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Trotsky et Breton
mercredi 16 octobre 2024, par
Trotsky et Breton
par Marguerite Bonnet
Le livre de Trotsky sur Lénine, que les Presses Universitaires de France publient aujourd’hui, a paru pour la première fois en France à la Librairie du Travail au printemps de 1925. Livre inachevé, d’après son auteur lui-même qui ne voulait y voir que des matériaux pour une œuvre future, à laquelle il semble avoir dès cette date pensé [1] et dont le crime de Mexico vint empêcher la réalisation totale [2], il n’en demeure pas moins, aujourd’hui encore, “ l’un des portraits les plus vivants, les plus prenants, les plus vrais que nous ayons de Lénine ”, ainsi que l’écrivait de Russie Victor Serge au lendemain de sa publication à Paris [3]. En outre, le destin singulier que ce petit ouvrage a connu en France mérite de retenir l’attention : c’est à travers lui, en effet, que se réalise la conjonction première de deux noms que, quelques années plus tard, l’histoire rapprochera plus étroitement encore, ceux d’André Breton et de Léon Trotsky. Deux des plus grands, parmi les poètes, parmi les révolutionnaires ; conjonction unique, sans doute, et qui pourrait donner à méditer, à rêver longuement, pour notre plus sûr réconfort, sur les attractions inévitables et ce qu’il y a de nécessaire dans certaines rencontres... On se contentera toutefois ici de retracer les circonstances dans lesquelles Breton découvrit à travers ce livre et Trotsky et Lénine ; car il ne les sépare jamais, dans l’article qu’il publia sur cette œuvre de Trotsky, le 15 octobre 1925, dans le n° 5 de La Révolution surréaliste. Ces quelques pages jouèrent dans le groupe surréaliste tout entier un rôle considérable. On les trouvera à la suite de cette note [4].
Jusqu’à l’été de 1925, Breton et ses amis n’avaient porté aux problèmes politiques de leur temps qu’une attention relative, leurs forces vives étant absorbées par la révolution poétique qu’ils avaient entreprise. La révolution russe, qui pour les intellectuels rassemblés autour de la revue Clarté apparaissait déjà comme l’événement majeur, ne les avait pas encore alertés :
“ Faut-il, écrit Breton en 1952, qu’en France la police intellectuelle ait été vigilante pour que ces idées aient mis si longtemps – près de huit années –- à nous parvenir ! jusqu’en 1925, il est frappant que le mot de Révolution, en ce qu’il peut avoir d’exaltant pour nous, n’évoque dans le passé que la Convention et la Commune. A la manière dont nous en parlons alors, on se rend compte que nous sommes plus sensibles aux accents qu’elle a pris dans la bouche de Saint-Just ou de Robespierre qu’à son contenu doctrinal. Cela ne veut pas dire que la cause qui fut celle des révolutionnaires de 93 ou de 71, nous ne la fassions pas intégralement nôtre. La nécessité, l’urgence d’un bouleversement économique et social qui mette fin à un certain nombre d’iniquités criantes ne s’est jamais absorbée jusqu’à dissoudre dans la revendication surréaliste, si absolue soit-elle au départ. Mais, à ce moment, nous n’avons encore que très faiblement fait porter notre attention sur les moyens par lesquels telle transformation peut s’opérer [5] ”.
Avant 1925, la révolution russe n’apparaît guère dans les écrits des surréalistes que sous la Plume d’Aragon, pour qui elle est l’occasion de saillies provocantes et dépréciatives. Déjà, en 1923, il s’était écrié à propos du bolchevisme : “ Respectable mais un peu court [6] ”. Un peu plus tard, fulminant contre Anatole France dans le pamphlet collectif Un cadavre, il pousse sa pointe contre “ Moscou la gâteuse ”, où France jouit d’un prestige à ses yeux injustifiable [7]. L’incartade entraîne une vive polémique entre lui-même et des rédacteurs principaux de Clarté, Marcel Fourrier et Jean Bernier. Bernier, ami personnel d’Aragon, relève l’expression dans son compte rendu du “ Cadavre ” (Clarté, 15 novembre 1924), comme “ une étourderie véritablement plus comique qu’odieuse ”. Aragon lui réplique par une lettre du 25 novembre, que Clarté publie dans sa livraison de décembre, accompagnée d’une vigoureuse semonce de Fourrier, pour qui Aragon, malgré son opposition verbale à la culture bourgeoise, appartient au camp des “ bien pensants ”, et d’une mise au point de Bernier, amicale et de ton modéré, bien qu’Aragon ait aggravé son cas en écrivant :
“ La révolution russe, vous ne m’empêcherez pas de hausser les épaules. A l’échelle des idées, c’est au plus une vague crise ministérielle. ( ... ) je tiens à répéter dans Clarté même que les problèmes posés par l’existence humaine ne relèvent pas de la misérable petite activité révolutionnaire qui s’est produite à notre orient au cours de ces dernières années. ”
La réaction des gens de Clarté pousse Aragon à relancer l’escarmouche dans le deuxième numéro de La Révolution surréaliste (15 janvier 1925) ; il cite sa lettre du 25 novembre et commente les commentaires qu’elle a suscités. Cette fois, Fourrier est accusé de vouloir réduire “ aux proportions d’une simple crise légale la cause illimitable de la révolution ”.
On aurait tort d’attacher à l’incident une grande importance et d’y voir, comme certains ont été tentés de le faire, la préfiguration du drame qui se jouera postérieurement entre communisme et surréalisme : au vrai, ces outrances ne relèvent ni d’une réflexion sérieuse sur les faits, ni d’une préoccupation bien profonde ; on le sent au caractère vague et forcé des formules. Elles sont d’ailleurs loin d’entraîner l’adhésion des autres surréalistes, dont Breton définit dans les Entretiens le sentiment général :
“ Aragon... a donné à plusieurs d’entre nous l’impression qu’il s’enferrait. ( ... ) Parmi nous, même les esprits les plus étrangers à la politique voyaient là un “ morceau de bravoure ” indéfendable. ”
Mais en janvier, Breton se contente de garder le silence ; il en va tout autrement quelques mois plus tard, quand une nouvelle passe d’armes se déroule entre Aragon, et, cette fois, Drieu La Rochelle. C’est que des événements importants sont intervenus chez les surréalistes entre le début de 1925 et l’été : la guerre du Maroc, qui dure déjà depuis plusieurs mois, a provoqué au printemps dans les milieux intellectuels et artistiques de profonds remous. En juin, Clarté lance une “ Lettre ouverte aux intellectuels pacifistes, anciens combattants révoltés ” pour leur demander : “ Que pensez-vous de la guerre du Maroc ” ? et, le 15 juillet, la revue parait sous le titre général : “ Contre la guerre du Maroc. Contre l’impérialisme français ” ; en hors-texte, est publié un appel d’Henri Barbusse “ aux travailleurs intellectuels. Oui ou non, condamnez-vous la guerre ? ”. Cet appel est contresigné par de nombreux intellectuels, écrivains et artistes, et par la rédaction complète de La Révolution surréaliste, de Clarté, de Philosophies. Appréciant un peu plus tard prise de position, Breton écrit :
“ L’activité surréaliste en présence de ce fait brutal, révoltant, impensable (la guerre du Maroc) va être amenée à s’interroger sur ses ressources propres, à en déterminer les limites ; elle va forcer à adopter une attitude précise, extérieure à elle-même, continuer à faire face à ce qui excède ces limites [8] ”.
A partir de là, s’amorce un rapprochement entre les communistes de Clarté et les surréalistes ; son signe est le célèbre manifeste La révolution d’abord et toujours. Elaboré dans la fin de juillet 1925, tiré en août à quatre mille exemplaires, il fut largement diffusé. Cette déclaration que, plus tard, Breton jugera avec raison “ idéologiquement assez confuse [9] ”, juxtapose, effectivement, des préoccupations de divers ordres qui donnèrent lieu à des discussions serrées et reflètent la variété des orientations de ses signataires. Elle n’est pas de caractère étroitement politique ou social. Affirmant la nécessité d’une révolution totale, située au-delà du domaine politique ou social, elle s’insurge contre la civilisation occidentale tout entière, exalte le besoin “ d’une liberté calquée sur (les) nécessités spirituelles les plus profondes, sur les exigences les plus strictes et les plus humaines (des) chairs ”. Cependant, “ (l’) amour de la révolution ” y force tous les regards à se tourner, franchement cette fois, vers la Russie, comme le souligne le premier des cinq points qui précisent l’accord intervenu entre les divers groupes :
“ Le magnifique exemple d’un désarmement immédiat, intégral et sans contre partie qui a été donné au monde en 1917 par Lénine à Brest-Litovsk, désarmement dont la valeur révolutionnaire est infinie, nous ne croyons pas votre France capable de le suivre jamais. ”
Certes, La Révolution d’abord et toujours ne signifie pas encore une adhésion du surréalisme au communisme. “ Il faut que nous restions surréalistes et que l’on ne puisse nous comprendre parmi les communistes ”, écrit Éluard à Breton en juillet [10]. Mais un pas décisif est franchi, une sensibilisation s’est faite, un intérêt profond s’est éveillé pour ce qui se passe là-bas, à l’Est. En août, Breton, en vacances dans le midi de la France, lit le petit livre de Trotsky sur Lénine et en reçoit une véritable révélation :
“ Il n’est pas niable que, si la lecture d’un tel ouvrage m’avait transporté, c’est surtout par son côté sensible que j’avais été pris. D’un certain rapport de l’humain, la personne même de Lénine telle que l’auteur l’avait intimement connue, au surhumain (la tâche qu’il avait accomplie) se dégageait quelque chose de très entraînant qui, du même coup, conférait aux idées qui avaient été les siennes le plus grand pouvoir d’attraction [11]... ”
Aussi ne peut-il accepter l’argument d’Aragon dans la discussion qui oppose ce dernier à Drieu La Rochelle à propos de Lénine et, plus généralement, de La Révolution d’abord et toujours.
Dans le numéro d’août de La Nouvelle Revue française, Drieu avait publié un long article : “ La véritable erreur des surréalistes ”, dans lequel il leur reprochait, en particulier, d’avoir pris position sur un problème politique, la guerre du Rif, se diminuant par là à ses yeux, comme d’avoir “ braillé ” : “ Vive Lénine ! ”. La réponse d’Aragon paraît en septembre dans la même revue ; on y lit :
“ je ne veux pas te répondre que je n’ai pas crié : Vive Lénine ! Je le braillerai demain, puisqu’on m’interdit ce cri, qui après tout salue le génie et le sacrifice d’une vie. ”
La phrase alerte suffisamment Breton, qui refuse que l’attitude surréaliste puisse être sur ce point ramenée au simple défi, pour qu’il la relève et s’en désolidarise dans son article sur le livre de Trotsky.
Touchés par l’accent ferme et résolu de ces pages, ses amis lisent aussi le Lénine et, d’emblée, sont conquis : “ Ce livre est un des plus grands que j’aie jamais lus ”, écrit Eluard [12]. Désormais, une étape décisive est franchie ; il ne s’agit plus de prendre des distances devant le communisme, mais au contraire de se rapprocher de lui ; la collaboration avec l’équipe de Clarté se fait plus étroite, au point que, vers la fin de 1925, les deux groupes envisagent la publication d’une revue commune, au titre volontairement agressif, La guerre civile. L’échec de ce projet ne contrarie nullement le mouvement amorcé et ne l’empêche pas de se poursuivre. Mais c’est sur un chemin ardu, jalonné en 1927 par une adhésion au Parti Communiste – de brève durée pour plusieurs – d’Aragon, Breton, Eluard, Péret et Unik, et définitivement fermé en 1935 par une totale rupture [13], que les surréalistes se sont engagés. L’histoire de leurs démêlés avec le Parti est longue, compliquée par la diversité des cheminements et des attitudes individuelles ; ce n’est pas le lieu de la retracer ici. On rappellera seulement que Breton s’est toujours refusé à sacrifier l’exigence surréaliste au dogmatisme et à l’étroitesse de vues de la direction communiste, qu’il n’a jamais renoncé, quant à lui, à maintenir étroitement unies ses aspirations poétiques et sa volonté de changement social :
“ Transformer le monde ”, a dit Marx ; “ changer la vie ”, a dit Rimbaud : ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un [14] ”.
S’il convenait de souligner le rôle d’événement-moteur que le présent livre a tenu dans cette évolution générale, dont la marche est loin d’être, aujourd’hui encore, arrêtée, et dans le prolongement de laquelle viennent s’inscrire les divers moments d’une réflexion et d’une action toujours actuelles, on doit également signaler que le rapport Breton-Trotsky ne s’y réduit pas. En 1929, année où Trotsky est exilé, Breton se préoccupe du sort qui lui est réservé et, dans le Second Manifeste, dit son accord avec les positions défendues par l’auteur de Littérature et Révolution sur les problèmes de la culture et de l’art prolétariens. Un tract du groupe surréaliste, La planète sans visa, qui prend pour titre celui du dernier chapitre de l’autobiographie de Trotsky, Ma vie, s’élève en 1934 contre son expulsion hors du territoire français et déclare :
“ Nous qui, ici, sommes loin de partager toutes ses conceptions actuelles, ne nous en sentons que plus libres pour nous associer à toutes les protestations qui ont déjà accueilli la mesure dont il est l’objet. ( ... ) Nous saluons, à cette nouvelle étape de son chemin difficile, le vieux compagnon de Lénine, le signataire de la paix de Brest-Litovsk, acte exemplaire de science et d’intuition révolutionnaires, l’organisateur de l’Armée Rouge qui a permis au prolétariat de conserver le pouvoir malgré le monde capitaliste coalisé contre lui, l’auteur parmi tant d’autres non moins lucides, non moins nobles et moins éclatantes, de cette formule qui nous est une raison permanente de vivre et d’agir : Le socialisme signifiera un saut du règne de la nécessité dans le règne de la liberté, aussi en ce sens que l’homme d’aujourd’hui plein de contradictions et sans harmonie fraiera la voie à une nouvelle race plus heureuse. ”
Dans la lutte sur deux fronts, que, jusqu’à la fin, Breton n’a cessé de mener, contre le monde capitaliste et contre la monstrueuse caricature du socialisme offerte par l’U.R.S.S. et le communisme officiel, son chemin croise à plusieurs reprises celui de Trotsky. Au moment des procès de Moscou, en 1936 et en 1937, il est un des premiers à stigmatiser avec la plus intransigeante fermeté et la plus haute vigueur ce qu’il tient “ pour une abjecte entreprise de police [15] ”, “ le plus formidable déni de justice de tous les temps [16] ”, à dénoncer en Staline “ le grand négateur et le principal ennemi de la révolution prolétarienne ( ... ), le principal faussaire d’aujourd’hui ( ... ) et ( ... ) le plus inexcusable des assassins [17] ”. Si les procès l’amènent à faire toutes réserves sur le maintien du mot d’ordre de Trotsky : “ Défense de l’U.R.S.S. ”, ses amis et lui-même n’en rendent pas moins un hommage vibrant à “ la personnalité, de très loin au-dessus de tout soupçon, de Léon Trotsky ( ... ) ”.
“ Nous saluons cet homme qui a été pour nous, abstraction faite des opinions occasionnelles non infaillibles qu’il a été amené à formuler, un guide intellectuel et moral de premier ordre et dont la vie, dès qu’elle est menacée, nous est aussi précieuse que la nôtre [18] ”.
Cet homme, la vie va permettre à Breton de le rencontrer au cours d’un voyage qu’il fait au Mexique en 1938 [19]. De la confrontation de leurs idées sur les problèmes de l’art et de la révolution, sort le très beau et dense manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant, fruit de leur collaboration, bien qu’il ait paru, pour des raisons d’opportunité, signé de Breton et du peintre Diego Rivera [20] ; ce manifeste appelle les artistes à constituer la Fédération Internationale de l’Art Révolutionnaire Indépendant (F.I.A.R.I.), face à l’Association des Ecrivains et Artistes révolutionnaires (A.E.A.R.) d’obédience stalinienne, instrument docile de propagation pour le dogme du réalisme socialiste. Il affirme le refus irréductible d’asservir la création intellectuelle à toute fin étrangère à elle-même, refus qui découle de la conscience juste des lois qui la régissent et d’une idée très haute à la fois de la révolution et de l’art ; on ne peut régenter du dehors le laboratoire intérieur où l’œuvre d’art prend obscurément naissance, mais toute œuvre digne de ce nom porte en son cœur, “ axe invisible [21] ”, une contestation du réel tel qu’il nous est donné, toute œuvre digne de ce nom est libératrice :
“ Le besoin d’émancipation de l’esprit n’a qu’à suivre son cours naturel pour être amené à se fondre et à se retremper dans cette nécessité primordiale : le besoin d’émancipation de l’homme. ”
Dès son retour en France, Breton met sur pied la section française de la F.I.A.R.I, avec son bulletin Clé. Mais la guerre vient couper court à l’entreprise.
Même si, dans les années qui suivent, Breton est amené à s’interroger sur le marxisme et à s’éloigner de lui, sur certains plans – le problème est trop complexe pour qu’on puisse même l’aborder ici –, son admiration et sa vénération pour la figure de Trotsky demeurent intactes. Entre autres témoignages [22], il suffira ici d’en appeler au caractère immédiat de son acceptation quand, à la mort de Natalia Sedova, nous lui avons demandé de prendre la parole à ses obsèques, bien qu’il n’ait par nature guère été porté vers ce type de discours ; mais il s’agissait, en saluant l’admirable compagne de Léon Trotsky, de rendre en même temps au grand révolutionnaire tombé à Mexico sous les coups de Staline l’hommage que les circonstances de 1940 avaient rendu impossible en Europe. Celui de Breton fut à la hauteur d’une telle intention, au regard de la poésie tout comme au regard de la révolution :
“ La mort de ceux qui, d’un mot singulièrement trompeur, se disent matérialistes alors qu’ils n’ont vécu que par l’esprit et par le cœur, cette mort est encore la plus conjurable de toutes. Entre ces deux empires, celui de la vie et l’autre, nous avons vue sur un no man’s land où germent les idées, les émotions et les conduites qui ont fait le plus honneur à la condition humaine. Sans qu’il soit besoin pour cela d’aucune prière, l’union des cendres de Natalia Sedova à celles de Léon Trotsky, ( ... ) à la fois sous l’angle de la révolution et sous l’angle de l’amour, assure un nouvel éploiement du Phénix.
(...) De par ce qui nous lie à elle, il est apaisant, il est presque heureux malgré tout qu’elle ait assez vécu pour voir dénoncer, par ceux-là mêmes qui en ont recueilli l’héritage, le banditisme stalinien, qui a usé contre elle des pires raffinements de cruauté. Elle aura su qu’enfin le processus évolutif imposait une révision radicale de l’histoire révolutionnaire de ces quarante dernières années, histoire cyniquement contrefaite et qu’au terme de ce processus irréversible, non seulement toute justice serait rendue à Trotsky, mais encore seraient appelées à prendre toute vigueur et toute ampleur les idées pour lesquelles il a donné sa vie [23] ”.
Ces idées, ces idéaux, il est certain qu’en 1925, au moment de sa première rencontre avec le communisme et avec Lénine et Trotsky, Breton ne les entrevoit encore qu’imparfaitement. C’est un courant de sympathie essentiellement affectif qui le porte alors vers la révolution russe et vers ces hommes.
“ Comment eut-il pu en être autrement ? – remarque-t-il lui-même [24]. J’avançais alors presque à tâtons ; la reconsidération que je demandais du problème, si je voulais me faire entendre autour de moi, je ne pouvais que l’appuyer d’arguments sentimentaux et d’ailleurs aucun de nous n’avait encore éprouvé le besoin de dépasser les rudiments du marxisme. ”
Ce que sont en 1925 les conditions véritables de la Russie, les problèmes qui s’y posent, les changements et la dégradation qui se sont déjà introduits dans le Parti bolchevique et dans l’Internationale, instaurant partout comme lois le monolithisme et l’étroitesse de pensée, Breton à ce moment l’ignore. Son appréciation – et c’est ce qui lui donne tout son prix – est la conséquence d’un choc purement subjectif. Il n’est pas informé des circonstances, à elles seules fort parlantes, dans lesquelles Trotsky a écrit ce livre.
C’est déjà en effet un livre d’exil, d’un exil intérieur du moins. Dès les premières semaines de 1923, les divergences, les conflits qui, soit aux moments cruciaux de la lutte pour le pouvoir, soit dans les années terribles qui suivirent sa conquête, ont opposé à Trotsky le triumvirat Zinoviev, Staline et Kamenev, se cristallisent en attaques concertées contre lui au sein du Bureau politique ; la maladie en écarte Lénine et une grave rechute, en mars, le coupe définitivement de toute activité. Cependant Trotsky, qui persiste à espérer en sa guérison, trop sûr peut-être de ses moyens et de sa popularité, dédaigne de se servir contre Staline, au XII° Congrès du Parti (avril 1923), des armes qu’il tient en main (en particulier des notes de Lénine critiquant âprement la politique de Staline en Géorgie) et s’attache avant tout à intervenir sur les questions de politique économique qui lui paraissent capitales pour l’avenir de l’U.R.S.S. En ce domaine, il se refuse à farder des couleurs claires d’un optimisme de commande une situation qu’il juge fort noire, parce qu’il estime devoir la vérité, si dure soit-elle, au Parti comme aux masses ; mais cette rigueur même, qui soulève bien des inquiétudes, blesse bien des susceptibilités et provoque bien des mécontentements, facilite la campagne de dénigrement dès ce moment engagée contre lui. En ne faisant rien pour écarter Staline du poste de secrétaire général, il laisse à ce dernier tous les atouts qui, au cours de 1923, vont lui permettre de devenir peu à peu le maître tout-puissant de l’appareil. Si dans sa lettre du 8 octobre 1923 au Comité Central, il réclame un assouplissement de la discipline de forme militaire imposée par la guerre civile, afin défavoriser le retour à une véritable vie des idées et d’assainir la situation dans le Parti, dès le mois de novembre la maladie l’empêche d’intervenir directement dans les discussions, qui, sur ce problème, se sont alors déclenchées avec une violence extrême et que le triumvirat essaie d’endiguer à la fois par des sanctions disciplinaires et en reprenant à son compte, pour une dénonciation toute verbale du bureaucratisme, les critiques et les revendications des opposants.
C’est contre cette ruse et ces arrière-pensées que Trotsky met le Parti en garde, d’abord de façon quelque peu voilée dans des articles de la Pravda où il dénonce les vices du bureaucratisme : respect immobilisant de la tradition, élévation de l’obéissance au rang de vertu suprême, peur de tout esprit d’indépendance, répétition mécanique de formules conventionnelles, goût du mensonge édifiant :
“ La tradition, affirme-t-il, n’est pas un canon immuable ou un manuel officiel ; elle ne peut être ni apprise par cœur ni acceptée comme un évangile ; on ne peut croire tout ce qu’a dit la vieille génération sur sa simple parole d’honneur. Au contraire, la tradition doit, pour ainsi dire, être reconquise par un travail intérieur, elle doit être étudiée et approfondie dans un esprit critique et, de cette façon, assimilée. Autrement, tout l’édifice serait construit sur du sable.
“ (...) Que l’autorité des anciens n’efface pas la personnalité des jeunes et (...) ne les terrorise pas. Tout homme formé à répondre seulement oui est un néant.
“ (...) L’héroïsme suprême, dans l’art militaire comme dans la révolution, est fait d’amour de la vérité et de sens de la responsabilité. ”
Le 8 décembre, il précise sa position dans une lettre ouverte aux assemblées du Parti, qu’il conclut par cet appel :
“ Plus d’obéissance passive, plus de nivellement mécanique de la part des autorités, plus d’écrasement de la personnalité, plus de servilité ni de carriérisme. Un bolchevik n’est pas seulement un homme discipliné : c’est un homme qui, dans chaque cas et sur chaque problème, se forge lui-même sa propre opinion, la défend courageusement et en toute indépendance, non seulement contre ses ennemis, mais aussi à l’intérieur de son propre Parti. ”
Aussitôt, le triumvirat contre-attaque par une grêle d’accusations : Trotsky est coupable de déloyauté, quand il qualifie de bureaucratique le régime du Parti ; c’est par haine pour l’appareil, par mépris pour la “ Vieille Garde ”, qu’aiguillonné par un individualisme et une ambition sans frein, il réclame des droits pour la base ; il veut détruire l’unité du Parti, dans lequel il est demeuré un étranger ; en réalité, il n’a rien d’un bolchevik.
Ce déchaînement venimeux et grossier [25] intervient dans un temps où, physiquement épuisé, Trotsky doit, le 18 janvier 1924, sur l’ordre des médecins, quitter Moscou et son hiver rigoureux pour se soigner sur les bords de la mer Noire. C’est au cours de ce voyage, lors d’un arrêt en gare de Tiflis, qu’il apprend la mort de Lénine [26]. La nouvelle “ tombe dans (sa) conscience de façon terrible comme une roche géante dans la mer ”. Il rédige un bref message où la douleur et l’anxiété éclatent à chaque ligne, dans les interrogations qui se pressent comme dans l’appel à plus de vigilance lancé à chacun, comme dans l’affirmation d’une confiance absolue dans l’avenir du Parti, par laquelle il semble vouloir, ainsi qu’il le faisait déjà dans le discours du 5 avril 1923, conjurer la montée de périls qu’il ne connaît que trop bien :
“ Comment marcherons-nous désormais ? Le flambeau du léninisme à la main. Trouverons-nous la route ? oui, par la pensée collective, par la volonté collective du Parti, nous la trouverons ! ”
Trompé par Staline sur la date des obsèques, il n’y assiste pas et cette absence, nourrissant les rumeurs que ses ennemis s’appliquent à répandre, sert au mieux les desseins du secrétaire général. Tandis qu’aidé par Zinoviev et Kamenev, ce dernier prépare l’offensive décisive qu’il va mener contre Trotsky au XIII° Congrès, en mai, celui-ci, dans sa retraite de Soukhoum au Caucase se remet lentement et consacre ce loisir forcé à écrire l’essentiel de ce livre. Il groupe ses souvenirs sur Lénine autour de deux moments essentiels : leur première rencontre à Londres, dans l’automne de 1902 (Lénine et l’ancienne “ Iskra ”, daté du 5 mars 1924), leur commun combat à la tête de la révolution (Autour d’Octobre). Cette deuxième partie, d’une plus grande ampleur, comprend huit chapitres : six sont consacrés aux luttes de 1917-1918, un septième fait revivre “ Lénine à la tribune ” ; le huitième, “ Le philistin et le révolutionnaire ”, réfute le portrait que Wells en 1920 avait tracé de Lénine, non que ce témoignage d’incompréhension et de suffisance ait en lui-même beaucoup d’importance, mais parce qu’il dévoile clairement, estime Trotsky, “ l’âme secrète ”, l’esprit borné des dirigeants du parti ouvrier anglais. Ce second ensemble est achevé le 6 avril ; le 21, Trotsky rédige son avant-propos. Il joint à son livre quatre textes antérieurs consacrés à Lénine : deux discours de 1918 et 1923 (Lénine blessé, Lénine malade), un article de 1920 (Lénine comme type national), enfin le message de Tiflis. Le livre s’enrichit à l’automne de deux nouveaux chapitres : “ Du vrai et du faux sur Lénine ” (28 septembre), appréciation critique du portrait que Gorki a donné de Lénine, et “ Les Petits et le Grand ” (30 septembre), consacré à des écrits d’enfants sur le dirigeant révolutionnaire disparu.
A la date où paraît en France la traduction de l’ouvrage, “ le flambeau du léninisme ”, étouffé sous l’éteignoir bureaucratique, ne brille donc plus que faiblement sur l’U.R.S.S. Mais les intellectuels qui de tout leur élan viennent au communisme avec Breton, à cause du livre de Trotsky, ne le savent pas. Ils ne sont pas encore informés de la lutte furieuse qui s’est menée et se mène en Russie et dont nul n’aurait alors pu prévoir la férocité pour abattre une pensée et un homme en qui la révolution avait si manifestement trouvé son visage que la haine de la bourgeoisie le choisit, au même titre que Lénine, pour incarner tout ce qui la fait trembler de crainte il n’est besoin pour s’en convaincre que de jeter un coup d’œil sur la grande presse de l’époque. Ils ne peuvent donc percevoir l’inquiétude qui, ici ou là, sourd de ces pages, ni le sens même de la tentative qu’elles représentent : rétablir une vérité que, sur une échelle gigantesque, on travaille obstinément à falsifier et aussi, sans nul doute, bâtir, avec les souvenirs des luttes menées avec Lénine jusqu’à la victoire, le plus sûr des barrages intérieurs contre la marée trouble qui ronge les fondations de l’édifice révolutionnaire. Les arrière-plans sombres et angoissés de ce petit livre si clair d’apparence leur échappent. Ironie cruelle de l’histoire qui, loin de se dégrader en farce, comme le pensait Hegel, s’est répétée en immense tragédie : quand Breton regarde vers Lénine et Trotsky, l’ombre de Staline le Thermidorien se profile déjà, écrasante, derrière eux.
Notes
[1]. Voir l’avant-propos.
[2]. Trotsky avait entrepris une grande biographie de Lénine dont le premier tome seulement, Jeunesse, a paru de son vivant et uniquement dans la traduction française (Rieder, 1936 ; Presses Universitaires de France, 1970). Il se proposait de revenir à ce Lénine dès l’achèvement du Staline auquel il travaillait encore quand il fut assassiné le 20 août 1940.
[3]. Victor Serge, Un portrait de Lénine par Trotsky, dans Clarté, juin 1925, p. 23.
[4]. Grâce à l’obligeance de Mme Breton, que nous tenons à remercier ici très chaleureusement.
[5]. Entretiens, Gallimard, 1952, pp. 119-120.
[6]. Article publié dans la revue Littérature, 1er mai 1923, sous le titre : “ Le Manifeste est-il mort ? ” – et qui constitue un fragment de la préface du Libertinage (Gallimard, 1924, p. 17).
[7]. Aragon, Avez-vous déjà giflé un mort ? Un cadavre fut publié lors de la mort d’Anatole France (octobre 1924) ; y collaborèrent Soupault, Paul Eluard, André Breton, Louis Aragon parmi les surréalistes et Drieu La Rochelle, Joseph Delteil. Voici où figure cette expression : “ Il me plaît que le littérateur que saluent aujourd’hui le tapir Maurras et Moscou la gâteuse, et par une incroyable duperie Paul Painlevé lui-même, ait écrit pour battre monnaie d’un instinct tout abject, la plus déshonorante des préfaces à un conte de Sade, lequel a passé sa vie en prison pour recevoir à la fin le coup de pied de cet âne officiel. ”
[8]. Qu’est-ce que le surréalisme ? (Bruxelles, R. Henriquez édit., 1934).
[9]. Ibid.
[10]. Inéd.
[11]. Entretiens, o. c., p. 119.
[12]. Lettre à André Breton (inéd.), septembre 1925.
[13]. Après le “ Congrès international pour la défense de la culture ” de juin 1935. Voir à ce propos la déclaration collective : Du temps que les surréalistes avaient raison, août 1935, qui s’achève par ces phrases :
“ Quitte à provoquer la fureur de leurs thuriféraires, nous demandons s’il est besoin d’un autre bilan pour juger à leurs œuvres un régime, en l’espèce le régime actuel de la Russie soviétique, et le chef tout-puissant sous lequel ce régime tourne à la négation même de ce qu’il devrait être et de ce qu’il a été.
“ Ce régime, ce chef, nous ne pouvons que leur signifier formellement notre défiance. ”
[14]. Discours au Congrès des Ecrivains, juin 1935.
[15]. Déclaration lue par André Breton le 3 septembre 1936 au meeting : La vérité sur le procès de Moscou (contresignée par douze membres du groupe surréaliste).
[16]. Déclaration d’André Breton à propos des seconds procès de Moscou, 26 janvier 1937.
[17]. Déclaration du 3 septembre 1936.
[18] Ibid.
[19]. Breton relate ces rencontres dans “ Visite à Léon Trotsky ” (La clé des champs, éd. Pauvert, 1953, PP. 42-54).
[20]. La clé des champs, o. c., pp. 36-41. La photographie d’un fragment du manuscrit et la note de Breton (p. 41) montrent clairement cette collaboration.
[21]. L’expression est de Trotsky dans Littérature et Révolution : se demandant comment la révolution peut faire sentir sa présence dans une œuvre littéraire, il écrit qu’elle devrait en être “ l’axe invisible ”.
[22]. Voir aussi, par exemple : “ Loin d’Orly ”, dans la revue surréaliste Bief, n° 12, 15 avril 1960, et “ A ce prix ” (oct. 1964) dans Le surréalisme et la peinture (éd. Gallimard, 1965, p. 409).
[23]. On trouvera cet “ Hommage ” dans la revue surréaliste La Brèche, n° 2, mai 1962, et dans la plaquette “ Natalia Sedova Trotsky ” (hors commerce, Lettres Nouvelles, 1962).
[24]. Entretiens, o. c., p. 1 18.
[25]. Sur toute la période 1923-1925, voir la biographie de Trotsky par Isaac DEUTSCHER, t. II Le prophète désarmé (trad. franç., Julliard, 1964), chap. Il et IV.
[26]. Voir le message daté du 22 janvier 1924 : Lénine est mort.