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L’Etat vu par les anarchistes
dimanche 28 juillet 2024, par
L’Etat vu par les anarchistes
POLEMIQUE AVEC LES ANARCHISTES
Cette polémique remonte à 1873. Marx et Engels avaient publié des articles contre les proudhoniens "antiautoritaires" dans un recueil socialiste italien ; et ce n’est qu’en 1913 que ces articles parurent en traduction allemande dans la Neue Zeit.
"Si la lutte politique de la classe ouvrière, écrivait Marx, raillant les anarchistes et leur négation de la politique, revêt des formes révolutionnaires ; si, à la place de la dictature de la bourgeoisie, les ouvriers établissent leur dictature révolutionnaire, ils commettent un crime effroyable de lèse-principes, car, pour satisfaire leurs misérables et grossiers besoins du jour, pour briser la résistance de la bourgeoisie, ils donnent à l’Etat une forme révolutionnaire et passagère, au lieu de déposer les armes et d’abolir l’Etat" (Neue Zeit, 1913-1914, 32e année, tome I, p. 40).
C’est uniquement contre cette "abolition-là" de l’Etat que s’élevait Marx quand il réfutait les anarchistes ! Il ne s’élevait pas du tout contre l’idée que l’Etat disparaîtra avec les classes, ou sera aboli avec leur abolition, mais contre le refus éventuel, de la part des ouvriers, d’employer les armes, d’user de la violence organisée, c’est-à-dire de l’Etat, qui doit servir à "briser la résistance de la bourgeoisie".
Marx souligne expressément - pour qu’on ne vienne pas dénaturer le sens véritable de sa lutte contre l’anarchisme - la "forme révolutionnaire et passagère " de l’Etat nécessaire au prolétariat. Le prolétariat n’a besoin de l’Etat que pour un temps. Nous ne sommes pas le moins du monde en désaccord avec les anarchistes quant à l’abolition de l’Etat en tant que but . Nous affirmons que, pour atteindre ce but, il est nécessaire d’utiliser provisoirement les instruments, les moyens et les procédés du pouvoir d’Etat contre les exploiteurs, de même que, pour supprimer les classe, il est indispensable d’établir la dictature provisoire de la classe opprimée. Marx choisit la façon la plus incisive et la plus nette de poser la question contre les anarchistes : les ouvriers doivent-ils, en renversant le joug des capitalistes, "déposer les armes" ou les utiliser contre les capitalistes afin de briser leur résistance ? Or, si une classe fait systématiquement usage de ses armes contre une autre classe, qu’est-ce donc sinon une "forme passagère" de l’Etat ?
Que chaque social-démocrate s’interroge : est-ce bien ainsi qu’il posait lui-même la question de l’Etat dans la polémique avec les anarchistes ? Est-ce bien ainsi que posait cette question l’immense majorité des partis socialistes officiels de la IIe Internationale ?
Engels expose les mêmes idées d’une manière beaucoup plus détaillée et plus populaire encore. Tout d’abord, il raille la confusion d’idées chez les proudhoniens, qui s’intitulaient "antiautoritaires", c’est-à-dire qui niaient toute autorité, toute subordination, tout pouvoir. Prenez une usine, un chemin de fer, un navire en haute mer, dit Engels ; n’est-il pas évident que, sans une certaine subordination, donc sans une certaine autorité ou un certain pouvoir, il est impossible de faire fonctionner aucun de ces établissements techniques compliqués, fondés sur l’emploi des machines et la collaboration méthodique de nombreuses personnes ?
"Lorsque j’avance de semblables arguments contre les plus furieux antiautoritaires, écrit Engels, ceux-ci ne savent que me répondre : "Ah ! cela est vrai, mais il ne s’agit pas ici d’une autorité que nous donnons à des délégués, mais d’une mission !" Ces messieurs croient avoir changé les choses quand ils en ont changé les noms."
Après avoir ainsi démontré qu’autorité et autonomie sont des notions relatives ; que le domaine de leur application varie suivant les différentes phases de l’évolution sociale ; qu’il est absurde de les prendre pour des absolus ; après avoir ajouté que le domaine de l’emploi des machines et de la grande industrie s’étend de plus en plus, Engels passe, des considérations générales sur l’autorité, à la question de l’Etat.
"Si les autonomistes, écrit-il, se bornaient à dire que l’organisation sociale de l’avenir restreindra l’autorité aux seules limites à l’intérieur desquelles les conditions de la production la rendent inévitable, on pourrait s’entendre ; au lieu de cela, ils restent aveugles devant tous les faits qui rendent nécessaire la chose, et ils se dressent contre le mot.
Pourquoi les antiautoritaires ne se bornent-ils pas à s’élever contre l’autorité politique, contre l’Etat ? Tous les socialistes sont d’accord que l’Etat politique et, avec lui, l’autorité politique disparaîtront en conséquence de la prochaine révolution sociale, à savoir que les fonctions publiques perdront leur caractère politique et se transformeront en simples fonctions administratives protégeant les véritables intérêts sociaux. Mais les antiautoritaires demandent que l’Etat politique autoritaire soit aboli d’un coup, avant même qu’on ait détruit les conditions sociales qui l’ont fait naître. Ils demandent que le premier acte de la révolution sociale soit l’abolition de l’autorité.
Ont-ils jamais vu une révolution, ces messieurs ? Une révolution est certainement la chose la plus autoritaire qui soit ; c’est l’acte par lequel une partie de la population impose sa volonté à l’autre au moyen de fusils, de baïonnettes et de canons, moyens autoritaires s’il en est ; et le parti victorieux, s’il ne veut pas avoir combattu en vain, doit maintenir son pouvoir par la peur que ses armes inspirent aux réactionnaires. La Commune de Paris aurait-elle duré un seul jour, si elle ne s’était pas servie de cette autorité du peuple armé face aux bourgeois ? Ne peut-on, au contraire, lui reprocher de ne pas s’en être servi assez largement ? Donc, de deux choses l’une : ou les antiautoritaires ne savent pas ce qu’ils disent, et, dans ce cas, ils ne sèment que la confusion ; ou bien, ils le savent et, dans ce cas, ils trahissent le mouvement du prolétariat. Dans un cas comme dans l’autre, ils servent la réaction." (p.39)
Dans ce passage sont abordées des questions qu’il convient d’examiner en connexion avec le problème des rapports entre la politique et l’économie lors de l’extinction de l’Etat (ce thème sera traité dans le chapitre suivant). Telle la question de la transformation des fonctions publiques, de politiques qu’elles étaient, en simples fonctions administratives ; telle la question de l’"Etat politique". Cette dernière expression, particulièrement susceptible de soulever des malentendus, est une allusion au processus d’extinction de l’Etat : il arrive un moment où l’Etat en voie d’extinction peut être appelé un Etat non politique.
Ce qu’il y a de plus remarquable dans ce passage d’Engels, c’est encore la façon dont il pose la question contre les anarchistes. Les social-démocrates qui veulent être les disciples d’Engels ont polémiqué des millions de fois avec les anarchistes depuis 1873, mais le fait est qu’ils n’ont pas discuté comme les marxistes peuvent et doivent le faire. L’idée de l’abolition de l’Etat est, chez les anarchistes, confuse et non révolutionnaire : voilà comment Engels posait la question. C’est précisément la révolution que les anarchistes se refusent à voir, sa naissance et son développement, ses tâches spécifiques en ce qui concerne la violence, l’autorité, le pouvoir et l’Etat.
La critique de l’anarchisme se réduit habituellement, pour les social-démocrates actuels, à cette pure banalité petite-bourgeoise : "Nous admettons l’Etat, les anarchistes non !" Naturellement, une telle banalité ne peut manquer de répugner à des ouvriers tant soit peu réfléchis et révolutionnaires. Engels dit autre chose : il souligne que tous les socialistes reconnaissent la disparition de l’Etat comme une conséquence de la révolution socialiste. Il pose ensuite la question concrète de la révolution, question que les social-démocrates laissent habituellement de côté par opportunisme, abandonnant pour ainsi dire aux seuls anarchistes le soin de l’"étudier". Et, en posant cette question, Engels prend le taureau par les cornes : la Commune n’aurait-elle pas dû se servir davantage du pouvoir révolutionnaire de l’Etat , c’est-à-dire du prolétariat armé, organisé en classe dominante ?
La social-démocratie officielle, qui donnait le ton, éludait généralement la question des tâches concrètes du prolétariat dans la révolution, soit tout simplement par un sarcasme de philistin, soit, dans le meilleur des cas, par ce sophisme évasif : "On verra plus tard". Et les anarchistes étaient en droit de dire de cette social-démocratie qu’elle manquait à son devoir, qui est de faire l’éducation révolutionnaire des ouvriers. Engels met à profit l’expérience de la dernière révolution prolétarienne justement pour étudier de la façon la plus concrète ce que le prolétariat doit faire en ce qui concerne à la fois les banques et l’Etat, et comment il doit s’y prendre.
https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1917/08/er4.htm
Lénine dans « L’Etat et la révolution » : « L’anarchisme a été souvent une sorte de châtiment pour les déviations opportunistes du mouvement ouvrier. Ces deux aberrations se complétaient mutuellement. » L’opportunisme ne veut plus détruire l’Etat bourgeois et l’anarchisme veut détruire immédiatement tout Etat et donc ne veut pas construire l’Etat ouvrier, pourtant l’arme indispensable tant qu’existent des Etats capitalistes.
Quand des anarchistes ont capitulé devant l’Etat capitaliste en guerre…
https://www.matierevolution.fr/spip.php?article5070
Quand des anarchistes ont fait partie de l’appareil d’Etat contre une des plus grandes révolutions sociales de l’Histoire…
https://www.matierevolution.fr/spip.php?article7096
Chronologie de la trahison de la révolution espagnole par les dirigeants anarchistes de la CNT-FAI
https://www.matierevolution.fr/spip.php?article4795
Durruti et les « amis de Durruti », des révolutionnaires anarchistes qui n’ont pas démérité…
https://www.matierevolution.fr/spip.php?article4800
La politique des anarchistes dans la révolution espagnole
https://www.matierevolution.fr/spip.php?article280
Lire encore :
https://www.matierevolution.fr/spip.php?article753
Proudhon et la révolution
https://www.matierevolution.fr/spip.php?article196
Proudhon est-il le père de l’anarchisme ?
https://www.matierevolution.fr/spip.php?article3823
Marx et l’anarchisme
https://www.matierevolution.fr/spip.php?article918
« Le « Qu’est-ce que la propriété ? » de Proudhon est de 1840 ; la « Philosophie de la Misère » de 1846. (Marx y répondra par sa Misère de la philosophie...) Esprit juridique, esprit pratique aussi, de petit artisan français, Proudhon définit la propriété par le vol, constate en termes d’une clarté parfaite l’antagonisme des possédants et des salariés exploités, en déduit la nécessité d’une révolution sociale, mais se réfugie aussitôt dans le mutuellisme. Marx dira de lui que "le petit bourgeois est la contradiction vivante" – et Blanqui que "Proudhon n’est socialiste que par l’illégitimité de l’intérêt" [2]. Kropotkine le justifiera en ces termes : "Dans son système mutuelliste, que cherchait-il, sinon de rendre le capital moins offensif, malgré le maintien de la propriété individuelle, qu’il détestait au fond de son cœur , mais qu’il croyait nécessaire comme garantie pour l’individu contre l’État ?"[3] "La révolution qui reste à faire, écrit Proudhon, consiste à substituer le régime économique ou industriel au régime gouvernemental, féodal et militaire... Alors le drapeau rouge sera proclamé étendard fédéral du genre humain." La plupart des arguments qui alimentèrent la polémique entre Marx et Proudhon se retrouvent encore dans l’arsenal actuel des marxistes et des anarchistes. L’aversion des anarchistes pour l’action politique, conçue comme superflue par rapport à l’action économique, seule valable, date de Proudhon. Comme beaucoup de syndicalistes d’aujourd’hui, qui ont commencé par être libertaires et révolutionnaires, avant de s’assagir dans le réformisme, Proudhon, dans le système qu’il préconise, aboutit à un ensemble de réformes destinées à garantir les droits de l’individu-producteur et déduites, non de l’étude du devenir social, mais de principes abstraits, à base de sentiments et de moralité. Le grand moraliste révolutionnaire se mue ainsi, malgré lui, en conservateur. "Après avoir ébranlé le système social et proclamé l’imminence de la révolution, il finissait par sauvegarder le mécanisme actuel sous une forme plus on moins atténuée. S’il se classe au rang des socialistes par sa critique, il demeure un conservateur petit-bourgeois dans le domaine de la pratique."[4] Le père de l’anarchisme est aussi celui du réformisme.
(…)
Bakounine donne sa définition de l’anarchie, la voici, telle qu’il la donne dans Dieu et l’État : "Nous repoussons toute législation, toute autorité et toute influence privilégiée, patentée, officielle et légale, même issue du suffrage universel, convaincu qu’elle ne pourrait tourner jamais qu’au profit de la minorité dominante et exploitante, contre les intérêts de l’immense majorité asservie."
(…)
E. Malatesta écrit dans « L’Anarchie » : "Pour résoudre le problème social en faveur de tous il n y a qu’un moyen : expulser révolutionnairement le gouvernement ; exproprier révolutionnairement les détenteurs de la richesse sociale ; mettre tout à la disposition de tous et faire en sorte que toutes les forces, toutes les capacités, toutes les bonnes volontés existant parmi les hommes agissent pour pourvoir aux besoins de tous."
(…)
Sébastien Faure :
"... En fait comme en théorie, l’anarchiste est antireligieux, anticapitaliste (le capitalisme est la phase présentement historique de la propriété) et antiétatiste. Il mène de front le triple combat contre l’Autorité. Il n’épargne ses coups ni à l’État, ni à la Propriété, ni à la Religion. Il veut les supprimer tous les trois... Nous ne voulons pas seulement abolir toutes les formes de l’Autorité, nous voulons encore les détruire toutes simultanément et nous proclamons que cette destruction totale et simultanée est indispensable."
(…)
L’épreuve des révolutions : Bakounine, "révolutionnaire professionnel"
Ne sied-il pas de juger une doctrine de révolution totale à l’épreuve des révolutions ? Bakounine, pour qui "l’esprit destructeur était aussi l’esprit créateur", avait sur la pratique révolutionnaire des idées d’une rude clarté. Le terroir russe lui insufflait une énergie que rien n’affadissait. On est loin, avec lui, de la vague rhétorique humanitaire et subversive de l’Encyclopédie anarchiste d’édition récente. (On retrouve, en revanche, quelque chose de lui dans la biographie d’un Durutti.) Bakounine est mû par le besoin inextinguible de transformer le monde. Aucune arme efficace ne lui paraît inadmissible. Antiautoritaire, il a la passion de l’organisation. Bien avant Lénine, il s’acharne à bâtir – contre Marx, malgré Marx - une vaste organisation de "révolutionnaires professionnels" au sens strict du mot, dévoués, disciplinés, obéissant, pour déchaîner la tempête, au "dictateur invisible" – c’est-à-dire à lui-même. Il invente le noyautage, dans la I° Internationale : et c’est là le drame de son Alliance Internationale de la Démocratie sociale, doublée d’une société secrète, qui devait jouer un rôle décisif dans la dislocation de l’Internationale des travailleurs (1872).
On est frappé, à l’étudier, par la continuité de sa pensée et de son action. De quelle révolution préparait-il, à la fin de sa vie, l’instrument ? De celle qu’il avait conçue des 1848. Brupbacher résume ainsi sa conception à ce moment :
"Il projetait, pour la Bohême, une révolte radicale et décisive qui, même vaincue, eût tout bouleversé. Tous les nobles devaient être chassés, tous les ecclésiastiques, tous les féodaux ; tous les domaines eussent été confisqués, et on les eût, d’une part, répartis entre les paysans pauvres et, d’autre part, employés à couvrir les frais de la révolution. Tous les châteaux devaient être détruits, tous les tribunaux supprimés, tous les procès suspendus, toutes les hynothèques et toutes les dettes au-dessous de 1.000 gouldens annulée. Une telle révolution eût rendu impossible tout essai de restauration, dût-il être tenté par une réaction victorieuse, et eût également servi d’exemple aux révolutionnaires allemands. La Bohême devait être transformée en un camp révolutionnaire d’où serait partie l’offensive déclenchée par la révolution dans tous les pays... On eût créé à Prague un gouvernement révolutionnaire disposant de pouvoirs dictatoriaux illimités et assisté par un petit nombre de spécialistes. Les clubs, les journaux, les manifestations eussent été interdits, la jeunesse révolutionnaire envoyée dans le pays pour y faire de l’agitation et créer une organisation militaire et révolutionnaire. Tous les chômeurs devaient être armés et enrôlés dans une armée ’rouge’ commandée par d’anciens offlciers et sous-officiers polonais et autrichiens ..."[13]
Dans la Confession qu’il adresse, de la forteresse de Schlüsselbourg, au tsar Nicolas I°, signée "un criminel suppliant" ("Il fallait bien, dira-t-il dans quelques années, à ses amis de Londres, me tirer des pattes de l’Ours..."[14]), il trace de la future révolution russe un tableau où ne manquent vraiment que les seuls mots : dictature du prolétariat. Le voici :
"Je crois qu’en Russie, plus qu’ailleurs, un fort pouvoir dictatorial sera de rigueur, un pouvoir qui sera exclusivement préoccupé de l’élévation et de l’instruction de la masse ; un pouvoir libre dans sa tendance et dans son esprit, mais sans formes parlementaires : imprimant des livres de contenu libres, mais sans liberté de la presse ; un pouvoir entouré de partisans, éclairé de leurs conseils, raffermi par leur libre collaboration, mais qui ne soit limité par rien ni par personne."
Nous trouvons même ici une nette préfiguration de la théorie du dépérissement de l’État lui sera formulée par Lénine en 1917 :
"Je me disais que toute la différence entre cette dictature et le pouvoir monarchique consisterait uniquement en ce que la première, selon l’esprit de ses principes, doit tendre à rendre superflue sa propre existence, car elle n’aurait d’autre but que la liberté, l’indépendance et la progressive maturité du peuple... " [15]
Les bakounistes dans la révolution espagnole de 1873-74
Les bakounistes subissent, en 1873, en Espagne l’épreuve du feu. Seulement, comme il est de règle, les disciples ne valent pas le maître, paralysés par leurs propres formules. Le roi Amédée s’en va, l’insurrection carliste éclate au pays basque. Des soulèvements spontanés assurent dans la plupart des villes une facile victoire aux républicains intransigeants et aux bakounistes. Séville, Cordoue, Grenade, Malaga, Cadix, Alcoy, Valence, Murcie, Carthagène, se veulent communes libres. La commune de Carthagène ou "canton souverain", allait résister plus de cinq mois, de fin juillet 1873 au 11 janvier 1874. Les cantons révolutionnaires furent soumis l’un après l’autre. Engels a donné une analyse, peut-être partiale, probante en tout cas des causes de cette défaite qui allait amener une restauration monarchique. Les Alliancistes – membres de l’Alliance démocratique de Bakounine – repoussaient l’action politique ; [16] ils s’abstinrent de participer aux élections à la Constituante, "contribuant par là à ce que fussent élus presque exclusivement des bourgeois républicains". "Dès que les événements mettent le prolétariat au premier plan, constate Engels, l’abstention devient une ineptie tangible et l’intervention active de la classe ouvrière une nécessité incontestable." Cette ineptie ne fut pas la seule. Au plus fort de la lutte, les bakounistes barcelonais, toujours pleins d’aversion pour la lutte politique, n’appelèrent les ouvriers qu’à la grève générale ; ils ne voulurent pas prendre le pouvoir. (La victoire eût été pour ainsi dire décidée par l’adhésion de Barcelone, mais Barcelone ne bougea pas)". Et la Solidarité révolutionnaire écrivit : "La révolution est en permanence sur la place publique... "
Une échauffourée obligea les bakounistes à prendre le pouvoir à Alcoy, cité manufacturière. Ils créèrent un Comité du salut public – bien que leurs délégués au Congrès de Saint-Imier eussent décidé, fort peu de temps auparavant, que
"toute organisation d’un pouvoir politique soi-disant provisoire ou révolutionnaire ne peut être qu’une nouvelle duperie et serait aussi dangereuse pour le prolétariat que les gouvernements existants... "
Aussi lourdement handicapés par leur doctrine, que pouvaient-ils faire ? Ils ne firent rien. Bakounine venait de se déclarer pour la guerre des partisans, contre la centralisation militaire (Lettres à un Français, 1870). Chaque commune se battit pour son propre compte. La gendarmerie – la guardia civil – put les vaincre l’une après l’autre. L’Andalousie fut soumise en quinze jours. Valence résista deux semaines. Dans tout ceci la division entre internationalistes (marxistes) et alliancistes (bakounistes, les plus nombreux) avait joué un rôle aussi funeste que "l’intransigeance" verbale des républicains. Engels conclut : "Les bakounistes d’Espagne nous ont incomparablement montré comment il ne faut pas faire la révolution."[17]
La révolution russe
L’influence anarchiste est souvent grande en Russie, au début de la révolution ; mais il se trouve que les événements posent à chaque heure, inexorablement, la seule question capitale à laquelle les anarchistes n’aient point de réponse : celle du pouvoir. Le tsar abdique devant la classe ouvrière et la garnison insurgée de Petrograd. A qui le pouvoir ? Un Gouvernement Provisoire (bourgeois) se crée, à côté du Soviet ouvrier. Il y a deux pouvoirs. Après les émeutes de juillet, Lénine, caché dans une hutte de berger, en Finlande, aborde le problème des problèmes en se mettant à écrire L’État et la révolution. L’objection anarchiste le préoccupe tout autant que l’autoritarisme routinier du socialisme. Ce sont deux écueils mortels. Lénine entend rendre justice aux anarchistes, traités naguère de bandits par Plekhanov – et par nombre d’autres mandarins du réformisme international. "Le marxisme avili par les opportunistes", ne comprend rien au problème de l’État. L’anarchisme non plus :
"Sur ces deux questions de politique concrète : faut-il démolir la vieille machine d’État et par quoi la remplacer ? L’anarchisme n’a rien apporté même d’à peu près satisfaisant... Nous ne nous séparons nullement des anarchistes sur la suppression de l’État comme but. Nous affirmons que pour atteindre ce but, il est indispensable d’utiliser provisoirement contre les exploitants les instruments, les moyens et les procédés du pouvoir politique, de même que pour supprimer les classes, il est indispensable d’établir la dictature provisoire de la classe opprimée. Marx choisit la façon la plus tranchée et la plus nette de poser la question contre les anarchistes : les ouvriers doivent-ils, en secouant ’le joug des capitalistes’, ’déposer les armes’, ou au contraire les tourner contre les capitalistes afin de briser leur résistance ? Or, si une classe fait systématiquement usage de ses armes contre une autre classe, qu’est-ce là, sinon une ’forme passagère’ d’État ?"[18]
Car "la révolution est bien la chose la plus autoritaire qui soit" (Engels). On sait la solution de Lénine : démolir de fond en comble la vieille machine de l’État ; édifier tout de suite sur ses décombres un pouvoir – un État – radicalement différent, nouveau, comme il n’y en eut encore jamais, comme la Commune de Paris, en 1871, paraît le préfigurer ; un État-Commune, sans caste de fonctionnaires, sans police ni armée distinctes de la nation, où les travailleurs exerceraient un pouvoir direct par leurs conseils locaux, féderés ; un État, à la fois, tout à fait décentralisé, par conséquent, et pourvu d’un mécanisme central bien agissant ; un État démocratique et libertaire, travaillant à préparer sa propre résorption dans la collectivité du travail, mais exerçant, contre les classes dépossédées, une véritable dictature, dans l’intérêt du prolétariat... Lénine n’est pas un utopiste forgeant des théories ; il s’inspire de ce qui est pour en tirer le plus grand parti vers ce qui doit être. Ce nouvel État existe déjà à côté, au-dessous de l’ancien, formé en tous lieux par les Soviets. Il n’y a plus qu’a le consacrer, par le coup de boutoir de l’insurrection finale. Tout le pouvoir aux Soviets ! Si les libertaires s’incorporaient au mouvement, n’y seraient-ils pas infiniment utiles, demain, quand il s’agira de le prémunir contre la sclérose bureaucratique ? Mais à la veille de l’insurrection du 7 novembre 1917, les anarchistes, dont le Goloss Trouda (La Voix du Travail, organe antisyndicaliste) est la feuille la plus répandue, demeurent fidèles à leur credo négatif. Ils écrivent cinq jours avant la bataille des rues :
"Nous ne croyons pas à la possibilité d’accomplir la révolution sociale par le procédé politique... par la prise du pouvoir... "
Mais alors que faire ? Que faire ? Ils disent bien, dans le même article, qu’il faut "ouvrir de nouveaux horizons créateurs à la révolution, aux masses, à l’humanité... "
Oui, mais comment ? Et d’abord que vont-ils faire eux-mêmes, l’insurrection bolchevik étant prête ? Le groupe anarchiste syndicaliste déclare adopter une "attitude négative" envers l’action politique qui se prépare, mais être décidé "si l’action des masses se déclenche à y participer avec la plus grande énergie".
Les solutions anarchistes, par le "travail créateur des masses" à cette heure, ne sont plus bonnes à rien ; mais leur esprit révolutionnaire ne leur permet pas une démission complète. Ils suivent le mouvement, avec humeur. L’un des plus sérieux d’entre eux relate en ces termes ses impressions du soir de la révolution prolétarienne :
"Vers 11 heures du soir ... je me trouvai dans une des rues de Petrograd. Elle était obscure et calme. Au loin, on entendait quelques coups de fusil espacés. Subitement, une auto blindée me dépassa à toute allure. De l’intérieur de la voiture, une main lança un gros paquet de feuilles de papier, lesquelles volèrent en tous sens. Je me baissai et j’en ramassai une. C’était un appel du nouveau gouvernement aux ouvriers et paysans, leur annonçant la chute de Kerensky et, en bas, la liste du nouveau gouvernement des ’commissaires du peuple’, Lénine en tête. Un sentiment compliqué de tristesse, de colère, de dégoût et, en même temps, une sorte de satisfaction ironique s’emparèrent de moi. ’Ces imbéciles – s’ils ne sont pas tout simplement des démagogues imposteurs – pensai-je – doivent s’imaginer qu’ils accomplissent ainsi la Révolution Sociale ! Eh bien, ils vont voir... Et les masses font prendre une bonne leçon....’"[19]
"D’après la thèse libertaire – écrit encore Voline – c’étaient les masses laborieuses elles-mêmes qui devaient par leur action vaste et puissante, s’appliquer à la solution des problèmes reconstructifs de la révolution sociale."
Tous les socialistes sont d’accord sur cette thèse qui n’est que la paraphrase de leur commune devise : l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Mais quand, dans un pays bouleversé de fond en comble, on ne peut formuler que cette affirmation générale, on se réduit soi-même à l’impuissance. Il ne suffit pas d’avoir des besoins et des aspirations pour transformer la société ; encore y faut-il des connaissances, des idées claires, des capacités d’organisation et de sacrifice. Les masses russes avaient-elles dans leur ensemble un degré suffisant de conscience et de capacités révolutionnaires ? La théorie anarchiste, s’en remettant à la seule spontanéité des masses, eût été juste dans un pays si avancé qu’avant même d’abolir la propriété privée des moyens de production, les travailleurs y eussent été pénétrés d’une mentalité socialiste et pourvus d’une instruction les rendant capables d’administrer la production. On était loin de compte en Russie. Les masses savaient ce dont elles ne voulaient plus : du despotisme et de l’exploitation. Elles savaient en gros ce qu’elles voulaient : la paix, la terre, du pain, la liberté. Mais tous les partis révolutionnaires réunis (et il n’y avait pas eu d’organisations syndicales tant soit peu influentes sous l’ancien régime), rassemblant les éléments les plus conscients, les plus dévoués, les plus instruits de la population, n’y formaient qu’un pourcentage dérisoire. En leur accordant un demi-million de membres ou sympathisants – de valeur bien inégale, car ces partis venaient de grossir démesurément en quelques mois – ils ne représentaient qu’une minorité d’initiative de 0,3% environ. Sans l’organisation bolchevik, il est infiniment probable que la faible spontanéité révolutionnaire des masses eût été promptement réprimée par une autre minorité sociale, celle de la contre-révolution menée par des généraux. La dictature du prolétariat sauvait la Russie d’une dictature militaire.
On chercherait en vain dans l’abondante littérature anarchiste de l’époque une seule proposition pratique : ce n’est qu’affirmations lyriques, hautes revendications d’idéal. Comment assurer les transports, faire marcher les boulangeries, réprimer les complots des officiers ? II faut agir sur l’heure. Peu d’anarchistes, bientôt blâmés par la plupart de leurs camarades, entrent dans les Soviets où leur esprit de liberté pourrait être si utile. La plupart boudent. Quand il faut signer la paix de Brest-Litovsk, parce que le front s’est désagrégé, parce que l’armée paysanne du tsar ne veut plus se battre (ici la spontanéité des masses se manifeste avec éclat), parce qu’on a tenté l’expérience, préconisée par Trotsky, "ni paix ni guerre", et vu les Austro-Allemands s’avancer partout où il leur à plu sans rencontrer de résistance, les anarchistes syndicalistes de Pétrograd – le Goloss Trouda, avec Voline – refusent de reconnaître l’odieux traité et prêchent la guerre des partisans. Ils partent même pour la faire, dans les marais de l’Ouest, laissent tomber leur journal et leur influence dans la capitale... Tout leur espoir, ils le fondent sur "l’esprit révolutionnaire, lumière du monde". La phrase est belle... Seulement, l’esprit révolutionnaire, n’étant point désincarné, se nourrit de pain et ne saurait faire la guerre sans artillerie.
Les anarchistes de Moscou, dirigés par les frères Gordine, professaient, dans leur quotidien L’Anarchie, une foi exclusivement humanitaire ; ils avaient des centaines, sinon des milliers de gardes noirs armés, disposant de clubs qui étaient de véritables citadelles. Organisés en plusieurs groupements sans discipline commune, ils dénonçaient eux-mêmes, dans leur presse, les agissements de leurs irresponsables, sans parvenir à les faire cesser. Ils se déclaraient "contre les Soviets en principe, étant contre tout État", mais formaient, en réalité, un petit État dans l’État, turbulent et trop armé. Ils furent désarmés par la force, presque sans combat, dans la nuit du 11-12 août 1918, par ordre de Trotsky et Dzerjinski. Les gardes noires disparurent ; la presse et les groupes végétèrent [20].
Nestor Makhno
L’anarchisme russe devait cependant faire preuve d’une étonnante vitalité, mais loin des grands centres industriels, dans les régions agricoles de l’Ukraine. C’est là, entre le Don et le Dniepr, dans la petite ville rurale de Goulaï-Polié, qu’un ancien forçat anarchiste, Nestor Makhno, forma au cours de l’été 1918 une de ces innombrables bandes de paysans insurgés qui se mirent à faire aux Austro-Allemands la guerre de partisans. L’Ukraine entière s’était levée ; la démobilisation lui fournissait des armes en abondance ; elle avait son blé à défendre, sa liberté à conquérir. Mahkno se battit aussi contre le Directoire nationaliste de Siméon Petlioura. Défendant l’indépendance des paysans, il allait bientôt se battre contre les Rouges, c’est-à-dire contre le pouvoir centralisé des Soviets. Defendant la révolution, il allait harceler sans cesse les Blancs tour à tour commandés par Denikine et Wrangel. Son armée noire a rendu, il faut le dire, à la révolution russe, d’inoubliables services. En 1919, pendant que le général Denikine, entré à Orel, menaçait Toula, arsenal de la République des Soviets et dernière étape avant Moscou, Nestor Makhno coupait ses communications, lui désorganisait l’arrière, provoquait son effondrement. En 1920, pendant que Frounzé, Toukhatchevski et Blücher forcent Pérekop, clef de la Crimée, pour y vaincre le baron Wrangel, Semen Karetnik et Martchenko, lieutenants de Makhno (demeuré à Goulaï-Polié, car il se méfiait avec raison), forçaient le détroit de Sivach sur la glace, se ruaient en Crimée blanche, entraient à Simféropol.
Cette épopée des paysans anarchistes d’Ukraine fut longue, chaotique, semée d’exploits, d’excès, de crimes, d’élans enthousiastes – magnifique et tragique. Nestor Makhno s’y révéla une des plus remarquables figures populaires de la révolution russe : chef des gens de la terre, organisateur d’une armée unique en son genre, libertaire, quoique rudement disciplinée, dictateur à sa façon et dénonçant sans cesse l’autorité comme le pire mal ; créateur d’une stratégie audacieuse qui lui permit de battre tour à tour les vieux généraux chevronnés, élèves des anciennes écoles de guerre, et les jeunes généraux rouges ; créateur d’une technique nouvelle de la guerre des partisans, dont l’attelage, cabriolet ou charrette – la tatchanka des campagnes petites-russiennes – portant une mitrailleuse, était un des instruments. La confédération anarchiste du Tocsin (Nabat) avec Voline, Archinov, Aaron Baron, Rybine (Zonov) donnait au mouvement l’impulsion idéologique.
L’armée noire de Makhno a souvent été accusée d’antisémitisme. Des excès antisémites, il y en eut en Ukraine sous tous les drapeaux : il n’y en eut pas où les Noirs furent réellement maîtres de leur mouvement, les auteurs soviétiques ont dû le reconnaître. On s’est plu, dans des publications communistes, à dénoncer ce mouvement comme l’ayant été celui des paysans cossus. C’est faux. Un travail assez consciencieux fait sous l’égide de la commission d’histoire du parti communiste de l’U.R.S.S. établit que les paysans pauvres et moyens formaient le gros des troupes de Makhno [21]. On a reproché à ce mouvement son caractère désordonné et ses excès ; on l’a qualifié "banditisme". Les mêmes reproches doivent à tout aussi bon droit être adressés à tous les mouvements qui se disputèrent l’Ukraine : pas un ne fut pur d’excès.
C’était un mouvement, parfaitement viable, d’autonomie paysanne. Le gouvernement bolchevik commit la lourde faute de le réduire par trahison. Il est juste de constater que, de part et d’autres, l’hostilité psychologique était irreductible. Les Noirs considéraient la "dictature des commissaires" comme une forme nouvelle de l’autocratie et rêvaient de déchaîner contre elle la III° Revolution, celle du peuple libertaire. Les Rouges considéraient les partisans anarchistes et anarchisants comme un ferment de désorganisation destiné à faire, au sein du nouvel État socialiste, le jeu de la contre-révolution petite-bourgeoise, rurale au premier chef. Il y eut d’innombrables torts réciproques. Makhno se rallia aux Rouges contre les Blancs, fut mis ensuite hors la loi, puis reconnu de nouveau par le pouvoir des Soviets. Les plus grands torts, en tout cas, doivent être reconnus aux plus forts. Et ceux-ci suivaient déjà la pente glissante de l’État autoritaire.
Trotsky relate, dans un document récent, qu’il envisagea avec Lénine de reconnaître aux anarchistes un territoire autonome. A cette solution équitable, les paysans libertaires de Goulaï-Polié avaient bien droit. On la leur promit. Les choses prirent une tout autre tournure...
L’armée blanche du général baron Wrangel prononce au cours de l’été 1920 une offensive victorieuse dans le Midi de l’Ukraine. Une délégation du Comité central du parti bolchevik vient alors offrir à Makhno de s’unir contre l’ennemi commun. L’accord est signé le 15 octobre 1920. Tous les anarchistes emprisonnés sur le territoire soviétique "excepté ceux qui ont combattu le pouvoir des Soviets les armes à la main" doivent être libérés. Pleine liberté de propagande leur est assurée. L’armée des partisans s’incorpore aux forces rouges en gardant sa formation propre. C’est signé pour les Rouges : le commandant du front sud, Frounzé, les membres du Conseil révolutionnaires du front : Bela-Kun, Goussev. Pour les Noirs : Kourilenko, Popov.
Les opérations communes amènent une prompte victoire sur Wrangel.
"Les gens de Makhno comprirent alors que l’accord ne durerait plus longtemps. Dès que l’on apprit à Goulaï-Polié que Karetnik et ses partisans, entrés en Crimée, marchaient sur Simféropol, Grigori Vassilevski, collaborateur de Makhno, s’écria : ’C’est la fin du traité ! Je vous certifie que les bolcheviks vont nous attaquer dans une semaine !’"
En effet, les anarchistes, récemment sortis des prisons, et qui préparaient, sur la foi de l’accord passé avec Frounzé, un congrès, sont brusquement arrêtés en novembre dans la Russie entière. Les Noirs, assaillis en Crimée par les Rouges, se défendent ; quelques centaines d’entre eux, conduits par Martchenko, réussissent à forcer le cercle de feu et à rejoindre Makhno ; "Le chef de l’armée des partisans, Karetnik, fut invité par le commandement soviétique à se rendre à Goulaï-Polié et arrêté, par trahison, en chemin. Le chef d’état-major en campagne Gavrilenko, plusieurs membres de l’état-major et commandants d’unités furent invités à une conférence et arrêtés. Tous furent passés par les armes." [22]
Le 26 novembre, Nestor Makhno, disposant à Goulaï-Polié de 2.500 hommes environ, cavaliers et fantassins, fut cerné par des troupes rouges de beaucoup supérieures en nombre. Les journaux soviétiques publiaient un ordre de Frounzé lui enjoignant de s’incorporer à l’armee rouge, l’accusaient de rébellion, de banditisme, de connivence avec Wrangel et annonçaient sa mise hors la loi, Makhno réussit à s’ouvrir un chemin et se retira en combattant vers le Dniepr. Une division de la cavalerie de Boudienny se rallia à lui. La jambe cassée, il commandait étendu dans une charrette. Ses paysans se battirent au cri : "Vivre libres ou mourir en combattant." Ils répandaient dans les villages, des tracts sur "les Soviets libre". Traqués par les Rouges, se battant chaque jour, les Noirs s’épuisaient.
Makhno décrit lui-même, dans une lettre, les derniers moments de sa lutte :
"Que faire ? Je ne pouvais pas tenir en selle ni même m’asseoir dans la venture et je voyais, à cent mètres derrière moi, d’indescriptibles mêlées de cavaliers. Les gens ne se faisaient tuer que pour me sauter. L’ennemi était cinq ou six fois plus nombreux que nous... Je vois venir les cinq mitrailleurs de la Luys, commandés par Micha, du village de Tchernigovka, près Berdiansk. Ils me disent : ’Batko, la cause de notre organisation paysanne a besoin de vous... Nous allons nous faire tuer, mais nous vous sauverons et ceux qui vous gardent avec vous ; n’oubliez pas de le faire savoir à nos families.’ Plusieurs m’embrassèrent et je ne les revis plus. Leva Zinkovski me transporta dans ses bras et me coucha dans une charrette de paysan. J’entendais crépiter la mitrailleuse Luys et éclater les bombes. Les mitrailleurs couvraient la retraite. Nous fîmes environ quatre kilomètres et passâmes une rivière. Les mitrailleurs sont morts."[23]
Harcelé par la cavalerie de Boudienny, Makhno franchit le Dniestr en août 1921 et se réfugia en Roumanie. Après avoir été interné en Roumanie et en Pologne, il obtint l’asile en France ; il est mort, ouvrier d’usine, à Paris.
A qui incombe la responsabilité de cet étranglement d’un mouvement paysan, foncièrement révolutionnaire, que le pouvoir central venait de reconnaître Au bureau politique de Lénine et de Trotsky ? Au gouvernement des Soviets d’Ukraine, alors présidé par Racovski ? A l’armée de Frounzé où se trouvait à ce moment Bela-Kun, connu pour sa fourberie ? A tous sans doute, dans des mesures qu’il importerait de connaître. Principalement à l’esprit d’intolérance dont le bolchevisme se montre de plus en plus animé à partir de 1919 : monopole du pouvoir, monopole idéologique, la dictature des dirigeants du parti tendant déjà nettement à se substituer à celle des Soviets et du parti même. Cette perfidie fut en tout cas une grande faute. Désormais un fossé s’est creusé entre anarchistes et bolcheviks, qu’il ne sera pas facile de combler. La synthèse du marxisme et du socialisme libertaire, si nécessaire et qui pourrait être si féconde, est pour longtemps devenue impossible.
L’altruisme libertaire
La valeur rationnelle d’une doctrine n’est pas, en réalité, essentielle à son efficacité. Jusqu’ici, des doctrines irrationnelles, ne résistant guère à la critique, ont joué dans l’histoire le rôle le plus décisif. L’anarchisme, en dépit des travaux consciencieux de Kropotkine et de Reclus qui, d’ailleurs, se rapprochèrent du socialisme marxiste, se présente à nous avec un ensemble d’idées utopiques et idéalistes que l’on n’a sans doute pas tort de rattacher à l’esprit de la petite production antérieure à la grande industrie moderne. Sous ces idées vivent profondément des complexes affectifs et instinctifs résultant de tout notre passé historique. L’esprit de liberté, avec ce qu’il implique de dignité, de générosité, de grandeur morale, de stimulant à l’action, fait la valeur réelle de l’anarchisme. Réalité dépassant de beaucoup en importance la démarche hésitante et naïvement suffisante d’une pensée peu scientifique.
A la différence des tenants de toutes les autres idéologies – quelques formes de la pensée religieuse et les formes ardentes du communisme exceptées – les anarchistes cherchent à vivre en accord avec leurs idées. L’anarchisme demeure, même dans ses négations les plus absolues, une morale vécue. J’ai connu de jeunes illégaux individualistes – "sans scrupules conscients", disaient-ils eux-mêmes – qui se firent tuer par solidarité, pour ne pas lâcher les copains. A l’autre pôle de l’anarchisme, le vieux Kropotkine finit sa longue vie, près de Moscou, en écrivant L’Éthique. Tout au début de sa carrière révolutionnaire, il demandait :
"La lutte pour la vérité, pour la justice, pour l’égalité, au sein du peuple – que voulez-vous de plus beau dans la vie."[24]
Les sources morales de la pensée révolutionnaire marxiste sont peu différentes. Rapprochons de ces mots de Kropotkine ces lignes de Trotsky : "... Sous les coups implacables du sort, je me sentirais heureux comme aux aux meilleurs jours de ma jeunesse, si je contribuais au triomphe de la vérité. Car le plus haut bonheur humain n’est point dans l’exploitation du présent, mais dans la préparation de l’avenir." (L. Trotsky : Les crimes de Staline. Grasset.) L’éthique anarchiste met l’accent sur la révolte de la personne ; l’éthique marxiste se subordonne à l’accomplissement de la nécessité historique. La première aboutit à une sorte de personnalisme ; la seconde à une technique révolutionnaire.
La foi intérieure des révoltés anarchistes les ramène aux formes classiques de l’altruisme, mais c’est à la pointe du combat ; et comme elle procède de complexes moraux et psychologiques qui tendent tous les ressorts de l’être, elle va facilement jusqu’au bout d’elle-même, supérieure à la défaite comme l’infortune personnelle. Détachons une page d’Élisée Reclus[25], quelques lignes de Vanzetti :
"Je me souviens, comme si je la vivais encore, d’une heure poignante ma vie où la joie profonde d’avoir agi suivant mon cœur et ma pensée se mêlait à l’amertume de la défaite. Il y a vingt ans de cela. La Commune de Paris était en guerre contre les troupes de Versailles, et le bataillon dans lequel j’étais entre avait été fait prisonnier sur le plateau de Châtillon. C’était le matin, un cordon de soldats nous entourait et des officiers moqueurs venaient faire les beaux devant nous. Plusieurs nous insultaient ; un d’eux qui, plus tard, devint sans doute un des plus élégants pasteurs de l’Assemblée pérorait sur la folie des Parisiens : mais nous avions d’autres soucis que de l’écouter. Celui des officiers qui me frappa le plus était un homme sobre de paroles, au regard dur, à la figure d’ascète, probablement un hobereau de campagne élevé par les Jésuites. Il passait lentement sur le rebord abrupt du plateau et se détachait en noir comme un vilaine ombre sur le fond lumineux de Paris. Les rayons de soleil, naissant s’épandaient en nappe d’or sur les maisons et sur les dômes : jamais la belle cité, la ville des résolutions, ne m’avait paru plus belle ! ’Vous voyez votre Paris !’, disait l’homme sombre, en nous montrant de son arme l’éblouissant tableau : ’Eh bien, il n’en restera pas pierre sur pierre.’"
Vanzetti, condamné avec Sacco à l’électrocution, répond le 9 avril 1927 au juge Thayer :
"Si cette chose n’était pas arrivée, j’aurais passé toute ma vie à parler au coin des rues à des hommes méprisants. J’aurais pu mourir inconnu, ignoré : un raté. Ceci est notre carrière et notre triomphe. Jamais, dans toute notre vie, nous n’aurions pu espérer faire pour la tolérance, pour la justice, pour la compréhension mutuelle des hommes, ce que nous faisons aujourd’hui par hasard. Nos paroles, nos vies, nos souffrances ne sont rien. Mais qu’on nous prenne nos vies, vies d’un bon cordonnier et d’un pauvre cœur de poisson, c’est cela qui est tout ! Ce dernier moment est le nôtre. Cette agonie est notre triomphe."[26]
Cette force morale, dont les sources sociales sont profondes, la faiblesse intrinsèque de l’idéologie anarchiste ne l’amoindrit pas. Elle offre peu de prise à la critique doctrinale. Elle est. Si le socialisme libertaire qu’elle anime était suffisamment fort, à la faveur des expériences que nous vivons, pour s’assimiler largement l’acquis du socialisme scientifique, cette synthèse assurerait aux révolutionnaires d’une efficacité incomparable.
[1] Proudhon : Lettres (Grasset, 1929).
[2]Paul Louis : Hist. du socialisme en France (Rivière).
[3] Kropotkine : Le salariat.
[4] Paul Louis : Hist. du socialisme en France (Rivière).
[5] Franz Mehring : Karl Marx, p. 327, d’après l’édition russe de 1920, mise au pilon en U.R.S.S.
[6] Voir le ch. XVIII (Michel Bakounine) du Karl Marx de B. Nikolaievsky et O. Menchen-Helfen (Gallimard).
[7] Note sur l’État et l’anarchie dans Contre l’anarchisme (K. Marx et F. Engels) (Bureau d’éditions).
[8] Encyclopédie anarchiste, t. I, p. 59, Anarchie.
[9] Sébastien Faure : Ouvr. cité, p. 84.
[10] Aaron Baron est emprisonné en U.R.S.S. depuis dix-neuf ans. Les délégations de la C.N.T.-F.A.I. envoyées à Moscou ont-elles songé a s’enquérir du sort de ces hommes ?
[11] Esprit, n° 55, 1° avril 1937, Méditation sur l’anarchle.
[12] E. Armand : L’Initiation anarchiste individualiste (éd. de L’En-dehors, Orléans), p.21. L’auteur établit ainsi la filiation de l’anarchisme : "Prométhée, Satan, Épictète, Diogène, Jésus même peuvent être considérés, à différents points de vue, comme des types d’anarchistes antiques... " (p. 19). Pourquoi pas le Créateur (hypothétique) du désordre universel ?
[13] F. Brupbacher : Introduction à la Confession de Bakounine, p. 28 (Rieder).
[14] Je cite de mémoire.
[15] Bakounine : Confession, p. 169-170 (Rieder.)
[16] Je demandai, au début de la guerre civile en Espagne, à un camarade de la F.A.I., si l’on avait songé à donner aux miliciens une éducation politique, à nommer à cette fin des commissaires au front, a créer des écoles de combattants... "Nous ne voulons pas faire de politique, me répondit-il. – Une œuvre d’éducation philosophique, peut-être... "
[17] F. Engels : Les Bakounistes au travail, mémoire sur l’insurrection d’Espagne de l’été 1873.
[18] N. Lénine : L’État et la Révolution, ch. VI.
[19] Voline : La révolution russe, dans L’Encyclopedie anarchiste, t. IV
[20] Voir Victor Serge : L’An I de la Révolution russe, ch. VIII, le désarmement des anarchistes ; et aussi, Anarchie et démocratie soviétiques (Librairie du Travail).
[21] Koubanine : Le mouvement Makhno (en russe, Librairie de l’État – En Français : Archinov : Histoire du mouvement makhnoviste (Libertaire). L’auteur de ce livre, ancien compagnon de Makhno, s’est rallié à Staline en 1935.
[22] On raconte que Vorochilov, au cours de ces combats, fit fusiller l’anarchiste Radomysslski – le frère de Zinoviev...
[23]Cité par Archinov.
[24] P. Kropotkine : Aux jeunes gens (Libertaire).
[25] Élisée Reclus, Évolution et Révolution (Libertaire).
[26] Lettres de Sacco et Vanzetti (Grasset).
https://www.marxists.org/francais/serge/works/1938/01/serge_19380100.htm
Pierre Kropotkine
https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Principe_anarchiste
Sébastien Faure
https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Anarchistes_ce_qu%E2%80%99ils_sont,_ce_qu%E2%80%99ils_ne_sont_pas
Errico Malatesta
https://fr.wikisource.org/wiki/Intervention_au_congr%C3%A8s_anarchiste_d%E2%80%99Amsterdam