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Débats de Trotsky avec le mouvement ouvrier en France
dimanche 25 août 2024, par
Débats de Trotsky avec le mouvement ouvrier en France
Lettre du Camarade Trotsky aux camarades français
1er septembre 1919
Chers amis,
Je m’adresse à chacun de vous en particulier, car une amitié personnelle me lie à chacun de vous et je vous écris ensemble parce que nous somme tous unis par des idées communes sous le même drapeau. En dépit du blocus par lequel MM. Clémenceau, Lloyd Georges et leurs pareils s’efforcent de rejeter l’Europe dans la barbarie du Moyen Age, nou suivons d’ici attentivement votre travail et la croissance du communisme révolutionnaire en France. Et, personnellement, j’apprends chaque fois avec joie que vous êtes, chers amis, au premier rang dans ce mouvement qui doit régénérer l’Europe et l’humanité.
Notre République des Soviets traverse actuellement la période de la plus grande tension de ses forces, afin d’en finir défnitivement avec les attentats militaires contre la révolution prolétarienne. Au cours de ces deux derniers mois nous avons éprouvé sur notre front sud, principalement en Ukraine, de graves revers. Mais permettez-moi de vous dire chers amis, qu’en ce moment la République des Soviets est plus forte que jamais.
Nous avons défait Koltchak. La bourgeoisie russe et étrangère, la bourgeoisie française y compris espérait couronner Koltchak, au Kremlin, de la couronne des autocrates. Les troupes de Koltchak approchaient de la Volga. Ces troupes sont maintenant battues et dispersées. Du début de mai jusqu’à ce jour (1er septembre) les armées rouges ont, sur le front oriental, franchi en combattant plus de mille kilomètres. Nous avons rendu à la révolution des Soviets l’Oural, son industrie et sa population prolétarienne. Nous avons ainsi créé une seconde base pour l’œuvre de la révolution communiste.
La défaite de l’armée de Koltchak nous a permi de concentrer nos forces et nos réserves sur le front sud contre le général Dénikine. Au cours de ces jours derniers nous avons passé à l’offensive sur toute l’étendue du front sud. Cette offensive a déjà donné des résultats. Dans certaines directions extrêmement importantes, l’ennemi a reculé de 100 km et plus. Nos forces et notre armement sont tout à fait suffisants pour achever notre victoire sur Dénikine, c’est-à-dire, pour extirper totalement du sol la contre-révolution du sud.
Reste le front occidental qui n’a maintenant sur notre carte stratégique révolutionnaire qu’une importance de troisième plan. La gentilhommerie polonaise peut obtenir ici, momentanément, des succès de maraude. Nous voyons sans grande inquiétude l’avance temporaire des faibles troupes polonaises. Quand nous aurons fini avec Dénikine, — et ce jour est proche, — nous jetterons de lourdes réserves sur le front occidental. Lord Churchill se flatte, d’après les journaux, d’avoir mobilisé contre la Russie 14 états. Mais il s’agit de 14 appellations géographiques et non de 14 armées. Dénikine et Koltchak eussent préféré recevoir au lieu de ces 14 alliés, 14 bon corps d’armée. Mais heureusement ni Clémenceau, ni Lloyd Georges ne sont plus en état de les leur donner et le mérite vous en revient sans nul doute.
Je me souviens de la première période de la guerre quand MM. Renaudel, Jouhaux et Cie prédisaient que la victoire de la France et l’Angleterre serait celle de la démocratie occidentale, serait le triomphe du principe des nationalités, etc., etc. Avec vous, nous considérions d’un œil plein de mépris ces illusions petites bourgeoises, empoisonnées de charlatanisme impérialiste.
Le groupe de Jean Longuet pensa que l’on pouvait corriger la marche de l’histoire mondial au moyen d’un politique à la Renaudel, avec annotations, réticences, équivoques. Il a ainsi complètement démasqué le mensonge écœrant du social-patriotisme de Renaudel et consorts. La France impérialiste apparait comme le rempart de la contre-révolution mondiale. Les traditions de la grande révolution française, les défroques de l’idéologie démocratique, la phraséologie républicaine, tout cela est utilisé avec l’enivrement de la victoire pour soutenir et renforcer la position du capital contre les vagues montantes de la révolution sociale.
Si la France est devenue le rempart de la contre-révolution capitaliste, la tendance Renaudel apparait maintenant en France comme une force plus réactionnaire que le cléricalisme même. Or Renaudel est inconcevable sans Longuet. Renaudel est trop franc, trop rectiligne, trop cynique, dans sont réactionnarisme social. Jean Longuet qui dans toutes les questions fondamentales soutient l’intangibilité de l’ordre capitaliste dépense le meilleur de sa force et son ingéniosité à couvrir ce travail des rites et des formules rituelles du culte socialiste et même internationaliste. — Le geste de Merrheim passant du côté de nos ennemis ne m’a guère surpris. Dans la première période de la guerre Merrheim au lieu de marcher avec nous suivait en boîtant. A l’époque où nous vivons il vaut mieux avec des ennemis déclarés que des amis douteux.
Les hommes de ce type, chez nous, se sont presque tous montrés à la minute décisive de l’autre côté de la barricade. Ils ont couvert de leur trahison envers la cause de la classe ouvrière, de phrases sur la « démocratie ». Nous avons vu et montré qu’à l’époque de la révolution sociale les formes et les rites de la démocratie bourgeoise sont aussi mensongers que le droit international à l’époque de la guerre impérialiste. Là où deux classes irréconciliables ont entamés la lutte décisive, il n’y a pas de place pour un arbitrage qui trancherait leur différent. Rejetant le mensonge conventionnel du parlementarisme démocratique, nous avons créé la véritable démocratie de la classe ouvrière sous la forme des Soviets. La Russie des Soviets a appelé des millions d’ouvriers et de paysans à l’œuvre de construction de la vie nouvelle. Les masses laborieuses de la Russie ont créé leur armée rouge au milieu des difficultés inouïes. Sur tous les champs de batailles ses chefs sont des prolétaires de Pétrograd et de Moscou. Les paysans de l’Oural, de la Sibérie, du Don, de l’Ukraine accueillent cette armée en libératrice. Les commissaires de nos bataillons et de nos régiments sont dans les régions libérées les porteurs de la culture communiste, les constructeurs de la vie nouvelle.
La crise économique du ravitaillement n’est pas encore surmontée chez nous uniquement parce que les forces et les ressources principales du pays sont absorbées par la guerre que nous impose férocement le capitalisme anglais et français. Nous espérons en finir au cours des mois prochains avec nos ennemis et toutes les forces, toutes les ressources du pays, tout l’enthousiasme, toute l’ardeur du prolétariat avancé seront alors dirigés dans la voie de la nouvelle reconstruction économique.
Nous viendrons à bout de la désorganisation économique et de l’insuffisance du ravitaillement, comme nous sommes venus à bout de Koltchak, comme nous viendrons à bout de Dénikine. Nos bataillons victorieux, dans les steppes de la Sibérie et sur les routes du Turkestan soulèvent l’enthousiasme révolutionnaire des peuples opprimés de l’Asie. Et en ce moment même nous ne doutons pas un instant que l’heure de l’aide décisive qui nous viendra d’occident est proche, — que l’heure de la révolution sociale est proche dans toute l’Europe.
Plus le triomphe du militarisme, du vandalisme et des social-traites de la France bourgeoise est brutal, plus sévère sera la révolte prolétarienne, plus décisive sera sa tactique, plus complète sera sa victoire.
Dans nos revers momentanés et dans nos succès décisifs nous ne vous oublions jamais, chers amis. Nous savons que la cause du communisme est placée entre des mains probes et fermes.
Vive la France révolutionnaire et prolétarienne !
Vive la Révolution sociale universelle !
Pétrograd, 1er septembre 1919.
https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1919/09/lt19190901.htm
Sur le parti socialiste français
Léon Trotsky
22 juillet 1920
Conditions de l’admission dans la 3e Internationale
I
Les social-patriotes et leurs inspirateurs bourgeois font remarquer que les guides de la 3e Internationale, appelés quelquefois « Moscou », ou « les bolcheviks », posent des exigences dictatoriales aux autres partis concernant l’exclusion de leurs membres, les changements dans la tactique, etc., comme conditions à l’admission dans la, 3e internationale.
Les socialistes du centre (les Kautskiens, les Longuettistes) y répètent ces accusations, dans une forme un peu délayée, en essayant de piquer au vif les sentiments nationaux des ouvriers de tel ou tel pays, en éveillant chez eux le soupçon que quelqu’un tâche de les commander « du dehors ».
En réalité, les accusations et les insinuations de cette sorte expriment l’altération, due à la mauvaise foi bourgeoise, ou bien la non-compréhension, bourgeoisement bête, de l’essence même de l’Internationale Communiste, qui ne présente nullement un ensemble des associations ouvrières et socialistes existant en différents pays, mais forme une organisation internationale intégrale et autonome poursuivant des buts définis et exactement formulés par des moyens révolutionnaires également définis.
L’organisation de chaque pays, en adhérant à la 3e Internationale, non seulement se soumet à sa direction générale, vigilante et exigeante, mais elle acquiert elle-même le droit de prendre une part active dans la direction de toutes les autres parties de l’Internationale Communiste.
L’adhésion à l’Internationale poursuit non les buts d’une étiquette internationale, mais les tâches de combat révolutionnaires. Par conséquent, elle ne peut en aucun cas se baser sur des omissions, des malentendus ou des obscurités du langage. L’Internationale Communiste rejette avec mépris les conventions qui paralysaient de haut en bas les relations à l’intérieur de la 2e Internationale et qui étaient basées sur le fait que les chefs de chaque parti national faisaient semblant de ne pas s’apercevoir des déclarations et des actions opportunistes et chauvines des chefs des autres partis nationaux, dans l’espoir que ces derniers leur rendront la pareille.
Les relations entre les partis « socialistes » nationaux n’étaient qu’une misérable reproduction des relations entre les diplomaties bourgeoises à l’époque de la paix armée. C’est justement grâce à cela que, au moment où les généraux, capitalistes ont rejeté la diplomatie capitaliste, le mensonge conventionnel diplomatique des partis « fraternels » de la 2e Internationale a été remplacé par le militarisme ouvert de ses chefs.
La 3e Internationale est une organisation de l’action révolutionnaire de l’insurrection prolétarienne internationale. Les éléments qui se déclarent prêts à entrer dans la 3e Internationale, mais s’insurgent, en même temps, contre l’imposition, « du dehors », des conditions de cette entrée, démontrent par cela même leur entière inutilité et leur incapacité du point de vue des principes et des méthodes d’action de la 3e Internationale. La création d’une organisation de la lutte pour la dictature du prolétariat n’est possible qu’à la condition que, dans la 2e Internationale, ne seront admises que les collectivités qui sont pénétrées du véritable esprit de l’insurrection prolétarienne contre la domination de la bourgeoisie et qui, par conséquent, sont intéressées elles-mêmes à ce que, dans leur milieu aussi bien que dans le milieu des autres collectivités politiques et professionnelles qui travaillent avec elles, soient absents non seulement les traîtres et les délateurs, mais aussi les sceptiques sans volonté, ces éléments des éternelles hésitations, ces semeurs de panique et de confusion dans les idées. Et on ne peut y arriver que par un nettoyage continuel et obstiné de ses rangs des fausses idées, des fausses méthodes d’action, et de leurs porteurs.
Les conditions que la 3e Internationale pose et continuera à poser à toute organisation qui entre dans ses rangs sont justement destinées à servir ce but.
Je le répète : l’Internationale Communiste n’est pas un ensemble des partis ouvriers nationaux. Elle est le parti communiste du prolétariat international. Les communistes allemands ont le droit et sont obligés de demander carrément la raison pour laquelle Turati se trouve dans leur parti. Les communistes russes ont le droit et sont obligés, en examinant la question, de l’admission dans la 3e Internationale des social-démocrates indépendants d’Allemagne et du parti socialiste français, de poser les mêmes conditions qui, de leur point de vue, garantiront notre parti international contre la liquéfaction et la décomposition. Mais toute organisation qui entre dans l’Internationale Communiste acquiert, à son tour, le droit et la possibilité d’une influence active sur la théorie et la pratique des bolcheviks russes, spartakistes allemands, etc., etc.
II
Dans sa réponse, qui épuise la matière, adressée au parti indépendant allemand, le Comité exécutif de l’Internationale Communiste identifie, en principe, les indépendants allemands avec les longuettistes français. C’est absolument vrai. Mais, lorsque la question touchant le parti socialiste français est posée d’une façon plus pratique, il est nécessaire, à côté des traits fondamentaux de ressemblance, d’établir également les différences.
Le fait que le parti socialiste français a marqué, dans son ensemble, des aspirations vers la 3e Internationale, amène par lui-même, de prime abord, des craintes naturelles. Ces craintes ne peuvent qu’augmenter, si l’on compare, d’une façon plus positive, la situation du socialisme en France avec sa situation en Allemagne.
La vieille social-démocratie allemande s’est divisée actuellement en trois branches : 1° la social-démocratie ouvertement gouvernementale et chauvine d’Ebert-Scheidemann ; 2° le parti « indépendant » dont les chefs officiels essaient de rester dans les cadres de l’opposition parlementaire, pendant que les masses brûlent de se jeter dans une insurrection ouverte contre la société bourgeoise, et 3° le Parti Communiste faisant partie de la 3e Internationale.
En examinant la question de l’entrée du parti indépendant dans la 3e Internationale nous constatons d’abord la non-conformité susmentionnée entre la conduite des chefs officiels et les aspirations des masses. Cette non-conformité est le point d’application de notre levier. En ce qui concerne la social-démocratie de Scheidemann, qui passe actuellement, avec la formation d’un gouvernement purement bourgeois, à la semi-opposition, il n’est pas même question, pour nous, d’admettre ce parti dans la 3e Internationale ou d’entrer, dans une mesure quelconque, en pourparlers avec lui. Cependant, le parti socialiste français n’est nullement une organisation équivalente au parti indépendant allemand dans son état actuel, car aucune scission ne s’est produite dans le parti socialiste français, et les Ebert, Scheidemann et Noske français y conservent tous leurs postes responsables.
Pendant la guerre, la conduite des chefs du parti socialiste français n’a pas été pour un iota au-dessus de la conduite des social-traîtres allemands les plus patentés. La trahison de classe a été ici, comme de l’autre côté, également profonde. Quant aux formes de son expression, du côté français elles ont été encore plus criardes et vulgaires que dans le camp de Scheidemann. Mais alors que la social-démocratie indépendante allemande avait rompu, sous la pression des masses, avec ses Scheidemann, — MM. Thomas, Renaudel, Varenne, Sembat, etc..., restent, comme par le passé dans les rangs du parti socialiste français. Ce qui est pourtant le plus essentiel, c’est la manière véritable, effective, pratique des guides officiels du parti socialiste français de considérer la lutte révolutionnaire pour la prise du pouvoir. Guidé par des longuettistes, le Parti socialiste non seulement ne se prépare pas à cette lutte par tous les moyens d’agitation et d’organisation, ouvertement ou clandestinement, mais au contraire, en la personne de ses représentants, il suggère aux masses la pensée que l’époque actuelle de désorganisation et de ruine économiques n’est pas favorable à la domination de la classe ouvrière. En d’autres termes, le parti socialiste français, sous l’impulsion des longuettistes, impose aux masses ouvrières une tactique de passivité et d’attente, leur inculque la pensée que la bourgeoisie, aux époques des catastrophes impérialistes, est capable de sortir le pays de l’état du chaos économique et de la misère, et de préparer de cette façon, les conditions « favorables » pour la dictature du prolétariat. Il est inutile de dire que si la bourgeoisie réussissait ce qu’elle ne peut réussir en aucun cas, c’est-à-dire la renaissance économique de la France et de l’Europe, le parti socialiste français aurait encore moins de raisons, de possibilités et d’intérêt qu’il n’en a aujourd’hui, pour appeler le prolétariat au renversement révolutionnaire de la domination bourgeoise.
En d’autres termes, dans sa tactique capitale, le parti socialiste français guidé par des longuettistes, joue un rôle contre-révolutionnaire. Il est vrai que, contrairement à l’exemple du parti de Scheidemann, le parti socialiste français est sorti de la 2e Internationale. Mais si l’on prend en considération que cette sortie a été entreprise sans aucun préjudice à l’union avec Renaudel, Thomas et tous les autres serviteurs de la guerre impérialiste, ils devient parfaitement clair que pour une partie très considérable des représentants du socialisme officiel français, la sortie de la 2e Internationale n’a rien de commun avec le reniement de ses méthodes, mais n’est qu’une simple manœuvre faite pour continuer à tromper les masses des travailleurs.
Pendant la guerre, le parti socialiste français s’opposait avec une telle obstination au socialisme kaiserien de Scheidemann, qu’à l’heure qu’il est, il est devenu très malaisé, non seulement pour Longuet, Mistral, Pressemane et autres partisans du centre, mais même pour Renaudel, Thomas, Varenne, de rester dans le cercle de la 2e Internationale, face à face avec Ebert, Scheidemann et Noske, comme s’ils étaient dans une communion d’idées très étroite avec ces derniers. De cette manière, la sortie de la cuisine de Huysmans était dictée au socialisme officiel français par les suites de sa position patriotique. Il est vrai qu’il a fait tout son possible pour donner à son refus patriotique d’une collaboration immédiate avec Noske et Scheidemann l’air d’un geste dicté également par l’internationalisme. Mais la phraséologie des résolutions de Strasbourg ne saurait non seulement abolir, mais même atténuer la valeur du fait que dans les rangs de la majorité de parti de Strasbourg ne figurent pas les communistes français, mais que tous les chauvins connus s’y trouvent. Le parti indépendant d’Allemagne, opposé comme organisation à la social-démocratie patriote, est forcé de mener contre cette dernière une lutte ouverte idéologique et politique dans la presse et dans les réunions et par cela même, malgré le caractère archi-opportuniste de ses journaux et de ses chefs, il collabore à rendre révolutionnaires les masses des travailleurs ; en France, au contraire, nous observons ces derniers temps un rapprochement croissant entre l’ancienne majorité et l’ancienne minorité longuettiste et la suppression, entre elles, de toute lutte idéologico-politique et organisationnelle.
Dans ces conditions, la question de l’adhésion du parti socialiste français à la 3e Internationale présente encore plus de difficultés et de dangers que celle de la social-démocratie indépendante allemande.
III
Nous devons poser au parti socialiste français, en tant qu’il soulève actuellement, sur un terrain pratique, la question de son entrée dans la 3e Internationale, des questions absolument claires et nettes, définies par les considérations exposées ci-dessus. Il n’y a que les réponses franches et nettes, confirmées par le « parti », c’est-à-dire, en fait, par la partie responsables de celui-ci, qui peuvent prêter un contenu réel à la question de l’entrée du parti des socialistes français dans l’organisation communiste internationale.
Ces questions pourraient être, par exemple, les suivantes :
Reconnaissez-vous toujours, comme par le passé, pour le parti socialiste, le devoir de la défense nationale à l’égard de l’État bourgeois ? Considérez-vous comme admissible de soutenir la république bourgeoise française dans ses conflits militaires possibles avec d’autres États ? Trouvez-vous admissible le vote de crédits militaires aussi bien actuellement, que dans le cas d’une nouvelle guerre mondiale ? Renoncez-vous catégoriquement au mot d’ordre si traître de la défense nationale. Oui ou non ?
Considérez-vous comme admissible la participation des Socialistes, aussi bien en temps de paix qu’en temps de guerre, au gouvernement bourgeois ? Considérez-vous comme admissible un appui, direct ou indirect, prêté au gouvernement bourgeois par la fraction socialiste du parlement ? Trouvez-vous possible de souffrir plus longtemps dans les rangs de votre parti les gens indignes qui vendent leurs services politiques aux gouvernements capitalistes, aux organisations du capital, à la presse capitaliste, en qualité d’agents responsables de la ligue de brigands, appelée la Ligue des Nations (Albert Thomas), de rédacteurs de la presse bourgeoise (A. Varenne), d’avocats ou de défenseurs parlementaires des intérêts capitalistes (Paul-Boncour), etc., etc. ? Oui ou non ?
Vu la violence exercée par l’impérialisme français sur une série de peuples faibles, et surtout sur les peuples coloniaux arriérés de l’Afrique et de l’Asie ; considérez-vous comme votre devoir une lutte irréconciliable avec la bourgeoisie française, son parlement, son armée, dans les questions du pillage mondial ? Vous engagez-vous à soutenir, par tous les moyens à votre disposition, cette lutte partout où elle surgit, et avant tout dans la forme d’une insurrection ouverte des peuples coloniaux opprimés contre l’impérialisme français ? Oui ou non ?
Considérez-vous comme nécessaire l’ouverture immédiate d’une lutte systématique et sans merci contre le syndicalisme officiel français, qui s’est orienté entièrement du côté de la concorde économique, de la collaboration des classes, du patriotisme, etc., et qui remplace systématiquement la lutte pour l’expropriation révolutionnaire des capitalistes au moyen de la dictature du prolétariat par un programme de la nationalisation des chemins de fer et des mines par l’État capitaliste ? Considérez-vous comme un devoir pour le parti socialiste de soulever — dans une liaison étroite avec Loriot, avec Monatte, avec Rosmer — dans les masses ouvrières une agitation énergique dans le but de nettoyer le mouvement professionnel français de Jouhaux, Dumoulin, Merrheim et autres traîtres à la classe ouvrière ? Oui ou non ?
Trouvez-vous possible de souffrir dans les rangs du parti socialiste les prédicateurs de la passivité qui paralysent la volonté révolutionnaire du prolétariat, en lui inculquant la pensée que le « mouvement actuel » n’est pas favorable pour la dictature ? Considérez-vous, au contraire, comme de votre devoir de dénoncer aux masses ouvrières la tromperie d’après laquelle le « mouvement actuel », dans l’interprétation des agents de la bourgeoisie, convient toujours uniquement à la domination de la bourgeoisie ; avant-hier, parce que l’Europe traversait la période d’une puissante montée industrielle qui faisait baisser le nombre des mécontents ; hier, parce qu’il s’agissait de la défense nationale ; aujourd’hui, parce qu’il faut guérir les plaies causées par les exploits de la défense nationale ; demain, parce que le travail reconstructeur de la bourgeoisie aura amené une nouvelle guerre, et, avec elle, le devoir de la défense nationale. Pensez-vous que le parti socialiste doit commencer sans retard une véritable préparation, sociologique et organisatrice, de la poussée révolutionnaire contre la société bourgeoise, dans le but de s’emparer, dans le temps le plus court, du pouvoir d’État ? Oui ou non ?
Les groupements dans le mouvement ouvrier français et les tâches du communisme français
I
A l’époque précédant la guerre, le parti socialiste français se présentait, sur ses sommets directeurs, comme l’expression la plus complète et la plus achevée de tous les côtés négatifs de la 2e Internationale : l’aspiration continuelle vers la collaboration des classes (le nationalisme, la participation à la presse bourgeoise, les votes de crédits et de confiance à des ministères bourgeois, etc.) ; attitude dédaigneuse ou indifférente à l’égard de la théorie socialiste, c’est-à-dire des tâches fondamentales sociales-révolutionnaires de la classe ouvrière ; le respect superstitieux à l’égard des idoles de la démocratie bourgeoise (la république, le parlement, le suffrage universel, la responsabilité du ministère, etc., etc.) ; l’internationalisme ostentatoire et purement décoratif, allié à une extrême médiocrité nationale, au patriotisme petit-bourgeois et, souvent, à un grossier chauvinisme.
II
La forme la plus éclatante de protestation contre ces côtés du parti socialiste fut le syndicalisme révolutionnaire français. Comme la pratique du réformisme et du patriotisme parlementaires se dissimulaient derrière les débris d’un faux marxisme, le syndicalisme tâchait d’opposer son opposition au réformiste parlementaire par une théorie anarchiste, adaptée aux méthodes et aux formes du mouvement professionnel de la classe ouvrière.
La lutte contre le réformisme parlementaire se transformait en lutte non seulement contre le parlementarisme, mais aussi contre la « politique » en général, en la pure négation de l’État comme tel. Les syndicats ont été proclamés la seule forme révolutionnaire légitime et véritable du mouvement ouvrier. A la représentation à la substitution parlementaire de la classe ouvrière, opérée dans les coulisses, on opposait l’action directe des masses ouvrières, et le rôle décisif était attribué à la minorité capable d’initiative, en qualité d’organe de cette action directe.
Cette brève caractéristique du syndicalisme montre qu’il s’efforçait à donner l’expression aux besoins de l’époque révolutionnaire qui s’approchait. Mais les erreurs théoriques fondamentales (celles de l’anarchisme) rendaient impossible la création d’un solide noyau révolutionnaire, bien soudé au point de vue idéologique et capable de résister effectivement aux tendances patriotiques et réformistes.
La chute social-patriotique du socialisme français se produisit tout à fait parallèlement à la chute du parti socialiste. Si, à l’extrême-gauche du parti, le drapeau de l’insurrection contre le social-patriotisme fut déployé par un petit groupe ayant à sa tête Loriot, à l’extrême-gauche du socialisme le même rôle échut au petit (à son début) groupe Monatte-Rosmer : entre ces deux groupes s’établit bientôt le lien nécessaire idéologique et organisateur.
III
Nous avons indiqué ci-dessus que la majorité longuettiste, sans force et sans moelle, se confond avec sa minorité renaudelienne.
En ce qui concerne ce qu’on appelle la minorité syndicaliste, qui, au dernier congrès des syndicats à Lyon, atteignait, pour certaines questions, un tiers des délégués présents, elle représente un courant encore très peu formé, dans lequel les communistes révolutionnaires se trouvent à côté des anarchistes, qui n’ont pas encore rompu avec les vieilles superstitions, et des « longuettistes » du socialisme français, les « réconciliateurs ». Dans cette minorité sont encore très fortes les superstitions anarchistes contre la prise du pouvoir d’État, et chez beaucoup se cachent, sous de pauvres superstitions, tout simplement la peur devant l’initiative révolutionnaire et l’absence de la volonté d’agir. C’est du milieu de cette minorité syndicaliste qu’est sortie l’idée de la grève générale comme moyen pour la réalisation de la nationalisation des chemins de fer. Le programme de la nationalisation, mis en avant, d’accord avec les réformistes, comme mot d’ordre de la collaboration avec les classes bourgeoises, s’oppose essentiellement comme un problème concernant toute la nation au pur programme de classe, c’est-à-dire à l’expropriation révolutionnaire des capitaux des chemins de fer et autres par la classe ouvrière. Mais justement le caractère réconciliateur et opportuniste du mot d’ordre imposé à la grève générale paralyse l’élan révolutionnaire du prolétariat, amène le manque d’assurance et les hésitations dans son milieu et le force de reculer, indécis, devant l’application d’un des moyens aussi extrêmes que la grève générale, qui lui demande les plus grands sacrifices, au nom de buts purement réformistes, propres au radicalisme bourgeois.
Il n’y a que la manière claire et nette employée par les communistes pour poser les problèmes révolutionnaires qui pourra apporter la clarté nécessaire à la minorité syndicaliste elle-même, la nettoyer des superstitions et des compagnons de hasard, et, ce qui est le principal, fournir un programme précis d’action aux masses révolutionnaires prolétariennes.
IV
Des groupements purement intellectuels semblables à « Clarté » apparaissent comme très symptomatiques pour une époque pré-révolutionnaire, quand une petite et la meilleure partie des intellectuels bourgeois, pressentant l’approche d’une très profonde crise révolutionnaire, se détache des classes dominantes entièrement pourries et se met à la recherche d’une autre orientation idéologique. Conformément à leur nature intellectuelle, les éléments de cette sorte, naturellement enclins à l’individualisme, à la division en groupements séparés fondés sur les sympathies et les opinions personnelles, sont incapables de créer, et encore moins d’appliquer un système précis d’opinions révolutionnaires, et, par conséquent, ramènent leur travail à une propagande abstraite et purement idéaliste, teintée d’un communisme délayé par des tendances purement humanitaires. Sincèrement sympathiques au mouvement communiste de la classe ouvrière, les éléments de ce genre se détachent néanmoins souvent du prolétariat au moment te plus aigu, lorsque les armes de la critique sont remplacées par la critique des armes, pour restituer ensuite au prolétariat leurs sympathies, quand il aura la possibilité, ayant pris le pouvoir dans ses mains, de développer son génie créateur dans le domaine de la culture. La tâche du communisme révolutionnaire est l’explication aux ouvriers avancés de la valeur purement symptomatique des groupements de cette sorte, et la critique de leur passivité idéaliste et de leur médiocrité. Les ouvriers avancés ne peuvent en aucun cas se grouper en qualité de chœur attaché aux solistes intellectuels, — ils doivent créer une organisation autonome, qui fera son travail indépendamment du flux et du reflux des sympathies même de la meilleure partie des intellectuels bourgeois
V
Actuellement en France est nécessaire, de pair avec une révision radicale de la théorie et de la politique du socialisme parlementaire français, une révision décisive de la théorie et de la pratique du syndicalisme français, afin que ses superstitions survivantes n’entravent pas le développement du mouvement communiste révolutionnaire.
Il est manifeste que la « négation » continue de la politique et de l’État de la part du syndicalisme français serait une capitulation devant la politique bourgeoise et l’État capitaliste. Il ne suffit pas de renier l’État, il faut s’en emparer pour le surmonter. La lutte pour la possession de l’appareil de l’Etat est la politique révolutionnaire. Renoncer à elle, c’est renoncer aux tâches fondamentales de la classe révolutionnaire.
La minorité possédant l’initiative, à qui la théorie syndicaliste abandonnait la direction, en la mettant, en fait, au-dessus des organisations professionnelles des masses de la classe ouvrière, ne saurait exister sans prendre une forme. Mais si l’on organise régulièrement cette minorité, capable d’initiative, de la classe ouvrière ; si on la lie ensemble par une discipline intérieure répondant aux besoins inexorables de l’époque révolutionnaire ; si on l’arme d’une juste doctrine, d’un programme, construit scientifiquement, de la révolution prolétarienne, — on n’obtiendra rien d’autre que le parti communiste, se trouvant au-dessus des syndicats aussi bien que de toutes les autres formes du mouvement ouvrier, les fécondant au point de vue des idées et donnant la direction à tout leur travail.
Les syndicats qui groupent les ouvriers d’après les branches de l’industrie ne peuvent pas devenir les organes de la domination révolutionnaire du prolétariat. La minorité possédant l’initiative (le parti communiste) ne peut trouver cet appareil que dans les soviets embrassant les ouvriers de toutes les localités, de toutes les branches de l’industrie, de toutes les professions, et par là-même mettant au premier plan les intérêts fondamentaux, communs, c’est-à-dire social-révolutionnaires, du prolétariat.
VI
De là vient une nécessité de fer de créer un parti communiste français qui doit dissoudre entièrement en lui-même aussi bien l’aide révolutionnaire du parti socialiste actuel que le détachement révolutionnaire du syndicalisme français. Le parti doit créer son propre appareil parfaitement autonome, rigoureusement centralisé, indépendant aussi bien du parti socialiste actuel que de la C. G. T. et des syndicats locaux.
La situation actuelle des communistes français qui représentent, d’un côté, une opposition intérieure de la C. G. T., et, d’un autre côté, du parti socialiste, transforme le communisme français en une sorte de facteur privé d’autonomie, en une sorte de complément négatif des organes fondamentaux existants (du parti et des syndicats) et le prive de la force combative nécessaire, de la liaison immédiate avec les masses et de l’autorité directrice.
De cette période préparatoire, le communisme français doit sortir à tout prix.
Le moyen d’en sortir est le commencement immédiat de la construction d’un parti communiste centralisé et, avant tout, la création sans retard, dans les centres principaux du mouvement ouvrier, de journaux qui, à la différence des publications hebdomadaires actuelles, seraient non des organes d’une critique de l’organisation intérieure et d’une propagande abstraite, mais ceux de l’agitation révolutionnaire directe et de la direction politique de la lutte des masses prolétariennes.
La création d’un parti communiste militant en France est aujourd’hui une question de vie et de mort pour le mouvement révolutionnaire du prolétariat français.
https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1920/07/lt19200722.htm
Lettre à un syndicaliste français à propos du parti communiste
Léon Trotsky
31 juillet 1920
Cher, ami,
Le caractère politique et la constitution de ses partis vous font douter de la 3e Internationale. Votre crainte est de voir le mouvement syndicaliste français tomber à la remorque d’un parti politique. Laissez-moi vous faire part de mes idées à ce sujet.
Avant tout, je dois vous dire que le mouvement syndicaliste français, dont l’indépendance vous préoccupe, se trouve d’ores et déjà à la remorque d’un parti politique. Certes, ni Jouhaux, ni ses plus proches lieutenants, Dumoulin, Merrheim et autres ne sont encore députés, ils n’appartiennent encore à aucun des partis parlementaires. Mais c’est affaire tout simplement de division du travail. Au fond, Jouhaux mène dans le domaine syndicaliste une politique d’accord avec la bourgeoisie, absolument identique à celle que mène le socialisme français, type Renaudel-Longuet, dans le domaine parlementaire. Si on exigeait de la direction actuelle du Parti socialiste français qu’elle traçât un programme à la Confédération Générale du Travail et qu’elle nommât son personnel directeur, il n’y a pas l’ombre d’un doute : le Parti socialiste français sanctionnerait le programme actuel de Jouhaux-Dumoulin-Merrheim et laisserait ces messieurs aux postes qu’ils occuppent. Si l’on envoyait Jouhaux et consorts siéger au Parlement et si l’on plaçait Renaudel et Longuet à la tête de la C. G. T., ce déplacement ne modifierait en rien la vie intérieure de la France, ni le sort de la classe ouvrière française. Vous êtes obligé vous-même d’en convenir.
Le tableau qui vient d’être esquissé prouve précisément qu’il ne s’agit pas de parlementarisme ou d’antiparlementarisme, ni non plus d’adhésion formelle à un parti. Les vieilles étiquettes se sont effacées et ne répondent plus au contenu nouveau. L’antiparlementarisme de Jouhaux ressemble comme deux gouttes d’eau au crétinisme parlementaire de Renaudel. Le syndicalisme officiel d’aujourd’hui a beau renier — par tradition — tout parti, la politique de parti, etc..., le fait est que les partis bourgeois de France ne peuvent souhaiter de meilleurs représentants à la tête du mouvement syndicaliste français que Jouhaux, de même qu’ils ne peuvent souhaiter de meilleurs parlementaires « socialistes » que Renaudel et Longuet.
Certes, ces partis bourgeois ne leur ménagent pas les injures. Mais c’est uniquement pour ne pas ébranler définitivement leur crédit dans le mouvement ouvrier. L’essentiel n’est ni le parlementarisme, ni le syndicalisme — l’essentiel, c’est le caractère de la politique suivie par l’avant-garde de la classe ouvrière tant au parlement que par l’organe des syndicats. Une politique vraiment communiste, c’est-à-dire une politique ayant pour but de renverser la domination de la bourgeoisie et de l’Etat bourgeois, trouvera son expression révolutionnaire dans toutes les manifestations vitales de la classe ouvrière, dans toutes les associations, institutions et organes où pénètrent les représentants de cette classe : syndicats, meetings, presse, partis communistes, sociétés révolutionnaires secrètes travaillant l’armée ou préparant l’insurrection, tribune parlementaire même, si les travailleurs avancés envoient au parlement d’authentiques représentants révolutionnaires.
Le but de la classe ouvrière, c’est de chasser du pouvoir la bourgeoisie, de détruire ses instruments d’oppression et de contrainte, de créer ses propres organes de dictature ouvrière afin d’écraser la résistance de la bourgeoisie et de transformer le plus rapidement possible tous les rapports sociaux dans le sens communiste. Celui qui, sous prétexte d’anarchisme, n’admet pas ce but — la dictature du prolétariat — n’est pas un révolutionnaire, mais un petit bourgeois grognon. Pour celui-là pas de place parmi nous. D’ailleurs, nous aurons à revenir plus tard sur ce sujet.
Ainsi, la tâche du prolétariat consiste à détruire le régime bourgeois au moyen de la dictature révolutionnaire. Mais, comme vous le savez, au sein même de la classe ouvrière, tous les éléments ne sont pas également conscients. Le but à atteindre par la révolution n’apparaît clairement dans toute son ampleur qu’à la minorité révolutionnaire la plus consciente du prolétariat. Ce qui fait la force de cette minorité, c’est que plus elle agit avec fermeté, résolution et assurance, plus elle trouve de soutien dans la masse ouvrière innombrable demeurée en arrière. Mais pour que ces millions d’ouvriers retenus artificiellement par le capitalisme, l’église, la démocratie, etc., dans la vase des préjugés, ne dévient pas de la route et trouvent l’expression qui convient vraiment à leurs aspirations intégrales, il est indispensable que la classe ouvrière ait à sa tête, dans toutes les manifestations de sa vie les meilleurs et les plus conscients de ses membres et que ces derniers demeurent inébranlablement fidèles à leur drapeau, prêts, s’il le faut, à donner leur vie pour la cause.
Syndicalistes révolutionnaires de France, votre point de départ était bon, quand vous constatiez que, seuls, les syndicats embrassant les grandes masses ouvrières ne suffisent pas pour faire la révolution et qu’il faut une minorité directrice pour éduquer cette masse et lui fournir, dans chaque cas, un programme d’action concret, net et précis.
Comment doit être composé ce groupe d’initiative ? Il est clair qu’il ne peut être constitué par un groupement professionnel ou territorial. Il ne s’agit pas de métallurgistes, de cheminots, ni de menuisiers avancés, mais des membres les plus conscients du prolétariat de tout un pays. Ils doivent se grouper, élaborer un programme d’action bien défini, cimenter leur unité par une rigoureuse discipline intérieure, et s’assurer ainsi une influence directrice sur toute l’action militante de la classe ouvrière, sur tous les organes de cette classe, et avant tout sur les syndicats.
Comment appellerez-vous cette minorité directrice du prolétariat groupée en un bloc homogène par le programme communiste et brûlant d’entraîner la classe ouvrière à l’assaut décisif de la citadelle capitaliste ? Nous l’appelons le parti communiste.
Mais alors, direz-vous, ce parti n’a rien de commun avec le parti socialiste français actuel ? C’est absolument vrai. Et c’est précisément pour établir bien nettement la différence que nous ne parlons pas de parti socialiste, mais de parti communiste.
— Néanmoins, vous parlez de parti ?
— Oui, nous parlons de parti. Bien sûr, on peut démontrer, non sans succès, que le mot même de parti est fortement compromis par les parlementaires, les bavards professionnels, les charlatans petits-bourgeois et autres du même acabit.
Mais ces inconvénients n’affectent pas seulement les partis politiques.
Nous avons déjà reconnu ensemble que les organisations professionnelles (syndicats français, trade-unions anglaises, Gewerkschaften allemands) se sont passablement compromises, elles aussi, par suite du rôle honteux que leurs leaders ont joué pendant la guerre et continuent, pour la plupart, à jouer. Et pourtant, ce n’est pas encore une raison suffisante pour renoncer à remploi du mot « syndicat ». D’ailleurs, vous en conviendrez, ce qui importe n’est pas la terminologie, mais la nature des choses. Sous le nom de parti communiste, nous comprenons l’union de l’avant-garde du prolétariat en vue de la dictature du prolétariat et de la révolution communiste.
Les arguments invoqués contre la politique et contre le parti cachent très souvent une méconnaissance anarchiste du rôle de l’Etat dans la lutte des classes. Proudhon disait que l’atelier ferait disparaître le gouvernement. Ce n’est vrai qu’en un sens : la société future sera un formidable atelier libéré du principe gouvernemental, puisque le gouvernement ou l’Etat n’est que l’appareil de contrainte de la classe dominante et que dans la société communiste il n’y aura plus de classes. Mais toute la question est de savoir par quel chemin nous arriverons à la société communiste. Proudhon pensait que nous y arriverions par la voie de l’association. L’atelier ferait disparaître peu à peu le capitalisme et l’Etat. Cela, l’événement l’a montré, c’est la plus pure des utopies : c’est l’atelier qui a disparu devant l’usine monstre et par-dessus ses ruines s’est élevé le trust monopolisateur. Les syndicalistes français croyaient et nombre d’entre eux le croient encore, que les syndicats supprimeraient la propriété capitaliste et détruiraient l’Etat bourgeois. C’est faux. Les syndicats apparaissent comme un puissant appareil de grève générale, parce que les méthodes et procédés de la grève générale coïncident avec les méthodes et procédés des organisations syndicales. Mais pour que la grève devienne vraiment générale, il est nécessaire d’avoir une « minorité initiatrice » qui de jour en jour, d’heure en heure, fasse l’éducation révolutionnaire des masses. Il est évident que cette minorité ne doit se grouper ni par métier, ni par profession, mais sur la base d’un programme déterminé d’action révolutionnaire prolétarienne. Or, comme nous l’avons déjà dit, ce n’est là autre chose que le parti communiste.
Mais pour renverser la domination de la bourgeoisie, la grève générale, qu’il est tout indiqué de réaliser par l’appareil des syndicats, ne suffit pas1. La grève générale est une arme bonne pour la défense et non pour l’attaque. Or, ce que nous voulons, c’est renverser la bourgeoisie et lui arracher des mains la machine gouvernementale. La bourgeoisie, représentée par son Etat, s’appuie sur l’armée. Seule l’insurrection armée, mettant le prolétariat face à face avec l’armée, porte à ses éléments contre-révolutionnaires des coups mortels et gagne à sa cause la meilleure partie de cette armée ; seule l’insurrection armée du prolétariat est en mesure de le rendre maître de la situation dans le pays. Mais pour la réussite de l’insurrection, il faut une préparation énergique et acharnée : propagande, organisation, préparation technique. Il faut à tout moment dénoncer les crimes et les vilenies de la bourgeoisie dans tous les domaines de la vie sociale : politique internationale, atrocités coloniales, despotisme intérieur de l’oligarchie capitaliste, bassesses de la presse bourgeoise, voilà les matériaux d’un réquisitoire vraiment révolutionnaire dont il faut savoir tirer toutes les conséquences révolutionnaires qui en découlent. Or, ces thèmes sortent des cadres de l’organisation syndicale et de son rôle.
Parallèlement à cette préparation, on devra procéder à la création de points d’appui organisés pour l’insurrection du prolétariat. Il faut que dans tout syndicat local, dans chaque usine, chaque atelier, il y ait un groupe d’ouvriers liés indissolublement par une idée commune et capables au moment décisif, par leur action unanime, d’entraîner la masse avec eux, de lui montrer la bonne route, de la préserver des erreurs et de lui assurer la victoire. Il faut pénétrer dans l’armée. Dans chaque régiment doit exister un groupe solide et cohérent de soldats révolutionnaires prêts et résolus, au jour de la rencontre avec le peuple, à passer eux-mêmes du côté des ouvriers et à entraîner tout le régiment avec eux. Ces groupes de prolétaires révolutionnaires cimentés par l’idée, liés par l’organisation, ne pourront agir avec plein succès que s’ils sont les cellules d’un parti communiste unifié et centralisé. Si nous réussissions à avoir dans les diverses institutions gouvernementales et, notamment, dans les institutions militaires, des amis sûrs, avoués ou secrets, au courant de toutes les affaires, intentions et machinations des cliques dirigeantes, nous renseignant à temps sur tout, il est manifeste que nous ne pourrions qu’y gagner. De même, ce ne sera pour nous qu’une force de plus si nous réussissons à envoyer au Parlement bourgeois ne fût-ce qu’une poignée de militants fidèles et dévoués à la cause de la révolution communiste, en contact étroit avec les organes légaux et illégaux de notre Parti, strictement subordonnés à la discipline du Parti, jouant le rôle d’éclaireurs du prolétariat révolutionnaire au parlement, cet état-major politique de la bourgeoisie, et prêts à tout moment à quitter la tribune parlementaire pour la barricade.
Bien sûr, cher ami, ces ouvriers ce ne sont ni Renaudel, ni Sembat, ni Varenne. Mais n’avons-nous pas connu Karl Liebknecht ? Lui aussi était membre du Parlement. La canaille capitaliste et social-patriote étouffait sa voix. Mais les quelques paroles d’accusation et d’appel qu’il put lancer par-dessus la tète des tortionnaires du peuple allemand secouèrent les sentiments et la conscience de centaines de milliers d’ouvriers allemands. Karl Liebknecht descendit du parlement sur la place de Potsdam pour appeler les masses prolétariennes à la lutte. Il quitta la place pour le bagne et le bagne pour les barricades de la révolution. Lui, l’ardent partisan des soviets et de la dictature du prolétariat, il estima ensuite qu’il était nécessaire de participer aux élections à l’Assemblée Constituante allemande. En même temps, il organisait les soldats communistes. Il est tombé à son poste révolutionnaire. Qu’était Karl Liebknecht ? Syndicaliste ? Parlementaire ? Journaliste ? Non, c’était le révolutionnaire communiste qui se frayait sa route vers les masses à travers tous les obstacles. Il s’adresse aux syndicats en démasquant les Jouhaux et Merrheim d’Allemagne. Il dirige l’action du parti dans l’armée en préparant l’insurrection. Il publie des journaux révolutionnaires et des appels légaux et illégaux. Il pénètre dans le Parlement pour servir là aussi la cause qu’aux autres heures de la journée il servait dans les organisations clandestines.
Aussi longtemps que l’élite du prolétariat français n’aura pas fondé un parti communiste centralisé, elle ne s’emparera pas du pouvoir, elle ne supprimera pas la police bourgeoise, le militarisme bourgeois, ni la propriété privée sur les moyens de production. Or, sans ces conditions... l’atelier ne supprimera pas l’Etat. Celui qui, après l’expérience de la révolution russe, ne l’a pas compris, est perdu sans espoir. Mais, même après que l’insurrection triomphante aura fait tomber le pouvoir entre les mains du prolétariat, celui-ci ne pourra pas immédiatement liquider l’Etat en remettant l’autorité aux syndicats. Les syndicats organisent les couches supérieures de la classe ouvrière par profession et par industrie. Le pouvoir, lui, doit refléter les intérêts et les exigences révolutionnaires de la classe ouvrière. C’est pourquoi l’organe de la dictature du prolétariat, ce ne sont pas les syndicats, mais les soviets élus par tous les travailleurs, et, dans le nombre, par des millions d’ouvriers qui n’ont jamais appartenu à aucun syndicat et qui sont, pour la première fois, réveillés par la révolution.
Mais ce n’est pas tout que former des soviets. Il faut encore que ces soviets aient une politique révolutionnaire déterminée. Il faut qu’ils distinguent nettement les amis des ennemis, il faut qu’ils soient capables d’actions décisives et si les circonstances l’exigent d’action impitoyable. L’exemple de la révolution russe et celui des révolutions hongroise et bavaroise démontrent que la bourgeoisie ne dépose jamais les armes après sa première défaite. Bien au contraire. Dès qu’elle se rend compte de tout ce qu’elle a perdu, son désespoir ne fait que doubler et tripler son énergie.
Régime des soviets veut dire régime de lutte implacable avec la contre-révolution indigène et étrangère. Qui donc donnera aux soviets élus par les ouvriers un niveau de conscience différent, un programme d’action clair et précis ? Qui les aidera à s’orienter dans le dédale de la situation internationale et à trouver la bonne voie ? A coup sûr ce ne peut être que les prolétaires les plus conscients et les plus expérimentés liés indissolublement par l’unité du programme. Et c’est encore une fois le parti communiste.
Quelques simples d’esprit (ou peut-être au contraire quelques fins matois) dénoncent avec horreur que chez nous en Russie le Parti « dirige les soviets et les organisations professionnelles ».
Les syndicats français, disent certains syndicalistes, « réclament leur indépendance et ne souffriront pas que le parti les commande ». Mais comment donc, cher ami — je le répète encore — les syndicats français souffrent-ils la direction de Jouhaux, autrement dit d’un agent manifeste du capital franco-américain ? Leur indépendance formelle ne préserve pas les syndicats français de l’influence de la bourgeoisie. Les syndicats russes ont répudié pareille indépendance, ils ont renversé la bourgeoisie. Et ils y sont parvenus parce qu’ils ont chassé de leurs rangs les sieurs Jouhaux, Merrheim, Dumoulin et les ont remplacés par des combattants fidèles, éprouvés, sûrs, c’est-à-dire par des communistes. Ce faisant, ils n’ont pas assuré seulement leur indépendance contre la bourgeoisie, mais encore leur victoire sur elle.
C’est vrai, notre parti dirige les organisations professionnelles et les soviets. En a-t-il toujours été ainsi ? Pas du tout. Ce poste directeur le parti du prolétariat l’a conquis au prix d’une lutte incessante contre les partis petits-bourgeois, mencheviks, socialistes-révolutionnaires et contre les neutres, c’est-à-dire les éléments retardataires ou sans principe. Il est vrai, les mencheviks défaits par nous disent que nous nous assurons la majorité par la « violence ». Mais comment se fait-il que les masses laborieuses, qui ont renversé le pouvoir du tsar, puis celui de la bourgeoisie, puis celui des conciliateurs, qui cependant détenaient l’appareil de contrainte gouvernemental, non seulement tolèrent présentement le pouvoir et la « contrainte » du parti communiste dirigeant les soviets, mais entrent encore dans nos rangs en nombre toujours plus grand ? Cela s’explique exclusivement par ce fait qu’au cours de ces dernières années la classe ouvrière russe a acquis une énorme expérience. Elle a eu la possibilité de vérifier par la pratique la politique des divers partis, groupes ou cliques, de comparer leurs paroles et leurs actes et d’en arriver ainsi, en fin de compte, à cette conclusion que le seul parti demeuré fidèle à lui-même à tous les moments de la révolution, dans les échecs comme dans la victoire, a été et reste encore le Parti. Communiste. Aussi quoi de plus naturel, si chaque réunion d’ouvriers, chaque conférence syndicale élit des communistes aux postes les plus importants ? C’est la définition même du rôle directeur du parti communiste.
A l’heure actuelle les syndicalistes révolutionnaires, ou plus exactement, les communistes, tels que Monatte, Rosmer et autres, constituent une minorité dans le cadre des organisations syndicales. Ils y sont dans l’opposition, ils y critiquent et dénoncent les machinations de la majorité dirigeante qui exprime les tendances réformistes, autrement dit les tendances purement bourgeoises. C’est dans une situation identique que se trouvent les communistes français dans le cadre du Parti Socialiste qui défend les idées du réformisme petit-bourgeois. Monatte et Jouhaux ont-ils une politique syndicaliste commune ? Non pas : ils sont ennemis. L’un est au service du prolétariat, l’autre défend sous une forme déguisée les tendances bourgeoises. Loriot et Renaudel-Longuet ont-ils une politique commune ? Non pas : l’un conduit le prolétariat à la dictature révolutionnaire, l’autre assujettit les masses laborieuses à sa démocratie bourgeoise. Maintenant, qu’est-ce qui distingue la politique de Monatte et celle de Loriot ? C’est uniquement que Monatte opère de préférence sur le terrain syndical, et Loriot dans les organisations politiques. Mais il ne fait voir que la division du travail. Les syndicalistes vraiment révolutionnaires, de même que les socialistes vraiment révolutionnaires, doivent se grouper dans un même Parti Communiste. Ils doivent cesser d’être l’opposition au sein de partis qui, ,au fond, leur sont étrangers. Ils doivent sous la forme d’une organisation indépendante, sous le drapeau de la 3e Internationale, se présenter devant les grandes masses, donner des réponses claires et précises à toutes leurs questions, diriger leur lutte et l’orienter sur la voie de la révolution communiste. Les organisations syndicales, coopératives, politiques, la presse, les cercles clandestins dans l’armée, la tribune parlementaire, les municipalités, etc., etc., ne sont que des variétés d’organisation extérieure, de méthodes pratiques ou de points d’appui. La lutte reste une, par son contenu, quel que soit le domaine dans lequel elle se produise. L’élément actif dans cette lutte, c’est la classe ouvrière. Son avant-garde directrice, c’est le parti communiste dans lequel les syndicalistes vraiment révolutionnaires doivent occuper la place d’honneur.
Votre L. Trotsky
Moscou, 31 juillet 1920
Note
1 Il faut bien dire cependant que l’histoire a connu des grèves générales déclenchées en l’absence presque totale d’organisations professionnelles, comme la grève d’octobre 1905 en Russie. Et par contre les tentatives de grève générale faites par les syndicalistes français ont toujours jusqu’à présent abouti à des échecs, justement à cause de l’absence en France d’une organisation révolutionnaire directrice (parti communiste), préparant quotidiennement, systématiquement l’insurrection au prolétariat, au lieu de s’essayer de temps en temps a improviser quelque manifestation purement décorative.
https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1920/07/lt19200731.htm
Le mouvement ouvrier français
Éxécutif de l’Internationale Communiste - 2 Mars 1922
Camarades, la commission nommée pour étudier la question française a travaillé pendant la semaine écoulée et elle a abouti à une résolution unanime [1]. Le fait que cette résolution a été acceptée par tous les membres de la commission est d’une grande importance politique, parce qu’il s’agissait non de questions générales envisagées comme telles mais, avant tout, d’étudier la crise qui existe actuellement dans le parti français et de trouver les moyens les mieux appropriés pour la résoudre.
Notre parti, je parle de tout le parti communiste, se développe dans une époque qui n’est pas très tranquille ni très monotone. La monotonie, c’est la dernière chose dont nous puissions nous plaindre dans l’époque présente.
La situation sociale s’aggrave : la situation, la constellation politique nationale et internationale changent brusquement. Le parti est dans la nécessité de s’adapter aux exigences de ce mouvement, on pourrait dire spasmodique, du développement social et politique. Voilà d’où provient la crise dans le parti communiste, et voilà pourquoi elle a pris tout à fait inopinément une importance très grande, très aiguë.
Nous l’avons vu chez nous, dans notre parti russe, quelquefois. Une commission de cette conférence étudie maintenant la question russe, qui n’est pas, c’est ma conviction profonde, la crise du parti russe, mais qui est la survivance d’une crise déjà dépassée [2]. Nous avons étudié, au 3° congrès, la crise du parti allemand [3], et cette conférence ci s’est trouvée confrontée à la crise du parti français.
Camarades, le parti français s’est composé, comme beaucoup d’autres, à partir d’une part d’un groupement plus ou moins étroit de partisans de la III° Internationale unis dans un comité spécial ; d’autre part d’un large courant au sein de l’ancien parti [4].
La scission
Le congrès de Tours fut une étape, un moment décisif dans le développement du communisme français : c’était la scission avec les réformistes, avec les patriotards ; la responsabilité formelle de cette scission retombe sur eux parce qu’ils sont restés dans la minorité et qu’ils ont quitté le parti. Mais, naturellement, nous prenons sur nous la responsabilité politique et pas seulement formelle de cette scission, parce que c’est la scission entre les réformistes et la révolution prolétarienne, qui représentent des tendances absolument irréconciliables.
Mais il serait tout à fait faux, même théoriquement, de supposer qu’après la scission ce fait fondamental qui marque la naissance même du parti communiste français le parti communiste révolutionnaire en France fût déjà créée par l’Histoire, tout à fait réalisé tel qu’il se présentera au moment de la conquête du pouvoir.
Non, il reste à faire après cette scission un grand travail d’organisation, de purification, d’éducation, de sélection.
Le congrès de Tours a signifié que le prolétariat français manifeste en principe, en organisation, sa volonté pour la révolution, pour la dictature, pour la conquête du pouvoir. Mais il existe pour le prolétariat français une grande tâche historique et un grand problème : c’est de créer, dans cette situation très fluide, un instrument tout à fait approprié à cette grande tâche historique. Et ce problème, cette tâche consistant à créer l’instrument idéologique et d’organisation nécessaire, se réalise non selon une ligne tout à fait directe, et paisible, mais au travers de secousses et de crises, grandes et petites. C’est absolument inévitable. Et la crise, comme telle, ne signifie nullement que le parti est malade ; cette crise montre seulement que le parti est vivant, qu’il se développe. Pour prouver, pour démontrer que le parti est sain, il faut voir si le parti est capable de surmonter cette crise. Et nous avons tous, à la commission, été de cette opinion que la volonté et les capacités du parti communiste français de faire un nouveau pas en avant sont tout à fait indiscutables.
La crise
En quoi consiste cette crise ? Le congrès de Marseille était une seconde étape, une étape très remarquable du mouvement révolutionnaire en France. Le congrès de Marseille a voté deux résolutions d’une importance capitale : la résolution sur le mouvement syndical, sur les rapports entre le parti et les syndicats, c’est à dire entre l’avant garde et la classe ouvrière en France. L’autre résolution est celle qui concerne la question agraire, c’est à dire les rapports entre le parti et les petits paysans de France. Ces deux points : la question du prolétariat et la question du petit paysan, ce sont les deux questions qui dominent le problème de la révolution française.
Le congrès de Marseille les a résolues dans un sens communiste, dans un sens révolutionnaire qui nous donne la possibilité d’aller de l’avant sur la base de principes bien déterminés, bien définis. Et néanmoins, à ce même congrès, voilà une crise d’organisation qui surgit, et il y a d’abord la discussion sur le fait même savoir si c’est une crise d’idées ou si c’est une crise de personnes [5].
Or, à la commission, nous avons écarté toutes les questions personnelles, et nous ferons de même ici, non parce que nous estimons que les questions personnelles sont tout à fait au dessous du niveau d’un parti communiste : bien ou mal, la politique se fait par des hommes ; les hommes, n’est ce pas, sont les représentants des tendances, les hommes ont leur caractère, souvent mauvais : alors, on se querelle avec acharnement, quand il y a des divergences de principes et quand il n’y en a pas.
Mais le fait que quelques incidents, lors de l’élection des membres du comité directeur, ont pris une importance politique pour le parti, prouve que le parti, que sa conscience, ont senti dans l’atmosphère quelques dangers.
Dans les époques ordinaires, dans les époques paisibles, la crise se prépare lentement, les éléments de la crise s’accumulent successivement et on a toujours assez de temps pour se rendre compte du contenu de la crise, pour la déterminer, pour la caractériser.
Dans une époque comme la nôtre, la crise vient souvent comme le voleur dans la nuit, inopinément. On remarque au commencement, n’est ce pas, qu’il y a quelque chose ; il y a un certain malaise et après cela, progressivement, on en vient à résoudre la question du point de vue des principes.
Or, le camarade Soutif va nous aider à comprendre la situation par quelques paroles qu’il a prononcées au congrès de Marseille. Il a dit ce qui suit, d’après le compte rendu de l’Humanité :
“ L’orateur indique que depuis Tours, des tendances se sont formées et qu’il ne faut pas s’en alarmer, car elles marquent la vitalité du parti. D’ailleurs, ces tendances existent dans l’Internationale communiste. Là, comme ici, il y a un opportunisme de droite et un centre. ”
Il faudrait ajouter, selon moi, à ces affirmations du camarade Soutif, que l’existence de tendances ne prouve pas, en soi, la vitalité du parti ; comme la crise, l’existence des tendances ne prouve pas que le parti est vivant, que le parti se développe : mais la vitalité du parti communiste peut être prouvée par le fait que le parti est capable de soutenir et d’affermir les tendances révolutionnaires et de dominer les tendances opportunistes ou extrémistes, dans le mauvais sens du mot, comme nous l’observons aussi, de temps en temps, dans notre Internationale.
Il est bien naturel qu’après le congrès de Tours, quand on a fait la scission définitive, irrévocable avec les réformistes, qu’après ce fait fondamental, les tendances ou les nuances réformistes ne puissent trouver un large domaine, un terrain libre pour se développer dans le parti communiste français. Mais l’opportunisme, au sein d’un parti révolutionnaire, commence toujours comme un petit nuage, comme une tâche, il tâtonne, il cherche s’il y a opposition, s’il y a résistance. S’il ne trouve pas cette résistance, il se développe toujours comme une tâche d’huile et il peut devenir une maladie vraiment dangereuse, surtout dans une époque comme la nôtre où, comme je l’ai dit, la situation change rapidement, nous place devant des difficultés toujours nouvelles et demande de nous, comme parti, la faculté de diriger notre parti tout à fait librement, exige que nos pieds et nos jambes ne soient jamais liés par ceux qui se nomment nos amis, mais qui sont, au fond, nos adversaires.
Une tendance de droite
Nous avons pu constater que la droite, dans le parti communiste français, et cela s’explique très bien par son histoire et par le congrès de Tours, n’est une tendance ni large, ni définie, ni organisée ; c’est une tendance en formation, ou si vous voulez, en renaissance. Elle se manifeste sur quelques questions d’une importance vitale pour le parti français, notamment sur la question du militarisme. On attaque, par exemple, notre camarade Cachin parce qu’il a demandé d’armer le peuple ouvrier. On l’attaque en disant : “ Non, notre position c’est le désarmement, c’est le pacifisme absolu. ”
J’ai ici quelques articles et discours de membres du parti communiste français. Je ne ferai pas beaucoup de citations pour ne pas vous fatiguer les citations sont toujours bien ennuyeuses mais, sur une question, et sur celle là seulement, je donnerai quelques citations qui sont les raisons mêmes de notre inquiétude profonde.
Voilà, par exemple, un article qui est publié même dans l’Internationale :
“ D’excellents camarades s’étonnent de voir un certain nombre d’entre nous rester fidèles au vieil antimilitarisme d’autrefois, fait d’opposition absolue et irréductible à tout système d’armement. ”
Premièrement, nous ne comprenons pas de quel antimilitarisme il s’agit, parce que si nous prenons Jaurès, il était pour l’“ Armée nouvelle ”, il était pour la milice, pour l’armement du peuple. Sa position était très liée avec son idéologie démocratique, mais il n’a jamais défendu ce pacifisme vague, confus et sentimental qui consiste dans le refus d’employer des armes.
“ Car, il n’y a pas - continue notre auteur - deux militarismes. Il n’y en a qu’un. ”
Ainsi, un membre de notre parti c’est le camarade Raoul Verfeuil déteste le militarisme “ quelle que soit la couleur qu’on lui donne, parce qu’il annihile la personnalité ”. Or, camarades et je vous prie de ne pas croire que je parle ici comme le défenseur de notre armée rouge s’il ne s’agissait que de la critique du “ militarisme russe ”, du “ militarisme rouge ”, naturellement, dans des articles de l’Internationale à Paris, on pourrait dire que ces articles sont détestables, mais qu’ils sont inoffensifs, qu’ils ne peuvent pas être bien nuisibles au prolétariat français. On pourrait dire cela, mais à une condition : si le prolétariat français n’a pas besoin de la révolution, s’il l’a déjà accomplie et assurée. Malheureusement, ce n’est pas le cas.
On parle dans le même article, de “ l’emploi de certains procédés de force qu’une situation de fait peut justifier mais que la doctrine de notre parti et la morale sont d’accord pour réprouver ”. Oui, camarades, il y a des méthodes qui peut être nous seront imposées, les méthodes de violence, mais que notre morale réprouve comme la doctrine de notre parti.
Et puis un argument décisif. “ On nous objecte que nous avons besoin de l’armée pour faire la révolution. La révolution serait encore plus facile si l’armée n’existait pas. ” (Rires prolongés.)
Voilà, l’adversaire est désarmé ! Devant cet argument, l’adversaire est désarmé !
Mais, camarades, ce n’est pas là un fait unique. Sur la même question nous trouvons dans le même organe de notre parti, un article de notre camarade Victor Méric sur le militarisme. Il veut apporter, écrit il, quelques arguments contre le militarisme “ contre tous les militarismes ”. Puis, après avoir évoqué les nécessités de la révolution, il écrit : “ Constater et déplorer ces dures nécessités, c’est une chose. ”
Constater et déplorer ces dures nécessités, est ce à dire qu’il accepterait d’employer la violence ? Mais il ajoute : “ Les admettre a priori, les préparer méthodiquement, les vouloir, c’en est une autre. ”
Voilà des questions bien posées.
Nous disons et répétons que la seule possibilité pour le prolétariat de se libérer, c’est de jeter bas la bourgeoisie, de lui retirer le pouvoir, de s’en emparer en désarmant la bourgeoisie et en s’armant lui même.
Et, sans doute, l’éducation que le parti doit développer consiste dans ce travail préparatoire : faire comprendre au prolétariat qu’il ne peut vaincre la bourgeoisie que par la violence révolutionnaire.
Nécessité de la violence
Est ce que nos camarades Méric et Verfeuil croient qu’il y a dans le prolétariat français un excès de cette violence révolutionnaire contre la bourgeoisie ? Est ce qu’ils croient que le prolétariat français est sanguinaire et qu’il faut le discipliner, le brider un peu par notre morale et la sainte doctrine qui nous commandent d’être humains envers notre ennemi. C’est le contraire qui est vrai. Toute l’histoire de la III° République, au lendemain de la Commune, montre que cette Commune fut non seulement le désarmement physique du prolétariat, mais son désarmement moral. L’atmosphère même, l’opinion publique bourgeoise ont pour tâche d’infecter la mentalité de la classe prolétarienne par l’hypnose de la légalité. La légalité, c’est la couverture de la violence brutale de la bourgeoisie.
Qu’est ce que nous devons faire, nous autres ? Nous devons démontrer au prolétariat que la légalité n’est qu’un masque pour la violence de la bourgeoisie, que la violence de la bourgeoisie ne peut être brisée que par la violence la nôtre. Qu’il faut se préparer, qu’il faut s’éduquer, qu’il faut la vouloir si nous voulons la victoire. Il faut vouloir les moyens, et les moyens, c’est la violence révolutionnaire. Et on vient dire au prolétariat : “ Peut-être que tu auras la triste occasion, une fois, d’employer la violence ”, mais notre sainte doctrine et notre sainte morale le défendent. On ne peut que semer le désarroi et le trouble en propageant une morale révolutionnaire de ce genre.
Comme je lisais ces articles, j’ai vu, par hasard, les résolutions du congrès anarchiste où on dit naturellement : “ Les anarchistes ne veulent pas le pouvoir, ils restent ennemis de toute dictature quelle qu’elle soit, de droite ou de gauche, de la bourgeoisie ou du prolétariat, ils restent ennemis du militarisme quelque couleur qu’il prenne, de la bourgeoisie ou du prolétariat. ” C’est la même idéologie, la même.
J’ai cité deux camarades bien connus comme Verfeuil et Méric et leurs critiques sont dirigées, pour autant que je le comprenne, contre une résolution de la fédération des jeunesses. Nous avons un peu combattu un représentant de la fédération des Jeunesses au 3° congrès, mais cette résolution ci est tout à fait juste. Elle affirme qu’il faut combattre le militarisme, mais elle préconise l’armement du prolétariat.
Avant les articles des camarades Verfeuil et Méric, nous avions eu sur le même sujet un discours programme prononcé par notre camarade Georges Pioch au congrès du parti. J’en ferai quelques citations qui me paraissent d’une grande importance. Voici ce que dit le camarade Pioch :
“ Les peuples ne se sont pas battus seulement pour des intérêts. Ils se déclarent la guerre et les passions la font durer. En méconnaissant cette vérité, vous fonderiez des sociétés d’où la guerre ne serait pas bannie. ”
Ainsi, la guerre n’est pas un produit de la structure de la société, c’est un phénomène psychologique, elle naît des passions, et il faut éduquer l’homme pour que la société, même communiste, ne produise pas de guerres.
“ Au lieu de déshonorer la guerre, vous commencez par déshonorer la paix en déshonorant le pacifisme. ” Notre lutte contre le pacifisme sentimental paraît au camarade Pioch une lutte contre la paix et comme une glorification même de la guerre. “ Le seul antimilitarisme profond et profitable est celui que créera l’éducation des enfants ”.
Et, pour en finir, et cette thèse est la plus formidable :
“ En ce qui concerne la désertion, l’orateur ne peut ni la conseiller, ni la déconseiller. C’est une affaire de conscience. Quant au noyautage de l’armée, il considère que c’est un sophisme dangereux. ”
Ce discours a été prononcé au congrès du parti communiste !
On nous dit : “ La guerre, c’est un phénomène plutôt psychologique. Il faut éduquer les enfants, les petits enfant dans leur berceau dans l’esprit de l’antimilitarisme pur et absolu, dans le pacifisme honni par vous, les militaristes rouges, et par ce procédé nous aboutirons à une société sans guerre. Et, pour le moment, peut être la désertion, peut être, mais c’est un cas de conscience individuel, je ne peux ni la conseiller ni la déconseiller. Et le noyautage dans l’armée, qu’est-ce que cela veut dire ? Le noyautage, cela veut dire le travail des communistes comme communistes dans l’armée. Or, c’est “ un sophisme dangereux. ”
Camarades, nous connaissons très bien Pioch. C’est un bon poète, un écrivain et nous l’estimons je le dis tout à fait sincèrement. Mais je ne parle pas du camarade Pioch, je parle du secrétaire de la fédération de la Seine. La fédération de la Seine, c’est la fédération la plus importante du parti. Et je me demande, camarades, tout en sachant bien que les idées du camarade Pioch sont tout à fait exceptionnelles, personnelles, quelle résonance, quel écho elles peuvent trouver dans les cerveaux de notre jeunesse ouvrière communiste ou mi communiste, à qui on dit que le militarisme rouge, la violence, le meurtre et l’effusion de sang ne sont pas des principes communistes ? (Je ne sais pas si c’est dans le discours du camarade Pioch ou dans l’article du camarade Verfeuil qu’il est dit que le meurtre et l’effusion de sang ne sont pas des principes communistes.)
Qu’est ce que cela veut dire, camarades ? Et le parti, qu’est ce que le parti ? Le parti, c’est l’organisation d’une haine consciente contre la bourgeoisie. Et la haine, est ce un principe communiste ? Je crois que c’est la fraternité qui est un principe communiste, mais le parti communiste est l’organisation de la haine de la classe ouvrière contre la bourgeoisie. Et si l’on veut combattre la bourgeoisie avec les sentiments qui naîtront sur la base d’une société sans bourgeoisie, alors cette société ne viendra jamais.
Qu’est ce que le parti ? Le parti, camarades, c’est une organisation pour lutter contre les autres organisations. Et la lutte entre les hommes, est ce que c’est un principe communiste ? Qu’est ce que le communisme, non pas comme idéal de l’avenir, mais le communisme comme une chose vivante, d’aujourd’hui ? C’est qu’on me permette le mot l’armée en lutte. Le communisme vivant, c’est tout à fait contraire au principe communiste des pacifistes.
Confusionnisme
Les conceptions que je viens d’examiner ne peuvent que produire une confusion extrême, absolue, dans la conscience de la jeune génération du prolétariat français, et cela a été reconnu par tous les camarades de la délégation française. Nous avons causé, discuté et nous en sommes venus à cette conclusion qu’il ne faut ni exagérer, ni atténuer l’importance de pareilles manifestations dans le parti que le parti doit être aux aguets pour éliminer le danger qui pourrait en résulter.
Je ne ferai pas de citations qui vous montreraient d’autres aspects de ces tendances ; je mentionnerai seulement qu’elles se manifestent sur différentes questions : sur la question syndicale, sur la question des rapports entre le parti et les syndicats, et aussi dans la question de la discipline du parti. Notre camarade Pioch dit même que le mot “ discipline ”, comme terme militaire, doit être prohibé pour toujours dans le monde des communistes. Naturellement, c’est une question de vocabulaire. Mais il y a quand même là une tendance, une tendance contre la conduite du parti fondée sur le centralisme démocratique fixé par nos statuts nationaux et internationaux.
Or, la commission a constaté qu’il n’y a pas de divergences bien tangibles entre la majorité du parti telle qu’elle s’est déterminée au congrès de Marseille et le groupement que nous pouvons, pour lui donner un nom, appeler la tendance “ plus gauche ”, “ plus à gauche ”. Il n’y a pas eu à la commission de divergences profondes dans l’appréciation de ces manifestations réformistes, pacifistes, etc. S’il y a eu quelques divergences, ce furent plutôt des nuances. Les uns disaient : “ Il ne faut pas les exagérer ”, et les autres répondaient : “ Il ne faut pas les négliger ”. La commission a dit, non par esprit de compromis, mais parce que cela correspond à la vérité et à l’intérêt du parti : “ Ni négliger, ni exagérer l’importance de cette tendance, mais veiller et l’éliminer en temps utile. ”
Attitude des délégués français
Vous savez que quatre camarades ont donné, au cours du congrès de Marseille, leur démission de membres du comité directeur du parti et que ce fut le point de départ de la crise présente, et que c’est précisément au moment où ces camarades, qui ont appartenu au Comité de la IlI° Internationale, ont donné leur démission, que les éléments de la droite ont montré un peu plus d’activité, qu’ils ont même monté une petite offensive contre les principes fondamentaux du parti, contre le parti lui même.
Or, après une discussion approfondie, la délégation française, c’est à dire les membres de la délégation qui étaient mandatés exprès pour cela par le comité directeur du parti, ont donné, de leur propre initiative, aux questions qui ont surgi pendant la discussion elle-même, une réponse, une appréciation écrite que je vais vous lire.
I. La délégation française, conformément aux déclarations de Marseille contre l’opportunisme de droite, s’engage à demander au C.D., au nom de l’Exécutif, le renvoi immédiat de Henri Fabre devant la commission des conflits, aux fins d’exclusion.
Henri Fabre, membre du parti, est connu comme directeur d’un organe quotidien, le Journal du peuple, qui est le point de concentration de toutes ces tendances réformistes, pacifistes, unitaires, avec les réformistes, avec les dissidents.
II. La délégation enregistre la désapprobation formulée par l’Exécutif à l’occasion de la démission de plusieurs membres du C.D.
Après avoir pris connaissance du fait que quatre camarades élus ou comité directeur ont donné leur démission au cours du congrès de Marseille, l’Exécutif a trouvé ces démissions injustifiées. Nous avons notre base ; le centralisme démocratique, dans les sections nationales comme dans l’Internationale elle même, et nous avons toujours la possibilité, par le jeu normal de nos organisations locales, nationales et internationales, d’aplanir les conflits, de corriger la ligne de conduite d’une organisation, d’une section, d’un organe, d’un journal, sans provoquer de conflits d’organisation aigus, sans des démissions qui sont, par leur caractère même, opposées à l’esprit de la discipline, de l’organisation prolétarienne.
Dans un but d’apaisement, elle demandera au C.D. de proposer au prochain conseil national la réintégration de ces camarades. Le C.D. déciderait que ce conseil national aura pouvoir de congrès. Les camarades actuellement en fonction par suite des démissions conserveraient leur mandat jusqu’à la fin de l’exercice.
III. La délégation insistera auprès du C.D. pour que la thèse du congrès de Marseille relative aux rapports des syndicats et du parti soit strictement appliquée. La commission syndicale du C.D. devra travailler sans relâche dans cette perspective.
IV. Le régime des fractions ne peut exister dans. un parti communiste. La délégation transmettra au C.D. la volonté exprimée par l’Exécutif en vue de mettre un terme aux discordes intestines, d’en finir avec les polémiques irritantes et de réaliser l’union étroite de tous les communistes pour l’action.
CACHIN, RENOULT, SELLIER, MÉTAYER.
Notre commission a enregistré cette déclaration nette, formelle, qui n’exprime pas seulement la volonté des quatre camarades qui en prennent la responsabilité, mais qui constitue un engagement moral au nom du comité directeur du parti français : elle en a apprécié la haute importance, comme base pour reconstruire l’unité menacée du parti.
Le sens d’une exclusion
Cette déclaration commence par la volonté d’exclure, dans le plus court délai, de mettre hors du parti et dans l’impossibilité de nuire au parti le Journal du peuple, c’est à dire de donner un avertissement très net aux tendances de droite, d’exclure le camarade Henri Fabre.
Naturellement, prise comme un fait isolé, cette décision peut paraître sans importance. En fait, elle constitue une date dans la vie du parti. Quand le parti déclare, par la bouche de sa délégation : “ La situation dans son ensemble, telle que nous la voyons et l’analysons maintenant, nous impose l’exclusion de Henri Fabre. ” Cela a un sens très précis. Cela prouve, cela fait comprendre au prolétariat français que le parti ne permet pas qu’on plaisante sur les questions qui furent à l’origine de la scission. La scission est toujours un processus douloureux ; quelles que soient ses raisons, on ne se décide pas d’un cœur léger à provoquer une scission dans les rangs du prolétariat. Si l’on s’y résout, on doit avoir des raisons suffisantes. Le parti qui laisserait compromettre ces raisons, qui permettrait d’entretenir des doutes sur la valeur déterminante de ces raisons, si l’on peut s’exprimer ainsi, un tel parti serait compromis dans la conscience de la classe ouvrière.
Notre parti français déclare nettement que le prolétariat français ne verra pas ce spectacle, jamais. La tendance dont il s’agit est bien vague, mais dans la mesure où elle se cristallise dans ce journal et dans son directeur, elle sera mise, dans le plus court délai, hors du parti. Et ce fait, qui signifie en même temps, bien entendu, qu’aucun membre du parti ne participera plus à ce journal ou à des journaux analogues, ce fait élimine la possibilité du malentendu, de ce malentendu qui pourrait devenir très dangereux s’il parvenait à prendre corps. On aurait l’impression que le gros du parti, qui est tolérant pour la droite, est en lutte avec un groupement qui se croit ou qui est peut être d’une nuance plus à gauche. Ce serait un malentendu, ce serait un danger, ce serait le plus grand malheur.
Et puisque le parti, par la délégation de son comité directeur, affirme sa volonté, se fondant sur les résolutions de Marseille, de ne pas permettre que se crée de nouveau une situation pareille, il n’y a pas de possibilité, il n’y a pas de raison de créer des fractions au sein du parti. Ce n’est pas la fraction plus à gauche ou moins à gauche qui doit combattre le danger de droite, c’est le parti lui même. Et puisque le parti lui même proclame et affirme sa volonté, alors pas de fraction. La démission des quatre camarades, quelles que soient les raisons politiques qu’on puisse invoquer, était un commencement, que ces camarades l’aient ou non voulu, de formation de fraction dans le parti, ce que l’Internationale Communiste, le parti communiste français lui même, ne peuvent ni admettre, ni tolérer. Et c’est pourquoi on a décidé unanimement que le comité directeur devra trouver la possibilité, par l’intermédiaire du conseil national, de réintégrer les camarades démissionnaires et de rétablir la plénitude du parti, affirmée par le congrès de Marseille.
Quant à la question concernant les syndicats, sur les rapports entre le parti et les syndicats, je vous l’ai dit, le congrès de Marseille a voté une résolution d’une haute importance. Il ne reste qu’à l’appliquer. Le comité directeur a commencé à le faire ; il a créé une commission spéciale pour ce travail, dont il convient de souligner l’importance.
La commission vous propose une résolution qui est la conclusion de son travail et qui, nous l’espérons, aidera notre parti communiste de France à surmonter la crise présente dans le délai le plus court. En voici le texte :
Le parti communiste français a fait, depuis Tours, un grand effort d’organisation, qui a retenu dans ses cadres les meilleures forces du prolétariat éveillé à l’action politique. Le congrès de Marseille a été pour le parti l’occasion d’un sérieux travail doctrinal, dont le mouvement ouvrier révolutionnaire tirera certainement le plus grand profit.
Rompant avec les traditions parlementaires et politiciennes du vieux parti socialiste, dont les congrès n’étaient que prétextes à joutes oratoires des leaders, le parti communiste a, pour la première fois en France, appelé l’ensemble des militants ouvriers à une étude préalable et approfondie de thèses traitant de questions essentielles pour le développement du mouvement révolutionnaire français.
La crise d’organisation dans le parti français, qu’il est également faux d’estimer au dessous et au dessus de son importance, constitue un des moments du développement du parti communiste français, de son épuration intérieure, de sa reconstruction et de sa consolidation sur une base réellement communiste.
La scission de Tours a fixé la ligne de partage fondamentale entre le réformisme et le communisme. Mais c’est un fait absolument indiscutable que le parti communiste qui a surgi de cette scission a conservé, dans certaines de ses parties, des survivances du passé réformiste et parlementaire, dont il ne se débarrassera que par des efforts intérieurs en prenant part à la lutte des masses.
Ces survivances du passé, dans certains groupes du parti, se manifestent :
1. Par une tendance à rétablir l’unité avec les réformistes
2. Par une tendance à former un bloc avec l’aile radicale de la bourgeoisie ;
3. Par la substitution du pacifisme humanitaire petit bourgeois à l’antimilitarisme révolutionnaire ;
4. Par la fausse interprétation des rapports entre le parti et les syndicats ;
5. Par la lutte contre une direction du parti vraiment centralisée ;
6. Par les efforts pour substituer une fédération platonique de partis nationaux à la discipline internationale d’action.
Après la scission de Tours, les tendances de ce genre ne pouvaient se manifester avec une pleine force ni compter sur une grande influence dans le parti. Toutefois, sous la pression puissante de l’opinion publique bourgeoise, les éléments enclins à l’opportunisme manifestent un penchant naturel les uns vers les autres et s’efforcent de créer leurs organes et points d’appui.
Si faible que soit le succès qu’ils aient obtenu dans cette direction, ce serait une erreur de ne pas estimer à sa propre valeur le danger que leur travail représente pour le caractère révolutionnaire et l’unité du parti. En aucun cas les organisations communistes ne peuvent servir d’arène pour la libre propagande des opinions qui furent en substance la cause de la sécession des réformistes, dissidents du parti de la classe ouvrière. Tout manque de clarté sous ce rapport empêcherait inévitablement le travail révolutionnaire d’éducation dans les masses.
La séance plénière du congrès exécutif constate que les résolutions du congrès de Marseille, pénétrées de l’esprit de l’Internationale Communiste, créent des points d’appui hautement importants pour l’activité du parti parmi les masses laborieuses des villes et de la campagne.
En même temps, la séance plénière du comité exécutif prend connaissance avec satisfaction de la déclaration de la délégation française que le Journal du peuple l’organe où se concentrent les tendances réformistes et confusionnistes , vu qu’il occupe une position complètement, opposée au programme de l’Internationale, aux décisions des congrès du parti communiste français à Tours et à Marseille et à l’intransigeance révolutionnaire du prolétariat français conscient, sera, dans le plus court délai, mis hors du contrôle du parti.
L’importance exclusive du congrès de Marseille consiste en premier lieu en ce qu’il a posé devant le parti la tâche capitale d’un travail systématique et régulier dans le sein des syndicats, conformément à l’esprit du programme et de la tactique du parti. Ceci implique, justement, la désapprobation décisive de la tendance manifestée par ces membres du parti qui, sous le prétexte de lutter pour l’autonomie, d’ailleurs tout à fait indiscutable, des syndicats, luttent, en réalité, pour l’autonomie de leur propre travail à l’intérieur des syndicats, sans aucun contrôle et sans direction de la part du parti.
La séance plénière prend connaissance de la déclaration de la délégation française, suivant laquelle le comité directeur du parti prend et prendra toutes les mesures nécessaires pour que les décisions du parti soient accomplies dans un esprit d’activité communiste à l’intérieur des syndicats (strictement unis et disciplinés), sous la direction du comité directeur du parti.
Vu que les statuts de l’Internationale communiste et de ses sections se fondent sur le principe du centralisme démocratique et garantissent suffisamment le développement régulier et normal de chaque parti communiste, la séance plénière considère comme injustifiée la démission de plusieurs membres du comité directeur élus au congrès de Marseille, indépendamment des mobiles politiques de ces démissions. L’abandon des postes confiés par le parti peut être interprété, par les masses du parti, comme l’affirmation qu’il est impossible de collaborer régulièrement entre représentants de nuances différentes, à l’intérieur des cadres du centralisme démocratique et peut servir d’impulsion à la formation de fractions à l’intérieur du Parti.
La séance plénière du comité exécutif exprime sa conviction absolue que la lutte contre les manifestations susindiquées des tendances anticommunistes sera menée par la majorité écrasante du parti et par toutes les institutions dirigeantes du parti. Considérant que la formation de fractions ferait inévitablement le plus grand tort au développement du parti et porterait atteinte à son autorité parmi le prolétariat, une séance plénière du comité exécutif prend connaissance avec satisfaction de la déclaration de la délégation française, suivant laquelle le comité central est prêt à prendre les mesures d’organisation nécessaires pour que la volonté du congrès de Marseille soit exécutée jusqu’au bout et intégralement, et que les camarades qui avaient démissionné fassent de nouveau partie de la direction du parti pour y accomplir un travail régulier et sans discorde [6].
Tel est notre projet de résolution. Nous avons discuté avec grande attention, par moment aussi avec passion, parce que les questions que nous examinions sont très importantes : mais la discussion entre tous les membres de la commission et de la délégation française fut toujours pénétrée de la volonté d’aboutir à l’unité du parti sur une base vraiment révolutionnaire et communiste. Et je crois pouvoir vous conseiller d’adopter unanimement la résolution votée par la commission [7].
Si vous voulez présenter un amendement, il ne reste peut être qu’une petite phrase à ajouter à la fin de notre texte :
“Vive le prolétariat français et son parti communiste ! ”
Notes
[1] La “ commission française ”, présidée par Trotsky, comprenait en outre Zinoviev, Clara Zetkin, Ambrogi, Kolarov, Waletski, Humbert-Droz. Les délégués français étaient Cachin, Daniel Renoult, Métayer et Louis Sellier.
[2] Cette commission, présidée par Cachin, avait notamment à s’occuper de l’appel auprès de l’I. C. de l’Opposition ouvrière contre les sanctions prises contre ses militants par le C.C. du parti russe.
[3] Il s’agissait de la crise ouverte par la démission de Levi et Zetkin du C.C., à la suite de leur désapprobation publique de l’attitude des délégués de l’I.C. à Livourne, et qui était devenue aiguë avec le retentissement de l’échec de l’“ action de mars ” et la critique publique qu’en avait faite Paul Levi. La “ commission allemande ” avait été présidée par Lénine.
[4] Il s’agit du Comité de la III° Internationale d’une part, de la minorité socialiste de l’autre, qui allaient, grosso modo, donner naissance, après Tours, l’un à la gauche, l’autre au centre.
[5] Rappelons qu’à la suite de l’échec organisé par le centre de la réélection au C.D. de Boris Souvarine, délégué du P.C. à l’Exécutif, surnommé “ l’œil de Moscou ”, les quatre élus de la “ gauche ”, Loriot, Dunois, Treint et Vaillant-Couturier démissionnèrent avec éclat. Du côté du centre, on mettait plus volontiers en cause le “ caractère ” de Souvarine que les divergences politiques.
[6] Le texte allemand dit : “ eine regelmassige und zusmmengefasste aufgabe ”, c’est à dire “ un travail régulier et systématique ”.
[7] La résolution sera adoptée à l’unanimité.
Lire encore :
https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1922/03/lt19220302.htm
https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1922/03/lt19220304.htm
https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1922/11/lt19221130.htm
https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ouvalafrance/ovlf5.htm
https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ouvalafrance/ovlf.htm
https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ouvalafrance/ovlf37.htm