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Médée, pièce de théâtre d’Euripide
vendredi 3 mai 2024, par
Euripide dans "Médée" : "Les hommes prétendent que nous (femmes) vivons à l’abri du péril dans nos maisons, tandis qu’eux, ils combattent, lance en main. Mensonges ! J’aimerais mieux, le bouclier au côté, prendre part à trois batailles, plutôt que d’enfanter une seule fois !..." En bon disciple de Socrate, Euripide a démoli méthodiquement dans son théâtre tout ce qu’il y avait de misogyne, de paternaliste, de patriarcal, de sexiste, de phallocratique et de machiste, comme de guerrier et de mensongèrement héroïque, dans les mythes et légendes grecs, mais aussi dans les moeurs et conceptions dominantes de son époque. Euripide est le seul grand homme de théâtre à avoir systématiquement donné la parole aux femmes et à les avoir défendues. Il a ainsi mené un combat public de militant féministe contre une Athènes défendant quasiment l’inverse.
Euripide était également connu parmi les écrivains de l’Athènes classique pour sa sympathie sans égale envers toutes les victimes de la société, femmes incluses. Son public masculin conservateur fut fréquemment choqué par les « hérésies » qu’il plaçait dans la bouche de ses personnages, comme ces mots de l’héroïne Médée : « Je préférerais lutter trois fois sous un bouclier que d’accoucher une seule fois ».
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Médée, pièce de théâtre d’Euripide
LA NOURRICE
Plût aux dieux que le navire Argo n’eût pas volé par-delà les Symplégades bleu sombre vers la terre de Colchide, que dans les vallons du Pélion le pin ne fût jamais tombé sous la hache et n’eût armé de rames les mains des héros valeureux qui allèrent chercher pour Pélias la Toison toute d’or ! Ma maîtresse Médée n’eût pas fait voile vers les tours du pays d’Iôlcos, le coeur blessé d’amour pour Jason. Elle n’eût pas persuadé aux filles de Pélias d’assassiner leur père et n’habiterait pas ici en cette terre de Corinthe avec son mari et ses enfants. Elle plaisait d’abord aux citoyens du pays où elle s’était réfugiée et elle vivait dans une entente parfaite avec Jason ; or c’est bien là que se trouve la meilleure des sauvegardes, quand la femme n’est jamais en désaccord avec son mari. Maintenant tout lui est hostile ; elle est atteinte dans ses affections les plus chères : Jason trahit ses enfants et ma maîtresse et entre dans une couche royale ; il épouse la fille de Créon, qui règne sur le pays. Médée, l’infortunée ! outragée, à grands cris atteste les serments, en appelle à l’union des mains, le plus fort des gages ; elle prend les dieux à témoin de la reconnaissance qu’elle reçoit de Jason. Affaissée, sans nourriture, elle abandonne son corps à ses douleurs ; elle consume ses jours entiers dans les larmes depuis qu’elle connaît la perfidie de son mari ; elle ne lève plus les yeux ni ne détache du sol son regard ; elle semble un roc ou le flot de la mer quand elle écoute les consolations de ses amis. Parfois cependant elle détourne son cou éclatant de blancheur, et, en elle-même, elle pleure son père aimé, sa patrie, son palais, qu’elle a trahis et quittés pour suivre l’homme qui la tient aujourd’hui en mépris. Elle sait, la malheureuse, par son propre malheur, ce qu’on gagne à ne pas quitter le sol natal. Elle abhorre ses fils ; leur vue ne la réjouit plus. Je crains qu’elle ne médite quelque coup inattendu : c’est une âme violente ; elle ne supportera pas l’outrage ; je la connais et j’ai peur qu’elle n’entre sans rien dire dans l’appartement où est dressé son lit et ne se plonge un poignard aiguisé à travers le foie, ou encore qu’elle ne tue la princesse et son mari et qu’ensuite elle ne s’attire ainsi une plus grande infortune. Elle est terrible ! Non certes, il ne sera pas facile, à qui aura encouru sa haine, de remporter la couronne de victoire. — Mais voici les enfants qui reviennent de s’exercer à la course ; ils ne pensent pas aux malheurs de leur mère : une âme jeune n’a point coutume de souffrir. (Entrent les deux fils de Médée, suivis de leur gouverneur.)
LE GOUVERNEUR
Toi qui depuis longtemps appartiens à la maison de ma maîtresse, pourquoi près des portes, ainsi solitaire, es-tu là debout à te raconter à toi-même tes chagrins ? Comment Médée consent-elle à rester seule, sans toi ?
LA NOURRICE
Vieillard, compagnon des enfants de Jason, pour les bons esclaves, c’est un malheur que les revers de leurs maîtres et ils en sont touchés eux aussi dans leur coeur. Pour moi, j’en suis arrivée à un tel excès de chagrin que l’envie m’a prise de venir ici raconter à la Terre et au Ciel les infortunes de ma maîtresse.
LE GOUVERNEUR
C’est donc qu’elle ne cesse point de gémir, la malheureuse.
LA NOURRICE
Enviable naïveté ! C’est le début de sa douleur ; elle n’en est même pas encore à la moitié.
LE GOUVERNEUR
L’insensée ! — s’il faut parler ainsi de ses maîtres — elle ne sait rien encore de ses nouveaux malheurs.
LA NOURRICE
Qu’y a-t-il, vieillard ? Vite, explique-toi.
LE GOUVERNEUR
Rien. Je me repens de ce que je viens de dire.
LA NOURRICE (suppliante)
Non, par ce menton m, ne cache rien à ta compagne d’esclavage ! Je garderai, s’il le faut, le silence sur tout cela.
LE GOUVERNEUR
J’ai entendu dire — sans avoir l’air d’écouter — en approchant des joueurs de dés, là où s’assoient les vieillards, près de la fontaine sacrée de Pirène, que ces enfants allaient être chassés du royaume de Corinthe, avec leur mère, par le maître de ce pays, Créon. Ce bruit est-il fondé ? Je l’ignore : je voudrais qu’il n’en fût rien.
LA NOURRICE
Et Jason laissera traiter ainsi ses fils, malgré son désaccord avec leur mère ?
LE GOUVERNEUR
Les anciennes alliances le cèdent aux nouvelles et Créon n’est pas un ami pour notre maison.
LA NOURRICE
Alors, c’en est fait de nous si nous ajoutons un malheur nouveau à l’ancien avant d’avoir épuisé le premier.
LE GOUVERNEUR
Quant à toi — car il n’est pas temps encore que ma maîtresse le sache — tiens-toi tranquille, et tais-toi.
LA NOURRICE
O mes enfants, vous entendez ce qu’est votre père pour vous ? Qu’il meure, non, car il est mon maître ; pourtant sa méchanceté à l’égard de ceux qui l’aiment est bien prouvée.
LE GOUVERNEUR
Qui des mortels ne fait de même ? Reconnais-tu d’aujourd’hui seulement que tout homme, < tantôt à bon droit, tantôt par intérêt, > s’aime plus que son prochain, à voir l’amour détruire chez lui toute tendresse pour ses enfants ?
LA NOURRICE
Allons ! — car tout ira bien, — rentrez dans le palais, mes enfants. Et toi, tiens-les le plus possible à l’écart et ne les approche pas d’une mère irritée. Déjà je l’ai vue fixer sur eux un regard furieux, comme prête à un forfait : elle n’apaisera pas sa colère, j’en suis sûre, avant de s’être déchaînée sur quelqu’un. Que ses ennemis du moins, non ses amis, soient ses victimes !
MÉDÉE (de l’intérieur du palais)
Hélas ! Infortunée que je suis ! Malheureuse ! quelles souffrances ! Hélas !Malheur, malheur à moi ! Que ne puis-je mourir !
LA NOURRICE
Je le disais bien, chers enfants. Votre mère excite sa colère, elle excite sa rage. Plus vite ! Hâtez-vous ! Dans le palais ! N’approchez pas de sa vue, ne l’abordez pas, gardez-vous de son caractère sauvage, du naturel terrible de cette âme orgueilleuse. Allons ! rentrez maintenant au plus vite. (Les enfants et le gouverneur rentrent dans le palais.) Il est clair que la nuée de sa colère commence à s’élever pour bientôt éclater en un torrent de fureur. Que ne va pas faire une âme aux passions effrénées, difficile à apaiser, mordue par le malheur ?
MÉDÉE (dans le palais)
Hélas ! je souffre, infortunée ! je souffre des maux qui méritent quelles lamentations ! O fils maudits d’une odieuse mère, puissiez-vous périr avec votre père et toute la maison aller à sa perte !
LA NOURRICE
Ah ! malheur, malheur à moi ! Infortunée que je suis ! Quelle part ont donc tes fils à la faute de leur père ? Pourquoi les hais-tu, eux ? Hélas ! mes enfants, qu’allez-vous souffrir ! Quelle angoisse est la mienne ! Terribles sont les passions des rois ; obéissant peu, commandant toujours, il leur est difficile de déposer leurs colères. Être habitué à vivre dans l’égalité vaut mieux. Moi, du moins, puissé-je vieillir dans la sécurité, loin des grandeurs ! La médiocrité ! c’est le mot le plus beau à prononcer, sans conteste ; c’est aussi le bien de beaucoup le plus précieux pour les hommes. L’excès de biens ne vaut jamais rien de profitable aux mortels : de plus grandes calamités, quand le Destin s’irrite contre une maison, voilà ce qu’il lui attire. (Entre le choeur, formé de quinze femmes de Corinthe.)
LE CHOEUR
J’ai entendu la voix, j’ai entendu le cri de l’infortunée Colchidienne ! elle ne s’est pas encore adoucie. Allons ! vieille, parle. Car à travers la double porte j’ai entendu dans le palais un gémissement. je ne suis pas sans compatir, ô femme, aux maux d’une maison qui m’est devenue chère.
LA NOURRICE
La maison n’est plus ; c’en est fait d’elle désormais. Car l’un est asservi à la couche d’une princesse, et l’autre, ma maîtresse, consume ses jours dans la chambre nuptiale : de ses amis aucun jamais ne réchauffe son âme au feu de ses consolations.
MÉDÉE (dans le palais)
Hélas !Que sur ma tête s’abatte le feu du ciel ! Quel intérêt ai-je encore à vivre ? Ah ! ah ! que la Mort plutôt me précipite et me délivre d’une existence odieuse !
LE CHOEUR
Strophe — As-tu entendu — ô Zeus, ô Terre, ô Lumière — la clameur que chante la malheureuse épouse ? Quel est cet amour de la couche d’horrible accès, ô insensée ? Il se hâtera assez, le terme de la mort ; ne fais pas cette prière. Si ton mari honore une nouvelle couche, contre lui n’aiguise pas ta colère. Zeus t’aidera à défendre ton droit. Ne te consume pas à trop pleurer celui qui partageait ta couche.
MÉDÉE (dans le palais)
O grand Zeus et toi Thémis vénérable, voyez-vous mes souffrances ? Les Grands Serments m’avaient attaché cet époux maudit : puissé-je les voir un jour, lui et son épousée, mis en pièces avec leur palais, puisque, les premiers, ils osent m’outrager ! O mon père, ô ma patrie, que j’ai honteusement abandonnés après avoir tué mon propre frère !
LA NOURRICE
Entendez-vous ce qu’elle dit, ce qu’elle crie à Thémis l’Invoquée et à Zeus que les mortels regardent comme le dépositaire des Serments. Il est impossible qu’une vaine satisfaction quelconque apaise le courroux de ma maîtresse.
LE CHOEUR
Antistrophe. — Comment l’amener à ma vue et lui faire agréer la voix de mes conseils ? Ah ! si elle renonçait à la colère qui écrase son coeur et à l’obstination de son âme ! Que mon zèle du moins ne fasse pas défaut à ceux que j’aime ! Va donc, fais-la venir de la maison ici. Dis-lui qu’elle a en nous des amis. Hâte-toi avant qu’elle ait fait du mal à ceux du palais : voici que sa douleur grandit, se déchaîne.
LA NOURRICE
Je le ferai. Mais j’ai peur de ne pas convaincre ma maîtresse. Je me donnerai cependant cette peine, pour te plaire. Pourtant elle a le regard d’une lionne qui vient de mettre bas et, comme un taureau elle le lance sur ses servantes quand l’une d’elles s’approche pour lui adresser la parole. En disant sots et dépourvus complètement de sagesse les hommes qui nous ont précédés, on ne se tromperait pas : des hymnes pour les fêtes, pour les festins bruyants et dans les banquets, voilà ce qu’ils ont inventé : des accents pour charmer la vie. Mais les chagrins odieux des mortels, personne n’a inventé l’art de les dissiper par la musique et les mille voix du chant, et pourtant c’est eux qui causent les morts et les terribles infortunes qui renversent les maisons. Et cependant voilà ce que les mortels auraient profit à guérir par des chants. Dans les festins plantureux à quoi bon enfler la voix inutilement ? N’y a-t-il pas alors la satiété du festin, et ne suffit-elle pas pour charmer les mortels ?
LE CHŒUR
Epode. — j’ai ouï la longue clameur plaintive de ses sanglots ; elle pousse des cris perçants, lamentables, contre le traître au lit conjugal, le mauvais époux ; elle invoque, à cause de l’injure reçue, la déesse, la fille de Zeus, la gardienne des Serments, Thémis, qui l’a conduite en Grèce de l’autre côté du détroit, à travers les flots nocturnes jusqu’à la passe amère, clef qui ouvre la pleine mer infranchissable.
(Médée entre en scène, défaite.)
MÉDÉE
Femmes de Corinthe, je suis sortie de la maison pour ne pas encourir vos reproches. Car, je le sais, beaucoup de mortels ont montré une telle fierté — les uns que j’ai vus de mes yeux, les autres parmi les étrangers — que leur insouciance à se produire leur a valu un fâcheux renom de négligence. La Justice ne réside pas dans les yeux des mortels quand, avant d’avoir sondé à fond le coeur d’un homme, ils le haïssent, à une première vue et sans en avoir reçu aucune offense. Il faut que l’étranger aille au-devant de la cité qu’il habite et je n’approuve pas non plus en général le citoyen qui, par orgueil, se rend odieux à ses compatriotes faute d’être connu. Mais un malheur s’est abattu sur moi à l’improviste et m’a brisé l’âme. C’en est fait de mai ; j’ai perdu la joie de vivre et je désire mourir, mes amies. Celui en qui j’avais mis tout mon bonheur, — je ne le sais que trop, — mon époux, est devenu le pire des hommes. De tout ce qui a la vie et la pensée, nous sommes, nous autres femmes, la créature la plus misérable. D’abord il nous faut, en jetant plus d’argent qu’il n’en mérite, ache-ter un mari et donner un maître à notre corps, ce dernier mal pire encore que l’autre. Puis se pose la grande question : le choix a-t-il été bon ou mauvais ? Car il y a toujours scandale à divorcer, pour les femmes, et elles ne peuvent répudier un mari. Quand on entre dans des habitudes et des lois nouvelles, il faut être un devin pour tirer, sans l’avoir appris dans sa famille, le meilleur parti possible de l’homme dont on partagera le lit. Si après de longues épreuves nous y arrivons et qu’un mari vive avec nous sans porter le joug à contrecoeur, notre sort est digne d’envie. Sinon, il faut mourir. Quand la vie domestique pèse à un mari, il va au-dehors guérir son coeur de son dégoût et se tourne vers un ami ou un camarade de son âge. Mais nous, il faut que nous n’ayons d’yeux que pour un seul être. Ils disent de nous que nous vivons une vie sans danger à la maison tandis qu’ils combattent avec la lance. Piètre raisonnement ! Je préférerais lutter trois fois sous un bouclier que d’accoucher une seule. Mais je me tais, car le même langage ne vaut pas pour toi et pour moi : toi, tu as ici une patrie, une demeure paternelle, les jouissances de la vie et la société d’amis. Moi, je suis seule, sans patrie, outragée par un homme qui m’a, comme un butin, arrachée à une terre barbare, sans mère, sans frère, sans parent près de qui trouver un mouillage à l’abri de l’infortune. Voici tout ce que je te demande : si je trouve un moyen, une ruse pour faire payer la rançon de mes maux à mon mari, < à l’homme qui lui a donné sa fille et à celle qu’il a épousée >, tais-toi. Une femme d’ordinaire est pleine de crainte, lâche au combat et à la vue du fer ; mais quand on attente aux droits de sa couche, il n’y a pas d’âme plus altérée de sang.
LA CORYPHÉE
Je le ferai. Tu es dans ton droit en punissant ton mari, Médée. Que tu déplores tes infortunes, je ne m’en étonne pas. — Mais je vois Créon, le roi du pays, qui vient t’annoncer de nouvelles décisions. (Entre Créon, sceptre à la main. Il est suivi de gardes.)
CRÉON
C’est à toi, oeil sombre, qui t’irrites contre ton mari, Médée, que je parle. Quitte ce pays pour l’exil, emmène avec toi tes deux enfants, et sans tarder ! C’est moi-même qui ferai exécuter cet ordre et je ne retournerai pas au palais avant de t’avoir jetée hors des frontières de ce pays.
MÉDÉE
Hélas ! je suis anéantie ! Malheureuse ! je suis perdue ! Car voici que mes ennemis mettent toutes voiles dehors et il n’est plus pour moi de port où m’abriter sûrement de la malédiction. Je te poserai pourtant une question, Créon, malgré mon malheur : pour quel motif me chasses-tu du pays, Créon ?
CRÉON
J’ai peur de toi, — à quoi bon m’en cacher ? — j’ai peur que tu ne fasses à ma fille quelque mal sans remède. Beaucoup de raisons à la fois contribuent à ma crainte : tu es habile, savante en maints maléfices, et tu souffres d’avoir perdu le lit conjugal. J’entends dire — on me le rapporte — que tu menaces de te venger sur son beau-père, sur l’époux et sur l’épousée. Aussi, avant d’avoir eu à souffrir, je prendrai mes précautions. Mieux vaut pour moi aujourd’hui ta haine, femme, que la faiblesse à ton égard, et, plus tard, les longs gémissements.
MÉDÉE
Hélas ! hélas ! ce n’est pas la première fois aujourd’hui, mais bien souvent, Créon, que ma réputation m’a nui et m’a causé de grands malheurs. On ne doit jamais, quand on est sensé naturellement, donner à ses enfants une instruction trop développée ; car outre le reproche d’oisiveté qu’on leur fait, ils s’attirent encore l’envie et la malveillance de leurs concitoyens. Apportez aux ignorants d’ingénieuses nouveautés, vous passerez pour un inutile et non pour un savant. Des hommes passent pour avoir des connaissances variées : qu’on vous juge supérieur à eux, et vous paraîtrez dangereux à la ville. Moi aussi, je partage ce sort : ma science me rend odieuse aux uns ; d’autres me trouvent indolente ; d’autres le contraire ; pour d’autres je suis un scandale. Je ne suis pourtant pas si savante. — Ainsi donc, tu me crains, toi ; tu as peur d’un attentat. Ne tremble pas devant nous, Créon : je ne suis pas en état de pécher contre des princes. Après tout, quel tort m’as-tu fait, toi ? Tu as marié ta fille à celui qu’agréait ton coeur. C’est mon mari que je hais. Toi, je trouve que tu as agi en sage. Maintenant, je ne suis pas jalouse de ton bonheur. Mariez-vous, soyez heureux ; mais laissez-moi habiter ce pays. Malgré l’injustice qui m’est faite, je me tairai, vaincue par de plus forts que moi.
CRÉON
Tes paroles sont douces à entendre. Mais au fond de ton coeur — et j’en frémis — tu médites un malheur ; c’est pourquoi je me fie à toi moins encore qu’auparavant. Car d’une femme prompte à s’irriter — j’en dis autant d’un homme — on se met plus facilement en garde que de celle qui se tait par habileté. Pars donc au plus vite. Assez de paroles ! Ma décision est irrévocable. Tu ne connais pas de ruse qui te fasse rester auprès de nous, puisque tu es mon ennemie.
MÉDÉE (se jetant à ses genoux)
Non, par tes genoux ! par la jeune épousée !
CRÉON
Paroles perdues ! Tu ne saurais me fléchir.
MÉDÉE
Tu me chasseras ? Tu n’auras aucun égard à mes prières ?
CRÉON
C’est que tu ne m’es pas plus chère que ma maison.
MÉDÉE
O ma patrie ! Combien en ce jour je me souviens de toi !
CRÉON
Après mes enfants, pour moi aussi c’est le bien de beaucoup le plus cher.
MÉDÉE
Hélas ! hélas ! pour les mortels, quel mal terrible que les amours !
CRÉON
Cela dépend, je crois, des circonstances.
MÉDÉE
Zeus, qu’il ne t’échappe pas, l’auteur de mes maux !
CRÉON
Va-t’en, insensée, et délivre-moi de mes ennuis.
MÉDÉE
Les ennuis sont pour moi, et je n’en manque pas.
CRÉON
Bientôt la main de mes serviteurs va t’expulser de force.
MÉDÉE
Ah ! non, pas cela. — Je t’en supplie, Créon...
CRÉON
Tu veux me créer des embarras, je le vois bien, femme.
MÉDÉE
Nous nous exilerons. Ce n’est pas cela que je te supplie de m’accorder.
CRÉON
Pourquoi résistes-tu et ne sors-tu pas de ce pays ?
MÉDÉE
Un seul jour ! Laisse-moi rester aujourd’hui seulement, pour achever de prendre un parti sur le lieu de notre exil et trouver des ressources pour mes enfants, puisque leur père n’a pas envisagé le moyen de leur en procurer. Pitié pour eux ! Toi aussi, tu as des enfants, tu es père : il est naturel que tu sois bienveillant. Car ce n’est pas de moi que je m’inquiète, ni de mon exil, mais je pleure sur eux et sur leur infortune.
CRÉON
Ma volonté, certes, n’est pas celle d’un tyran, et la pitié souvent m’a été funeste. Je vois bien qu’aujourd’hui encore, femme, je fais une faute : tu obtiendras pourtant cette faveur. Mais je t’en préviens, si demain le flambeau du dieu te revoit, toi et tes fils, à l’intérieur de ces frontières, tu mourras. J’ai dit ; et je n’aurai pas menti. < Et maintenant, s’il faut que tu restes, demeure, mais un jour, un seul ; car tu ne pourras accomplir aucun de ces forfaits dont j’ai peur. >
LA CORYPHÉE
Malheureuse femme ! Hélas ! hélas ! infortunée ! quelles douleurs sont les tiennes ! Où donc te tourner ? Quelle demeure, quelle terre hospitalière trouveras-tu, qui te sauve du malheur ? Dans quelle tempête, ô Médée, dans quels maux sans issue un dieu t’a-t-il jetée ?
MÉDÉE
Les malheurs m’assaillent de tous côtés. Qui le niera ? Mais les choses ne se passeront pas ainsi ; ne le croyez pas encore. Il reste des luttes à soutenir pour les nouveaux époux, et pour les beaux-parents de terribles épreuves. Crois-tu donc que moi je l’eusse jamais flatté sinon pour un profit ou pour machiner une ruse. Je ne lui aurais même pas adressé la parole ; je ne l’aurais pas touché de mes mains. Mais il en est arrivé à un degré de sottise tel que, pouvant ruiner mes projets en me chassant du pays, il m’a accordé de rester ce jour encore. Aujourd’hui, je ferai des cadavres de trois de mes ennemis, du père, de la fille et de mon époux. Bien des moyens de leur donner la mort s’offrent à moi. Je ne sais, mes amies, lequel essayer de préférence. Mettrai-je le feu à la demeure nuptiale ? Leur enfoncerai-je un poignard aiguisé à travers le foie, en me glissant secrètement dans le palais où est dressée la couche ? Mais une chose m’arrête : si on me surprend à pénétrer dans la maison et à machiner une vengeance, je mourrai et ma mort sera la risée de mes ennemis. Mieux vaut la voie directe, celle qui convient le mieux à mon habileté naturelle : usons des poisons. Soit. Les voilà morts. Quelle cité, alors, me recevra ? Quel hôte m’offrira une terre d’asile et la garantie de sa demeure, pour défendre ma personne ? Il n’en est pas. Donc restons ici quelque temps encore et, si un rempart sûr se montre à moi, avec ruse et en silence je passerai au crime. Mais si la fatalité me poursuit et m’interdit la ruse, je saisirai moi-même un glaive et, dussé-je y périr, avec audace j’aurai recours à la violence. Non, jamais, par la maîtresse que j’honore entre toutes les divinités et que j’ai choisie pour auxiliaire, Hécate, qui réside au plus profond de mon foyer, nul n’aura la joie de me déchirer le coeur. Je les leur rendrai amères et funestes, ces noces, amers cette alliance et mon exil loin de ce pays. Allons ! n’épargne pas ta science, Médée, pour dresser tes plans et ourdir tes ruses. Va jusqu’à l’horrible. C’est maintenant l’épreuve de ton courage. Tu vois ce que tu endures. Il ne faut pas que tu sois condamnée à la risée par l’hymen de la fille de Sisyphe avec Jason, toi la fille d’un noble père, issue du Soleil. Tu as la science. En outre la nature nous a faites, nous autres femmes, absolument incapables de faire le bien, mais pour le mal les plus habiles des ouvrières.
LE CHŒUR
Strophe I. — Les fleuves sacrés remontent à leur source ; la justice, tout est renversé. Aux hommes maintenant les perfides desseins ; la foi jurée aux dieux n’est plus stable. Notre conduite aura bon renom par un retour de l’opinion ; le jour vient où le sexe féminin sera honoré ; une renommée injurieuse ne pèsera plus sur les femmes.
Antistrophe I. — Et les Muses abandonnant leurs vieux thèmes cesseront de chanter notre manque de foi. Car ce n’est pas notre esprit qu’il a doté du chant inspiré de la lyre, Phoibos, le roi de la poésie. Sinon, en réponse, j’aurais crié un hymne de revanche contre la race des mâles. Or la longue suite des temps a beaucoup à dire, sinon sur notre compte, du moins sur celui des hommes.
Strophe II. — Pour toi, loin des demeures paternelles tu as vogué, le coeur en délire, et franchi les rochers jumeaux qui bornent le Pont-Euxin. Tu habites une terre étrangère, sans époux, frustrée de ta couche, malheureuse ! bannie, chassée honteusement du pays.
Antistrophe II. — C’en est fait de la sainteté des serments ; la Pudeur n’a plus de demeure dans la grande Hellade : elle s’est envolée au ciel. Et toi, tu n’as plus de maison paternelle, infortunée ! où trouver un mouillage en cette tempête de malheurs. Plus puissante que ta couche, une autre reine domine dans ta maison.(Entre Jason.)
JASON
Ce n’est pas la première fois aujourd’hui, mais bien souvent que j’ai constaté quel mal sans remède est une âpre colère. Tu pouvais habiter ce pays et cette demeure en supportant avec patience les volontés de plus puissants, et pour de vaines paroles tu te fais chasser de ce pays. A moi, peu m’importe : répète sans te lasser que Jason est le pire des hommes ; mais après ce que tu as dit contre les princes, c’est tout bénéfice pour toi, crois-moi, de n’être punie que de l’exil. Pour ma part, j’ai toujours essayé de détourner le courroux du roi irrité. Je voulais te faire rester. Mais toi tu ne mets pas de frein à ta folie, tu ne cesses pas d’insulter les princes : aussi tu seras chassée du pays. Pourtant, malgré tes outrages, je n’ai pas renié des êtres chers, et si je suis venu, femme, c’est que je me préoccupe de tes intérêts, que je ne veux pas que tu sois chassée sans ressources avec les enfants, ni que tu manques de rien : l’exil entraîne tant de maux avec lui ! Bien que tu me haïsses, je ne saurais jamais te vouloir du mal.
MÉDÉE
Monstre de scélératesse ! — car je ne trouve pas sur ma langue injure plus forte pour flétrir ta lâcheté, — tu es venu devant nous, tu es donc venu, le pire ennemi des dieux, de moi-même, de toute la race des hommes ? Ah non ! ce n’est pas là du courage, ni de la hardiesse, quand on a mal agi envers des êtres chers, que de les regarder en face, mais c’est le plus grand des vices qui soient au monde, de l’impudence. Au reste tu as bien fait de venir : à te dire des injures je soulagerai mon coeur, et, toi, tu souffriras à m’écouter. Mais c’est par le commencement que je commencerai. Je t’ai sauvé, comme le savent tous ceux des Grecs qui se sont embarqués avec toi sur le navire Argo. On t’avait envoyé pour soumettre au joug les taureaux au souffle de feu et ensemencer les sillons de la mort. Or le dragon qui enveloppait la Toison d’or de ses mille replis tortueux et la gardait sans jamais dormir, je l’ai tué et j’ai levé pour toi le flambeau du salut. Moi-même j’ai trahi mon père et ma maison et je suis venue à la ville du Pélion, à Iôlcos, avec toi, plus empressée que sage. J’ai fait périr Pélias de la mort la plus cruelle, de la main de ses propres filles, et t’ai enlevé toute crainte. Voilà les services que je t’ai rendus, ô le plus scélérat des hommes. Et tu m’as trahie, tu as pris possession d’un nouveau lit, toi qui avais des fils ! Si encore tu n’avais pas d’enfants, tu serais pardonnable de t’enamourer de cette couche. Mais où est-elle la foi de tes serments ? Saurai-je jamais ta pensée ? Crois-tu que les dieux d’alors ne règnent plus, ou qu’ils ont établi maintenant de nouvelles lois pour les hommes, puisque tu as conscience de ton parjure envers moi ?(Amère.) Ah ! main droite que tu prenais si souvent ! Ah ! mes genoux ! N’est-ce pas en vain que vous avez été embrassés par ce perfide ? Que d’espérances trompées ! Allons ! comme un ami je vais te consulter. — Quel service, d’ailleurs, attendre de toi ? N’importe : mes questions feront mieux paraître ton infamie. — Où main-tenant me tourner ? Vers le palais de mon père, que j’ai trahi, ainsi que ma patrie, pour te suivre ? Vers les malheureuses filles de Pélias ? Oui, elles me feraient un bel accueil, elles dont j’ai tué le père ! Car il en est ainsi : de ceux des miens qui me chérissaient je suis devenue l’ennemie, et ceux que je ne devais pas outrager, pour te plaire, je m’en suis fait des adversaires acharnés. (Sarcastique.) Aussi, en récompense, que de femmes en Grèce envient mon bonheur ! Ah ! oui, j’ai en toi un époux admirable, et fidèle, malheureuse que je suis si je fuis cette terre, proscrite, privée d’amis, seule avec mes enfants abandonnés ! Beau sujet de gloire, certes, pour le nouvel époux que de voir ses enfants errer en mendiants avec moi qui t’ai sauvé ! O Zeus, pourquoi donc as-tu doté les hommes de moyens sûrs pour reconnaître l’or de mauvais aloi et pourquoi n’y a-t-il pas sur le corps humain de marque naturelle qui distingue le méchant ?
LA CORYPHÉE
Terrible et difficile à guérir est généralement la colère quand ce sont des êtres chers que met aux prises la discorde.
JASON
J’ai besoin, je crois, de n’être pas naturellement inhabile à parler et, tel le prudent pilote d’une nef, de prendre des ris pour fuir sous le vent ta loquacité, femme, et ta démangeaison de parler. Pour moi, puisque aussi bien tu exaltes outre mesure tes services, c’est Cypris, à mon avis, qui dans mon expédition m’a sauvé, seule entre les dieux et les hommes. Tu as l’esprit subtil, mais il t’est odieux de raconter tout au long comment Eros t’a obligée, par ses traits inévitables, à sauver ma personne. Mais je n’insisterai pas trop sur ce point : quelle que soit la façon dont tu m’aies aidé, c’est bien, je ne me plains pas. Cependant pour m’avoir sauvé tu as reçu plus que tu ne m’as donné. Je vais le prouver. D’abord c’est la terre grecque, au lieu d’un pays barbare, que tu habites ; tu connais la justice, l’usage des lois, non les caprices de la force. Tous les Grecs se sont rendu compte que tu es savante ; tu as acquis la gloire. Si tu vivais aux extrêmes limites de la terre, on ne parlerait pas de toi. Peu m’importerait, à moi, d’avoir de l’or dans un palais ou de chanter plus harmonieusement qu’Orphée si mon sort devait passer inaperçu. — Je t’en ai assez dit sur mes travaux : aussi bien c’est toi qui as engagé ce duel de paroles. Quant au mariage royal que tu me reproches, je te prouverai qu’en cela je me suis montré habile d’abord, puis chaste, enfin un ami dévoué à toi et à mes enfants. (Geste de Médée.) Allons, sois calme. — Venu ici de la terre d’Iôlcos, traînant après moi tant de malheurs inextricables, quelle aubaine plus heureuse aurais-je trouvée que d’épouser la fille d’un roi, moi, un exilé ? Non pas — ce qui te pique — que je haïsse ta couche, ni qu’une nouvelle épousée excite mon désir, ou que j’aie cure de rivaliser avec d’autres pour une nombreuse postérité : il me suffit des enfants que j’ai et je ne te fais pas de reproches. Mais je voulais — et c’est l’essentiel — que nous vivions dans l’aisance et non dans le besoin, sachant que le pauvre voit fuir et s’éclipser tous les amis ; je voulais élever les enfants d’une manière digne de ma maison, donner des frères aux fils nés de toi, les mettre tous au même rang, n’en faire qu’une seule famille et assurer mon bonheur. Qu’as-tu besoin d’autres fils, toi ? Mais moi, j’ai intérêt à ce que mes enfants à venir soient utiles à ceux qui vivent. Est-ce un mauvais calcul ? Toi-même tu n’oserais le dire si une rivale ne piquait ta jalousie. Mais vous en venez à croire, vous autres femmes, que, vos amours prospérant, vous avez tout ; au contraire une atteinte est-elle portée à votre lit, ce qu’il y a de plus avantageux et de plus beau, vous le déclarez odieux. Ah ! il faudrait que les mortels pussent avoir des enfants par quelque autre moyen, sans qu’existât la gent féminine ; alors il n’y aurait plus de maux chez les hommes.
LA CORYPHÉE
Jason, tu as fort bien arrangé ton discours. Pourtant, dussé-je parler contre ton attente, à mon avis, en trahissant ton épouse tu n’as pas agi selon la justice.
MÉDÉE
Ah ! sur combien de points je suis en désaccord avec la plupart des mortels ! Pour moi, l’homme injuste, quand il est habile à parler, mérite le châtiment le plus sévère. Se flattant de cacher ses injustices sous le voile de l’éloquence, audacieusement il commet tous les crimes. Malgré tout il n’est pas si bien avisé. — Toi non plus, ne va pas devant moi faire montre de beaux dehors et d’habileté. Un seul mot t’étendra sur le flanc : tu devais, si tu n’étais pas un traître, me convaincre avant de faire ce mariage, et non le taire à tes amis.
JASON
Ah ! oui, tu aurais merveilleusement servi mon projet, si je t’avais parlé de ce mariage, à toi qui, même aujourd’hui, n’as pas la force d’apaiser le violent courroux de ton coeur !
MÉDÉE
Ce n’est pas là ce qui te retenait : ton union avec une Barbare aboutissait pour toi à une vieillesse sans gloire
JASON
Sache-le bien : ce n’est pas pour la femme que j’ai contracté cette union avec une fille de roi, mais, comme je te l’ai déjà dit, je voulais te sauver et à mes enfants donner pour frères des princes qui fussent le rempart de ma maison.
MÉDÉE
Ah ! loin de moi un bonheur qui me soit à charge et une prospérité qui me déchire le coeur !
JASON
Sais-tu comment former d’autres voeux et te montrer plus sage ? Que les biens ne te paraissent jamais à charge, et qu’une heureuse fortune ne soit pas à tes yeux une mauvaise fortune !
MÉDÉE
Insulte-moi : tu as un asile, toi. Moi, je suis abandonnée et je vais partir pour l’exil.
JASON
C’est toi qui l’as voulu : n’accuse personne.
MÉDÉE
Qu’ai-je fait ? Ai-je pris femme et t’ai-je trahi ?
JASON
Tu as lancé contre les princes des malédictions impies.
MÉDÉE
De ta maison aussi je serai la malédiction.
JASON
Assez ; je ne discuterai pas avec toi plus longtemps. Allons ! si tu veux, pour les enfants ou pour ton exil, recevoir de mes richesses une assistance, parle : je suis prêt à te donner d’une main généreuse et à envoyer des symboles à mes hôtes pour qu’ils te fassent bon accueil. Si tu me refuses, tu seras insensée ; apaise ta colère, tu as tout à y gagner.
MÉDÉE
Non, je n’userai pas de tes hôtes et je n’accepterai rien : garde tes dons. Les présents d’un méchant homme ne sont d’aucun profit.
JASON
Du moins j’atteste les divinités que je consens à tout faire pour toi et les enfants. C’est toi qui rejettes mes bienfaits et par entêtement repousses des amis : tu aggraves ainsi tes souffrances.
MÉDÉE
Va-t’en. Le regret de ta jeune femme doit te prendre depuis le temps que tu es hors de vue du palais. Cajole ton épouse. Peut-être — un dieu écoutera ma voix — tel sera ton hymen que tu le renieras. (Jason sort.)
LE CHŒUR
Strophe I. — Les amours quand ils fondent sur eux avec trop de violence n’apportent ni bon renom ni vertu aux hommes. Mais que Cypris vienne avec mesure, nulle autre déesse n’a autant de charme. Que jamais, ô souveraine, contre moi ton arc d’or ne lance un trait inévitable trempé dans le poison du désir !
Antistrophe I. — Que me chérisse la chasteté, le plus beau présent des dieux ! Que jamais la redoutable Cypris ne suscite en moi disputes passionnées et querelles insatiables en frappant mon coeur d’amour pour un lit étranger ! Qu’elle respecte les ménages et les pacifie en réglant d’un esprit pénétrant les différends entre époux !
Strophe II. — O patrie, ô demeure, puissé-je ne pas être sans cité et traîner une pénible existence dans la détresse et les plus lamentables des souffrances ! Que la mort, oui la mort, me dompte avant que j’atteigne ce jour ! Entre les peines, il n’en est point de pire que d’être privé de la patrie.
Antistrophe II. — Nous l’avons vu et ce n’est pas sur les récits d’autrui que nous pouvons en parler : ni cité ni aucun ami n’a eu pitié du sort affreux qui t’accable. Périsse l’ingrat qui ne sait pas honorer des amis en leur ouvrant la clef d’un coeur pur ! jamais il ne sera mon ami.(Entre Égée, roi d’Athènes.)
ÉGÉE
Médée, salut. Nul ne sait de plus beau préambule pour adresser la parole à des amis.
MÉDÉE
Salut à toi aussi, fils du sage Pandion, Égée. D’où viens-tu visiter le sol de ce pays ?
ÉGÉE
J’ai quitté l’antique sanctuaire de Phoibos.
MÉDÉE
Pourquoi étais-tu allé au nombril fatidique du monde ?
ÉGÉE
Pour demander comment je pourrais avoir des enfants.
MÉDÉE
Au nom des dieux, quoi ! tu as vécu sans enfants jusqu’à ce jour ?
ÉGÉE
Oui, sans enfants, par l’arrêt de quelque divinité.
MÉDÉE
As-tu une épouse ? ou n’as-tu pas connu le mariage ?
ÉGÉE
Je ne suis pas libre du joug conjugal.
MÉDÉE
Eh bien ! que t’a dit Phoibos à ce sujet ?
ÉGÉE
Ses paroles sont trop subtiles pour une intelligence humaine.
MÉDÉE
M’est-il permis de connaître l’oracle du dieu ?
ÉGÉE
Oui, d’autant plus qu’il exige un esprit pénétrant.
MÉDÉE
Quel est-il ? Parle, puisque je puis entendre.
ÉGÉE
De ne pas délier le pied qui sort de l’outre.
MÉDÉE
Avant d’avoir fait quoi ? d’être arrivé en quel pays
ÉGÉE... avant d’être revenu au foyer de mes pères.
MÉDÉE
Mais dans quelle intention es-tu venu en cette terre ?
ÉGÉE
Il y a un certain Pitthée, roi du pays de Trézène.
MÉDÉE
Fils, dit-on, de Pélops ; il est très pieux.
ÉGÉE
Je veux lui communiquer l’oracle du dieu.
MÉDÉE
Oui, c’est un homme savant et versé en ces matières.
ÉGÉE
Et pour moi le plus cher de tous mes alliés.
MÉDÉE
Eh bien ! bonne chance ! puisses-tu obtenir ce que tu désires ! (Un silence.)
ÉGÉE
Pourquoi cet air triste et ce visage bouleversé ?
MÉDÉE
Égée, mon époux est le plus lâche des hommes.
ÉGÉE
Que dis-tu ? Raconte-moi sans détour tes ennuis.
MÉDÉE
Jason m’outrage, sans que j’aie aucun tort envers lui.
ÉGÉE
Qu’a-t-il fait ? Explique-toi plus clairement.
MÉDÉE
Il a pris une autre femme, qui règne sur ma maison.
ÉGÉE
Non, il n’a pas osé une action aussi infâme !
MÉDÉE
Sache-le. On nous méprise, nous qu’on aimait hier.
ÉGÉE
Est-ce par amour ? ou par haine de ta couche ?
MÉDÉE
C’est un grand amour ; il n’est pas fidèle à ceux qu’ils aiment.
ÉGÉE
Laisse-le donc si, comme tu le dis, c’est un lâche.
MÉDÉE
Il a souhaité obtenir l’alliance de rois.
ÉGÉE
Qui lui donne sa fille ? Achève ce que tu disais.
MÉDÉE
Créon, qui règne sur le pays de Corinthe.
ÉGÉE
Tu étais pardonnable, dans ce cas, de t’affliger, femme.
MÉDÉE
C’en est fait de moi ; et puis je suis expulsée du pays
ÉGÉE
Par qui ? C’est un nouveau malheur que tu m’apprends
MÉDÉE
Créon me chasse et m’exile de Corinthe.
ÉGÉE
Et Jason le permet ? Cela non plus, je ne l’approuve pas
MÉDÉE
A l’entendre, non ; mais il se résigne à ce qu’il désire (Se jetant aux pieds d’Égée.) Ah ! je t’en conjure par toi menton et par tes genoux ! Je me fais ta suppliante. Pitié pitié pour mon infortune ! Ne m’abandonne pas ! Ne me laisse pas chasser ! Accueille-moi dans ton pays, dans ta demeure, à ton foyer. Alors puisse se réaliser, au nom des dieux, ton désir d’avoir des enfants, et toi-même mourir : heureux ! Tu ne sais pas l’aubaine que tu as trouvée ici grâce à moi tu ne seras plus sans enfants et je te fera engendrer une postérité. Je sais les philtres qu’il faut.
ÉGÉE
Pour bien des raisons je suis disposé, femme, à t’accorder cette grâce : d’abord à cause des dieux, puis i cause des enfants dont tu me promets la naissance, car c’est là que vont toutes mes pensées. Voici donc mes dispositions : si tu viens dans mon pays, je m’efforcerai de t’y offrir l’hospitalité, comme je le dois. Il est seulement une chose dont je veux d’avance t’avertir, femme : t’emmener de cette terre, je m’y refuse, mais si de toi-même tu viens à mon palais, tu y resteras inviolable et tu n’auras pas craindre que je te livre à personne. Porte donc toi-même tes pas hors de ce pays ; car à l’égard de mes hôtes aussi je veux être sans reproche.
MÉDÉE
Il en sera ainsi. Mais si j’avais une garantie, je n’aurais qu’à me louer de toi.
ÉGÉE
N’as-tu pas confiance ? Quel sujet d’inquiétude te reste ?
MÉDÉE
J’ai confiance. Mais la maison de Pélias et Créon me sont hostiles. S’ils veulent m’arracher de ton royaume, lié par des serments, tu ne me livrerais pas. Si tu n’es engagé qu’en paroles, sans avoir juré par les dieux, seras-tu mon ami et ne céderas-tu pas aux sommations de leurs hérauts ? Moi, je suis faible ; eux, ils ont la puissance : c’est une famille royale.
ÉGÉE (souriant)
Tes paroles, femme, sont pleines de prévoyance. Mais, puisque bon te semble, je ne refuse pas d’agir ainsi. D’ailleurs, pour moi, il y aura moins de risques si j’ai un prétexte à opposer à tes ennemis ; et ta situation à toi n’en sera que mieux assise. Explique-moi les dieux que je dois invoquer.
MÉDÉE
Jure par le sol de la Terre, par le Soleil, père de mon père ; ajoute encore toute la race des dieux...
ÉGÉE
De faire ou de ne pas faire quoi ? Parle.
MÉDÉE
De ne jamais toi-même me chasser de ton pays et, si un de mes ennemis veut m’en arracher, de ne pas me livrer, de ton vivant, volontairement.
ÉGÉE
Je jure par la Terre, par la lumière éclatante du Soleil, par tous les dieux d’observer ce que tu viens de dire.
MÉDÉE
Il suffit. Mais si tu n’observes pas ton serment, quel châtiment appelles-tu sur toi ?
ÉGÉE
Les malheurs qui arrivent aux mortels impies.
MÉDÉE
Adieu. Pars : tout est bien. Pour moi j’arriverai le plus tôt possible dans ta cité, après avoir fait ce que je médite et obtenu ce que je veux. (Égée sort.)
LA CORYPHÉE
Que le fils de Maïa, le Roi-conducteur, te ramène dans ta demeure ! Puisses-tu obtenir ce que tu souhaites si ardemment et trouver le bonheur ! car un homme généreux, Égée, voilà ce que tu es à mes yeux.
MÉDÉE
O Zeus ! Justice, fille de Zeus ! Lumière du Soleil ! maintenant nous allons remporter une belle victoire sur nos ennemis, mes amies. Nous sommes sur la voie ; maintenant j’ai l’espoir que mes ennemis paieront leur dette à la justice. Cet homme, du côté où j’étais le plus en danger, m’est apparu dans mes projets comme un port où j’attacherais le câble de poupe, une fois arrivée à la ville et à la citadelle de Pallas. Mais déjà je vais te dire tous mes projets. Écoute des paroles qui ne sont pas pour te plaire. J’enverrai un de mes serviteurs auprès de Jason pour le prier de paraître à ma vue. Quand il sera venu, je lui dirai de douces paroles, que nous sommes d’accord, qu’il fait bien de nous abandonner pour contracter alliance avec la princesse, que ses décisions sont utiles et heureuses. Je lui demanderai que mes fils restent ici, non que je veuille les laisser sur une terre hostile exposés aux outrages de mes ennemis, mais pour tuer par mes ruses la fille du roi. Car je les enverrai les mains chargées de cadeaux les porter à la jeune épousée pour qu’on ne les bannisse pas de ce pays : un voile fin et un diadème d’or ciselé. Si elle prend la parure et la met sur sa peau, elle périra dans d’horribles souffrances et avec elle quiconque la touchera, tellement seront violents les poisons dont j’imprégnerai ces présents. — Mais ici je m’arrête et je pleure sur l’action qu’il me faut accomplir ensuite. Car je tuerai mes propres enfants ; il n’y a personne qui puisse les arracher à la mort. Et quand j’aurai bouleversé toute la maison de Jason, je sortirai du pays, m’exilant pour le meurtre de mes fils bien-aimés, après avoir osé le plus sacrilège des crimes. Non, je ne puis supporter, mes amies, d’être la risée de mes ennemis. Poursuivons ! Que leur sert de vivre ? Je n’ai ni patrie, ni demeure, ni refuge contre les malheurs. La faute, je l’ai faite quand j’ai abandonné la demeure de mon père, séduite par les paroles d’un Grec qui, avec l’aide des dieux, nous paiera sa dette à la justice. Non, les fils qui sont nés de moi, il ne les verra plus vivants désormais ! Non, de la jeune femme qu’il vient d’épouser il n’aura pas de fils puisqu’il faut que misérablement la misérable périsse victime de mes poisons ! Que nul ne m’estime lâche et faible, ni résignée non plus ! Mon caractère est fait de contrastes : terrible pour mes ennemis, pour mes amis bien disposée. Il n’y a que de telles natures pour avoir une vie riche de gloire.
LA CORYPHÉE
Puisque tu nous as communiqué ton projet, je veux et te servir et prendre la défense des lois humaines : crois-moi, n’accomplis pas ces crimes.
MÉDÉE
Je ne puis faire autrement. Mais je te pardonne tes paroles : tu n’es pas, comme moi, lâchement maltraitée.
LA CORYPHÉE
Tu oseras tuer tes deux fils, femme ?
MÉDÉE
C’est là ce qui déchirera surtout le coeur de mon mari.
LA CORYPHÉE
Mais toi, tu seras la plus malheureuse des femmes.
MÉDÉE
C’en est décidé. Superflus, tous ces discours qui nous retardent. (A la nourrice.) Toi, va et ramène Jason. Car pour toutes les missions de confiance c’est de toi que je me sers. Ne dis rien de mes décisions, si tu aimes tes maîtres et si tu es femme. (La nourrice s’en va.)
LE CHOEUR
Strophe I. — Les Erechthéides, de toute antiquité, sont fortunés. Fils des dieux bienheureux, issus d’une terre sacrée et jamais conquise, ils se nourrissent de la plus illustre sagesse et toujours dans l’air le plus resplendissant ils marchent avec grâce. C’est là que jadis les saintes Piérides, les neuf Muses, ont été mises au monde, dit-on, par la blonde Harmonie...
Antistrophe I : ...là qu’aux belles ondes du Céphise, comme on le conte, Cypris vient puiser, pour les verser sur le pays, les brises tempérées au soude de miel ; là que, toujours, ceignant ses cheveux flottants d’une couronne parfumée de fleurs de roses, elle envoie siéger auprès de la Sagesse les Amours, auxiliaires de toute vertu.
Strophe II. — Comment donc la ville des fleuves sacrés, la contrée qui fait cortège à ses amis, te gardera-t-elle, toi, la meurtrière de tes fils, toi qui es impure même chez les autres hommes ? Songe au coup dont tu vas frapper tes enfants. Songe au meurtre dont tu te charges. Ah ! par tes genoux, de toute notre force, nous t’en supplions, n’assassine pas tes enfants !
Antistrophe II. — Où donc ton âme, où donc ton bras trouveront-ils le courage de porter au coeur de tes enfants les coups d’une horrible audace ? Comment, jetant les yeux sur tes fils, commettras-tu le meurtre sans verser de larmes ? Tu ne pourras pas, tes fils tombant suppliants à tes pieds, tacher de sang ta main, avec un coeur intrépide.
(Entre Jason. La nourrice le suit.)
JASON
Je viens sur ta demande. Malgré ton ressentiment contre moi, je ne saurais te refuser du moins cette grâce et j’écouterai ta nouvelle requête, femme.
MÉDÉE
Jason, je te prie de me pardonner ce que j’ai dit. Excuse mes emportements, il le faut, après les marques d’affection que souvent nous nous sommes données. Pour moi je suis entrée en discussion avec moi-même et me suis fait des reproches : « Malheureuse, pourquoi cette folie et cette animosité contre ces gens, qui voient juste ? Pourquoi me poser en ennemie des maîtres du pays et de mon mari qui agit de la façon la plus utile pour nous en épousant une fille de roi et en donnant des frères à mes enfants ? Ne renoncerai-je pas à ma colère ? Pourquoi me plaindre, quand les dieux pourvoient heureusement à tout ? N’ai-je pas des fils ? Ne sais-je pas que je suis exilée de ma patrie et que je n’ai plus d’amis ? Ces réflexions m’ont fait sentir toute mon imprudence et la vanité de ma rancune. Maintenant donc je t’approuve ; tu me parais sage d’avoir contracté pour nous cette alliance et je me trouve insensée, moi qui devais m’associer à tes projets, t’aider à les mener à bien, me tenir auprès de ton lit et avoir plaisir à servir ta jeune femme. Mais nous sommes ce que nous sommes. Je ne médirai pas de nous, les femmes. Tu ne devais pas copier ma méchanceté et opposer les enfantillages aux enfantillages. Mais je l’accorde, j’avoue que j’étais insensée, alors. J’ai maintenant de meilleures résolutions. (Appelant ses fils.) Enfants ! enfants ! venez, quittez ce toit, sortez embrasser votre père et lui adresser la parole avec moi ; rejetez, vous aussi, votre ancienne haine pour des êtres aimés, en même temps que votre mère. Il y a trêve entre nous. Ma colère est morte. Prenez sa main droite. (A elle-même.) Hélas ! comme j’ai le pressentiment de malheurs cachés ! O mes enfants, vivrez-vous longtemps pour me tendre ainsi vos bras chéris ? Mal-heureuse que je suis ! Comme je suis prompte à pleurer et pleine de frayeur ! (Tout haut.) Enfin je termine ma querelle avec votre père ; et mes yeux attendris se remplissent de larmes ! (Elle éclate en sanglots.)
LA CORYPHÉE
Et moi aussi ; de mes yeux ont jailli des pleurs abondants. Puisse le malheur présent ne pas s’aggraver encore !
JASON
J’approuve, femme, ce changement et je ne te reproche pas le passé. Il est naturel que le sexe féminin conçoive de la colère contre un époux s’il contracte une autre union. Mais ton coeur est revenu aux sentiments les meilleurs. Tu as reconnu le point de vue qui l’emporte ; tu as été longue, mais enfin... C’est agir en femme sensée. (Aux enfants.) Quant à vous, mes enfants, votre père n’a pas négligé vos intérêts et, avec l’aide des dieux, il a assuré plus que votre salut. Car je crois que vous occuperez le premier rang dans ce pays, à Corinthe, avec vos frères, un jour. Grandissez seulement. Le reste est l’oeuvre de votre père et des dieux qui vous sont favorables. Puissé-je vous voir, pleins de vigueur, atteindre l’épanouissement de la jeunesse, supérieurs à mes ennemis ! — (A Médée) Toi, pourquoi ces larmes abondantes qui mouillent tes paupières ? Pourquoi détourner ta joue pâlie ? N’es-tu pas heureuse d’entendre mes paroles ?
MÉDÉE
Ce n’est rien : je pensais à mes enfants.
JASON
Rassure-toi ; je m’occuperai d’eux.
MÉDÉE
Je le ferai ; je ne me défierai pas de tes paroles. Mais la femme est un être faible et portée aux larmes, naturellement.
JASON
Pourquoi, malheureuse, tant gémir sur tes enfants ?
MÉDÉE
Je les ai mis au monde ; et quand tu leur souhaitais une heureuse vie, la pitié m’a envahie : en sera-t-il ainsi ?— (Se reprenant.) Mais des choses dont je voulais t’entretenir, je t’ai dit les unes ; je vais te faire part des autres. Puisque les souverains du pays décident de me chasser, que le plus avantageux pour moi — je le comprends bien— est de ne pas te gêner toi et les maîtres du pays en vivant ici, — car je passe pour hostile à cette maison, — je quitterai cette terre pour l’exil. Mais les enfants ? Pour qu’ils soient élevés de ta main, demande à Créon de ne pas les exiler.
JASON
Je ne sais si je le fléchirais. J’essayerai du moins ; je le dois.
MÉDÉE
Eh bien ! engage ta femme à demander à son père que les enfants ne soient pas exilés.
JASON
Je le ferai, et j’espère la persuader, moi.
MÉDÉE
Oui, si elle est femme comme les autres. Je t’aiderai de mon côté dans cette tâche. Je lui enverrai des présents les plus beaux qui soient actuellement au monde — c’est moi qui le sais — et de beaucoup : un voile fin et un diadème en or ciselé. Les enfants les porteront. — (S’adressant à un serviteur.) Allons ! que le plus vite possible une des servantes apporte ici la parure. — ( A Jason. ) Elle sera heureuse, non pas une fois mais mille, d’avoir en toi le meilleur des maris pour partager sa couche et de posséder une parure que jadis le Soleil, père de mon père, a donnée à ses descendants. (Une servante apporte la parure. (Médée la remet aux enfants.) Prenez ces cadeaux de noces, mes enfants, dans vos mains, et à la princesse, à la bienheureuse épousée, donnez-les. Ce n’est certes pas des présents méprisables qu’elle recevra.
JASON
Pourquoi, folle, en dépouilles-tu tes mains ? Crois-tu que le palais royal manque de voiles, manque d’or ? Garde-les ; ne les donne pas. Si de moi ma femme fait quelque cas, elle me préférera aux richesses, j’en suis sûr, moi.
MÉDÉE
Ne dis pas cela ! Les présents fléchissent jusqu’aux dieux, dit-on, et l’or a plus de puissance que toutes les paroles sur les mortels. C’est pour elle qu’est le destin ; c’est elle qu’exauce un dieu maintenant ; elle est jeune ; elle règne. Et l’exil de mes fils, je l’achèterais de ma vie, non seulement de mon or. (Aux enfants) Allons ! enfants, entrez tous deux, entrez dans le riche palais, et la nouvelle épouse de votre père, ma maîtresse, suppliez-la ; demandez-lui, en lui donnant la parure, de ne pas être exilés. Ce qu’il faut avant tout, c’est qu’elle reçoive le -présent de ses propres mains. Hâtez-vous ! A votre mère rapportez la bonne nouvelle qu’elle désire. Puissiez-vous réussir !
LE CHŒUR
Strophe I. — Maintenant je n’ai plus d’espoir que les enfants vivent. Non. Car ils marchent à la mort, déjà. Elle recevra, l’épousée, elle recevra, l’infortunée, le diadème d’or fatal ; autour de sa blonde chevelure elle posera la parure d’Hadès, de ses propres mains.
Antistrophe I. — Elle se laissera persuader par leur charme et par leur immortel éclat de revêtir le voile et le diadème d’or ciselé ; c’est aux enfers qu’elle portera sa parure d’épousée. Voici le filet où elle tombera, et son lot fatal : la mort. L’infortunée ! A la fatalité elle n’échappera pas.
Strophe II. — Et toi, ô malheureux, perfide époux, gendre d’un roi, sans le savoir sur tes enfants c’est la ruine que tu attires, et sur ton épouse une affreuse mort. Infortuné ! sur ton sort combien tu te méprends !
Antistrophe II. — je pleure aussi ta douleur, ô mère mal-heureuse dans tes fils, toi qui verseras le sang de tes enfants à cause du lit nuptial qu’un époux, en dépit de toute loi, a quitté pour partager la vie et la couche d’une autre.(Les enfants reviennent avec le gouverneur.)
LE GOUVERNEUR
Maîtresse, on a fait grâce de l’exil à tes fils que voici, et les présents, l’épousée, fille du roi, les a reçus avec joie dans ses mains. C’est la paix de ce côté pour tes enfants. — Eh bien ! pourquoi restes-tu là, bouleversée, quand la fortune te favorise ? Pourquoi détournes-tu ta joue et n’accueilles-tu pas avec joie mes paroles ?
MÉDÉE
Hélas !
LE GOUVERNEUR
Voilà qui ne s’accorde pas avec mes nouvelles.
MÉDÉE
Hélas ! encore une fois.
LE GOUVERNEUR
T’ai-je annoncé un malheur sans le savoir ? Je me trompais donc en croyant t’apprendre une bonne nouvelle ?
MÉDÉE
Ta nouvelle est ce qu’elle est. Ce n’est pas toi que je blâme.
LE GOUVERNEUR
Pourquoi donc baisses-tu les yeux et verses-tu des larmes ?
MÉDÉE
Il le faut bien, vieillard ; voilà ce que les dieux, et moi, dans ma folie, nous avons machiné.
LE GOUVERNEUR
Prends courage : toi aussi tu rentreras d’exil, grâce à tes fils, un jour.
MÉDÉE
Et d’autres rentreront dans la terre auparavant. Malheureuse que je suis !
LE GOUVERNEUR
Tu n’es pas la seule qu’on ait séparée de ses enfants. Il faut d’un coeur léger supporter les infortunes, quand on est mortel.
MÉDÉE
Je les supporterai. — Mais entre dans le palais et prépare à mes fils de ce qu’il leur faut chaque jour. (Le gouverneur sort.)
O mes enfants, mes enfants, vous avez donc une cité, une demeure où, m’abandonnant à mon malheur, vous vivrez pour toujours, privés de votre mère. Et moi je m’en irai en exil vers une autre terre avant de jouir de vous deux et de vous voir heureux, avant de vous avoir mariés, d’avoir paré votre couche nuptiale et levé pour vous les torches de l’hyménée ! Ah ! malheureuse que je suis à cause de mon orgueil ! C’est donc en vain, ô mes enfants que je vous ai élevés, en vain aussi que j’ai peiné, que j’ai été déchirée par les souffrances, que j’ai supporté les terribles douleurs de l’enfantement ! Ah ! oui, jadis, infortunée ! combien d’espérances avais-je placées en vous ! Vous me nourrissiez dans ma vieillesse et, après ma mort, vos mains m’ensevelissaient pieusement, chose enviée des hommes. Maintenant c’en est fait de cette douce pensée. Car privée de vous je traînerai une vie de tristesse et de souffrances. Et vous, votre mère, jamais plus vos yeux chéris ne la verront : vous serez partis vers une autre forme d’existence. Hélas ! hélas ! pourquoi tournez-vous vers moi vos yeux, mes enfants ? Pourquoi m’adressez-vous ce dernier sourire ? — Malheur ! Que faire ? Le coeur me manque, femmes, quand je vois le regard brillant de mes enfants. Non, je ne pourrais pas. Adieu, mes anciens projets. J’emmènerai mes fils loin du pays. Pourquoi me faut-il, pour torturer leur père par leur malheur à eux, redoubler mes malheurs à moi ? Non, non, pas moi. Adieu, mes projets. Mais quoi ? Je veux être condamnée à la risée en laissant mes ennemis impunis ? Allons ! de l’audace ! Ah ! quelle est ma lâcheté d’abandonner mon coeur à ces faiblesses ! Rentrez dans le palais, mes enfants. (Elle lève le bras vers le Soleil.) Celui à qui Thémis interdit d’assister à mon sacrifice, cela le regarde, mais je ne laisserai pas faiblir ma main. Hélas ! Non, mon coeur, non, n’accomplis pas, toi, ce crime. Laisse-les, malheureuse ! Épargne tes enfants. Ils vivront là-bas avec moi et seront ma joie. Non, par les vengeurs souterrains de l’Hadès, il n’arrivera jamais que je livre moi-même mes fils aux insultes de mes ennemis. Il faut absolument qu’ils meurent ; puisqu’il le faut, c’est moi qui les tuerai, qui les ai mis au monde. C’est chose faite, inévitable. D’ailleurs, la couronne sur la tête, dans ses voiles, la royale épousée expire ; j’en suis sûre, moi. Allons ! puisque je vais entrer dans la voie des plus terribles malheurs et leur faire prendre une voie plus funeste encore, je veux dire adieu à mes fils. Donnez, mes enfants, donnez à baiser votre main droite à votre mère. O main adorée, ô bouche adorée, traits et visage si nobles de mes enfants ! Puissiez-vous être heureux tous les deux, mais là-bas ! Le bonheur ici-bas, votre père vous l’a ravi. O doux embrassement ! ô délicieuse peau ! ô haleine si douce de mes enfants ! — Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Je ne suis plus capable de tourner mes regards vers mes fils. Je suis vaincue par les malheurs. Je sais les crimes que je vais oser, mais ma colère est plus puissante que ma volonté et c’est elle qui cause les plus grands maux aux mortels.
LA CORYPHÉE
Souvent déjà je me suis livrée à des discussions plus subtiles et j’ai affronté des débats plus graves que ne doit, paraît-il, la gent féminine en aborder ; c’est que nous avons une Muse, nous aussi, qui vient nous visiter pour nous apprendre la sagesse. Nous toutes, non ; car il est rare que la gent féminine — on en trouverait une parmi beaucoup peut-être — ne soit pas étrangère aux Muses. Je le proclame : parmi les mortels ceux qui ignorent totalement ce que sont des fils pour n’en avoir pas eu l’emportent en bonheur sur les parents. Ceux qui n’ont pas d’enfants, dans l’incertitude où l’on est si les enfants sont joie ou amertume pour les mortels, de par leur sort sont affranchis de beaucoup de peines. Mais ceux qui dans leur maison ont une douce floraison d’enfants, je les vois tout le temps s’épuiser en soucis. D’abord, comment les élèveront-ils honnêtement ? D’où tireront-ils les ressources à leur laisser ? Et puis, est-ce pour des méchants ou pour des bons qu’ils se donnent tant de mal ? Mystère. Enfin le suprême malheur pour tous les mortels, je vais vous le dire : voilà qu’ils ont trouvé des ressources suffisantes ; les enfants ont atteint la jeunesse ; ils sont bons ; mais, telle étant la volonté du destin, vient la mort qui dans l’Hadès emporte leurs corps. Où est alors l’avantage pour les mortels quand aux autres maux ils voient ce nouveau chagrin, le plus cruel de tous, à cause d’enfants, leur échoir du fait des dieux ?
MÉDÉE
Amies, il y a bien longtemps que j’attends l’événement et guette ce qui va là-bas advenir. Mais je vois accourir un des serviteurs de Jason : sa respiration haletante indique qu’il va nous annoncer un nouveau malheur.(Entre un serviteur de Jason, bouleversé.)
LE MESSAGER
O toi qui, au mépris des lois, as accompli un horrible crime, Médée, fuis, fuis, sans négliger aucune voie, mer ou terre, navire ou char.
MÉDÉE
Qu’est-il donc arrivé pour que je doive fuir ?
LE MESSAGER
Elle est morte à l’instant, la fille du roi, et aussi Créon, son père, victimes de tes philtres.
MÉDÉE
O la plus belle des nouvelles ! C’est parmi mes bienfaiteurs et mes amis que désormais je te compterai.
LE MESSAGER
Que dis-tu ? As-tu ton bon sens ? N’es-tu pas folle, femme ? Tu as outragé le foyer de tes princes et tu te réjouis d’apprendre de telles nouvelles, au lieu de trembler.
MÉDÉE
J’ai de mon côté beaucoup à dire en réponse à tes paroles. Mais ne t’emporte pas, ami. Comment ont-ils péri ? Car tu redoubles d’autant ma joie s’ils sont morts dans les tourments les plus horribles
.LE MESSAGER
Après que les enfants, ta double descendance, furent arrivés avec leur père et entrés dans la demeure nuptiale, nous nous réjouissions, nous les esclaves qui compatissions à tes maux : car de bouche en bouche aussitôt courut avec insistance le bruit que toi et ton mari vous aviez mis fin à votre ancienne querelle. L’un baise la main, l’autre la tête blonde de tes fils, et moi aussi, plein de joie, dans l’appartement des femmes je suivis les enfants. Or la maîtresse qu’aujourd’hui à ta place nous honorons, avant d’apercevoir le couple de tes enfants, fixait sur Jason un regard plein d’ardeur. Mais ensuite elle se couvrit les yeux, pâlit et détourna sa joue, saisie d’horreur à l’entrée de tes fils. Ton mari voulut apaiser la colère et le ressentiment de la jeune femme. Il lui dit : « N’aie pas de haine pour ceux qui t’aiment. Renonce à ta colère et retourne la tête de ce côté. Vois des amis dans les amis de ton mari. Accepte ces présents et demande à ton père de faire grâce de l’exil à ces enfants, pour l’amour de moi. » Mais dès qu’elle eut vu la parure elle ne résista plus et accorda tout à son mari. Tes fils et leur père ne s’étaient pas éloignés du palais qu’elle avait pris les voiles brodés et s’en était revêtue. Elle place la couronne d’or sur ses boucles. Devant un clair miroir elle arrange sa chevelure, souriant à l’image inanimée de sa personne. Puis elle se lève, descend du trône, s’en va par l’appartement. Gracieusement s’avance son pied si blanc. Les présents la transportent de joie. Encore et encore elle se dresse sur la pointe des pieds et regarde son talon. Mais ensuite ce fut un spectacle horrible à voir : elle change de couleur ; pliée en deux, elle recule ; ses membres tremblent ; elle n’a que le temps de se laisser tomber sur le trône pour ne pas s’abattre à terre. Une vieille servante, croyant que ce sont là peut-être les fureurs de Pan ou de quelque dieu qui la saisissent, pousse le cri de la supplication. Mais bientôt elle lui voit à la bouche venir une blanche écume, dans leur orbite les pupilles se retourner, le sang abandonner le corps. Alors, au lieu de sa plainte religieuse, elle lance une longue lamentation. Aussitôt l’une se précipite à la demeure du père, l’autre vers le nouveau mari pour leur apprendre le malheur de l’épousée. Tout le toit résonne de courses multipliées. Déjà, forçant l’allure, un rapide coureur aurait franchi les six plèthres et atteint le but que, jusque-là sans voix et évanouie, la malheureuse poussant un terrible gémissement revient à elle. Car un double fléau s’attaquait à sa personne : le diadème d’or posé sur sa tête lançait un prodigieux torrent de feu dévorant et les voiles légers, présents de tes enfants, mordaient la chair blanche de l’infortunée. Elle fuit, s’étant levée du trône, embrasée, secouant sa chevelure et sa tête en tous sens, pour rejeter la couronne : mais l’or restait fixé à sa tête, soudé, et le feu quand elle secouait plus fort sa chevelure redoublait d’éclat. Elle tombe sur le sol, vaincue par l’infortune, entièrement méconnaissable sauf pour son père : on ne distinguait plus la place de ses yeux ni la grâce de son visage ; le sang, du sommet de sa tête, dégouttait au milieu des flammes ; les chairs, comme la larme du pin, sous la dent invisible du poison, des os se détachaient, affreux spectacle ! Tous redoutaient de toucher le cadavre : son sort était pour nous une leçon. Or son père, le malheureux ! dans son ignorance de la calamité, soudain entre dans l’appartement, se jette sur le cadavre, gémit aussitôt, enveloppe le corps de ses bras, le baise en disant : « Pauvre enfant ! Qui des dieux t’a fait périr aussi indignement ? Lequel m’a privé de toi, moi un vieillard, un tombeau ? Hélas ! puissé-je mourir avec toi, mon enfant ! » Puis quand il eut fini ses lamentations et ses sanglots, il voulut redresser son vieux corps, mais il adhérait, comme un lierre à des rameaux de laurier, aux voiles fins ; et c’était une lutte horrible. Lui voulait soulever son genou et elle le retenait. S’il tirait avec force, ses vieilles chairs s’arrachaient de ses os. Enfin il renonça et rendit l’âme, l’infortuné ! car le mal était plus fort que lui lu. Ils gisent morts, la fille et le vieux père, à côté l’un de l’autre. Que de larmes mérite leur infortune ! Pour moi, de ce qui te regarde, je suis empêché de parler : tu connaîtras toi-même le juste retour du châtiment. La vie des mortels ! ce n’est pas d’aujourd’hui que je la considère comme une ombre et je dirai sans trembler que ceux des humains qui passent pour habiles et avides de science sont condamnés à la plus dure des peines. Parmi les mortels, il n’est pas un homme heureux. L’opulence, quand elle afflue, peut donner à l’un plus de succès qu’à l’autre, mais le bonheur, non. (Le gouverneur sort.)
LA CORYPHÉE
Il semble que le destin en ce jour inflige avec justice une multitude de maux à Jason. O malheureuse ! Combien nous plaignons tes infortunes, fille de Créon, toi qui aux portes d’Hadès t’en es allée pour avoir épousé Jason !
MÉDÉE
Amies, mon acte est décidé : le plus vite possible je tuerai. mes fils et m’enfuirai loin de ce pays pour ne pas, par mes lenteurs, exposer mes enfants à périr par une main plus hostile. Il faut absolument qu’ils meurent. Puisqu’il le faut, c’est moi qui les tuerai, qui les ai mis au monde. Allons ! arme-toi, mon coeur ! Que tardons-nous ? Reculer devant ces maux terribles, mais nécessaires ! Va, ô malheureuse main, prends un glaive, prends ; marche vers la barrière d’une vie de chagrins. Ne sois pas lâche. Ne te souviens pas de tes enfants, que tu les adores, que tu les as mis au monde. Allons ! pour cette journée du moins, oublie tes fils : après, gémis ! Car si tu les tues, pourtant ils t’étaient chers ; et je serai, moi, une femme infortunée ! (Elle rentre dans le palais.)
LE CHŒUR
Strophe I. - Ah ! Terre ! Rayon éclatant du Soleil ! Regardez, voyez cette femme funeste avant qu’elle n’ait porté une main meurtrière sur ses enfants et immolé son propre sang. De la race d’or ils sont la descendance ; que le sang d’un dieu tombe sous les coups des hommes, c’est chose terrible ! Ah ! Lumière née de Zeus, retiens-la, arrête-la, chasse de la maison une malheureuse et meurtrière Erinys envoyée par des dieux vengeurs.
Antistrophe II. — Vaines se sont perdues les peines de ton enfantement ; en vain tu as donc mis au monde une postérité chérie, 6 toi qui as quitté des Symplégades les roches azurées, la passe inhospitalière ! Malheureuse ! Pour-quoi une lourde colère s’abat-elle sur ton âme ? Pourquoi à ta tendresse fait place une haine meurtrière ? Funeste est pour les mortels la souillure d’un meurtre domestique. Elle éveille contre les meurtriers de leur famille, par la volonté des dieux, des douleurs proportionnées au crime qui s’abattent sur leurs maisons.
LES ENFANTS (de l’intérieur) Hélas !
LE CHOEUR
Strophe II. — Entends-tu le cri ? Entends-tu les enfants ? Ah ! malheureuse ! femme infortunée !
UN DES ENFANTS
Hélas ! Que faire ? Où fuir les mains d’une mère ?
L’AUTRE ENFANT
Je ne sais ; frère chéri, nous sommes perdus.
LE CHŒUR
Dois-je entrer dans le palais, soustraire au meurtre les enfants ? Je le crois.
UN DES ENFANTS
Oui, au nom des dieux, sauvez-nous. Hâtez-vous.
L’AUTRE ENFANT
Car nous sommes près du filet, sous le glaive. (Silence. Les enfants sont morts.)
LE CHOEUR
Malheureuse ! Tu avais donc un cœur de roc ou de fer, pour tuer de ta fatale main tes enfants, le fruit de tes entrailles !
Antistrophe II. — Une seule femme, m’a-t-on dit, une seule, avant toi a porté la main sur ses enfants chéris...... Inô, frappée de démence par les dieux, lorsque l’épouse de Zeus l’eut chassée de sa demeure, errante.- Elle se lança, la malheureuse ! dans la mer, pour tuer ses enfants, meurtre impie...— ... ayant bondi du haut du promontoire marin, elle partagea la mort avec ses deux fils.
— Que pourrait-il arriver encore d’horrible ? O union conjugale, si féconde en épreuves, que de maux déjà tu as causés aux humains !
(Jason entre, bouleversé.)
JASON
Femmes, qui vous tenez ici près du palais, est-elle encore dans la maison, Médée qui a commis ces horribles crimes, ou s’est-elle éloignée en fuyant ? Car il faut qu’elle se cache sous la terre ou qu’elle s’élève sur des ailes dans les profondeurs de l’éther si elle ne veut pas payer sa dette à la maison royale. Croit-elle qu’après avoir tué les souverains du pays, impunément elle s’enfuira de ce palais ? Mais je me soucie moins d’elle que des enfants. Elle, ses victimes lui vaudront le mal qu’elle leur a fait. C’est la vie de mes enfants que je suis venu sauver : je crains que les parents de Créon ne leur fassent du mal et ne, vengent le meurtre impie de leur mère.
LA CORYPHÉE
Infortuné ! Tu ne sais pas l’étendue de tes malheurs, Jason ; sinon, tu n’aurais pas tenu ce langage.
JASON
Qu’y a-t-il ? Veut-elle me tuer moi aussi ?
LA CORYPHÉE
Tes fils sont morts de la main de leur mère.
JASON
Malheur ! Que me dis-tu ? Ah ! quel coup mortel pour moi, femme !
LA CORYPHÉE
Oui, tes enfants ne sont plus, sache-le bien.
JASON
Où les a-t-elle tués ? Dans le palais ? ou dehors ?
LA CORYPHÉE
Ouvre les portes : tu verras tes enfants égorgés.
JASON (à des esclaves)
Tirez les verrous, serviteurs. Vite ! Faites sauter les gonds, pour que je voie mon double malheur ; eux qui sont morts, et elle (dans un rugissement) que je châtierai.(Médée apparaît sur un char traîné par des dragons ailés, ses enfants à ses pieds.)
MÉDÉE
Pourquoi ébranles-tu et forces-tu ces portes ? Pour chercher les morts et moi qui les ai fait périr ? Épargnetoi cette peine : si tu as besoin de moi, dis ce que tu veux. (Jason s’élance pour l’atteindre.) Ta main ne me touchera jamais. Voilà le char que le Soleil, père de mon père, m’a donné comme rempart contre une main ennemie.
JASON
O monstre ! ô femme odieuse entre toutes aux dieux, à moi, et à la race entière des hommes ! Quoi ! sur tes enfants tu as osé porter le glaive, après les avoir mis au monde, pour me faire périr en m’enlevant mes fils ! Et après ce forfait tu regardes le Soleil et la Terre, quand tu as osé le crime le plus impie ! Puisses-tu périr ! Pour moi, aujourd’hui je suis sensé, mais j’étais insensé quand de ta demeure et d’un pays barbare je t’ai emmenée en Grèce à mon foyer, horrible fléau, traîtresse à ton père et à la terre qui t’avait nourrie. Ton génie vengeur, c’est contre moi que l’ont lancé les dieux, car tu avais tué ton frère à ton foyer quand tu montas sur le navire Argo à la belle proue. C’est par là que tu as commencé. Devenue ma femme et après m’avoir donné des enfants, par jalousie tu les as fait périr. Il n’est pas de femme grecque qui eût jamais osé un tel crime et pourtant avant elles je t’ai choisie pour épouse, — alliance odieuse et funeste pour moi ! — toi, une lionne, non une femme, nature plus sauvage que la Tyrrhénienne Scylla. Mais assez, car toi mille outrages ne pourraient te mordre, telle est l’impudence de ta nature. Va-t’en, ouvrière de hontes, souillée du sang de tes enfants ! Pour moi, il ne me reste qu’à pleurer mon sort : de mon nouvel hymen je ne jouirai pas et mes fils que j’avais engendrés et élevés je ne pourrai plus leur adresser la parole vivants : je les ai perdus.
MÉDÉE
Je me serais longuement étendue à répondre à tes paroles si Zeus mon père ne savait les services que je t’ai rendus et ce que tu m’as fait. Allons ! tu n’allais pas, après avoir outragé ma couche, mener agréable vie à te rire de moi avec la princesse et celui qui te l’avait donnée pour femme, Créon, impunément me chasser de ce pays ! Après cela, appelle-moi, si tu veux, lionne ou Scylla, qui habite le sol tyrrhénien : comme tu le mérites, à mon tour je t’ai blessé au coeur.
JASON
Toi aussi tu souffres et partages mes malheurs.
MÉDÉE
Sache-le bien : ma douleur est un avantage, si de moi tu ne te ris pas.
JASON
O mes enfants, quelle mère criminelle vous avez eue !
MÉDÉE
O mes fils, comme vous a perdus la perfidie d’un père !
JASON
Non, ce n’est pas ma main qui les a fait périr.
MÉDÉE
C’est ton outrage et ton nouvel hymen.
JASON
C’est pour ta couche que tu as accepté de les tuer.
MÉDÉE
Crois-tu que ce soit pour une femme un léger malheur ?
JASON
Oui, si elle est sage ; mais pour toi tout devient offense.
MÉDÉE (montrant le corps des enfants)Ils ne vivent plus : voilà qui te mordra le coeur.
JASON
Ils vivent : cruels vengeurs, pour ta tète.
MÉDÉE
Les dieux connaissent le premier auteur de leur malheur.
JASON
Ils connaissent donc ton âme abominable.
MÉDÉE
Hais. Je déteste ton odieux entretien.
JASON
Et moi le tien : la séparation est aisée.
MÉDÉE
Comment donc ? Qu’ai-je à faire ? Je la désire vivement moi aussi.
JASON
Laisse-moi ensevelir ces morts et les pleurer.
MÉDÉE
Non certes : c’est moi qui de ma main les ensevelirai. Je les porterai au sanctuaire d’Héra, la déesse d’Acraea, pour qu’aucun de mes ennemis ne les outrage en boule-versant leurs tombes. Et sur cette terre de Sisyphe nous instituerons à jamais une fête solennelle et des cérémonies, en expiation de ce meurtre impie. Pour moi, je vais sur le territoire d’Erechthée vivre avec Égée, fils de Pandion. Toi, comme il convient, tu mourras, misérable ! misérablement, frappé à la tête par un débris d’Argo, et tu auras vu les amers résultats de ton nouvel hymen.
JASON
Ah ! puissent te faire périr l’Erinys de tes enfants et la Justice vengeresse du meurtre !
MÉDÉE
Qui donc t’écoute, dieu ou génie, toi le parjure et l’hôte perfide ?
JASON
Hélas ! hélas ! Femme infâme ! Infanticide !
MÉDÉE
Va-t’en au palais ensevelir ton épouse.
JASON
J’y vais, privé de mes deux enfants.
MÉDÉE
Ce n’est encore rien que tes pleurs : attends la vieillesse.
JASON
O mes enfants adorés !
MÉDÉE De leur mère, oui, de toi, non.
JASON
Pourquoi les as-tu tués ?
MÉDÉE Pour faire ton malheur.
JASON
Hélas ! Je veux embrasser les lèvres chéries de mes fils, malheureux que je suis !
MÉDÉE
Maintenant tu leur parles, maintenant tu les chéris ; tout à l’heure tu les repoussais.
JASON
Laisse-moi, au nom des dieux, toucher la douce peau de mes enfants.
MÉDÉE
Impossible. C’est jeter en vain tes paroles au vent. (Le char disparaît.)
JASON
Zeus, tu entends comme on me repousse, comme me traite cette femme abominable qui a tué ses enfants, cette lionne. Ah ! puisque c’est tout ce qui m’est permis et possible, je pleure mes fils et j’en appelle aux dieux, les prenant à témoin qu’après avoir tué mes enfants tu m’empêches de toucher et d’ensevelir leurs corps de mes mains. Plût aux dieux que je ne les eusse pas engendrés pour les voir égorgés par toi ! (Il sort.)
LA CORYPHÉE
De maints événements Zeus est le dispensateur dans l’Olympe. Maintes choses contre notre espérance sont accomplies par les dieux. Celles que nous attendions ne se réalisent pas ; celles que nous n’attendions pas, un dieu leur fraye la voie. Tel a été le dénouement de ce drame.