telle sorte qu’un morceau important de son territoire nous échoirait, cela représenterait aussi pour nous des difficultés sans fin, car la Russie, l’Angleterre et, d’une certaine manière également la France et l’Italie, sont des voisins des possessions actuelles de la Turquie et sont à même de prendre possession de leur part et de la défendre tant sur mer que sur terre. Quant à nous, par contre, nous nous trouvons en dehors de toute communication avec l’Orient [...] Une Asie Mineure ou une Mésopotamie allemandes : ce projet ne pourra devenir une réalité qu’à une condition : c’est que la Russie et, du même coup, la France, soient obligées de renoncer à leurs buts et à leurs idéaux actuels, c’est-à-dire qu’au préalable, l’issue de la guerre actuelle se soit décidée dans le sens des intérêts allemands. » (La Guerre et la politique allemande, p. 36.)

L’Allemagne, qui jura solennellement le 8 novembre 1898, à l’ombre du grand Saladin, de garantir et de protéger le monde musulman et le drapeau vert du Prophète, mit donc tout son zèle à renforcer pendant dix ans le régime du sultan sanglant Abdul Hamid, et après une courte période de disgrâce, elle poursuivit son oeuvre sous le régime des Jeunes Turcs. En dehors des affaires lucratives de la Deutsche Bank, la mission allemande s’occupa principalement de la réorganisation et de l’entraînement du militarisme turc. La modernisation de l’armée créait naturellement de nouvelles charges qui retombaient sur le dos des paysans turcs, mais elle promettait également de nouvelles affaires brillantes pour Krupp et pour la Deutsche Bank. En même temps, le militarisme turc se plaçait sous la dépendance du militarisme prusso-allemand et devenait le point d’appui de la politique allemande en Asie mineure.

Que la « régénération » de la Turquie entreprise par l’Allemagne n’était qu’une tentative de réanimation artificielle d’un cadavre, c’est ce qui apparaît à travers les péripéties de la révolution turque. Tout d’abord, lorsque l’élément idéologique était prédominant au sein des Jeunes Turcs, alors qu’ils concevaient des projets grandioses et se berçaient d’illusions en croyant pouvoir donner une nouvelle jeunesse à la Turquie par un véritable renouveau interne, leurs sympathies politiques se tournaient résolument vers l’Angleterre, en laquelle ils voyaient l’idéal de l’État libéral moderne, tandis que l’Allemagne, qui depuis des années était le protecteur officiel du régime sacré du vieux sultan, faisait figure d’ennemi des Jeunes Turcs. La révolution de 1908 semblait marquer la faillite de la politique orientale de l’Allemagne, et en général c’est ainsi qu’on l’interpréta ; il semblait que la révocation d’Abdul Hamid, c’était aussi la révocation de l’influence allemande. Cependant, une fois arrivés au pouvoir, les Jeunes Turcs démontrèrent progressivement leur incapacité complète à réaliser une réforme économique, sociale et nationale de grande envergure, leur caractère contre-révolutionnaire montrait de plus en plus le bout de l’oreille, et ils ne tardèrent pas à en revenir, tout naturellement, aux méthodes de domination ancestrales qui étaient celles d’Abdul Hamid : organiser périodiquement des bains de sang en dressant les uns contre les autres les peuples vassaux, et exploiter la paysannerie sans ménagements, à la mode orientale, ces deux méthodes constituant les deux piliers de l’État. Du même coup, la « Jeune Turquie » eut à nouveau comme souci essentiel de conserver artificiellement ce régime de violence, et elle fut ainsi amenée dans le domaine de la politique extérieure à renouer avec les traditions d’Abdul Hamid, c’est-à-dire à en revenir à l’alliance avec l’Allemagne.

Compte tenu de la multiplicité des questions nationales qui écartelaient l’Etat turc : les questions arménienne, kurde, syrienne, arabe, grecque (naguère encore la question albanaise et la question macédonienne) ; de la naissance d’un capitalisme puissant et vigoureux dans les jeunes États balkaniques voisins ; et surtout de la désagrégation économique que le capitalisme international et la diplomatie internationale avaient produite depuis des années en Turquie, tout le monde, et en premier lieu la social-démocratie allemande, voyait bien qu’une régénération réelle de l’État turc était une opération vouée à l’échec. Déjà à l’occasion du grand soulèvement de Crète en 1896, avait eu lieu dans la presse du parti allemand une discussion approfondie de la question d’Orient qui conduisit à réviser le point de vue jadis défendu par Marx du temps de la guerre de Crimée et à rejeter définitivement l’idée d’« intégrité de la Turquie », en tant qu’héritage de la réaction européenne. Et c’était bien une idée typiquement prussienne que de penser qu’il suffisait d’un chemin de fer stratégique susceptible d’amener une mobilisation rapide et de quelques instructeurs militaires énergiques pour rendre viable une baraque aussi vermoulue que l’Etat turc [1].

En été 1912 déjà, le régime des Jeunes Turcs devait faire place à la contre-révolution. Le premier acte de la « régénération turque » dans cette guerre fut, fait significatif, le coup d’État, l’abolition de la Constitution, c’est-à-dire aussi à cet égard le retour formel au régime d’Abdul Hamid.

Le militarisme turc, qui avait été formé par l’Allemagne, fit déjà lamentablement faillite au cours de la première guerre des Balkans. Et quant à la guerre actuelle qui a entraîné la Turquie dans son tourbillon sinistre en tant que « protégée » de l’Allemagne, elle devra, quelle que soit son issue et avec une fatalité inéluctable, poursuivre ou même accomplir définitivement la liquidation de l’Empire turc.

La position de l’impérialisme allemand en Orient, c’est-à-dire, au premier chef, les intérêts de la Deutsche Bank, avait fait entrer l’Empire allemand en conflit avec tous les autres États, et tout d’abord avec l’Angleterre. Non seulement celle-ci avait dû laisser des entreprises anglaises céder la place à leurs rivales allemandes en Anatolie et en Mésopotamie, perdant ainsi de copieux bénéfices, ce dont elle s’accommoda finalement, mais surtout la construction de lignes stratégiques et le renforcement du militarisme turc sous l’influence de l’Allemagne se produisait à l’un des points les plus sensibles pour l’Angleterre sur la carte politique mondiale : à un croisement entre l’Asie centrale, la Perse et l’Inde, d’une part, et l’Égypte, d’autre part.

« L’Angleterre - écrivait Rohrbach dans son livre le Chemin de fer de Bagdad - ne peut être attaquée sur terre et être sévèrement touchée qu’à un seul endroit en dehors de l’Europe : en Égypte. En perdant l’Egypte, l’Angleterre ne perdrait pas seulement la maîtrise du canal de Suez et la communication avec l’Inde et l’Asie, mais elle perdrait vraisemblablement aussi ses possessions en Afrique centrale et orientale. La conquête de l’Égypte par une puissance musulmane comme la Turquie pourrait en outre susciter des réactions dangereuses dans les Indes chez les 60 millions de sujets musulmans de l’Angleterre, ainsi qu’en Afghanistan et en Perse. Mais la Turquie ne peut envisager de conquérir l’Égypte qu’à plusieurs conditions : qu’elle dispose d’un réseau de chemin de fer complet en Asie Mineure et en Syrie ; qu’après avoir prolongé la ligne d’Anatolie elle puisse parer à une attaque de l’Angleterre sur la Mésopotamie, qu’elle améliore son armée et augmente ses effectifs ; et que sa situation économique générale et ses finances fassent des progrès. »

Et dans son livre paru au début de la guerre, la Guerre et la politique allemande, il dit :

« Le chemin de fer de Bagdad était tout d’abord destiné à mettre les points stratégiques principaux de l’Empire turc en Asie Mineure en communication immédiate avec la Syrie et les provinces arrosées par l’Euphrate et le Tigre. Naturellement, il était à prévoir que cette ligne de chemin de fer, rattachée aux lignes de Syrie et d’Arabie, qui sont en partie à l’état de projet, en partie en chantier ou déjà achevées, permettrait d’amener des troupes turques, prêtes à intervenir, en direction de l’Égypte. Personne ne niera qu’en supposant une alliance entre l’Allemagne et la Turquie, et à plusieurs autres conditions qu’il serait encore moins simple de réaliser que cette alliance, le chemin de fer de Bagdad représenterait pour l’Allemagne une assurance-vie politique. »

Les porte-parole mi-officieux de l’impérialisme allemand exposaient donc ouvertement les projets et les intentions de celui-ci en Orient. Ils définissaient les grandes lignes de la politique allemande : une tendance agressive qui compromettrait gravement l’équilibre qui avait existé jusqu’alors dans la politique mondiale, et un fer de lance visiblement dirigé contre l’Angleterre. La politique orientale de l’Allemagne devenait ainsi la traduction dans les faits de la politique maritime inaugurée en 1899.

En même temps, en soutenant le principe de l’intégrité de la Turquie, l’Allemagne entrait en conflit avec les États balkaniques, dont l’histoire et l’essor intérieur s’identifiaient avec la liquidation de la Turquie d’Europe. Enfin, elle entra en conflit avec l’Italie, dont les appétits impérialistes étaient dirigés en premier lieu contre les possessions turques. A la conférence marocaine d’Algésiras de 1905, l’Italie se trouvait déjà aux côtés de l’Angleterre et de la France. Et six ans plus tard, l’expédition tripolitaine de l’Italie qui faisait suite à l’annexion de la Bosnie par l’Autriche, et qui donna le départ à la première guerre des Balkans, c’était déjà le défi de l’Italie, l’éclatement de la Triple Alliance et l’isolement de la politique allemande.

Quant à la deuxième direction des efforts d’expansion de l’Allemagne, c’est à l’ouest qu’elle se manifesta, dans l’affaire du Maroc. Nulle part ailleurs, l’éloignement par rapport à la politique de Bismarck ne fut aussi net. Comme on le sait, Bismarck favorisait délibérément les aspirations coloniales de la France à seule fin de la détourner des points chauds de la politique continentale et notamment de l’Alsace-Lorraine. La nouvelle orientation politique de l’Allemagne, tout au contraire, s’en prenait directement à l’expansion coloniale de la France. Mais il y avait de sensibles différences entre la situation au Maroc et la situation en Turquie d’Asie. Il existait très peu d’intérêts capitalistes allemands véritables au Maroc. Sans doute, au cours de la crise du Maroc, les impérialistes allemands firent-ils grand bruit autour des revendications de la firme capitaliste Mannesmann de Remscheid, qui avait prêté de l’argent au sultan du Maroc et reçu en échange des concessions minières, jusqu’à en faire une affaire d’« intérêt vital pour la patrie ». Mais du fait que chacun des deux groupes capitalistes concurrents au Maroc - aussi bien le groupe Mannesmann que la société Krupp-Schneider - présentaient un mélange tout à fait international d’entrepreneurs allemands, français et espagnols, on ne peut pas parler sérieusement et avec quelque succès d’une « sphère d’intérêts allemands ». D’autant plus symptomatiques étaient la résolution et l’énergie avec lesquels l’Empire allemand fit connaître tout à coup en 1905 sa prétention à collaborer au règlement de l’affaire du Maroc et protesta contre l’hégémonie française dans le pays. C’était le premier accrochage avec la France sur le plan de la politique mondiale. En 1895 encore, l’Allemagne était tombée sur le dos du Japon victorieux, aux côtés de la France et de la Chine, pour l’empêcher d’exploiter sa victoire sur la Chine à Chimonoseki. Cinq ans plus tard, elle entra, bras dessus bras dessous avec la France, dans la grande phalange internationale formée en vue de l’expédition de pillage contre la Chine. Et maintenant, au Maroc, on assistait à un changement radical dans les relations franco-allemandes. Par deux fois, au cours des sept années que dura la crise du Maroc, on frôla de justesse une guerre entre la France et l’Allemagne. Il ne s’agissait plus cette fois d’une « revanche » pour une quelconque rivalité continentale entre les deux États. Ici c’était un tout autre conflit qui prenait naissance, et qui provenait de ce que l’impérialisme allemand chassait sur les terres de l’impérialisme français. En définitive, au terme de cette crise, l’Allemagne accepta de se contenter du territoire congolais, et reconnut par là qu’elle ne possédait pas d’intérêts à défendre au Maroc. Mais c’est précisément pourquoi l’escarmouche allemande au Maroc avait une signification politique lourde de conséquences. Du fait que ses buts et ses revendications exactes restaient indéterminés, la politique de l’Allemagne au Maroc trahissait ses appétits illimités : on la voyait tâtonnant à la recherche d’une proie. Cette politique était généralement considérée comme une déclaration de guerre impérialiste à la France. L’opposition entre les deux Etats apparaissait là en pleine lumière. Là-bas, un développement industriel lent, une population stagnante, un État de rentiers qui investit de préférence à l’étranger et qui est encombré d’un grand empire colonial dont il ne parvient qu’à grand-peine à maintenir la cohésion ; de ce côté-ci, un capitalisme jeune et puissant qui s’installe au premier rang, qui court le monde pour y faire la chasse aux colonies. Il n’était pas question pour l’impérialisme allemand d’envisager la conquête des colonies anglaises. Dès lors, sa fringale dévorante ne pouvait se tourner, en dehors de la Turquie d’Asie que vers les possessions françaises. Ces possessions permettaient également de faire miroiter devant l’Italie la possibilité d’un dédommagement aux dépens de la France, au cas où elle se sentirait lésée par les appétits de conquête de l’Allemagne dans les Balkans - et de la retenir ainsi au sein de la Triple Alliance en l’associant à une entreprise commune. Il est clair que les prétentions de l’Allemagne sur le Maroc devaient inquiéter l’impérialisme français au plus haut point, si l’on songe qu’une fois établie en n’importe quel point du Maroc, l’Allemagne aurait eu à tout instant la possibilité de mettre le feu aux quatre coins de l’Empire français d’Afrique du Nord en procédant à des livraisons d’armes, car la population de cette région vivait dans un état de guerre chronique contre les conquérants français. Et si l’on aboutit à un compromis, si l’Allemagne consentit finalement à renoncer à ses prétentions, on n’avait fait qu’écarter le danger immédiat alors que persistaient l’inquiétude générale de la France et l’antagonisme politique qui avait été ainsi créé [2].

La politique marocaine de l’Allemagne n’amenait pas seulement celle-ci en conflit avec la France, mais indirectement aussi avec l’Angleterre. Comme Gibraltar est le deuxième carrefour le plus important de la politique mondiale de l’Angleterre, l’arrivée soudaine de l’impérialisme allemand au Maroc, à proximité immédiate de Gibraltar, avec les prétentions qu’il manifestait et le style brutal de son action, devait apparaître aux Anglais comme une manifestation hostile à leur égard. Sur le plan formel également, la première note de protestation de l’Allemagne s’en prenait directement à l’arrangement intervenu en 1904 entre la France et l’Angleterre au sujet du Maroc et de l’Égypte, et les exigences allemandes tendaient nettement à éliminer l’Angleterre du règlement de l’affaire du Maroc. L’effet que cette prise de position devait inévitablement produire sur les rapports anglo-allemands ne pouvait être un secret pour personne. Le correspondant à Londres du Frankfurter Zeitung dépeint clairement la situation ainsi créée dans l’édition du 8 novembre 1911 :

« Voilà le bilan : au total, un million de nègres au Congo, un amer déboire contre la " perfide Albion ". L’Allemagne digérera son amertume. Mais qu’adviendrait-il de nos rapports avec l’Angleterre, qui ne peuvent absolument se poursuivre sans changements, mais qui, selon toute vraisemblance historique, doivent conduire soit à une aggravation, soit même à la guerre, ou bien doivent rapidement s’améliorer... L’expédition du Panther était, comme un correspondant berlinois du Frankfurter Zeitung l’exprimait récemment de façon frappante, une bourrade qui devait montrer à la France que l’Allemagne n’avait pas cessé d’exister... Quant à l’impression que cette estocade devait produire à Londres, il est impossible que l’on ait jamais pu en douter un seul instant à Berlin, et que l’on soit resté dans l’incertitude à ce sujet ; du moins aucun correspondant ici n’a douté que l’Angleterre ne se porte énergiquement aux côtés de la France. Comment le Norddeutsche Allgemeine Zeitung peut-il encore s’accrocher à ce cliché selon lequel l’Allemagne aurait à discuter " uniquement avec la France" ! Depuis quelque cent ans, la politique européenne s’est développée de telle sorte que, de plus en plus, les intérêts politiques sont enchevêtrés les uns aux autres. Si un pays est dans une mauvaise passe, la nature des lois politiques dans lesquelles nous vivons veut que les uns se frottent les mains et que les autres se désolent. Lorsqu’il y a deux ans les Autrichiens eurent des démêlés avec la Russie à propos de la Bosnie, l’Allemagne entra dans la lice " en armes étincelantes ", quoiqu’à Vienne, comme on le déclara plus tard, on eût préféré régler l’affaire tout seul... Il n’est pas concevable que l’on ait pu croire à Berlin que les Anglais, qui venaient à peine de sortir d’une période de climat tout à fait hostile à l’Allemagne, auraient tout à coup été d’avis que nos pourparlers avec la France ne les concernaient en rien. Il s’agissait en dernier ressort d’une question de puissance, car une bourrade, même si elle peut paraître amicale, est une voie de fait, et personne ne peut dire si, peu de temps après, elle ne sera pas suivie d’un coup de poing sur la mâchoire. Depuis, la situation est devenue moins critique. Au moment où Lloyd George prit la parole, existait de manière aiguë, nous avons là-dessus des informations très précises, le danger d’une guerre entre l’Allemagne et l’Angleterre... Est-ce que - compte tenu de cette politique suivie depuis longtemps par sir Edward Grey et ses partisans, et dont nous ne discutons pas ici le bien-fondé - on devait s’attendre de leur part à une autre attitude sur la question du Maroc ? Il nous semble que si Berlin y a compté, c’est toute sa politique qui est du même coup condamnée. »

Ainsi, la politique impérialiste de l’Allemagne en Asie comme au Maroc avait créé un antagonisme violent entre l’Allemagne d’une part, l’Angleterre et la France de l’autre. Où en étaient les rapports entre l’Allemagne et la Russie ? Comment s’était produit l’affrontement dans ce cas-ci ? Dans l’atmosphère de pogrom qui s’était emparée de l’opinion publique allemande pendant les premiers mois de la guerre, on gobait n’importe quoi. On croyait que les femmes belges crevaient les yeux des blessés allemands, que les Cosaques mangeaient des bougies de stéarine et qu’ils empoignaient les nourrissons par leurs petites jambes pour les mettre en pièces - on croit aussi que les buts de la Russie en cette guerre consistent à annexer l’Empire allemand, à anéantir la civilisation allemande et à implanter l’absolutisme de la Warthe jusqu’au Rhin, et de Kiel à Munich.

L’organe social-démocrate Chemnitzer Volksstimme écrivait le 2 août :

« En ce moment nous ressentons tous le devoir de lutter contre le règne de knout russe avant tout. Les femmes et enfants allemands ne doivent pas devenir les victimes des bestialités russes, l’Allemagne ne sera pas le butin des Cosaques. Car si le Triple Alliance l’emporte, ce ne sera pas un gouverneur français ou un républicain français mais le tsar russe qui règnera sur l’Allemagne. C’est pourquoi nous défendons en ce moment toute la culture allemande et toute la liberté allemande contre un ennemi barbare qui ne connaît pas de merci. »

Le Fränkische Tagespost s’écriait le même jour :

« Nous ne voulons pas que les Cosaques, qui ont déjà occupé toutes les localités frontalières, fassent irruption dans notre pays et apportent la ruine dans nos villes. La social-démocratie n’a jamais cru aux intentions pacifiques du tsar russe, pas même le jour où il a publié son manifeste de paix ; nous ne voulons pas que ce tsar, qui est déjà le pire ennemi du peuple russe, commande à un peuple de race allemande. »

Et le Königsberger Volkszeitung du 3 août écrivait :

« Mais aucun de nous, qu’il soit astreint ou non au service militaire, ne peut en douter un seul instant : aussi longtemps que durera la guerre, le devoir de chacun est de faire tout ce qu’il peut pour maintenir loin de nos frontières cet odieux régime tsariste. Si le tsarisme remporte la victoire, des milliers de nos camarades seront envoyés dans les geôles horribles de la Russie. Sous le sceptre russe, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est réduit à néant ; pas la moindre trace là-bas d’une presse social-démocrate ; les syndicats sociaux-démocrates et les réunions social-démocrates sont interdits. Et c’est pourquoi, à cette heure, aucun de nous n’aurait l’idée de se désintéresser de l’issue de la guerre ; au contraire, tout en maintenant notre opposition à la guerre, nous voulons agir tous ensemble pour nous garder nous-mêmes des atrocités de ces canailles qui gouvernent la Russie. »

Examinons de plus près les rapports de la civilisation allemande avec le tsarisme russe, qui forment un chapitre entier dans l’attitude de la social-démocratie au cours de cette guerre. Pour ce qui est du désir que le tsar aurait d’annexer l’Empire allemand, on pourrait tout aussi bien admettre que la Russie envisageait d’annexer l’Europe ou même la Lune. Dans la guerre actuelle, il ne s’agit d’une question d’existence, en tout et pour tout, que pour deux États : la Belgique et la Serbie. Et les canons allemands furent dirigés contre eux parce qu’on criait de tous côtés que l’existence de l’Allemagne était en jeu. Avec des fanatiques du meurtre rituel, toute discussion est évidemment exclue. Toutefois, les gens qui prennent en considération non les instincts de la populace et les grands mots démagogiques et sublimes de la presse nationaliste provocatrice, mais plutôt les points de vue politiques, ceux-là doivent comprendre que le tsarisme pouvait se fixer comme but aussi bien l’annexion de la Lune que celle de l’Allemagne. Ce sont de franches crapules qui dirigent la politique russe, mais pas des fous, et la politique de l’absolutisme a de toute façon ceci en commun avec toute autre politique qu’elle se meut non dans les nuages, mais dans le monde des possibilités réelles, dans un espace où les choses entrent rudement en contact. En ce qui concerne la crainte de voir nos camarades allemands arrêtés et déportés à vie en Sibérie, et de voir l’absolutisme russe s’introduire dans l’Empire allemand, les hommes politiques du tsar sanglant, malgré leur infériorité intellectuelle, ont mieux compris le matérialisme historique que les journalistes de notre parti : ces politiciens savent très bien qu’une forme de gouvernement donnée ne se laisse pas « exporter » à volonté n’importe où, mais que chaque forme de gouvernement correspond à certaines conditions économiques et sociales bien précises : ils savent, pour en avoir fait l’amère expérience, que même en Russie les conditions de leur domination ont presque fait leur temps ; ils savent enfin que le règne de la réaction se sert dans chaque pays de la forme qui lui convient, toute autre forme lui étant intolérable, et que la variante de l’absolutisme qui correspond aux rapports entre les classes et les partis que connaît l’Allemagne, c’est l’État policier des Hohenzollern et le suffrage censitaire de la Prusse. En examinant froidement les choses, on voit qu’il n’existait de prime abord aucune raison de craindre que le tsarisme russe se serait vraiment senti obligé d’ébranler ces produits de la civilisation allemande, même dans le cas improbable de sa victoire totale.

En réalité, c’était sur un plan tout à fait différent que la Russie et l’Allemagne entrèrent en opposition. Ce n’est pas dans le domaine de la politique intérieure qu’ils s’affrontèrent, domaine où, au contraire, grâce à leurs tendances communes et à leur affinité intime, une amitié ancienne et traditionnelle s’était établie depuis un siècle entre les deux États, mais, en dépit de la solidarité de leur politique intérieure, dans le domaine de la politique extérieure, sur les terrains de chasse de la politique mondiale.

Tout comme celui des États occidentaux, l’impérialisme russe est un tissu d’éléments de nature différente. Son fil le plus solide n’est pas constitué, comme en Allemagne ou en Angleterre, par l’expansion économique d’un capital affamé d’accumulation, mais par les intérêts politiques de l’État. Il est vrai que l’industrie russe, ce qui est absolument caractéristique de la production capitaliste, en raison de l’inaptitude de son marché intérieur, exporte depuis longtemps vers l’Orient, vers la Chine, la Perse, l’Asie centrale, et que le gouvernement tsariste cherche par tous les moyens à favoriser cette exportation qui lui donne le fondement rêvé pour sa « sphère d’intérêts ». Mais ici, la politique de l’État détient le rôle actif, elle n’est pas dirigée par les autres facteurs. Dans les tendances conquérantes du régime tsariste s’exprime, d’une part, l’expansion traditionnelle d’un Empire puissant dont la population comprend aujourd’hui 170 millions d’êtres humains et qui, pour des raisons économiques et stratégiques, cherche à obtenir le libre accès des mers, de l’océan Pacifique à l’est, de la Méditerranée au sud, et, d’autre part, intervient ce besoin vital de l’absolutisme : la nécessité sur le plan de la politique mondiale de garder une attitude qui impose le respect dans la compétition générale des grands États, pour obtenir du capitalisme étranger le crédit financier sans lequel le tsarisme n’est absolument pas viable. A tout cela s’ajoute l’intérêt dynastique qui, comme dans toutes les monarchies, en raison de l’opposition de plus en plus vive entre le régime et la grande masse de la population, avait besoin de maintenir en permanence son prestige à l’étranger, et d’y chercher une diversion aux difficultés intérieures : recette indispensable de la politique.

Toutefois, les intérêts bourgeois modernes entrent toujours davantage en ligne de compte comme facteur de l’impérialisme dans l’Empire des tsars. Le jeune capitalisme russe, qui sous le régime absolutiste ne peut naturellement pas parvenir à un épanouissement complet et qui, en gros, ne peut quitter le stade du système primitif de vol, voit cependant s’ouvrir devant lui un avenir prodigieux dans les ressources naturelles immenses de cet Empire gigantesque. Il ne fait aucun doute que dès qu’elle sera débarrassée de l’absolutisme, la Russie deviendra rapidement - et à supposer que la situation de la lutte des classes internationale lui en laisse encore le répit - le premier État capitaliste moderne. C’est parce qu’elle pressent cet avenir et qu’elle est, pour ainsi dire par avance, affamée d’accumulation, que la bourgeoisie russe est dévorée par une fièvre impérialiste violente, et qu’elle manifeste avec ardeur ses prétentions dans le partage du monde. Cette fièvre historique trouve en même temps un soutien dans les très puissants intérêts actuels de la bourgeoisie russe. Tout d’abord dans les intérêts concrets de l’industrie des armements et de ses fournisseurs ; en Russie également, l’industrie lourde fortement organisée en cartels joue un grand rôle. En second lieu, l’opposition à l’« ennemi intérieur », au prolétariat révolutionnaire, a particulièrement renforcé l’estime que la bourgeoisie porte au militarisme et à l’action de diversion que représente l’évangile de la politique mondiale, et elle a ainsi rapproché la bourgeoisie du régime contre-révolutionnaire. L’impérialisme des milieux bourgeois de la Russie, et surtout des milieux libéraux, grandi à vue d’oeil dans l’air orageux de la Révolution et dans ce baptême du feu, il a donné une physiognomie moderne à la politique étrangère traditionnelle de l’Empire des tsars.

Or, le but principal de la politique traditionnelle du tsarisme aussi bien que des appétits modernes de la bourgeoisie russe, ce sont les Dardanelles, qui, selon le mot célèbre de Bismarck, donnent la clé des possessions russes sur la mer Noire. C’est en vue de ce but que la Russie a mené depuis le XVIIIe siècle une série de guerres sanglantes contre la Turquie, qu’elle a entrepris de libérer les Balkans et qu’au service de cette mission elle a entassé des monceaux énormes de cadavres à Ismail, Navarin, Sinope, Sistrie et Sébastopol, à Plevna et à Schipka. Tout cela, disait-on, pour défendre les frères slaves et les chrétiens contre les atrocités des Turcs ; cette séduisante légende de guerre joua auprès des moujiks russes le même rôle que la « défense de la civilisation et de la liberté allemandes contre les atrocités russes » elle joue maintenant auprès de la social-démocratie allemande. La bourgeoisie russe était plus enthousiaste pour les perspectives sur la Méditerranée que pour la mission civilisatrice en Mandchourie et en Mongolie. C’est pourquoi la guerre japonaise fut très critiquée par la bourgeoisie libérale qui la considérait comme une aventure insensée, parce que, selon elle, la politique russe se détournait de sa tâche essentielle : les Balkans. Mais, d’une autre manière encore, la guerre malheureuse contre le Japon a eu le même effet. L’extension de la puissance russe en Asie orientale et en Asie centrale jusqu’au Tibet et vers la Perse devait inquiéter vivement la vigilance de l’impérialisme anglais. Préoccupée pour son énorme empire indien, l’Angleterre devait suivre l’avance russe en Asie avec une méfiance croissante. Et l’opposition anglo-russe en Asie fut effectivement l’opposition politique la plus forte de la conjoncture internationale au début de ce siècle, et elle devrait très vraisemblablement devenir le noeud du futur développement impérialiste après la guerre actuelle. La défaite fracassante de la Russie en 1904 et l’éclatement de la révolution modifièrent la situation. L’affaiblissement visible de l’empire des tsars eut comme conséquence d’amener une détente dans ses rapports avec l’Angleterre, détente qui conduisit même à un arrangement sur un blocage commun de la Perse en 1907, et qui permit des relations de bon voisinage en Asie centrale. Par là, la Russie se voyait avant tout interdire l’accès à de grandes entreprises en Asie et elle rassembla toute son énergie en vue de son vieil objectif : la politique des Balkans. C’est dans cette région que la Russie tsariste, après un siècle d’amitié solide et fidèle avec la civilisation allemande, entra pour la première fois dans un conflit pénible avec elle. Le chemin des Dardanelles passe par le cadavre de la Turquie, mais l’Allemagne considérait l’intégrité de ce cadavre comme sa tâche politique principale. Il est vrai que les principes de la politique russe dans les Balkans avaient déjà changé plus d’une fois : irritée de l’« ingratitude » des Slaves des Balkans qu’elle avait libérés et qui cherchaient à s’arracher à leurs liens de vassalité vis-à-vis de l’empire du tsar, la Russie avait, elle aussi, défendu pendant tout un temps le programme de l’« intégrité » de la Turquie, et pour elle aussi, il était sous-entendu que le partage était remis dans l’attente d’une époque plus favorable. Cependant, la liquidation finale de la Turquie a maintenant sa place dans les plans de la Russie tout comme dans la politique anglaise. Celle-ci, en vue de renforcer sa propre position dans les Indes et en Égypte, s’efforce de réunir en un grand empire musulman sous le sceptre britannique les territoires qui séparent ces deux parties de son empire, à savoir l’Arabie et la Mésopotamie. Ainsi, l’impérialisme russe, tout comme auparavant l’impérialisme anglais, tomba en Orient sur l’impérialisme allemand, lequel, se considérant comme l’usufruitier attitré de la décomposition de la Turquie, montait la garde sur le Bosphore [3].

Mais la politique russe dans les Balkans se heurtait encore plus directement à l’Autriche qu’à l’Allemagne. L’impérialisme autrichien est le complément politique de l’impérialisme allemand, son frère siamois et son destin funeste tout à la fois.

L’Allemagne se retrouva isolée de tous côtés à cause de sa politique mondiale, et son seul allié était l’Autriche. Sans doute, l’alliance avec l’Autriche est-elle ancienne, c’est encore Bismarck qui l’a établie en 1879, mais elle a changé entièrement de caractère depuis lors. De même que l’opposition avec la France, cette alliance a pris un tout autre contenu au cours de l’évolution des dernières décennies. Bismarck songeait seulement à défendre les possessions acquises jusqu’en 1870 grâce à la guerre de 1864. La Triple Alliance qu’il avait conclue avait un caractère conservateur d’un bout à l’autre : elle signifiait que l’Autriche devait renoncer définitivement à entrer dans la confédération allemande, elle représentait la consécration de la situation créée par Bismarck, la victoire de l’éparpillement national de l’Allemagne et de l’hégémonie militaire de la Grande Prusse. Les tendances de l’Autriche vers les Balkans déplaisaient à Bismarck tout autant que les acquisitions de l’Allemagne en Afrique. Dans ses Pensées et souvenirs, il dit :

« Il est naturel que les habitants du bassin du Danube aient des besoins et des projets qui dépassent les frontières actuelles de la monarchie : la constitution de l’empire allemand montre la voie par laquelle l’Autriche peut parvenir à réconcilier ses intérêts politiques et matériels qui sont compris entre la frontière orientale qui est de race roumaine et le golfe de Cattaro. Mais ce n’est pas le rôle de l’Empire allemand que de prêter main forte à ses sujets pour réaliser les voeux qu’ils peuvent entretenir quant à leurs rapports avec leurs voisins. »

Comme il l’avait exprimé un jour avec force dans un mot célèbre, la Bosnie ne valait pas pour lui l’os d’un grenadier de Poméranie. La meilleure preuve de ce que Bismarck ne pensait effectivement pas à mettre la Triple Alliance au service des efforts d’expansion de l’Autriche, c’est le Traité de réassurance conclu en 1884 avec la Russie, et aux termes duquel, au cas où une guerre éclaterait entre la Russie et l’Autriche, l’Empire allemand ne se porterait en aucun cas aux côtés de l’Autriche, mais conserverait une « neutralité bienveillante ». Depuis que s’est accompli le virage de la politique allemande vers l’impérialisme, ses relations avec l’Autriche se modifièrent également. L’Autriche-Hongrie se trouve située entre l’Allemagne et les Balkans, donc sur le chemin de ce centre de la politique orientale de l’Allemagne. Avoir l’Autriche pour adversaire équivaudrait, en raison de l’isolement général dans lequel s’est placée la politique allemande, à renoncer à tous ses projets sur le plan de la politique mondiale. Dans le cas d’un affaiblissement ou même de la ruine de l’Autriche-Hongrie, qui entraînerait aussitôt une liquidation de la Turquie et un renforcement énorme de la puissance de la Russie, des États balkaniques et de l’Angleterre, l’Allemagne réaliserait sans doute son unification et renforcerait sa puissance, mais il faudrait sonner le glas de la politique impérialiste de l’empire allemand [4].

Le sauvetage et la conservation de la monarchie habsbourgeoise devenait donc logiquement la tâche accessoire de l’impérialisme allemand, tout comme la conservation de la Turquie était sa tâche principale.

L’existence même de l’Autriche représente cependant un état permanent de guerre latente dans les Balkans. Depuis que le processus irrésistible de décomposition de la Turquie a conduit à la formation et à la consolidation des États balkaniques dans la proximité immédiate de l’Autriche, ce fut le début d’une opposition entre l’État habsbourgeois et ses jeunes voisins. Il est évident que la naissance à ses côtés d’États nationaux indépendants et viables devait accélérer la décomposition de cette monarchie déjà délabrée qui, étant elle-même constituée d’une mosaique de pièces détachées de ces mêmes nationalités, ne sait les diriger que sous la férule des paragraphes dictatoriaux. La non-viabilité foncière de l’Autriche se manifeste précisément dans sa politique balkanique et tout spécialement dans ses rapports avec la Serbie. En dépit de ses appétits impérialistes qui se jetaient sans discernement tantôt sur Salonique, tantôt sur Durazzo, l’Autriche n’était pas en état d’annexer la Serbie le cas échéant, même si celle-ci n’avait pas recu un surcroît de force et d’étendue à la suite des deux guerres balkaniques. En incorporant la Serbie, l’Autriche aurait nourri en son sein d’une manière dangereuse l’une des plus turbulentes parmi les nationalités slaves du sud qu’elle ne parvenait déjà à maîtriser qu’à grand-peine malgré le régime brutal et stupide de sa réaction [5].

L’Autriche ne pouvait cependant pas non plus tolérer le développement normal autonome de la Serbie et en tirer profit par des relations économiques normales. En effet, la monarchie habsbourgeoise n’est pas une organisation politique d’État bourgeois, mais seulement un trust unissant par des liens assez lâches quelques coteries de parasites sociaux qui veulent se remplir les poches en exploitant au maximum les ressources du pouvoir tant que la monarchie tient encore debout. Pour favoriser les agriculteurs hongrois et pour maintenir artificiellement les produits agricoles à un prix élevé, l’Autriche interdit l’importation du bétail et des fruits à la Serbie, privant ainsi ce pays paysan du débouché principal de ses produits. Dans l’intérêt des cartels industriels autrichiens, elle contraignit la Serbie à obtenir à l’est l’accès de la mer Noire en concluant une alliance militaire avec la Bulgarie, et à l’ouest l’accès de la mer Adriatique en acquérant un port en Albanie. La politique balkanique de l’Autriche visait donc uniquement à étrangler la Serbie. Mais en même temps, elle visait à empêcher tout rapprochement mutuel entre les États balkaniques et à entraver leur essor intérieur ; elle constituait à elle seule un danger permanent. Tantôt par l’annexion de la Serbie, tantôt en manifestant ses prétentions sur le sandjak de Novibazar et sur Salonique, tantôt en revendiquant la côte albanaise, l’impérialisme autrichien menaçait continuellement l’existence et les possibilités de développement des États balkaniques. Conformément aux tendances de l’Autriche et en raison de la concurrence de l’Italie, on allait même créer après la seconde guerre balkanique l’image dérisoire d’une « Albanie indépendante » sous un prince allemand qui, dès la première heure, ne fut rien d’autre que le jouet des intrigues des puissances impérialistes rivales.

L’Autriche ne pouvait cependant pas non plus tolérer le développement normal autonome de la Serbie et en tirer profit par des relations économiques normales. En effet, la monarchie habsbourgeoise n’est pas une organisation politique d’État bourgeois, mais seulement un trust unissant par des liens assez lâches quelques coteries de parasites sociaux qui veulent se remplir les poches en exploitant au maximum les ressources du pouvoir tant que la monarchie tient encore debout. Pour favoriser les agriculteurs hongrois et pour maintenir artificiellement les produits agricoles à un prix élevé, l’Autriche interdit l’importation du bétail et des fruits à la Serbie, privant ainsi ce pays paysan du débouché principal de ses produits. Dans l’intérêt des cartels industriels autrichiens, elle contraignit la Serbie à obtenir à l’est l’accès de la mer Noire en concluant une alliance militaire avec la Bulgarie, et à l’ouest l’accès de la mer Adriatique en acquérant un port en Albanie. La politique balkanique de l’Autriche visait donc uniquement à étrangler la Serbie. Mais en même temps, elle visait à empêcher tout rapprochement mutuel entre les États balkaniques et à entraver leur essor intérieur ; elle constituait à elle seule un danger permanent. Tantôt par l’annexion de la Serbie, tantôt en manifestant ses prétentions sur le sandjak de Novibazar et sur Salonique, tantôt en revendiquant la côte albanaise, l’impérialisme autrichien menaçait continuellement l’existence et les possibilités de développement des États balkaniques. Conformément aux tendances de l’Autriche et en raison de la concurrence de l’Italie, on allait même créer après la seconde guerre balkanique l’image dérisoire d’une « Albanie indépendante » sous un prince allemand qui, dès la première heure, ne fut rien d’autre que le jouet des intrigues des puissances impérialistes rivales.

Ainsi, au cours des dernières décennies, la politique impérialiste de l’Autriche devint le carcan qui empêchait un développement normal vers le progrès dans les Balkans, et elle conduisait tout naturellement à ce dilemme inévitable : ou bien la monarchie habsbourgeoise, ou bien le développement des États balkaniques ! Les Balkans, qui s’étaient émancipés de la souveraineté turque, se voyaient confrontés à une nouvelle tâche : se débarrasser de l’obstacle que représentait l’Autriche. Historiquement, la liquidation de l’Autriche-Hongrie n’est que la continuation du démembrement de la Turquie et est, comme lui, imposée par l’évolution historique.

Mais ce dilemme ne laissait pas d’autre solution que la guerre, et même la guerre mondiale. En effet, derrière la Serbie, on trouvait la Russie, qui ne pouvait renoncer à son influence dans les Balkans et à son rôle de « protecteur » sans compromettre la totalité de son programme impérialiste en Orient. Exactement à l’opposé de la politique autrichienne, la politique russe avait pour objectif de réunir les États balkaniques, sous protectorat russe évidemment. La confédération balkanique, dont la victoire dans la guerre de 1912 avait presque entièrement liquidé la Turquie d’Europe, était l’oeuvre de la Russie, et il entrait dans les intentions de celle-ci qu’elle soit principalement dirigée contre l’Autriche. Sans doute la confédération se disloqua-t-elle dès la première guerre balkanique malgré tous les efforts de la Russie, mais la Serbie qui sortit victorieuse de cette guerre était destinée à devenir l’alliée de la Russie de la même manière que l’Autriche devenait son ennemi mortel. L’Allemagne, enchaînée au destin de la monarchie habsbourgeoise, fut obligée de donner son soutien à sa politique archi-réactionnaire et ainsi d’entrer doublement en conflit avec la Russie.

La politique balkanique de l’Autriche l’amena également à entrer en conflit avec l’Italie, qui s’intéressait vivement à la fois à la liquidation de l’Autriche et à celle de la Turquie. L’impérialisme italien trouve à ses désirs d’expansion le prétexte le plus proche et le plus commode, parce que le plus populaire, dans les possessions italiennes de l’Autriche et, dans le nouveau partage des Balkans, ses prétentions visent surtout la côte albanaise de l’Adriatique qui fait face à l’Italie. La Triple Alliance qui avait déjà subi une rude épreuve dans la guerre de Tripoli fut complètement ravagée par la crise que connurent les Balkans depuis les deux guerres balkaniques, et ses deux puissances centrales étaient en conflit avec le reste du monde. L’impérialisme allemand, enchaîné à deux cadavres en décomposition, se dirigeait tout droit vers la guerre mondiale.

Ce cheminement était du reste tout à fait conscient. C’est surtout l’Autriche qui donnait l’impulsion, elle qui courait depuis des années à la catastrophe avec un fatal aveuglement. Sa clique dirigeante cléricale et militaire, avec à sa tête l’archiduc François-Ferdinand et l’homme de main de celui-ci, le baron von Chlumezki, était bel et bien à l’affût d’un prétexte pour lancer les opérations. En 1909, pour déclencher dans les pays allemands la fureur guerrière qu’elle recherchait, elle fit fabriquer tout spécialement par le professeur Friedmann les fameux documents qui dévoilaient une conspiration diabolique aux multiples ramifications dirigée contre la monarchie habsbourgeoise, documents qui n’avaient qu’un seul défaut : ils étaient faux de a à z. Quelques années plus tard, se répandit pendant des jours la nouvelle que le consul autrichien Prohaska avait subi un martyre atroce à Uestub, ce qui devait faire l’effet d’une bombe, alors que pendant ce temps-là, Prohaska, qui se portait comme un charme, se promenait en sifflotant dans les rues de Uestub. Enfin, il y eut l’attentat de Sarajevo, enfin se produisit le crime révoltant et authentique que l’on attendait depuis si longtemps. « Si un sacrifice a jamais eu un effet libérateur et rédempteur, c’est bien celui-là », exultaient les porte-parole de l’impérialisme allemand. Les impérialistes autrichiens exultaient encore plus fort et décidèrent d’utiliser les cadavres des archiducs tant qu’ils étaient encore frais [6]. Ils s’entendirent rapidement avec l’Allemagne, la guerre fut conclue et on expédia le télégramme qui allait mettre le feu aux poudres à l’intérieur du monde capitaliste.

Mais l’incident de Sarajevo n’avait fait que fournir le prétexte.

Pour ce qui est des causes et des oppositions, tout était déjà mûr pour la guerre depuis longtemps, la configuration que nous connaissons aujourd’hui était déjà prête depuis dix ans. Chaque année qui s’écoulait et chaque nouvel événement politique qui s’est produit au cours de ces dernières années rapprochaient un peu plus l’échéance : la révolution turque, l’annexion de la Bosnie, la crise du Maroc, l’expédition de Tripoli, les deux guerres des Balkans. C’est dans la perspective de cette guerre que furent proposés tous les projets de loi de ces dernières années : on se préparait consciemment à l’inévitable conflagration générale. Cinq fois au cours de ces dernières années, il s’en est fallu d’un cheveu que la guerre n’ait éclaté : en été 1905, lorsque l’Allemagne fit connaître pour la première fois ses prétentions dans l’affaire du Maroc d’une manière péremptoire ; en été 1908, après la rencontre des monarques à Reval, lorsque l’Angleterre, la Russie et la France voulurent envoyer un ultimatum à la Turquie à cause de la question macédonienne, et que, pour défendre la Turquie, l’Allemagne était prête à se lancer dans une guerre qui ne fut empêchée que par l’éclatement soudain de la révolution turque [7] ; au début de 1909, lorsque la Russie répondit à l’annexion de la Bosnie par une mobilisation, sur quoi l’Allemagne déclara en bonne forme qu’elle était prête à entrer en guerre aux côtés de l’Autriche ; en été 1911, lorsque le Panther fut envoyé à Agadir, ce qui aurait inévitablement provoqué le déclenchement de la guerre, si l’Allemagne n’avait pas renoncé à réclamer sa part du Maroc et ne s’était pas contentée du Congo. Et enfin, au début de l’année 1913, quand l’Allemagne, voyant que la Russie envisageait de pénétrer en Arménie, déclara pour la deuxième fois en bonne forme qu’elle était prête à faire la guerre.

C’est ainsi que la guerre mondiale actuelle était dans l’air depuis huit ans. Si, à chaque fois, elle fut différée, c’est uniquement parce que l’une des parties impliquées n’avait pas encore terminé ses préparatifs militaires. La guerre mondiale actuelle était déjà mûre dans l’aventure du Panther en 1911 - sans le couple d’archiducs assassinés, sans les aviateurs français au-dessus de Nuremberg, et sans l’invasion russe en Prusse orientale. L’Allemagne l’a simplement remise à une date qui lui conviendrait mieux. Ici aussi, il suffit de lire l’explication naïve des impérialistes allemands :

« Du côté "pan-germanique", on reproche à la politique allemande de s’être montrée trop faible durant la crise du Maroc en 1911 ; pour liquider cette idée fausse, il suffit de rappeler qu’au moment où nous avons envoyé le Panther à Agadir, l’aménagement du canal de la mer du Nord était encore en chantier, que l’aménagement d’Helgoland en une grande place forte maritime n’était pas encore terminé et que les rapports de force entre notre flotte et la puissance navale anglaise en dreadnoughts et en armements auxiliaires nous étaient nettement plus défavorables que trois ans après. Le canal, l’île d’Helgoland et la puissance de notre flotte étaient, comparativement à ce qu’ils sont aujourd’hui, en 1914, soit fortement périmés, soit absolument inaptes pour la guerre. Dès lors, sachant que l’on rencontrerait un peu plus tard des chances de succès bien plus favorables, vouloir provoquer une guerre décisive aurait été une folie pure et simple [8]. »

Il fallait d’abord mettre la flotte allemande en état et faire passer au Reichstag les projets de lois militaires. En été 1914, l’Allemagne se sentit préparée pour la guerre, alors que la France en était encore à élaborer péniblement le service militaire de trois ans, et alors que la Russie n’avait pas encore accompli son programme, ni pour la force navale ni pour l’armée de terre. Le même Rohrbach - qui n’est pas seulement le porte-parole le plus sérieux de l’impérialisme allemand, mais, étant très proche des milieux dirigeants de la politique allemande, est presque leur voix officieuse - écrit au sujet de la situation en 1914 :

« Quant à nous, c’est-à-dire l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, notre crainte essentielle était que si la Russie adoptait pour quelque temps une attitude manifestement conciliante, nous aurions été moralement obligés d’attendre jusqu’au moment où la France et la Russie auraient été réellement prêtes. » (loc. cit. p. 83)

Autrement dit : la crainte essentielle en juillet 1914, c’était que l’« action de paix » du gouvernement allemand puisse être couronnée de succès, et que la Russie et la Serbie puissent se laisser fléchir. Il s’agissait cette fois de les contraindre à la guerre. Et cela réussit. « C’est avec une profonde douleur que nous voyons échouer nos efforts visant à maintenir la paix mondiale », etc.

Dès lors, lorsque les bataillons allemands pénétrèrent en Belgique, lorsque le Reichstag fut placé devant le fait accompli de la guerre et de l’état de siège, il n’y avait pas de quoi être frappé de stupeur, car ce n’était pas une situation nouvelle et inouïe, ce n’était pas un événement qui, compte tenu du contexte politique, pouvait surprendre la social-démocratie allemande. La guerre mondiale déclarée officiellement le 4 août était celle-là même pour laquelle la politique impérialiste allemande et internationale travaillait inlassablement depuis des dizaines d’années, celle-là même dont, depuis dix ans, la social-démocratie allemande, d’une manière tout aussi inlassable, prophétisait l’approche presque chaque année, celle-là même que les parlementaires, les journaux et les brochures sociales-démocrates stigmatisèrent à de multiples reprises comme étant un crime frivole de l’impérialisme, qui n’avait rien à voir ni avec la civilisation ni avec les intérêts nationaux mais qui, bien au contraire, agissait à l’encontre de ces deux principes.

Effectivement : ce n’est pas l’« existence et le développement libre » de l’Allemagne qui sont en jeu dans cette guerre, comme le dit la déclaration du groupe parlementaire social-démocrate, ce n’est pas la civilisation allemande, comme l’écrit la presse sociale-démocrate, mais ce sont bien plutôt les profits actuels de la Deutsche Bank en Turquie d’Asie et les profits futurs des Mannesmann et Krupp au Maroc, c’est l’existence du régime réactionnaire de l’Autriche, ce « monceau de pourriture organisée qui s’appelle la monarchie habsbourgeoise », comme l’écrivait le Vorwärts du 25 août 1914, ce sont les cochons et les pruneaux hongrois, c’est le paragraphe 14, ce sont les trompettes d’enfants et la civilisation de FriedmannProhasta, c’est le maintien de la domination turque des Bachibouzouks en Asie Mineure et de la contre-révolution dans les Balkans.

Une grande partie de la presse de notre parti était profondément choquée de ce que les « gens de couleur et les sauvages », les Nègres, les Sikhs, les Maoris, étaient poussés à la guerre par les adversaires de l’Allemagne. Or, ces peuples jouent à peu près le même rôle dans la guerre actuelle que les prolétaires socialistes des États européens. Et si on apprenait par les communiqués de Reuter que les Maoris de Nouvelle-Zélande brûlaient d’envie de se faire massacrer pour le roi d’Angleterre, ils manifesteraient le même discernement dans la conscience de leurs propres intérêts que celui dont a fait preuve le groupe parlementaire social-démocrate en confondant le salut de la monarchie habsbourgeoise, de la Turquie et de la caisse de la Deutsche Bank avec l’existence et la liberté du peuple allemand et de la civilisation allemande. Il est vrai qu’une grande différence les sépare malgré tout : il y a une génération, les Maoris pratiquaient encore le cannibalisme, et pas la théorie marxiste.

Notes

[1] Le 3 décembre 1912, après la première guerre balkanique, l’orateur du groupe social-démocrate s’exprimait en ces termes au Reichstag : « Hier, on a fait remarquer à cette même tribune que la politique orientale de l’Allemagne n’était pas responsable de l’effondrement de la Turquie, que ç’avait été une bonne politique. M. le chancelier de l’Empire croyait que nous avions rendu bien de bons services à la Turquie et M. Bassermann disait que nous avions amené la Turquie à accomplir des réformes judicieuses. Sur ce dernier point, je ne suis au courant de rien (hilarité chez les sociaux-démocrates) ; et derrière les bons services je voudrais mettre aussi un point d’interrogation. Pourquoi la Turquie s’est-elle effondrée ? Ce qui s’est effondré là-bas, c’est un régime de junkers semblable à celui que nous avons à l’est de l’Elbe. (" Très juste ! " - sur les bancs sociaux-démocrates. Rires à droite) L’effondrement de la Turquie est un phénomène parallèle à l’effondrement du régime des junkers mandchous en Chine. Pour les régimes de junkers ça a l’air d’aller de plus en plus mal partout. (Acclamations des sociaux-democrates : "Tant mieux !" ) Ils ne répondent plus aux exigences du monde moderne. »
« Je disais que la situation en Turquie ressemblait jusqu’à un certain point à celle que nous connaissons à l’est de l’Elbe. Les Turcs sont une caste dirigeante de conquérants, ils ne sont qu’une petite minorité. A côté des Turcs, on trouve encore les non-Turcs qui ont adopté la religion musulmane, mais les véritables Turcs d’origine ne sont qu’une petite minorité, une caste guerrière, une caste qui, comme en Prusse, s’est emparée de tous les postes clés, dans l’administration, dans la diplomatie et dans l’armée ; une caste qui, vis-à-vis des papans bulgares et serbes, a poursuivi la même politique seigneuriale que nos spahis à l’est de l’Elbe. (Hilarité.) Aussi longtemps que la Turquie avait une économie naturelle, cela allait encore ; car alors, un tel régime de seigneurs est encore supportable dans une certaine mesure, parce que le seigneur ne pousse pas encore tellement l’exploitation de ses manants ; s’il a de quoi bien manger, et de quoi bien vivre, il est content. Mais au moment où la Turquie, entrant en contact avec l’Europe, devint une économie monétaire moderne, l’oppression des junkers turcs devint de plus en plus insupportable. La classe paysanne fut pressée comme un citron, et une grande partie des paysans réduite à la mendicité ; beaucoup se firent brigands. Voilà ce que sont les Komitaschis ! (Rires à droite) Les junkers turcs n’ont pas seulement fait la guerre contre l’ennemi extérieur, non, en dessous de cette guerre contre l’ennemi extérieur une révolution paysanne s’est accomplie en Turquie. Voilà ce qui a rompu l’échine des Turcs et voilà ce qui a provoqué l’effondrement de leur régime de junkers ! Et on dit maintenant que le gouvernement allemand a rendu de bons services dans ce pays ! Mais les meilleurs services qu’il aurait pu rendre à la Turquie, et aussi au régime des junkers, il ne les a pas rendus ! Il aurait dû leur conseiller d’accomplir les réformes qu’ils étaient tenus de faire en vertu du protocole de Berlin : de libérer véritablement leurs paysans, comme la Bulgarie et la Serbie l’avaient fait. Mais comment une diplomatie allemande de junkers en aurait-elle été capable ? »
« [...] Les instructions que M. von Marschall recevait de Berlin ne pouvaient en tout cas l’amener à rendre réellement de bons services aux Jeunes Turcs. Ce qu’elles leur ont apporté - je ne veux même pas parler des choses militaires -, c’est un certain état d’esprit qu’elles ont introduit dans le corps des officiers turcs : l’esprit de l’« officier de garde élégant » (hilarité chez, les sociaux-démocrates), un esprit qui s’est avéré si extraordinairement funeste pour l’armée turque dans le combat. On raconte notamment qu’on a trouvé des officiers morts qui portaient des chaussures laquées. La prétention de dominer la masse du peuple et la masse des soldats en toutes choses, cette morgue de l’officier, cette façon de commander de haut, tout cela a pourri à la racine les rapports de confiance au sein de l’armée turque, et, dès lors, on peut donc comprendre que cet état d’esprit ait contribué à provoquer la débâcle de l’armée turque. »
« Messieurs, nos avis divergent sur le point de savoir qui est responsable de l’effondrement de la Turquie. La transmission d’un certain esprit prussien n’est pas responsable à lui seul de l’effondrement de la Turquie, bien sûr que non, mais il y a contribué, il l’a précipité. L’effondrement lui-même était dû fondamentalement à des causes économiques, comme je l’ai montré. »

[2] La bruyante excitation entretenue depuis des années dans les milieux impérialistes allemands autour de la question du Maroc n’était pas faite pour calmer les appréhensions de la France. L’association pangermanique défendait tout haut le programme d’annexion du Maroc, qu’elle considérait naturellement comme une « question vitale » pour l’Allemagne, et elle diffusa un tract de la plume de son président Heinrich Clatz sous le titre : L’Ouest du Maroc allemand ! Lorsque le professeur Schiemann chercha à justifier l’arrangement conclu par le département des Affaires étrangères et son renoncement au Maroc en invoquant les intérêts du commerce au Congo, le Post s’en prit à lui de la manière suivante :
« M. le professeur Schiedmann est russe de naissance, et peut-être n’est-il pas même de pure descendance allemande. Dès lors, personne ne peut lui en vouloir s’il considère d’un air froid et moqueur des questions qui piquent au plus vif la conscience nationale et la fierté que tout Allemand authentique porte en lui. Le jugement d’un étranger qui parle de ce qui est le battement de coeur patriotique et la palpitation douloureuse de l’âme inquiète du peuple allemand comme s’il s’agissait d’une fantaisie politique passagère ou d’une aventure de conquistadores doit provoquer à juste titre notre colère et notre mépris, d’autant plus que cet étranger jouit de l’hospitalité de l’État prussien en tant que professeur à l’Université de Berlin. Que l’homme qui ose insulter ainsi les sentiments les plus sacrés du peuple allemand dans l’organe directeur du parti conservateur soit le maître et le conseiller de notre Kaiser en matière politique, et qu’il soit considéré, à tort ou à raison, comme son porte parole, cela nous remplit d’une profonde tristesse. »

[3] Au mois de janvier 1908, l’homme politique libéral russe Pierre Strouvé écrivait, d’après la presse allemande : « Maintenant, il est temps de dire qu’il n’existe qu’un moyen pour créer une grande Russie, c’est de concentrer toutes nos forces sur une seule région qui soit accessible à la civilisation russe et où elle pourra exercer une influence réelle. Cette région, c’est tout le bassin de la mer Noire, c’est-à-dire l’ensemble des pays européens et asiatiques riverains de la mer Noire. Là, nous disposons d’une base réelle pour asseoir solidement notre souveraineté économique : des hommes, du charbon et du fer. C’est sur cette base réelle, et sur elle seulement, que, par un travail civilisateur infatigable soutenu de tous côtés par l’État, on pourra édifier une grande Russie économiquement forte. »
Au début de la guerre mondiale actuelle, le même Strouvé écrivait, encore avant l’intervention de la Turquie :
« Chez les politiciens allemands apparaît une politique d’autonomie turque, dont l’idée maîtresse est le programme de l’égyptisation de la Turquie sous la sauvegarde de l’Allemagne. Le Bosphore et les Dardanelles devraient devenir un Suez allemand. Avant la guerre entre l’Italie et la Turquie qui délogea les Turcs de leurs positions en Afrique, et avant la guerre des Balkans, qui les chassa presque d’Europe, la tâche suivante apparaissait déjà clairement pour l’Allemagne : conserver la Turquie et maintenir son indépendance dans l’intérêt de la stabilité économique et politique de l’Allemagne. Après les guerres que nous venons de mentionner, cette tâche ne changea que dans la mesure où la faiblesse extrême de la Turquie s’était montrée au grand jour ; dans ces conditions, une alliance devait dégénérer aussitôt en un protectorat ou une tutelle qui devait finalement amener l’Empire ottoman au même point que l’Égypte. Or, il est absolument clair qu’une Égypte allemande sur la mer Noire et la mer de Marmara serait tout à fait intolérable pour la Russie. Dès lors, il ne faut pas s’étonner que le gouvernement russe ait aussitôt protesté contre les démarches qui préparaient une telle politique et notamment contre la mission du général Liman von Sanders, qui devait non seulement réorganiser l’armée turque, mais même commander un corps d’armée à Constantinople. La Russie obtint là-dessus des satisfactions formelles, mais, en réalité, la situation ne changea pas d’un pouce. Dans ces conditions, en décembre 1913, une guerre était imminente entre la Russie et l’Allemagne : l’exemple de la mission militaire Liman von Sanders avait révélé que la politique de l’Allemagne tendait à l"’ égyptisation " de la Turquie. Cette nouvelle direction de la politique allemande aurait suffi à elle seule à provoquer un conflit armé entre l’Allemagne et la Russie. Nous entrions donc en décembre 1913 dans une époque de mûrissement d’un conflit qui devait inévitablement prendre le caractère d’un conflit mondial. »

[4] Dans le tract impérialiste Pourquoi la guerre allemande ?, nous lisons : « La Russie avait déjà éprouvé auparavant la tentation de nous offrir l’Autriche allemande, ces dix millions d’Allemands qui étaient restés en dehors de notre unification nationale en 1866 et en 1870-71. Si nous leur livrions la monarchie des Habsbourg, cette trahison pourrait recevoir salaire. »

[5] Le Kölnische Zeitung écrivait après l’attentat de Sarajevo, c’est-à-dire à la veille de la guerre, alors qu’on ne connaissait pas encore le dessous des cartes de la politique allemande officielle : « Celui qui n’est pas au courant de la situation posera la question : comment se fait-il que malgré les bienfaits qu’elle a prodigués à la Bosnie, non seulement l’Autriche n’est pas aimée dans ce pays, mais est même carrément détestée par les Serbes qui constituent 42 % de la population ? Seul quelqu’un qui connaît le peuple et la situation comprendra la réponse à cette question : un non-initié, surtout s’il est accoutumé aux idées et aux réalités européennes, l’écoutera bouche-bée sans comprendre. Voici la réponse noir sur blanc : l’administration de la Bosnie fut un gâchis complet dans sa conception et dans ses principes fondamentaux et c’est l’ignorance absolument criminelle qui règne encore en partie aujourd’hui, après plus d’une génération (depuis l’occupation) au sujet de la situation réelle de ce pays, qui en porte la responsabilité. »

[6] Pourquoi la guerre allemande ? p. 21. L’organe de la clique de l’archiduc « Grande-Autriche » écrivait semaine après semaine des articles incendiaires de ce style :

« Si on veut venger dignement la mort de l’archiduc héritier François-Ferdinand en respectant ses volontés, alors il faut exécuter aussi rapidement que possible le testament politique de cette victime innocente du développement funeste de la situation au sud de l’Empire. »
« Cela fait déjà dix ans que nous attendons d’être enfin délivrés de toutes les tensions accablantes qui se font si cruellement sentir dans toute notre politique. »
« Nous savons que l’Autriche grandiose et nouvelle, la Grande-Autriche qui ira délivrer ses peuples dans l’allégresse, ne pourra naître que par une guerre, et c’est pourquoi nous voulons la guerre. »
« Nous voulons la guerre parce que nous sommes profondément convaincus que seule une guerre nous permettra de réaliser d’une manière radicale et soudaine notre idéal d’une Grande-Autriche puissante où, dans l’éclat lumineux d’un avenir sublime et joyeux, pourront s’épanouir la pensée politique et les projets missionnaires de l’Autriche : apporter la liberté et la civilisation aux peuples des Balkans. »
« Depuis la mort du grand homme dont la main puissante et l’énergie opiniâtre auraient fondé la Grande-Autriche du jour au lendemain, la guerre reste notre seul espoir. »
« C’est notre dernière carte, sur laquelle nous misons tout. »
« Peut-être l’énorme indignation que cet attentat a soulevée en Autriche et en Hongrie provoquera-t-elle une explosion contre la Serbie, et ultérieurement aussi contre la Russie. »
« L’archiduc François-Ferdinand à lui seul n’a pu que préparer cet impérialisme, il n’a pu l’accomplir. Il faut espérer que sa mort aura été le sacrifice nécessaire qui provoquera l’embrasement impérialiste de toute l’Autriche. »

[7] « Du côté de la politique allemande, on était évidemment informé de ce qui devait se passer, et aujourd’hui, on ne trahit plus un secret en disant que, comme d’autres flottes européennes, les forces navales de l’Allemagne se trouvaient alors sur le pied de guerre, prêtes à intervenir immédiatement. » (Rohrbach, La guerre et la politique allemande, p. 32.)

[8] Rohrbach, La Guerre et la politique allemande, p. 41.

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