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Jules Martov : leçon des événements de la révolution de 1905 en Russie

dimanche 15 janvier 2023, par Robert Paris

La leçon des événements en Russie

A Saint-Pétersbourg, le 5 décembre, 75 000 travailleurs ont abandonné leur lieu de travail ; à Moscou, le même jour, 300 000 ouvriers des usines les plus importantes ont également cessé de travailler. A Tiflis, Bakou, Harbin (en Mandchourie) la grève est totale : les magasins restent fermés, les trams ne circulent pas. A Vilna, Saratov, Ivano-Vosnesensk dans plusieurs autres villes ouvrières les usines n’ont pas ouvert. Enfin, les élèves de tous les lycées de Saint-Pétersbourg et de Moscou ont déserté leurs salles de classe.

Pourquoi cette grève imprévue ?

Le 5 décembre s’ouvrit le tribunal devant lequel devaient être jugés les députés social-démocrates de la IIe Douma, et le prolétariat russe protesta contre ce nouveau crime de l’aristocratie.

D’énormes protestations dans les principales villes industrielles ; des manifestations dans les petites villes où, s’il n’y avait pas de grève, des slogans appelant à la solidarité étaient repris en faveur de la faction parlementaire poursuivie ; des protestations de syndicats professionnels dont l’organisation centrale est distincte du parti social-démocrate, mais qui lui est liée par des liens de profonde sympathie.

Dans son ampleur, le mouvement a dépassé les prévisions les plus optimistes. Nous ne pouvions pas oser espérer que la classe ouvrière, qui avait souffert et souffre d’une terreur inouïe de la part de l’administration et des patrons, accepterait à nouveau les risques d’un conflit éclatant en hiver, dans l’hiver russe. Les syndicats doutaient de leur succès à la veille des manifestations. Mais un irrésistible courant d’indignation déferla sur les masses prolétariennes russes et, le 5 décembre au matin, de façon ordonnée — afin de ne donner aucun prétexte à une intervention policière — les ouvriers abandonnèrent le travail pour voter des résolutions condamnant le tsarisme.

Dans plusieurs usines, ce sont les femmes qui ont pris l’initiative de la grève.

L’ampleur de ce mouvement a tellement troublé le pouvoir que les représailles ont commencé. Les arrestations, les expulsions et les coups sont considérables. Trois mille ouvriers des ateliers ferroviaires ont été jetés à la rue. Afin de résister à la terreur des patrons et de l’administration, de nouvelles grèves sont déclenchées.

La bande réactionnaire est inquiète. Stolypine avait déclaré tout à l’heure que la révolution était complètement écrasée. Et c’est ce qu’admet désormais l’ultra-réactionnaire Novy Vremya : « Peut-on sérieusement parler d’écrasement de la révolution alors que dans la capitale 75 000 ouvriers ont pu manifester en faveur de leurs opinions républicaines ?

Au moment de la grève à Saint-Pétersbourg, deux autres manifestations ont eu lieu dans la même ville. Au sénat impérial, devant lequel les anciens députés et officiers avaient été amenés, les accusés appelèrent au débat public. Devant le refus de leurs demandes, ils quittèrent la Haute Cour accompagnés de leurs avocats en criant : « A bas l’autocratie !

A l’introuvable Chambre de Nicolas, au milieu des fonctionnaires et des privilégiés qui composent la troisième Douma, un député ouvrier modestement vêtu, le camarade Kossorotov, se leva et lut la déclaration de la faction social-démocrate. Dès les premiers mots : "condamnant le fait, sans précédent dans l’histoire, de l’inculpation des députés pour avoir rempli leur mandat...", un effroyable tumulte se déchaîne. On aurait pu croire qu’il s’agissait des petits nobles de la cour de Versailles couvrant la voix de Garibaldi, tant il est vrai que les mœurs de « l’élite des privilégiés » sont toujours et partout les mêmes. Mais le représentant du prolétariat russe ne s’est pas laissé déconcerter. Il lança des mots de mépris aux crieurs, et la faction social-démocrate quitta la salle.

La décision inique est rendue : les députés socialistes de la Deuxième Douma sont condamnés aux travaux forcés ou à l’exil en Sibérie, augmentant ainsi la longue liste des victimes de la révolution commencée le 17 octobre 1905.

Ce nouveau crime du tsarisme n’arrêtera pas la marche des événements. En écrasant les révolutionnaires de décembre 1905, en prononçant la dissolution de la Première Douma, l’autocratie croyait avoir achevé la révolution. Pourtant, quelques mois plus tard, il vit se dresser contre lui l’extrême gauche de la IIe Douma, que les subterfuges de la loi électorale n’avaient pas empêché d’y arriver puissante et compacte. Après avoir combattu dans la rue par une grève, le prolétariat révolutionnaire avait fait usage de la « légalité » accordée par le tsar à ses sujets. Et dès les premières séances, les élus de la Révolution, malgré les menaces du régime des conseils de guerre, ont montré ce que sait faire un parti de classe sachant user de la plus misérable « légalité ».dans les rues et par la force que le sort de la liberté en Russie sera décidé.

Les social-démocrates n’ont cessé de réagir contre l’état de désespoir dans lequel la défaite jetait le peuple russe. Ils se sont battus pour le rejet du budget, contre l’augmentation de l’armée, pour le procès du policier tueur. Ils ont utilisé le tribunal de la Douma pour activer les masses. Ils ont fait tomber le mur que le gouvernement avait voulu ériger entre les électeurs et leurs représentants en interdisant la publication du compte rendu des séances.

Les accusations portées par le Fouquier-Tinville de la contre-révolution, procureur Kamyshansty, établissent que la faction social-démocrate était le quartier général de l’armée révolutionnaire ; le centre vers lequel convergeaient, de tous les points de la Russie, les espoirs des ouvriers restés fidèles aux revendications d’Octobre réclamant une Constituante et une république démocratique. Les témoignages de solidarité des soldats et marins frères du peuple russe sont également allés à ce même centre.

Nos députés n’ont cessé de répéter que ni eux ni la Douma ne pouvaient émanciper la nation et qu’il appartenait au prolétariat lui-même de reprendre la lutte jusqu’à satisfaction complète.

Lorsque, le 31 mai dernier, le ministre de la Justice a demandé la levée de l’immunité parlementaire pour la fraction social-démocrate, le chef de cette fraction, notre camarade Tcheretelli, a répondu ; « Nous pensons avoir rempli nos obligations de représentants du peuple en disant au peuple que seule sa propre action sauvera la cause de la liberté !

Le gouvernement a décidé de retirer le bras de la « légalité » des mains des sociaux-démocrates. Il a livré la faction parlementaire au tribunal sous prétexte d’un complot qui n’a jamais existé. Il a illégalement mutilé la loi électorale. Pour priver le prolétariat de son bras légal, l’autocratie a brisé, par un coup d’État, sa propre légalité. Afin de « purger » le parlement des socialistes, il a bafoué les droits parlementaires et violé les lois fondamentales de la constitution. Elle espère ainsi rendre inoffensive l’institution que la Révolution d’Octobre lui a arrachée. Le prolétariat ayant été mis à l’écart, mis face à face avec les réactionnaires et les tremblants, le gouvernement espère rétablir l’autocratie absolue sous le masque d’un régime parlementaire.

Quoi qu’il arrive, les événements que je viens de raconter montrent quel usage révolutionnaire peut être fait de la légalité par le prolétariat socialiste. Ils montrent aussi que par l’action du 5 décembre, cette même légalité ayant été brisée, les socialistes savent utiliser d’autres moyens révolutionnaires. En résumé, ils prouvent que pour un parti d’avant-garde, toutes les armes sont utilisables dans la lutte de libération.

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