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Le rôle de la violence dans l’histoire

mardi 13 décembre 2022, par Robert Paris

Trotsky dans "Terrorisme et communisme" :

"L’histoire n’a trouvé jusqu’ici d’autres moyens de faire avancer l’humanité qu’en opposant chaque fois à la violence des classes condamnées la violence révolutionnaire de la classe progressiste."

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Friedrich ENGELS


LE RÔLE DE LA VIOLENCE DANS L’HISTOIRE

Table des matières

LE RÔLE DE LA VIOLENCE DANS L’HISTOIRE

VIOLENCE ET ÉCONOMIE DANS L’ÉTABLISSEMENT DU NOUVEL EMPIRE ALLEMAND

I. ASPIRATIONS À L’UNITÉ ET PERSPECTIVES D’UNITÉ JUSQUE VERS 1860

II. LA « MISSION ALLEMANDE » DE LA PRUSSE, LA LIGUE NATIONALE ET BISMARCK

III. LA RÉALISATION : 1870-1871

IV. L’ANNEXION DE L’ALSACE-LORRAINE

V. ÉDIFICATION ET STRUCTURE DU NOUVEL EMPIRE ALLEMAND

NOTES SUR LE KULTURKAMPF
UNE ESQUISSE DE PLAN

Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888)

I

Le rôle de la violence dans l’histoire

Le rapport de la politique générale aux formes du droit économique est déterminé dans mon système de façon si décisive, en même temps, si originale, qu’il ne serait pas superflu d’y renvoyer spécialement pour en faciliter l’étude. La forme des rapports politiques est l’élément historique fondamental et les dépendances économiques ne sont qu’un effet ou un cas particulier, elles sont donc toujours des faits de second ordre. Quelques-uns des systèmes socialistes récents prennent pour principe directeur le faux semblant d’un rapport entièrement inverse tel qu’il saute aux yeux, en faisant pour ainsi dire sortit des situations économiques les infrastructures politiques. Or, ces effets du second ordre existent certes en tant que tels, et ce sont eux qui dans le temps présent sont le plus sensibles ; mais il faut chercher l’élément primordial dans la violence politique immédiate et non pas seulement dans une puissance économique indirecte.

De même, à un autre endroit, M. Dühring

part de la thèse que les situations politiques sont la cause décisive de l’état économique et que la relation inverse ne représente qu’une réaction de second ordre… Tant que l’on ne prend pas le groupement politique pour lui-même comme point de départ, mais qu’on le traite exclusivement comme un moyen pour des fins alimentaires, on garde quand même en soi, si belle figure de socialiste radical et de révolutionnaire qu’on prenne, une dose larvée de réaction.

Telle est la théorie de M. Dühring. Ici, et en beaucoup d’autre passages, elle est tout simplement posée, on pourrait dire décrétée. Nulle part dans les trois épais volumes, il n’est question, fût-ce du moindre semblant de preuve ou de réfutation de l’opinion adverse. Et les arguments pourraient être aussi bon marché que les mûres, que M. Dühring ne nous en donnerait pas. La chose est déjà prouvée par la fameuse chute originelle, où Robinson a asservi Vendredi. C’était un acte de violence, donc un acte politique. Et comme cet asservissement forme le point de départ et le fait fondamental de toute l’histoire révolue et qu’il lui inocule le péché originel d’injustice, et cela à un point tel que dans les périodes ultérieures celui-ci n’a été qu’atténué et « métamorphosé en formes économiques de dépendances plus indirectes » ; comme d’autre part, toute la « propriété fondée sur la violence », encore aujourd’hui en vigueur, repose sur cet asservissement primitif, il est clair que tous les phénomènes économiques s’expliquent par des causes politiques, à savoir par la violence. Et celui à qui cela ne suffit pas, c’est qu’il est un réactionnaire larvé.

Remarquons tout d’abord qu’il ne faut pas être moins amoureux de soi-même que l’est M. Dühring, pour tenir pour tellement « originale » cette opinion qui ne l’est nullement. L’idée que les actions politiques de premier plan sont le facteur décisif en histoire est aussi vieille que l’historiographie elle-même, et c’est la raison principale qui fait que si peu de chose nous a été conservé de l’évolution des peuples qui s’accomplit silencieusement à l’arrière-plan de ces scènes bruyantes et pousse réellement les choses de l’avant. Cette idée a dominé toute la conception de l’histoire dans le passé et n’a été ébranlée que grâce aux historiens bourgeois français de l’époque de la Restauration ; le seul point « original » là-dedans, c’est qu’encore une fois, M. Dühring ne sait rien de tout cela.

En outre, admettons pour u instant que M. Dühring ait raison de dire que toute l’histoire jusqu’à ce jour peut se ramener à l’asservissement de l’homme par l’homme ; nous sommes encore loin pour autant d’avoir touché au fond du problème. Car on demande de prime abord : comment Robinson a-t-il pu en arriver à asservir Vendredi ? Pour son simple plaisir ? Absolument pas. Nous voyons au contraire que Vendredi

est enrôlé de force dans le service économique comme esclave ou simple instrument et qu’il n’est d’ailleurs entretenu que comme instrument.

Robinson a seulement asservi Vendredi pour que Vendredi travaille au profit de Robinson. Et comment Robinson peut-il tirer profit pour lui-même du travail de Vendredi ? Uniquement du fait que Vendredi produit par son travail plus de moyens de subsistance que Robinson n’est forcé de lui en donner pour qu’il reste capable de travailler. Donc, contrairement aux instructions expresses de M. Dühring, Robinson n’« a pas pris le groupement politique » qu’établissait l’asservissement de Vendredi « en lui-même comme point de départ, mais l’a traité exclusivement comme un moyen pour des fins alimentaires ». — A lui maintenant de s’arranger avec son maître et seigneur M. Dühring.
Ainsi l’exemple puéril que M. Dühring a inventé de son propre fonds pour prouver que la violence est « l’élément historique fondamental », prouve que la violence n’est que le moyen, tandis que l’avantage économique est le but. Et dans la mesure où le but est « plus fondamental » que le moyen employé pour y parvenir, dans la même mesure le côté économique du rapport est plus fondamental dans l’histoire que le côté politique. L’exemple prouve donc exactement le contraire de ce qu’il doit prouver. Et ce qui se passe pour Robinson et Vendredi, se passe de même pour tous les cas de domination et de servitude qui se sont produits jusqu’ici. L’oppression a toujours été, pour employer l’élégante expression de M. Dühring, « un moyen pour des fins alimentaires » (ces fins alimentaires étaient prises dans le sens le plus large), mais jamais ni nulle part un groupement politique introduit « pour lui-même ». Il faut être M. Dühring pour pouvoir s’imaginer que les impôts ne sont dans l’État que « des effets de second ordre » ou que le groupement politique d’aujourd’hui constitué par la bourgeoisie dominante et le prolétariat dominé n’existe que « pour lui-même », et non pour « les fins alimentaires » des bourgeois régnants, c’est-à-dire pour le profit et l’accumulation du capital.
Cependant retournons à nos deux bonshommes. Robinson, « l’épée à la main », fait de Vendredi son esclave. Mais pour y parvenir, Robinson a besoin d’autre chose encore que l’épée. Un esclave ne fait pas l’affaire de tout le monde. Pour pouvoir en utiliser un, il faut disposer de deux choses : d’abord des outils et des objets nécessaires au travail de l’esclave et, deuxièmement, des moyens de l’entretenir petitement. Donc, avant que l’esclavage soit possible, il faut déjà qu’un certain degré d’inégalité soit intervenu dans la répartition. Et pour que le travail servile devienne le mode de production dominant de toute une société, on a besoin d’un accroissement bien plus considérable encore de la production, du commerce et de l’accumulation de richesse. Dans les antiques communautés naturelles à propriétés collectives du sol, ou bien l’esclavage ne se présente pas, ou bien il ne joue qu’un rôle très subordonné. De même, dans la Rome primitive, cité paysanne ; par contre, lorsque Rome devint « cité universelle » et que la propriété foncière italique passa de plus en plus aux mains d’une classe peu nombreuse de propriétaires extrêmement riches, la population paysanne fut évincée par une population d’esclaves. Si à l’époque des guerres médiques, le nombre d’esclaves s’élevait à Corinthe à 460 000 et à Egine à 470 000, et si leur proportion était de dix par tête d’habitant libre, il fallait pour cela quelque chose de plus que la « violence », à savoir une industrie d’art et un artisan très développés et un commerce étendu. L’esclavage aux États-Unis d’Amérique reposait beaucoup moins sur la violence que sur l’industrie anglaise de coton ; dans les régions où ne poussait pas de coton ou qui ne pratiquaient, comme les États limitrophes, l’élevage des esclaves pour les États cotonniers, il s’est éteint de lui-même, sans qu’on eût à utiliser la violence, simplement parce qu’il ne payait pas.
Si donc M. Dühring appelle la propriété actuelle une propriété fondée sur la violence et qu’il la qualifie de « forme de domination qui n’a peut-être pas seulement pour base l’exclusion du prochain de l’usage des moyens naturels d’existence, mais aussi, ce qui veut dire encore beaucoup plus, l’assujettissement de l’homme à un service d’esclave », — il fait tenir tout le rapport sur la tête. L’assujettissement de l’homme à un service d’esclave, sous toutes ses formes, suppose, chez celui qui assujettit, la disposition des moyens de travail sans lesquels il ne pourrait pas utiliser l’homme asservi, et en outre, dans l’esclavage, la disposition des moyens de subsistance sans lesquels il ne pourrait pas conserver l’esclavage en vie. Déjà, par conséquent, dans tous les cas, la possession d’une certaine fortune dépassant la moyenne. Comment celle-ci est-elle née ? En toute hypothèse, il est clair qu’elle peut avoir été volée, c’est-à-dire reposer sur la violence, mais que ce n’est nullement nécessaire. Elle peut être gagnée par le travail, par le vol, par le commerce, par l’escroquerie. Il faut même qu’elle ait été gagnée par le travail avant de pouvoir être volée.

En général, la propriété privée n’apparaît en aucune façon dans l’histoire comme résultats du vol et de la violence. Au contraire. Elle existe déjà, limitée toutefois à certains objets, dans l’antique communauté naturelle de tous les peuples civilisés. A l’intérieur même de cette communauté, elle évolue d’abord dans l’échange de marchandise. Plus les produits de la communauté prennent forme de marchandise, c’est-à-dire moins il en est produit pour l’usage propre du producteur et plus ils sont produits dans un but d’échange, plus l’échange, même à l’intérieur de la communauté, supplante la division naturelle primitive du travail, plus l’état de fortune des divers membres de la communauté devient inégal, plus la vieille communauté de la propriété foncière est profondément minée, plus la communauté s’achemine rapidement à sa dissolution en un village de paysans parcellaires. Le despotisme oriental et la changeante domination de peuples nomades conquérants n’ont pu pendant des millénaires entamer ces vieilles communautés ; c’est la destruction progressive de leur industrie domestique naturelle par la concurrence des produits de la grande industrie qui cause de plus en plus leur dissolution. Pas plus question de violence ici que dans le lotissement encore en cours de la propriété agraire collective des « communautés rurales » des bords de la Moselle et du Hochwald ; ce sont les paysans qui trouvent de leur intérêt que la propriété privée des champs remplace la propriété collective. Même la formation d’une aristocratie primitive, telle qu’elle se produit chez les Celtes, les Germains et au Pendjab, sur la base de la propriété en commun du sol, ne repose au premier abord nullement sur la violence, mais sur le libre consentement et la coutume. Partout où la propriété privée se constitue, c’est la conséquence de rapports de production et d’échange modifiés, et cela sert l’accroissement de la production et le développement du commerce, — cela a donc des causes économiques. La violence ne joue en cela absolument aucun rôle. Il est pourtant évident que l’institution de la propriété privée doit d’abord exister, avant que le voleur puisse s’approprier le bien d’autrui, donc que la violence peut certes déplacer la possession, mais ne peut pas engendrer la propriété privée en tant que telle !

Mais même pour expliquer « l’assujettissement de l’homme au service d’esclave » sous sa forme la plus moderne, le travail salarié, nous ne pouvons faire intervenir ni la violence, ni la propriété fondée sur la violence. Nous avons déjà mentionné le rôle que joue, dans la dissolution de la communauté antique, donc dans la généralisation directe ou indirecte de la propriété privée, la transformation des produits du travail en marchandises, leur production non pour la consommation personnelle, mais pour l’échange. Or, Marx a prouvé lumineusement dans Le Capital, — et M. Dühring se garde bien d’en souffler le moindre mot, — qu’à un certain niveau de développement, la production marchande se transforme en production capitaliste et qu’à ce degré,

la loi de l’appropriation qui repose sur la production et la circulation des marchandises, ou la loi de la propriété privée, se convertit par l’effet inévitable de sa propre dialectique interne en son contraire : l’échange d’équivalents ; celui-ci, qui apparaissait comme l’opération primitive, a tourné de telle sorte qu’on n’échange plus qu’en apparence, du fait que, premièrement, la portion du capital échangée contre la force de travail n’est elle-même qu’une partie de l’appropriation sans équivalent du produit du travail d’autrui et que, deuxièmement, elle ne doit pas seulement être remplacée par son producteur, l’ouvrier, mais doit être remplacée avec un nouveau surplus [excédent]… Primitivement, la propriété nous apparaissait fondée sur le travail personnel… La propriété apparaît maintenant [à la fin du développement de Marx] du côté du capitalisme comme le droit de s’approprier le travail d’autrui sans le payer, du côté de l’ouvrier comme l’impossibilité de s’approprier sont propre produit. La séparation entre la propriété et le travail devient la conséquence nécessaire d’une loi qui, apparemment, partait de leur identité.

En d’autres termes : même en excluant toute possibilité de vol, de violence et de dol, en admettant que toute propriété privée repose à l’origine sur le travail personnel du possesseur et que, dans tout le cours ultérieur des choses, on n’échange que des valeurs égales contre des valeurs égales, nous obtenons tout de même nécessairement, dans la suite du développement de la production et de l’échange, le mode actuel de production capitaliste, la monopolisation des moyens de production et de subsistance entre les mains d’une seule classe peu nombreuse, l’abaissement de l’autre classe, qui forme l’immense majorité, au niveau de prolétaires non possédants, l’alternance périodique de production vertigineuse et de crise commerciale, et toute l’anarchie actuelle de la production. Tout le processus s’explique par des causes purement économiques sans qu’il ait été besoin d’avoir recours une seule fois au vol, à la violence, à l’État ou à quelque ingérence politique. La « propriété fondée sur la violence » ne s’avère, ici encore, que comme une rodomontade destinée à cacher l’incompréhension du cours réel des choses.
Ce cours des choses, exprimé historiquement, est l’histoire du développement de la bourgeoisie. Si « les situations politiques sont la cause déterminantes de l’état économique », la bourgeoisie moderne ne doit pas s’être développée dans la lutte contre le féodalisme, mais être son enfant gâté mis au monde de plein gré. Chacun sait que c’est le contraire qui a eu lieu. Ordre opprimé, à l’origine tributaire de la noblesse féodale régnante, recruté parmi les corvéables et des serfs de toutes catégorie, c’est dans une lutte sans répit avec la noblesse que la bourgeoisie a conquis un poste de pouvoir après l’autre et, finalement, a pris possession du pouvoir à sa place dans les pays les plus évolués ; en France, en renversant directement la noblesse ; en Angleterre, en l’embourgeoisant de plus en plus et en se l’incorporant pour en faire son couronnement décoratif. Et comment y est-elle parvenue ? Simplement par une transformation de l’« état économique », que suivit tôt ou tard, de bon gré ou par la lutte, une transformation des situation politiques. La lutte de la bourgeoisie contre la noblesse féodale est la lute de la ville contre la campagne, de l’industrie contre la propriété foncière, de l’économie monétaire contre l’économie naturelle, et les armes décisives des bourgeois dans cette lutte furent leurs moyens de puissance économiques accrus sans arrêt par le développement de l’industrie, d’abord artisanale, puis progressant jusqu’à la manufacture, et par l’extension du commerce. Pendant toute cette lutte, la puissance politique était du côté de la noblesse, à l’exception d’une période où le pouvoir royal utilisa la bourgeoisie contre la noblesse pour tenir un ordre en échec par l’autre. Mais dès l’instant où la bourgeoisie, politiquement encore impuissante, commença, grâce à l’accroissement de sa puissance économique, à devenir dangereuse, la royauté s’allia de nouveau à la noblesse et par là provoqua, en Angleterre d’abord, en France ensuite, la révolution de la bourgeoisie. En France, les conditions politiques étaient restées sans changement, tandis que l’état économique était devenu trop avancé pour elles. Au point de vue politique, la noblesse était tout, la bourgeoisie rien ; au point de vue social, le bourgeois était maintenant la classe la plus importante dans l’État, tandis que la noblesse avait vu toutes ses fonctions sociales lui échapper et qu’elle ne faisait plus qu’encaisser sous la forme de ses revenus la rémunération de ces fonctions disparues. Ce n’est pas tout : dans toute sa production, la bourgeoisie était restée prisonnière des formes politiques féodales du moyen âge, pour lesquelles cette production, — non seulement la manufacture, mais même l’artisanat, — était depuis longtemps devenue trop grande : prisonnière des mille privilèges corporatifs et des barrières douanières locales et provinciale, transformées en simples brimades et entraves de la production. La révolution de la bourgeoisie y mit fin. Mais non pas en adaptant, selon le principe de M. Dühring, l’état économique aux conditions politiques, — c’est précisément ce que la noblesse et la royauté avaient tenté en vain pendant des années, — mais à l’inverse en jetant de côté le vieux bric-à-brac politique pourri et en créant des conditions politiques dans lesquelles le nouvel « état économique » pouvait subsister et se développer. Et dans cette atmosphère politique et juridique faite pour elle, la bourgeoisie s’est brillamment développée, si brillamment que dores et déjà, elle n’est plus loin de la position qu’occupait la noblesse en 1789 : elle devient de plus en plus non seulement une superfétation sociale, mais encore un obstacle social ; elle s’élimine de plus en plus de l’activité productive et devient de plus en plus, comme en son temps la noblesse, une classe qui ne fait qu’encaisser des revenus ; et c’est sans la moindre simagrée de violence, d’une manière purement économique qu’elle a réalisé ce bouleversement de sa propre position et la création d’une classe nouvelle, le prolétariat. Plus encore. Elle n’a nullement voulu ce résultat de ses propres agissements ; au contraire, il s’est imposé avec une puissance irrésistible contre sa volonté, contre son intention ; ses propres forces de production sont devenues trop puissantes pour obéir à sa direction et poussent, comme sous l’effet d’une nécessité naturelle, toute la société bourgeoise au-devant de la ruine ou de la révolution. Et si les bourgeois en appellent maintenant à la violence pour sauver de la catastrophe l’« état économique » qui s’écroule, ils prouvent seulement par là qu’ils sont victimes de l’illusion de M. Dühring, selon laquelle « les conditions politiques sont la cause déterminante de l’état économique » ; qu’ils se figurent, tout comme M. Dühring, capables de transformer, avec les « moyens primitifs », avec la violence « violence politique immédiate », ces « faits de second ordre », l’état économique et son évolution inéluctable, et donc de débarrasser le monde, grâce au feu des canons Krupp et des fusils Mauser, des effets économiques de la machine à vapeur et du machinisme moderne mis par elle en mouvement, du commerce mondial et du développement actuel de la banque et du crédit.

*

Considérons cependant d’un peu plus près cette « violence » toute-puissante de M. Dühring. Robinson asservit Vendredi « l’épée à la main ». Où a-t-il pris l’épée ? Même dans les îles imaginaires des robinsonnades, les épées, jusqu’ici, ne poussent pas sur les arbres et M. Dühring laisse cette question sans réponse. De même que Robinson a pu se procurer une épée, nous pouvons tout aussi bien admettre que Vendredi apparaît un beau matin avec un revolver chargé à la main, et alors tout le rapport de « violence » se renverse : Vendredi commande et Robinson est forcé de trimer. Nous nous excusons auprès du lecteur de revenir avec tant de suite dans les idées sur l’histoire de Robinson et de Vendredi qui, à vrai dire, est du ressort du jardin d’enfants et non de la science, mais qu’y pouvons-nous ? Nous sommes obligés d’appliquer en conscience la méthode axiomatique de M. Dühring et ce n’est pas notre faute si, de ce fait, nous évoluons continuellement dans le domaine dans le domaine de la puérilité pure. Donc, le revolver triomphe de l’épée et même l’amateur d’axiomes le plus puéril concevra sans doute que la violence n’est pas un simple acte de volonté, mais exige pour sa mise en œuvre des conditions préalables très réelles, notamment des instruments, dont le plus parfait l’emporte sur le moins parfait ; qu’en outre ces instruments doivent être produits, ce qui signifie aussi que le producteur d’instruments de violences plus parfaits, grossièrement parlant des armes, l’emporte sur le producteur des moins parfaits et qu’en un mot la victoire de la violence repose sur la production d’armes, et celle-ci à son tour que la production en général, donc… sur la « puissance économique », sur l’« état économique », sur les moyens matériels qui sont mis à la disposition de la violence.

La violence, ce sont aujourd’hui l’armée et la flotte de guerre, et toutes deux coûtent, comme nous le savons tous à nos dépens, « un argent fou ». Mais la violence ne peut pas faire de l’argent, elle peut tout au plus rafler celui qui est déjà fait et cela ne sert pas non plus à grand-chose, comme nous l’avons également appris à nos dépens avec les milliards de la France. L’argent doit donc, en fin de compte, être fourni par le moyen de la production économique ; la violence est donc une fois de plus déterminée par l’état économique, qui lui procure les moyens de s’armer et de conserver ses engins. Mais cela ne suffit pas. Rien ne dépend plus des conditions économiques préalables que justement l’armée et la flotte. Armement, composition, organisation, tactique et stratégie dépendent avant tout du niveau atteint par la production dans chaque cas, ainsi que des communications. Ce ne sont pas les « libres créations de l’intelligence » des capitaines de génie qui ont eu en cette matière un effet de bouleversement, c’est l’invention d’armes meilleures et la modification du matériel humain, le soldat ; dans le meilleur des cas, l’influence des capitaines de génie se borne à adapter la méthode de combat aux armes et aux combattants nouveaux.

Au début du XIVe siècle, la poudre à canon est passée des Arabes aux Européens occidentaux et a bouleversé, comme nul ne l’ignore, toute la conduite de la guerre. Mais l’introduction de la poudre à canon et des armes à feu n’était nullement un acte de violence, c’est un progrès industriel, donc économique. L’industrie reste l’industrie, qu’elle s’oriente vers la production ou la destruction d’objets. Et l’introduction des armes à feu a eu un effet de bouleversement non seulement sur la conduite même de la guerre, mais aussi sur les rapports politiques, rapports de domination et de sujétion. Pour obtenir de la poudre et des armes à feu, il fallait l’industrie et l’argent, et tous deux appartenaient aux bourgeois des villes. C’est pourquoi les armes à feu furent dès le début les armes des villes et de la monarchie montante, appuyée sur les villes, contre la noblesse féodale. Les murailles jusque-là imprenables des châteaux forts des nobles tombèrent sous les coups de canons des bourgeois, les balles des arquebuses bourgeoises traversèrent les cuirasses des chevaliers. Avec la cavalerie cuirassée de la noblesse, s’effondra aussi la domination de la noblesse ; avec le développement de la bourgeoisie, l’infanterie et l’artillerie devinrent de plus en plus les armes décisives ; sous la contrainte de l’artillerie, le métier de la guerre dut s’annexer une nouvelle subdivision tout à fait industrielle : le corps des ingénieurs.

Le développement des armes à feu se fit très lentement. Le canon restait lourd, l’arquebuse grossière, malgré de nombreuses inventions de détail. Il fallut plus de trois cents ans pour mettre au point une arme valable pour équiper toute l’infanterie. Ce n’est qu’au début du XVIIIe siècle que le fusil à pierre avec baïonnette supplante définitivement la pique dans l’armement de l’infanterie. L’infanterie alors se composait de mercenaires au service des princes, qui avaient belle tenue à l’exercice, mais qui étaient très peu sûrs et dont la bastonnade était l’unique moyen de cohésion ; elle était recrutée parmi les éléments les plus dépravés de la société et, souvent, parmi les prisonniers de guerre ennemis enrôlés de force, et la seule forme de combat dans laquelle ces soldats pussent utiliser le nouveau fusil était la tactique linéaire, qui atteignait son achèvement suprême sous Frédéric II. Toute l’infanterie d’une armée était disposée sur trois rangs en un très long quadrilatère creux, et en ordre de bataille elle ne se mouvait qu’en bloc ; tout au plus autorisation l’une des deux ailes à avancer ou à reculer un peu. Cette masse maladroite ne pouvait se mouvoir en ordre que sur un terrain tout à fait plat et là encore à cadence lente (75 pas à la minute) ; il était impossible de changer l’ordre de bataille au cours de l’action et une fois l’infanterie au feu, la victoire ou la défaite se décidaient très rapidement, d’un seul coup.

Ces lignes peu maniables se heurtèrent dans la guerre d’indépendance américaine à des bandes de rebelles qui, certes, ne savaient pas faire l’exercice, mais n’en tiraient que mieux avec leurs carabines rayées ; ils combattaient pour leurs intérêts à eux, donc ne désertaient pas comme les troupes mercenaires et ils n’avaient pas l’obligeance d’affronter les Anglais en se disposant en groupes de tirailleurs dispersés et rapidement mobiles, sous le couvert des forêts. La ligne était impuissante ici et succombait aux adversaires invisibles et insaisissables. On redécouvrait la disposition en tirailleurs : méthode de combat due à un matériel humain modifié.

Ce qu’avait commencé la révolution américaine, la Révolution française l’acheva, également sur le terrain militaire. Aux armées mercenaires de la coalition si bien entrainées, elle n’avait, elle aussi, à opposer que des mases mal exercées, mais nombreuses, la levée en masse de toute la nation. Mais avec ces masses il fallait protéger Paris, donc couvrir une zone déterminée et cela ne pouvait se faire sans une victoire dans une bataille de masses à découvert. Le simple combat en tirailleurs ne suffisait pas : il fallait trouver une formation pour l’utilisation des masses et elle se trouva avec la colonne. La formation en colonne permettait, fût-ce à des troupes peu entrainées de se mouvoir avec assez d’ordre, et même avec une vitesse de marche plus grande (100 pas à la minute) ; elle permettait d’enfoncer les formations rigides du vieil ordre en ligne, de combattre sur tout terrain, par conséquent même sur ceux qui étaient les plus défavorables à la ligne, de grouper les troupes de la manière qui convenait suivant les besoins, et en liaison avec le combat de tirailleurs dispersés, de retenir, d’occuper et de fatiguer les lignes ennemies jusqu’à ce que le moment fût venu de les rompre au point décisif de la position avec des masses tenues en réserve. Si par conséquent cette nouvelle méthode de combat, qui reposait sur la combinaison de tirailleurs et de colonnes et sur la distribution de l’armée en divisions ou en corps autonomes, composés de toutes les armes, et qui fut portée au sommet de sa perfection par Napoléon aussi bien sous son aspect tactique que stratégique, était devenue nécessaire, c’était surtout en raison de la modification du matériel humain, le soldat de la Révolution française. Mais elle avait encore dans le domaine technique deux conditions préalables d’une grande importance : premièrement, le montage des pièces de campagne sur affûts plus légers qui avait été mis au point par Gribeauval et qui seul rendait possible le mouvement plus rapide qu’on exigeait d’elles maintenant, et, deuxièmement, la cambrure de la crosse de fusil qui jusque-là était une prolongation du canon en ligne droite ; introduit en France en 1777, cet emprunt au fusil de chasse permettait de viser un adversaire pris à part avec des chances de l’atteindre. Sans ce progrès, on n’aurait pas pu opérer en tirailleurs avec l’arme ancienne.

Le système révolutionnaire qu’était l’armement du peuple entier fut bientôt limité à la conscription (avec remplacement par rachat en faveur des riches), et adopté sous cette forme dans la plupart des grands États du continent. Seule, la Prusse, avec son système de Landwehr, essaya de faire appel dans une plus large mesure à la force militaire du peuple. La Prusse est, en outre, le premier État qui — après le rôle sans lendemain joué par le bon fusil à baguette rayé qui avait été perfectionné entre 1830 et 1860 — ait pourvu toute son infanterie de l’arme la plus moderne, le fusil rayé chargé par la culasse. C’est à ces deux dispositions qu’elle dut ses succès de 1866.

Dans la guerre franco-allemande s’opposèrent pour la première fois deux armées qui disposaient toutes deux du fusil rayé chargé par la culasse, et cela en ayant toutes deux des formations tactiques essentiellement semblables à celles du temps du vieux fusil à pierre et à canon lisse, réserve faite de l’introduction de la colonne de compagnie à l’aide de laquelle les Prussiens avaient tenté de trouver une forme de combat mieux appropriée au nouvel armement. Mais lorsque le 18 août à Saint-Privat, la garde prussienne voulut faire un essai sérieux de la colonne de compagnie, les cinq régiments les plus engagés perdirent en deux heures au maximum, plus d’un tiers de leur effectif (176 officiers et 5 114 hommes), et de ce jour, la colonne de compagnie était condamnée en tant que formation de combat, au même titre que la colonne de bataillon et la ligne. On abandonna toute tentative d’exposer à l’avenir au feu de l’ennemi toute espèce de formation serrée, et du côté allemand, on ne combattit plus qu’avec ces groupes denses de tirailleurs en lesquels jusqu’ici, sous la grêle de balles frappant au but, la colonne s’était déjà régulièrement décomposée toute seule, mais auxquels en haut lieu on s’était toujours opposé comme contraires à la discipline ; et de même, dans le champ de tir de l’ennemi, le pas de course devint désormais la seule façon de se déplacer. Encore une fois, le soldat avait été plus malin que l’officier ; il avait trouvé instinctivement la seule forme de combat qui fasse ses preuves jusqu’ici sous le feu du fusil chargé par la culasse, et il l’imposa avec succès malgré la résistance du commandement.
La guerre franco-allemande a marqué un tournant d’une tout autre signification que tous les tournants précédents. D’abord les armes, sont si perfectionnées qu’un nouveau progrès capable d’avoir quelque influence bouleversante n’est plus possible. Lorsque l’on a des canons avec lesquels on peut toucher un bataillon plus loin que l’œil le distingue, ainsi que des fusils qui en font autant en prenant l’homme isolé pour cible et avec lesquels l’armement prends moins de temps que la visée, tous les autres progrès sont plus ou moins indifférents pour la guerre en rase campagne. Pour l’essentiel, l’ère du développement est donc close de ce côté. Mais en second lieu, cette guerre a contraint tous les grands États continentaux à introduire chez eux en le renforçant le système de l’armée de réserve (Landwehr) prussienne et, ce faisant, une charge militaire qui les amènera forcément à leur ruine en peu d’années. L’armée est devenue le but principal de l’État, elle est devenue un but en soi ; les peuples ne sont plus là que pour fournir des soldats et les nourrir. Le militarisme domine et dévore l’Europe. Mais ce militarisme porte aussi en lui le germe de sa propre ruine. La concurrence des divers États entre eux les oblige d’une part à dépenser chaque année plus d’argent pour l’armée, la flotte, les canons, etc., donc à accélérer de plus en plus l’effondrement financier, d’autre part, à prendre de plus en plus au sérieux le service militaire obligatoire et, en fin de compte, à familiariser le peuple tout entier avec le maniement des armes, donc à le rendre capable de faire à un moment donné triompher sa volonté en face de la majesté du commandement militaire. Et ce moment vient dès que la masse du peuple, — ouvriers de la ville et des champs et paysans, — a une volonté. A ce point, l’armée dynastique se convertit en armée populaire ; la machine refuse le service, le militarisme périt de la dialectique de son propre développement. Ce que la démocratie bourgeoise de 1848 n’a pu réaliser précisément parce qu’elle était bourgeoise et non prolétarienne, — l’acte de donner aux masse laborieuses une volonté dont le contenu correspondît à leur situation de classe, — le socialisme y parviendra infailliblement. Et cela signifie l’éclatement par l’intérieur du militarisme et avec lui, de toutes mes armées permanentes.
Voilà une des moralités de notre histoire de l’infanterie moderne. La deuxième, qui nous ramène de nouveau à M. Dühring, est que toute l’organisation et la méthode de combat des armées, et par la suite, la victoire et la défaite s’avèrent dans la dépendance des conditions matérielles, c’est-à-dire économiques, du matériel humain et du matériel d’armement, donc de la qualité et de la quantité de la population ainsi que de la technique. Seul, un peuple de chasseurs comme les Américains pouvait redécouvrir le combat en tirailleurs, — et s’ils étaient chasseurs, c’était pour des raisons purement économiques, de même que, maintenant, c’est pour des raisons purement économiques que les Yankees des anciens États se sont métamorphosés en paysans, industriels, marins et négociants qui tiraillent non plus dans les forêts vierges, mais d’autant mieux, en revanche, sur le terrain de la spéculation, où ils ont aussi poussé très loin l’utilisation des masses. Seule, une révolution comme la Révolution française, qui émancipa économiquement le bourgeois et notamment le paysan, pouvait trouver les armées de masse en même temps que les libres formes de mouvement sur lesquelles se brisèrent les vieilles lignes rigides, — images militaires de l’absolutisme contre lequel elles se battaient. Et nous avons vu, cas par cas, comment les progrès de la technique, dès qu’ils étaient applicables et appliqués dans le domaine militaire, obligeaient aussitôt et presque de force à des changements, voir à des bouleversements de la méthode de combat, et qui plus est, souvent contre la volonté du commandement de l’armée. En outre, il n’est pas un sous-officier zélé qui ne fût capable dès aujourd’hui d’éclairer M. Dühring sur la façon dont la conduite de la guerre dépend de la productivité et des moyens de communications de l’arrière comme de ceux du théâtre des opérations. Bref, partout et toujours, ce sont les conditions et les moyens de puissance économiques qui aident la « violence » à remporter la victoire, sans laquelle elle cesse d’être violence, et celui qui, selon les principes de M. Dühring, voudrait réformer la chose militaire en partant du point de vue opposé, ne récolterait que des coups .

Si nous passons maintenant de la terre à la mer, les vingt dernières années à elles seules offrent un bouleversement d’une portée tout autre encore. Le vaisseau de combat de la guerre de Crimée était le deux-ponts ou le trois-ponts en bois, armé de 60 à 100 canons, qui marchait encore de préférence à la voile et n’avait qu’une faible machine à vapeur de secours. Il portait surtout des pièces de 32 avec un corps de canon d’environs 50 quintaux de 100 livres, et seulement quelques pièces de 68 pesant 95 quintaux. Vers la fin de la guerre apparurent des batteries flottantes blindées, monstres lourds, presque immobiles, mais invulnérables pour l’artillerie d’alors. Bientôt, le blindage d’acier fut transféré aussi aux vaisseaux de ligne ; mince encore au début, une épaisseur de quatre pouces passait déjà pour un blindage extrêmement lourd. Mais le progrès de l’artillerie dépassa bientôt le blindage ; pour chacune des épaisseurs de blindage qui furent employées l’une après l’autre, il se trouva une nouvelle pièce plus lourde, qui la perçait avec facilité. Nous voici donc, d’une part, à des épaisseurs de 10, 12, 14, 24 pouces (l’Italie va faire construire un navire avec un blindage de trois pieds d’épaisseur) ; D’autre part, à des pièces rayées dont les canon pèsent 25, 35, 80 et même 100 tonnes (20 quintaux) et qui lancent à des distances inouïes auparavant des projectiles de 300, 400, 1 700 et 2 000 livres. Le navire de combat d’aujourd’hui est un gigantesque vapeur à hélice blindé déplaçant 8 à 9 000 tonnes avec une puissance de 6 à 8 000 chevaux, à tourelles mobiles et 4 ou au minimum 6 pièces lourdes, avec une proue qui se termine au-dessous de la ligne de flottaison en un éperon destiné à couler les navires ennemis ; c’est une machine colossale unique, sur laquelle la vapeur effectue non seulement la propulsion rapide, mais aussi le pilotage, la manœuvre de l’ancre, la rotation des tourelles, le pointage et la charge des pièces, le pompage de l’eau, la rentrée et la mise à flot des canots, qui eux-mêmes marchent en partie à la vapeur, etc. Et la course entre le blindage et l’efficacité du tir est si peu arrivée à son terme qu’aujourd’hui un navire, d’une façon presque générale, ne répond déjà plus à ce qu’on en exige, est déjà vieilli avant d’être lancé. Le navire de guerre moderne est non seulement un produit, mais, en même temps, un spécimen de la grande industrie moderne, une usine flottante, — qui toutefois produit principalement du gaspillage d’argent. Le pays où la grande industrie est le plus développée, a presque le monopole de la construction de ces navires. Tous les cuirassés turcs, presque tous les cuirassés russes, la plupart des allemands sont construits en Angleterre ; les plaques de blindage, quel qu’en soit l’emploi, sont faites presque uniquement à Sheffield ; des trois usines métallurgiques d’Europe qui sont seules capables de fournir les pièces les plus lourdes, deux (Woolwich et Elswich) appartiennent à l’Angleterre, la troisième (Krupp) à l’Allemagne. On voit là de la façon la plus palpable comment la « violence politique immédiate », qui d’après M. Dühring est la « cause décisive de l’État économique », est, au contraire, entièrement assujettie à l’état économique ; comment non seulement la production, mais aussi le maniement de l’instrument de la violence sur mer, le vaisseau de guerre, est devenu lui-même une branche de la grande industrie moderne. Et il n’y a personne qui soit plus contrarié par cet état de choses que la violence elle-même, c’est-à-dire l’État, à qui un vaisseau coûte maintenant autant qu’auparavant toute une petite flotte, qui doit se résigner à ce que ces coûteux navires soient déjà vieillis, donc dépréciés, avant même d’avoir pris la mer, et qui ressent certainement tout autant de dépit que M. Dühring à voir que l’homme de l’« état économique », l’ingénieur, est maintenant bien plus important à bord que l’homme de la « violence immédiate », le capitaine. Nous, au contraire, nous n’avons absolument aucune raison d’éprouver de la contrariété à voir que dans cette concurrence entre la cuirasse et le canon, le navire de guerre se perfectionne entre la cuirasse et le canon, le navire de guerre se perfectionne jusqu’au comble du raffinement, ce qui le rend tout aussi hors de prix qu’impropre à la guerre , et que cette lutte révèle, jusque dans le domaine de la guerre navale, ces lois internes du mouvement, ces lois dialectiques selon lesquelles le militarisme, comme tout autre phénomène historique, périt des conséquences de son propre développement.

Ici également, nous voyons donc avec évidence qu’il n’est nullement vrai que

l’élément primitif doive être cherché dans la violence politique immédiate et non pas d’abord dans une puissance économique indirecte.

Au contraire. Qu’est-ce qui apparaît précisément comme « élément primitif » de la violence elle-même ? La puissance économique, le fait de disposer des moyens de puissance de la grande industrie. La violence politique sur mer, qui repose sur les navires de guerre modernes, se révèle comme n’étant absolument pas immédiate, mais précisément due à la médiation de la puissance économique, du haut développement de la métallurgie, de l’autorité exercée sur des technicien habiles et des mises de charbon abondantes.

Mais à quoi bon tout cela ? Qu’au cours de la prochaine guerre navale on donne le commandement en chef à M. Dühring, et il anéantira toutes les flottes blindées esclaves de l’état économique, sans torpilles ni autres artifices, mais par la seule vertu de sa « violence immédiate ».

*

C’est une circonstance très importante qu’en fait la domination de la nature ne se soit en général [!] passée [une domination qui s’est passée !] que grâce à celle de l’homme. Jamais ni nulle part, la mise en valeur de la propriété foncière sur de vastes étendues n’a été accomplie sans l’asservissement préalable de l’homme à quelque forme d’esclavage ou de servage. L’établissement d’une domination économique sur les choses a eu pour condition préalable la domination politique, sociale et économique de l’homme sur l’homme. Comment aurait-on pu seulement avoir l’idée d’un grand propriétaire foncier sans inclure dans cette idée en même temps sa souveraineté sur des esclaves, des serfs ou des hommes indirectement privés de liberté ? Quelle signification aurait bien pu, et pourrait bien avoir pour une exploitation agricole d’envergure la force de l’individu à laquelle s’ajouterait tout au plus l’apport des forces de sa famille ?

L’exploitation de la terre ou l’extension de la domination économique sur cette terre à une échelle qui dépasse les forces naturelles de l’individu n’est devenue jusqu’ici possible dans l’histoire que parce que, avant l’établissement de la domination sur le sol ou en même temps qu’elle, on a effectué l’asservissement correspondant de l’homme. Dans les périodes ultérieures de l’évolution, cet asservissement a été adouci… Sa forme actuelle dans les États de haute civilisation est un salariat plus ou moins régenté par la domination policière. C’est donc sur ce salariat que repose la possibilité pratique de ce genre de richesse actuelle qui se présente dans la domination étendue du sol et [!] dans la grande propriété foncière. Naturellement, toutes les autres espèces de richesse de répartition doivent s’expliquer historiquement d’une manière analogue et le fait que l’homme dépende indirectement de l’homme, fait qui constitue actuellement le trait fondamental des états économiques les plus développés, ne peut pas se comprendre et s’expliquer par lui-même, mais seulement comme un héritage quelque peu métamorphosé d’un assujettissement et d’une expropriation directs qui ont existé antérieurement.

Ainsi parle M. Dühring.

Thèse : la domination de la nature (par l’homme) suppose la domination de l’homme (par l’homme).

Preuve : La mise en valeur de la propriété foncière sur de vastes étendues ne s’est jamais ni nulle part réalisée qu’au moyen d’esclaves.
Preuve de la preuve : Comment pourrait-il y avoir de grands propriétaires fonciers sans esclaves, étant donné que le grand propriétaire foncier avec sa famille et sans esclaves ne pourrait certes cultiver qu’une partie minime de sa propriété ?

Donc : Pour prouver que l’homme, afin de s’assujettir la nature, a dû d’abord asservir l’homme, M. Dühring métamorphose sans autre forme de procès la « nature » en « propriété foncière sur de vastes étendues » et il reconvertit aussitôt cette propriété foncière, — sans qu’on sache de qui elle est la propriété ! — en propriété d’un gros agrarien qui, naturellement, ne peut pas cultiver sa terre sans esclaves.
D’abord, la « domination de la nature » et la « mise en valeur de la propriété foncière » ne sont nullement la même chose. La domination de la nature se pratique dans l’industrie sur une échelle tout autrement colossale que dans l’agriculture laquelle, jusqu’à présent, est obligée d’obéir au temps qu’il fait au lieu de commander au temps.
Deuxièmement, si nous nous bornons à la mise en valeur de la propriété foncière sur de grandes étendues, ce qui importe, c’est de savoir à qui cette propriété foncière appartient. Et voilà qu’au début de l’histoire de tous les peuples civilisés, nous trouvons non pas le « grand propriétaire foncier » que M. Dühring nous glisse ici en fraude par un de ses tours de passe-passe habituels dénommés par lui « dialectique naturelle », — mais des communautés de tribus ou de village avec propriété en commun du sol. Des Indes à l’Irlande, l’exploitation de la propriété foncière sur de grandes étendues a été opérée à l’origine par ces communautés de tribu ou de village, et cela soit sous la forme de culture en commun des terres pour le compte de la communauté, soit sous la forme de parcelles agraires individuelles attribuées pour un temps aux familles par la communauté, avec jouissance commune des forêts et des pâturages en permanence. Il est une fois de plus caractéristique pour les « études techniques les plus pénétrantes » de M. Dühring « dans le domaine politique et juridique » qu’il ne sache rien de toutes ces choses ; que l’ensemble de ses œuvres respire une ignorance totale de travaux qui font époque, aussi bien de ceux de Maurer sur la constitution primitive de la Mark germanique, fondement de l’ensemble du droit allemand, que de toute la littérature, chaque jour plus volumineuse, inspirée principalement par Maurer, qui est consacrée à démontrer la communauté primitive de la propriété foncière chez ses différentes formes d’existence et de dissolution. Dans le domaine du droit français et anglais, M. Dühring s’était acquis « lui-même toute son ignorance », si grande fût-elle : il n’agit pas autrement dans le domaine du droit allemand, où elle est plus grande encore. L’homme qui s’emporte si violemment contre l’horizon borné des professeurs d’Université, en est, aujourd’hui encore, dans le domaine du droit allemand, tout au plus là où les professeurs en étaient il y a vingt ans.

Ce n’est que « libre création et imagination » de M. Dühring s’il affirme que pour exploiter la propriété foncière sur de grandes étendues, les propriétaires fonciers et les esclaves ont été nécessaires. Dans tout l’Orient, où l’État ou bien la commune est propriétaire du sol, le terme même de propriétaire foncier n’existe pas dans les langues. Sur ce fait, M. Dühring peut aller chercher conseil auprès des juristes anglais qui, aux Indes, se sont mis l’esprit à la torture pour résoudre la question : qui est propriétaire foncier ? Et ils n’ont pas eu plus de succès que jadis le prince Henri LXXII de Reuss-Greiz-Schleitz-Lobenstein-Eberswalde quand il se posait la question : qui est veilleur de nuit ? Les Turcs ont été les premiers à introduire en Orient, dans les pays qu’ils avaient conquis, une sorte de féodalisme agraire. Dès les temps héroïques, la Grèce entre dans l’histoire avec une division en ordres qui n’est elle-même que le produit évident d’une longue préhistoire inconnue ; mais là aussi, le sol est exploité principalement par des paysans indépendants ; les grands domaines des nobles et des princes dynastiques constituent l’exception et disparaissent d’ailleurs bientôt après. L’Italie a été défrichée principalement par des paysans ; lorsque dans les derniers temps de la République romaine les grands domaines, les latifundia, supplantèrent les paysans parcellaires et les remplacèrent par des esclaves, ils remplacèrent en même temps la culture par l’élevage et, comme Pline déjà le savait, menèrent l’Italie à sa perte (latifundia Italiam perdidere). Au moyen âge, c’est la culture paysanne qui domine dans toute l’Europe (surtout lors du défrichage des terres incultes), étant admis qu’il importe peu pour la question qui nous occupe de savoir si les paysans avaient à payer des taxes à de quelconques seigneurs féodaux, et lesquelles. Les colons venus de Frise, de Basse-Saxe, des Flandres et du Rhin inférieur, qui mirent en culture le sol arraché aux Slaves à l’est de l’Elbe, le firent comme paysans libres avec des taux de redevance très favorables, mais nullement sous « quelque forme de corvée ». — En Amérique du Nord, c’est de beaucoup la majeure partie du pays qui a été ouverte à la culture par le travail de paysans libres, tandis que les grands propriétaires du Sud avec leurs esclaves et leur exploitation effrénée ont épuisé le sol jusqu’à ce qu’il ne portât plus que des sapins, de sorte que la culture du coton a dû émigrer de plus en plus vers l’Ouest. En Australie et en Nouvelle-Zélande, toutes les tentatives du gouvernement anglais pour créer artificiellement une aristocratie terrienne ont échoué. Bref, à l’exception des colonies tropicales et subtropicales, où le climat interdit le travail de la terre à l’Européen, le grand propriétaire foncier qui se sert de ses esclaves ou de ses serfs pour assujettir la nature à sa domination et mettre le sol en culture, se révèle comme une pure création de l’imagination. Au contraire. Là où il apparaît dans l’antiquité, comme en Italie, il ne défriche pas des terres labourables défrichées par les paysans, dépeuple et ruine des pays entiers. Ce n’est qu’à l’époque moderne, ce n’est que depuis que l’augmentation de la densité de la population a relevé la valeur du sol et que, surtout le développement de l’agronomie a permis de mieux utiliser des terres médiocres, — c’est seulement depuis lors que la grande propriété foncière a commencé à prendre part sur une grande échelle au défrichement de terres incultes et de pâturages, et cela de préférence en volant les communaux des paysans, tant en Angleterre qu’en Allemagne. La chose ne s’est pas faite non plus sans contre-partie. Pour chaque acre de terre de la communauté que les grands propriétaires fonciers ont défriché en Angleterre, ils ont transformé en Écosse au moins trois acres de terre arable en pâturages à moutons et en fin de compte, en simple terrain de chasse au gros gibier.
Nous n’avons affaire ici qu’à l’affirmation de M. Dühring selon laquelle le défrichage de grandes étendues de terre, donc, finalement, à peu près de toutes les terres civilisées, ne s’est « jamais et nulle part » effectué autrement que grâce à des grands propriétaires fonciers et à des esclaves, — affirmation dont nous avons vu qu’elle a pour condition préalable une ignorance véritablement inouïe de l’histoire. Nous n’avons donc à nous préoccuper ici ni de savoir dans quelle mesure à diverses époques des étendues de terre déjà entièrement ou en très grande partie défrichées ont été cultivées par des esclaves (comme à l’apogée de la Grèce) ou par des serfs (comme les manses seigneuriales depuis le moyen âge), ni de savoir ce qu’a été la fonction sociale des grands propriétaires fonciers à différentes époques.
Et après que M. Dühring nous a présenté ce tableau d’imagination digne du plus grand maître, dont on ne sait ce qu’il faut le plus admirer, — les tours de passe-passe dans la déduction, ou la falsification de l’histoire, — il s’écrie d’un ton triomphant : « Naturellement, toutes les autres espèces de la richesse de répartition s’expliquent historiquement de manière analogue ! » Ce qui lui épargne de toute évidence la peine de perdre le moindre mot sur la genèse, par exemple, du capital.

Si avec sa domination de l’homme par l’homme, condition préalable de la domination de la nature par l’homme, M. Dühring veut seulement dire en général que tout notre état économique actuel, le niveau de développement atteint aujourd’hui par l’agriculture et l’industrie est le résultat d’une histoire sociale qui se déroule en opposition de classes, en rapports de domination et d’esclavage, il dit quelque chose qui est devenu un lieu commun, il y a beau temps, depuis le Manifeste communiste. Il s’agit précisément d’expliquer la naissance des classes et des rapports de domination et si M. Dühring n’a toujours pour cela que le seul mot de « violence », nous en sommes exactement au même point qu’au début. Le simple fait que, en tout temps, les dominés et les exploités sont bien plus nombreux que les dominateurs et les exploiteurs, que donc la violence réelle réside chez ces derniers, suffit à lui tout seul pour mettre au jour la folie de toute la théorie de la violence. Il s’agit donc toujours d’expliquer les rapports de domination et d’esclavage.

Ils sont nés par deux voies différentes.

Tels les hommes sortent primitivement du règne animal, — au sens étroit, — tels ils entrent dans l’histoire : encore à demi animaux, grossiers, impuissants encore en face des forces de la nature, ignorants encore de leurs propres forces ; par conséquent, pauvres comme les animaux et à peine plus productifs qu’eux. Il règne alors une certaine égalité des conditions d’existence et, pour les chefs de famille, aussi une sorte d’égalité dans la position sociale, — tout au moins une absence de classes sociales, qui continue dans les communautés naturelles agraires des peuples civilisés ultérieurs. Dans chacune de ces communautés existent, dès le début, certains individus au delà de leurs droits ; surveillance des eaux, surtout dans les pays chauds ; enfin, étant donné le caractère primitif et sauvage des conditions, fonctions religieuses. De semblables attributions de fonctions se trouvent en tout temps dans les communautés primitives, ainsi dans les plus vieilles communautés de la Mark germanique et aujourd’hui encore aux Indes. Il va sans dire que ces individus sont armés d’une certaine plénitude de puissance et représentent les prémisses du pouvoir d’État. Peu à peu, les forces de production augmentent ; la population plus dense crée des intérêts ici communs, là antagonistes, entre les diverses communautés, dont le groupement en ensembles plus importants provoquent derechef une nouvelle division du travail, la création d’organes pour protéger les intérêts communs et se défendre contre les intérêts antagonistes. Ces organes, qui déjà en tant que représentants des intérêts communs de tout le groupe, ont vis-à-vis de chaque communauté prise à part une situation particulière, parfois même en opposition avec elle, prennent bientôt une autonomie plus grande encore, soit du fait de l’hérédité de la charge, qui s’instaure presque toute seule dans un monde où tout se passe selon la nature, soit du fait de l’impossibilité grandissante de s’en passer à mesure qu’augmentent les conflits avec d’autres groupes. Comment, de ce passage à l’autonomie vis-à-vis de la société, la fonction sociale a pu s’élever avec le temps à la domination sur la société ; comment, là où l’occasion était favorable, le serviteur primitif s’est métamorphosé peu à peu en maître ; comment selon les circonstances, ce maître a pris l’aspect du despote ou du satrape oriental, du dynaste chez les Grecs, du chef de clan celte, etc. ; dans quelle mesure, lors de cette métamorphose, il s’est finalement servi aussi de la violence ; comment, au bout du compte, les individus dominants se sont unis pour former une classe dominante, ce sont là des questions que nous n’avons pas besoin d’étudier ici. Ce qui importe ici, c’est seulement de constater que, partout, une fonction sociale est à la base de la domination politique ; et que la domination politique n’a aussi subsisté à la longue que lorsqu’elle remplissait cette fonction sociale qui lui était confiée. Quel que soit le nombre des pouvoirs despotiques qui ont surgi ou ont décliné en Perse et aux Indes, chacun a su très exactement qu’il était, avant tout, l’entrepreneur général de l’irrigation des vallées, sans laquelle aucune culture n’est là-bas possible. Il était réservé aux Anglais éclairés de ne pas remarquer cela aux Indes ; ils ont laissé tomber en ruine les canaux d’irrigation et les écluses, et découvrent enfin maintenant, par le retour régulier des famines, qu’ils avaient négligé l’unique activité susceptible de donner à leur domination aux Indes une légitimité au moins égale à celle de leurs prédécesseurs.

Mais à côté de cette formation de classes, il s’en déroulait encore un autre. La division naturelle du travail à l’intérieur de la famille agricole a permis, à un certain niveau de bien-être, d’introduire une ou plusieurs forces de travail étrangères. Ce fut particulièrement le cas dans des pays où la vieille propriété en commun du sol s’était déjà désagrégée ou bien, du moins, la vieille culture en commun avait cédé le pas à la culture individuelle des lots de terrain par des familles respectives. La production était développée au point que la force de travail humaine pouvait maintenant produire plus qu’il n’était nécessaire à son entretien simple ; les moyens d’entretenir davantage de forces de travail existaient ; ceux de les occuper, également : la force de travail prit une valeur. Mais la communauté à laquelle on appartenait et l’association dont elle faisait partie ne fournissaient pas de forces de travail disponibles, excédentaires. En revanche, la guerre en fournissait, et la guerre était aussi vieille que l’existence simultanée de plusieurs groupes de communautés juxtaposées ? Jusque-là, on n’avait su que faire des prisonniers de guerre, on les avait donc tout simplement abattus ; à une date plus reculée encore, on les avait mangés. Mais, au niveau de l’« état économique » maintenant atteint, ils prenaient une valeur ; on leur laissa donc la vie et on se servit de leur travail. C’est ainsi que la violence, au lieu de dominer la situation économique a été au contraire enrôlée de force dans le service de la situation économique. L’esclavage était inventé. Il devint bientôt la forme dominante de la production chez tous les peuples dont le développement dépassait la vieille communauté, mais aussi, en fin de compte, une des causes principales de leur décadence. Ce fut seulement l’esclavage qui rendit possible sur une assez grande échelle la division du travail entre agriculture et industrie et par suite, l’apogée du monde antique, l’hellénisme. Sans esclavage, pas d’État grec, pas d’art et science grecs ; sans esclavage, pas d’Empire romain. Or, sans la base de l’hellénisme et de l’Empire romain, pas non plus d’Europe moderne. Nous ne devrions jamais oublier que toute notre évolution économique, politique et intellectuelle a pour condition préalable une situation dans laquelle l’esclavage était tout aussi nécessaire que généralement admis. Dans ce sens, nous avons le droit de dire : sans esclavage antique, pas de socialisme moderne.
Il ne coûte pas grand-chose de partir en guerre avec des formules générales contre l’esclavage et autres choses semblables, et de déverser sur une telle infamie un courroux moral supérieur.

Malheureusement, on n’énonce par là rien d’autre que ce que tout le monde sait, à savoir que ces institutions antiques ne correspondent plus à nos conditions actuelles et aux sentiments qui déterminent en nous ces conditions. Mais cela ne nous apprend rien sur la façon dont ces institutions sont nées, sur les causes pour lesquelles elles ont subsisté et sur le rôle qu’elles ont joué dans l’histoire. Et si nous nous penchons sur ce problème, nous sommes obligés de dire, si contradictoire et si hérétique que cela paraisse, que l’introduction de l’esclavage dans les circonstances d’alors était un grand progrès. C’est un fait établi que l’humanité a commencé par l’animal, et qu’elle a donc eu besoin de moyens barbare, presque animaux, pour se dépêtrer de la barbarie. Les anciennes communautés, là où elles ont subsisté, constituent depuis des millénaires la base de la forme d’État la plus grossière, le despotisme oriental, des Indes jusqu’en Russie. Ce n’est que là où elles se sont dissoutes que les peuples ont progressé sur eux-mêmes, et leur premier progrès économique a consisté dans l’accroissement et le développement de la production au moyen du travail servile. La chose est claire : tant que le travail humain était encore si peu productif qu’il ne fournissait que peu d’excédent au delà des moyens de subsistance nécessaires, l’accroissement des forces productives, l’extension du trafic, le développement de l’État et du droit, la fondation de l’art et de la science n’étaient possibles que grâce à une division renforcée du travail, qui devait forcément avoir pour fondement la grande division du travail entre les masses pourvoyant au travail manuel simple et les quelques privilégiés adonnés à la direction du travail, au commerce, aux affaires de l’État et plus tard aux occupations artistiques et scientifiques. La forme la plus simple, la plus naturelle, de cette division du travail était précisément l’esclavage. Étant donné les antécédents historiques du monde antique, spécialement du monde grec, la marche progressive à une société fondée sur des oppositions de classes ne pouvait s’accomplir que sous la forme de l’esclavage. Même pour les esclaves, cela fut un progrès ; les prisonniers de guerre parmi lesquels se recrutait la masse des esclaves, conservaient du moins la vie maintenant, tandis qu’auparavant on les massacrait et plus anciennement encore, on les mettait à rôtir.

Ajoutons, à cette occasion, que, jusqu’aujourd’hui, toutes les contradictions historiques entre classes exploiteuses et exploitées, dominantes et opprimées trouvent leur explication dans cette même productivité relativement peu développée du travail humain. Tant que la population qui travaille nécessaire qu’il ne lui reste plus le temps pour pourvoir aux affaires communes de la société, — direction du travail, etc., — il a toujours fallu une classe particulière qui, libérée du travail effectif, puisse pourvoir à ces affaires ; ce qui ne l’a jamais empêchée d’imposer à son propre profit aux masses travailleuses une charge de travail de plus en plus lourde. Seul, l’énorme accroissement des forces productives atteint par la grande industrie permet de répartir le travail sur tous les membres de la société sans exception, et par là, de limiter le temps de travail de chacun de façon qu’il reste à tous suffisamment de temps libre pour prendre part aux affaires générales de la société, — théoriques autant que pratiques. C’est donc maintenant seulement que toute classe dominante et exploiteuse est devenue superflue, voire un obstacle au développement social, et c’est maintenant seulement qu’elle sera impitoyablement éliminée, si maîtresse qu’elle soit encore de la « violence immédiate ».

Si donc M. Dühring fronce le nez sur l’hellénisme parce qu’il était fondé sur l’esclavage, il aurait tout autant raison de reprocher aux Grecs de n’avoir pas eu de machines à vapeur et de télégraphe électrique. Et s’il affirme que notre asservissement moderne du salariat n’est qu’un héritage quelque peu métamorphosé et adouci de l’esclavage et ne s’explique pas lui-même (c’est-à-dire par les lois économiques de la société moderne), ou bien cela signifie que le salariat comme l’esclavage sont des formes de la servitude et de la domination de classe, ce qu’aucun enfant n’ignore, ou bien cela est faux. Car nous serions tout aussi fondés à dire que le salariat s’explique comme une forme adoucie de l’anthropophagie, forme primitive, partout constatée maintenant, de l’utilisation des ennemis vaincus.

Le rôle que joue la violence dans l’histoire vis-à-vis de l’évolution économique est donc clair. D’abord, toute violence politique repose primitivement sur une fonction économique de caractère social et s’accroît dans la mesure où la dissolution des communautés primitives métamorphose les membres de la société en producteurs privés, les rend donc plus étrangers encore aux administrateurs des fonctions sociales communes. Deuxièmement, après s’être rendue indépendante vis-à-vis de la société, après être devenue, de servante, maîtresse, la violence politique normale. Dans ce cas, il n’y a pas de conflit entre les deux, l’évolution économique est accélérée. Ou bien, la violence agit contre l’évolution économique, et dans ce cas, à quelques exceptions près, elle succombe régulièrement au développement économique. Ces quelques exceptions sont des cas isolés de conquêtes, où les conquérants plus barbares ont exterminé ou chassé la population d’un pays et dévasté ou laissé perdre les forces productives dont ils ne savaient que faire. Ainsi firent les chrétiens dans l’Espagne mauresque pour la majeure partie des ouvrages d’irrigation, sur lesquels avaient reposé l’agriculture et l’horticulture hautement développées des Maures. Toute conquête par un peuple plus grossier trouble évidemment le développement économique et anéantit de nombreuses forces productives. Mais dans l’énorme majorité des cas de conquête durable, le conquérant plus grossier est forcé de s’adapter à l’« état économique » plus élevé tel qu’il ressort de la conquête ; il est assimilé par le peuple conquis et obligé même, la plupart du temps, d’adopter sa langue. Mais là où dans un pays, — abstraction faite des cas de conquête, — la violence intérieure de l’État entre en opposition avec son évolution économique, comme cela s’est produit jusqu’ici à un certain stade pour presque tout pouvoir politique, la lutte s’est chaque fois terminée par le renversement du pouvoir politique. Sans exception et sans pitié, l’évolution économique s’est ouvert la voie, — nous avons déjà mentionné le dernier exemple des plus frappants : la grande Révolution française. Si, selon la doctrine de M. Dühring, l’état économique et avec lui la constitution économique d’un pays déterminé dépendaient simplement de la violence politique, on ne verrait pas du tout pourquoi, après 1848, Frédéric-Guillaume IV ne put réussir, malgré sa « magnifique armée », à greffer dans son pays les corporations médiévales et autres marottes romantiques, sur les chemins de fer, les machines à vapeur et la grande industrie qui était alors en train de se développer ; ou pourquoi l’empereur de Russie, qui est encore bien plus puissant, s’avère incapable non seulement de payer ses dettes, mais même de maintenir sa « violence » sans emprunter sans cesse à la « situation économique » d’Europe occidentale.

Pour M. Dühring la violence est le mal absolu, le premier acte de violence est pour lui le péché originel, tout son exposé est une jérémiade sur la façon dont toute l’histoire jusqu’ici a été ainsi contaminée par le péché originel, sur l’infâme dénaturation de toutes les lois naturelles et sociales par cette puissance diabolique, la violence. Mais que la violence joue encore dans l’histoire un autre rôle, un rôle révolutionnaire ; que, selon les paroles de Marx, elle soit l’accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs ; qu’elle soit l’instrument grâce auquel le mouvement social l’emporte et met en pièces des formes politiques figées et mortes — de cela, pas un mot chez M. Dühring. C’est dans les soupirs et les gémissements qu’il admet que la violence soit peut-être nécessaire pour renverser le régime économique d’exploitation, — par malheur ! Car tout emploi de la violence démoralise celui qui l’emploie. Et dire qu’on affirme cela en présence du haut essor moral et intellectuel qui a été la conséquence de toute révolution victorieuse ! Dire qu’on affirme cela en Allemagne où un heurt violent, qui peut même être imposé au peuple, aurait tout au moins l’avantage d’extirper la servilité qui, à la suite de l’humiliation de la Guerre de Trente ans, a pénétré la conscience nationale ! Dire que cette mentalité de prédicateur sans élan, sans saveur et sans force a la prétention de s’imposer au parti le plus révolutionnaire que connaisse l’histoire !

Le rôle de la violence dans l’histoire (1887-1888)

II

Violence et économie dans l’établissement du nouvel empire allemand

Appliquons maintenant notre théorie à l’histoire contemporaine de l’Allemagne et à sa pratique de la violence par le sang et par le fer. Nous y verrons avec évidence pourquoi a politique du sang et du fer devait réussir provisoirement et pourquoi elle doit nécessairement finir par faire faillite.

I
ASPIRATIONS À L’UNITÉ ET PERSPECTIVES D’UNITÉ JUSQUE VERS 1860

En 1815, le congrès de Vienne avait, en trafiquant, partagé l’Europe d’une manière qui révélait clairement devant le monde entier l’incapacité totale des puissants et des hommes d’État. La guerre générale des peuples contre Napoléon fut la réaction du sentiment national foulé aux pieds chez tous les peuples par Napoléon. En récompense, les princes et les diplomates du congrès de Vienne piétinèrent ce sentiment national avec encore plus de mépris. La plus petite dynastie eut plus de valeur que le plus grand peuple. L’Allemagne et l’Italie furent à nouveau éparpillées en petits États, la Pologne fut démembrée pour la quatrième fois, la Hongrie demeura sous le joug. Et on ne peut même pas dire que les peuples subissaient une injustice : pourquoi s’étaient-ils laissé faire, et pourquoi avaient-ils salué dans le tsar de Russie leur libérateur ?

Mais cela ne pouvait durer. Depuis la fin du moyen âge, l’histoire travaille à constituer l’Europe sur la base de grands État nationaux. Seuls, des États de cet ordre sont l’organisation politique normale de la bourgeoisie européenne au pouvoir, et ils sont de même la condition indispensable pour l’établissement de la collaboration internationale harmonieuse entre les peuples, sans laquelle il ne peut y avoir de pouvoir du prolétariat. Pour assurer la paix internationale, il faut d’abord éliminer toutes les frictions nationales possibles, il faut que chaque peuple soit indépendant et maître chez soi. Avec le développement du commerce, de l’agriculture, de l’industrie et, par là, de la puissance de la bourgeoisie, le sentiment national grandissait de toute part, les nations dispersées et opprimées exigeaient leur unité et leur indépendance.

Partout hors de France, la révolution de 1848 eut donc pour but autant la satisfaction des revendications nationales que celle des exigences de liberté. Mais, derrière la bourgeoisie d’emblée victorieuse, s’élevait partout déjà le spectre du prolétariat, qui avait en réalité remporté la victoire, et poussait la bourgeoisie dans les bras des adversaires qui venaient d’être vaincus : de la réaction monarchie, bureaucratique, semi-féodale et militaire, à laquelle succomba la révolution en 1849. En Hongrie, où tel ne fut pas le cas, les Russes entrèrent et écrasèrent la révolution. Non content de cela, le tsar se rendit à Varsovie, s’y érigea en arbitre de l’Europe, et nomma Christian de Glücksburg, sa créature docile, à la succession du trône de Danemark. Il humilia la Prusse comme elle ne l’avait jamais été, en lui interdisant même la moindre velléité d’exploiter les tendances allemandes à l’unité, en la contraignant à restaurer la Diète fédérale et à se soumettre à l’Autriche. A première vue, le seul résultat de la révolution fut donc que la Prusse et l’Autriche furent gouvernées selon une forme constitutionnelle, mais dans l’esprit ancien, et que le tsar régna en maître sur l’Europe plus encore qu’auparavant.

En fait, la révolution avait sorti rudement la bourgeoisie, même dans les pays démembrés, et en particulier en Allemagne, de la vieille routine héréditaire. La bourgeoisie avait obtenu une participation, modeste toutefois, au pouvoir politique ; et tout succès politique de la bourgeoisie est mis à profit en un essor industriel. La « folle année », dont on avait heureusement franchi le cap, montrait à la bourgeoisie d’une manière palpable qu’elle devait une bonne fois en finir avec la léthargie et l’indolence d’autrefois. Par suite de la pluie d’or californienne et australienne et d’autres circonstances, il y eut une extension des relations du marché mondial et un essor des affaires comme il n’y en avait jamais eu auparavant ; il s’agissait de saisir l’occasion et d’en prendre sa part. La grande industrie qui avait pris naissance depuis 1830 et surtout depuis 1840 sur les bords du Rhin, en Saxe, en Silésie à Berlin et dans diverses villes du Sud, fut désormais rapidement perfectionnée et élargie ; l’industrie à domicile dans les districts ruraux prit de plus en plus d’ampleur ; la construction des chemins de fer fut accélérée et, par ailleurs, l’accroissement énorme de l’émigration créa une ligne transatlantique allemande qui n’eut pas besoin de subventions. Plus que jamais auparavant, les commerçants allemands se fixèrent au delà des mers sur toutes les places commerciales ; ils devinrent les intermédiaires d’une partie de plus en plus importante du commerce mondial en commencèrent peu à peu à négocier le placement non seulement des produits anglais, mais aussi des produits allemands.

Cependant, le provincial allemand, avec ses multiples législations différentes du commerce et des métiers, devait bientôt devenir une entrave insupportable à cette industrie, dont le niveau s’élevait énormément, et au commerce qui en dépendait. Tous les dix ou vingt kilomètres un droit commercial différent, partout des conditions différentes dans l’exercice d’un même métier, et partout d’autres chicanes, des chausse-trappes bureaucratiques et fiscales, souvent encore des barrières de corporations contre lesquelles aucune concession ne prévalait ! Et avec tout cela, les nombreuses législations locales diverses, les limitations du droit de séjour qui empêchaient les capitalistes de jeter en nombre suffisant les forces de travail disponibles sur les points où le minerai, le charbon, la force hydraulique et d’autres ressources naturelles exigeaient l’implantation d’entreprises industrielles ! La possibilité d’exploiter librement la force de travail massive du pays était la première condition du développement industriel ; partout cependant où l’industriel patriote rassemblait des ouvriers attirés de toute part, la police et l’assistance publique s’opposaient à l’établissement des immigrants. Un droit civil allemand, l’entière liberté de domicile pour tous les citoyens de l’Empire, une législation industrielle et commerciale unique, ce n’étaient plus là les rêveries patriotiques d’étudiants exaltés, c’étaient désormais les conditions d’existence nécessaires à l’industrie.

En outre, dans chaque État, dans chaque petit État, autre monnaie, autres poids et autres mesures souvent de deux ou trois espèces dans le même État. Et de ces innombrables monnaies, mesures ou poids, pas un seul n’était reconnu sur le marché mondial. Est-il étonnant dès lors que des commerçants et des industriels, qui étaient en relation avec le marché mondial et avaient à faire concurrence à des articles d’importation, dussent avoir recours, en outre, aux monnaies, poids et mesures de l’étranger ; est-il étonnant que le fil de coton dût être dévidé en livres anglaises, les tissus de soie fabriqués au mètre, les comptes pour l’étranger établis en sterling, en dollar et en francs ? Et comment pouvait-on réaliser de grands établissements de crédit dans ces zones monétaires restreintes, payant ici avec des billets de banque en gulden, là en thalers prussiens, à côté en thalers-or, en thalers à « deux tiers », en marks-banque, en marks courants, à vingt, vingt-quatre gulden, avec les calculs, les fluctuations infinis du change ?
Et lorsque, enfin, on parvenait à surmonter tout cela, que de forces perdues dans toutes ces frictions, que de temps et d’argent gâchés ! En Allemagne aussi, on commença enfin à se rendre compte que, de nos jours, le temps, c’est de l’argent.

La jeune industrie allemande avait à faire ses preuves sur le marché mondial, elle ne pouvait grandir que par l’exportation. Il fallait pour cela qu’elle jouit à l’étranger de la protection du droit international. Le commerçant anglais, français, ou américain pouvait se permettre plus encore au dehors que chez lui. La légation de son pays et même, s’il le fallait, quelques navires de guerre intervenaient pour lui. Mais le commerçant allemand ! C’est tout au plus si dans le Levant, l’Autrichien pouvait compter sur sa légation, encore ne l’aidait-elle pas beaucoup. Mais lorsqu’à l’étranger, un commerçant prussien se plaignait à son ambassade d’une injustice dont il avait été victime, on lui répondait couramment : « C’est bien fait pour vous, qu’avez-vous à faire ici, pourquoi ne restez-vous pas gentiment chez vous ? » Quant au ressortissant d’un petit État, il était, lui, bel et bien privé de tout droit. Où que l’on allât, les commerçants allemands se trouvaient sous une protection étrangère française, anglaise, américaine, ou ils s’étaient rapidement fait naturaliser dans leur patrie nouvelle . Et même si leur légation avait voulu s’employer pour eux, à quoi cela aurait-il servi ? Les consuls et les ambassadeurs allemands étaient traités outre-mer comme des cireurs de bottes.

On voit par là comment les aspirations à une « patrie » unifiée avaient un arrière-plan très matériel. Ce n’était plus le Drang nébuleux de corporations d’étudiants rassemblées à leurs fêtes de la Wartburg, « où le courage et la force flamboyaient dans les âmes allemandes », où, sur une mélodie française, un vent de tempête emportait le jeune homme prêt à combattre et mourir pour la patrie, afin de restaurer la romantique souveraineté impériale du moyen âge ; où le jeune homme, emporté par la tempête, devenait sur ses vieux jours le valet très banal, piétiste et absolutiste, de quelque prince. Ce n’était pas non plus l’appel à l’unité, plus proche déjà des réalités, des avocats idéologues bourgeois de la fête des libéraux de Hambach, qui pensaient aimer la liberté et l’unité pour elles-mêmes, et ne se rendaient pas du tout compte que faire de l’Allemagne une seconde Suisse, une République de petits cantons, à laquelle aboutissait l’idéal des moins confus d’entre eux, était aussi impossible que le rêve impérial et hohenstaufien des étudiants. Non, c’était le désir du commerçant et de l’industriel pratique, désir né de l’urgence immédiate des affaires, de balayer tout cet héritage, ce fatras historique des petits États, qui contrariait le libre développement du commerce et de l’industrie, d’écarter tous les conflits superflus que l’homme d’affaires allemand devait d’abord vaincre chez lui s’il voulait pénétrer sur le marché mondial, et qui étaient épargnés à tous ses concurrents. L’unité allemande était devenue une nécessité économique. Et les gens qui l’exigeaient maintenant savaient ce qu’ils voulaient. Ils étaient formés dans le commerce et pour le commerce, ils s’y entendaient, et on pouvait traiter avec eux. Ils savaient que l’on doit exiger le prix fort, mais que l’on doit aussi le rabattre libéralement. Ils chantaient la patrie allemande y compris la Styrie, le Tyrol et l’Autriche, « riche d’honneurs et de victoires » et aussi :

Von der Maas bis an die Memel,

Von der Elsch bis an den Belt,

Deutschland, Deutschland über allés,

Über allés in der Welt ,

mais ils étaient prêts à consentir, sur cette patrie qui devait grandir, grandir toujours, un rabais considérable, vingt-cinq à trente pour cent, contre un paiement comptant. Leur plan d’unité était tout fait et prêt à être mis en œuvre immédiatement.

Mais l’unité allemande n’était pas une question purement allemande. Depuis la guerre de Trente ans, aucune affaire publique allemande n’avait été décidée sans l’ingérence, très sensible, de l’étranger. En 1740, Frédéric II avait fait la conquête de la Silésie avec l’aide des Français. En 1803, la France et la Russie avaient littéralement dicté la réorganisation du Saint-Empire romain par le Reichsdeputationshauptschluss .

Napoléon avait ensuite organisé l’Allemagne à sa guise. Enfin, au congrès de Vienne, elle avait été démembrée, par la Russie principalement, et, en second lieu, par l’Angleterre et la France, elle avait été divisée en trente-six États et plus de deux cents bouts de territoires grands et petits, et les dynastes allemands, tout à fait comme au Parlement de Ratisbonne de 1802 à 1803, y avaient loyalement aidé : ils avaient encore aggravé le démembrement. En outre, des morceaux détachés de l’Allemagne étaient attribués à des princes étrangers. Ainsi, non seulement l’Allemagne était impuissante et désarmée, consumée en dissensions internes, vouée à n’être rien du point de vue politique, militaire et même industriel, mais, pire encore, la France et la Russie, par des précédents répétés, s’étaient acquis le droit de démembrer l’Allemagne, de même que la France et l’Autriche s’arrogeaient celui de veiller à ce que l’Italie demeurât divisée. C’était ce droit prétendu que le tsar Nicolas avait fait valoir en 1850 lorsque, interdisant de la manière la plus grossière tout changement de Constitution, il exigea et obtint le rétablissement de la Diète fédérale, cette expression de l’impuissance de l’Allemagne.
L’unité de l’Allemagne devait donc être conquise non seulement contre les princes et autres ennemis de l’intérieur, mais aussi contre l’étranger. Ou encore : avec l’aide de l’étranger. Mais qu’en était-il alors à l’étranger ?

En France, Louis Bonaparte s’était servi de la lutte entre la bourgeoisie et a classe ouvrière pour parvenir à la présidence avec l’aide des paysans, et au trône impérial avec l’aide de l’armée. Mais un nouvel empereur Napoléon, fait par l’armée dans une France réduite aux frontières de 1815, c’était une absurdité sans avenir. L’Empire napoléonien renaissant, cela voulait dire l’extension de la France jusqu’au Rhin, la réalisation du rêve ancestral du chauvinisme français. Mais tout d’abord, il ne pouvait être question du Rhin pour Bonaparte ; toute tentative en ce sens eût pour conséquence une coalition européenne contre la France. En revanche, une occasion s’offrait d’augmenter la puissance de la France et procurer de nouveaux lauriers à l’armée par une guerre, menée en accord avec presque toute l’Europe, contre la Russie, qui avait profité de la période révolutionnaire de l’Europe occidentale pour s’attribuer en toute tranquillité les principautés du Danube et pour préparer une nouvelle guerre de conquête de la Turquie. L’Angleterre s’alliait à la France, l’Autriche leur était à toutes deux favorable, seule la Prusse héroïque baisait le knout russe, qui, hier encore, l’avait châtiée, et demeurait envers la Russie dans une bienveillante neutralité. Mais ni l’Angleterre ni la France ne voulaient sérieusement la victoire sur l’adversaire : ainsi la guerre se termina par une très légère humiliation de la Russie et par une alliance franco-russe contre l’Autriche .
La force de la Russie dans la défensive — l’étendue énorme de son territoire peu peuplé, impraticable et pauvre en ressources — se retourne contre elle dans une guerre offensive, et nulle part plus que dans la direction de la Crimée. Les steppes de la Russie du Sud, qui auraient dû être le tombeau des agresseurs, furent celui des armées russes que Nicolas lança les unes après les autres sur Sébastopol avec une stupide brutalité — les dernières au milieu de l’hiver. Et lorsque la dernière colonne, rassemblée en hâte, à peine armée, misérablement nourrie, eut perdu en route les deux tiers de ses effectifs (des bataillons entiers succombèrent dans la tempête de neige), lorsque le reste de l’armée ne fut plus capable de chasser les ennemis du sol russe, cette tête vide et paranoïaque de Nicolas s’effondra lamentablement et il s’empoisonna . De ce moment-là, la guerre redevint une guerre fictive et ion marcha vers la conclusion de la paix.
La guerre de Crimée fit de la France la puissance dirigeante de l’Europe, elle fit de l’aventurier Louis-Napoléon le plus grand homme du jour, ce qui, à vrai dire, ne signifie pas grand-chose. Mais la guerre de Crimée n’avait apporté à la France aucun accroissement de territoire ; elle portait par conséquent dans son sein une nouvelle guerre pour permettre à Louis-Napoléon de satisfaire à sa vraie vocation d’« agrandisseur de l’Empire ». Cette nouvelle guerre fut amorcée dès la première, dès lors que la Sardaigne reçut la permission de se joindre à l’alliance occidentale comme satellite de l’Empire français, et spécialement comme l’avant-poste de celui-ci contre… l’Autriche ; la préparation de cette guerre fut poursuivie à la conclusion de la paix par l’entente de Louis-Napoléon avec la Russie, à qui rien n’était plus agréable qu’un châtiment de l’Autriche.

Louis-Napoléon était maintenant l’idole de la bourgeoisie européenne. Non seulement, pour avoir « sauvé la société » le 2 décembre 1851, où il avait certes anéanti le pouvoir politique de la bourgeoisie, mais à seule fin de sauver son pouvoir social. Non seulement, parce qu’il avait montré comment, dans des conditions favorables, le suffrage universel peut être transformé en un instrument d’oppression des masses ; non seulement parce que, sous son règne, l’industrie, le commerce, et notamment la spéculation et la Bourse avaient pris un essor jusqu’alors inconnu ; mais avant tout parce que la bourgeoisie reconnaissait en lui le premier « grand homme d’État », qui fût la chair de sa chair, le sang de son sang. C’était un parvenu, comme l’était tout véritable bourgeois. « Frotté à tous les métiers », conspirateur carbonaro en Italie, officier d’artillerie en Suisse, vagabond distingué et endetté, agent de la police spéciale en Angleterre, mais toujours et partout prétendant, il s’était préparé par un passé aventureux et par des compromissions morales dans tous les pays à devenir empereur des Français, directeur des destins de l’Europe. Ainsi, le bourgeois type, le bourgeois américain, se prépare à devenir millionnaire par une série de banqueroutes honorables et frauduleuses. Comme empereur, il ne mit pas seulement la politique au service du profit capitaliste et de la spéculation boursière, mais il mena la politique elle-même d’après les principes de la Bourse des valeurs et il spécula sur ce « principe des nationalités ». Le démembrement de l’Allemagne et de l’Italie avait été jusque-là un droit fondamental inaliénable de la politique française ; Louis-Napoléon se mit aussitôt en devoir de vendre ce droit par morceaux contre de prétendues compensations. Il était prêt à aider l’Italie et l’Allemagne à mettre un terme à leur démembrement, étant entendu que l’Allemagne et l’Italie lui paieraient chaque pas vers l’unification nationale d’une cession de territoire. Ainsi, non seulement le chauvinisme français fut satisfait, non seulement l’Empire fut progressivement ramené à ses frontières de 1801, mais la France apparut à nouveau comme la puissance spécifiquement progressiste et libératrice des peuples, et Louis-Napoléon comme le protecteur des nationalités opprimées.

Alors toute la bourgeoisie éclairée et adepte du principe des nationalités (parce que vivement intéressée par la suppression de tout ce qui pouvait gêner les affaires sur le marché mondial), acclama unanimement cet esprit de libération universelle.
On commença en Italie . Depuis 1849, l’Autriche y dominait absolument et l’Autriche était alors le bouc émissaire de toute l’Europe. Les maigres résultats de la guerre de Crimée ne furent pas imputés à l’indécision des puissances occidentales qui n’avaient voulu qu’une guerre de parade, mais à la position indécise de l’Autriche, dont personne n’était plus responsable que les puissances occidentales elles-mêmes. Mais la Russie avait été si offensée de la marche des Autrichien sur le Pruth — remerciement de l’aide russe en Hongrie de 1849 (bien que cette marche sur le Pruth ait précisément sauvé la Russie), qu’elle voyait d’un bon œil toutes les attaques contre l’Autriche. La Prusse ne comptait plus, elle avait déjà été traitée « en canaille » au congrès de paix de Paris. Ainsi, la guerre de libération de l’Italie « jusqu’à l’Adriatique »fut engagée au printemps de 1859 avec la collaboration de la Russie, et fut terminée dès l’été sur le Mincio. L’Autriche n’était pas rejetée de l’Italie, l’Italie n’était pas « libre jusqu’à l’Adriatique » et n’était pas unifiée, la Sardaigne s’était agrandie ; mais la France avait obtenu Nice et la Savoie, et récupéré ainsi du côté de l’Italie ses frontières de 1801.

Les Italiens, eux, n’étaient pas satisfaits. C’était alors la manufacture proprement dite qui dominait en Italie, la grande industrie était encore dans les langes. La classe ouvrière n’était pas encore dans les langes. La classe ouvrière n’était pas encore, et de loin, généralement expropriée et prolétarisée ; dans les villes, elle possédait encore ses propres moyens de production, à la campagne le travail industriel était un profit secondaire pour de petits propriétaires terriens ou des fermiers. Par conséquent, l’énergie de la bourgeoisie n’était pas encore brisée par l’antagonisme l’opposant à un prolétariat moderne conscient. Et puisque le morcellement de l’Italie ne subsistait que par la domination étrangère de l’Autriche, sous la protection de laquelle les princes poussaient à l’extrême leur mauvais gouvernement, les nobles grands propriétaires fonciers, et les masses populaires des villes étaient des villes étaient du côté des bourgeois, champions de l’indépendance nationale. Mais en 1859, on avait secoué la domination étrangère, sauf en Vénétie ; la France et la Russie empêcheraient à l’avenir toute ingérence de l’étranger ; personne ne la craignait plus. Et l’Italie avait en Garibaldi un héros de caractère antique, qui pouvait faire et qui fit des prodiges. Il renversa le royaume de Naples tout entier avec ses milles francs-tireurs, il réalisa en fait l’unité italienne, il déchira la trame spécieuse de la politique de Bonaparte. L’Italie était libre, elle était concrètement unifiée — non par les intrigues de Louis-Napoléon, mais par la révolution.

Depuis la guerre d’Italie, la politique extérieure du Second Empire français n’était plus un secret pour personne. Les vainqueurs du grand Napoléon devaient être châtiés — mais « l’un après l’autre ». La Russie et l’Autriche avaient eu leur part, le prochain était la Prusse. Et la Prusse était plus méprisée que jamais ; sa politique au cours de la guerre d’Italie avait été lâche et pitoyable, comme au temps de la paix de Bâle, en 1795. Avec sa politique des « mains libres », elle en était venue à être isolée en Europe, et tous ses voisins grands et petits se réjouissaient de la voir bientôt battue à plate couture, de constater que ses mains n’étaient plus libres que pour céder à la France la rive gauche du Rhin.

En fait, au cours des premières années qui suivirent 1859, la conviction s’était répandue partout, et en tout premier lieu dans la région rhénane elle-même, que la rive gauche du Rhin devrait irrévocablement échoir en partage à la France. C’est un chose que l’on ne souhaitait pas précisément, mais on la voyait comme une inévitable fatalité, et il faut il faut dire, pour être franc, qu’on ne la craignait pas beaucoup non plus. Chez les paysans et chez les petits bourgeois revivaient les vieux souvenirs du temps des Français, qui avaient réellement apporté la liberté. Dans la bourgeoisie, l’aristocratie de la finance, surtout à Cologne, était déjà profondément engagée dans les filouteries du Crédit immobilier de Paris et d’autres sociétés d’escroquerie bonapartistes, et elle réclamait l’annexion à grands cris .
Cependant, la perte de la rive gauche du Rhin, c’était l’affaiblissement non seulement de la Prusse, mais aussi de l’Allemagne. Et l’Allemagne était plus divisée que jamais. L’Autriche et la Prusse plus étrangères l’une à l’autre que jamais à cause de la neutralité prussienne dans la guerre d’Italie, la petite engeance des princes partagés entre le désir et la crainte, louchant vers Louis-Napoléon, en qui ils voyaient le protecteur d’une nouvelle Confédération du Rhin, — telle était alors la situation de l’Allemagne officielle. Et cela à un moment où seules les forces conjuguées de la nation tout entière étaient en mesure de prévenir le démembrement du pays.

Mais comment unir les forces de toute la nation ? Trois voies restaient ouvertes, après l’échec des tentatives presque toutes nébuleuses de 1848, échec qui avait néanmoins dissipé beaucoup de nuages.
La première de ces voies était l’unification réelle du pays, par élimination de tous les États particuliers, la voie ouvertement révolutionnaire par conséquent. En Italie, cette voie venait de conduire au but ; la dynastie de Savoie s’était rangée du côté de la révolution, et ainsi elle avait empoché la couronne d’Italie. Mais nos princes de Savoie allemands, les Hohenzollern, et même leurs Cavours à la Bismarck les plus audacieux étaient absolument incapables d’un acte de cette hardiesse. Le peuple aurait tout eu à faire lui-même, et dans une guerre pour la rive gauche du Rhin, il eût sans doute été en mesure de faire le nécessaire. L’inévitable retraite des Prussiens sur le Rhin, le siège des places fortes rhénanes, la trahison, alors certaine, des princes de l’Allemagne du Sud, pouvaient réussir à déclencher un mouvement national devant lequel tout le pouvoir des dynastes se fût évanoui. Et alors Louis-Napoléon eût été le premier à rengainer l’épée. Le Second Empire ne pouvait avoir pour adversaires que des États réactionnaires, en face desquels il apparut en continuateur de la Révolution française, en libérateur des peuples. Contre un peuple lui-même en révolution, il était impuissant ; la révolution allemande victorieuse pouvait même provoquer un choc qui entrainerait la chute de l’Empire français tout entier. C’était là le cas le plus favorable ; dans le cas le plus défavorable, si les dynastes se rendaient maîtres du mouvement, on cédait temporairement la rive gauche du Rhin à la France, on montrait à tout le monde la trahison active ou passive des dynastes et on créait une crise dans laquelle il ne resterait d’autre issue à l’Allemagne que de faire la révolution, de chasser tous les princes, d’instituer la République allemande unifiée.

Vu la situation, cette voie vers l’unification de l’Allemagne ne pouvait être suivie que si Louis-Napoléon engageait la guerre pour la frontière du Rhin. Cependant, cette guerre n’eut pas lieu, pour des raisons que nous exposerons bientôt. Mais ainsi la question de l’unification nationale cessa d’être une question urgente et vitale, qui devait être résolue sur-le-champ, sous peine d’anéantissement. Provisoirement, la nation pouvait attendre.
La deuxième voie était l’unification sous l’hégémonie de l’Autriche. En 1815, l’Autriche avait gardé en bloc la configuration que lui avaient imposée les guerres napoléoniennes, celle d’un territoire compact et arrondi. Elle ne prétendait plus à ses anciennes possessions de l’Allemagne du Sud, détachées d’elle ; elle se contenta de l’adjonction de territoires anciens et nouveaux qui se laissaient ajuster géographiquement et stratégiquement au noyau restant de la monarchie. La séparation de l’Autriche du reste de l’Allemagne, commencée par les barrières douanières de Joseph II, aggravée par l’administration policière italienne de François Ier et poussée à l’extrême par la dissolution du Saint-Empire et l’institution de la Confédération du Rhin, demeura même après 1815 effectivement en vigueur. Metternich entoura son État du côté allemand d’une véritable muraille de Chine. Les douanes barraient la route aux produits matériels, la censure aux productions culturelles en provenance de l’Allemagne. D’invraisemblables chicanes de passeport réduisaient au strict minimum la circulation des personnes. A l’intérieur, le moindre mouvement politique était prévenu par un arbitraire et un absolutisme sans exemple même en Allemagne. Ainsi, l’Autriche était restée absolument étrangère à tout le mouvement bourgeois libéral allemand. Avec 1848, la barrière, au moins morale, tomba en grande partie ; mais les événements de cette année-là et leurs conséquences étaient peu propres à rapprocher l’Autriche du reste de l’Allemagne ; au contraire, l’Autriche se prévalait de plus en plus de sa position indépendante de grande puissance. Ainsi il arriva que, bien que les soldats autrichiens fussent aimés dans les forteresses fédérales alors que les Prussiens y étaient haïs et tournés en ridicule, bien que l’Autriche jouît de prestige et de popularité dans le Sud et l’Ouest à prédominance catholique, personne ne pensait sérieusement à une unification de l’Allemagne sous la domination de l’Autriche, en dehors de quelques princes allemands petits et moyens.

Comment aurait-il pu en être autrement ? L’Autriche elle-même avait tout fait pour ça, bien qu’elle nourrît secrètement des rêves impériaux romantiques. La frontière douanière autrichienne était, avec le temps, demeurée la seule séparation à l’intérieur de l’Allemagne et en était d’autant plus sensible. Sa politique indépendante de grande puissance n’avait aucun sens si elle ne signifiait pas l’abandon des intérêts allemand en faveur des intérêts spécifiquement autrichiens, c’est-à-dire italiens, hongrois, etc. Après la révolution comme avant, l’Autriche demeurait l’État le plus réactionnaire de l’Allemagne, le plus réfractaire au courant moderne et, en même temps…, la dernière grande puissance spécifiquement catholique. Plus le régime d’après les journées de Mars tentait de restaurer l’ancien pouvoir des curés et des jésuites, plus son hégémonie sur un pays aux deux tiers protestant devenait impossible. Et, finalement, une unification de l’Allemagne sous la domination autrichienne ne pouvait se faire qu’en démembrant la Prusse. Chose qui, en elle-même, ne serait pas un malheur pour l’Allemagne ; mais le démembrement de la Prusse par l’Autriche eût été tout aussi funeste que le serait le démembrement de l’Autriche par la Prusse avant le triomphe imminent de la révolution en Russie (après quoi il sera superflu de démembrer l’Autriche. Devenue inutile, elle s’écroulera d’elle-même).

En bref, l’unité allemande sous l’aile de l’Autriche était un rêve romantique et elle se révéla comme telle lorsque les princes allemands petits et moyens se réunirent à Francfort en 1863 pour proclamer l’empereur Joseph d’Autriche, empereur d’Allemagne. Le roi de Prusse se borna à ne pas venir et la comédie impériale tomba misérablement à l’eau.

Restait la troisième voie : l’unification sous la direction de la Prusse. Et celle-ci, puisqu’on l’a suivie en fait, nous fait redescendre du domaine de la spéculation sur le terrain plus solide, bien qu’assez sordide, de la politique pratique, de la « politique réaliste ».


II
LA « MISSION ALLEMANDE » DE LA PRUSSE : LA LIGUE NATIONALE ET BISMARCK

Depuis Frédéric II, la Prusse voyait dans l’Allemagne comme dans la Pologne un simple territoire de conquête, dont on prend ce qu’on peut, mais il va de soi aussi qu’on doit le partager avec d’autres. Le partage de l’Allemagne avec l’étranger — avec la France d’abord, — telle avait été la « mission allemande » de la Prusse depuis 1740. « Je vais, je crois, jouer votre jeu ; si les as me viennent, nous partagerons » telles étaient les paroles que prononça Frédéric en prenant congé du ministre plénipotentiaire français lorsqu’il s’engagea dans sa première guerre. Fidèle à cette « mission allemande », la Prusse trahit l’Allemagne en 1795, à la paix de Bâle, elle consentit d’avance (traité du 24 août 1796), contre l’assurance d’un accroissement de territoire, à céder la rive gauche du Rhin à la France et elle encaissa aussi en fait, grâce au Reichsdeputationshauptschluss , édicté par la Russie et par la France, le salaire que lui valait sa trahison du Reich. En 1805, elle trahit encore ses alliées, la Russie et l’Autriche, dès que Napoléon eut fait miroiter devant elle le Hanovre — l’appât auquel elle mordait chaque fois, — mais elle se prit à sa propre et stupide ruse, si bien qu’elle entra quand même en guerre contre Napoléon et reçut à Iéna le châtiment qu’elle méritait. Frédéric-Guillaume III, encore sous le coup de ces épreuves, voulut renoncer, même après les victoires de 1813 et 1814, à toutes les places extérieures de l’Ouest, se limiter à la possession de l’Allemagne, ce qui aurait fait de toute l’Allemagne occidentale une nouvelle Confédération du Rhin sous la domination protectrice de la Russie ou de la France. Le plan ne résista pas tout à fait contre la volonté du roi, la Wesphalie et la Rhénanie lui furent imposées, et avec elles, une nouvelle « mission allemande ».
Plus question d’annexions pour l’instant, à part l’acquisition de quelques bribes de territoire. A l’intérieur refleurit progressivement la vieille administration des junkers et des bureaucrates ; les promesses de constitution, faites au peuple dans l’amère nécessité, furent obstinément reniées.

Mais, dans tout cela, la bourgeoisie s’élevait sans cesse, même en Prusse, car sans industrie et sans commerce, l’arrogant État prussien lui-même était maintenant moins que rien. On dut faire des concessions économiques à la bourgeoisie, lentement, à rebrousse-poil, à des doses homéopathiques. Et, d’un côté, ces concessions offraient la perspective d’une relance de la « mission allemande » de la Prusse : par le seul fait que celle-ci, pour supprimer les frontières douanières étrangères entre ses deux moitiés, invita les États allemands limitrophes à une union douanière. Ainsi naquit le Zolverein, à l’état de pieux désirs jusqu’en 1830 (seule la Hesse-Darmstadt y était entrée), mais qui ensuite, le mouvement économique et politique s’étant accéléré, annexa bientôt économiquement à la Prusse la plus grande partie de l’Allemagne de l’intérieur. Les pays non-prussiens du littoral demeurèrent en dehors jusqu’après 1848.

Le Zollverein était un grand succès pour la Prusse. Qu’il signifiât une victoire sur l’influence autrichienne, était secondaire. L’essentiel était qu’il mettait du côté de la Prusse toute la bourgeoisie des moyens et des petits États. La Saxe exceptée, il n’y avait pas un État allemand dont l’industrie se fût développée, même de loin, au même rythme que l’industrie prussienne ; et cela n’était pas dû seulement à des conditions naturelles et historiques, mais aussi à l’élargissement des frontières douanières et à l’extension consécutive du marché intérieur. Plus le Zollverein s’étendait et plus il englobait de ces petits États dans son marché intérieur, plus les bourgeois nouvellement promus de ces États s’accoutumaient à regarder du côté de la Prusse, comme vers leur suzeraine économique, et peut-être plus tard politique.
Et sur l’air des bourgeois, les professeurs aussi dansaient. Ce que les Hégéliens construisaient philosophiquement à Berlin : que la Prusse eût pour mission de prendre la tête de l’Allemagne, les élèves de Schlosser, entre autres Häusser et Gervinus le démontraient historiquement à Heidelberg. On supposait naturellement que la Prusse transformerait tout son système politique, qu’elle satisferait aux prétentions des idéologies de la bourgeoisie .

Mais cela ne se fit pas en vertu de préférences spéciales pour l’État prussien, comme lorsque les bourgeois italiens acceptèrent le Piémont comme État directeur, après qu’il se fut ouvertement mis à la tête du mouvement national et constitutionnel. Non, cela se fit à contre-cœur, les bourgeois prirent la Prusse comme un moindre mal parce que l’Autriche les excluait de on marché, et parce que la Prusse, comparée à l’Autriche, conservait malgré tout un certain caractère à l’Autriche, conservait malgré tout un certain caractère bourgeois, ne fut-ce qu’à cause de sa ladrerie financière. La Prusse avait sur d’autres grands État l’avantage de deux bonnes institutions : le service militaire obligatoire, et l’instruction obligatoire. Elle les avait introduites en un temps de péril extrême et s’était contentée, pendant les jours meilleurs, de les débarrasser de ce qu’elles pouvaient avoir de dangereux le cas échéant, en les appliquant avec négligence et en les dénaturant délibérément. Mais ces institutions continuaient à exister sur le papier, et grâce à elles, la Prusse se réservait la possibilité de développer un jour l’énergie potentielle qui sommeille dans la masse du peuple à un degré qu’on ne pourrait atteindre nulle part ailleurs, à égalité numérique de population. La bourgeoisie s’accommodait de ces deux institutions ; le service militaire de ceux qui ne faisaient qu’un an, donc des fils de bourgeois, était, aux environs de 1840, aisé à supporter, et il était assez facile de le tourner par la corruption, d’autant plus que dans l’armée elle-même, l’on n’attachait alors que peu de valeur aux officiers du landwehr recrutés dans les milieux de commerçants et d’industriels. Et le grand nombre de gens possédant une certaine somme de connaissances élémentaires qu’il y avait incontestablement en Prusse, souvenir du temps de l’école obligatoire, était au plus haut point utile à la bourgeoisie ; il finit même par devenir insuffisant avec les progrès de la grande industrie . C’était surtout la petite bourgeoisie qui se plaignait du coût élevé de ces deux institutions et des lourds impôts qui en résultaient ; la bourgeoisie montante, elle, supputait que le prix, fâcheux mais inévitable, qu’il faudrait payer pour devenir une grande puissance, serait largement compensé par l’augmentation des profits.

Bref, les bourgeois allemands ne se faisaient aucune illusion sur l’amour dont la Prusse était digne. Si, depuis 1840, l’hégémonie prussienne jouissait auprès d’eux d’une estime de plus en plus grande, c’était seulement parce que et dans la mesure où la bourgeoisie prussienne, par suite de son développement économique plus rapide, se mettait à la tête de la bourgeoisie allemande, économiquement et politiquement ; c’était parce que et dans la mesure où les Rotteck et les Welcker du Sud constitutionnel étaient éclipsés par les Camphausen, les Hansemann et les Milde du Nord prussien ; parce que les avocats et les professeurs étaient éclipsés par les commerçants et par les industriels. Et en fait, on sentait chez les libéraux rhénans, un tout autre souffle révolutionnaire que chez les libéraux de sous-préfecture du Sud. C’est alors que l’on composa les deux chants populaires politiques les meilleurs depuis le XVIe siècle, le chant du bourgmestre Tschech et celui de la baronne de Droste-Vischering, de la témérité desquels s’effraient aujourd’hui sur leurs vieux jours les mêmes gens qui chantaient en 1846 d’un air dégagé :

Hatte je ein Mensch so’n Pech

Wie der Bürgermeister Tschech

Dass er diesen dicken Mann

Auf swei Schritt nicht treffen kann !

Mais tout cela devait bientôt changer. Vinrent la révolution de Février, les journées de Mars à Vienne et la révolution du 18 mars à Berlin. La bourgeoisie avait vaincu sans combattre sérieusement, elle n’avait même pas voulu le combat sérieux lorsqu’il s présenta. Car elle, qui peu avant flirtait encore avec le socialisme et le communisme de l’époque (en Rhénanie surtout), s’apercevait soudain qu’elle avait fait lever non seulement des travailleurs isolés, mais une classe de travailleurs, un prolétariat certes encore lourd de rêves, mais qui peu à peu s’éveillait, et qui était révolutionnaire par nature, très profondément révolutionnaire. Et ce prolétariat, qui s’était battu partout pour la victoire de la bourgeoisie, posait déjà, en France surtout, des revendications qui étaient incompatibles avec l’existence de l’ordre bourgeois tout entier ; la première lutte cruelle entre ces deux classes eut lieu à Paris le 23 juin 1848 ; après quatre jours de bataille, le prolétariat eut le dessous. A partir de ce moment-là, la masse de la bourgeoisie se rangea dans toute l’Europe du côté de la réaction ; elle s’allia avec les bureaucrates, les féodaux et les curés absolutistes qu’elle venait de renverser avec l’aide des travailleurs, contre les ennemis de la société ; ces mêmes ouvriers, précisément.
En Prusse, cela prit la forme suivante : la bourgeoisie laissa tomber ses représentants élus et se réjouit ouvertement ou secrètement de les voir dispersés par le gouvernement en novembre 1848. Le ministère de hobereaux et de bureaucrates qui se pavana alors en Prusse pendant quelque dix années fut sans doute contraint de gouverner sous une forme constitutionnelle, mais il s’en vengea par un système de chicanes et de vexations mesquines, inouïes jusqu’ici, même en Prusse, et dont personne ne devait souffrir plus que la bourgeoisie. Mais celle-ci, repentante, était rentrée en elle-même, elle supportait humblement les coups de poing et les coups de pied qui pleuvaient, comme la punition de ses appétits révolutionnaires d’autrefois, elle apprenait peu à peu à penser ce qu’elle exprima plus tard : « Des chiens, voilà ce que nous sommes ! »

Vint la régence. Pour prouver sa fidélité royaliste, Manteuffel avait fait entourer d’espions l’héritier du trône, [l’Empereur actuel], comme aujourd’hui Puttkamer, la rédaction du Sozialdemokrat. Lorsque l’héritier devint régent, Manteuffel fut naturellement écarté aussitôt d’un coup de pied et l’ère nouvelle commença. Ce ne fut qu’un changement de décor. Le prince régent daigna permettre aux bourgeois de redevenir libéraux. Les bourgeois tout contents profitèrent de cette permission, mais ils s’imaginèrent qu’ils tenaient désormais le gouvernail, que l’État prussien allait danser au son de leur fifre. Or, ce n’était pas du tout l’intention des « cercles compétents », comme on dit en style officieux et reptilien. La réorganisation de l’armée devait être le prix à payer par les bourgeois libéraux pour l’ère nouvelle. Le gouvernement n’exigeait là que l’exécution du service militaire obligatoire dans la mesure en usage aux environs de 1816. L’opposition libérale ne pouvait absolument rien là-contre qui n’eût violemment démenti ses propres discours sur la puissance de la Prusse et sur la mission allemande. Mais l’opposition libérale subordonnait son acceptation à la condition suivante : le temps de service légal serait de deux ans au maximum. En soi, cela était tout à fait rationnel, la question était de savoir si cette condition, on allait pouvoir l’extorque au gouvernement, si la bourgeoisie libérale du pays était prête à en répondre jusqu’au bout, sur ses biens et sur son sang. Le gouvernement était inflexible sur la question du service de trois ans, la Chambre voulait le service de deux ans ; le conflit éclata. Et, avec le conflit sur la question militaire, la politique extérieure joua encore une fois un rôle décisif dans la politique intérieure .

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Nous avons vu comment la Prusse, par son attitude dans la guerre de Crimée et dans la guerre d’Italie, avait perdu tout ce qui lui restait de considération. Cette politique lamentable trouvait une excuse partielle dans le mauvais état de l’armée. Comme, avant 1848 déjà, on ne pouvait ni lever de nouveaux impôts, ni contracter d’emprunts sans le consentement des États, mais comme on ne voulait pas non plus convoquer les États, mais comme on ne voulait pas non plus convoquer les États pour cela, il n’y avait jamais assez d’argent pour l’armée et celle-ci dépérissait totalement sous cette avarice sans bornes. L’esprit de parade et de culotte de peau qui s’était enraciné sous Frédéric-Guillaume III fit le reste. On peut lire dans Waldersee à quel point cette armée de parade se montra impuissante sur les champs de bataille danois en 1848. La mobilisation de 1850 fut un fiasco complet ; tout manquait et ce qu’il y avait n’était la plupart du temps bon à rien. On y avait remédié maintenant, la Chambre ayant consenti des crédits ; l’armée avait secoué la routine ancienne, le service en campagne remplaçait, en grande partie du moins, l’esprit de parade. Mais la force de l’armée était la même qu’en 1820, tandis que les autres grandes puissances, la France surtout dont, précisément, venait le danger, avaient augmenté considérablement leur puissance militaire. Il existait pourtant en Prusse le service militaire obligatoire ; tout Prussien était soldat sur le papier : or la population était passée de 10 millions ½ en 1817 à 17 millions ¾ en 1858, et les cadres de l’armée ne suffisaient pas à incorporer et à former plus d’un tiers de ceux qui étaient bons pour le service. Le gouvernement exigeait maintenant un renforcement de l’armée qui correspondît presque exactement à l’augmentation de la population depuis 1817. Mais les mêmes députés libéraux qui exigeaient continuellement du gouvernement qu’il se mît à la tête de l’Allemagne, qu’il défendît la puissance de l’Allemagne à l’extérieur et lui rendît sont prestige parmi les autres nations — les mêmes gens lésinaient, calculaient et ne voulaient rien consentir, si ce n’était sur la base du service de deux ans. Avaient-ils la force de faire exécuter leur volonté, à laquelle ils tenaient si opiniâtrement ? Avaient-ils derrière eux le peuple, ou même seulement la bourgeoisie, prête à passer à l’attaque ?

Au contraire. La bourgeoisie applaudissait à leurs joutes oratoires contre Bismarck, mais, en réalité, elle organisait un mouvement qui était dirigé, bien qu’inconsciemment, contre la politique de la majorité parlementaire prussienne. Les empiétements du Danemark dans la Constitution du Holstein, les violentes tentatives de danisation dans le Schleswig indignaient le bourgeois allemand ; être brimé par les grandes puissances, il en avait l’habitude ; mais recevoir des coups de pied du petit Danemark, voilà qui enflammait sa colère. On créa la Ligue nationale ; ce fut justement la bourgeoisie, celle des petites États qui constitua le gros des forces. Et la Ligue nationale, toute libérale qu’elle fût jusqu’au bout des ongles, exigeait en premier lieu l’unification de la nation sous la direction de la Prusse, d’une Prusse autant que possible libérale, mais de n’importe laquelle, au besoin. Qu’enfin on aille de l’avant, qu’on remédie à la position misérable des Allemands traités sur le marché mondialement comme des hommes de seconde classe, qu’on châtie le Danemark, qu’on montre les dents aux grandes puissances dans le Schleswig-Holstein, c’était là ce que la Ligue nationale exigeait avant tout. Aussi pouvait-elle réclamer cette fois la Prusse à sa tête sans toutes les confusions et les rêves qu’elle y mettait encore jusqu’en 1850. On savait très bien ce que signifiait le rejet de l’Autriche hors d’Allemagne, l’abolition réelle de la souveraineté des petits États et qu’on ne pouvait obtenir ces deux choses sans la guerre civile et sans la division de l’Allemagne. Mais on ne craignait plus la guerre civile, et la division n’était que la conséquence logique du blocus douanier exercé par l’Autriche. L’industrie et le commerce de l’Allemagne avaient atteint un tel développement, le réseau des maisons de commerce allemandes était devenu si large et si dense que l’on ne pouvait plus supporter le provincialisme à l’intérieur, l’absence de droit et de protection à l’extérieur. Et tandis que l’organisation politique la plus forte que la bourgeoisie eût jamais possédée leur votait en fait la défiance, les députés de Berlin marchandaient sur le temps de service !
Telle était la situation lorsque Bismarck entreprit d’intervenir activement dans la politique extérieure.

Bismarck, c’est Louis-Napoléon, c’est l’aventurier français prétendant au trône sous les traits du hobereau prussien et de l’étudiant allemand de corporation. Tout a fait comme Louis-Napoléon, Bismarck est un homme qui a beaucoup d’esprit pratique et beaucoup de ruse, un homme d’affaires né et roué qui, en d’autres circonstances, eût disputé la place aux Vanderbilt et aux Jay Gould à la Bourse de New York, et qui a fort bien su d’ailleurs faire de jolis bénéfices. Mais cet esprit très développé dans le domaine de la vie pratique s’accompagne souvent d’une étroitesse de vues et en cela Bismarck l’emporte sur son prédécesseur français. Car celui-ci, malgré tout, s’était forgé lui-même ses « idées napoléoniennes » au cours de sa période de vagabondage — elles s’en ressentaient d’ailleurs — tandis que Bismarck, comme nous le verrons, ne put jamais tirer de lui-même l’ombre d’une idée politique personnelle, il ne fit que combiner les idées toutes faites des autres. Mais cette étroitesse de vues fut justement sa chance. Sans cela, il n’aurait jamais pu se représenter toute l’histoire universelle d’un point de vue spécifiquement prussien ; et s’il y avait eu un trou dans sa conception du monde purement prussienne, par où la lumière du jour eût pu pénétrer, il aurait perdu le fil de sa mission et c’en était de sa gloire. Il est vrai que lorsqu’il eut rempli à sa manière cette mission particulière qui lui était prescrite par la force des choses, il se trouva au bout de son latin ; nous verrons à quels égarements le réduisirent son manque absolu d’idées rationnelles et l’incapacité dans laquelle il était de comprendre la situation historique qu’il avait engendrée lui-même.
Si par son passé, Louis-Napoléon s’était accoutumé à ne pas être difficile sur le choix de ses moyens, Bismarck apprit de l’histoire de la politique prussienne, de celle du grand électeur et de Frédéric II surtout, à procéder avec moins de scrupules encore ; il pouvait ce faisait conserver la noble conscience de rester fidèle à la tradition nationale. Son sens des affaires lui apprit à réprimer ses convoitises de junker quand il le fallait ; quand cela ne s’imposait plus, elles ressortaient d’une manière aiguë ; mais c’était là un signe de décadence. Sa méthode politique était celle de l’étudiant de corporation ; à la Chambre, il appliquait sans façons à la Constitution prussienne l’interprétation littérale et burlesque de Bierkomment grâce à quoi on se tire d’affaire dans toutes les tavernes d’étudiants ; toutes ses innovations en matière de diplomatie sont empruntées aux corporations d’étudiants.

Mais s’il arriva souvent à Napoléon, en des moments décisifs, de n’être pas sûr de lui, comme au moment du coup d’État de 1851, où Morny dut lui faire positivement violence pour qu’il allât jusqu’au bout de l’entreprise, ou, comme à la veille de la guerre de 1870, où son incertitude gâcha sa position, on doit dire à la louange de Bismarck que cela ne lui est jamais arrivé. Sa force de volonté à lui ne l’a jamais abandonné ; elle se changeait plutôt en franche brutalité. Et c’est là avant tout qu’est le secret de ses succès. Les derniers vestiges d’énergie se sont si bien perdus dans les classes au pouvoir en Allemagne, chez les junkers comme chez les bourgeois, ne pas avoir de volonté est si bien passé dans les mœurs de l’Allemagne « cultivée » que le seul d’entre eux qui eût vraiment encore de la volonté est devenu par cela même, leur plus grand homme, le tyran qui règne sur eux tous, devant lequel ils s’empressent de « faire le beau », comme ils disent eux-mêmes, la conscience déchirée. Il est vrai qu’en Allemagne « non cultivée », on n’est pas encore là ; le peuple des travailleurs a montré qu’il avait une volonté de laquelle n’a pas raison même celle de Bismarck.

Notre junker de la Vieille Marche avait devant lui une brillante carrière, pourvu qu’il eût le courage et l’esprit de s’y mettre. Louis-Napoléon n’était-il pas devenu l’idole de la bourgeoisie justement pour avoir dispersé son Parlement, mais augmenté ses profits ? Et Bismarck n’avait-il pas les mêmes talents d’homme d’affaires que les bourgeois admiraient tant chez le faux Bonaparte ? Ne se sentait-il pas attiré vers son Bleichrœder comme Louis-Napoléon vers son Fould ? N’y avait-il pas en 1864 en Allemagne une contradiction entre les députés bourgeois à la Chambre qui voulaient lésiner sur le temps de service, et les bourgeois de la Ligue nationale à l’extérieur, qui voulaient à tout prix des actes nationaux, des actes requérant une force militaire ? Contradiction tout à fait analogue à celle qu’il y avait en France en 1851 entre les bourgeois de la Chambre qui voulaient tenir en bride le pouvoir présidentiel, et ceux qui, en dehors d’elle, voulaient l’ordre et un gouvernement fort, et réclamaient le calme à tout prix — contradiction que Louis-Napoléon avait résolue en dispersant les querelleurs du Parlement et en donnant la tranquillité à la masse des bourgeois ? En Allemagne, la situation n’offrait-elle pas lus de chances encore à un coup de main hardi ? La bourgeoisie n’avait-elle pas fourni le plan de réorganisation tout prêt, et n’exigeait-elle pas elle-même bien haut un homme d’État prussien énergique qui mènerait son plan à bien, exclurait l’Autriche de l’Allemagne, unifierait les petits États sous l’hégémonie de la Prusse ? Et si l’on devait bousculer un peu la Constitution prussienne, si l’on devait écarter les idéologiques comme ils le méritaient, à la Chambre et au dehors, ne pouvait-on pas, comme Louis-Napoléon, s’appuyer sur le suffrage universel ? Que pouvait-il y avoir de plus démocratique que d’introduire le suffrage universel ? Louis-Napoléon n’avait-il pas démontré qu’il était absolument sans danger pourvu qu’on en usât congrûment ? Et le suffrage universel n’offrait-il pas justement le moyen d’en appeler aux grandes masses populaires, de flirter un peu avec le mouvement social renaissant, pour le cas où la bourgeoisie se montrerait récalcitrante ?
Il fallait s’y mettre et Bismarck s’y mit. Il fallait renouveler le coup d’État de Louis-Napoléon, expliquer et rendre palpables à la bourgeoisie allemande les rapports de forces concrets, dissiper par la force ses illusions libérales, mais réaliser ses exigences nationales qui coïncidaient avec les désirs de la Prusse. Ce fut d’abord le Schleswig-Holstein qui donna l’occasion d’agir. Le terrain de la politique extérieure était préparé. Le tsar était acquis d’avance, grâce au métier de bourreau qu’avait fait Bismarck à son service, en 1863, contre les Polonais insurgés ; Louis-Napoléon de même avait été travaillé et pouvait excuser par son cher « principe des nationalités » sa neutralité, sinon sa protection tacite à l’égard des plans de Bismarck ; en Angleterre, Palmerston était Premier ministre, mais il n’avait mis le petit lord Russel aux Affaires étrangères que pour qu’il s’y rendît ridicule. Mais l’Autriche, elle, était sa concurrente de la Prusse pour l’hégémonie en Allemagne et, dans cette affaire, elle devait d’autant moins se laisser damer le pion par la Prusse que, en 1850 et 1851, elle s’était, dans le Schleswig-Holstein, conduite comme fourrier de l’Empereur Nicolas plus vulgairement encore que la Prusse. La situation était donc extrêmement favorable. Bismarck haïssait l’Autriche, et l’Autriche en revanche eût volontiers passé sa colère sur la Prusse, mais à la mort de Frédéric VII de Danemark, ils ne pouvaient plus rien faire que de faire campagne ensemble contre le Danemark — avec la permission tacite de la Russie et de la France. Le succès était assuré d’avance, si l’Europe demeurait neutre ; ce fut le cas, les duchés furent conquis et cédés par le traité de paix.

Dans cette guerre, la Prusse avait un objectif secondaire, expérimenter devant l’ennemi son armée, mise sur pied depuis 1850 selon des principes nouveaux, réorganisée et renforcée en 1860. Or, cette armée avait prouvé sa valeur au delà de toute attente, et cela dans les opérations les plus diverses. Le combat de Lyngby, dans le Jutland, où quatre-vingts Prussiens postés derrière une haie avaient mis en fuite, par la rapidité de leur feu, des Danois trois fois plus nombreux prouva que le fusil à aiguille était très supérieur au fusil se chargeant par la bouche et que l’on savait comment s’en servir. En même temps, on eut l’occasion de remarquer que de la guerre d’Italie et de la tactique des Français, les Autrichiens n’avaient retiré que cet enseignement : il ne sert à rien de tirer, le vrai soldat doit aussitôt charger l’ennemi à la baïonnette ; on en prit bonne note, car on ne pouvait souhaiter de tactique ennemie plus favorable devant les fusils à tir rapide, se chargeant par la culasse. Et pour mettre les Autrichiens en mesure de s’en convaincre pratiquement le plus vite possible, on mit en temps de paix les duchés sous la souveraineté commune de l’Autriche et de la Prusse, on créa, par conséquent, une situation purement provisoire qui devait engendrer conflit sur conflit, et qui donnait à Bismarck le choix du moment où il exploiterait un de ces conflits pour un grand coup contre l’Autriche. Selon la bonne méthode de la politique prussienne, qui consiste, comme le dit von Sybel, à « exploiter sans scrupules jusqu’à l’extrême » une situation favorable, il était naturel qu’on annexât 200 000 Danois du Schleswig du Nord sous prétexte de libérer des Allemands de l’oppression danoise. Mais celui qui s’en alla les mains vides, ce fut le candidat des petits États et de la bourgeoisie allemande au trône de Schleswig-Holstein, le duc d’Augustenburg.
Ainsi, dans les duchés, Bismarck avait, contre leur volonté, fait ce que voulaient les bourgeois allemands. Il avait chassé les Danois, il avait bravé l’étranger et l’étranger n’avait pas bougé. Mais, aussitôt libérés, les duchés furent traités en pays conquis ; on ne leur demanda pas leur avis, ils furent provisoirement partagés entre l’Autriche et la Prusse sans autre forme de procès. La Prusse était redevenue une grande puissance, elle n’était plus la cinquième roue du char européen. La réalisation des aspirations nationales de la bourgeoisie était dans la meilleure voie, mais la voie choisie n’était pas la voie libérale de la bourgeoisie. Le conflit prussien sur le service militaire continua donc, il devint même toujours plus insoluble.

Il fallait passer maintenant au deuxième acte du grand spectacle historique bismarckien.

La guerre du Danemark avait réalisé une partie des aspirations nationales. Le Schleswig-Holstein était « libéré », le protocole de Varsovie et de Londres, dans lequel les grandes puissances avaient ratifié l’humiliation de l’Allemagne devant le Danemark, on l’avait déchiré, on leur en avait jeté les morceaux aux pieds, et elles n’avaient pas bronché. L’Autriche et la Prusse étaient à nouveau ensemble, les troupes des deux puissances avaient vaincu côte à côte, et nul potentat ne songeait plus à toucher au territoire allemand. Les convoitises rhénanes de Louis-Napoléon, jusqu’ici repoussées à l’arrière-plan par d’autres occupations — la révolution italienne, le soulèvement polonais, les complications danoises, et, enfin, l’expédition de Mexico, — n’avaient plus maintenant aucune chance de succès. Pour un homme d’État conservateur prussien, la situation mondiale ne laissait donc à l’extérieur, rien à désirer. Mais, jusqu’en 1871 Bismarck ne fut jamais, et au moment où nous parlons, moins que jamais conservateur, et la bourgeoisie allemande n’était nullement satisfaite.

Après comme avant, la bourgeoisie allemande se trouvait dans la contradiction habituelle. D’une part, elle exigeait le pouvoir politique exclusif pour elle-même, c’est-à-dire pour un ministère choisi dans la majorité libérale ; et un tel ministère aurait eu à mener une lutte de dix ans contre l’ancien système soutenu par la couronne jusqu’à ce que sa nouvelle puissance fût reconnue définitivement : dix années donc d’affaiblissement intérieur. Mais elle exigeait, d’autre part, une transformation révolutionnaire de l’Allemagne, qui ne pouvait être accomplie que par la violence, donc par une dictature effective. Et depuis 1848, à chaque moment décisif, la bourgeoisie avait coup sur coup donné la preuve qu’elle ne possédait pas même l’ombre de l’énergie nécessaire pour réaliser l’une ou l’autre chose, et encore moins les deux. En politique, il n’y a que deux puissances décisives : la force organisée de l’État, l’armée, et la force inorganisée, la force élémentaire des masses populaires. En 1848, la bourgeoisie avait désappris d’en appeler aux masses ; elle les craignait plus encore que l’absolutisme. Quand à l’armée, elle n’était nullement à sa disposition. Mais bien à la disposition de Bismarck.

Dans le conflit constitutionnel, qui durait toujours, Bismarck avait combattu jusqu’à l’extrême les exigences parlementaires de la bourgeoisie. Mais il brûlait du désir de donner satisfaction à ses exigences nationales ; c’est qu’elles correspondaient aux souhaits les plus secrets de la politique prussienne. S’il accomplissait encore une fois la volonté de la bourgeoisie contre la bourgeoisie, s’il réalisait l’unification de l’Allemagne, telle que la bourgeoisie l’avait formulée, le conflit était écarté de lui-même et Bismarck tout comme Louis-Napoléon, son modèle, devenait à coup sûr l’idole des bourgeois.
La bourgeoisie lui fournissait le but, Louis-Napoléon la voie ; l’exécution seule restait l’œuvre de Bismarck.

Pour mettre la Prusse à la tête de l’Allemagne, on ne devait pas seulement chasser violemment l’Autriche de la Confédération allemande, on devait soumettre aussi les petits États. La guerre fraiche et joyeuse des Allemands contre les Allemands, tel avait été de tout temps dans la politique de la Prusse le meilleur procédé pour agrandir son territoire ; un brave Prussien ne s’effrayait pas de si peu. Le second procédé de prédilection de la politique prussienne, l’alliance avec l’étranger contre les Allemands, ne devait pas éveiller plus de scrupules. On avait dans sa poche le sentimental Alexandre de Russie. Louis-Napoléon n’avait jamais méconnu la mission piémontaise de la Prusse en Allemagne, et il était tout prêt à faire sa petite affaire avec Bismarck. S’il pouvait obtenir ce dont il avait besoin par une voie pacifique, sous forme de compensations, tant mieux. Il n’avait pas besoin non plus d’avoir la rive gauche du Rhin en une seule fois ; si on la lui donnait au détail, un morceau à chaque progrès nouveau de la Prusse, cela était moins choquant, et n’en conduisait pas moins au but. Aux yeux du chauvin français, un kilomètre carré sur le Rhin valait Nice et toute la Savoie. On négocia donc avec Louis-Napoléon, on obtint qu’il permît l’agrandissement de la Prusse et la constitution d’une Confédération de l’Allemagne du Nord . Il est hors de doute qu’on lui offrit pour cela un morceau de territoire allemand sur le Rhin ; pendant les pourparlers avec Govone, Bismarck parla de la Bavière rhénane et de la Hesse rhénane. Il l’a certes démenti plus tard. Mais un diplomate, surtout s’il est prussien, a ses idées bien à lui sur les limites dans lesquelles on peut, et même on doit faire à la vérité quelque douce violence. La vérité est demoiselle, pense le junker, et donc cela lui plaît. Louis-Napoléon n’était pas bête au point de permettre l’agrandissement de la Prusse sans promesse de compensation ; Bleichrœder eût plutôt prêté de l’argent sans intérêts. Mais il ne connaissait pas assez ses Prussiens et il finit par être dupe. Bref, après qu’on se fut assuré de lui, on s’allia avec l’Italie pour le « coup au cœur ».

Le philistin de divers pays s’est profondément indigné de cette expression. Bien à tort « à la guerre comme à la guerre ». Cette expression prouve simplement que Bismarck reconnaissait la guerre civile allemande de 1866 pour ce qu’elle était, c’est-à-dire pour une révolution, et qu’il était prêt à mener cette révolution à bonne fin par des moyens révolutionnaires. Et c’est ce qu’il fit. Sa manière d’agir envers la Diète fédérale était révolutionnaire. Au lieu de se soumettre à la décision constitutionnelle des magistrats de la Diète, il leur reprocha d’avoir violé la Confédération — pur subterfuge, — il brisa celle-ci, proclama une Constitution nouvelle avec un Reichstag élu au suffrage universel révolutionnaire, il chassa enfin la Diète de Francfort. En Haute-Silésie, il organisa une légion hongroise sous le commandement du général Klapka et d’autres officiers de la révolution, dont les troupes composées de déserteurs hongrois et de prisonniers de guerre, feraient la guerre à leur chef légitime . Après la conquête de la Bohême, Bismarck adressa une proclamation « aux habitants du glorieux royaume de Bohême », traditions légitimistes. A la paix, il s’empara pour la Prusse de toutes les possessions de trois princes fédéraux allemands et d’une ville libre, sans que cette expulsion des princes, qui n’étaient pas moins de « droit divin » que le roi de Prusse, incommodât sa conscience chrétienne et légitimiste. Bref, ce fut une révolution complète, accomplie avec des moyens révolutionnaires. Nous sommes naturellement les derniers à lui en faire grief. Ce que nous lui reprochons, c’est au contraire de n’avoir pas été assez révolutionnaire, de n’avoir été qu’un révolutionnaire prussien voulant faire la révolution par en haut, d’avoir engagé toute une révolution sur une base qui ne permettait de faire qu’une demi-révolution, de s’être contenté, une fois sur le chemin des annexions, de quatre misérables petits États.
Mais, maintenant, Napoléon-le-Petit arrivait en clopinant et réclamait sa récompense. Pendant la guerre, il aurait pu prendre ce qui lui plaisait sur le Rhin ; non seulement le pays, mais aussi les places fortes étaient découvertes. Il temporisa ; il attendait une guerre de longue durée, qui eût affaibli les deux parties — et voilà qu’arrivaient ces coups rapides, la défaite de l’Autriche en moins de huit jours. Il exigea d’abord, — ce que Bismarck avait désigné au général Govone comme territoire possible de compensation — la Bavière rhénane et la Hesse rhénane avec Mayence. Mais cela, Bismarck ne pouvait plus le donner maintenant, même s’il l’eût voulu. Les grands succès de la guerre lui avaient imposé d’autres obligations. A l’instant où la Prusse se posait en tutrice et en protectrice de l’Allemagne, elle ne pouvait plus vendre à l’étranger Mayance, clef du Rhin moyen. Bismarck refusa. Louis-Napoléon consentit à traiter ; il ne réclama plus que Luxembourg, Landau, Sarrelouis, e le bassin houiller de Sarrebrück. Mais cela non plus, Bismarck ne pouvait le céder, d’autant moins qu’on réclamait cette fois, même un territoire prussien. Pourquoi Louis-Napoléon ne s’en était-il pas emparé lui-même, au bon moment, lorsque les Prussiens étaient engagées en Bohême ? Bref, la France n’eut rien de ses compensations. Bismarck savait que cela signifiait une guerre ultérieure avec la France ; mais c’était justement ce qu’il voulait.

Dans les modalités de la paix, la Prusse n’exploita pas cette fois la situation favorable aussi brutalement qu’elle le faisait d’habitude en cas de succès. Et pour de bonnes raisons. La Saxe et la Hesse-Darmstadt furent intégrées à la nouvelle Confédération de l’Allemagne du Nord, et furent épargnées, à ce titre. La Bavière, le Wurtemberg et le grand-duché de Bade demandaient à être traités avec modération, car Bismarck devait conclure avec eux des accords défensifs et offensifs. Et Bismarck n’avait-il pas rendu service à l’Autriche en tranchant les complications traditionnelles qui la liaient à l’Allemagne et à l’Italie ? Ne lui avait-il pas procuré maintenant la position de grande puissance indépendante qu’elle désirait depuis si longtemps ? N’avait-il pas su, mieux que l’Autriche elle-même, lorsqu’il triompha d’elle, en Bohême, servir les intérêts de l’Autriche ? L’Autriche ne devait-elle pas comprendre, si l’on s’y prenait bien, que la situation géographique, la limitation réciproque des deux pays faisaient de l’Allemagne unifiée sous la direction de la Prusse son alliée nécessaire et naturelle ?
Il advint ainsi que la Prusse, pour la première fois depuis qu’elle existait, put s’auréoler de générosité, alors qu’elle cherchait seulement à décrocher le jambon à coups de saucisses.

III
LA RÉALISATION : 1870-1871

L’Autriche ne fut pas seule à être battue sur les champs de bataille de Bohême, la bourgeoisie allemande le fut aussi. Bismarck lui avait démontré qu’il savait mieux qu’elle-même ce qui lui était profitable. Il était hors de question que la Chambre puisse poursuivre le conflit. Les prétentions libérales de la bourgeoisie étaient enterrées pour longtemps, mais ses exigences nationales s’accomplissent chaque jour davantage. Bismarck réalisait son programme national avec une rapidité et une précision qui l’étonnaient elle-même. Et, après lui avoir démontré palpablement, in corpore vili, dans son corps pitoyable, sa veulerie, son manque d’énergie et par là son incapacité totale à remplir son propre programme, il joua au grand seigneur avec elle aussi et vint devant la chambre, effectivement désarmée maintenant, demander un bill d’indemnité pour ce gouvernement de guerre qui avait enfreint la Constitution. Touché jusqu’aux larmes, le parti progressiste, désormais inoffensif, l’accorda.

Cependant, on rappelait quand même à la bourgeoisie qu’elle aussi avait été vaincue à Sadowa. La Constitution de la Confédération de l’Allemagne du Nord fut taillée sur le patron de la Constitution prussienne selon l’interprétation authentique qu’en avait donné la guerre. Il fut interdit de refuser l’impôt. Le chancelier fédéral et ses ministres furent nommés par le roi de Prusse, indépendamment de toute majorité parlementaire. L’indépendance de l’armée à l’égard du Parlement, acquise durant la guerre, fut maintenue devant le Reichstag. Mais, au moins, les députés de ce Reichstag avaient la haute conscience d’avoir été élus par le suffrage universel. Ce que leur rappelait aussi, d’une manière désagréable certes, la vue de deux socialistes, qui siégeaient parmi eux. Ce fut la première fois qu’apparurent dans un corps parlementaire des députés socialistes, représentants du prolétariat. C’était un présage funeste.

Tout cela ne prêtait pas immédiatement à conséquence. Il s’agissait maintenant d’achever et d’exploiter, dans l’intérêt de la bourgeoisie, l’unité nouvelle de l’Allemagne, du moins celle du Nord, et d’attirer par là dans la Confédération nouvelle les bourgeois de l’Allemagne du Sud. La Constitution de la Confédération soustrayait les rapports économiques les plus importants à la législation des petits États et en assignait la réglementation à la Confédération : droit civil commun et liberté de circulation sur tout le territoire de la Confédération, droit de domicile, législation concernant l’artisanat, le commerce, les douanes, la navigation, la monnaie, les poids et mesures, les chemins de fer, les canaux, les postes et télégraphes, les consulats, la protection du commerce à l’étranger, la politique médicale, le droit pénal, la procédure, etc. La plupart de ces choses furent désormais rapidement réglées par des lois, et, en gros, d’une manière libérale. Ainsi, les pires séquelles du provincialisme furent éliminées (enfin !), ces séquelles qui formaient le pire obstacle sur la route de l’évolution capitaliste d’une part, et des appétits de domination prussiens d’autre part. Mais cela n’était pas une conquête historique, comme le claironnait le bourgeois qui maintenant devenait chauvin ; c’était une imitation très, très tardive et très imparfaite de ce qu’avait déjà fait la Révolution française soixante-dix ans avaient adopté chez eux depuis longtemps. Au lieu de s’en vanter, on aurait dû avoir honte de ce que l’Allemagne « très cultivée » y fût venue la dernière.

Pendant toute cette période de la Confédération de l’Allemagne du Nord, Bismarck alla de bon cœur au-devant de la bourgeoisie sur le terrain économique, et, lorsqu’on envisagea la question des pouvoirs parlementaires, il ne montra sa main de fer que sous un gant de velours. Ce fut sa meilleure période ; on put douter par-ci par-là de son étroitesse d’esprit spécifiquement prussienne, de son incapacité à comprendre qu’il y a, dans l’histoire universelle, encore d’autres puissances et plus fortes que les armées et les intrigues de diplomates qui s’appuient sur elles.

Que la paix avec l’Autriche portât en elle la guerre avec la France, non seulement Bismarck le savait, mais aussi, il le voulait. Cette guerre devait justement offrir le moyen de réaliser l’Empire prusso-allemand dont la bourgeoisie d’Allemagne lui imposait l’idée . Les tentatives pour transformer progressivement le Parlement douanier en Reichstag et pour incorporer ainsi peu à peu les États du Sud à la Confédération du Nord, échouèrent devant les cris de réprobation des députés de ces États : « Pas d’extension de compétence. » L’état d’esprit des gouvernements qui venaient d’être vaincus sur le champ de bataille n’était pas plus favorable. Seule, une preuve nouvelle, palpable, que la Prusse était bien plus puissante qu’eux, par conséquent, une guerre nouvelle, une guerre allemande faite par toute l’Allemagne, pouvait amener rapidement le moment de la capitulation. Et puis la ligne de séparation du Main, qui avait été secrètement convenue auparavant entre Bismarck et Louis-Napoléon, parut cependant être imposée à la Prusse par ce dernier après la victoire ; l’unification avec l’Allemagne du Sud, constituait donc une violation du droit reconnu cette fois formellement à la France de diviser l’Allemagne, c’était un cas de guerre.

Entre temps, Louis-Napoléon, se voyait obligé de chercher, quelque part à la frontière allemande, un morceau de territoire à empocher en compensation de Sadowa. A la réorganisation de la Confédération de l’Allemagne du Nord, on avait laissé de côté le Luxembourg ; c’était maintenant un État qui entretenait des rapports personnels avec la Hollande, mais par ailleurs, était complètement indépendant. Au surplus, il était à peu près aussi francisé que l’Alsace, et il inclinait nettement plus vers la France que vers la Prusse, qu’il haïssait positivement.

Le Luxembourg est un exemple frappant de ce que la misère politique de l’Allemagne depuis le moyen âge a fait des régions frontières franco-allemandes, exemple d’autant plus frappant que, jusqu’en 1866, le Luxembourg fit nominalement partie de l’Allemagne. Composé jusqu’en 1830 d’une partie allemande et d’une partie française, la partie allemande et d’une partie française, la partie allemande avait depuis longtemps subi l’influence de la culture française supérieure. Les empereurs allemands de la maison de Luxembourg étaient français de langue et d’éducation. Depuis son incorporation au duché de Bourgogne (1440), le Luxembourg ne demeurait, comme le reste des Pays-Bas, qu’en rapport nominal avec l’Allemagne ; son admission dans la Fédération allemande en 1815 ne changea rien à cela. Après 1830, la partie française et un beau morceau de la partie allemande échurent à la Belgique. Mais dans le reste du Luxembourg allemand tout demeurait sur un mode français : les tribunaux, les magistrats, la Chambre, tout le monde traitait en français, tous les actes publics et privés, toutes les écoles moyennes enseignaient en français, la langue cultivée était et demeurait le français — naturellement un français qui geignait et haletait sous le poids de la mutation consonantique haut-allemande. Bref, on parlait deux langues au Luxembourg : un dialecte populaire rhénan-franconien et le français ; mais le haut-allemand demeurait un langage étranger. La garnison prussienne de la capitale aggravait plutôt la situation qu’autre chose. C’est assez humiliant pour l’Allemagne, mais c’est vrai. Et cette francisation spontanée du Luxembourg éclaire d’une juste lumière les processus analogues en Alsace et en Lorraine allemande.

Le roi de Hollande, duc souverain de Luxembourg, avait justement grand besoin d’argent liquide et se montrait disposé à vendre le duché à Louis-Napoléon. Les Luxembourgeois eussent consenti sans réserve à être incorporés à la France — à preuve leur attitude dans la guerre de 1870. Sur le plan du droit international, la Prusse ne pouvait rien objecter, puisqu’elle avait provoqué elle-même l’exclusion du Luxembourg de l’Allemagne. Ses troupes séjournaient dans la capitale comme garnison d’une place forte fédérale, elles n’eurent plus de raison de s’y trouver. Mais pourquoi ne rentrèrent-elles pas dans leurs foyers, pourquoi Bismarck ne put-il consentir à l’annexion ?
Simplement parce que les contradictions où il s’était embarrassé se faisaient jour désormais. Avant 1866, l’Allemagne était encore pour la Prusse territoire d’annexion qu’on devait se partager avec l’étranger, rien de plus. Après 1866, l’Allemagne était devenue un protectorat prussien, que l’on devait défendre des griffes de l’étranger. Il est vrai qu’on avait, pour des raisons prussiennes, exclu de ce nouveau pays appelé Allemagne des parties entières de l’Allemagne. Mais le droit de la nation allemande à l’intégralité de son propre territoire imposait maintenant à la couronne de Prusse le devoir d’empêcher l’intégration à des États étrangers d’anciens territoires fédéraux, le devoir de leur ménager pour l’avenir la chance d’un Anschluss avec le nouvel État prusso-allemand. C’est pour cette raison que l’Italie était arrêtée à la frontière tyrolienne, c’est pour cette raison que le Luxembourg ne devait plus passer maintenant à Louis-Napoléon. Un gouvernement réellement révolutionnaire aurait pu le proclamer ouvertement. Mais non le révolutionnaire royal-prussien, qui avait fini par réussir à transformer l’Allemagne ne un « concept géographique » à la Metternich. Du point de vue du droit international, il s’était mis lui-même dans son tort et il ne pouvait s’en sortir qu’en interprétant le droit international selon sa bonne vieille méthode d’étudiant de taverne.

S’il ne se rendit pas dans tout cela proprement ridicule, ce fut seulement que Louis-Napoléon, au printemps de 1867, n’était pas encore prêt pour une grande guerre. On se mit d’accord à la conférence de Londres. Les Prussiens évacuèrent le Luxembourg ; la place forte fut démolie, le duché fut déclaré neutre. La guerre était encore ajournée .

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Louis-Napoléon ne pouvait pas se tenir satisfait. L’accroissement de puissance de la Prusse, il l’acceptait très volontiers dès lors qu’il obtenait sur le Rhin des compensations correspondantes. Il s’était contenté de peu ; il avait encore rabattu sur ses prétentions ; mais il n’avait rien obtenu du tout, il était complètement dupé. Or un Empire bonapartiste n’était possible en France que s’il repoussait progressivement la frontière jusqu’au Rhin et si la France demeurait — en réalité ou même en imagination — l’arbitre de l’Europe. On n’avait pas réussi à reculer la frontière, la position d’arbitre européen était déjà menacée, la presse bonapartiste criait à la revanche de Sadowa ; si Louis-Napoléon voulait assurer son trône, il devait rester fidèle à son rôle et prendre par la violence ce qu’il n’avait obtenu par la douceur, malgré tous les services qu’il avait rendus.

De part et d’autre donc, intenses préparatifs de guerre, tant diplomatiques que militaires. Et c’est alors que se produisit l’événement diplomatique suivant :

L’Espagne cherchait un candidat au trône. En mars (1869), Bénédetti, ambassadeur de France à Berlin, entend parler d’une candidature du prince Léopold de Hoheneollern ; Paris le charge de faire une enquête. Le sous-secrétaire d’État von Thile lui assure sur l’honneur que le gouvernement prussien n’en sait rien. Au cours d’une visite à Paris, Bénédetti apprend le point de vue de l’empereur : « Cette candidature est essentiellement antinationale, le pays n’y consentira pas, il faut l’empêcher. »

Soit dit en passant, Louis-Napoléon prouvait ici qu’il était déjà très bas. En fait, pouvait-il y avoir une plus belle « vengeance de Sadowa » que le règne d’un prince prussien en Espagne, les désagréments qui devaient inévitablement en résulter, l’embarras de la Prusse dans les rapports internes des partis espagnols, peut-être bien une guerre, une défaite de la petite flotte prussienne, de toute façon, la Prusse placée devant l’Europe dans une situation des plus grotesques ? Mais Louis-Bonaparte ne pouvait plus se donner le luxe de ce spectacle. Son crédit était déjà si ébranlé qu’il s’en tenait au point de vue traditionnel, selon lequel un prince allemand sur le trône d’Espagne mettrait la France entre deux feux et ne pouvait donc être toléré — point de vue enfantin après 1830.

Bénédetti alla trouver Bismarck pour obtenir d’autres explications et exposer le point de vue de la France (11 mai 1869). Il n’apprit de Bismarck rien de particulièrement précis. Mais Bismarck apprit de lui ce qu’il voulait savoir : que la candidature de Léopold signifiait la guerre immédiate avec la France. Ainsi Bismarck avait tout loisir de faire éclater la guerre quand il lui plairait.

Et, de fait, la candidature de Léopold resurgit en juillet 1870 et conduit aussitôt à la guerre, quelque répugnance qu’ait eue Louis-Napoléon pour celui-ci. Il savait aussi qu’il y allait de son Empire ; il n’avait guère foi en ce que lui disait sa bande de filous bonapartistes qui lui assuraient que tout était prêt jusqu’au dernier bouton de guêtre ; il avait moins confiance encore en leur capacité militaire et administrative. Mais les conséquences logiques de son propre passé le poussaient à la ruine ; son hésitation elle-même accélérait sa chute.
Bismarck était, lui, non seulement fin prêt à la bataille, mais cette fois, il avait réellement le peuple derrière lui, qui, à travers les mensonges diplomatiques des deux partis, ne voyait que cette chose : il s’agissait ici non seulement d’une guerre pour le Rhin, mais d’une guerre pour son existence nationale. Pour la première fois depuis 1813, les réserves et la landwehr affluèrent en masse sous les drapeaux, spontanément et pleines d’envie de se battre. Peu importait la façon dont tout cela s’était fait, peu importait quelle part de l’héritage national deux fois millénaire Bismarck avait de sa propre initiative, ou n’avait pas promis à Louis-Napoléon ; ce qu’il fallait, c’était faire comprendre une fois pour toutes à l’étranger qu’il n’avait pas à se mêler des affaires intérieures de l’Allemagne et que l’Allemagne n’était pas destinée à soutenir le trône chancelant de Louis-Napoléon en lui cédant une part de territoire allemand. Et, devant cet élan national, toutes les différences de classes disparurent, toutes les convoitises rhénanes des cours de l’Allemagne du Sud, toutes les tentatives de restauration de princes bannis s’évanouirent.

Les deux parties s’étaient cherché des alliances. Louis-Napoléon était sûr de l’Autriche et du Danemark, assez sûr de l’Italie. Bismarck avait avec lui la Russie. Mais comme toujours, l’Autriche n’était pas prête, elle ne put intervenir effectivement avant le 2 septembre — et le 2 septembre, Louis-Napoléon était prisonnier des Allemands et la Russie avait prévenu l’Autriche qu’elle l’attaquerait dès que celle-ci attaquerait la Prusse. En Italie cependant, la fourbe politique de Louis-Napoléon portait ses fruits ; il avait voulu mettre en train l’unité nationale, mais il avait aussi voulu protéger le pape de cette même unité nationale ; il avait occupé Rome avec des troupes dont il avait maintenant besoin chez lui et qu’il ne pouvait cependant retirer sans exiger de l’Italie l’engagement de respecter Rome et la souveraineté du pape, ce qui, de l’autre côté, empêchait l’Italie de lui prêter assistance. Enfin, le Danemark reçut de la Russie l’ordre de se tenir tranquille.
Mais les coups rapides des armes allemandes, de Spickeren et de Wœrth à Sedan provoquèrent la localisation de la guerre d’une manière plus décisive que toutes les négociations diplomatiques. L’armée de Louis-Napoléon fut battue à chaque combat et finalement prit, pour les trois quarts, la route de l’Allemagne et de la captivité. Ce n’était pas la faute des soldats, qui s’étaient battus très courageusement, mais bien celle des chefs et de l’administration. Mais lorsqu’on a érigé son Empire, comme Louis-Napoléon, en s’appuyant sur une bande de canailles, lorsqu’on n’a maintenu cet Empire, dix-huit ans durant, qu’en livrant la France à leur exploitation, lorsqu’on a installé toute cette racaille aux postes clefs de l’État, et leurs complices aux postes subalternes, il ne faut pas engager de lutte à la vie à la mort, sous peine de voir tout le monde vous laisser en plan. En moins de cinq semaines, tout l’édifice de l’Empire dont les philistins européens s’étaient émerveillés des années durant s’écroulait ; la révolution du 4 septembre ne fit que déblayer les décombres ; et Bismarck, qui était parti en guerre pour fonder la petite Allemagne se trouva un beau matin fondateur d’une République française.

Selon la propre proclamation de Bismarck, la guerre n’avait pas été dirigée contre le peuple français, mais contre Louis-Napoléon. Avec sa chute, tout motif de guerre disparaissait. C’était ce que s’imaginait aussi le gouvernement du 4 septembre — pas si naïf par ailleurs — et il fut très surpris lorsque soudain Bismarck se montra tel qu’il était un junker prussien.

Personne au monde ne hait autant les Français que le junker prussien. Car, non seulement, les junkers, jusque-là exempts d’impôts, avaient durement souffert, entre 1806 et 1813, de la correction que les Français leur avaient infligée et que leur avait valu leur propre orgueil, mais, ce qui était bien pire, ces impies de Français avaient, par leur Révolution sacrilège, troublé à tel point les esprits que l’ancienne splendeur des hobereaux avait été enterrée presque totalement, même dans la vieille Prusse ; que les pauvres junkers devaient mener sans cesse un rude combat pour ce qui restait de cette splendeur, et qu’un grand nombre d’entre eux étaient déjà tombés au rang d’une pitoyable noblesse de parasites. Il fallait se venger sur la France, et les officiers junkers de l’armée, sous la direction de Bismarck, s’en chargèrent. On s’était fait des listes des contributions de guerre françaises levées en Prusse, et on estima d’après elles les impositions qu’on devait lever en France dans les villes et les départements — en tenant compte naturellement de la richesse beaucoup plus grande de la France. On réquisitionna des vivres, du fourrage, des vêtements, des chaussures, etc. avec une brutalité voulue et affichée. Un maire des Ardennes, qui déclara ne pouvoir faire la livraison exigée, reçut vingt-cinq coups de bâtons sans autre forme de procès ; le gouvernement de Paris en a publié la preuve officielle. Les francs-tireurs, qui se comportaient selon le décret de 1813 sur la Landsturm prussienne aussi exactement que s’ils l’avaient expressément étudié, furent fusillés sans pitié là où on les prenait. Même les histoires de pendules envoyées en Allemagne sont vraies, le Journal de Cologne lui-même en a parlé. Seulement, d’après les conceptions prussiennes, ces pendules n’étaient pas volées ; elles étaient des biens sans possesseurs découverts dans les maisons de campagne abandonnées des environs de Paris et on les annexait pour les êtres chers restés au pays. Et c’est ainsi que les junkers, sous la direction de Bismarck, s’arrangèrent pour que, malgré l’attitude irréprochable tant des hommes que d’une grande partie des officiers, le caractère spécifiquement prussien de la guerre fût conservé et rendu inoubliable aux français qui rendirent, eux, responsable l’armée tout entière de l’odieuse mesquinerie des junkers.
Cependant, il était réservé à ces junkers de rendre au peuple français un honneur qui n’a pas son pareil dans l’histoire tout entière. Lorsque toutes les tentatives de dégager Paris eurent échoué, lorsque toutes les armées françaises furent repoussées, lorsque la dernière grande offensive de Bourbaki sur les lignes de communication des Allemands eut été mise en échec, lorsque la diplomatie européenne eut abandonné la France à son sort sans bouger le petit doigt, Paris, Affamé, dut capituler. Et les cœurs des junkers battirent plus fort lorsqu’ils purent enfin faire leur entrée triomphale dans le foyer impie et se venger à fond de ces rebelles endurcis de Parisiens, en tirer cette vengeance complète que leur avait refusée en 1814 le tsar Alexandre et en 1815 Wellington ; ils pouvaient maintenant châtier à cœur joie le foyer et la patrie de la révolution.

Paris capitula ; il paya 200 millions de contribution de guerre ; les forts furent livrés aux Prussiens ; la garnison abaissa les armes devant les vainqueurs et livra son artillerie de campagne ; les canons des fortifications furent démontés de leurs affûts ; tous les moyens de résistance que possédait l’État furent livrés pièce par pièce mais on ne toucha pas aux véritables défenseurs de Paris, la garde nationale, le peuple parisien en armes. De ceux-là, personne ne pensait qu’ils livreraient leurs armes, ni leurs fusils, ni leurs canons ; et, pour qu’il fût manifeste au monde entier que la victorieuse armée allemande s’était respectueusement arrêtée devant le peuple de Paris en armes, les vainqueurs n’entrèrent pas dans la ville, ils se contentèrent d’occuper pendant trois jours les Champs-Élysées, — un jardin public — gardés, surveillés, bloqués par les sentinelles des Parisiens ! Pas un soldat allemand ne mit les pieds à l’Hôtel de ville, pas un seul ne foula les boulevards et les rares qui furent admis au Louvre pour y admirer les œuvres d’art avaient dû demander la permission ; c’était rompre la capitulation. La France était battue, Paris était affamé, mais le peuple parisien s’était assuré ce respect par son passé glorieux ; aucun vainqueur n’osait exiger ses armes n’avait le courage d’aller le trouver chez lui, et de profaner ses rues, champs de bataille de tant de révolutions, par une marche triomphale. Ce fut comme si l’empereur allemand frai émoulu avait tiré son chapeau devant les révolutionnaires vivants de Paris, comme autrefois son frère devant les morts des combattants de Mars de Berlin, comme si l’armée allemande tout entière, derrière lui, présentait les armes.

Mais ce fut le seul sacrifice que s’imposa Bismarck. Sous prétexte qu’il n’y avait pas de gouvernement en France qui pût signer la paix avec lui — ce qui n’était ni plus vrai ni plus faux le 4 septembre que le 20 janvier — il avait exploité ses succès à la prussienne jusqu’à la dernière goutte, et ne s’était déclaré disposé à la paix qu’après l’écrasement complet de la France. A nouveau, à la conclusion de la paix elle-même, la « situation favorable fut exploitée sans scrupules », comme on dit en bon vieux prussien. Non seulement on extorqua la somme inouïe de cinq milliards d’indemnité, mais on arracha deux provinces à la France, l’Alsace et la Lorraine allemande avec Matz et Strasbourg et on les incorpora à l’Allemagne. Par cette annexion, Bismarck intervient pour la première fois en politicien indépendant ; il ne réalise plus à sa manière un programme qui lui est dicté du dehors, mais il traduit dans les faits les produits de son propre cerveau ; c’est ainsi qu’il commet sa première gaffe colossale …

IV
L’ANNEXION DE L’ALSACE-LORRAINE

L’Alsace avait été conquise par la France, pour l’essentiel, pendant la guerre de Trente ans. Richelieu avait oublié en cela le solide principe d’Henry IV : « Que la langue espagnole soit à l’Espagnol, l’allemande à l’Allemand ; mais où on parle français, c’est mon lot » ; Richelieu s’appuya sur le principe de la frontière naturelle du Rhin, de la frontière historique de la Gaule ancienne. C’était de la folie ; mais le Saint-Empire romain germanique, qui comprenait les domaines linguistiques français de Lorraine, de Belgique et même de Franche-Comté, n’avait pas le droit de reprocher à la France l’annexion de pays de langue allemande. Et si Louis XIV, en 1681, s’était emparé de Strasbourg en pleine paix, avec l’aide d’un parti d’inspiration française dans la ville, la Prusse était mal venue de s’en indigner, après qu’elle eut de même fait violence, sans succès toutefois, à la ville libre de Nuremberg en 1796, et sans même être appelée, elle, par un parti prussien .

La Lorraine fut vendue à la France par l’Autriche en 1735 à la paix de Vienne et devint finalement possession française en 1766. Depuis des siècles, elle n’avait appartenu que nominalement à l’Empire germanique, ses ducs étaient français sous tous les rapports et presque toujours alliés à la France.

Il y eut dans les Vosges jusqu’à la Révolution française une quantité de petites seigneuries qui se comportaient à l’égard de l’Allemagne comme États d’Empire immédiats, mais en ce qui concerne la France, avaient reconnu la souveraineté de celle-ci ; elles tiraient profit de cette situation ambiguë et puisque l’Empire germanique laissait faire, au lieu de demander des comptes aux seigneurs dynastes, il ne pouvait se plaindre que la France, en vertu de sa souveraineté, prît sous sa protection contre ces seigneurs expulsés, les habitants de ces domaines.

Au total, ce pays allemand, jusqu’à la Révolution, ne fut pour ainsi dire pas francisé. L’Allemand demeura la langue d’enseignement et la langue d’administration pour les relations intérieures, du moins en Alsace. Le gouvernement français favorisait les provinces allemandes, dont nul ennemi, depuis le début du XVIIIe siècle, après de longues années de guerres dévastatrices, n’avait plus foulé le sol. L’Empire allemand, déchiré par d’éternelles guerres intérieures, n’était vraiment pas fait pour engager les Alsaciens à rentrer dans le sein de la mère patrie ; du moins on avait avec les Français le calme et la paix ; on savait à qui on avait affaire. Ainsi, les philistins qui donnaient le ton se pliaient-ils de bon gré aux décrets impénétrables de la Providence. A vrai dire, le sort des Alsaciens n’était pas sans exemple, les habitants du Holstein étaient aussi sous la domination étrangère du Danemark.
Vint la Révolution française. Ce que l’Alsace et la Lorraine n’avaient jamais osé espérer de l’Allemagne, la France le leur donna. Les liens féodaux furent brisés. Le paysan taillable et corvéable devint un homme libre, dans bien des cas propriétaire de sa ferme et de son champ. Dans les villes, le pouvoir des patriciens et les privilèges de corporations disparurent. On chassa la noblesse. Et dans les domaines des petits princes et des petits seigneurs, les paysans suivirent l’exemple de leurs voisins ; ils chassèrent les dynastes, les Chambres de gouvernement et la noblesse, ils se déclarèrent libres citoyens français. Nulle part en France, le peuple ne se rallia à la Révolution avec plus d’enthousiasme que dans les régions de langue allemande. Et, plus encore, lorsque le Saint-Empire germanique déclara la guerre à la Révolution, lorsque les Allemands, non contents de porter encore leurs chaînes avec obéissance, se prêtèrent à imposer à nouveau aux Français leur servitude ancienne, et aux paysans alsaciens les seigneurs féodaux qu’ils venaient de chasser, c’en fut fini du germanisme de l’Alsace et de la Lorraine ; elles se mirent à haïr les Allemands. C’est alors que la Marseillaise fit composée à Strasbourg et ce furent des Alsaciens qui la chantèrent les premiers ; les Franco-Allemands, malgré leur langue et leur passé finirent, sur des centaines de champs de bataille, par ne plus former qu’un seul peuple avec les Français de nationalité, dans la lutte pour la Révolution.

La grande Révolution n’a-t-elle pas fait le même prodige avec les Flamands de Dunkerque, avec les Celtes de Bretagne, avec les Italiens de Corse ? Et lorsque nous nous plaignons qu’il en fut de même pour les Allemands, avons-nous donc oublié toute notre histoire, qui a rendu cela possible ? Avons-nous oublié que toute la rive gauche du Rhin, qui pourtant ne prit qu’une part passive à la Révolution, était française d’esprit lorsque les Allemands y revinrent en 1814 ? qu’elle demeura française d’esprit jusqu’en 1848, où la Révolution réhabilita les Allemands aux yeux des Rhénans ? Que l’enthousiasme de Heine pour les Français, et même son bonapartisme, n’était autre chose que l’écho de l’état d’esprit de tout le peuple sur la rive gauche du Rhin ?
Lorsque les coalisés entrèrent en France en 1814, c’est justement en Alsace et en Lorraine qu’ils trouvèrent les ennemis les plus décidés, la résistance la plus rude dans le peuple lui-même ; c’est que, dans ces pays, on était sensible au danger de redevenir allemand. Et cependant, en Alsace-Lorraine, on parlait alors presque exclusivement l’allemand. Mais lorsque ces provinces ne coururent plus le danger d’être soustraites à la France, lorsque les velléités d’annexion des chauvins romantiques allemands se furent calmées, on comprit qu’il fallait, sur le plan linguistique aussi, s’intégrer toujours davantage à la France ; et dès lors, on fit ce qu’aveint fait spontanément chez eux les Luxembourgeois, on procéda à la francisation des écoles. Cependant le processus de transformation fut très lent ; seule la génération bourgeoise d’aujourd’hui est réellement francisée, alors que les paysans et les ouvriers parlent allemand. La situation est à peu près la même qu’au Luxembourg : l’allemand littéraire a cédé la place au français (excepté en chaire), mais le patois allemand n’a perdu du terrain qu’à la frontière linguistique et on l’emploie beaucoup plus comme langage courant que dans la plupart des campagnes d’Allemagne.

Tel est le pays que Bismarck et les junkers prussiens, soutenus, comme il semble, par la réminiscence d’un romantisme chauvin inséparable de toutes les questions allemandes, eurent l’audace de faire redevenir allemand. Il était aussi absurde de vouloir rendre à l’Allemagne Strasbourg, patrie de la Marseillaise, que de faire de Nice, patrie de Garibaldi, une ville française. A Nice, cependant, Louis-Napoléon respecta les convenances, il fit plébisciter l’annexion et la manœuvre réussit. En dehors du fait que les Prussiens détestaient de telles mesures révolutionnaires pour de très bonnes raisons — il n’est jamais arrivé, où que ce soit, que la masse du peuple désirât l’annexion à la Prusse — on savait bien que, précisément, en Alsace-Lorraine, la population était plus unanime dans son attachement à la France que les nationaux français eux-mêmes. Ainsi ce coup de main ne fut-il exécuté que par la force. Ce fut une sorte de vengeance sur la révolution française ; on arrachait l’un des morceaux qui, justement, avaient été soudés à la France par la Révolution.

Militairement, l’annexion avait sans doute un objectif. Avec Metz et Strasbourg, l’Allemagne obtenait un front de défense d’une force prodigieuse. Tant que la Belgique et la Suisse demeurent neutres, une offensive française ne peut porter nulle part ailleurs que sur l’étroite bande de territoire qui se trouve entre Metz et les Vosges, et contre cette offensive, Coblence, Metz, Strasbourg et Mayence constituent le quadrilatère de places fortes le plus puissant et le plus grand du monde. Mais aussi, ce quadrilatère de places fortes, comme celui de l’Autriche en Lombardie, se trouve pour la moitié en territoire ennemi et il y constitue des citadelles pouvant servir à maintenir la population sous le joug. Plus encore : pour le compléter, il fallut empiéter en dehors du domaine linguistique allemand, il fallut annexer environ deux cent cinquante mille nationaux français.

Le grand avantage stratégique est donc le seul point qui peut excuser l’annexion. Mais y a-t-il un rapport quelconque entre cet avantage et le préjudice qui en est résulté ?

L’immense tort moral dans lequel le jeune Empire allemand s’est mis en posant comme principe fondamental, ouvertement et aux yeux de tous, la violence brutale — le junker prussien ne veut pas le voir. Au contraire, il lui faut des sujets récalcitrants, maintenus par la violence ; ils sont la preuve de l’accroissement de la puissance prussienne ; et au fond, il n’en a jamais eu d’autre. Mais ce à quoi il eût dû prendre garde, c’étaient aux conséquences politiques de l’annexion. Et celles-ci étaient évidentes. Avant même que l’annexion eût force de loi, Marx les criait au monde dans une circulaire de l’Internationale : « L’annexion de l’Alsace-Lorraine fait de la Russie l’arbitre de l’Europe. » Et les social-démocrates l’ont souvent répété à la tribune du Reichstag, jusqu’à ce que cette vérité fût reconnue finalement par Bismarck lui-même, dans son discours parlementaire du 6 février 1888, gémissant devant le tsar tout-puissant, maître de la guerre et de la paix.

Cela était pourtant clair comme le jour. En arrachant à la France deux de ses provinces les plus fanatiquement patriotes, on la poussait dans les bras de celui qui lui ferait espérer leur retour, on se faisait de la France un ennemi éternel. Sans doute, Bismarck, qui, en l’occurrence, incarne en toute conscience et dignité les philistins allemands, exige-t-il des Français qu’ils renoncent à l’Alsace-Lorraine non seulement juridiquement, mais moralement, qu’ils se réjouissent même, pourquoi pas ? de ce que ces deux morceaux de la France révolutionnaire soient « rendus à la mère patrie », ce dont ils ne veulent d’ailleurs pas du tout. Malheureusement, les Français ne sont pas disposés à le faire, pas plus que les Allemands ne renoncèrent moralement à la rive gauche du Rhin pendant les guerres napoléoniennes, encore qu’à cette époque celle-ci ne désirât pas leur revenir. Tant que les Alsaciens et les Lorrains réclameront le retour à la France, la France doit s’efforcer et s’efforcera de les recouvrer, elle devra chercher les moyens de le faire, entre autres elle devra rechercher des alliés. Et contre l’Allemagne, l’allié naturel est la Russie.

Si les deux nations les plus grandes et les plus forts du continent occidental se neutralisent réciproquement par leur hostilité, s’il y a même entre elles un éternel sujet de discorde, qui les excite à se combattre, seule en tirera avantage… la Russie qui, dont les mains n’en sont alors que plus libres ; la Russie qui, dans ses appétits de conquête, peut être d’autant moins freinée par l’Allemagne, qu’elle peut attendre de la France qui, dans ses appétits de conquête, peut être d’autant moins freinée par l’Allemagne, qu’elle peut attendre de la France un appui sans conditions. Et Bismarck n’a-t-il pas mis la France en position de mendier l’alliance russe, d’être obligée d’abandonner de plein gré Constantinople à la Russie, si la Russie lui promet seulement ses provinces perdues ? Et si, malgré cela, la paix a été maintenue dix-sept années durant, faut-il l’attribuer à un autre fait que celui-ci : le système de réserve inauguré en France et en Russie demande seize ans, et même vingt-cinq ans, depuis les récents perfectionnements allemands, pour fournir le nombre suffisant de classes exercées. Et après avoir été durant seize années déjà le fait dominant de toute la politique de l’Europe, l’annexion n’est-elle pas à l’heure actuelle la cause profonde de toute la crise qui menace de guerre la cause profonde de toute la crise qui menace de guerre le continent ? Supprimez ce seul et unique fait et la paix est assurée.
Avec son français qu’il parle avec l’accent de l’Allemand du Sud, le bourgeois alsacien, ce fat et ce bâtard, qui se veut plus français d’allure que les Français de souche, qui regarde Gœthe de haut, s’enflamme pour Racine, mais qui n’arrive pourtant pas à se débarrasser de la mauvaise conscience d’être secrètement Allemand, et se croit ainsi obligé de déblatérer continuellement sur l’Allemagne, si bien qu’il ne peut même pas servir de médiateur entre l’Allemagne et la France — ce bourgeois alsacien est bien sûr un individu méprisable, qu’il soit industriel à Mulhouse ou journaliste à Paris. Mais qui l’a fait ce qu’il est, sinon l’histoire allemande des trois derniers siècles ? Récemment encore, presque tous les Allemands à l’étranger, les commerçants surtout, n’étaient-ils pas de véritables Alsaciens, reniant leur qualité d’Allemands, se torturant comme des bêtes qu’ils étaient pour s’assimiler leur nouvelle nationalité étrangère, et se comportant ainsi de leur propre chef au moins aussi ridiculement que les Alsaciens qui, eux, y sont plus ou moins contraints par les circonstances ? En Angleterre, par exemple, toute la société commerçante allemande immigrée entre 1815 et 1840 était anglicisée presque sans exception ; on s’y exprimait presqu’exclusivement en anglais, et, aujourd’hui encore, à la Bourse de Manchester par exemple, évoluent quelques vieux philistins allemands qui donneraient la moitié de leur fortune pour pouvoir passer pour de vrais Anglais. Ce n’est que depuis 1848 que quelque chose a changé, et depuis 1870, depuis que même le lieutenant de réserve vient en Angleterre et que Berlin y envoie son contingent, l’obséquiosité d’autrefois cède le pas à une arrogance prussienne qui ne nous rend pas moins ridicules à l’étranger.
Et depuis 1871, le rattachement à l’Allemagne a-t-il été plus accommodé au goût des Alsaciens ? Au contraire. On les a placés sous un régime de dictature, tandis qu’à côté, en France, la République régnait. On a introduit chez eux le système prussien des Landräte pédantesque et importun, auprès duquel, quoiqu’on en dise tant de mal, l’ingérence de l’administration préfectorale française — rigoureusement réglée par la loi — est un régime en or. On supprima rapidement tout vestige de la liberté de la presse, du droit de réunion et d’association, on prononça la dissolution des conseils municipaux récalcitrants et on installa dans les fonctions de maires des bureaucrates allemands Par contre, on flatta les « notables », c’est-à-dire les nobles et les bourgeois complètement francisés, on les protégea dans leur exploitation des ouvriers et des paysans, qui, s’ils n’étaient pas Allemands de mentalité, n’en parlaient pas moins l’allemand et représentaient le seul élément sur lequel une tentative de réconciliation eût pu s’appuyer. Et qu’en a-t-on retiré ? Qu’en février 1887, alors que l’Allemagne tout entière se laissait intimider en envoyait au Reichstag le cartel bismarckien, l’Alsace-Morraine n’élut que des députés résolument français, et écarta tous ceux qui étaient suspects des moindres sympathies allemandes.

Or, si les Alsaciens sont ce qu’ils sont, avons-nous le droit de leur en vouloir ? Nullement. Leur antipathie à l’égard de l’annexion est un fait historique qui ne saurait être aboli, mais réclame une explication. Et là, nous devons nous demander : combien de fautes historiques énormes, l’Allemagne a-t-elle dû commettre en Alsace pour que, après dix-sept ans de tentatives de germanisation, les Alsaciens s’écrient d’une voix unanime : épargnez-nous cette épreuve ? Avons-nous le droit de nous imaginer que deux campagnes heureuses et dix-sept années de dictature bismarckienne suffisent pour effacer tous les effets de la honteuse histoire de trois siècles ?

V
ÉDIFICATION ET STRUCTURE DU NOUVEL EMPIRE ALLEMAND

Bismarck avait atteint son but. Son nouvel Empire prusso-allemand avait été proclamé à Versailles, dans la salle d’apparat de Louis XIV. La France était à ses pieds, désarmée. Paris rebelle, auquel même lui n’avait pas osé toucher, avait été provoqué par Thiers, poussé à l’insurrection de la Commune, puis abattu par les soldats de l’ex-armée impériale rentrant de captivité. Tous les philistins d’Europe admiraient Bismarck comme ils avaient admiré son modèle, Louis-Bonaparte, dans les années cinquante. Avec l’appui de la Russie, l’Allemagne était devenue la première puissance d’Europe, et toute la puissance de l’Allemagne était entre les mains du dictateur Bismarck. Il s’agissait maintenant de savoir ce qu’il saurait faire de cette puissance. Si jusqu’alors il avait réalisé le programme d’unité des bourgeois, non toutefois sur le mode bourgeois, mais par des moyens bonapartistes, ce sujet était maintenant passablement épuisé, il lui fallait maintenant un programme personnel, il lui fallait montrer les idées qu’il était capable de tirer dans l’édification intérieure du nouvel Empire.
La société allemande se compose de grands propriétaires fonciers, de paysans, de bourgeois, de petits bourgeois et de travailleurs, qui se groupent à leur tour en trois classes principales.

La grande propriété foncière est entre les mains d’un petit nombre de magnats (en Silésie surtout) et d’un grand nombre de propriétaires moyens dont la densité est la plus élevée dans les provinces de la vieille Prusse, à l’est de l’Elbe. Ce sont donc ces junkers prussiens qui dominent plus ou moins toute cette classe. Ils sont eux-mêmes agriculteurs dans la mesure où ils font en majeure partie exploiter leurs possesseurs de distilleries et de sucreries. Leur propriété, là où cela a pu se faire, est attachée à la famille sous forme de majorat. Les fils cadets entrent dans l’armée ou dans l’administration civile ; ainsi, à cette petite noblesse foncière, se rattache une noblesse plus petite d’officiers et d’employés, qui s’accroît encore par l’anoblissement à outrance des officiers supérieurs et des plus hauts fonctionnaires bourgeois. A la limite inférieure de toute cette clique noble se forme, tout naturellement, une noblesse de parasites, un lumpenprolétariat d’aristocrates vivant de dettes, de jeux louches, d’indiscrétions, de mendicité et d’espionnage politique. L’ensemble de cette société constitue le monde des junkers prussiens, et elle est l’un des piliers principaux du vieil État de Prusse. Mais le noyau de propriétaires fonciers de ce monde de junkers repose quant à lui sur une base peu solide. L’obligation où ils sont de tenir leur rang est chaque jour plus dispendieuse ; pour entretenir les fils cadets jusqu’au grade de lieutenant ou au poste d’assesseur, pour caser les filles, il faut de l’argent ; et, puisque ce sont là des obligations dont l’accomplissement prime toute autre considération, il n’est pas étonnant que les revenus ne suffisent pas, que l’on doive signer des lettres de change ou même prendre des hypothèques. Bref le monde des junkers tout entier est continuellement au bord de l’abîme ; toute autre considération, il n’est pas étonnant que les revenus ne suffisent pas, que l’on doive signer des lettres de change ou même prendre des hypothèques. Bref le monde des junkers tout entier est continuellement au bord de l’abîme ; toute catastrophe, guerre, mauvaise récolte ou crise commerciale, menace de l’y précipiter ; rien d’étonnant donc que depuis un bon siècle, il n’ait été sauvé de la ruine que par toutes sortes de subventions de l’État, et qu’il ne continue de vivre un bon siècle, il n’ait été sauvé de la ruine que par toutes sortes de subventions de l’État, et qu’il ne continue de vivre que grâce à elles. Cette classe, artificiellement conservée, est vouée à la ruine ; il n’y a pas de secours d’État qui puisse la maintenir en vie indéfiniment. Mais, avec elle, c’est aussi tout le vieil État prussien qui disparaît.

Le paysan est, politiquement, un élément peu actif. S’il est lui-même propriétaire, il périclite de plus en plus, victime des conditions de production défavorables au paysan parcellaire privé de l’ancienne mark, ou pâturage communal, sans lequel nul élevage n’est possible. S’il est fermier, c’est pire encore. La petite exploitation paysanne suppose une prédominance de l’économie naturelle, elle se ruine dans l’économie monétaire. De là : endettement croissant, expropriations massives par les créanciers, recours à l’industrie familiale, simplement pour ne pas être expulsé de son lopin de terre. Politiquement, la paysannerie est le plus souvent indifférente ou réactionnaire : ultramontaine en Rhénanie par suite d’une vielle haine de la Prusse, dans d’autres régions elle est particulariste ou protestante conservatrice. Dans cette classe, le sentiment religieux sert encore d’expression à des intérêts sociaux ou politiques.

De la bourgeoisie, nous avons déjà traité. Depuis 1848, elle a été emportée dans un essor économique inouï. L’Allemagne a participé largement au développement colossal de l’industrie qui suivit la crise commerciale de 1847, développement déterminé par l’établissement d’une ligne de navigation à vapeur transocéanique qui eut lieu à cette époque, par l’énorme extension des chemins de fer et par la découverte des mines d’or de Californie et d’Australie. C’est l’effort de la bourgeoisie pour éliminer l’entrave au développement commercial que constituaient tous les petits États et pour obtenir sur le marché mondial une situation égale à celle de ses concurrents étrangers qui avait mis en branle la révolution bismarckienne. Maintenant que les milliards français ruisselaient sur l’Allemagne, une nouvelle période d’activité fiévreuse s’ouvrait pour la bourgeoisie, au cours de laquelle elle se révéla pour la première fois grande nation industrielle par un krach national allemand. Elle était déjà alors économiquement la classe la plus puissante de la population ; l’État devait obéir à ses intérêts économiques ; la révolution de 1848 avait donné à l’État une forme constitutionnelle extérieure qui donnait à la bourgeoisie de dominer aussi politiquement et de s’habituer à l’exercice du pouvoir. Cependant, elle était encore fort éloignée du véritable pouvoir politique. Elle n’avait pas été victorieuse dans le conflit contre Bismarck ; ce conflit, réglé par une révolution dirigée d’en haut, lui avait appris que, provisoirement, le pouvoir exécutif ne dépendait d’elle que d’une manière très indirecte encore, qu’elle ne pouvait ni destituer ni imposer de ministres, ni disposer de l’armée. Avec cela, en face d’un pouvoir exécutif énergique, elle était lâche et veule, mais les junkers l’étaient aussi, et elle au moins avait l’excuse du conflit économique direct qui l’opposait à la classe ouvrière industrielle révolutionnaire. Mais il était certain qu’elle devait peu à peu anéantir économiquement les junkers ; il était certain que, parmi les classes possédantes, elle était la seule qui eût, encore des perspectives d’avenir.
La petite bourgeoisie se composait en premier lieu de résidus de l’artisanat médiéval, qui, dans l’Allemagne longtemps retardataire, étaient représentés en plus grand nombre que dans le reste de l’Europe occidentale ; en second lieu de bourgeois ruinés ; en troisième lieu d’éléments de la population non-possédante qui s’étaient élevés au petit commerce. Avec le développement de la grande industrie, l’existence de la petite bourgeoisie tout entière perdit ce qui lui restait ce qui lui restait de stabilité ; changement de métier et faillite périodique étaient la règle. Cette classe auparavant si stable, cette classe qui avait fourni le gros de la philistinerie allemande, tomba de son bien-être, de sa domesticité, de sa servilité, de sa pitié et de son honorabilité d’antan dans la pire confusion et le ressentiment envers le sort que Dieu lui faisait. Ce qui restait de l’artisanat appelait à grands cris la restauration des privilèges de corporation ; quant aux autres, tantôt ils allaient jusqu’à se rapprocher de la social-démocratie, et se ralliaient directement par endroits au mouvement ouvrier.
Enfin, les ouvriers. Pour ce qui est des travailleurs de la campagne, ceux de l’Est tout au moins étaient encore dans un demi-servage, et n’étaient pas capables de discernement. Au contraire, parmi les travailleurs des villes, la social-démocratie avait fait des progrès foudroyants, elle grandissait dans la mesure où la grande industrie prolétarisait les masses populaires et accentuait à l’extrême l’opposition de classes entre capitalistes et travailleurs. Si les travailleurs sociaux-démocrates étaient encore divisés provisoirement en deux partis rivaux, depuis la parution du Capital de Marx, leur opposition de principe avait pratiquement disparu. La lassalisme de stricte observance, se bornait à réclamer des « coopératives de production subventionnées par l’État », s’endormait peu à peu et se révélait de moins en moins apte à fournir le noyau d’un parti ouvrier bonapartiste et socialiste étatique. Les fautes que certains chefs avaient commises à ce point de vue, le jugement sain des masses les avaient réparées. L’unité des deux tendances social-démocrates, qui n’était plus retardée que par des questions de personne, était assurée pour un avenir proche. Mais, déjà à l’époque de la scission, et malgré elle, le mouvement était assez puissant pour inspirer de la terreur à la bourgeoisie industrielle et pour la paralyser dans sa lutte contre le gouvernement, encore indépendant d’elle : la bourgeoisie allemande, depuis 1848, ne pouvait plus se débarrasser du spectre rouge.
Cette vision en classe était à la base de la division en parties au Parlement et dans les diètes. La grande propriété foncière et une partie de la paysannerie formaient la masse des conservateurs ; la bourgeoisie industrielle fournissait l’aile droite du libéralisme bourgeois : les nationaux ; l’aile gauche — le parti démocrate affaibli ou parti progressiste — venait des petits bourgeois, soutenus par une partie de la bourgeoisie et des travailleurs. Enfin les travailleurs avaient leur parti à eux, la social-démocratie, auquel appartenaient également des petits bourgeois.

Un homme dans la position de Bismarck et avec le passé de Bismarck eût dû se dire, sil avait eu quelque lumière sur la situation, que, tels qu’ils étaient, les junkers ne représentaient pas une classe viable ; que, de toutes les classes possédantes, seule la bourgeoisie pouvait prétendre à un avenir, et que par conséquent (abstraction faite de la classe ouvrière, dont nous ne pouvons guère exiger de lui qu’il comprenne la mission historique) son nouvel Empire aurait d’autant plus de chances de durer qu’il le préparerait progressivement à se transformer en État bourgeois moderne. N’exigeons pas de lui ce qui dans ces circonstances lui était impossible. Il n’était ni possible ni même opportun à l’époque de passer immédiatement à un régime parlementaire, avec un Reichstag doté d’un pouvoir souverain (comme dans la Chambre des communes en Angleterre) ; la dictature exercée selon des formes parlementaires devait paraître encore nécessaire pour l’instant à Bismarck lui-même ; nous ne lui reprochons pas du tout d’avoir commencé par la conserver, nous demandons simplement à quoi elle pouvait servir. Et là, on ne peut mettre en doute que la seule voie sur laquelle on avait chance d’assurer au nouvel Empire un fondement solide et une calme évolution interne était la mise en place progressive de structures politiques correspondant à la Constitution anglaise. Et abandonnant à la ruine imminente la plus grande partie des junkers, d’ailleurs impossible à sauver, il paraissait toujours possible de laisser se former avec le reste, et avec des éléments nouveaux, une classe de grands propriétaires fonciers indépendants, classe qui ne serait elle-même que la flèche ornementale de la bourgeoisie ; une classe à laquelle la bourgeoisie, même en pleine jouissance de si-on pouvoir, devrait abandonner des fonctions représentatives dans l’État, et avec elles les postes les plus gras et une très grande influence. En faisant à la bourgeoisie les concessions politiques dont à la longue n ne pouvait la priver (c’est ainsi au moins qu’on devait juger du point de vue des classes possédantes), en lui faisant ces concessions, même à faibles doses et de loin en loin, on engageait du moins le nouvel Empire dans la voie sur laquelle il lui était possible de rejoindre les autres États occidentaux politiquement fort en avance sur lui ; où il secouerait les derniers vestiges de féodalisme, et toute cette tradition philistine qui pesait encore lourdement sur la bureaucratie, — par-dessus tout, on lui donnait la force de tenir seul debout, le jour où ses fondateurs, qui n’étaient plus jeunes du tout, rendraient leur âme à Dieu.

Nulle difficulté d’ailleurs dans tout cela. Ni les junkers ni les bourgeois ne disposaient du minimum d’énergie. Les junkers l’avaient montré depuis soixante ans, l’État ayant toujours fait de son mieux pour leur propre bien, contre l’opposition de ces don Quichotte. La bourgeoisie, qu’une longue préhistoire avait de même rendue docile, se ressentait encore durement le conflit ; depuis, les succès de Bismarck avaient brisé plus encore sa force de résistance, et la menace grandissante du mouvement ouvrier fit le reste. Dans ces conditions, il ne pouvait pas être difficile à l’homme qui avait exaucé les aspirations nationales de la bourgeoisie de mettre le temps qu’il voudrait à réaliser ses aspirations politiques, fort modestes déjà dans l’ensemble. Il ne lui fallait que voir clairement son but.

Du point de vue des classes possédantes, c’était là la seule façon rationnelle d’agir. Du point de vue de la classe ouvrière, il révèle, il est vrai, qu’il était déjà trop tard pour établir un pouvoir bourgeois durable.
La grande industrie, et avec elle bourgeoisie et prolétariat, se constituèrent en Allemagne à une époque où, presque en même temps que la bourgeoisie, le prolétariat put faire une entrée autonome sur la scène politique ; où, par conséquent, la lutte entre les deux classes commence avant même que la bourgeoisie ait conquis la totalité du pouvoir politique, ou se soit assuré une position prépondérante. Mais si en Allemagne il est trop tard pour un pouvoir solide et tranquille de la bourgeoisie, la meilleure politique était cependant en 1870, dans l’intérêt des classes possédantes en général, de s’orienter vers un pouvoir bourgeois. Car c’était le seul moyen de mettre un terme aux survivances du féodalisme en décomposition, qui pullulaient encore dans la législation et dans l’administration ; c’était le seul moyen d’acclimater progressivement en Allemagne l’ensemble des résultats de la grande Révolution française, bref, de couper la vieille perruque dont l’Allemagne était encore affublée ; de la conduire consciemment et définitivement sur la voie de l’évolution moderne, d’adapter ses structures politiques et ses structures industrielles. Si, finalement, la lutte inévitable entre la bourgeoisie et le prolétariat se produisait, elle aurait lieu du moins dans des conditions normales, chacun sachant cette fois de quoi il retournait, et non dans la confusion, l’obscurité, les chevauchements d’intérêts et la perplexité que nous avons connus en Allemagne en 1848. Avec cette différence seulement que cette fois, la perplexité sera exclusivement du côté des possédants ; car la classe ouvrière sait ce qu’elle veut.

Étant donné la situation de l’Allemagne de 1871, un homme comme Bismarck n’avait réellement d’autre politique que de louvoyer entre les deux classes. Et là on ne peut rien lui reprocher. Il s’agit seulement de savoir vers quel objectif cette politique était dirigée. Si elle allait, peu importe le temps qu’elle y mettrait à condition d’y aller consciemment et résolument, vers le pouvoir final de la bourgeoisie, elle était d’accord avec l’évolution historique, dans la mesure où elle pouvait l’être du point de vue des classes possédantes en général. Si elle allait vers le maintien du vieil État prussien, vers la prussification progressive de l’Allemagne, elle était réactionnaire et condamnée à un échec final. Si elle allait vers le simple maintien du pouvoir de Bismarck, elle était bonapartiste et devait finit comme tout bonapartisme.

La première tâche était la Constitution de l’Empire. Comme matériau, il y avait d’une part, la Constitution de la Confédération de l’Allemagne du Nord ; d’autre part, les traités avec les États allemands du Sud. Les facteurs à l’aide desquels Bismarck devait susciter la Constitution de l’Empire étaient d’un côté les dynasties représentées au Conseil fédéral, de l’autre le peuple représenté au Reichstag. La Constitution de l’Allemagne du Nord et les traités imposaient une limite aux prétentions des dynasties. Le peuple, au contraire, pouvait prétendre à une participation beaucoup plus large au pouvoir politique. Il avait conquis sur le champ de bataille l’indépendance à l’égard de l’ingérence étrangère et l’unité de l’Allemagne — autant qu’il en pouvait être question ; c’était donc à lui que revenait en tout premier lieu la charge de décider à quoi allait servir cette indépendance, comment cette unité allait être mise en œuvre et en valeur. Et même si le peuple reconnaissait les bases juridiques représentées par la Constitution de l’Allemagne du Nord et les traités, cela n’empêchait pas qu’il pût obtenir, dans la Constitution nouvelle, une participation au pouvoir plus importante que dans les précédentes. Le Reichstag était le seul corps qui représentât dans la réalité l’« unité » nouvelle. Plus la voix du Reichstag avait du poids, plus la Constitution du Reich était libre envers les Constitutions particulières des pays, et plus l’Empire aurait alors de cohésion, mieux le Bavarois, le Saxon, le Prussien se fondraient en un citoyen nouveau : l’Allemand.

Pour qui voyait plus loin que le bout de son nez, cela devait être évident. Mais l’opinion de Bismarck n’était pas du tout celle-là. Au contraire, il se servit de l’ivresse patriotique propagée par la guerre pour amener précisément la majorité du Reichstag à renoncer non seulement à toute extension, mais même à toute détermination précise des droits du peuple, et à reproduire simplement dans la Constitution de l’Empire la base juridique de la Constitution de l’Allemagne du Nord et des traités. Toutes les tentatives des petits partis pour exprimer dans la Constitution les droits du peuple à la liberté furent rejetées, même la proposition du Centre catholique d’insérer les articles de la Constitution prussienne relatifs de réunion et d’association, ainsi que de l’indépendance de l’Église. La Constitution prussienne, châtrée deux ou trois fois comme elle l’était, restait donc plus libérale encore que la Constitution de l’Empire. Les contributions ne furent pas votées annuellement, mais fixées une fois pour toutes « par la loi » : ainsi le Reichstag ne peut refuser l’impôt. On appliqua par là à l’Allemagne la doctrine prussienne, incompréhensible au monde constitutionnel non-allemand, selon laquelle les représentas du peuple n’ont que le droit de refuser les dépenses sur le papier, tandis que le gouvernement met dans son sac les recettes en espèces sonnantes. Mais tandis que le Reichstag est spolié des meilleurs instruments de pouvoir, et se trouve ramené à l’humble position de la Chambre prussienne brisée par les révisions de 1849 et de 1850, par la clique de Manteuffel, par le conflit et par Sadowa, le Conseil fédéral jouit pour l’essentiel de tous les pleins pouvoirs que l’ancienne Diète fédérale possédait nominalement ; et il en jouit réellement, car il est délivré des entraves qui paralysaient la Diète. A côté du Reichstag, le Conseil fédéral n’a pas seulement un avis déterminant dans la législation, il est aussi la plus haute instance administrative, — c’est lui qui décrète les modalités d’application des lois de l’Empire —, et il se prononce en outre sur les « insuffisances qui apparaissent lors de l’application des lois d’Empire », c’est-à-dire des insuffisances auxquelles seule, dans les autres pays civilisés, une nouvelle loi peut remédier. (Voir art. 7, § 3 très semblable à un cas de conflit juridique.)

Ainsi, Bismarck n’a pas cherché à s’appuyer sur le Reichstag, qui représentait la dispersion et le particularisme. Il n’ pas eu le courage — lui qui jouait au représentant de l’idée nationale — de se mettre réellement à la tête de la nation ou de ses représentants ; la démocratie était à son service, non lui au service de la démocratie ; plutôt que de se fier au peuple, ils e fia à des menées tortueuses et des intrigues de coulisses, à la possibilité qu’il avait de se fabriquer au Conseil fédéral, par des moyens diplomatiques, par la carotte et la cravache, une majorité même récalcitrante. La petitesse d’idées, l’étroitesse de perspectives qui apparaissaient ici, correspondent tout à fait au caractère du monsieur, tel que nous avons appris à le connaître jusqu’ici. Cependant, nous pouvons nous étonner que ses succès ne lui aient pas permis, même un instant, de s’élever au-dessus de lui-même.

En fait, tout le problème revenait à axer la Constitution entière sur un seul point fixe : le chancelier d’Empire. Le Conseil fédéral devait obtenir une position qui rendît impossible un pouvoir exécutif autre que celui du chancelier d’Empire, et exclût par là l’éventualité de ministres responsables. En fait, toute tentative d’organisation d’un ministère responsable se heurta, parce qu’elle empiétait soi-disant sur les droits du Conseil fédéral, à une résistance invincible. Comme on s’en aperçut bientôt, la Constitution était « faite sur mesure » pour Bismarck. Elle était un pas de plus sur la voie de son pouvoir dictatorial, grâce au système de balance des partis au Reichstag et des États particularistes au Conseil fédéral, — un pas de plus sur la voie du bonapartisme.
Du reste, on ne peut pas dire que — en dehors des quelques concessions faites à la Bavière et au Wurtemberg — la nouvelle Constitution constitue directement une régression. Mais c’est aussi tout ce qu’on peut dire. Les besoins économiques de la bourgeoisie furent satisfaits pour l’essentiel, ses prétentions politiques — si tant est, qu’elle en eût encore, furent bloquées de la même façon qu’à l’époque du conflit.

Si tant est qu’elle eût encore des prétentions politiques. Car il est incontestable que ces prétentions étaient entre les mains des nationaux-libéraux, tombés très bas, et qu’elles se réduisaient encore de jour en jour. Ces messieurs, loin d’exiger de Bismarck qu’il leur donnât les facilités de collaborer, n’aspiraient plutôt qu’à faire sa volonté, quand ça pouvait se faire, mais aussi quand ça ne pouvait, ou n’aurait jamais dû se faire. Bismarck les méprisait, qui pouvait l’en blâmer ? — mais ses junkers en étaient-ils donc en rien meilleurs et plus virils ?

Le premier domaine dans lequel l’unité de l’Empire restait à faire, l’argent, fut organisé par les lois promulguées de 1873 à 1875 sur la monnaie et sur les banques. L’établissement de l’étalon-or fut un grand progrès ; mais on ne l’introduisit qu’avec beaucoup d’hésitations et de flottement, et aujourd’hui [en 1888], il n’est pas encore établi sur une base tout à fait ferme. Le système monétaire que l’on adopta — avec pour unité le tiers de thaler, le mark, avec une division décimale — était celui proposé par Sœtbeer un peu avant 1840. L’unité effective était les vingt marks-or. On aurait pu, par un changement de valeur presque insignifiant, le rendre absolument équivalent soit au souverain-or, soit aux vingt-cinq francs-or ou aux cinq dollars-or américains, et obtenir ainsi une liaison avec l’un des trois grands systèmes monétaires du marché mondial. On préféra créer un système monétaire à part, et entraver ainsi inutilement le commerce et les calculs du cours des changes. Les lois sur la monnaie de papier et sur les banques des petits États dans l’émission de papier-monnaie et furent, en considération du krach qui s’était produit entre-temps, d’une certaine timidité, qui convenait à l’Allemagne, encore inexpérimentée dans ce domaine. Ici encore, on assura en gros comme il convenait les intérêts économiques de la bourgeoisie.

Enfin, venait encore la fixation de lois civiles et pénales uniformes. La résistance des États moyens à l’extension de la compétence de l’Empire au droit civil matériel fut également surmontée ; mais le code civil est encore en élaboration, alors que la loi pénale, la procédure pénale et civile, le droit commercial, la législation sur les faillites et l’organisation judiciaire sont réglés sur un modèle uniforme. La suppression des normes juridiques matérielles et formelles confuses des petits États était déjà, en elle-même, une nécessité urgente de l’évolution progressiste, et cette suppression constitue aussi beaucoup plus que leur contenu, le principal mérite des lois nouvelles.
Le juriste anglais s’appuie sur un passé juridique qui a sauvé, par-delà le moyen âge, une bonne part de la liberté germanique ancienne, qui ignore l’État policier, étouffé dans l’œuf au cours des deux révolutions du XVIIe siècle et atteint son apogée en deux siècles dévolution continue de la liberté bourgeoise. Le juriste français s’appuie sur la grande Révolution qui, après avoir anéanti totalement le féodalisme et l’arbitraire policier absolutiste, traduisit les conditions de vie économique de la société moderne nouvellement constituée, dans le langage des normes juridiques, dans son code classique proclamé par Napoléon. Quelle est, par contre, la base historique de nos juristes allemands ? Rien d’autre que le processus de décomposition séculaire et passif des vestiges du moyen âge, la plupart du temps déterminé par des secousses extérieures et aujourd’hui encore inachevé ; une société économiquement arriérée, dans laquelle le junker féodal et le maître de corporation circulent comme des fantômes en quête d’un nouveau corps ; une situation juridique à laquelle l’arbitraire policier — quoique l’arbitraire policier eût disparu en 1848 — fait encore chaque jour accroc sur accroc. C’est de ces écoles, les pires de toutes, que sont sortis les pères des nouveaux codes de l’Empire, et l’ouvrage est conforme au style de la maison. Abstraction faite du côté purement juridique, la liberté politique est faite du côté purement juridique, la liberté politique est passablement mise à mal dans ces codes. Si les tribunaux d’échevins donnent à la grande et à la petite bourgeoisie un moyen de collaborer à la répression de la classe ouvrière, l’État se couvre cependant autant que possible contre le danger d’une opposition bourgeoise renouvelée en limitant les tribunaux de jurés. Les paragraphes politiques du code pénal sont très souvent d’une indétermination et d’une élasticité telles qu’on les dirait taillés à la mesure du tribunal d’Empire, et celui-ci sur eux. Il va sans dire que ces nouveaux codes constituent un progrès par rapport au droit civil prussien. Mais les provinces qui ont connu jusqu’ici le droit français ne ressentent que trop la différence qui sépare la copie dénaturée de l’original classique. Ce fut l’abandon par les nationaux-libéraux de leur programme qui permit ce renforcement du pouvoir étatique aux dépens de la liberté civile, cette première régression réelle.

Il faut encore mentionner la loi d’Empire sur la presse. Le code pénal avait déjà réglé pour l’essentiel le droit matériel dont il peut être question dans cet ordre de choses ; ce furent donc l’établissement de dispositions formelles identiques pour tout l’Empire, sur la suppression des cautions et des droits de timbre qui subsistaient encore ici et là, qui constituèrent le principal contenu de cette loi et, en même temps, le seul progrès qui en résultât.

Pour que la Prusse fît encore une fois figure d’État modèle, on introduisit ce qu’on appelle la gestion directe. Il s’agissait d’éliminer les vestiges les plus scandaleux du féodalisme tout en laissant sur le fond, autan que possible, tout en l’état. C’est à cela que servit l’organisation des cercles. Le pouvoir de police seigneuriale de messieurs les junkers était devenu un anachronisme. On en supprima le terme — comme privilège féodal — mais on le restaura quant au fond en créant des districts fonciers autonomes à l’intérieur desquels ou bien le propriétaire est lui-même prévôt de son domaine avec les compétences d’un maire de commune rurale, ou bien nomme ce prévôt ; on le restaura quant au fond également en reportant toute l’autorité policière et la juridiction de simple police d’un district administratif sur un chef de district qui, à la campagne, était presque sans exception un grand propriétaire foncier, qui tint ainsi sous sa férule les communes rurales, elles aussi. Le privilège féodal des particuliers leur fut retiré, mais on donna à la classe tout entière les pleins pouvoirs qui s’y rattachaient. C’est par un escamotage semblable que les grands propriétaires fonciers anglais se transformèrent en juges de paix, en seigneurs et maîtres de l’administration rurale, de la police et des juridictions subalternes, et continuèrent ainsi sous un titre nouveau, modernisé, à occuper tous les postes essentiels, les pouvoirs qui ne pouvaient plus subsister sous une forme féodale. Mais c’est aussi la seule similitude entre la « gestion directe » anglaise et la gestion directe allemande. Je voudrais bien voir le ministre anglais qui oserait proposer au Parlement la confirmation par le gouvernement des fonctionnaires communaux élus, et leur remplacement, en cas de succès électoral de l’opposition, par les suppléants imposés par l’État ; d’introduire des fonctionnaires d’État ayant les compétences des Landräte, des administrations de district et des premiers présidents prussiens ; de proposer l’ingérence de l’administration de l’État, que prévoit l’organisation administrative des cercles dans les affaires des communes, des cantons, des arrondissements, et qui même, anglais, oserait proposer la suppression du recours aux tribunaux, telle quelle apparaît à chaque page dans l’organisation des cercles. Et, tandis qu’aussi bien les assemblées de cercles que les assemblées provinciales sont toujours composées, à la manière féodale ancienne, de représentants des trois états : grands propriétaires fonciers, villes et communes rurales, en Angleterre, même un ministère très conservateur dépose un bill qui transfère toute l’administration des comtés à des magistrats élus à un suffrage presque universel.
Le projet d’organisation des cercles pour les six provinces orientales (1871) fut le premier indice qui montra que Bismarck ne songeait nullement à fondre la Prusse dans l’Allemagne, mais, au contraire, à renforcer plus encore cette solide citadelle du vieux prussianisme, que sont précisément ces provinces. Les junkers conservèrent, sous d’autres noms, tous les pouvoirs essentiels ; et les ilotes de l’Allemagne, ce furent comme toujours les travailleurs de ces régions — domestiques et journaliers, qui demeurèrent dans la même servitude de fait qu’auparavant, admis seulement à deux fonctions publiques : être soldats, et servir aux junkers de bétail électoral pour les élections au Reichstag. Le service que Bismarck a rendu là au parti révolutionnaire socialiste est inexprimable et mérite la plus profonde gratitude.

Mais que dire de la stupidité de messieurs les junkers, qui firent des pieds et des mains comme des enfants mal élevés, contre cette organisation de cercles combinée dans leur seul intérêt, combinée pour sauvegarder leurs privilèges féodaux sous une étiquette quelque peu modernisée ? La Chambre prussienne des seigneurs, ou plutôt des junkers, commença par rejeter le projet qui traîna pendant toute une année, et ne l’accepta qu’après la création d’une « fournée » de 24 nouveaux « seigneurs ». Par là, les junkers prussiens se révélèrent une fois de plus être des réactionnaires mesquins, entêtés, incurables, incapables de former le noyau d’un grand parti indépendant qui aurait une mission historique dans La vie de la nation, comme le sont réellement les grands propriétaires terriens anglais. Ils avaient confirmé par là leur absence totale de discernement ; Bismarck n’eut plus qu’à montrer au monde entier leur absence tout aussi totale de caractère pour qu’une légère pression judicieusement exercée les transformât en un parti bismarckien à tout crin.

C’est à cela que le Kulturkampf devait servir.

L’exécution du plan impérial prusso-allemand devait avoir pour contre-coup la réunion en un seul parti de tous les éléments anti-prussiens qui avaient chacun auparavant leur évolution propre. Ces éléments de toutes teintes trouvèrent un drapeau commun dans l’ultramontanisme. La révolte du bon sens — même chez les innombrables catholiques orthodoxes — contre le nouveau dogme de l’infaillibilité du pape d’une part, l’anéantissement des États de l’Église et la prétendue captivité du pape à Rome, d’autre part, obligèrent à un rassemblement plus étroit de toutes les forces militantes du catholicisme. C’est ainsi que se constitua au Landtag prussien, au cours même de la guerre — en automne 1870 — le parti spécifiquement catholique du Centre ; lorsqu’il entra au premier Reichstag allemand en 1871, ce parti n’eut que 57 représentants ; mais il se renforça à chaque élection, jusqu’à dépasser la centaine. Il était composé d’éléments très divers. En Prusse, ses forces principales étaient les petits paysans rhénans, qui se considéraient encore « Prussiens par force » ; ensuite les grands propriétaires fonciers, les paysans catholiques des évêchés wesphaliens de Munster et de Paderborn, et les catholiques de Silésie. Le deuxième contingent important était représenté par les catholiques du Sud, les bavarois surtout. Mais la puissance du Centre était moins dans la religion catholique que dans le fait qu’il représentait les antipathies des masses populaires à l’égard de cette mentalité spécifiquement prussienne, qui prétendait désormais à l’hégémonie en Allemagne. Ces antipathies étaient particulièrement vives dans les régions catholiques ; on trouvait parallèlement des sympathies pour l’Autriche, maintenant rejetée de l’Allemagne. En accord avec ces deux courants populaires, le Centre était résolument particulariste et fédéraliste.

Ce caractère essentiellement antiprussien du Centre fut aussitôt reconnu par les autres petites fractions du Reichstag qui, pour des raisons locales — et non pas, comme les sociaux-démocrates, pour des raisons d’ordre national et général — étaient contre la Prusse. Non seulement les Polonais catholiques et les Alsaciens, mais même les guelfes protestants s’allièrent étroitement au Centre. Et, bien que les fractions bourgeoises libérales ne comprirent jamais le caractère véritable des ultramontains, elles firent cependant voir qu’elles avaient au moins une idée de l’état de choses réel, en donnant au Centre le titre de « sans-patrie » et d’« ennemi de l’Empire ».

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Le manuscrit s’interrompt ici. Les notes sur le Kulturkampf et l’esquisse de plan, destinée sans doute au dernier chapitre, que l’on trouvera ci-après et qui furent également publiées par E. Bernstein pour la première fois, montrent comment Engels envisageait la suite de son travail.

NOTES SUR LE KULTURKAMPF

1871. 3 mars. — Election au Reichstag. 57 élus du Centre seulement. Le Centre demande que les six articles de la Constitution prussienne sur la liberté de la presse, la liberté d’association et de région, et sur l’indépendance de l’Église soient repris. Rejeté.

1871. — Bismarck fait demander au pape si la position d’« ennemi du Reich » que prend le Centre correspond aux intentions pontificales. Querelles à ce propos. Pas de résultats pour Bismarck.

1871. 14 mai. — Le cardinal Hohenlohe n’est pas accepté par le pape comme ambassadeur. Bismarck : « Nous n’irons pas à Canossa ! »

4 juillet. — Loi contre les jésuites. Limites de séjour pour les jésuites allemands.

1873. Lois de mai. — La Chambre prussienne apporte au gouvernement des additions à l’article de la Constitution qui protège l’Église ! Contre : de nombreux conservateurs, le Centre, et une fraction du Parti progressiste. A la Chambre des seigneurs, Bismarck très violemment pour les lois de mai contre les conservateurs.

11 mai. — Mise en vigueur (des lois de mai). Virchow et les progressistes déclarent maintenant qu’ils soutiendront le gouvernement dans ce Kulturkampf.

En même temps, échec misérable des vieux catholiques et des catholiques d’État. Résistance des évêques. Impossibilités de pourvoir les postes vacants, d’où :

1874. — Lois sur les évêchés, le gouvernement en est pour sa peine.
25 avril. — Loi d’expatriation, adoptée par le Reichstag contre prêtres internés récalcitrants. Même des progressistes étaient pour !

13 juin. — Kullmann enlève à Bismarck ce qui lui reste de bon sens.
Chicanes policières contre les catholiques, les associations, la presse, etc. Malgré cela, délégués pontificaux secrets dans les diocèses abandonnés ; tout le monde leur obéit. Les évêques refusent les amendes ; ils ne paient pas.

1875. — Loi prussienne prohibitive contre les prêtres récalcitrants. Bismarck déclare qu’il n’y a que deux partis : celui qui accepte l’État ; celui qui ne l’accepte pas.

La suppression des paragraphes 15, 16, 18 de la Constitution prussienne est acceptée. Par là, les Églises protestantes tombent sous la coupe de l’État : elles seulement ; les autres se défendent.

31 mai. — La loi sur la dissolution des ordres est promulguée. C’est le point final à l’appareil de guerre. A partir de ce moment-là, Bismarck est sur la défensive.

Plusieurs évêchés sont liquidés ; les catholiques tiennent bon, le gouvernement doit très souvent fermer les yeux.

1875. Été. — Marpingen.

1877. — Falk devient chancelant. Mais Virchow est toujours pour le Kulturkampf. Dans les synodes protestants, la tendance piétiste orthodoxe prédomine ; elle est soutenue par Guillaume ; même parmi les conservateurs, figurent des ennemis du Kulturkampf.

1879. — Le Centre dans la majorité gouvernementale. — Falk tombe à la fin du mois de juin. — En 1878, le pape est mort, Léon, son successeur, est plus pacifique ; on traite ; en juillet 1878, le nonce apostolique Marsella a une entrevue avec Bismarck à Kissingen ; mais la lutte se poursuit entre le Centre et Falk : le Centre serait un parti politique avec des principes politiques. Vient l’alliance pour les tarifs protecteurs ; Falk tombe. A sa place, Putty ; une autre politique commence. En automne 1879, négociations entre Bismarck et Giacobbini ; sans succès. Mais Putty continue sa politique de douceur ; il l’adoucit encore.

Réélection du Landtag en octobre 1879. Fort glissement dans la répartition des sièges. Les libéraux perdent 88 sièges au profit des conservateurs.

1880. 24 février. — Le pape cède sur un point de détail à propos du « devoir de notification » ; par contre, le gouvernement demande au Landtag la permission de ne pas appliquer les lois de mai…
1881. Automne. — Nouvelles concessions du gouvernement pour préparer les élections au Reichstag.

1881. Nov. — Au nouveau Reichstag, un homme du Centre passe comme premier vice-président contre les libéraux. Bismarck s’appuie sur le Centre et flatte à nouveau le Vatican.

1882. Janvier. — Landtag prussien. Nouvelles propositions de désarmement du gouvernement… Suppression des prêtres d’État (c’est vulgaire) et de l’examen de culte.

1883. Été. — Nouvelle concession du gouvernement. Après n’avoir rien pu obtenir de la curie, le gouvernement se fait mettre en minorité, à cause de sa loi sur l’Église, par le Centre et par les conservateurs ; il déclare que si Rome ne s’en contente pas, on rejettera complètement le « devoir de notification ».

Par contre, le pape autorise les évêques à demander pour leurs nouveaux prêtres la dispense du gouvernement relative à leur préparation.

En automne… Les garanties d’État rétablies à Cologne ; ainsi la loi n’est plus appliquée qu’en Posnanie. Il ne reste du Kulturkampf que des persécutions contre les Polonais ?

UNE ESQUISSE DE PLAN

I. — Trois classes

Deux classes pouilleuses dont l’une en décadence et l’autre prospère, et la classe ouvrière, qui ne veut que le fairplay bourgeois. Par conséquent, louvoyer entre ces deux premières classes… mais non !
Politique :

1. Renforcer le pouvoir d’État et surtout le rendre financièrement indépendant (nationalisation des chemins de fer, monopoles) ; de même pour la police d’État et la justice de droit civil.

Être « libéral » et « national » et hybride de 1848, on le retrouve aussi dans l’Allemagne de 70/80.

Bismarck devait s’appuyer sur le Reichstag et sur le peuple ; pour cela nécessité de l’entière liberté de presse, de parole, de réunion et association, ne fût-ce que pour l’orientation.

II

1. Édification.

a) Du point de vue économique, déjà une mauvaise loi monétaire.

b) Du point de vue politique. Rétablissement de l’État policier et lois de justice anti-civiles, mauvaises copies des lois françaises. Indéterminations dans le domaine du droit civil. La Cour de justice d’Empire en est l’achèvement.

2. Manque d’idées prouvé par des enfantillages dans le Kulturkampf. Le curé catholique placé sous l’autorité du gendarme et du policier, et offense à Bismarck. Allégresse de la bourgeoisie — désespoir. — Vers Canossa. Parti Bismarck sans phrase.

Seul résultat raisonnable : le mariage civil !

3. Escroquerie et krach. Sa participation. Pouillerie des junkers conservateurs, aussi infâmes que les bourgeois.

4. Il [Bismarck] se transforme complètement en junker.

a) Tarifs protecteurs. Coalition des bourgeois et des junkers ; ceux-ci ont la part du lion.

b) Tentatives de créer un monopole du tabac.

c) Escroquerie coloniale.

5. Politique sociale à la Bonaparte.

a) Loi contre les socialistes ; les associations et les caisses ouvrières écrasées.

b) Petites réformes sociales.

III

6. Politique extérieure.

Danger de guerre. Effet des annexions. Augmentation des effectifs de l’armée. Service de sept ans. Une fois le temps fini, retour aux classes d’avant 70 pour assurer la supériorité quelques années encore.

IV. — Résultat

a) Une situation qui s’effondre avec la mort de deux hommes : pas d’Empire sans empereur ! Le prolétariat poussé à la révolution. Expansion de la social-démocratie, comme jamais auparavant, une fois la loi dur les socialistes supprimée. — Le chaos.

b) Une paix pire que la guerre, comme résultat de tout cela… dans le meilleur cas, ou encore une guerre mondiale.

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