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Victor Serge - L’affaire Toulaév
mercredi 25 septembre 2024, par
Victor Serge dans « L’Affaire Toulaev » :
Le « poète des jeunesses communistes (staliniennes NDLR) » (quarante ans) avait écrit pour acclamer qu’on fasse fusiller le révolutionnaire Piatakov (et quelques autres) :
« Les fusiller, c’est peu
c’est trop, trop peu !
Charognes empoisonnées, crapules,
Vermine impérialiste
Qui salit nos fières balles socialistes ! »
Toulaev c’est nom de roman de Kirov, un haut bureaucrate stalinien que Staline fit assassiner avant d’en accuser les révolutionnaires, opposants à la bureaucratie. L’affaire Kirov a été un des grands tournants du stalinisme à partir de laquelle la condamnation et l’assassinat des révolutionnaires bolcheviks ont été programmés au travers des procès de Moscou notamment.
https://www.matierevolution.org/spip.php?article5748
L’affaire Toulaev est un roman d’une grande puissance dramatique. La génération des révolutionnaires se trouve broyée dans les années 1930 par le stalinisme qui cherche à éliminer toute critique de la bureaucratie contre-révolutionnaire dans la société soviétique et bien au delà dans tout le mouvement communiste international.
Victor Serge a été l’un des rares hommes à avoir échappé à cette tragédie et à avoir pu témoigner. Anarchiste en France puis un des militants internationaux de la révolution russe et des premières années du bolchévisme, il rejoigna l’opposition trostkyste dès les années 1920 et fut alors déporté avant d’être expulsé.
Ce livre fait très bien ressentir la montée ce qu’a été le stalinisme s’appuyant sur une catégorie de privilégiés médiocres qui se sont emparés du pouvoir en vidant les mots de leur substance. Les bolchéviques qui avaient sincèrement espéré dans un monde nouveau et y avaient consacré leur vie se trouvent devenir des "ennemis objectifs" ou des conspirateurs et sont supprimés à la suite de procès délirants. La direction de l’armée rouge ou des cadres un peu trop brillants ainsi que les opposants de gauche ou de droite se trouvent accusés des pires crimes par les serviteurs de Staline dans une machination implacable.
On comprend ainsi mieux la signature du pacte germano-soviétique et la déroute qui va suivre lors de l’invasion allemande dans un pays décapité de ses éléments les plus compétents et les plus courageux.
Victor Serge a été l’un des seuls à échapper au massacre. Il a fait entendre cette voie si minoritaire lorsqu’il était "minuit dans le siècle" et que toute critique de l’URSS était taxée de trahison dans les milieux de gauche. Victor Serge porte un regard intense sur le rôle de l’individu face à l’histoire, sur le sens de son engagement et sur l’esprit critique contre le courant dominant.
Rappelons que Victor Serge est mort exilé au Mexique dans la pauvreté.
Victor Serge trouva le moyen de travailler le manuscrit de son grand roman sur les Procès de Moscou, L’ Affaire Toulaev commencé à Paris, tout en fuyant à travers la France vers Marseille - sans argent, sans documents, sans nationalité et avec le GPU et la police de Vichy à ses trousses. Après des mois d’attente infemale à Marseille, Serge et son manuscrit prirent le dernier bateau de réfugiés jusqu’à la Martinique, où il le travailla en captivité, passèrent par Saint-Domingue et Cuba avec la prison de nouveau, pour aboutir au dernier exil au Méxique où Serge l’acheva.
A Mexico, Serge se vit calomnié, boycotté et attaqué physiquement par les mêmes agents staliniens qui venaient d’organiser l’assassinat de son ami Trotsky, un an auparavant. De plus, les éditeurs anglo-saxons trouvèrent L’ Affaire Toulaev et les Mémoires d’un révolutionnaire trop sujets à controverses pour qu’on les publie avant la mort de !’auteur, et cela malgré tous les efforts d’un Dwight Macdonald et d’un George Orwell.
https://www.marxists.org/francais/clt/1991-1995/CLT47-Jan-1992.pdf
Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer la dénonciation des procès de Moscou par Victor Serge dans "L’affaire Toulaev" n’a pas été publiée dans les pays occidentaux pendant la guerre et la guerre froide mais bien après !
https://www.marxists.org/francais/clt/1991-1995/CLT47-Jan-1992.pdf
Les bourgeoisies occidentales ne voulaient surtout pas d’une dénonciation du stalinisme du point de vue révolutionnaire !
Il faudra attendre la fin de la guerre et la mort de l’auteur pour que L’Affaire Toulaév soit publiée, en 1948. Les Années sans pardon devront attendre 1971 pour voir le jour. Les années soixante-dix, qui voient se relâcher les tensions entre les deux blocs, ouvrent en effet un espace pour l’œuvre de Victor Serge et marquent sa réapparition en librairie. En Russie, ce n’est qu’en 1989 que quelques-unes de ses œuvres de fiction sont publiées dans des revues de province.
https://theses.hal.science/tel-03279532/document
Victor Serge - L’affaire Toulaév
1942
1. LES COMÈTES NAISSENT DE LA NUIT
Kostia méditait depuis plusieurs semaines l’achat d’une paire de chaussures quand une subite fantaisie dont il s’étonna lui-même brouilla tous ses calculs. En se privant de cigarettes, de cinéma et, un jour sur deux, du repas de midi, il économiserait dans les six semaines les cent quarante roubles nécessaires à l’acquisition d’assez bonnes bottines que l’aimable vendeuse d’un magasin d’articles d’occasion promettait de lui réserver « en douce ». Il marchait, en attendant, de bonne humeur sur des semelles de carton renouvelées tous les soirs. Par chance, le temps restait sec. Déjà riche de soixante-dix roubles, Kostia alla voir, pour le plaisir, ses futures chaussures, mi-cachées dans l’obscurité d’un rayon, derrière de vieux samovars en cuivre, un amoncellement d’étuis à jumelles, une théière chinoise, une boîte de coquillages sur laquelle se détachait en bleu céleste le golfe de Naples… Des bottes royales, en cuir souple, tenaient le premier plan du rayon : quatre cents roubles, dites ! Des hommes en paletots fatigués s’en pourléchaient les babines.
– Soyez tranquille, dit la petite vendeuse à Kostia, vos bottines sont là, ne craignez rien…
Elle lui souriait, brune aux yeux enfoncés, aux dents mal plantées mais jolies, aux lèvres… Comment exprimer des lèvres ? « Vous avez des lèvres enchantées », pensa Kostia, en la regardant bien en face, sans timidité, mais jamais il n’oserait dire ce qu’il pensait là. Un instant retenu par les yeux enfoncés, qui avaient la couleur intermédiaire entre le vert et le bleu de certains bibelots chinois exposés dans la vitrine du comptoir, le regard de Kostia erra ensuite sur les bijoux, les coupe-papier, les montres, les tabatières, d’autres antiquailles, jusqu’à s’arrêter par hasard sur un petit portrait de femme encadré d’ébène, si petit qu’il tiendrait dans votre main…
– Combien cela ? demanda Kostia d’une voix surprise.
– Soixante-dix roubles, c’est cher, vous savez, répondirent les lèvres enchantées.
Des mains également enchantées, se dégageant d’un brocart rouge et or jeté en travers du comptoir, sortirent la miniature. Kostia la prit, bouleversé de tenir entre ses gros doigts pas propres cette image, cette image vivante, cette image extraordinaire plus encore que vivante, ce minuscule hublot noir encadrant une tête blonde ceinte d’un diadème, un beau visage ovale dont les yeux étaient pleins d’un éveil, d’une douceur, d’une force, d’un mystère sans fond.
– J’achète, dit sourdement Kostia qui ne s’y attendait pas.
La vendeuse n’osa rien objecter tant il avait parlé bas, du fond de lui-même. Un coup d’œil furtif à droite, un autre à gauche, la vendeuse murmura :
– Chut, je fais la fiche : cinquante roubles, ne montrez pas l’article à la caisse.
Kostia la remercia presque sans la voir. « Cinquante ou soixante-dix, je m’en fiche. Comprends-tu, fillette, que ça n’a pas de prix ? » Un grand feu s’allumait en lui. Tout le long du chemin, il sentit le petit rectangle d’ébène serré dans la poche intérieure de son veston s’incruster doucement contre sa poitrine ; et de là rayonnait une joie grandissante. Il marcha de plus en plus vite, monta en courant un escalier obscur, longea, dans l’appartement collectif, des corridors baignés ce jour-là d’une odeur de naphtaline et de soupe aux choux aigres, entra chez lui, fit ruisseler l’électricité, considéra avec exaltation son lit de sangle, ses vieux journaux illustrés empilés sur la table, la fenêtre éborgnée où des cartons remplaçaient plusieurs carreaux… Gêné devant lui-même de s’entendre murmurer : « Quel bonheur ! » La tête blonde, dans le petit hublot noir appuyé au mur, sur la table, ne regardait que lui maintenant et il ne voyait qu’elle. La chambre se remplissait d’une indéfinissable clarté. Kostia fit quelques pas, sans but, de la fenêtre à la porte, tout à coup à l’étroit. De l’autre côté de la cloison, Romachkine toussa faiblement.
« Ah, ce Romachkine », pensa Kostia, égayé à l’idée du petit homme bilieux, toujours enfermé dans sa chambre, soigné, propret, un vrai petit-bourgeois, vivant seul entre des géraniums, des livres reliés de papier gris, des portraits de grands hommes : Henrik Ibsen qui a dit que l’homme le plus solitaire est l’homme le plus fort, Metchnikoff qui a reculé les bornes de la vie, par l’hygiène, Charles Darwin qui a démontré que les bêtes de même espèce ne se dévorent pas entre elles, Knut Hamsun parce qu’il a crié la faim et aimé la forêt… Romachkine portait encore de vieux vestons d’avant la guerre qui précéda la révolution qui précéda la guerre civile – du temps où les Romachkine, inoffensifs et craintifs, pullulaient sur la terre. Kostia se retourna avec un léger sourire vers sa demi-cheminée car la cloison qui séparait sa chambre de celle du deuxième sous-chef de bureau Romachkine coupait par le milieu la belle cheminée en marbre d’un salon d’autrefois.
« Sacré Romachkine, va, tu n’auras jamais que la moitié d’une chambre, la moitié d’une cheminée, la moitié d’une vie humaine – et pas même la moitié d’un regard comme celui-ci… »
(Celui de la miniature, cette exaltante petite lumière bleue.)
« Ta moitié d’existence est celle de l’ombre, mon pauvre Romachkine. »
En deux enjambées, Kostia se trouva dans le corridor, devant la porte du voisin, où il frappa trois petits coups conventionnels. De l’autre bout de l’appartement venait une fade odeur de friture mêlée de voix et de bruits de disputes. Une femme en colère, certainement osseuse, âpre et malheureuse, remuait de la vaisselle en répétant : « Alors il a dit : Bon, citoyenne, j’en avertirai la direction, vous verrez, alors j’y ai dit, eh bien, moi, citoyen ! » D’une porte ouverte, puis instantanément claquée avec force, s’échappa une bouffée de pleurs d’enfant. La sonnerie du téléphone éclata rageusement. Romachkine ouvrit lui-même.
– Bonjour, Kostia.
Romachkine disposait, lui aussi, de trois mètres en profondeur sur deux mètres soixante-quinze en largeur. Des fleurs en papier, nettoyées de toute poussière, montaient sur la demi-cheminée. Le rouge pourpre des géraniums bordait la fenêtre. Il y avait un verre de thé froid sur la table proprement couverte de papier blanc.
– Je ne dérange pas ? Vous lisiez peut-être ?
Les trente livres étaient en place sur le double rayon ordonné au-dessus du lit.
– Non, Kostia, je ne lisais pas. Je pensais.
Seul, le veston boutonné, assis devant le verre de thé, la cloison déteinte sur laquelle se détachaient les quatre portraits de grands hommes, Romachkine pensait… Kostia se demanda : « Que fait-il de ses mains à ces moments-là ? » Romachkine ne s’accoudait jamais ; il parlait généralement les mains posées à plat sur les genoux ; il marchait les mains nouées ; il croisait parfois les bras sur la poitrine, avec un redressement timide des épaules. Ses épaules faisaient songer aux formes humiliées des bêtes de somme.
– À quoi pensiez-vous, Romachkine ?
– À l’injustice.
« Vaste sujet. Tu n’as pas fini de le creuser, mon vieux. Bizarre : il faisait plus froid ici qu’à côté. »
– Je viens vous emprunter des livres, dit Kostia.
Romachkine avait les cheveux bien brossés, un visage jaune et vieillot, une bouche serrée, un regard insistant, mais peureux, dont on ne saisissait pas la couleur – et d’ailleurs il semblait n’avoir aucune couleur, il semblait gris, Romachkine. Il considéra ses rayons, réfléchissant une seconde avant d’y prendre un vieux livre broché.
– Lisez ça, Kostia, ce sont des histoires d’hommes courageux.
C’était le fascicule n° 9 de la revue Le Bagne, « organe de l’Association des anciens forçats et déportés à vie ». « Merci, au revoir. » Au revoir, mon ami. – Allait-il se remettre à penser, ce pauvre type ?
Leurs deux tables se faisaient exactement vis-à-vis des deux côtés de la cloison. Kostia s’assit devant la sienne, feuilleta le livre, tenta de lire. De temps à autre, il levait les yeux sur la miniature pour y rencontrer avec une certitude bienfaisante le mystérieux éveil des yeux vert-bleu. Les ciels pâles du printemps, au-dessus des glaces, ont ce rayonnement quand se fondent les fleuves au début du dégel et que revit la terre. Romachkine, dans son désert intime d’à côté, s’était rassis, la tête dans les mains, tout à fait seul, absorbé, croyant penser. Peut-être pensait-il en réalité.
Romachkine vivait depuis longtemps en tête à tête avec une idée lourde. Faisant fonction de sous-chef au bureau des salaires du trust Moscou-Confection, il ne serait jamais ni titularisé dans cet emploi, n’étant point du parti, ni remplacé – sauf arrestation ou décès – puisque, seul des cent dix-sept employés de la direction centrale remplissant de neuf à six heures quarante bureaux au-dessus du trust des Alcools, au-dessus du syndicat des Pelleteries de Karélie, à côté de la représentation des Cotons de l’Ouzbekistan, seul il connaissait à fond les dix-sept catégories de salaires et traitements, plus les sept modes de rémunération du travail aux pièces, les combinaisons du salaire de base avec les primes à la production, l’art des reclassements et des augmentations nominales qui n’entament en rien le budget global des salaires… On lui disait : « Romachkine, le directeur vous prie de préparer l’application de la nouvelle circulaire de la commission du plan conforme à la circulaire du Comité central du 6 janvier, en tenant compte de la décision de la conférence des trusts du textile, vous savez ? » Il savait. Son chef de bureau, un ancien ouvrier casquettier, membre du parti depuis l’autre printemps, ne savait rien : pas même compter, mais on le disait lié au service secret (surveillance du personnel technique et de la main-d’œuvre). Ce fonctionnaire prenait une voix d’autorité : « Vous avez compris, Romachkine ? Pour demain cinq heures. J’assiste à la séance de la direction. » Les bureaux se dressaient au-dessus de l’impasse Saint-Barnabé, dans la troisième cour d’un immeuble en briques rouges aux fenêtres plus larges que hautes ; des arbres chétifs, à demi tués par les gravats d’une démolition poussaient sous la fenêtre un feuillage émouvant.
Romachkine procédait aux calculs ; et il se trouvait que l’augmentation de 5 % du salaire de base publiée par le Comité central, combinée avec des reclassements de travailleurs de la 11e catégorie, ramenés à la 10e et d’autres, passés de la 10e à la 9e, afin d’améliorer la condition des moins payés, ce qui est équitable et conforme à la directive du Conseil des syndicats – aboutissait à une réduction du fonds global des salaires de 0,5 %, selon l’interprétation maxima… Or les ouvriers des deux manufactures gagnaient entre 110 et 120 roubles ; l’augmentation des loyers devenait applicable en fin de mois. Romachkine, tristement, fit recopier à la machine ses conclusions. Il refaisait de ces opérations tous les mois, sous différents prétextes, mettait à jour ses tableaux explicatifs pour la comptabilité, attendait qu’il fût cinq heures moins le quart, pour se laver les mains, lentement, en chantonnant tout bas « tra-ta-ta-ta, tra-ta-ta » ou « mmmmm hmm » comme bourdonnerait une abeille mélancolique… Il dînait vite au réfectoire d’entreprise en lisant l’article de tête du journal, qui disait toujours de la même voix administrative que l’on était en marche, en plein progrès, en plein essor, incomparablement, victorieusement, malgré tout, pour la grandeur de la République, le bonheur des masses laborieuses, témoin les deux cent dix usines ouvertes en un an, l’éclatant succès du stockage des céréales et…
« Mais moi, se dit un jour Romachkine, en avalant sa dernière cuillerée de semoule froide, je pressure la misère. »
Les chiffres l’attestaient. Il perdit sa tranquillité. Tout le mal vient de ce que l’on pense, ou plutôt de ce qu’il y a en vous un être qui pense à votre insu puis tout à coup émet dans le silence du cerveau une petite phrase acide, insupportable, après laquelle on ne peut plus vivre comme auparavant. Romachkine fut terrifié de cette double découverte : qu’il pensait et que les journaux mentaient. Il passa des soirs à refaire chez lui des calculs compliqués, confrontant des milliards de roubles-marchandises à des milliards de roubles nominaux, et des tonnes de blé à des masses d’êtres humains. Feuilleta les dictionnaires des bibliothèques aux articles Obsession, Manie, Folie, Aliénation mentale, Paranoïa, Schizophrénie, conclut qu’il n’était ni paranoïaque, ni cyclo-thymique, ni schizophrénique, ni névrosé, mais tout au plus atteint, à un degré faible, de dépression hystéro-maniacale. Cela se traduisait par une hantise des chiffres, une propension à détecter le mensonge en toutes choses, une idée presque fixe qu’il redouta de nommer tant elle était sacrée, dominant les troubles de l’esprit, dévastant les mensonges – une idée qu’il fallait sans cesse avoir présente en soi ou l’on ne serait plus qu’une pauvre petite canaille, sous-homme appointé pour rogner le pain des autres, cloporte niché dans la bâtisse en briques des trusts… La justice était dans l’Évangile, mais l’Évangile c’était la superstition féodale et préféodale ; la justice était sûrement dans Marx, bien que Romachkine ne l’y sût point trouver ; elle était dans la révolution, elle veillait dans le mausolée de Lénine, elle éclairait le front embaumé d’un Lénine rose et blême couché sous le cristal et gardé par des factionnaires immobiles : ils gardaient en réalité la justice éternelle.
Un médecin de dispensaire neuro-psychiatrique que Romachkine alla consulter à Khamovniki, lui dit :
– Réflexes excellents, rien à craindre, citoyen. Quelle vie sexuelle ?
– Peu, seulement occasionnelle, fit Romachkine en rougissant.
– Je vous conseille le coït deux fois par mois au moins, dit sèchement le médecin et, quant à l’idée de justice, ne vous tourmentez pas, c’est une idée sociale positive résultant de la sublimation de l’égoïsme primordial et du refoulement des instincts individualistes ; elle est appelée à jouer un grand rôle dans la période de transition au socialisme… Macha, faites entrer le suivant. Votre numéro, citoyen ?
Le suivant entrait déjà, son numéro entre les doigts, des doigts en papier, secoués par le vent intérieur. Un être défiguré par un rire animal. L’homme en blouse blanche, le médecin, disparut derrière son paravent. Quel visage pouvait-il bien avoir ? Déjà Romachkine ne s’en souvenait plus. Content de la consultation, il plaisanta avec lui-même : « Le malade, c’est toi, citoyen docteur… Sublimation primordiale, oh la la ! tu n’as jamais rien compris à la justice, citoyen. »
De cette crise il sortit plus fort : éclairé. La recommandation d’hygiène sexuelle le fit échouer une fois dans une trouble obscurité sur un banc du boulevard Troubnoy où rôdent de jeunes ivrognesses fardées qui vous demandent d’une voix molle une cigarette… Romachkine ne fumait pas.
– Je le regrette beaucoup, mamzelle, dit-il en croyant donner à ces mots une intonation grivoise.
La fille tira de sa poche une cigarette qu’elle alluma lentement, pour faire voir que ses ongles étaient teints, son profil plaisant – et vint se coller tout entière contre lui :
– Tu t’ennuies ?
Il fit oui d’un signe de tête.
– Viens sur l’autre banc, en face, on est plus loin du réverbère, tu verras ce que j’sais faire… Trois roubles, hein ?
L’idée de misère et d’injustice accabla Romachkine ; et pourtant quel rapport entre ces idées et cette fille, et lui, et l’hygiène sexuelle ? Il se taisait, entrevoyant un rapport certain, ténu comme ces rayons d’argent qui, par les nuits limpides, rattachent les unes aux autres les étoiles.
– Cinq roubles, et je t’emmène chez moi, dit la fille. Tu paies d’avance mon petit chéri, c’est la règle.
Il fut content qu’il y eût une règle en ces sortes d’affaires. La fille le conduisit vers un taudis écrasé, au clair de lune, par un building carré à huit étages de bureaux. Appelée par des coups discrets frappés aux carreaux d’une fenêtre, une pauvresse serrant un châle sur sa poitrine creuse sortit à leur rencontre.
– Y fait bon, dit-elle, y a un peu de feu. Y faut pas vous presser, Katiouchenka, je serai très bien là, à vous attendre en fumant un brin. Réveillez pas la petite, elle dort dans le fond du lit.
Pour ne pas réveiller la petite, ils se couchèrent sur le plancher, à la lumière d’une chandelle, sur un édredon ôté du lit où dormait, la bouche ouverte, une enfant brune.
– Tâche de ne pas crier, mon chéri, dit la fille en entrouvrant ses vêtements sur une chair décolorée, à peine tiède.
Autour d’eux, du plafond sale aux coins encombrés, tout était sordide. L’iniquité transperçait Romachkine ainsi qu’un froid qui vous prend jusqu’aux os. Inique, lui aussi, brute inique : l’iniquité, à travers lui, se vautrait sur une misérable fille blême. L’iniquité combla le vaste silence dans lequel il plongeait avec une basse fureur. À cet instant naquit en lui, chétive, lointaine, hésitant à vivre, une autre idée. Ainsi surgit d’un sol volcanique une toute petite langue de flamme qui révèle pourtant que la terre va trembler, se fendre, éclater sous la poussée infernale des laves.
Ensuite, ils s’en revinrent, la fille et lui, vers le boulevard. La fille, contente, bavardait.
– Faut que je trouve encore quelqu’un aujourd’hui. C’est pas facile. J’suis restée hier jusqu’au petit jour pour rencontrer un soûlaud qui n’avait plus tout à fait les trois roubles, figure-toi. Choléra ! On a trop faim, les hommes ne pensent plus à faire l’amour.
Romachkine acquiesça poliment, occupé à suivre en lui-même les mouvements de la petite flamme apparue.
– C’est vrai, les besoins sexuels sont influencés par l’alimentation…
Mise en confiance, la fille parla de ce qui se passait dans les campagnes.
– Je reviens du village, ah, choléra !
Choléra, ce devait être son mot favori, elle le disait gentiment en lançant tantôt une bouffée de fumée droit devant elle, tantôt un mince jet de salive sur le côté.
– Les chevaux sont finis, choléra ! Qu’est-ce qu’on va devenir maintenant ? D’abord, ils ont pris les plus belles bêtes pour l’entreprise collective ; puis celles qui restaient tout de même aux paysans, aux résistants, la coopérative du rayon leur refusa le fourrage… D’ailleurs, à la vérité, il n’y avait plus de fourrage, l’armée ayant réquisitionné les derniers stocks. Les vieillards, se souvenant des famines d’autrefois, firent donner aux bêtes le chaume des toitures, délavé par les neiges, desséché par le soleil, une nourriture à en crever, pauvres bêtes ! Choléra ! Les bêtes faisaient pitié, avec leurs yeux suppliants, leurs langues pendantes, leurs côtes qui déchiraient la peau, je t’assure que ça faisait des plaies, leurs articulations enflées, et des tas de petits abcès sous le ventre, sur l’échine, avec des vers dedans, ça grouillait dans le pus, le sang, la chair à vif – elles pourrissaient vivantes, les pauvres bêtes –, il fallait leur passer des sous-ventrières pour la nuit afin de les tenir suspendues, ou elles n’auraient plus la force de se relever le matin. On les laissait rôder dans les cours, et elles léchaient le bois des palissades, elles mordillaient la terre pour y trouver des brins d’herbe… Chez nous, tu comprends, on tient au cheval plus qu’à l’enfant. Des enfants y en a toujours de trop à nourrir, ça vient quand on ne veut pas, les enfants, tu crois que j’avais besoin de venir au monde, moi ? Des chevaux, y en a jamais assez pour le travail de la terre, avec un cheval les enfants peuvent vivre, sans cheval un homme n’est plus un homme, pas vrai ? Y a plus d’foyer, y a plus que la faim, y a plus que la mort… Bon, les chevaux étaient à bout, rien à faire. Les vieux se réunirent. J’étais dans le coin, près du poêle, y avait une petite lampe sur la table, fallait tout le temps que je mouche la mèche, elle fumait c’te lampe. Qu’est-ce qu’on allait faire pour sauver les bêtes ? Les vieux n’avaient plus de voix, tout ce malheur les chavirait. Mon père dit à la fin, et il avait une sale figure, la bouche toute noire : « Plus rien à faire. Les bêtes, faut les abattre, comme ça elles ne souffriront plus. Le cuir servira toujours. Nous autres, on crèvera ou pas, à la grâce de Dieu !… » Personne dit plus rien, ça faisait un silence tel que j’entendais les blattes remuer sous les briques chaudes du poêle. Le vieux se leva lourdement. « J’y vais », qu’il dit. Il prit la hache sous le banc. Ma mère se jeta sur lui : « Nikone Nikonitch, pitié… » Le vieux faisait pitié lui-même avec sa pauvre figure d’assassin. « Tais-toi, ma femme », qu’il dit. Et à moi : « Viens, ma fille, éclaire-nous. » Je portais la lampe. L’écurie était de l’autre côté de la maison, quand la bête remuait la nuit, nous l’entendions. C’était réchauffant. Elle nous vit entrer avec la lumière, la bête, elle nous regarda comme un homme malade, tristement, les yeux mouillés, en tournant à peine la tête parce qu’elle n’avait plus de force du tout. Père cachait la hache, car la bête aurait compris, c’est sûr. Père s’approcha d’elle, lui tapota les joues. Et il lui disait : « T’es une brave bête, ma Brune. C’est pas ma faute si t’as souffert. Que Dieu me pardonne » – il n’avait pas fini de le dire que la Brune avait le crâne fendu. « Lave la hache », me dit père. Nous voilà des miséreux… C’que j’ai pleuré cette nuit-là, dehors, car on m’aurait battue si on m’avait vu pleurer à la maison, j’crois bien qu’on se cachait tous pour pleurer, dans le village…
Romachkine ajouta cinquante kopeks à la fille. Elle voulut alors l’embrasser sur la bouche, « tu verras comment, chéri », mais il dit « non, merci » humblement et s’en fut, sous les arbres noirs, les épaules tombées.
Tous les soirs de la vie se ressemblaient, pareillement vides. Romachkine errait un peu au sortir du bureau, de coopérative en coopérative, dans une cohue de flâneurs pareils à lui. Les rayons des magasins étaient remplis de boîtes, mais sur lesquelles, pour dissiper tout malentendu, les commis apposaient des écriteaux manuscrits : boîtes vides. Des graphiques indiquaient cependant la courbe ascensionnelle des ventes d’une semaine à l’autre. Romachkine acheta des champignons salés et retint une place, dans une file en formation, pour du saucisson. D’une rue relativement éclairée, il tourna le coin d’une autre, sombre, et s’y enfonça. Des réclames lumineuses, invisibles elles-mêmes, y projetaient au fond un halo de brasier. Tout à coup, des voix ardentes remplirent l’obscurité. Romachkine s’arrêta. Une brutale voix d’homme s’éteignit dans un brouhaha, une voix de femme, rapide et véhémente, monta, qui insultait des traîtres, saboteurs, fauves à face humaine, agents de l’étranger, vermine. L’outrage dégorgeait dans le noir, d’un haut-parleur oublié dans un bureau vide. C’était effroyable, la colère de cette voix sans visage, dans les ténèbres du bureau, dans cette solitude, sous la lueur rouge stagnant au fond de la rue. Un grand froid saisit Romachkine. La voix de femme clamait : « Au nom des quatre mille ouvrières… » Dans le cerveau de Romachkine, l’écho répéta passivement : Au nom des quatre mille ouvrières de la fabrique… Ainsi, quatre mille femmes de tous âges – et il y en avait de poignantes, de vieillies trop tôt, pourquoi ?, de jolies, d’inaccessibles, de rêvées à peine – furent présentes en lui la durée d’un insaisissable moment, et elles criaient toutes : « Nous réclamons la peine de mort pour ces vils chiens ! Aucune pitié ! » (Est-ce possible, femmes ? leur répondait sévèrement Romachkine, aucune pitié ? Nous avons tous, vous et moi, tellement besoin de pitié…) « Qu’on les fusille ! » Les meetings d’usines continuaient pendant le procès des ingénieurs – ou des économistes, ou des directeurs du ravitaillement, ou des vieux bolcheviks, qui jugeait-on cette fois ? Vingt pas plus loin, Romachkine s’arrêta de nouveau, cette fois devant une fenêtre, éclairée. Il voyait à travers les rideaux une table servie, du thé, des assiettes, des mains, rien que des mains sur la nappe en toile cirée à carreaux : une grosse main qui tenait une fourchette, une main grise endormie, une main d’enfant… Dans la chambre, un haut-parleur jetait sur ces mains la clameur des meetings, qu’on les fusille, qu’on les fusille, qu’on les fusille… Qui ? N’importe. Pourquoi ?
Parce que l’angoisse et la souffrance étaient partout mêlées à un inexplicable triomphe proclamé sans lassitude par les journaux. « Bonsoir, camarade Romachkine. Vous savez, on a refusé les passeports à Marfa et à son mari parce qu’ils ont été privés du droit de vote comme artisans ayant été établis à leur compte. Vous savez, le vieux Boukine est arrêté, on dit qu’il cachait des dollars reçus de son frère qui est dentiste à Riga… Et l’ingénieur a perdu sa place, on le soupçonne de sabotage. Vous savez, il va y avoir une nouvelle épuration des employés, préparez-vous, j’ai entendu dire au comité de la maison que votre père était officier… » – « Ce n’est pas vrai, dit Romachkine, étranglé, il n’a été que sergent pendant la guerre impérialiste, il était comptable… » (Mais ce comptable bien-pensant ayant appartenu à l’Union du peuple russe, Romachkine n’avait pas la conscience tout à fait en repos.) « Tâchez de produire des témoignages, on dit que les commissions seront sévères… On dit qu’il y a des troubles dans la région de Smolensk ; plus de blé… » – « Je sais, je sais… Venez jouer aux dames, Piotr Pétrovitch… » Le voisin entrait chez Romachkine, se mettait à expliquer à mi-voix son infortune personnelle : sa femme ayant été mariée en premières noces à un commerçant risquait de ne pas obtenir le renouvellement de son passeport pour Moscou : « On vous donne trois jours pour partir, camarade Romachkine, à cent kilomètres au moins, mais là, obtenez-vous le passeport ? » Et si c’était ainsi, leur fille ne pourrait pas entrer à l’Institut des Forêts, évidemment. La hache, dorée par le reflet de la lampe, s’abattait sur le crâne d’un cheval aux yeux humains, des voix déchaînées dans les ténèbres rougeoyantes réclamaient des fusillés, des foules remplissaient les gares en attendant presque sans espoir des trains qui couraient sur la carte vers le dernier blé, les dernières viandes, les suprêmes combines ; une fille du boulevard Troubnoy se renversait, béante, sur un grabat, près d’une enfant endormie, rose comme un porcelet, pure comme un petit être marqué par Hérode, et c’était cher, la fille, cinq roubles, une journée de travail – il faudrait trouver des témoignages, en effet, pour subir l’épuration, est-ce que le nouveau barème des loyers entre en vigueur ? S’il n’y avait pas en tout ceci quelque faute immense, quelque culpabilité sans bornes, quelque scélératesse cachée, ce devait être qu’une sorte de folie soufflait sur toutes les têtes. La partie de dames finie, Piotr Pétrovitch s’en alla, ruminant ses soucis : « La plus grave, la question du passeport intérieur… » Romachkine défit le lit, se dévêtit, se rinça la bouche, se coucha. La lampe électrique brûlait à son chevet, la nappe était blanche, les portraits muets, dix heures. Avant de s’endormir il parcourait attentivement le journal du jour. Le visage du chef y tenait le tiers de la première page, comme deux ou trois fois la semaine, encadré d’un discours sur sept colonnes : Nos réalisations économiques… Prodigieuses ! Nous sommes le peuple élu, heureux entre tous, envié de l’Occident voué aux crises, au chômage, aux luttes de classes, aux guerres ; notre bien-être s’accroît de jour en jour, les salaires, par suite de l’émulation socialiste des brigades de choc, accusent une hausse de 12 % sur l’année écoulée ; il est temps de les stabiliser, le rendement de la production n’ayant augmenté que de 11 %. Malheur aux sceptiques, aux gens de peu de foi, à ceux qui nourrissent dans le secret de leur cœur le serpent venimeux de l’opposition ! C’était dit en périodes anguleuses mumérotées 1, 2, 3, 4, 5 ; numérotées aussi les cinq conditions (accomplies) de la réalisation du socialisme, numérotés, les six commandements du travail, numérotées, les quatres raisons de la certitude historique… Romachkine, n’en croyant pas ses sens, scruta d’un regard aigu les 12 % d’augmentation des salaires. À cette augmentation du salaire nominal, correspondait une diminution triple – au bas mot – des salaires réels, par dépréciation du papier monnaie et hausse des prix… Mais, à ce propos, le chef faisait, dans sa péroraison, une allusion railleuse aux spécialistes malhonnêtes du commissariat des Finances, promis à un châtiment exemplaire. « Applaudissements nourris. Les assistants se lèvent et acclament longuement l’orateur. Salves de cris : Vive notre chef inébranlable ! Vive notre pilote génial ! Vive le Bureau politique ! Vive le parti ! L’ovation reprend. Plusieurs voix : Vive la Sûreté générale ! Tonnerre d’applaudissements. »
Romachkine, insondablement triste, pensa : « Comme il ment ! » et fut effrayé de sa propre audace. Nul, par bonheur, ne pouvait l’entendre penser ; la chambre était vide ; quelqu’un sortait des cabinets, s’en allait dans le corridor en pantoufles traînantes, sans doute le vieux Schlem qui souffre des intestins ; une machine à coudre ronronnait doucement ; avant de se coucher, le ménage habitant de l’autre côté du corridor se disputait à coups de petites phrases sifflantes ainsi que de minces lanières. On devinait que l’homme pinçait la femme, lui tordait les cheveux d’une poigne lente, l’agenouillait pour la frapper sur les lèvres, du dos de la main : tout le corridor le savait, on les avait dénoncés, mais ils niaient, réduits à se tourmenter l’un l’autre en étouffant les bruits, comme ils se possédaient ensuite, avec des ajustements silencieux de bêtes prudentes. Et les gens qui écoutaient à la porte n’entendaient presque rien, mais devinaient tout. – Vingt-deux personnes habitaient les six chambres et le réduit sans fenêtre du fond : toutes reconnaissables à leurs bruits les plus furtifs dans le silence nocturne. Romachkine éteignit. La faible lueur d’une lanterne de la rue, traversant les rideaux, dessina sur le plafond les figures coutumières. Elles variaient d’un jour à l’autre avec monotonie. Le profil massif du chef se superposa dans cette pénombre aux contours de l’homme qui souffletait sans bruit, dans la chambre voisine, sa femme agenouillée. S’évaderait-elle, jamais, cette victime, de cette possession ? Nous évaderons-nous du mensonge ? Responsable, celui qui mentait au visage d’un peuple entier comme il l’eût frappé. L’idée terrible qui, jusqu’à cet instant, avait mûri dans de sombres régions d’une conscience, se craignant elle-même, feignant de s’ignorer, s’évertuant à se défigurer devant le miroir intérieur se démasqua. Ainsi l’éclair fait apparaître dans la nuit un paysage d’arbres tordus au-dessus des précipices. Romachkine eut le sentiment presque visuel d’une révélation. Il voyait le coupable. Une flamme transparente envahit son âme. Il ne songea pas que cette connaissance pût être vaine. Désormais elle le posséderait, guiderait son cerveau, ses yeux, ses pas, ses mains. Il s’endormit, les yeux ouverts, suspendu entre l’exaltation et la peur.
Tantôt le matin, avant l’heure du bureau, tantôt en fin d’après-midi, son travail achevé, Romachkine fréquentait le Grand Marché. Plusieurs milliers d’hommes y formaient de l’aube à la nuit une multitude stagnante que l’on eût pu croire immobile tant les cheminements y étaient patients et prudents. Couleurs éparses, visages, objets, tout y sombrait dans l’uniforme grisaille du sol battu, boueux, jamais séché à fond ; la misère y marquait chaque créature de son empreinte écrasante. Elle transparaissait dans les regards défiants des commères encapuchonnées de lainages ou d’indiennes, dans les faces terreuses de soldats qui ne devaient plus être de vrais soldats bien qu’ils portassent encore de vagues uniformes de déroute, dans le drap usé des pardessus, dans les mains qui offraient des marchandises imprévues : un gant samoyède en renne bordé de franges rouges et vertes, fourré à l’intérieur : « C’est doux comme un plumage, citoyenne, tâtez, je vous prie », gant unique, marchandise unique ce jour-là d’une petite voleuse kalmouke. On distinguait mal les vendeurs des chalands, les uns et les autres piétinant sur place ou rôdant à pas lents les uns autour des autres. « Une montre, une montre, bonne montre Cyma, voulez-vous ? » La Cyma ne marchait pas plus de sept minutes. « Écoute ce beau mouvement, citoyen ! », le temps pour le vendeur d’encaisser ses cinquante roubles et de filer. Chandail usé au col, rapiécé à la taille, j’en veux dix roubles, c’est donné. Que toute la sueur d’un typhique l’imprègne encore, c’est pas vrai, c’est l’odeur de la malle, citoyen. « Thé, vrai thé des caravanes, tchaï, tchaï », le Chinois bigle chantonne sans arrêt ces syllabes incantatoires en vous regardant de tout près, et il passe ; si vous avez pour lui un clin d’œil d’intelligence, il sort à demi de sa manche le minuscule paquet cubique de thé Kouznetsoff d’autrefois, avec l’enluminure des dessins. « Du vrai. Ça vient d’la coopé du Guépéou. » Ricane-t-il, ce Chinois ou sa bouche plantée de dents verdâtres est-elle faite ainsi qu’il paraît ricaner ? Pourquoi parle-t-il du Guépéou ? Il en est peut-être ? Drôle qu’on ne l’arrête pas, qu’il soit là tous les jours, mais ces trois mille spéculateurs et spéculatrices entre dix et quatre-vingts ans sont là tous les jours que Dieu fait, sans doute parce qu’on ne peut pas les arrêter tous à la fois – et parce que la milice a beau faire des rafles, ces êtres-là sont légion. Parmi eux rôdent aussi, en casquettes aplaties sur le crâne, les types de la police en quête de leur gibier : assassins, évadés, escrocs, contre-révolutionnaires déchus. Une organisation indiscernable de vieux marécage règne dans ce grouillement humain. (Veillez sur vos poches, hein, et secouez-vous bien sortant de là, vous aurez certainement attrapé des poux ; méfiez-vous-en, de ces totos-là, venus des campagnes, des prisons, des trains, des taudis d’Eurasie, ils apportent le typhus ; vous savez, on les attrape aussi par le sol, y a des pouilleux et des pouilleuses qui les sèment en marchant, et la sale petite bête, cherchant sa pitance, elle aussi, vous grimpe le long des jambes jusqu’où il fait chaud ; c’est malin, ces bestioles-là. Non, mais vous croyez vraiment qu’un jour viendra où l’homme n’aura plus de poux ? Le vrai socialisme, alors, avec du beurre et du sucre pour tout le monde ? Et peut-être, pour le bonheur des hommes, des poux suaves et parfumés, caressants ?) Romachkine écouta distraitement un grand barbu, de la barbe jusqu’aux yeux, parler des poux en rigolant un peu. Romachkine suivit l’allée du beurre, où il n’y a, bien entendu, aucune indication d’allée ni de beurre, mais deux rangs de commères debout, dont quelques-unes tiennent entre leurs mains des mottes de beurre enveloppées de linges ; d’autres, qui n’ont pas payé leur place au surveillant, cachent le beurre sous leurs vêtements, entre taille et sein. (On les empoignait tout de même quelquefois, t’as pas honte, eh, spéculatrice ?) Plus loin s’ouvrait le carrefour des bêtes abattues en fraude, viande apportée au fond de sacs, sous des objets, des légumes, des grains, et que l’on montrait à peine. « Bonne viande fraîche, voulez-vous ? » La femme sortait de dessous son manteau un jarret de bœuf enveloppé dans un journal mâchuré de sang. Combien ? Tâtez plutôt. Un sinistre bonhomme à tics d’épileptique tenait entre des doigts crochus de sorcier une étrange viande noire, et ne disait rien. On peut manger même ça, c’est pas cher, y a qu’à l’bien cuire, ça ne se peut cuire, évidemment, que dans une bassine en fer blanc, sur un feu de terrain vague. Aimez-vous les histoires de femmes dépecées, citoyen ? J’en connais d’intéressantes. Un gamin passait, bouilloire et verre à la main, vendant dix kopecks le verre d’eau bouillie. Ici s’ouvrait le marché dûment légal, aux éventaires étalés sur le sol, des éventaires incroyables où voisinaient des verres de lunettes bleus, des lampes à pétrole, des théières ébréchées, des photos du temps jadis, des livres, des poupées, des ferrailles, des haltères, des clous (à la pièce, les gros, à la douzaine, les petits que l’on examinait un à un, faut pas se faire voler sur la pointe), des vaisselles, des bibelots d’antan, des coquillages, des crachoirs, des sucettes, des souliers de bal couverts d’un restant de dorure, un haut de forme d’écuyer de cirque ou de dandy fin d’ancien régime, des choses incataloguables, vendables puisqu’on les vendait, puisqu’on vivait de les vendre, menues épaves d’innombrables naufrages brassées par les ressacs de plusieurs déluges. Non loin du théâtre arménien, Romachkine s’intéressa enfin à quelqu’un, à quelque chose. Le théâtre de l’Arménien était fait d’un assemblage de caisses couvertes de toiles noires et percées d’une douzaine de trous ovales où les spectateurs passaient le visage ; ils avaient ainsi le corps dehors et la tête au pays des merveilles. « Encore trois places disponibles, camarades, cinquante kopecks seulement, la représentation va commencer, les mystères de Samarkande, en dix tableaux, trente personnages en couleurs ! » Ses trois clients trouvés, l’Arménien disparaissait sous les toiles, pour tirer les ficelles de ses marionnettes secrètes, en les faisant parler toutes, lui seul, avec trente voix de houris aux yeux longs, de méchantes vieilles femmes, de servantes, d’enfants, de gros marchands turcs, de devineresse tzigane, de diable maigre, noir, barbu, cornu, à langue de feu rouge d’assassin, de beau chanteur amoureux, de courageux soldat rouge… Non loin de lui, un Tatare accroupi veillait sur sa marchandise : des feutres, des tapis, une selle, des poignards, un édredon jaune couvert d’étranges taches, un très vieux fusil de chasse. « Bon fusil, dit-il sobrement à Romachkine incliné sur l’arme. Trois cents. » Ils firent ainsi connaissance. Le fusil n’était plus utilisable sinon pour appâter le client dangereux. « J’en ai un autre, tout neuf, chez moi, dit enfin le Tatare – Akhim – lors de leur quatrième rencontre, après qu’ils eurent bu le thé ensemble. Viens voir. »
Chez lui, au fond d’une cour entourée de bouleaux blancs, dans le quartier des ruelles propres et silencieuses de la rue Kropotkine – il fallait prendre par la rue Morte –, dans un antre assombri par les cuirs et les feutres pendus au plafond, Akhim révélait un magnifique Winchester au double canon bleu « douze cents roubles, mon ami », cela faisait six mois du salaire de Romachkine, et une arme très insuffisante : deux coups seulement. Quant à la forme, encombrante ; on pourrait, pour la porter sous des vêtements de ville, en scier le canon et les deux tiers de la crosse. Romachkine, plein d’hésitation, soupesait en lui-même le pour et le contre. En s’endettant, en vendant tout ce qu’il avait de vendable, en volant même certaines choses au bureau, il n’arriverait pas à joindre les six cents… De sourdes détonations ébranlèrent doucement la muraille, firent tinter les vitres.
– Qu’est-ce que c’est ?
– C’est rien, mon ami, c’est la cathédrale du Saint-Sauveur que l’on dynamite.
Ils n’en reparlèrent plus.
– Non, vraiment, dit Romachkine avec chagrin, je ne peux pas, c’est trop cher – et puis…
Il s’était dit chasseur, membre de l’Association officielle des chasseurs, en possession d’un permis… Akhim changea de regard, Akhim changea de voix, alla prendre la théière sur la bouilloire chantante, versa le thé dans les verres, s’assit en face de Romachkine sur le tabouret bas, but avec bonheur le breuvage ambré ; sans doute se préparait-il à dire une chose très importante, peut-être son dernier prix, neuf cents ? Romachkine n’y arriverait pas davantage. C’était désolant. À la fin d’une pause, sa voix caressante se confondant avec une lointaine détonation, Akhim dit :
– Si c’est pour tuer quelqu’un, j’ai mieux…
– Mieux ? interrogea Romachkine, le souffle coupé.
Il y eut sur la table entre leurs verres, un revolver colt, à gueule et barillet noirs, arme interdite dont la présence seule était un crime – un beau colt net, appelant la main, stimulant la volonté.
– Quatre cents, mon ami.
– Trois cents, dit Romachkine, inconsciemment, déjà plein de la magie de l’arme.
– Trois cents, prenez-le, mon ami, dit Akhim, parce que mon cœur a confiance en vous.
Ce n’est qu’en sortant que Romachkine remarqua l’étrange abandon du lieu ; on n’y vivait pas, on y passait avant de disparaître, dans l’encombrement d’un quai de gare pendant une déroute d’armée. Akhim lui sourit avec douceur, sous la blancheur des bouleaux, Romachkine partit par les ruelles apaisantes. Il emportait le colt pesant sur sa poitrine, dans la poche intérieure du veston. De quel cambriolage, de quel meurtre de la steppe lointaine provenait cette arme ? Maintenant elle reposait sur le cœur d’un homme pur qui ne songeait qu’à la justice.
Il s’arrêta un moment à l’entrée d’un vaste chantier. Le paysage était vaste, teinté de bleu liquide par la lune ; on voyait miroiter quelque part, sous des échafaudages, dans une échancrure de démolitions, comme au travers des créneaux d’une forteresse en ruines, les eaux de la Moskova ; on voyait aussi se profiler au fond, à droite, les échafaudages d’un gratte-ciel en construction ; à gauche s’érigeait la cité fermée du Kremlin, avec la façade plate et lourde du Grand Palais, la haute tour du tsar Ivan, les tours pointues de l’enceinte, les bulbes étagés des cathédrales, sous les étoiles. Ici régnaient des projecteurs, des hommes couraient à travers une zone de lumière crue, un milicien refoulait quelques badauds. La masse blessée de la cathédrale du Saint-Sauveur tenait tout le premier plan, découronnée de l’énorme coupole dorée comme d’un ancien songe, tassée sur des commencements de ruines, fendue de haut en bas, sur trente mètres de hauteur, d’une lézarde noire, en zigzag, pareille à un éclair mort dans la maçonnerie. « Voilà, voilà », dit quelqu’un. Une voix de femme murmura : « Mon Dieu ! » Le tonnerre rampa sous terre, ébranla la terre, fit osciller fantastiquement tout le paysage, baigné de lune, fit scintiller l’angle visible du fleuve, frissonner les échines des gens. Des fumées s’enflèrent avec lenteur au-dessus du chantier, le tonnerre roula formidablement au ras du sol et s’évanouit dans un silence de fin du monde ; un profond soupir s’échappa de la masse de pierre bouleversée par l’explosion et elle commença de s’affaisser sur elle-même avec des brisements d’os, des craquements de charpentes, une morne apparence de souffrance. « Ça y est ! », criait un petit ingénieur nu-tête à des ouvriers couverts de poussière qui émergeaient comme lui des nuages. Romachkine pensa, l’ayant lu dans les articles, que la vie s’élève au travers des destructions, qu’il faut sans cesse détruire pour bâtir, tuer les vieilles pierres pour construire de nouveaux édifices mieux aérés, plus dignes de l’homme ; qu’à cet endroit s’élèverait un jour le plus beau palais des peuples de l’Union – où peut-être ne régnerait plus l’iniquité. Un peu de douleur inavouée se mêlait à ces grandes idées tandis qu’il reprenait sa marche vers l’arrêt du tramway A.
Il déposa le colt sur la table. L’arme aux tons noir-bleuté remplit la pièce de sa présence. Onze heures. Romachkine s’accouda sur elle, avant de se coucher, pensif. De l’autre côté de la cloison, Kostia bougea ; il lisait, levant parfois les yeux sur la miniature rayonnante. Ces deux hommes se sentaient proches. Kostia tambourina légèrement, du bout des doigts, sur la cloison, Romachkine répondit de même : Oui, venez. Devait-il cacher le colt avant que Kostia n’entrât ? L’hésitation de Romachkine ne dura qu’un centième de seconde. La première chose que vit Kostia en entrant, ce fut le bleu-noir magique de l’acier sur la nappe de papier blanc. Kostia prit le colt, le fit joyeusement sauter dans sa main ouverte.
– Magnifique !
Jamais encore il n’avait tenu une arme, il en éprouvait un bonheur enfantin. Il était assez grand, le front haut sous des mèches désordonnées, les prunelles d’une couleur marine.
– Comme vous le tenez bien ! admira Romachkine. Le colt, en effet, grandissait Kostia, lui donnant une allure fière de jeune guerrier.
– Je l’ai acheté, expliqua Romachkine, parce que j’aime les armes. J’ai chassé autrefois, mais un fusil de chasse c’est trop cher… Une Winchester à deux coups, douze cents, pensez-vous !
Kostia n’écoutait que distraitement cette explication embarrassée : que ce voisin timide possédât un revolver l’amusait et il ne le cachait point, tout le visage éclairé d’un rire léger…
– Vous ne vous en servirez sûrement jamais, Romachkine, dit-il.
Romachkine, prudent, répondit :
– Je ne sais pas… Je n’en ai pas besoin, naturellement. Pourquoi en aurais-je besoin ?… Personne ne me veut du mal… Mais c’est très beau, une arme. Ça fait penser…
– Aux assassins ?
– Non, aux justes.
Kostia se retint de pouffer. Dérisoire héros toi-même, pauvre type ! – Brave type, il est vrai. Le petit homme le considérait avec une sorte de gravité. Kostia craignit de le peiner en plaisantant. Ils bavardèrent quelques minutes comme à l’accoutumée.
– Avez-vous lu le fascicule 12 du Bagne ? demanda Romachkine avant qu’ils se séparassent.
– Non, c’est intéressant ?
– Intéressant, oui, il y a l’histoire de l’attentat contre l’amiral Doubassov en 1906…
Kostia emporta le fascicule 12.
Lui-même, Romachkine, ne voulut relire aucun récit de ces fastes révolutionnaires. Ces textes l’eussent découragé. Les attentats d’autrefois exigeaient une préparation minutieuse, des organisations disciplinées, de l’argent, des mois de travail, de surveillance, d’attente, plusieurs courages liés ; au surplus, ils échouaient souvent. S’il avait réellement pensé, son dessein lui eût apparu tout à fait chimérique. Mais il ne pensait pas ; la pensée se nouait, se dénouait en lui sans qu’il la gouvernât, proche de la rêverie. Et cela lui ayant suffi pour vivre, il ne savait pas que l’on pouvait penser mieux, plus fermement, plus clairement, mais que c’est un étrange travail que l’on accomplit presque malgré soi et qui ne mène souvent qu’à une joie amère au-delà de laquelle il n’y a rien. Chaque fois qu’il le put, le matin, à midi, le soir, Romachkine explora certains parages du centre de la ville, la place Staraia, vieille place, où s’élève le haut édifice en pierre de taille grise d’une sorte de banque : à l’entrée une plaque de verre noir à lettres d’or : Parti communiste (bolchevik) de l’U.R.S.S., Comité central. Silhouette d’un factionnaire dans le corridor. Ascenseurs. De l’autre côté de l’étroite place, la vieille muraille blanche, crénelée, de Kitai-Gorod, cité chinoise. Des autos arrivaient. Il y avait toujours quelqu’un qui fumait en musant au coin de la rue… Non, pas ici. Impossible ici. Romachkine n’eût pas su dire pourquoi. À cause de la blanche muraille crénelée, des sévères pierres grises, du vide ? Ses pas se perdirent sur un sol trop dur, Romachkine ne se sentait ni poids ni consistance. Aux abords du Kremlin, par contre, des souffles d’air, glissant sur les jardins, le portaient, créature insignifiante, sur le pavé de la place Rouge, tout à fait anonyme quand il s’arrêtait un court moment, avec des provinciaux, devant le mausolée de Lénine, plus chétif encore sous les bulbes tordus passés de couleur, de Saint-Vassili-le-Bienheureux. Il ne se trouva bien qu’ayant gravi les trois marches de pierre du lieu des supplices, qui est là depuis des siècles, entouré d’un petit balcon circulaire, en pierre. Combien d’hommes ont souffert ici ? De tous ces suppliciés, rien ne subsistait dans aucune âme de passant, sur la place, sauf en lui ; il se fût si simplement lui aussi, couché sur la roue pour qu’on lui brisât les membres – atroce douleur dont la seule pensée lui moirait la peau de frissons –, mais que faire d’autre quand on est là ? À partir de ce jour, il emporta le colt dans toutes ses sorties.
Romachkine aimait les jardins publics qui bordent l’enceinte extérieure du Kremlin, du côté de la ville. Il se plut à les parcourir presque chaque jour. L’événement l’atteignit là en pleine poitrine. Entre une heure un quart et deux heures moins dix, il se promenait dans ces jardins, en mangeant un sandwich, au lieu de bavarder avec ses collègues au réfectoire du Trust. L’allée centrale était de coutume à peu près déserte, les tramways, virant derrière la grille, agitaient leurs ferrailles et lâchaient leurs sonneries. Au tournant de l’allée, se dégageant des feuillages roux qui bordent la haute muraille du Kremlin, parut un militaire. Il venait d’un pas rapide à la rencontre de Romachkine. Deux civils le suivaient en fumant. Grand, presque maigre, la visière du képi baissée sur les yeux, l’uniforme sans insignes, le visage dur, la moustache forte, cet homme inconcevablement charnel surgissait des portraits publiés dans les journaux, étalés sur des façades de quatre étages, affichés dans les bureaux, imprimés chaque jour dans les cerveaux. Pas de doute : Lui. Sa démarche autoritaire, empreinte de raideur, la main droite dans la poche, l’autre balancée… Le chef, pour achever de se faire reconnaître, tira de sa poche une pipe courte qu’il prit entre les dents, sans s’arrêter. Il n’était plus qu’à une dizaine de mètres de Romachkine. La main de Romachkine alla précipitamment chercher dans la poche intérieure du veston la crosse du colt. Le chef, à ce moment, sortit, tout en marchant, sa blague à tabac ; à moins de deux mètres de Romachkine, il s’arrêta, le bravant ; ses yeux de chat lancèrent dans la direction de Romachkine un petit éclair cruel. Ses lèvres railleuses marmottèrent quelque chose comme : « Misérable, misérable Romachkine ! », avec un mépris anéantissant. Et il passa. Romachkine, dévasté, heurta de la pointe du pied un caillou, tituba, faillit tomber. Deux hommes, survenus il ne sut comment, le soutinrent :
– Vous vous sentez mal, citoyen ?
Ce devaient être les agents de l’escorte secrète.
– Fichez-moi la paix ! leur cria Romachkine, hors de lui – mais c’est à peine, en réalité, s’il proféra, dans un souffle désespéré, ces paroles ou d’autres. Les deux hommes, qui l’avaient pris aux coudes, le lâchèrent.
– Faut pas boire, imbécile, quand on sait pas boire ! bougonnait l’un.
– Espèce de végétarien !
Romachkine se laissa choir sur un banc, à côté d’un jeune couple. Une voix tonnante – la sienne – éclatait dans son crâne : « Je suis un lâche, un lâche, lâche, lâche… » Le couple, sans s’occuper de lui, continuait de se disputer.
– Si tu la revois encore, disait la jeune femme, je… (ses paroles se perdirent). J’en ai assez. Je souffre trop… je… (ce furent d’autres paroles perdues). Je t’en supplie…
Une fille anémique, grande fillette plutôt, blonde fade à visage criblé de petits boutons roses. Le gars répondait :
– Tu m’embêtes, Maria. Assez… tu m’embêtes – en regardant au loin.
Tout se passait en vertu d’une logique parfaite. Romachkine se leva d’une détente, regarda implacablement ce couple, bien en face et dit :
– Nous sommes tous des lâches, entendez-vous ?
C’était si évident que l’exaltation de son désespoir tomba et qu’il put s’en aller, marcher comme auparavant, arriver au bureau sans une minute de retard, reprendre ses barèmes, boire son verre de thé de quatre heures, répondre à des questions, finir sa journée, rentrer chez lui… Maintenant, que faire du colt ? Romachkine ne pouvait plus supporter, chez lui, la présence de cette arme inutile.
Elle était sur la table, l’acier bleu-noir étalant une froideur insultante, quand Kostia vint, qui parut lui sourire. Romachkine le vit très bien.
– Ça te plaît, Kostia ? lui demanda-t-il.
Autour d’eux le soir était pacifié. Kostia, l’arme dans la main et lui souriant tout à fait, redevint un jeune guerrier imberbe.
– Belle chose ! dit-il.
– Je n’en ai pas besoin, moi, dit Romackhine, déchiré par le regret. Tu peux la prendre.
– Mais ça vaut cher, objecta le jeune homme.
– Ça ne vaut rien pour moi. Tu sais bien que ça ne se vend pas. Prends-le, Kostia.
Romachkine craignit d’insister tant il en avait subitement le désir.
– Vraiment ? dit encore Kostia.
Et l’autre répondit :
– En vérité, prends-le.
Kostia emporta le colt, le posa sur sa table à lui, sous la miniature, sourit encore aux yeux fidèles de l’image, puis à l’arme si nette, mortellement nette et fière, et de joie fit quelques mouvements de gymnastique. Romachkine, envieux, l’entendit faire craquer ses articulations.
Presque tous les soirs, ils s’entretenaient quelques minutes avant de se coucher, l’un pesamment insidieux, reprenant sans cesse les mêmes idées, ainsi qu’une bête de labour suivant son sillon, puis recommençant d’en tracer un autre et recommençant encore, l’autre moqueur, entraîné malgré lui, bondissant parfois hors du cercle invisible tracé autour de lui, mais pour y retomber, sans le savoir.
– Qu’est-ce que tu crois, Romachkine, interrogea-t-il enfin, quel est le coupable ? le coupable de tout ?
– C’est évidemment le plus puissant. S’il y avait un Dieu, ce serait Dieu, fit doucement Romachkine. Ce serait bien commode, ajouta-t-il avec un petit rire oblique.
Kostia crut comprendre d’un seul coup trop de choses. La tête lui en tourna.
– Tu ne sais pas ce que tu dis, Romachkine, et c’est fort heureux pour toi. Bonsoir, vieux !
De neuf heures du matin à six heures de l’après-midi, Kostia travaillait dans le bureau d’un chantier du métropolitain. Le grincement balancé de l’excavatrice se communiquait aux planches de la baraque. Des camions emportaient la terre remontée des profondeurs du sous-sol. Les premières couches semblaient formées de débris humains, comme l’humus est formé de débris végétaux, elles sentaient le cadavre, la ville en décomposition, l’ordure longtemps fermentée tour à tour sous les neiges et sous l’asphalte chaud. Les moteurs des camions, nourris d’une essence invraisemblable, remplissaient le chantier de détonations saccadées, si violentes qu’elles couvraient les jurements des chauffeurs. Une palissade séparait mal le chantier n° 22 de la rue trépidante et klaxonnante, aux deux torrents emportés en sens contraire, tramways agitant leurs sonneries hystériques, voitures cellulaires toutes neuves, fiacres bringuebalants, fourmillement de piétons. La Baraque, dont un poêle tenait tout le milieu, comprenait le pointage, la comptabilité, le bureau des technichiens, la table du parti et des Jeunesses communistes, avec son fichier, le coin du secrétaire de la cellule syndicale, le bureau du chef de chantier, mais ce dernier n’était jamais là, car il courait Moscou à la recherche des matériaux tandis que les commissions de contrôle couraient après lui ; on pouvait donc occuper sa place. Le secrétaire du parti la prenait de droit : du matin au soir, il recevait les doléances des ouvriers et des ouvrières, couverts de boue, qui descendaient sous terre, remontaient de dessous terre, redescendaient, l’une n’ayant pas de lampe, l’autre plus de bottes ; le troisième pas de gants, le quatrième blessé, le cinquième congédié pour être venu ivre, en retard, furieux qu’on ne le laissât point partir, puisqu’il était congédié :
– J’veux qu’on respecte la loi, camarade part-org. – organisateur du parti –, j’suis venu en retard, j’étais saoul, j’ai fait du scandale, faut m’foutre à la porte, c’est l’décret !
Le part-org., cramoisi, éclatait :
– Nom de Dieu de Jean-foutre, tu t’intéresses au décret parce que tu veux foutre le camp, hein ? T’espères t’faire donner encore des vêtements de travail ailleurs ? S’pèce de…
– L’décret, c’est l’décret, camarade.
Kostia vérifiait le pointage des présents, descendait dans la galerie pour y porter des messages, aidait l’organisateur des Jeunes dans ses besognes variées d’éducation, de discipline, de surveillance secrète. Il arrêta au passage une petite courtaude énergique de dix-huit ans, brune aux petits yeux acides et les lèvres peintes :
– Alors, ta copine Maria, ça fait deux jours qu’elle manque ? Faut que je pose la question devant le bureau des Jeunes.
La courtaude s’arrêta net, remontant sa jupe d’un mouvement masculin. La lampe de mine pendait sur son tablier de cuir. Les cheveux cachés sous un épais serre-tête, elle paraissait casquée. Elle parla violemment, sans hâte, la voix basse :
– Ben, Maria, vous la verrez plus. L’est morte. S’est jetée hier dans la Moskova ; elle dort à la morgue, à c’t’heure. Tu peux aller la voir, si l’cœur t’en dit. Tu y es pour quelque chose, toi, et l’bureau aussi, j’ai pas peur de vous l’dire, moi.
Le tranchant de la pelle luisait méchamment sur son épaule. Elle s’enfonça dans la gueule de l’ascenseur. Kostia s’accrocha aux téléphones du rayon, de la milice, du secrétaire des Jeunesses (privé), de la secrétaire du journal ; à d’autres encore. De partout la nouvelle rebondissait vers lui, glaçante, devenue banalement irréparable. À la morgue, sur des tables de marbre, dans un lugubre froid gris, troué d’électricité, gisait un enfant sans nom, écrasé par un tram. Il dormait à la renverse, la peau d’une blancheur de cire, les deux mains ouvertes comme si elles venaient de lâcher des billes ; il y avait un vieil Asiatique en long pardessus, le nez crochu, les paupières bleues, la gorge coupée, noire (on lui avait grossièrement peint le visage pour le photographier). Cela faisait un mort grimé, verdissant, aux pommettes fardées. Il y avait Maria, sa blousette bleue à pois blancs, son cou mince affreusement bleui, son petit nez retroussé, ses boucles rousses collées au crâne, mais plus de regard du tout, plus d’yeux, plus que de lamentables plis de chair meurtrie, rentrée bizarrement dans les orbites. « Pourquoi as-tu fait ça, pauvre Maroussia ? », interrogea stupidement Kostia dont les mains désolées pétrissaient la casquette. Et voilà la mort, fin d’un univers. Une gosse rousse, pourtant, n’est pas l’univers ? Le fonctionnaire de la morgue, un Juif morose, en malpropre blouse blanche s’approcha :
– Vous la connaissez, citoyen ? Bon, alors, ne vous attardez pas, c’est inutile. Venez remplir le questionnaire.
Son bureau était chauffé, confortable, plein de papiers, Noyés. Accidentés de la rue. Crimes. Suicides. Cas douteux.
– Sous quelle rubrique inscrire la défunte, à votre avis, citoyen ?
Kostia haussa les épaules. Demanda avec haine :
– La rubrique des crimes collectifs, existe-t-elle ?
– Non, dit le Juif, mais je vous ferai observer que la défunte, qui a déjà été examinée par le médecin légiste, ne porte ni ecchymoses ni traces de strangulation.
– Suicide, jeta furieusement Kostia.
Il fonça dans la bruine de la rue, l’épaule droite en avant. S’il eût pu se battre avec quelqu’un, casser la gueule à quelqu’un, recevoir dans les gencives un direct bien appliqué – pour toi, pauvre Maroussia, petite copine de rien du tout –, ça lui eût fait du bien. Grande sotte, est-ce qu’on se laisse pousser à bout comme ça ? On sait bien que les hommes sont des salauds. La gazette murale, on s’en fout, je te dis ! On se torche avec. Ah, c’que t’as été bête, pauvre gosse, ah, nom de Dieu, ah malheur ! – Rien de plus simple que cette affaire. Le secrétaire des Jeunes, atterré, gardait dans son portefeuille cette brève déclaration gravement signée Marie (et le nom de famille) sur une page de cahier d’écolier :
« Prolétaire, je ne veux pas vivre avec ce sale déshonneur. N’accusez personne de ma mort. Adieu. »
Et voilà ! Sur instruction du Comité central des Jeunesses, les Comités de rayon faisaient campagne « pour la santé, contre la démoralisation ». Comment faire cette campagne ? Cinq jeunes gens formant le Bureau se l’étaient demandé jusqu’à ce que l’un dit : « Exclure les maladies vénériennes. » Cela parut lumineux. « Qui ? » Des cinq, deux devaient être malades eux-mêmes, assez habiles pour se faire soigner dans des dispensaires éloignés. « Il y a Maria, la rouquine. » – « Parbleu ! » Cette drôle de fille qui ne disait jamais rien aux réunions, proprette, qui repoussait les avances, timide, mais agressive quand on la pinçait, où est-ce qu’elle l’avait prise, sa maladie ? Pas dans l’organisation, c’était certain. Alors, chez des éléments petits-bourgeois démoralisés ? « Elle n’a pas l’instinct de classe, dit le secrétaire sévèrement. Je propose de publier l’exclusion dans la gazette murale du chantier. Faut un exemple. » La gazette murale, illustrée de caricatures à l’aquarelle, où l’on voyait une Maria reconnaissable seulement à son corsage des beaux jours et à ses cheveux roux, grotesque, affublée de boucles d’oreilles en faux diamants, tomber d’une porte tandis que derrière elle s’allongeait l’ombre d’un énorme balai, la gazette murale dactylographiée était encore affichée dans le vestibule de la baraque. Kostia la détacha posément du mur, la déchira en quatre, rangea les morceaux dans son tiroir parce qu’ils pourraient faire preuve devant un tribunal…
L’automne emporta dans ses pluies l’épisode insignifiant du suicide de Maria. Transmise pour instruction au Comité du rayon, l’affaire tomba sous les directives d’une campagne urgente, immédiate, contre l’opposition de droite, suivie d’exclusions incompréhensibles, puis d’une autre campagne, plus lente à se déclencher, mais pire en réalité, contre la corruption des fonctionnaires du parti et des Jeunesses. Cette bourrasque-là fit plonger le secrétaire des Jeunes du chantier dans un abîme d’opprobre : exclusion, dérision, gazette murale (le balais reparut, chassant le gars au poil hérissé dont la serviette à paperasses tombait sur le fumier), chômage final, pour s’être attribué lui-même deux mois de congé dans une maison de repos des jeunes travailleurs d’élite scintillante de blancheur sous les éboulements de roches et les explosions de fleurs d’Aloupka, Crimée.
Kostia, accusé « d’avoir démonstrativement déchiré un numéro de la gazette murale (indiscipline grave) et tenté d’exploiter à des fins d’intrigue, pour discréditer le bureau des Jeunes, le suicide d’une exclue » fut « sévèrement blâmé ». Que lui importait, au fond ? Il retrouvait tous les soirs, après le chantier, la ville, les colères rentrées, les chaussures sans semelles, les soupes aigres, la bise, il retrouvait le rassérénant regard de la miniature. Il frappait à la porte de Romachkine, qui avait beaucoup vieilli en peu de temps et lisait maintenant des livres singuliers de tendance religieuse. Kostia le mettait en garde :
– Méfiez-vous, Romachkine, vous allez choir dans la mystique…
– Ce n’est pas possible, répondait le petit homme ratatiné, je suis si profondément matérialiste que…
– Que…
– … Que rien. Je pense que c’est toujours la même inquiétude sous des formes contradictoires…
– Peut-être, dit Kostia, frappé par cette idée, peut-être les mystiques et les révolutionnaires sont-ils des frères… Mais il faut que les uns enterrent les autres…
– Oui, dit Romachkine.
Il ouvrit un livre : l’Esseulement de Wladimir Rozanov.
– Tenez, lisez. Quelle vérité !
D’un ongle jauni, il souligna ces lignes : « Le corbillard avance lentement, le trajet est long. – Eh bien, adieu, Vassili Vassilievitch, on est mal dans la terre, mon vieux, et tu as mal vécu ; si tu avais mieux vécu, il te serait plus facile de reposer sous terre. Tandis qu’avec l’iniquité… »
« Mon Dieu, mourir dans l’iniquité…
Or je suis dans l’iniquité. »
– Ce n’est pas mourir dans l’iniquité qu’il faut, répliqua Kostia, c’est vivre dans le combat…
Il fut surpris de l’avoir pensé si clairement. Romachkine l’observait avec une attention suraiguë. L’entretien bifurqua sur la distribution des passeports, le renforcement de la discipline du travail, les règles édictées par le chef – le chef lui-même.
– Onze heures, dit Kostia. Bonne nuit.
– Bonne nuit. Qu’as-tu fait du revolver ?
– Rien.
Vers dix heures, un soir de février, la neige cessa de tomber sur Moscou, un gel doux revêtit toutes choses de cristaux diamantés. Les branches mortes des arbres et des buissons, dans les jardins, en furent féeriquement recouvertes. Une floraison de cristaux recelant de secrètes lumières naquit sur les pierres, recouvrit les façades, habilla les monuments. On marchait sur une poudre d’étoiles, à travers une ville stellaire : des myriades de cristaux flottaient dans le halo des lanternes. Sur le tard, la nuit devint d’une pureté inouïe. La moindre lumière s’y prolongeait vers le ciel en épée. Ce fut une fête de gel. Le silence semblait scintiller. Kostia ne s’en aperçut qu’après avoir marché pendant quelques minutes dans cet enchantement au sortir d’une réunion des Jeunes consacrée une fois de plus au relâchement de la discipline du travail. Le mois finissait. Kostia jeûnait comme tant d’autres. En séance, il s’était tu, sachant sa formule inacceptable : « Pour plus de discipline, plus de nourriture. Soupe d’abord ! La bonne soupe chassera l’alcool ! » À quoi bon parler ? La féerie nocturne s’empara de lui, allégea sa démarche, nettoya son esprit, lui fit oublier la faim, lui fit oublier jusqu’aux six hommes fusillés la veille, ce qui l’avait étrangement impressionné. Des saboteurs du ravitaillement, disait le sobre communiqué officiel. Sans doute volaient-ils, comme tout le monde, mais pouvaient-ils ne point voler ? Le pourrais-je, moi ? – à la longue ? Les colonnes de lumière, au-dessus des lanternes, s’évasaient vers le haut, très haut dans la nuit remplie de minuscules cristaux de gel.
Kostia suivait une rue étroite, bordée d’un côté de petits hôtels du siècle passé, de l’autre d’immeubles à six étages. De loin en loin une discrète lumière transparaissait aux fenêtres. Chacun sa vie – que c’est singulier ! La neige faisait sous les pas du jeune marcheur un léger bruit de soie froissée. Une puissante auto noire, effleurant silencieusement la neige, s’arrêta à quelques pas devant lui. Un gros homme en pelisse courte et bonnet d’astrakan en descendit, serviette sous le bras. Kostia arrivant à sa hauteur, lui vit de fortes moustaches tombantes dans une face pleine au nez largement épaté. Cette tête, il crut la reconnaître lointainement. L’homme dit quelque chose au chauffeur qui répondit sur un ton déférent :
– Bien, camarade Toulaév.
Toulaév ? Du Comité central ? Celui des déportations en masse de la région de Vorogène ? Celui de l’épuration des universités ? Kostia se retourna, par curiosité, pour le mieux dévisager. L’auto disparaissait au fond de la rue. Toulaév, d’un pas leste et pesant, rejoignait Kostia, le dépassait, s’arrêtait, levait la tête sur une fenêtre éclairée. De fins cristaux de gel tombaient sur sa face levée, lui saupoudrant les sourcils et les moustaches. Kostia se trouva derrière lui, la main de Kostia se souvint toute seule du revolver colt, le fit surgir et…
La détonation fut assourdissante et sèche. Assourdissante dans l’âme de Kostia, comme le tonnerre subitement déchaîné au milieu du silence. Insolite dans cette nuit boréale. Son tonnerre intérieur, Kostia le vit éclater : ce fut un nuage qui s’enfla, devint une énorme fleur noire bordée de flammes, s’évanouit. Un strident coup de sifflet fouetta la nuit, tout près. Un autre lui répondit, un peu plus loin. La nuit s’emplit d’une panique invisible. Les sifflets s’y croisaient affolés, précipités, se cherchant, se bousculant, coupant les aériennes colonnes de lumière. Kostia courait sur la neige, par de petites rues tranquilles ; les coudes au corps, ainsi qu’au stade des Jeunesses. Un coin tourné, puis un autre, il se dit qu’il fallait maintenant marcher sans hâte. Son cœur battait très fort. « Qu’est-ce que j’ai fait ? Pourquoi ? C’est insensé… J’ai agi sans penser… Sans penser, comme un homme d’action… » Semblables à des rafales de neige, des lambeaux d’idées déchiquetées se bousculaient dans sa cervelle. « Toulaév méritait bien d’être fusillé… Était-ce à moi de le savoir ? En suis-je sûr ? Suis-je sûr de la justice ? Ne suis-je pas fou ? » Un traîneau apparut, tout à fait fantastique, et le cocher, au passage, inclina vers Kostia ses yeux de gros matou et sa barbe enneigée :
– Qu’est-ce qui se passe là-bas, jeune homme ?
– J’sais pas. Des soûlauds qui s’battent une fois de plus, j’pense. Le diable les emporte !
Le traîneau vira de bord lentement, au milieu de la ruelle pour s’éloigner des histoires. Cet échange de banales paroles avait dégrisé Kostia, rendu à une paix extraordinaire. Traversant une place bien éclairée, il passa près d’un milicien, à son poste de surveillance. N’avait-il pas rêvé ? Dans sa poche le canon colt gardait une bouleversante chaleur. Dans sa poitrine, la joie montait inexplicablement. Rien que la joie. Éblouissante, froide, inhumaine, comme un ciel d’hiver constellé.
Une lueur filtrait sous la porte de Romachkine. Kostia entra. Romachkine lisait dans son lit, à cause du froid. Des fougères grises couvraient les carreaux de la fenêtre.
– Que lisez-vous, Romachkine, par ce froid ?… Dehors il fait si beau, si vous saviez !
– J’ai voulu lire quelque chose sur le bonheur de vivre, dit Romachkine. Seulement, des livres là-dessus, il n’y en a pas. Pourquoi n’en écrit-on pas ? Est-ce que les écrivains n’en savent pas plus que moi sur ce sujet ? Est-ce qu’ils ne voudraient pas, comme moi, savoir ce que c’est ?
Il amusait Kostia. Quel phénomène !
– Voilà, je n’ai trouvé que ça, chez un bouquiniste, un très vieux livre, très beau… Paul et Virginie, ça se passe dans une île pleine d’oiseaux et de plantes heureuses ; ils sont jeunes, purs, ils s’aiment… C’est incroyable. (Il remarqua le retard exalté de Kostia.) Mais qu’est-ce qui vous arrive, Kostia ?
– Je suis amoureux, Romachkine, mon ami, c’est terrible.
2. LES GLAIVES SONT AVEUGLES
Les journaux annoncèrent sobrement « la mort prématurée du camarade Toulaév ». La première instruction secrète amena, dans les trois jours, soixante-sept arrestations. Les soupçons tombèrent d’abord sur la secrétaire de Toulaév, qui était aussi la maîtresse d’un étudiant sans parti. Les soupçons se concentrèrent ensuite sur le chauffeur qui avait accompagné Toulaév jusqu’à sa porte ; un homme de la Sûreté, bien noté, pas buveur, sans relations fâcheuses, ancien soldat des troupes spéciales, membre du bureau de la cellule du garage. Pourquoi n’avait-il pas attendu, pour démarrer, que Toulaév fût entré dans la maison ? Pourquoi Toulaév, au lieu d’entrer tout de suite, avait-il fait quelques pas sur le trottoir ? Pourquoi ? Tout le mystère du crime paraissait tenir dans ces inconnues. Nul ne savait que Toulaév espérait s’attarder un moment chez la femme d’un ami absent ; que l’attendaient là une bouteille de vodka et deux bras potelés, un corps laiteux, chaud sous le peignoir… La balle mortelle n’était pourtant pas sortie du pistolet du chauffeur ; l’arme meurtrière demeurait introuvable. Interrogé soixante heures de suite par des inquisiteurs eux-mêmes à bout de force, qui se relayaient toutes les quatre heures, le chauffeur descendit jusqu’au bord de la folie, en ne variant dans ses déclarations que parce qu’il finissait par perdre l’usage de la parole, de la raison, des muscles mêmes du visage que les nerfs doivent mouvoir pour la parole et l’expression. À partir de la trente-cinquième heure d’interrogatoire, ce ne fut plus un homme mais un mannequin de chair douloureuse et de vêtements informes. On le droguait avec du café très fort, du cognac, des cigarettes tant qu’il voulait. On lui fit une piqûre. Ses doigts lâchaient les cigarettes, ses lèvres oubliaient de boire quand on y collait un verre ; d’heure en heure deux hommes du détachement spécial le traînaient jusqu’au lavabo, lui inclinaient la tête sous le robinet, l’aspergeaient d’eau glacée. Il ne remuait guère entre leurs mains, pas même sous l’eau glacée, et ces hommes croyaient qu’il profitait de cet instant de répit pour dormir une minute entre leurs mains ; le maniement de la loque humaine les démoralisait en quelques heures ; il fallait les remplacer. On maintenait le chauffeur assis, pour qu’il ne tombât pas de sa chaise. Le juge d’instruction tonnait tout à coup, en frappant violemment de la crosse de son revolver le bord de la table :
– Ouvrez les yeux, accusé ! Je vous ai défendu de dormir ! Répondez ! Après avoir tiré, qu’avez-vous fait ?
À cette question répétée pour la trois centième fois, l’homme vidé de toute intelligence, de toute résistance, l’homme à bout de lui-même, les yeux injectés de sang, la face molle affreusement fripée, commença de répondre :
– Je…
puis il s’écroula sur la table en faisant « hrrr » comme s’il ronflait. Une bave mousseuse coula de sa bouche. On le redressa. On lui versa entre les dents une gorgée de cognac arménien.
– … j’ai… pas tiré…
– Gredin !
Le juge, exaspéré, le gifla à toute volée ; et ce magistrat eut le sentiment d’avoir frappé un mannequin oscillant. Lui-même avala d’une lampée un demi-verre de thé : mais ce thé, en réalité, était du cognac chaud. Et un saisissement le glaça. Des voix basses rampaient derrière lui. La cloison n’était qu’un rideau tendu sur une pièce obscure, d’où l’on voyait parfaitement tout ce qui se passait, à deux mètres seulement, dans la pièce claire. Là venaient d’entrer sans bruit plusieurs personnages, l’un suivant l’autre, respectueusement. Le chef, las de s’enquérir au téléphone : « Eh bien, ce complot ? » – pour s’entendre répondre par la voix défaite du haut-commissaire que « l’enquête progressait sans donner de résultats appréciables », formule idiote –, était venu. Botté, courte vareuse inélégante, nu-tête, front bas, face ramassée, moustache épaisse, il avait, du fond de l’invisible réduit, avidement planté ses yeux dans ceux du chauffeur, qui ne le voyaient pas, qui ne voyaient plus rien. Il avait écouté. Derrière lui, le haut-commissaire, surmené, droit comme un factionnaire ; derrière eux, plus près de la porte, dans l’obscurité complète, d’autres personnages galonnés, muets, pétrifiés. Le chef se retourna vers le haut-commissaire et très bas :
– Faites cesser tout de suite cette inutile torture. Vous voyez bien que cet homme ne sait rien.
Les uniformes s’écartèrent devant lui. Il se dirigea vers l’ascenseur, seul, les mâchoires soudées, le front plissé, suivi d’un homme d’escorte tout à fait sûr, qu’il affectionnait.
– Ne m’accompagnez pas, avait-il dit durement au haut-commissaire. Occupez-vous du complot.
La fièvre et l’effroi régnaient dans l’édifice, concentrés à cet étage autour des vingt tables où se poursuivaient sans relâche les interrogatoires. Le haut-commissaire ouvrit bêtement, dans le cabinet qu’il se réservait ici même – sur place – un dossier inepte, puis un autre plus inepte encore. Rien ! Il se sentit mal. Il eût vomi comme le chauffeur que l’on emportait enfin vers le sommeil, sur une civière, la bouche frangée d’écume. Le haut-commissaire erra un moment de bureau en bureau. Au 266, la femme du chauffeur, en pleurs, racontait qu’elle fréquentait des diseuses de bonne aventure, qu’elle avait assisté en secret à des offices religieux, qu’elle était jalouse, que… Au 268, le milicien de garde à l’endroit et à l’heure de l’attentat racontait une fois de plus qu’il était entré dans la cour pour se chauffer au brasero, car le camarade Toulaév n’arrivait jamais avant minuit ; que, précipitamment ressorti dans la rue en entendant la détonation, il n’y avait vu personne dans le premier instant, le camarade Toulaév étant tombé contre la muraille ; qu’il avait seulement remarqué avec saisissement la lumière extraordinaire…
Le haut-commissaire entra dans la pièce. Le milicien déposait debout, au port d’armes, calmement, la voix émue. Le haut-commissaire interrogea :
– De quelle lumière parlez-vous ?
– D’une lumière extraordinaire… surnaturelle… que je ne peux pas dire… Il y avait des colonnes de lumière jusqu’au ciel, scintillantes… éblouissantes…
– Vous êtes croyant ?
– Non, camarade chef, membre depuis quatre ans de la Société des Sans-Dieu, en règle de cotisations.
Le haut-commissaire vira sur ses talons, en haussant les épaules. Au 270, une voix de commère grasse débitait avec des soupirs et des « Jésus, mon Dieu » qu’au marché de Smolensk tout le monde le racontait, que le pauvre camarade Toulaév, bien-aimé du grand camarade chef, on l’avait trouvé la gorge coupée sur le seuil du Kremlin et il avait aussi le cœur transpercé d’un stylet à lame triangulaire comme autrefois le pauvre petit Tsarévitch Dimitri et les monstres lui avaient crevé les yeux, qu’elle en avait pleuré avec Marfa qui vend des graines, avec Frossia qui revend des cigarettes, avec Nioucha qui… Ce bavardage intarissable, un jeune officier à pince-nez, sanglé dans son uniforme – et sur le sein droit un insigne portant le profil du chef –, l’enregistrait patiemment d’une écriture rapide sur de grands feuillets. Si occupé qu’il ne leva pas la tête vers le haut-commissaire debout dans l’encadrement de la porte et qui se retira sans avoir remué les lèvres.
Sur son propre bureau, le haut-commissaire trouva un grand pli rouge du Comité central, secrétariat général, Urgent. Rigoureusement confidentiel… En trois lignes, l’ordre de « Suivre avec la plus grande attention l’affaire Titov et nous en faire personnellement rapport ». Très significatif, ça. Mauvais. Donc le nouveau haut-commissaire adjoint mouchardait sans même chercher à sauvegarder les apparences. Lui seul pouvait avoir informé, à l’insu de son supérieur, le Secrétariat général de cette affaire dont la seule évocation donnait envie de cracher avec mépris. – L’affaire Titov : Une dénonciation anonyme, en grosse écriture écolière, arrivée ce matin : « Matvei Titov a dit que c’est la Sûreté qui a fait tuer le camarade Toulaév parce qu’ils ont de sales comptes entre eux. Il a dit : je le pressens, moi, c’est le Guépéou, que je vous dis. Il a dit ça devant sa servante Sidorovna et le cocher Palkine et un marchand d’habits qui habite au coin de la ruelle du Chiffonnier et de la rue Saint-Glèbe, au fond de la cour, au premier, à droite. Matvei Titov est un ennemi du régime des Soviets et de notre bien-aimé camarade chef et un exploiteur du peuple qui fait coucher sa servante dans le corridor sans feu, qui a engrossé une pauvre fille de paysan collectivisé et refusé de lui payer la pension alimentaire de son enfant qui va venir au monde dans la douleur et la misère… » Et vingt lignes encore. Le haut-commissaire adjoint Gordéev faisait photographier et recopier ce document pour être transmis sur l’heure au Bureau politique !
Justement, Gordéev entrait : gros, blond, les cheveux pommadés, la face ronde, un tantinet de moustache duveteuse, de grosses lunettes en écaille, quelque chose de porcin en lui – avec une insolence servile d’animal domestique trop bien nourri.
– Je ne vous comprends pas, camarade Gordéev, dit le haut-commissaire négligemment. Vous avez communiqué cette chose ridicule au Bureau politique ? Pourquoi faire ?
Gordéev se récria, légèrement scandalisé :
– Mais Maxime Andréevitch, il y a une circulaire du C.C. qui prescrit de communiquer au B.P. toutes les plaintes, dénonciations, allusions même dont nous pouvons être l’objet. Circulaire du 16 mars… Et ce n’est pas tellement ridicule, cette affaire Titov, elle dénote, au sein des masses, un état d’esprit dont nous devons être informés… J’ai fait arrêter ce Titov ainsi que plusieurs personnes de son entourage…
– Peut-être même l’avez-vous déjà interrogé vous-même ?
L’intonation railleuse parut échapper à Gordéev qui trouvait commode de se donner l’air épais :
– Moi-même, non. Mon secrétaire a assisté à l’interrogatoire. Il est très intéressant de rechercher l’origine des légendes qui circulent sur notre compte, n’est-ce pas votre avis ?
– Et vous l’avez trouvée ?
– Pas encore.
Le seizième jour de l’instruction, le haut-commissaire Erchov, mandé sur l’heure par téléphone au secrétariat général, y attendit trente-cinq minutes dans une antichambre. Tout le personnel du secrétariat savait qu’il y comptait les minutes. Les hautes portes s’ouvrirent à la fin devant lui, il aperçut le chef à sa table de travail, devant ses téléphones, seul, grisonnant, la tête baissée, une tête lourde – et sombre, vue à contre-jour. La pièce était vaste, haute, confortable mais presque nue… Le chef ne leva pas la tête, ne tendit pas la main à Erchov, ne l’invita pas à s’asseoir. Par dignité, le haut-commissaire s’approcha jusqu’au bord de la table en ouvrant sa serviette.
– Alors, ce complot ? demanda le chef, et il avait son visage ramassé, tout en lignes soudées, de colère froide.
– Je penche plutôt à admettre que l’assassinat du camarade Toulaév fut l’acte d’un isolé…
– Très fort, votre isolé ! Supérieurement organisé !
Le sarcasme atteignit Erchov à la nuque, à l’endroit où frappent les balles des exécuteurs. Gordéev aurait-il poussé l’ignominie jusqu’à poursuivre en secret une enquête parallèle et en dissimuler les résultats ? Bien difficile, en réalité. Rien à répondre en tout cas. Le silence qui suivit incommoda le chef.
– Admettons provisoirement votre thèse de l’isolé. Par décision du Bureau politique, l’enquête ne sera pas close tant que les coupables n’auront pas été châtiés…
– C’est ce que j’allais vous proposer, dit le haut-commissaire, beau joueur.
– Proposez-vous des sanctions ?
– Voici.
Les sanctions remplissaient plusieurs feuilles dactylographiées. Vingt-cinq noms. Le chef y jeta un coup d’œil. Il dit avec emportement :
– Vous perdez la tête, Erchov. Je ne vous reconnais plus, vraiment. Dix ans pour le chauffeur ! Quand son devoir était de ne point quitter la personne à lui confiée avant de l’avoir déposée chez elle en sécurité ?
Sur les autres propositions, il ne dit rien, mais par contrecoup, cette observation fit aussi majorer par le haut-commissaire toutes les peines proposées. Le milicien qui, pendant l’attentat, se chauffait au brasero serait envoyé pour dix ans, et non huit, au camp de travail de la Petchora. La secrétaire-maîtresse de Toulaév et son amant, déportés, la jeune femme à Vologda, ce qui était clément, l’étudiant à Tourgai, dans le désert du Kazakstan, pour cinq ans l’un et l’autre (au lieu de trois). Le haut-commissaire prit plaisir à dire en remettant les feuilles ainsi annotées à Gordéev :
– Vos propositions ont été trouvées indulgentes, camarade Gordéev. Je les ai rectifiées.
– Je vous remercie, dit l’autre avec une aimable flexion de sa tête pommadée. De mon côté, je me suis permis de prendre une initiative que vous approuverez certainement. J’ai fait dresser une liste de toutes les personnes que leurs antécédents pourraient rendre suspectes de terrorisme. Nous avons trouvé jusqu’ici dix-sept cents noms de personnes jouissant encore de leur liberté.
– Ah, très intéressant…
(Il n’avait pas imaginé ça tout seul, ce gros mouchard au crâne huilé… Ça venait peut-être de haut, de loin, cette idée…)
– De ces dix-sept cents, douze cents appartiennent au parti ; une centaine remplissent encore des fonctions importantes ; plusieurs se sont trouvées à diverses reprises dans l’entourage immédiat du chef du parti ; trois appartiennent aux cadres mêmes de la Sûreté…
Chacune de ces petites phrases, débitées avec assurance sur un ton neutre, faisait coup. Qu’est-ce que tu fais, qui est-ce que tu vises, arriviste ? C’est le parti que tu vises à la tête. Le haut-commissaire se souvint d’avoir, en 1914, à Tachkent, pendant les bagarres, tiré sur la milice montée ; à la suite de quoi il avait fait dix-huit mois de forteresse… Moi aussi, je serais dès lors suspect ? Serais-je l’un des trois « ex-terroristes », « membres du parti » et collaborateurs de la Sûreté ?
– Avez-vous mis qui que ce soit au courant de vos recherches sur ce plan ?
– Non, cela va de soi, répondit suavement la tête pommadée, non, sauf le Secrétaire général par le truchement duquel j’ai obtenu communication de certains dossiers de la Commission centrale de Contrôle.
Cette fois, le haut-commissaire se sentit nettement pris dans le réseau d’un filet qui se resserrait sans raison. Demain ou la semaine prochaine on achèverait de lui retirer sous des prétextes variés ses derniers collaborateurs de confiance : Gordéev les remplacerait par des hommes à lui. Et puis… Ce même cabinet, un autre dont il connaissait bien la silhouette, la voix, les tics de langage, la façon de nouer les mains, d’élever le stylo au-dessus du papier à signer en le parcourant les sourcils froncés, ce même cabinet, un autre l’avait occupé des années durant, zélé, consciencieux, travaillant dix à douze heures par jour, habile, implacable, obéissant, dévoué comme un chien ; le filet tombé sur lui, il s’était débattu dans l’inextricable réseau, se refusant à comprendre, à admettre, se sentant de plus en plus vaincu, vieillissant à vue d’œil, se voûtant, prenant en quelques semaines l’allure d’un petit fonctionnaire brimé toute sa vie, laissant des subalternes commander à sa place, buvant la nuit avec une petite actrice de l’Opéra, pensant tous les jours à se brûler la cervelle, y pensant jusqu’à la nuit où l’on vint l’arrêter… Mais peut-être était-il coupable en réalité, tandis que moi…
Gordéev dit :
– J’ai fait faire une sélection dans la liste des dix-sept cents : une quarantaine de noms pour le moment. Plusieurs sont très importants. Voulez-vous l’étudier ?
– Faites-la-moi apporter tout de suite, répondit le haut-commissaire avec autorité, cependant qu’un froid désagréable se répandait dans ses membres.
Seul dans son vaste cabinet, en tête à tête avec les dossiers, le soupçon, la peur, la puissance, l’impuissance, le haut-commissaire ne fut plus que lui-même, Maxime Andréevitch Erchov, un homme d’une quarantaine d’années, vigoureux, prématurément ridé, aux paupières bouffies, à la bouche mince, au regard malade… Il succédait ici à Henri Grigoriévitch qui avait respiré pendant dix ans l’air de ces bureaux, fusillé après le procès des Vingt-et-un, puis à Piotr Edouardovitch, disparu, c’est-à-dire enfermé au deuxième étage de la prison souterraine, sous le contrôle spécial d’un fonctionnaire désigné par le Bureau politique. Que voulait-on en tirer ? Piotr Edouardovitch luttait depuis cinq mois – si c’était lutter, cette façon de blanchir à trente-cinq ans et de répéter « Non, non, non, non, c’est faux », sans autre espoir que de mourir en silence –, à moins que l’oubliette ne l’ait rendu assez fou pour espérer davantage. Erchov, rappelé d’Extrême-Orient où il se croyait, heureusement, perdu de vue par le Service des Cadres, s’était vu offrir cet avancement inouï, le haut-commissariat de la Sûreté joint au commissariat du Peuple à l’Intérieur, donnant presque rang de maréchal, le sixième maréchal – ou le troisième ? trois des cinq ayant disparu. « Camarade Erchov, le parti a placé sa confiance en vous ! Je vous en félicite ! » On lui disait cela, on lui serrait la main, des sourires autour de lui remplissaient un bureau du Comité central à l’étage même du secrétariat général ; le chef entrait à l’improviste, d’un pas rapide, le considérait un centième de seconde, de haut en bas – de haut en bas –, si simple, si cordial, avec un bon sourire, lui aussi, tout détendu ; le chef serrait la main à Maxime Andréevitch Erchov en le regardant amicalement dans les yeux. « Une lourde charge, camarade Erchov, portez-la bien ! » Le photographe des grands journaux projetait sur tous ces sourires l’éclair du magnésium… Erchov atteignait le sommet de sa vie et il avait peur. Trois mille dossiers d’une importance capitale parce qu’ils appelaient la peine capitale, trois mille nids de vipères sifflantes débordèrent en avalanche sur sa vie de toutes les minutes. La grandeur du chef le rasséréna un moment. Le chef, l’appelant d’un ton cordial « Maxime Andréevitch », lui recommandait paternellement de « ménager les cadres, tenir compte du passé, avec vigilance toutefois, faire cesser les abus ». – « On a fusillé des hommes que j’aimais, en qui j’avais confiance, des hommes précieux pour le parti, pour l’État ! s’exclamait-il amèrement. Le Bureau politique ne peut tout de même pas revoir toutes les sentences ! » Il concluait : « C’est votre affaire. Vous avez toute ma confiance. » Une puissance spontanée, parfaitement simple, humaine, attestée par le bon rire des yeux roux et des grosses moustaches émanait de lui, le faisait aimer, faisait croire en lui, donnait envie de le louer, comme dans les gazettes et les discours officiels, mais sincèrement, avec effusion. Quand le secrétaire général bourrait sa pipe, Maxime Andréevitch Erchov, haut-commissaire à la Défense intérieure, « glaive de la dictature », « œil sagace et toujours éveillé du parti », « le plus implacable et le plus humain des plus fidèles collaborateurs du chef le plus grand de tous les temps » (ainsi s’exprimait ce matin même la Gazette des Écoles des services politiques) – Erchov sentait qu’il aimait cet homme et qu’il en avait peur comme on a peur du mystère. « Pas de lenteurs bureaucratiques, hein ! dit encore le chef. Pas de paperasserie excessive ! Des dossiers clairs, à jour, débarrassés du fatras, mais où rien ne s’égare – et des actes ! Ou vous vous noierez dans le travail… » – « Directive géniale ! » commenta sobrement un des membres de la commission spéciale – formée de chefs de service – quand Erchov la leur apporta mot à mot.
Seulement, les dossiers pullulants, proliférants, débordants, envahissants, refusaient de lâcher la moindre note, mais continuaient au contraire à s’enfler. Des milliers d’affaires s’étaient ouvertes pendant le premier grand procès des traîtres, procès « d’une importance mondiale » ; des milliers d’autres affaires s’étaient ouvertes avant que les premières fussent réglées, pendant le deuxième procès, des milliers pendant le troisième procès, des milliers pendant l’instruction des quatrième, cinquième et sixième procès qui n’eurent pas lieu parce qu’on les étouffa dans les ténèbres ; il arrivait des dossiers de l’Oussouri (agents japonais), de Yakoutie (sabotage, trahison, espionnage dans les placers d’or), de Bouriat-Mongolie (affaire des monastères bouddhiques), de Vladivostok (affaire du commandement de la flotte sous-marine), des chantiers de Komsomolsk – cité des jeunes-communistes – (propagande terroriste, démoralisation, abus de pouvoir, trotskysme-boukharinisme), du Sinkiang (contrebande, intelligence avec les agents japonais et britanniques, intrigues musulmanes), de toutes les républiques du Turkestan (affaires de séparatisme, de panturquisme, de banditisme, d’Intelligence Service, de mahmoudisme – mais qui était ce Mahmoud ? – en Ouzbekistan, Turkménistan, Tadjikistan, Kazakstan, vieille Boukharie, Sir-Daria) ; l’assassinat de Samarkand se rattachait au scandale d’Alma Ata et ce scandale à l’affaire d’espionnage (aggravée par le rapt d’un sujet iranien) du consulat d’Ispahan ; des affaires éteintes se rallumaient dans les camps de concentration de l’Arctique, des affaires nouvelles éclataient dans les prisons, des notes chiffrées datées de Paris, Oslo, Washington, Panama, Hankéou, Canton en flammes, Guernica en ruines, Barcelone bombardée, Madrid acharnée à vivre sous plusieurs terreurs – et cætera, consultez la carte des deux hémisphères – exigeaient des enquêtes ; Kalouga annonçait des épizooties suspectes, Tambov des troubles agraires, Léningrad offrait vingt dossiers d’un seul coup, l’affaire du club des marins, celle de l’usine du Triangle rouge, celle de l’Académie des sciences, celle des Anciens Forçats révolutionnaires, celle des Jeunesses léninistes, celle du comité de Géologie, celle des Francs-Maçons, celle des homosexuels de la flotte… Des coups de feu traversaient de part en part, sans cesse, cet amoncellement de noms, de papiers, de chiffres, de vies énigmatiques, jamais complètement déchiffrées, de suppléments d’enquête, de dénonciations, de rapports, d’idées folles. Plusieurs centaines d’hommes en uniforme, rigoureusement hiérarchisés, brassaient nuit et jour ces matériaux, étaient brassés par eux, y disparaissaient soudainement, passant la besogne perpétuelle à d’autres… À la pointe du sommet de cette pyramide, Maxime Andréevitch Erchov. Que pouvait-il ?
De la séance du B.P. à laquelle il assista, il rapporta cette directive orale, répétée plusieurs fois par le chef : « Vous avez à réparer les erreurs de votre prédécesseur ! » Les précédesseurs, on ne les nommait jamais ; Erchov sut gré – mais pourquoi, en vérité ? – au chef de ne pas avoir dit « du traître ». De tous les secteurs du Comité central des plaintes arrivaient, concernant la désorganisation des cadres, atteints par tant d’épuration et de répression en deux ans, qu’à force de les rajeunir on les voyait fondre ; il en résultait de nouvelles affaires de sabotage, visiblement nées, celles-là, du gâchis, de l’incompétence, de l’insécurité, de la pusillanimité du personnel de l’industrie. Un membre du bureau d’Organisation avait souligné, sans que le chef le désapprouvât, la nécessité urgente de rendre à la production les condamnés par abus, sur dénonciations calomnieuses, à la suite de campagnes de masse, et même les coupables envers lesquels l’indulgence paraîtrait possible. « Ne sommes-nous pas, s’était-il écrié, le pays de la refonte des hommes ? Nous transformons jusqu’à nos pires ennemis… » Cette phrase de meeting tomba dans une sorte de vide. Une irritante plaisanterie contre-révolutionnaire hanta quelques secondes l’esprit du haut-commissaire précisément à l’instant où le regard bienveillant, mais singulièrement appuyé, du chef s’arrêtait sur lui : « La refonte des hommes consiste à les réduire, par la persuasion, à l’état cadavérique… » Erchov mit tout son personnel sur les dents : en dix jours, dix mille dossiers, sélectionnés de préférence parmi ceux des administrateurs d’industrie (communistes), des techniciens (sans parti) et des officiers (communistes et sans parti), attentivement revus, permirent 6 727 libérations dont 47,5 % de réhabilitations. Pour mieux accabler le prédécesseur, dont on achevait de fusiller les chefs de service, les journaux publièrent que le pourcentage des condamnations infligées à des innocents s’était élevé pendant les récentes épurations à plus de 50 % ; cela fit bon effet, paraît-il, mais les statisticiens du C.C. qui avaient trouvé ces chiffres et le sous-directeur à la presse qui en avait autorisé la publication furent révoqués sur l’heure, un journal d’émigrés, publié à Paris, ayant perfidement commenté ces données. Erchov et son personnel s’attaquèrent à d’autres montagnes de dossiers ; ils n’en dormaient point. Deux nouvelles les bouleversèrent sur ces entrefaites. Un ex-communiste exclu du parti sur dénonciation indéniablement calomnieuse, comme trotskyste et fils de prêtre (les pièces établissaient qu’il s’était fait remarquer dans les campagnes contre le trotskysme, de 1925 à 1937 ; fils, au surplus, d’un mécanicien de l’usine de Briansk), sorti du camp de concentration à destination spéciale de Kem, mer Blanche, et rentré à Smolensk, y tuait un membre du Comité du parti. Une doctoresse, libérée d’un camp de travail de l’Oural, était arrêtée en tentant de franchir la frontière esthonienne. On recensait 750 dénonciations nouvelles contre les libérés ; dans une trentaine de cas, les prétendus innocents se révélaient des coupables certains, du moins divers comités l’affirmaient. Selon la rumeur : « Erchov ne s’en tirait pas. Trop libéral, imprudent, pas assez initié à la technique de la répression. »
Survint l’affaire Toulaév. Gordéev, qui continuait à la suivre en vertu d’instructions spéciales du Bureau politique, questionné par Erchov sur l’exécution du chauffeur, répondit avec un détachement déplaisant :
– … dans la nuit d’avant-hier, avec les quatre saboteurs du trust des Pelleteries et la petite actrice de music-hall condamnée pour espionnage…
Erchov tiqua imperceptiblement, car il s’évertuait à ne rien laisser paraître de ses sentiments. Était-ce hasard, coïncidence ou pointe ? La petite actrice, il l’avait assez admirée sur la scène – son petit corps élancé, bondissant en flèche, plus attirant que nu dans un maillot noir et jaune – pour lui envoyer des fleurs. Gordéev lança – peut-être ? – une deuxième pointe :
– Le rapport vous a été soumis…
(Il ne parcourait donc pas tous les rapports déposés sur sa table ?…)
– C’est regrettable, continuait banalement Gordéev, parce qu’hier précisément la personnalité du chauffeur nous est apparue sous un jour nouveau…
Erchov leva la tête, ouvertement intéressé.
– Oui. Figurez-vous qu’il avait été en 1924-1925 pendant sept mois, le chauffeur de Boukharine : on a trouvé quatre notes de recommandation de Boukharine dans son dossier au Comité de Moscou. La dernière en date est de l’année passée ! Ce n’est pas tout : en 1921, au front de Volhynie, inculpé d’insubordination, en qualité de commissaire d’un bataillon, il avait été tiré d’affaire par Kiril Roublev.
Coup droit, cette fois encore. Par quelle inconcevable négligence de tels faits avaient-il pu échapper aux commissions chargées d’étudier le curriculum vitæ des agents attachés à la personne des membres du C.C. ? La responsabilité des services retombait sur le haut-commissaire. Que faisaient les commissions placées sous ses ordres ? Quelle en était la composition ? Boukharine, l’ancien idéologue du parti, le « disciple préféré de Lénine » qui l’appelait « mon petit », incarnait maintenant la trahison, l’espionnage, le terrorisme, le démembrement de l’Union. Kiril Kirillovitch Roublev, son ami de toujours, existait-il encore après tant de proscriptions ?
– Mais oui, certifia Gordéev, il existe, à l’Académie des sciences, terré sous des tonnes d’archives du XVIe siècle… Je le fais surveiller…
À peu de jours de là, le premier juge d’instruction du 41e Bureau, un militaire consciencieux, d’apparence taciturne, au grand front creusé de rides, dont Erchov venait d’approuver l’avancement, malgré l’hostilité prudente du secrétaire de la cellule du parti, devint subitement fou. Il chassa violemment de son cabinet un haut fonctionnaire du parti. On l’entendit crier :
– Allez-vous-en, mouchard ! Délateur ! Je vous ordonne de vous taire ! Il s’enferma dans son cabinet où éclatèrent bientôt des coups de revolver ; il apparut sur le seuil, haussé sur la pointe des pieds, les cheveux dépeignés, le revolver fumant à la main. Il criait : « Je suis un traître ! J’ai tout trahi ! Tas de brutes ! » et l’on vit avec saisissement qu’il avait criblé de balles le portrait du chef, trouant les deux yeux, trouant le front en étoile…
– Châtiez-moi ! criait-il encore. Castrats !
Péniblement maîtrisé par six hommes qui le lièrent avec leurs ceintures, il ruissela de rires, de rires inextinguibles, grinçants, saccadés, convulsifs.
– Castrats ! Castrats !
Erchov, pris d’une sourde angoisse, l’alla voir ficelé sur une chaise et la chaise renversée sur le plancher, de sorte que le furieux avait les bottes en l’air et la tête sur le tapis. À la vue du haut-commissaire, il écuma :
– Traître, traître, traître, traître, traître ! Je vois le fond de ton âme, hypocrite ! Châtré, toi aussi, hein ?
– Faut-il le bâillonner, camarade chef ? demanda respectueusement un officier.
– Non. Pourquoi l’ambulance n’est-elle pas encore venue ? Avez-vous prévenu la clinique ? À quoi pensez-vous ? Si la voiture n’est pas là dans quinze minutes, vous prendrez les arrêts !
Une petite secrétaire très blonde, qui portait des boucles d’oreilles irritantes, entrée par curiosité, des papiers à la main, les regardait tous les deux, Erchov et le fou, avec la même épouvante, sans reconnaître le haut-commissaire. Erchov se raidit, l’échine droite, un léger vertige nauséeux dans la poitrine, comme autrefois, quand il lui fallait assister aux exécutions, sortit sans mot dire, prit l’ascenseur… Les chefs de service l’évitaient visiblement. Un seul vint au-devant de lui, un vieil ami, attaché à sa brusque fortune, qui dirigeait le Bureau de l’étranger :
– Eh bien, Ricciotti, qu’est-ce qu’il y a ?
Ricciotti portait ce nom italien parce que lui restaient d’une enfance passée au bord d’un golfe de carte postale une beauté inutile de pêcheur napolitain, une touche d’or dans les yeux, une voix chaude de guitariste, une fantaisie et une loyauté tellement inaccoutumées qu’elles paraissaient – à la réflexion – plutôt feintes. On disait de lui qu’il « se faisait un type original ».
– La ration quotidienne d’emmerdements, mon cher Maximka.
Ricciotti prit familièrement Erchov par le bras, l’accompagna jusqu’à son cabinet, parla d’abondance : du service secret à Nankin où l’on s’était fait salement rouler par les Japonais ; du travail des trotskystes à l’armée de Mao-Tse-Dzioun, dans le Tchounan-Bian ; d’une intrigue au sein de l’organisation militaire blanche à Paris, « dont nous tenons maintenant tous les fils » ; des affaires de Barcelone qui viraient au noir épais : trotskystes, anarchistes, socialistes, catholiques, Catalans, Basques, tous des ingouvernables ; la défaite militaire imminente, faut pas se faire d’illusions ; les complications créées autour de la réserve d’or, et cinq ou six espionnages agissant partout à la fois… – Une conversation de dix minutes avec lui en arpentant le cabinet, valait de longs rapports. Erchov admirait en l’enviant un peu cet esprit souple qui embrassait tout à la fois avec une légèreté singulière. Ricciotti baissa la voix en l’attirant près de la fenêtre où parut Moscou : vaste place blanche, traversée en tous sens par des fourmis humaines suivant des pistes sales sur la neige, entassement d’immeubles, et surmontant encore le tout, les vieux bulbes d’une église, d’un bleu intense, semés de grosses étoiles d’or. Erchov eût pensé que c’était tout de même beau, ça – s’il avait pu y penser.
– Écoute, Maximka, méfie-toi…
– De quoi ?
– J’ai entendu dire que le choix des agents envoyés en Espagne a été malheureux… Tu comprends, c’est moi que ça vise en apparence. En réalité c’est toi.
– Bien, Sacha. Ne t’inquiète pas, j’ai sa confiance, tu comprends.
Les aiguilles de l’horloge tournaient inexorablement. Ils se séparèrent. Quatre minutes pour parcourir la Pravda… Tiens ? La photo de première page : Erchov devait y figurer, deuxième personnage à la gauche du chef, parmi les membres du gouvernement, cliché pris l’avant-veille au Kremlin à la réception des ouvrières d’élite du textile… Il déplia la feuille : elle contenait deux clichés au lieu d’un – coupés de telle façon que le haut-commissaire à la Sûreté ne figurait ni sur l’un ni sur l’autre. Choc. Téléphone. La rédaction ? Ici, cabinet du haut-commissaire… Qui a fait la mise en pages des photos ? Qui ? Pourquoi ? Vous dites que les photos ont été fournies par le Secrétariat général au tout dernier moment ? Bien, bien, très bien, c’est ce que je voulais savoir… En réalité, il en apprenait trop.
Gordéev vint l’avertir aimablement que deux des trois hommes de son escorte personnelle avaient dû être remplacés, l’un étant malade et l’autre envoyé en Russie blanche pour y remettre un drapeau aux travailleurs d’un groupe militaire agricole de la frontière. Erchov se retint d’observer que l’on aurait bien pu le consulter. Dans la cour, trois hommes au port d’armes l’accueillirent devant l’auto d’un seul « Salut, camarade haut-commissaire ! » irréprochablement déclenché dans leurs poitrines bombées. Erchov leur répondit doucement, et, de la main, indiqua le volant au seul des trois qu’il connût – à celui que l’on relèverait sans doute de ce poste un jour prochain pour que le haut-commissaire voyageât désormais entouré de visages inconnus, peut-être chargés de consignes secrètes, obéissant à une autre volonté que la sienne.
L’auto surgit de dessous une voûte basse où s’ouvrirent des portes de fer gardées par des factionnaires casqués, qui présentaient les armes, l’auto bondit sur une place à l’heure grise du crépuscule. Prise une seconde entre un autobus et le flot des passants, elle ralentit. Erchov vit des visages inconnus de gens sans importance : employés, techniciens portant encore le képi des écoles, un vieux Juif triste, des femmes sans grâce, des ouvriers aux faces dures. Ces gens le voyaient sans penser à le reconnaître, fermés, muets, inconsistants sur la neige. Comment vivent-ils, de quoi vivent-ils ? Pas un, même de ceux qui lisent mon nom dans les journaux, ne devine, ne peut deviner ce que je suis en réalité. Et moi, que sais-je d’eux, sinon qu’ils sont des millions d’inconnus, classables par catégories dans les fichiers, dans les dossiers, tous différemment inconnus pourtant et tous indéchiffrables de quelque manière… La place du Grand Théâtre s’allumait, la rue Tverskaya charriait en hauteur, sur ses pentes raides, la foule dense du soir. Ville étouffante, grouillante, aux éclairages crus déchiquetant des pans de neige, des fragments de multitudes, des coulées d’asphalte et de boue. Les quatre hommes en uniforme, dans la puissante voiture gouvernementale, se taisaient. Quand enfin la voiture s’élança, après avoir contourné un arc de triomphe massif, pareil à la porte d’une immense prison, vers les larges perspectives de la chaussée de Léningrad, Erchov se souvint amèrement qu’il aimait l’auto, la route, la vitesse, le maniement de la vitesse et du moteur sous son regard précis. On s’opposait maintenant à ce qu’il conduisît lui-même. La tension nerveuse, l’obsession des affaires l’en eussent aussi empêché. Belle chaussée, nous savons construire. Une route comme celle-ci doublant le transsibérien, voilà ce qu’il nous faut pour la sécurité de l’Extrême-Orient : ce pourrait être fait en quelques années en y mettant cinq cent mille hommes de main-d’œuvre dont quatre cent mille seraient avantageusement pris dans les pénitenciers. Rien d’utopique là-dedans, j’y repenserai. L’image du fou, lié sur la chaise renversée dans un cabinet saccagé, flotta tout à coup sur la belle route noire bordée de blanc pur. « Évident qu’il y a de quoi devenir fou… » Le fou ricanait, le fou se mettait à dire que le fou c’est toi, c’est toi, c’est pas moi, tu le verras, c’est toi. Erchov alluma une cigarette pour voir danser entre ses mains gantées de cuir la flamme du briquet. Ainsi se dissipa ce commencement de cauchemar. Les nerfs à bout. Prendre un grand jour de repos, de l’air… L’éclairage de la route s’espaçait, une nuit scintillante se déversait en lointains flots pâles sur les bois. Erchov la contempla avec une humble joie au fond de lui, mais sans en prendre conscience, ruminant des indices, des intrigues, des projets, des détails d’affaires. L’auto pénétra dans les ténèbres sous de hauts sapins couverts d’une neige pareille à la fourrure arrondie des bêtes. Le froid devenait vif. L’auto vira sur une neige mate. Les toits anguleux d’une grande maison norvégienne se découpèrent en noir opaque sur le ciel : la villa n° 1 du Commissariat du peuple à l’Intérieur.
Dans cet intérieur régnait sur des choses choisies, blanches et de couleurs flamboyantes, un calme ouaté. Pas de téléphone apparent, pas de journaux, pas de messages, pas de portraits officiels (les bannir était une audace), pas une arme, pas un bloc-notes à en-tête administratif. Erchov entendait que rien ne lui rappelât le travail. L’animal humain, quand il fournit le maximum d’effort, a besoin d’un repos complet. Le fonctionnaire hautement responsable y a droit entre tous. Ici, rien que la vie privée, l’intimité, toi et moi, Valia. Un portrait de Valia, Valentina, en écolière sage, dans un cadre ovale, blanc crème, surmonté d’un nœud de rubans sculptés. Le grand miroir reflétait de chaudes couleurs d’Asie centrale. Rien ne décelait l’hiver : pas même les féeriques branchages enneigés que l’on apercevait dans les fenêtres. Ce n’était plus qu’un magnifique décor de magie blanche. – Erchov s’approcha du gramophone. Le disque était de blues hawaïens. Ah non ! Pas aujourd’hui ! Ce fou lamentable criait : « Traîtres, nous sommes tous des traîtres ! » Mais a-t-il bien crié « nous le sommes tous », ou est-ce moi qui l’ajoute ? Pourquoi l’ajouterais-je ? L’esprit de l’investigateur professionnel buta sur un obstacle singulier. Ne devrait-on pas, par humanité, supprimer les fous ?
Valentina sortit de la salle de bains, en peignoir. « Bonjour, chéri. » Depuis que les soins du corps et le grand bien-être avaient transformé cette petite provinciale de l’Iénisséi, tout son être exprimait avec une rayonnante souplesse le contentement de vivre. Quand la société communiste sera bâtie, bien après les périodes de transition, dures mais enrichissantes, toutes les femmes atteindront à cette plénitude… « Tu es une anticipation vivante, Valia… » – « Grâce à toi, Maxime, qui travailles et qui luttes, grâce aux hommes comme toi… » Ils se disaient quelquefois de ces choses, sans doute pour justifier devant eux-mêmes leur condition privilégiée. Dès lors le privilège conférait une mission. Leur union était nette, dépourvue de complications, pareille à celle de deux corps sains qui se plaisent. Huit ans auparavant, voyageant en tournée d’inspection dans la région de Krassnoyarsk, où il commandait une division de troupes spéciales de la Sûreté, Erchov s’arrêta dans une cité militaire perdue au cœur des forêts, chez un chef de bataillon. La jeune femme de ce subordonné, quand elle entra dans la salle à manger, l’éblouit pour la première fois de sa vie par une animalité innocente et sûre d’elle-même. On se rappelait en sa présence la forêt, l’eau froide des petites rivières sauvages, le pelage des bêtes ombrageuses, le goût du lait frais. Elle avait des narines renflées qui paraissaient flairer sans cesse et de larges yeux de chatte. Il la désira tout de suite, pas pour une rencontre, pas pour une nuit, pour la posséder entièrement, à jamais, avec fierté. « Pourquoi serait-elle à un autre puisque je la veux ? » Cet autre, petit officier sans avenir, ridiculement déférent devant le chef, avait une risible façon de parler comme les boutiquiers. Erchov le détesta. Erchov, pour demeurer seul avec la femme convoitée, envoya l’autre inspecter des postes dans les bois. À l’heure du tête-à-tête avec cette femme, il fuma d’abord une cigarette en silence, s’étant donné ce délai pour oser. Puis : « Valentina Anissimovna, écoutez bien ce que je vais vous dire. Je ne reviens jamais sur ma parole. Je suis net et sûr comme un bon sabre de cavalerie. Je veux que vous soyez ma femme… » Les jambes croisées, bien assis à trois mètres d’elle, il regardait la jeune femme comme s’il eût commandé, comme si elle dût nécessairement lui obéir – et cela plut. « Mais je ne vous connais pas », dit-elle, désespérément effarouchée, comme elle fût tombée dans ses bras. « Sans importance. Je vous ai connue tout entière dès le premier regard. Je suis sûr et net, je vous donne ma parole que… » – « Je n’en doute pas, murmurait Valentina, sans savoir que c’était déjà un acquiescement. Mais… » – « Il n’y a pas de mais, la femme est libre de son choix… » Il se retint d’ajouter : Je suis le chef de la division, votre mari n’arrivera jamais à rien. Elle dut penser la même chose, car ils se regardèrent, confus, avec un tel sentiment de complicité que la honte les fit rougir tous les deux. Erchov retourna contre le mur le portrait du mari, étreignit la jeune femme, l’embrassa sur les yeux avec une bizarre tendresse. « Tes yeux, tes yeux, mon ensoleillée ! » Elle ne résistait pas, se demandant sottement si ce chef important – et bel homme – allait la prendre tout de suite sur le petit divan incommode – heureusement, qu’elle n’avait pas de sous-vêtements, heureusement… Il n’en fit rien, il se contenta de conclure d’un ton précis de rapporteur : « Vous partirez avec moi dans deux jours. Dès son retour je m’expliquerai d’homme à homme avec le chef de bataillon Nikoudychine. Vous divorcez aujourd’hui même, ayez la pièce pour cinq heures. » Que pouvait objecter le chef de bataillon au chef de division ? La femme est libre, l’éthique du parti prescrit de respecter la liberté ! Le chef de bataillon Nikoudychine, dont le nom signifiait à peu près Bon-à-Rien, ne dessoûla pas d’une semaine, avant d’aller demander un autre oubli aux prostituées chinoises de la ville. Erchov, informé de son inconduite, se montra indulgent car il comprenait le chagrin de ce subordonné. Il le fit cependant sermonner par le secrétaire du parti… Le communiste ne doit pas, pour une femme qui s’en va, perdre son équilibre moral, n’est-il pas vrai ?
Dans ces chambres-ci, Valentina se plaisait à vivre presque nue, sous de légers tissus flottants. La présence de son corps était toujours aussi complète que celle de ses yeux, de sa voix. Ses larges yeux paraissaient dorés comme les boucles qui lui retombaient sur le front. Elle avait les lèvres charnues, les pommettes accentuées, la carnation claire, des formes souples et fraiches de forte nageuse… « On dirait toujours que tu viens de sortir, toute joyeuse, d’une eau froide, au soleil… », lui dit un jour son mari. Elle répondit avec un petit rire fier, en se mirant dans la glace : « Je suis telle. Froide et ensoleillée. Ton petit poisson en or. » Ce soir elle tendit vers lui ses beaux bras nus :
– Pourquoi si tard, chéri ? Qu’est-ce qu’il y a ?
– Il n’y a rien, dit Erchov avec un sourire forcé.
À cet instant, il perçut nettement qu’il y avait au contraire, là même et partout où il irait, quelque chose d’énorme, d’inconcevable, d’infiniment redoutable pour lui et pour cette femme peut-être trop belle, peut-être trop privilégiée, peut-être… Un pas régulier se prolongeait dans le corridor voisin : l’homme de garde allait s’assurer de l’entrée de service.
– Rien… On m’a changé deux hommes de l’escorte personnelle, ça me contrarie.
– Mais c’est toi le maître, chéri, dit Valentina, debout devant lui, toute droite, le peignoir entrouvert sur la gorge.
Elle continuait de se limer un ongle passé au laque. Erchov regarda stupidement, les sourcils froncés, un beau sein dur à la pointe fauve. Il accueillit sans se dérider le regard assuré d’yeux pleins de fleurs d’été. Elle dit encore :
– … Tu ne fais donc pas ce que tu veux ?
Il devait être vraiment très fatigué pour que d’aussi insignifiantes paroles trouvassent en lui ce retentissement singulier. En entendant cette phrase banale, Erchov perçut qu’il n’était le maître de rien, que sa volonté ne contrôlait rien en réalité, que toute lutte serait vaine. « Il n’y a que les fous qui font ce qu’ils veulent », songea-t-il. À haute voix, il répondit avec un mauvais sourire :
– Il n’y a que les fous qui croient qu’ils font ce qu’ils veulent.
La jeune femme devina : « Il se passe quelque chose… » avec une telle certitude dans l’appréhension, qu’elle n’osa pas interroger et que l’élan câlin, qui allait la jeter vers lui, s’affaissa. Elle s’efforça d’être enjouée.
– Eh bien, embrassons-nous, Sima.
Il la souleva comme il faisait de coutume, en lui prenant les coudes dans les paumes, et l’embrassa, pas sur les lèvres, plutôt entre les lèvres et les narines, et sur le coin de la bouche, en reniflant un peu l’arôme de la peau. (« Personne n’embrasse ainsi, lui avait-il dit quand il lui faisait la cour ; c’est nous seuls. »)
– Prends un bain, dit-elle.
S’il ne croyait pas à la pureté de l’âme – que voilà des mots périmés ! –, il croyait à la pureté bienfaisante du corps lavé, rincé, douché d’eau glacée après le bain tiède, frotté d’eau de Cologne, admiré dans le miroir. « Cré diable que c’est beau, la bête humaine ! s’écriait-il parfois dans la salle de bains. Valia, je suis beau, moi aussi ! » Elle accourait, ils s’embrassaient devant la glace, lui nu, solidement bâti, elle demi-nue, souple, dans les plis de quelque robe de chambre à rayures éclatantes… Souvenirs assoupis aujourd’hui, pas de naguère, en vérité, d’autrefois. En ce temps-là, chef des opérations secrètes dans une région frontière de l’Extrême-Orient, Erchov traquait lui-même les espions dans la forêt, dirigeait de silencieuses chasses à l’homme, s’abouchait avec des agents doubles, frissonnait tout à coup en pressentant la balle sûre qui vous abat à travers les feuillages sans que l’on sache jamais d’où elle est venue… Il aimait sa vie, ne se sachant pas promis à un haut destin… L’eau tiède ruissela sur ses épaules. Il ne voyait de lui-même dans le miroir qu’un visage tiré, au regard inquiet sous des paupières bouffies. J’ai la tête d’un type que l’on vient d’arrêter – merde ! La porte de la salle de bains demeurait ouverte ; à côté, Valia faisait tourner un disque hawaïen, banjo, voix nègre ou polynésienne, I am fond of you… Erchov éclata :
– Valia, fais-moi le plaisir de mettre tout de suite ce sale disque en morceaux !
Le blues se cassa net, l’eau glacée tomba sur la nuque de l’homme comme un soulagement.
– C’est fait, Sima chéri. Et je déchire le coussin jaune.
– Merci, dit-il en se redressant. Tu es aussi bonne que l’eau glacée.
L’eau glacée vient de dessous les neiges. Les loups s’y abreuvèrent quelque part.
Ils se firent apporter des sandwiches et du vin mousseux dans la chambre à coucher. Malaise dissipé : il n’y fallait point penser de peur qu’il ne revînt. Peu de tendresse entre eux, mais l’intime familiarité de deux corps intelligents, très propres, qui se plaisaient profondément.
– Veux-tu que nous fassions du ski demain ? demanda Valia, et ses yeux étaient larges, larges ses narines.
Il faillit renverser la petite table basse, devant eux, tant le mouvement qui le jeta vers la porte fut prompt. La porte, il l’ouvrit vivement et il y eut un léger cri de femme dans le corridor :
– Que vous m’avez fait peur, camarade chef !
La femme de chambre ramassait, sur le tapis, des serviettes.
– Que faisiez-vous là ?
La colère rendit la voix d’Erchov presque insaisissable.
– Mais je passais camarade chef, vous m’avez effrayée…
La porte refermée, il revint vers Valia avec une expression de hargne triste, la moustache hérissée.
– Cette garce écoutait à la porte…
Valia eut nettement peur, cette fois.
– Ce n’est pas possible, chéri, tu te fatigues trop, tu dis des bêtises…
Il s’accroupissait à ses pieds sur le tapis. Elle prit dans ses deux mains la tête de l’homme pour la rouler sur ses genoux.
– Assez dit de bêtises, chéri. Allons dormir.
Il pensa : « Dormir, tu crois que c’est si simple ? » en laissant remonter ses mains le long des jambes de la jeune femme et jusqu’au ventre chaud :
– Remets un disque, Valia. Pas hawaïen, ni nègre ni français… Quelque chose de nôtre…
– Les Partisans, veux-tu ?
Il marcha d’un bout à l’autre de la pièce tandis que montait le chœur mâle des partisans rouges chevauchant à travers la taïga :
Ils vainquirent les atamans,
ils vainquirent les généraux
et finirent leurs victoires
sur les bords de l’Océan…
Des colonnes d’hommes en manteaux gris défilaient en chantant ainsi par les rues blanches d’une petite ville d’Asie, en fin d’après-midi. Erchov s’arrêtait pour les contempler. La voix unique d’un jeune gars lançait triomphalement les premiers vers de chaque strophe, reprise par un chœur discipliné. Le pas cadencé des bottes sur la neige accompagnait sourdement le chant. Ces voix conscientes, ces voix confondues et puissantes, ces voix de force terrestre, c’est nous… Le chant s’achevait. Erchov se dit : « Je vais prendre un peu de gardénal… » – et l’on frappa.
– Camarade chef, le camarade Grodéev vous appelle au téléphone. Et la voix posée de Gordéev, au bout du fil, annonça des données nouvelles concernant l’affaire de l’attentat, découvertes à l’instant, ce qui m’oblige à vous déranger, excusez-moi, Maxime Andréevitch. Il y a une décision importante à prendre… De très fortes présomptions de culpabilité indirecte se portent sur K.K. Roublev. De la sorte l’affaire se rattacherait par un biais curieux aux deux derniers procès… « K.K. Roublev étant porté sur la liste spéciale des anciens membres du Comité central, je n’ai pas voulu prendre sur moi de… »
« Bon, tu veux que je la prenne sur moi, la responsabilité d’ordonner ou d’empêcher l’arrestation, triple salaud… » – Erchov questionna sèchement :
– Biographie ?
– J’ai la fiche. En 1905, étudiant en médecine à la faculté de Varsovie ; maximaliste en 1906, blessa de deux balles de revolver le colonel Goloubev – évadé de la forteresse en 1907… membre du parti en 1908. Très lié avec Innokentii (Doubrovinski), avec Rykov, avec Préobrajenski, avec Boukharine (et les noms des traîtres fusillés, qui avaient été des chefs du parti semblaient condamner déjà ce Roublev). Commissaire politique à la Ne Armée, chargé de mission dans la région du Baïkal, mission secrète en Afghanistan, président du trust des Engrais chimiques, chargé de cours à l’université Sverdlov, membre du C.C. jusqu’en… membre de la Commission centrale de Contrôle jusqu’en… Blâmé avec avertissement par la Commission de Contrôle de Moscou pour activité fractionnelle… Objet d’une demande d’exclusion pour opportunisme de droite… Soupçonné d’avoir lu le document criminel rédigé par Rioutine… Soupçonné d’avoir assisté à la réunion clandestine du bois de Zélony Bor… Soupçonné d’avoir secouru la famille d’Eysmont lorsque celui-ci fut emprisonné… Soupçonné d’avoir traduit de l’allemand un article de Trotsky découvert au cours d’une perquisition chez son ancien élève B. (Les soupçons environnaient cet homme de toutes parts pendant qu’il dirigeait maintenant le cabinet d’histoire générale d’une biliothèque.)
Erchov écoutait avec une irritation grandissante. Tout ça, triple salaud, nous le savions depuis longtemps. Des soupçons, des dénonciations, des présomptions, nous en sommes saturés ! Pas un fil ne part de tout ça pour se rattacher à l’affaire Toulaév et tu ne fais que me tendre un piège, tu veux que je fasse arrêter un vieux membre du C.C. Si on l’a épargné jusqu’à présent, c’est pourtant que le Bureau politique a ses raisons. Erchov dit :
– Bon. Vous attendrez. Bonne nuit.
Le camarade Popov, de la Commission centrale de Contrôle, personnage inconnu du grand public mais jouissant d’une très haute autorité morale – surtout depuis l’exécution, pour haute trahison, de deux ou trois hommes encore plus respectés que lui –, s’étant fait annoncer chez le haut-commissaire, celui-ci le reçut immédiatement, non sans curiosité. Erchov voyait Popov pour la première fois. Par les froids les plus rigoureux, Popov coiffait son abondante chevelure gris sale d’une vieille casquette d’ouvrier achetée six roubles au magasin Moscou-Confection. Son paletot en cuir, passé de couleur, datait de dix ans. Popov avait un vieux visage tout en rides et boursouflures de mauvaise santé, une barbiche déteinte, des lunettes métalliques. Il entra comme ça, la casquette sur les mèches grises, une grosse serviette sous le bras, un drôle de petit rire mou dans les yeux.
– Alors ça va, cher camarade ? demanda-t-il familièrement, et Erchov fut pris – rien qu’un centième de seconde – à cette bonhomie de vieux malin.
– Très heureux de vous connaître enfin, camarade Popov, répondit le haut-commissaire.
Popov déboutonna son paletot, se laissa tomber pesamment dans un fauteuil, murmura :
– Fatigué, cré diable ! fait bon chez vous, bien aménagés, ces nouveaux bâtiments (se mit à bourrer sa pipe). Moi, vous savez, j’ai connu la Tchéka tout au commencement, avec Félix Edmoundovitch Dzerjinski, ah non, c’était pas le confort, l’organisation d’aujourd’hui… Le pays soviétique grandit à vue d’œil, camarade Erchov. Vous avez de la chance d’être jeune…
Erchov, poli, le laissait prendre son temps. Popov éleva entre eux une main couleur de terre, molle, aux ongles négligés.
– Eh bien voilà, mon cher camarade. Le parti pense à vous – il pense à chacun de nous, le parti. Vous travaillez beaucoup, avec zèle, le Comité central vous apprécie. Naturellement, vous avez été un peu débordé, il y avait l’héritage à liquider (l’allusion aux prédécesseurs fut discrète), la période de complots que nous traversons…
Où voulait-il en venir ?
– L’histoire procède par étapes… Tantôt les polémiques, tantôt les complots… Eh bien, voilà. Vous êtes évidemment fatigué. Vous n’avez pas été tout à fait à la hauteur dans cette affaire de l’attentat terroriste contre le camarade Toulaév… Vous me pardonnerez de vous le dire avec ma vieille franchise, à titre tout à fait personnel, entre quatre yeux, cher camarade, comme une fois, en 1918, Vladimir Illitch m’a dit à moi-même… Eh bien, parce qu’on vous apprécie…
Ce qu’avait pu lui dire Lénine vingt ans auparavant, il ne songea pas à le raconter. C’était sa manière de parler ; un faux bafouillement, des eh bien semés de-ci de-là, la voix chevrotante, on se fait vieux, on est un des plus vieux du parti, toujours sur la brèche.
– Eh bien, il faut que vous vous reposiez deux petits mois au grand air, au soleil du Caucase… Prendre les eaux, camarade, je vous envie rudement, croyez-moi… Eh eh… Matsesta, Kislovodsk, Sotchi, Tikhés-Dziri, pays de rêve… Vous connaissez les vers de Gœthe :
Kennst du das Land wo die Zitronen blühn ?
… ne savez-vous pas l’allemand, camarade Erchov ?
Le haut-commissaire discernait enfin, avec saisissement, le sens de ce bavardage.
– Pardon, camarade Popov, je ne suis pas sûr d’avoir bien compris : c’est un ordre ?
– Non, cher camarade, rien qu’une recommandation que nous vous faisons. Vous êtes surmené comme moi, ça se voit. Nous appartenons tous au parti, nous lui devons compte de notre santé. Et le parti veille sur nous. Les Vieux ont pensé à vous, on a parlé de vous au Bureau d’organisation (mentionné ici pour ne point nommer le Bureau politique). Ce qui est décidé, c’est que Gordéev vous remplacera en votre absence… Nous connaissons vos bons rapports, ainsi ce sera le collaborateur qui a toute votre confiance qui… oui… deux mois, pas plus… Le parti ne peut pas vous accorder davantage, cher camarade…
Popov dépliait ses genoux, avec une lenteur exagérée, il se levait, le sourire rance, la peau fangeuse, main tendue, bienveillant.
– Cré nom, ah, vous ne savez pas encore ce que c’est que les rhumatismes… Eh bien, quand partez-vous ?
– Demain soir, pour Soukhoum. En congé, ce soir même.
Popov parut enchanté.
– Ça c’est bien. Promptitude militaire dans la décision, j’aime ça… Moi-même, malgré les années… Oui, oui… Reposez-vous bien, camarade Erchov… Caucase, pays magnifique, le joyau de l’Union… Kennst du das Land…
Erchov secoua fortement une main vaseuse, reconduisit Popov jusqu’à la porte, referma cette porte, s’arrêta au milieu du cabinet, tout à fait désemparé. Rien ne lui appartenait plus ici. Quelques minutes d’un entretien hypocrite avaient suffi pour le dessaisir des leviers de commande. Qu’est-ce que cela signifiait ? Le téléphone grinça. Gordéev demandait à quelle heure convoquer les chefs de service pour la conférence projetée ?
– Venez prendre mes ordres, dit Erchov, se maîtrisant mal ; non, ne venez pas. Pas de conférence aujourd’hui…
Il but un grand verre d’eau glacée.
Il cacha à sa femme que, ce brusque congé, il le prenait par ordre. À Soukhoum, au bord d’une mer inimaginablement bleue, dans des sites luxueux de plein été, sous les palmiers, les plis rigoureusement secrets de l’information lui parvinrent bien pendant six jours puis cessèrent d’arriver ; il n’osa pas les réclamer mais s’attarda au bar du club avec des généraux taciturnes qui revenaient de Mongolie. Le whisky leur faisait une âme commune, brûlante et pesante. L’annonce de l’arrivée d’un membre du Bureau politique dans une villa voisine plongea Erchov dans la panique. Si ce personnage affectait d’ignorer la présence ici du haut-commissaire ?
– Nous partons pour la montagne, Valia.
L’auto grimpa une route en lacets, sous un soleil de feu, entre les rocs éclatants de lumière, les ravins, l’immense coupe en émail fondu de la mer. L’horizon de mer montait de plus en plus haut, d’un bleu aveuglant. Valia commençait à vivre dans la peur. Elle devinait une fuite, mais dérisoire, impossible.
– Tu ne m’aimes plus ? demanda-t-elle enfin à Maxime entre ciel, mer et roches, dans l’air pur des douze cents mètres d’altitude.
Il lui baisa le bout des doigts, ne sachant plus s’il était encore capable de la désirer avec ce trouble nauséeux dans l’âme.
– J’ai trop peur pour penser encore à l’amour… J’ai peur, c’est idiot. Non, j’ai raison d’avoir peur, je suis en train de périr à mon tour…
La vue des roches sur lesquelles ruisselait le soleil fatiguait délicieusement – et la mer, la mer !
Si je dois périr, que je jouisse au moins de cette femme et de cet azur !
Ce fut une idée courageuse. Il embrassa goulûment Valia, bouche à bouche. La pureté des paysages les pénétrait tous les deux d’un ravissement pareil à de la lumière. Ils passèrent trois semaines dans un chalet des hauteurs. Un couple d’Abkhases vêtus de blanc, l’homme et la femme également beaux, les servaient en silence. Ils s’endormaient sur une terrasse, en plein air, sous d’épaisses couvertures, leurs corps enveloppés de soie, réunis après l’amour par la contemplation des étoiles. Valia dit une fois : « Regarde, chéri, nous allons tomber vers les étoiles… » Un peu de vrai repos vint ainsi à l’homme travaillé par deux pensées, l’une rationnelle, rassurante, l’autre masquée, perfide, suivant ses propres chemins obscurs, tenace comme une carie. La première se formulait clairement : Pourquoi ne m’écarteraient-ils pas des affaires, le temps de régler cette embêtante histoire dans laquelle je me suis laissé empêtrer ? Le chef s’est montré bien disposé envers moi. Après tout, ils n’ont qu’à me renvoyer à l’armée. Je ne porte ombrage à personne, n’ayant point de passé. Si je demandais à repartir pour l’Extrême-Orient ? – L’autre, l’insidieuse, murmurait : Tu sais trop de choses, comment pourraient-ils admettre, eux, que tu ne les diras jamais ? Tu dois disparaître comme ceux qui t’ont précédé. Ceux qui t’ont précédé ont connu ces besognes, ces indices, ces inquiétudes, ces doutes, ces espérances, ces congés, ces fuites insensées, ces retours résignés, et on les a fusillés. « Valia, criait tout à coup Erchov, viens à la chasse ! » Il entraînait Valia dans de longues escalades, jusqu’à des sites inaccessibles d’où tout à coup la mer se révélait, bordant une carte immense : et des promontoires, des rocs, dévorés par la clarté, s’avançaient dans l’éloignement vers le large. « Regarde, Valia ! » Un bouquetin apparu au sommet d’une pointe de rocher, surplombant des éboulis dorés, se détachait en plein azur, immobile, les cornes dressées. Erchov passa la carabine à Valia qui épaula doucement, les bras nus ; des gouttelettes de sueur brillaient sur sa nuque. La mer remplissait la coupe du monde, le silence régnait sur l’univers, il y avait en plein ciel la fine silhouette vivante d’une bête dorée… « Vise bien, murmurait Erchov dans l’oreille de sa femme ; et surtout, chérie, manque-le… » Le canon de la carabine monta avec lenteur, monta, la nuque de Valia se renversa : quand l’arme se trouva pointée vers le zénith, le coup partit. Valia riait, les yeux pleins de ciel. La détonation s’évanouit, réduite à un mince déchirement. Le bouquetin tourna sans frayeur sa tête effilée vers ces lointaines formes blanches, les considéra un court moment, plia les jarrets, bondit gracieusement vers la mer, disparut… C’est en rentrant, ce soir-là, qu’Erchov reçut un télégramme qui le rappelait d’urgence à Moscou.
Ils partirent en wagon spécial. Le deuxième jour du voyage, le train s’arrêta dans une station perdue, au milieu des champs de maïs enneigés. Une accablante grisaille obscurcissait l’horizon. Valia fumait, un livre de Zostchenko entre les mains, légèrement boudeuse… « Quel intérêt trouves-tu, lui avait-il dit, à cet humour triste qui nous calomnie ? »… Elle venait de répondre d’un ton hostile : « Tu ne fais plus que des raisonnements officiels… » Le retour à la vie coutumière les énervait déjà. Erchov parcourait les journaux. L’officier de service vint lui dire qu’on l’appelait au téléphone, à la station, le fil direct ne pouvant être branché sur le wagon spécial, par suite d’une avarie. Erchov se rembrunit :
– À l’arrivée, vous infligerez huit jours d’arrêts au chef du matériel. Les téléphones des wagons spéciaux doivent fonctionner irré-procha-blement. Vous avez compris ?
– Bien, camarade haut-commissaire.
Erchov passa son manteau couvert des insignes du pouvoir le plus haut, descendit sur le quai de planches de la petite station tout à fait déserte, observa que la locomotive ne remorquait que trois wagons, marcha à grandes enjambées vers la seule maisonnette blanche qui fût visible. L’officier de service le suivait respectueusement, à trois pas. Sûreté contrôle des chemins de fer. Erchov entra, salué par plusieurs militaires au garde-à-vous.
– Par ici, camarade chef, lui dit l’officier de service, bizarrement rougissant.
Dans la chambrette du fond, surchauffée par un poêle en fonte, deux gradés se levèrent à son entrée, mus par les ressorts de la discipline, un grand maigre, un petit gros, glabres tous les deux et de haut rang. Erchov, légèrement surpris, leur rendit le salut. D’un ton bref :
– Le téléphone ?
– Nous avons un message pour vous, répondit évasivement le grand maigre, qui avait un visage allongé, desséché et des yeux gris tout à fait froids.
– Quel message ? Donnez.
Le grand maigre tira de son portefeuille une mince feuille de papier portant quelques lignes dactylographiées.
– S’il vous plaît.
« Par décision de la conférence spéciale du Commissariat du Peuple à l’Intérieur… en date du… concernant l’affaire n° 4.628 g… mettre en état d’arrestation préventive… ERCHOV, Maxime Andréevitch, quarante et un ans… »
Erchov, pris d’une sorte de crampe à la gorge, trouva quand même la force de relire un à un tous ces mots, d’examiner le sceau, les signatures : Gordéev, contresigné Illisible, les numéros d’ordre…
– Personne n’a le droit, dit-il absurdement au bout de quelques secondes, je suis…
Le petit gros ne le laissa pas achever.
– Vous ne l’êtes plus, Maxime Andréevitch, vous avez été relevé de ces hautes fonctions par décision du Bureau d’organisation…
Il parlait avec une déférence onctueuse.
– J’ai la copie. Veuillez me remettre vos armes…
Erchov déposa sur la table, qui était couverte de toile cirée noire, son revolver d’ordonnance. En cherchant dans la poche arrière de sa culotte le petit browning de réserve qu’il y portait de coutume, l’envie lui vint de s’envoyer une balle dans le cœur, et il ralentit imperceptiblement ses mouvements, et il crut se composer un visage impassible. Le chamois doré sur l’aiguille des roches, entre mer et ciel. Le chamois doré menacé par le fusil du chasseur ; les dents de Valia, sa nuque renversée, l’azur… Tout est fini. Les yeux transparents du grand maigre ne se détachaient pas des siens, les mains du petit gros se saisirent doucement de la main du haut-commissaire pour recevoir le browning. Une locomotive siffla longuement. Erchov dit :
– Ma femme…
Le petit gros le coupa avec empressement :
– Soyez sans inquiétude, Maxime Andréevitch, je m’en occuperai moi-même…
– Je vous remercie, dit Erchov stupidement.
– Veuillez changer de vêtements, dit le grand maigre, à cause des insignes…
En effet, les insignes… Une vareuse militaire sans insignes, un manteau d’uniforme à peu près pareil au sien, sans insignes, étaient jetés sur le dossier d’une chaise. Bien préparé, tout ça. Il se rhabilla comme un somnambule. Tout s’éclairait, à commencer par des choses que lui-même avait faites… Son propre portrait, jauni par le soleil et sali par les chiures de mouches, le regardait.
– Vous enlèverez ce portrait, dit-il sévèrement.
Le sarcasme le fortifia, mais tomba dans le silence.
Quand Erchov sortit de cette pièce, entre le grand maigre et le petit gros, la salle de garde voisine était vide. Les hommes qui l’avaient vu entrer portant au col et aux manches les étoiles de la puissance ne le voyaient pas sortir dégradé. « L’organisateur de cette arrestation mérite des félicitations », pensa le haut-commissaire destitué. Il ne sut pas s’il faisait cette réflexion par automatisme ou par ironie. La station était déserte. Rails noirs sur la neige, espaces blancs. Parti, le train spécial emportant Valia, emportant le passé. Un seul wagon attendait à cent mètres, un tout autre wagon, plus spécial, vers lequel Erchov se dirigea à grands pas entre les deux hauts gradés silencieux.
3. LES HOMMES CERNÉS
Des régions polaires, par-dessus les forêts dormantes de la Kama, des tempêtes de neige, lentes et tourbillonnantes, chassant çà et là devant elles des hordes de loups, arrivaient sur Moscou. Elles paraissaient se déchirer sur la ville, épuisées de leur long voyage aérien. Elles submergeaient soudainement l’azur. Une morne clarté laiteuse se répandait sur les places, les rues, les petites résidences oubliées des ruelles d’autrefois, les tramways aux glaces givrées… On vivait dans un doux tourbillonnement de blancheur semblable à un ensevelissement. On marchait sur des myriades d’étoiles pures, à tout instant renouvelées. Et voici qu’en haut, sur des bulbes d’église, sur de fines croix dorées, pas encore tout à fait dédorées, plantées dans le croissant renversé, l’azur reparaissait. Le soleil s’étalait sur la neige, caressait les vieilles façades miséreuses, pénétrait par les doubles fenêtres dans les intérieurs… Roublev contemplait sans lassitude ces métamorphoses. De minces branchages endiamantés montaient dans la fenêtre de son cabinet de travail. Vu de cet endroit, l’univers se réduisait à un morceau de jardin délaissé, une muraille, et derrière la muraille une chapelle abandonnée, avec un bulbe vert-doré que la patine du temps rosissait.
Roublev détourna les yeux des quatre livres qu’il consultait simultanément : une seule série de faits y revêtait quatre aspects indéniables mais incertains d’où naissaient les erreurs des historiens, les unes méthodiques, les autres spontanées. On cheminait à travers l’erreur comme à travers la bourrasque de neige. Des siècles plus tard l’évidence se faisait jour pour quelqu’un – aujourd’hui pour moi – de ce lacis de contradictions. L’histoire économique, notait Roublev, a souvent la netteté trompeuse d’un procès-verbal d’autopsie. Quelque chose d’essentiel lui échappe heureusement, comme à l’autopsie : la différence entre le cadavre et le vivant.
– J’ai une écriture de neurasthénique.
La sous-bibliothéquaire Andronnikova entrait. (« Elle pense que j’ai une tête de neurasthénique… »)
– Veuillez parcourir, Kiril Kirillovitch, la liste des ouvrages défendus au public, demandés par autorisation spéciale…
Roublev visait négligemment toutes les demandes – qu’il s’agît d’historiens idéalistes, d’économistes libéraux, de sociaux-démocrates acquis à l’éclectisme bourgeois, d’intuitionnistes fumeux… Cette fois il tiqua : un étudiant de l’Institut de Sociologie appliquée demandait L’Année 1905 de L. D. Trotsky. La sous-bibliothéquaire Andronnikova, au menu visage entouré d’une mousse de cheveux blancs, s’y attendait bien.
– Refusé, dit-il. Conseillez à ce jeune homme de s’adresser à la Bibliothèque de la Commission d’Histoire du parti…
– C’est ce que j’ai déjà fait, répondit doucement Andronnikova, mais il a beaucoup insisté.
Roublev crut discerner qu’elle le regardait avec une enfantine sympathie d’être faible, propre et bon.
– Comment allez-vous, camarade Andronnikova ? Avez-vous trouvé des tissus à la coopé du Kouznetski-most ?
– Oui, je vous remercie, Kiril Kirillovitch, dit-elle et une effusion contenue nuança sa voix.
Il décrocha sa pelisse au portemanteau et, tout en s’habillant, plaisanta sur l’art de vivre.
– On guette la chance, camarade Andronnikova, pour les autres et pour soi… Nous vivons dans les jungles de la période de transition, n’est-ce pas ?
« C’est un art dangereux que d’y vivre », pensa la femme aux cheveux blancs, mais elle se contenta de sourire, plutôt des yeux que des lèvres. Croyait-il vraiment, cet homme singulier, érudit, pénétrant, épris de musique, à la « double période de transition du capitalisme au socialisme et du socialisme au communisme » sur laquelle il avait publié un livre au temps où le parti lui permettait encore d’écrire ? La citoyenne Andronnikova, soixante ans, ci-devant princesse, fille d’un grand politique libéral (et monarchiste), sœur d’un général massacré en 1918 par ses fantassins, veuve d’un collectionneur de tableaux qui n’avait vraiment aimé de sa vie que Matisse et Picasso, privée du droit de vote en raison de ses origines sociales, vivait d’un culte intime voué à Wladimir Soloviev. Le philosophe de la sagesse mystique, s’il ne l’aidait pas à comprendre cette variété d’hommes étrangement têtus, durs, bornés, dangereux, dont quelques-uns pourtant avaient des âmes d’une richesse inconnue – les bolchéviki –, fortifiait chez Andronnikova, à leur égard, une indulgence mêlée depuis peu de compassion secrète. S’il ne fallait pas aimer aussi les pires, y aurait-il place ici-bas pour l’amour chrétien ? Si les pires n’étaient pas quelquefois très proches des meilleurs, seraient-ils vraiment les pires ? Andronnikova pensa : « Ils croient sûrement ce qu’ils écrivent… Et peut-être Kiril Kirillovitch a-t-il raison. Peut-être est-ce en effet une période de transition… » Elle connaissait les noms, les visages, l’histoire, la façon de sourire, la façon d’endosser la pelisse de plusieurs grands personnages du parti disparus récemment, ou fusillés au cours de procès incompréhensibles. Ils étaient bien les frères de celui-ci ; ils se tutoyaient tous entre eux ; tous parlaient de période de transition, sans doute étaient-ils morts aussi parce qu’ils y croyaient… Andronnikova veillait sur Roublev avec une anxiété presque douloureuse, sans qu’il pût le deviner. Elle répétait le nom de Kiril Kirillovitch dans ses oraisons mentales du soir, avant de s’endormir, bordée jusqu’au menton comme à seize ans. La chambrette était minuscule, pleine de choses fanées, de vieilles lettres dans des coffrets, de portraits de beaux jeunes gens, cousins et neveux enterrés pour la plupart nul ne savait où, dans les Carpathes, à Gallipoli, sous Trébizonde, à Yaroslavl, en Tunisie. Deux de ces aristocrates survivaient vraisemblablement, l’un garçon de restaurant à Constantinople, l’autre, sous un faux nom, conducteur de tramways à Rostov. Mais quand Andronnikova réussissait à se procurer un thé passable et un peu de sucre, elle éprouvait encore un certain contentement de vivre… Pour se donner une minute d’entretien chaque jour avec Roublev, elle avait imaginé de rechercher des tissus, du papier à lettres, des vivres rares dans les magasins, et de lui confier ses embarras. Roublev, qui parcourait volontiers les rues de Moscou, entrait dans les magasins, pour la renseigner.
Prenant plaisir à respirer l’air froid, Roublev rentrait à pied par les boulevards blancs. Grand, maigre et d’épaules larges, il commençait à se voûter depuis deux ans, non sous le poids des années, mais sous celui plus lourd de l’inquiétude. Les gamins qui se poursuivaient en patinant sur le boulevard connaissaient sa vieille pelisse déteinte aux épaules, son bonnet d’astrakan enfoncé jusqu’aux yeux, sa barbe grêle, son grand nez osseux, ses épais sourcils, la serviette rebondie qu’il portait sous le bras. Roublev les entendait crier sur son passage : « Eï, Vanka, voilà le prof Échec et Mat ! » ou bien « Prends garde, Tiomka, v’là le tsar Ivan le Terrible ! » Le fait est qu’il avait bien l’air d’un pédagogue très fort aux échecs, le fait est qu’il ressemblait aux portraits du tsar sanguinaire. Un écolier lancé à toute allure sur un patin unique étant une fois venu se jeter dans ses jambes bafouilla en rougissant de bizarres excuses : « Pardonnez-moi, citoyen professeur Ivan le Terrible… » et ne comprit pas l’étrange rire qu’il déchaîna chez ce grand vieux type sévère.
Il passait devant la grille du 25, boulevard Tverskoy, Maison des Écrivains. Sur la façade du petit hôtel un médaillon révélait le noble profil d’Alexandre Herzen. Dessous s’échappaient des fenêtres du sous-sol les odeurs du restaurant des littérateurs, plus justement de la mangeoire des plumitifs. « J’ai semé des dragons, disait Marx, et j’ai récolté des puces ! » Ce pays sème sans cesse des dragons, et il en produit aux époques d’ouragan, de puissants, ailés, griffus, pourvus d’un cerveau magnifique, mais leur descendance s’éteint avec des puces, des puces dressées, des puces puantes, des puces, des puces ! Dans cette maison naquit Alexandre Herzen, l’homme le plus généreux de la Russie de son temps, réduit pour cela à vivre en exil ; et pour avoir peut-être échangé un message avec lui, la haute intelligence d’un Tchernychevski fut piétinée pendant vingt ans par les gendarmes. Maintenant, les gens de plume, dans cette maison, se remplissaient la panse en écrivant, vers et prose, au nom de la révolution, les sottises et les infamies commandées par le despotisme. Puces, puces. Roublev appartenait encore au Syndicat des écrivains dont les membres, qui naguère sollicitaient ses conseils, aujourd’hui feignaient de ne le point reconnaître dans la rue, par crainte de se compromettre… Une sorte de haine s’allumait dans ses yeux quand il apercevait le « poète des jeunesses communistes » (quarante ans) qui avait écrit pour le fusillé Platakov et quelques autres :
Les fusiller, c’est peu,
c’est peu, trop peu !
Charognes empoisonnées, crapules,
vermine impérialiste
qui salit nos fières balles socialistes !
Rime riche. Il y avait ainsi cent vers ; à quatre roubles le vers, cela valait un mois de travail d’ouvrier qualifié, trois mois de travail d’un manœuvre. L’auteur de ça, vêtu d’un costume sportif en grosse étoffe rousse de fabrication allemande, promenait dans les salles de rédaction une face rubiconde.
Place Strastnaya – place du monastère de la Passion –, Pouchkine méditait sur son socle. Sois remercié dans les siècles, poète russe de n’avoir pas été un salaud, de n’avoir été qu’un peu lâche, tout juste autant sans doute qu’il le fallait pour vivre sous une tyrannie relativement éclairée, quand on pendit tes amis les décembristes ! On démolissait sans hâte, en face, la petite tour du monastère. Le building en ciment armé des Izvestia, marqué d’une horloge, dominait les jardins de l’ancien monastère. Aux angles de la place, une petite église d’un blanc sale, des cinémas, une librairie. Des gens en file indienne attendaient patiemment l’autobus. Roublev prit à droite, par la rue Gorki, jeta un coup d’œil distrait aux vitrines d’un grand magasin de comestibles, poissons opulents de la Volga, beaux fruits de l’Asie centrale, mets de luxe pour spécialistes grassement rétribués. Il habitait dans la petite rue latérale un immeuble de dix étages aux corridors spacieux faiblement éclairés. L’ascenseur atteignit lentement le septième, Roublev suivit un triste couloir obscur, frappa discrètement à une porte, qui s’ouvrit, entra, baisa sa femme au front :
– Eh bien, Dora, est-ce que l’on chauffe ?
– Mal. Les radiateurs sont à peine tièdes. Mets ta vieille vareuse. Pas plus que les assemblées de locataires de la Maison des Soviets, les procès annuels des techniciens de la Direction régionale des Combustibles ne remédiaient à la crise. Le froid installait dans la grande pièce une sorte de désolation. La blancheur des toits, touchée par le crépuscule, entrait par la croisée. Le feuillage des plantes vertes paraissait métallique, la machine à écrire ouvrait un clavier empoussiéré pareil à une denture fantastique. Les corps humains, rayonnants de force, peints par Michel-Ange pour la chapelle Sixtine, amenuisés par la photographie en gris et noir, ne faisaient plus sur les murs que des taches sans intérêt. Dora alluma la lampe sur la table, s’assit, croisa les bras sous son châle de laine marron et leva sur Kiril son tranquille regard gris.
– As-tu bien travaillé ?
Elle refoulait sa joie de le voir revenir, comme l’instant d’auparavant elle refoulait sa crainte de ne le voir point revenir. Ce sera toujours ainsi.
– As-tu lu les journaux ?… Parcouru… Un nouveau commissaire du peuple est nommé à l’Agriculture de la RSFSR ; l’autre a disparu… Parbleu ! Et celui-ci disparaîtra avant six mois, Dora, n’en doute pas ! Et le suivant ! Lequel améliorera quelque chose ?
Ils parlaient bas. S’il avait fallu faire le compte des habitants de cette maison même, tous gens influents, disparus en vingt mois, on eût établi des pourcentages surprenants, constaté que tels étages portaient malheur, évoqué sous plusieurs angles meurtriers vingt-cinq années d’histoire. Ce compte obscur était en eux. À cause de cela, Roublev vieillissait. C’était sa seule façon de fléchir.
Dans cette même chambre, entre les buissons aux feuilles métalliques et les reproductions éteintes de la Sixtine, ils avaient à longueur de journée, jusque tard dans la nuit, écouté les voix insensées, démoniaques, inexorables, inimaginables que déversait le haut-parleur. Ces voix remplissaient des heures, des nuits, des mois, des années, elles remplissaient les âmes de délire et l’on s’étonnait de pouvoir vivre après les avoir écoutées. Dora s’était dressée une fois, blême et désemparée, les mains tombantes, pour dire :
– C’est comme une bourrasque de neige qui couvre un continent… Il n’y a plus de routes, plus de lumière, plus de cheminement possible, tout doit être enseveli… C’est une avalanche qui roule sur nous, qui nous emporte… C’est une horrible révolution…
Kiril était blême aussi et la chambre blafarde. La boîte vernie de l’émetteur déversait une voix un peu rauque, frémissante, vacillante, alourdie de mauvais accent turk – celle d’un ex-membre du Comité central du Turkménistan qui avouait comme tout le monde des trahisons sans nombre. « J’ai organisé l’assassinat de… J’ai pris part à l’attentat contre… qui n’a pas réussi… J’ai fait échouer les plans de l’irrigation… J’ai provoqué la révolte des Basmatchi… J’ai livré à l’Intelligence Service… J’ai reçu de la Gestapo… J’ai été payé trente mille deniers… » Kiril en tournant un bouton, arrêta ce flot de paroles insanes. « L’interrogatoire d’Abrahimov, murmura-t-il. Pauvre diable ! » Il le connaissait : un jeune arriviste de Tachkent, buveur de bon vin, fonctionnaire zélé, pas bête… Kiril se mit debout pour dire pesamment :
– C’est la contre-révolution, Dora.
La voix du procureur suprême remâchait indéfiniment, mornement, des conspirations, des attentats, des crimes, des dévastations, des félonies, des trahisons ; elle devenait une sorte d’aboiement las pour couvrir d’injures des hommes – qui écoutaient, finis, nuques baissées, désespérés, sous les yeux d’une foule, entre deux gardiens : de ces hommes plusieurs étaient purs, les plus purs, les meilleurs, les plus intelligents de la révolution – et précisément pour cette raison, ils subissaient le supplice, ils acceptaient de le subir. En les écoutant au micro, on pensait parfois : « Comme il doit souffrir… Non, c’est pourtant sa voix naturelle, qu’est-ce qu’il y a ? Est-ce qu’il est fou ? Pourquoi ment-il ainsi ? » Dora marcha à travers la chambre en se cognant aux murs, Dora s’effondra sur le lit, secouée par des hoquets – sans pleurer, étouffant.
– Ne feraient-ils pas mieux de se laisser déchirer vifs en morceaux ? Est-ce qu’ils ne comprennent pas qu’ils empoisonnent l’âme du prolétariat ? Qu’ils empoisonnent les sources de l’avenir ?
– Ils ne le comprennent pas, dit Kiril Roublev. Ils croient encore servir le socialisme. Quelques-uns espèrent encore survivre. On les a torturés…
Il se tordit les mains.
– Non, ce ne sont pas des lâches ; non, ils n’ont pas été torturés, je ne le crois pas. Ils sont fidèles, tu comprends, ils sont encore fidèles au parti et il n’y a plus de parti, il n’y a plus que des inquisiteurs, des bourreaux, des salauds… Non, je ne sais plus ce que je dis, ce n’est pas si simple. Peut-être ferais-je comme eux, si j’étais à leur place…
(Aussitôt il pensa tout à fait distinctement : « Cette place est la mienne, et j’y serai quelque jour, nécessairement… » et sa femme, distinctement, sut qu’il le pensait.)
– Ils se disent qu’il vaut mieux mourir en se déshonorant, assassinés par le chef, qu’en le dénonçant à la bourgeoisie internationale…
Roublev cria presque, comme un homme écrasé :
– … et là, ils ont raison.
Cette conversation obsédante se noua entre eux pour longtemps. Leurs cerveaux ne travaillaient plus que sur ce thème scruté en tous sens, parce que l’Histoire, dans cette partie du monde, la grande Sixième, ne travaillait plus que sur ces ténèbres, ces mensonges, ces dévouements pervers, ce sang versé tous les jours. Les Vieux du parti s’évitaient les uns les autres, pour ne pas se regarder en face, ne pas se mentir ignoblement en face par lâcheté raisonnable, ne pas trébucher sur des noms de camarades disparus, ne pas se compromettre en serrant une main, ne pas s’accabler en ne la serrant point. Mais ils apprenaient tout de même les arrestations, les disparitions, les bizarres congés de santé, les mutations de mauvais augure, des bribes d’interrogatoires secrets, des rumeurs sinistres. Longtemps avant qu’un sous-chef de l’état-major, ex-ouvrier mineur, bolchevik de 1908, illustré autrefois par une campagne d’Ukraine, une campagne dans l’Altaï, une campagne en Yakoutie, longtemps avant que ce général trois fois décoré de l’Ordre du Drapeau rouge ne disparût, une rumeur perfide l’environna, agrandissant inexplicablement les prunelles des femmes qu’il rencontrait, faisant le vide autour de lui quand il traversait les antichambres du Commissariat de la Défense. Roublev le vit à une soirée, à la Maison de l’Armée rouge : « Figure-toi, Dora, qu’à dix pas devant lui les gens se défilaient… Ceux qui se trouvaient nez à nez avec lui prenaient des mines sucrées, trop polies, et tout à coup s’éclipsaient… Je l’ai observé pendant vingt minutes ; il était assis seul, entre deux chaises vides – toutes ses décorations, son uniforme neuf, pareil à une figure de cire et il regardait tourner les couples. Des jeunes lieutenants, ignorants de tout, faisaient par bonheur danser sa femme… Archinov s’approcha, le reconnut, piétina sur place en faisant semblant de chercher quelque chose dans ses poches – et lui tourna lentement le dos… » Au bout d’un mois, quand on l’arrêta au sortir d’une séance de Comité où il n’avait pas ouvert la bouche, il fut soulagé, et l’on fut soulagé de la fin d’une attente. La même atmosphère glaciale s’étant faite autour d’un autre général rouge, rappelé par télégramme d’Extrême-Orient pour recevoir une affectation mythique, celui-ci se brûla la cervelle dans sa baignoire. Contrairement à toute attente, la Direction de l’Artillerie lui fit de belles obsèques ; trois mois plus tard, par application du décret ordonnant la déportation, « dans les régions les plus éloignées de l’Union », des familles de traîtres, sa mère, sa femme et ses deux enfants reçurent des ordres de départ vers l’inconnu. Ces nouvelles et beaucoup d’autres du même genre, on les apprenait par hasard, confidentiellement. Chuchotés de bouche à oreille, les détails n’en étaient jamais certains. On sonnait à la porte d’un ami et la servante, en vous ouvrant, vous considérait avec frayeur. « Je ne sais rien, il n’est pas là, il ne reviendra plus, on m’a dit de partir pour la campagne… Non, je ne sais rien, rien… » Elle avait peur de dire un mot de plus, peur de vous comme si le danger vous suivait. On téléphonait à un camarade, d’une cabine publique, par précaution, et une voix d’homme inconnu, très attentif, interrogeait : « C’est de la part de qui ? » et vous compreniez qu’une souricière était établie là, vous répondiez avec trouble, raillant tout de même : « De la Banque d’État, pour affaires », puis vous filiez sans vous retourner car la cabine serait repérée dans dix minutes. De nouveaux visages remplaçaient dans les bureaux les visages connus ; l’on éprouvait une honte à prononcer le nom du disparu ou à éviter de le prononcer. Les journaux publiaient les nominations de nouveaux membres des gouvernements fédérés sans indiquer ce qu’étaient devenus leurs prédécesseurs, ce qui était assez clair. Dans les appartements communs, occupés par plusieurs familles, si la sonnette d’entrée retentissait au milieu de la nuit, les gens se disaient : « On est venu chercher le communiste », de même qu’autrefois ils eussent aussitôt pensé à l’arrestation du technicien ou du ci-devant officier. Roublev fit le compte des anciens camarades survivants qui lui fussent quelque peu proches et il en découvrit deux, Philippov, de la Commission du Plan, et Wladek, un émigré polonais. Ce dernier avait autrefois connu Rosa Luxembourg, appartenu avec Warski et Waletski aux premiers comités centraux du P. C. de Pologne, travaillé dans les services secrets sous la direction d’Ounschlicht… Warski et Waletski, s’ils vivaient peut-être encore, vivaient en prison, dans quelque isolateur secret réservé aux dirigeants naguère influents de la IIIe Internationale ; le corpulent Ounschlicht, avec sa grosse tête à lunettes, passait pour certainement – presque tout à fait certainement – fusillé. Wladek, obscur collaborateur d’un Institut d’Agronomie, tâchait de s’y faire oublier. Il habitait à une quarantaine de kilomètres de Moscou, une villa délaissée, en plein bois ; ne venait à la ville que pour son travail, ne fréquentait personne, n’écrivait à personne, ne recevait de lettres de personne, ne téléphonait à personne.
– Peut-être m’oubliera-t-on ainsi ? Tu saisis ? dit-il à Roublev. Nous étions une trentaine de Polonais appartenant aux vieux cadres du parti : s’il en reste quatre, c’est beaucoup.
De petite taille, à peu près chauve, le nez tout rond, très myope, il dévisageait Roublev à travers des lentilles d’une épaisseur extraordinaire : gardant un regard gai, jeune, et de grosses lippes boudeuses.
– Kiril Kirillovitch, tout ce cauchemar est au fond très intéressant et très vieux. L’histoire se fout de nous, mon ami. Ah, mes petits marxistes, se dit cette sorcière de Macbeth, vous tirez des plans, vous posez des questions de conscience sociale ! Et elle lâche parmi nous petit-père le tsar Iohann le Terrible avec ses peurs hystériques et son grand bâton ferré…
Ils chuchotaient en grillant des cigarettes dans la pénombre d’une antichambre dont les vitrines contenaient des collections de graminées. Roublev répondit avec un rire grêle dans sa barbe :
– Tu sais, les écoliers trouvent que c’est moi qui ressemble au tsar Iohann…
– Nous lui ressemblons tous par quelque côté, dit Wladek mi-grave, mi-railleur. Nous sommes tous des professeurs appartenant à la descendance du Terrible… Moi aussi, malgré ma calvitie et mes origines sémitiques, je me fais un peu peur, je t’assure, quand je regarde en moi-même.
– Pas d’accord, du tout, avec ta mauvaise littérature psychologique, Wladek. Il faut que nous parlions sérieusement. J’amènerai Philippov.
Ils prirent rendez-vous dans le bois, sur l’Istra, parce qu’il n’eût pas été sensé de se rencontrer en ville ni chez Philippov qui voisinait avec des cheminots. « Je ne reçois jamais personne, disait Philippov, c’est le plus sûr. Et puis, de quoi parler avec les gens ? »
Philippov survivait sans y rien comprendre à plusieurs équipes successives d’économistes de la Commission centrale du Plan. « Le seul plan qui sera accompli à fond, plaisantait-il, c’est celui des arrestations. » Membre du parti depuis 1910, président d’un Soviet de Sibérie quand les eaux printanières de mars 1917 emportèrent les aigles bicéphales (en bois vermoulu), plus tard commissaire de petites troupes de partisans rouges qui tinrent la taïga contre l’amiral Koltchak, il collaborait depuis près de deux ans à l’établissement des plans de la production des articles de première nécessité ; besogne invraisemblable, à se faire jeter sur l’heure en prison, dans des pays où manquaient à la fois les clous, les chaussures, les allumettes, les tissus et cætera. Seulement, comme on se méfiait de lui, à cause de son ancienneté dans le parti, des directeurs préoccupés d’éviter les histoires lui avaient confié le plan de répartition des instruments de musique populaire : accordéons, harmoniums, flûtes, guitares et cithares, tambourins pour l’Orient, exception faite de l’équipement des orchestres qui relevait d’un service particulier ; et ce bureau constituait une oasis de sécurité, l’offre dépassant la demande sur presque tous les marchés, sauf ceux, considérés comme secondaires, de Bouriat-Mongolie, du Birobidjan, du territoire autonome de Nakhitchévan et de la République autonome des montagnes du Karabakh. « En revanche, commentait Philippov, nous avons fait pénétrer l’accordéon en Dzoungarie… Les shamans de la Mongolie intérieure réclament nos tambourins… » Il enregistrait des succès inattendus. À la vérité, nul n’ignorait que la bonne vente des instruments de musique s’expliquait précisément par la pénurie d’objets plus utiles ; et que la fabrication de ces objets en quantités suffisantes était due partie au travail des artisans réfractaires à l’organisation coopérative, partie à l’inutilité même de cette pacotille… Mais ceci engageait la responsabilité de la Commission centrale du Plan aux échelons supérieurs… Philippov, tête ronde, face couperosée barrée d’une petite moustache noire coupée au ras des lèvres, gros yeux sagaces luisant entre des paupières bouffies, vint au rendez-vous sur des skis comme Roublev. Wladek sortit de chez lui, botté de feutre, habillé de mouton, pareil à un bizarre bûcheron très myope. Ils se rencontrèrent sous des pins dont les troncs droits et noirs s’élançaient d’un jet à quinze mètres hors la neige bleutée. La rivière décrivait sous les collines boisées des courbes lentes, en tons gris-rose et d’azur légers tels qu’il s’en trouve sur les aquarelles japonaises. Les trois hommes se connaissaient de longue date. Philippov et Roublev pour avoir dormi dans la même chambre d’un hôtel misérable, place de la Contrescarpe, à Paris, un peu avant la Grande Guerre ; ils se nourrissaient à cette époque de brie et de boudin noir ; ils commentaient avec mépris, à la bibliothèque Sainte-Geneviève, la plate sociologie du Dr. Gustave Le Bon, ils lisaient ensemble dans le journal de Jaurès les comptes rendus du procès de madame Caillaux, ils faisaient leurs emplettes aux éventaires de la rue Mouffetard, ravis de mesurer du regard les vieilles maisons des révolutions, se plaisant à reconnaître, sortant de corridors pareils à des souterrains, des personnages de Daumier… Philippov couchait parfois avec une petite Marcelle, châtaine, riante et sérieuse, coiffée « à la chien », qui fréquentait la taverne du Panthéon. Elle y dansait avec des copines des valses chaloupées. C’était sur le tard, dans les salles étroites du sous-sol, aux violons. Roublev reprochait à son camarade une morale sexuelle inconséquente. Ils allaient voir, à La Closerie des Lilas, Paul Fort qu’entouraient des admirateurs. Le poète se faisait une tête de mousquetaire ; devant le café, le maréchal Ney, sur son socle, partait pour la mort en brandissant son sabre – et il devait jurer, affirmait Roublev : Tas de cochons ! Tas de cochons ! Ils déclamaient ensemble les vers de Constantin Balmont :
Soyons tels que le soleil !
Ils se brouillèrent sur le problème de la matière et de l’énergie dont Avenarius, Mach, Maxwell renouvelaient les termes. « L’énergie est la seule réalité connaissable, affirma un soir Philippov, la matière n’en est qu’un aspect… » – « Tu n’es qu’un idéaliste inconscient, lui rétorqua Roublev, et tu tournes le dos au marxisme… D’ailleurs, ajouta-t-il, ta légèreté petite-bourgeoise dans la vie privée m’avait déjà éclairé… » Ils échangèrent une froide poignée de main à l’angle de la rue Soufflot. La silhouette massive et noire du Panthéon s’élevait au fond de cette rue large, déserte, bordée de réverbères funèbres. Les pavés luisaient, une seule femme, une prostituée au visage toujours voilé, attendait l’inconnu dans l’obscurité. La guerre aggrava leur longue brouille, bien qu’ils demeurassent tous les deux internationalistes, mais l’un engagé dans la Légion étrangère, l’autre interné. Ils se rencontrèrent ensuite à Perm, l’an 1918, sans avoir le loisir de s’en étonner ou réjouir plus de cinq minutes. Roublev amenait dans cette ville un détachement ouvrier chargé de réprimer une mutinerie de marins ivres. Philippov, la gorge entourée d’un châle, la voix coupée, un bras blessé tenu en écharpe, venait d’échapper par hasard aux massues des paysans révoltés contre les réquisitions. Tous les deux habillés de cuir noir, armés de mausers gainés de bois, porteurs d’ordres impératifs, nourris de gruau cuit à l’eau et de concombres salés, à bout de forces, enthousiastes, débordants d’une sombre énergie. Ils tinrent conseil à la lumière d’une chandelle, gardés par des prolétaires de Pétrograd aux pardessus barrés de cartouchières. Des coups de feu inexplicables éclataient dans la ville noire aux jardins pleins d’émoi et d’étoiles. Philippov dit le premier :
– Faut fusiller du monde ou nous n’en sortirons pas.
Un des hommes de garde à la porte lâcha sobrement :
– J’te crois, nom de Dieu !
– Qui ? demanda Roublev surmontant sa lassitude, son envie de dormir, son envie de vomir. Des otages : y a des officiers, un pope, des fabricants…
– Est-ce bien nécessaire ?
– Nécessaire, je le dis, moi, ou nous sommes foutus, gronda de nouveau l’homme de garde en s’avançant vers eux, les mains noires en avant.
Et Roublev se leva, mû par une colère folle.
– Silence ! Défense d’intervenir dans les délibérations du conseil de l’armée ! Discipline !
Philippov le fit rasseoir d’une pression de main sur l’épaule et, pour couper court à l’altercation, souffla ironiquement :
– Tu te rappelles le Boul’Mich’ ?
– Quoi ? dit Roublev éberlué.
– Ne parle pas, Tartare, je t’en prie. Je suis résolument contre l’exécution des otages, n’entrons pas dans la barbarie.
Philippov répliqua :
– Tu dois y consentir. 1°, la retraite nous est coupée de trois côtés sur quatre ; 2°, il me faut absolument quelques wagons de pommes de terre que je ne peux pas payer ; 3°, les marins se sont conduits comme des voyous, c’est eux qu’il faudrait fusiller, mais on ne peut pas, ce sont des gars splendides ; 4°, dès que nous aurons tourné le dos, tout le pays se soulèvera… Signe donc.
L’ordre d’exécution, écrit au crayon sur le dos d’une facture, était prêt. Roublev le signa en bougonnant :
– Je souhaite que nous payions ça, toi et moi ; je te dis que nous salissons la révolution ; le diable sait ce que c’est que tout ça…
Ils étaient encore jeunes. Maintenant, vingt ans après, épaissis, grisonnants, ils s’avançaient, glissant lentement sur leurs skis, à travers l’admirable paysage d’Hokousaï, et ce passé se réveillait en eux sans paroles.
Philippov, d’une longue foulée, passa devant. Wladek vint à leur rencontre. Ils plantèrent les skis dans la neige et suivirent la lisière du bois, au-dessus d’une rivière de glace, frangée d’étonnants buissons blancs.
– C’est bon de se rencontrer, dit Roublev.
– C’est épatant d’être vivants, dit Wladek.
– Qu’est-ce qu’on va faire ? demanda Philippov. That is the question.
L’espace, le bois, la neige, la glace, l’azur, le silence, la limpidité de l’air froid les cernaient. Wladek parla des Polonais, tous disparus dans les prisons, la gauche dirigée par Lesnki après la droite, dirigée par Kostchewa.
– Les Yougoslaves aussi, ajouta-t-il, et les Finlandais… Tout le Komintern y passe…
Il semait son récit de noms et de visages.
– Mais c’est plus fort qu’à la Commission du Plan ! s’exclama joyeusement Philippov.
– Moi, disait Philippov, je crois bien que je dois la vie à Bruno. Tu l’as connu, Kiril, quand il était secrétaire de légation à Berlin, tu vois son profil assyrien ? Depuis l’arrestation de Krestinski, il s’attendait à être liquidé lui aussi et on l’avait nommé, c’est à peine croyable, sous-directeur d’un service central à l’Intérieur, ça lui donnait accès au fichier principal. Il me disait qu’il espérait bien avoir sauvé une douzaine de camarades en supprimant leurs fiches. Je suis tout de même fichu, expliquait-il. Les dossiers restent, évidemment, et il y a le fichier du Comité central, mais on y est moins en vue, parfois plus difficile à trouver…
– La suite ?
– Fini, je ne sais pas où, je ne sais pas comment, l’année passée.
Philippov reprit :
– Qu’est-ce qu’on va faire ?
– Moi, dit Wladek en cherchant des cigarettes dans ses poches, et il avait son air un peu comique de vieil enfant boudeur, si l’on vient m’arrêter, je ne me laisse pas prendre vivant. Merci.
Les deux autres regardaient au loin.
– Il y en a pourtant, dit Philippov, que l’on relâche ou que l’on déporte. J’en connais. Pas raisonnable, ta solution. Et puis, quelque chose ne me plaît pas là-dedans. Ça tient du suicide.
– … comme tu voudras.
Philippov continua :
– Si l’on m’arrête, en tout cas, je leur dirai poliment que je ne marche dans aucune combine, ni avec procès ni sans procès. Faites de moi ce que vous voudrez. Quand c’est tout à fait net, je crois que l’on a des chances de s’en tirer. On part pour le Kamtchatka où l’on fait des plans de coupes de bois. Je veux bien. Et toi, Kiril ?
Kiril Roublev ôta son bonnet de fourrure. Son front élevé, sous des mèches de cheveux encore foncées, s’offrit au froid.
– Depuis qu’ils ont fusillé Nicolas Ivanovitch, je sens qu’ils tournent autour de moi, invisiblement. Et je les attends. Je ne le dis pas à Dora, mais elle le sait. C’est donc pour moi une question très pratique, qui peut se poser d’un jour à l’autre… Et… je ne sais pas…
Ils marchaient, enfonçant dans la neige jusqu’aux mollets. Des corbeaux volaient au-dessus de leurs têtes, de branche en branche. La lumière du jour était toute pénétrée de blancheur hivernale. Kiril dépassait ses deux compagnons d’une tête. Différent d’eux en son âme aussi. Il monologua d’une voix calme :
– Le suicide n’est qu’une solution individuelle ; pas socialiste par conséquent. Dans mon cas, ce serait d’un mauvais exemple. Je ne dis pas cela, Wladek, pour ébranler ta résolution : tu as tes raisons, je crois qu’elles sont valables pour toi. Dire qu’on n’avouera rien, c’est courageux, peut-être trop courageux : nul n’est tout à fait sûr de ses forces. Et puis, tout est beaucoup plus complexe qu’il ne semble.
– Oui, oui, dirent les deux autres en trébuchant dans la neige.
– Il faudrait prendre conscience de ce qui se passe… prendre conscience…
Roublev, en le répétant d’un ton embarrassé, avait sa mine de pédagogue préoccupé. Wladek s’emporta, s’empourpra, gesticula de ses bras courts :
– Sacré théoricien ! Incurable ! Impayable ! Non, je vois encore les articles dans lesquels tu pourfendais en 1927 les trotskystes en démontrant que le parti prolétarien ne peut pas dégénérer… Parce que, s’il dégénère, évidemment, ce n’est plus le parti prolétarien… Casuiste, va ! Ce qui se passe est clair comme le jour. Thermidor, Brumaire et cætera sur un plan social imprévu au pays où Gengis Khan dispose du téléphone, comme disait le vieux Tolstoï.
– Gengis Khan, dit Philippov, est un grand méconnu. Il n’était pas cruel. S’il faisait dresser des pyramides de têtes coupées, ce n’était ni par méchanceté ni par goût de la statistique primitive, mais pour dépeupler les contrées qu’il ne pouvait pas dominer autrement et qu’il entendait ramener à l’économie pastorale, la seule qu’il pût comprendre. C’étaient déjà des questions d’économies différentes qui faisaient couper les têtes… Remarquez qu’il n’y avait pas d’autre moyen de s’assurer de la bonne exécution des massacres que de rassembler les têtes coupées. Le Khan se méfiait de sa main-d’œuvre…
Ils marchèrent encore un moment dans la neige plus profonde.
– Merveilleuse Sibérie, murmura Roublev que le paysage rassérénait. Et Wladek se retourna brusquement vers ses deux camarades, se planta devant eux, comiquement exaspéré :
– Ah, vous dissertez bien ! L’un conférencie sur Gengis Khan, l’autre préconise une prise de conscience ! Vous vous moquez de vous-mêmes, chers camarades. Permettez-moi de vous faire une révélation, moi, moi.
(Ils virent que ses grosses lèvres tremblaient, qu’il y avait une légère buée sur les verres de ses lorgnons, que des rides droites tiraient horizontalement ses joues – et il bafouilla quelques secondes des moi, moi mal intelligibles.)
– Mais je suis sans doute une nature plus épaisse, chers camarades. Eh bien, voilà, moi, j’ai peur, moi. Je crève de peur, moi, vous entendez, que ce soit digne ou non d’un révolutionnaire. Je vis seul comme une bête dans toute cette neige et ces bois que je hais, parce que j’ai peur. Je vis sans femme parce que je ne veux pas que nous soyons deux à nous réveiller la nuit en nous demandant si c’est la dernière nuit. Je les attends chaque nuit, seul, je prends du bromure, je m’endors abruti, je me réveille en sursaut, croyant qu’ils sont là, criant : « Qui est là ? » Et la voisine me répond : « C’est le volet qui bat, Vladimir Ernestovitch, dormez bien », et je ne peux plus me rendormir, c’est épouvantable. J’ai peur et j’ai honte, pas pour moi, pour nous tous. Je pense à ceux qu’on a fusillés, je vois leurs binettes, j’entends leurs plaisanteries et j’ai des migraines que la médecine n’a pas encore classées : une petite douleur, couleur de feu, se plante dans la nuque. J’ai peur, peur, pas si peur de mourir que de tout ça, voilà, peur de vous voir, peur de parler aux gens, peur de penser, peur de comprendre…
Ça se voyait en vérité à son visage bouffi, aux bords roses de ses yeux, à son débit précipité. Philippov dit :
– Moi aussi j’ai peur, naturellement, mais ça ne sert à rien. Je m’y suis accoutumé. On vit avec sa peur comme avec une hernie.
Kiril Roublev se dégantait lentement, il regarda ses mains qui étaient fortes et longues, un peu velues au-dessus des articulations – « des mains encore chargées d’une grande vitalité », pensa-t-il. Et, ramassant de la neige, il se mit à la pétrir fortement. Sa grande bouche se déforma :
– On est tous des froussards, dit-il, c’est archiconnu depuis toujours. Le courage consiste à le savoir et à se comporter quand il le faut comme si la peur n’existait pas. Tu as tort, Wladek, de te croire exceptionnel. Tout de même, ce ne serait pas la peine de se rencontrer au milieu de cette neige féerique pour se faire des confidences aussi inutiles…
Wladek ne répondit rien. Il découvrait le paysage désert, triste et lumineux. Des idées lentes comme le vol des corbeaux dans le ciel lui traversaient l’esprit : toutes nos paroles ne servent plus à rien – je voudrais bien un verre de thé chaud… Kiril, tout à coup dépouillé du poids des années, fit un petit bond en arrière, leva le bras – et la dure boule de neige qu’il venait de pétrir atteignit au milieu de la poitrine un Philippov étonné.
– Défends-toi, j’attaque ! lui criait allègrement le camarade qui, les yeux rieurs et la barbe de travers, ramassait de la neige à pleines mains.
– Enfant de salaud ! lâcha Philippov, transfiguré.
La bataille s’engagea entre eux ainsi qu’entre des écoliers. Ils bondissaient, riaient, enfonçaient dans les trous de neige jusqu’à mi-taille, s’abritaient derrière les troncs des pins pour pétrir leurs projectiles et viser avant de les lancer. Quelque chose renaissant en eux de l’adresse de leurs quinze ans, ils poussaient des han ! joyeux, se couvraient le visage du coude, s’essoufflaient. Wladek ne bougeait pas de place, bien planté sur ses courtes jambes, pétrissant la neige avec des gestes méthodiques pour attaquer Roublev de flanc, riant aux larmes, et l’injuriant : « Attrape, théoricien ! moraliste ! que le diable t’emporte ! » et le manquant toujours…
Ils eurent très chaud : et des cœurs battants et des faces détendues. Le soir tomba avec soudaineté d’un ciel insensiblement devenu gris, sur une neige mate, légèrement brumeuse et des arbres pétrifiés. Les trois revinrent, en respirant fortement, vers le chemin de fer.
– Dis donc, Kiril, ce coup que je t’ai envoyé sur l’oreille ! s’exclama Philippov, en gloussant de rire.
– Et toi, vieux, répliqua Roublev, qu’est-ce que t’as pris sur la nuque, hein ?
Wladek reprit l’entretien sérieux :
– Vous savez, j’ai les nerfs détraqués, c’est un fait, mais je n’ai pas si peur que cela. Advienne que pourra, je crèverai comme un autre pour engraisser la terre socialiste, si c’est la terre socialiste…
– Capitalisme d’État, dit Philippov.
Roublev :
– … Il faut prendre conscience. Une conquête certaine demeure sous cette barbarie, un progrès sous cette régression. Voyez les masses, notre jeunesse, toutes ces nouvelles usines, le Dnieprostroi, Magnitogorsk, Kirovsk… Nous sommes tous des fusillés en sursis, mais le visage de la terre est changé, les oiseaux migrateurs n’y doivent plus reconnaître les déserts où surgissent les chantiers. Et quel nouveau prolétariat, dix millions d’hommes au travail, avec les machines, au lieu de trois millions et demi en 1927. Qu’est-ce que cet effort donnera au monde dans un demi-siècle ?
– … quand il ne restera rien, même de nos petits ossements, chantonna Wladek, peut-être sans ironie.
Par circonspection, ils se quittèrent avant les premières habitations. « On devrait se revoir », proposa Wladek, et les deux autres dirent : « Oui, oui, absolument », mais aucun des trois ne croyait que ce fût réellement utile ou possible. Ils se séparèrent sur de fortes poignées de main. Kiril Roublev glissa, à longues enjambées sur ses skis, jusqu’à la station suivante, le long des bois silencieux où l’obscurité semblait naître à ras de terre ainsi qu’une brume insaisissable. Un mince croissant de lune bleu terriblement effilé, épousant la forme d’une gorge idéale, monta dans la nuit. Roublev pensa : Vilaine lune. La peur vient tout à fait comme la nuit.
Un soir, comme les Roublev finissaient de dîner, Xénia Popova vint leur faire part d’une grande nouvelle. Il y avait sur la table un plat de riz, du saucisson, une bouteille d’eau minérale Narzan, du pain gris. Le réchaud Primus bourdonnait sous la bouilloire. Kiril Roublev était assis dans le vieux fauteuil, Dora dans l’angle du divan.
– Que tu es jolie, dit affectueusement Kiril à Xénia. Montre tes grands yeux.
Elle les tourna vers lui avec franchise : des yeux larges et bien découpés, bordés de cils longs.
– Ni les pierres, ni les fleurs, ni les ciels n’ont cette couleur-là, dit Roublev à sa femme. C’est la pure merveille des yeux. Sois fière, petite fille !
– Vous allez me rendre confuse, dit-elle.
Ces traits nets, ce front dégagé en hauteur, ces petites tresses blondes roulées au-dessus des oreilles, cet air de toujours sourire à la vie, Roublev les détaillait avec un peu de malice. Ainsi la pureté renaît de la boue, la jeunesse de l’usure. Il connaissait Popov depuis plus de vingt ans : un vieil imbécile qui, faute de pouvoir comprendre l’a-b-c de l’économie politique, s’était spécialisé dans les questions de morale socialiste et noyé pour cette raison dans les dossiers de la Commission centrale de Contrôle du parti. Popov ne vivait plus que des adultères, des prévarications, des soûlographies, des abus d’autorité commis par de vieux révolutionnaires. C’était lui qui motivait les blâmes, distribuait les avertissements, préparait les réquisitoires, anticipait sur les exécutions, proposait des récompenses pour les exécuteurs. « Beaucoup de basses besognes doivent être accomplies ; il faut donc beaucoup d’êtres vils », c’est une pensée de Nietzsche. Mais comment, par quel miracle se dégageait de la chair et de l’âme d’un vieux Popov ranci cette créature, Xénia ? La vie triomphe donc de notre basse argile. Kiril Roublev regardait Xénia avec une joie avide et malicieuse.
Les jambes haut croisées, la jeune fille allumait une cigarette. C’était pour se donner une contenance. Si heureuse, qu’elle craignait qu’on ne le vît. Elle prit très maladroitement un air détaché pour dire :
– Papa me fait envoyer à l’étranger : en mission à Paris, six mois, pour la Direction centrale du Textile ; je dois étudier la nouvelle technique des tissus imprimés. Papa savait depuis longtemps combien je désirais aller à l’étranger… J’ai sauté de joie !
– Il y a de quoi, dit Dora. Je suis contente pour toi. Qu’est-ce que tu vas faire à Paris ?
– J’ai le vertige d’y penser. Voir Notre-Dame, Belleville. Je lis la vie de Blanqui, l’histoire de la Commune. J’irai voir le faubourg Saint-Antoine, la rue Saint-Merri, la rue Haxo, le mur des Fédérés… Bakounine habita rue de Bourgogne, mais j’ai cherché en vain le numéro. Et puis les numéros ont peut-être changé. Savez-vous où habita Lénine ?
– J’ai été chez lui, là-bas, dit Roublev lentement, mais j’ai tout à fait oublié l’endroit…
Xénia eut un « oh » de reproche. Comment peut-on oublier de telles choses ? Les grands yeux s’étonnèrent.
– C’est vrai, vous avez connu Wladimir Illich… Que vous êtes heureux !
« Que tu es enfant », pensait Roublev, mais c’est toi qui as raison.
– Et puis, dit-elle, surmontant une légère hésitation, je veux m’habiller un peu. De jolies choses françaises, est-ce mal, dites ?
– Non, c’est très bien au contraire, dit Dora. Il en faudrait de ces jolies choses pour toute notre jeunesse.
– Je le pensais ! Je le pensais ! Mais mon père dit toujours que le vêtement doit être utilitaire, que la parure est une survivance des cultures barbares… Que les modes caractérisent la mentalité capitaliste… (Les yeux d’un bleu sans pareil rirent.)
– Ton père est un sacré vieux puritain… Qu’est-ce qu’il devient ?
Xénia bavarda. Il arrive qu’au fond d’une eau transparente, courant sur des galets, une ombre apparaisse, inquiète le regard, passe, et l’on se demande ce que c’était, quelle vie mystérieuse suit là son chemin ? Les Roublev, tout à coup, dressèrent l’oreille. Xénia disait :
– … Père s’est beaucoup occupé de l’affaire Toulaév, il dit que c’est encore un complot…
– J’ai un peu connu Toulaév autrefois, dit Roublev d’une voix assourdie ; j’ai pris la parole contre lui au Comité de Moscou, il y a quatre ans. On était à la veille de l’hiver et l’on manquait naturellement de combustibles. Toulaév proposa de faire mettre en jugement les dirigeants du trust des Combustibles. J’ai fait repousser cette proposition idiote.
– … Père dit qu’il y a beaucoup de gens compromis… Je crois ne le répétez pas, c’est très grave – je crois que Erchov est arrêté… Il a été rappelé du Caucase, mais il n’est revenu nulle part… J’ai entendu par hasard une conversation téléphonique au sujet de sa femme… Elle doit être aussi arrêtée…
Roublev prit sur la table le verre vide, le porta à ses lèvres comme s’il buvait, le déposa. Xénia le vit faire avec stupéfaction.
– Kiril, demanda Dora, qu’est-ce que tu as bu ?
– Mais rien, dit-il avec un sourire égaré.
Un silence trouble suivit. Xénia baissait la tête. La cigarette inutile fumait entre ses doigts.
– Et notre Espagne, Kiril Kirillovitch, demanda-t-elle enfin avec effort ; pensez-vous qu’elle puisse tenir ?… Je voudrais (elle ne dit pas ce qu’elle eût voulu).
Roublev reprit le verre vide.
– Défaite. Nous y serons pour quelque chose.
La fin de l’entretien fut pesante. Dora essaya d’amorcer d’autres sujets.
– Vas-tu au théâtre, Xénia ? Que lis-tu ?
Ces propos tombaient dans le vide. Une grisaille humide et froide envahissait irrésistiblement la pièce. La lampe en fut ternie. Une pointe de froid naquit dans les épaules de Xénia. Roublev et Dora se levèrent en même temps qu’elle, pour la reconduire jusqu’au seuil. Debout tous les trois ils surmontèrent un moment la grisaille.
– Xénia, fit doucement Dora. Je te souhaite d’être heureuse.
Et Xénia eut un peu mal : c’était comme un adieu. Comment leur rendre ce souhait ? Roublev la prit affectueusement par la taille.
– Tu as des épaules de figurine égyptienne, plus larges que les hanches. Avec ces épaules-là et ces yeux lumineux, Xéniouchka, défends-toi bien !
– Que voulez-vous dire ?
– Trop de choses. Tu me comprendras un jour. Bon voyage.
Au tout dernier instant, dans l’étroit vestibule encombré de piles de journaux, Xénia se souvint d’une chose importante qu’elle ne pouvait pas taire. À mi-voix, le regard assombri :
– J’ai entendu mon père dire que l’on a ramené Ryjik dans une prison de Moscou, qu’il fait la grève de la faim, qu’il est très mal… C’est un trotskyste ?
– Oui.
– Un agent de l’étranger ?
– Non. Un homme fort et pur comme le cristal.
Il y eut de l’effroi dans le regard désemparé de Xénia.
– Mais alors ?…
– Rien ne se fait, dans l’histoire, qui ne soit de quelque façon rationnel. Les meilleurs doivent parfois être broyés car ils nuisent, précisément parce qu’ils sont les meilleurs. Tu ne peux pas encore comprendre.
Un élan la jeta presque sur la poitrine de Roublev :
– Kiril Kirillovitch, vous êtes opposant ?
– Non.
C’est sur ce mot net, quelques gestes caressants et de rapides baisers, lèvres à lèvres, échangés avec Dora – dont les lèvres étaient désolées – qu’ils se quittèrent. Le pas jeune de Xénia décrut dans le corridor. À Kiril et Dora la chambre parut s’être agrandie, plus inhospitalière.
– C’est ainsi, dit Kiril.
– C’est ainsi, dit Dora avec un soupir.
Roublev se versa une grande lampée de vodka qu’il avala d’un trait.
– Et toi, Dora, toi qui vis avec moi depuis seize ans, crois-tu, oui ou non, que je suis un opposant ?
Dora préféra ne point répondre. Il se parlait parfois ainsi à lui-même, en l’interrogeant, elle, avec une sorte d’âpreté.
– Dora, je voudrais me soûler demain, il me semble que je verrais plus clair après… Notre parti ne peut pas avoir d’opposition : il est monolithique parce que nous réconcilions la pensée et l’action pour une efficacité supérieure. Plutôt que d’avoir raison les uns contre les autres, nous préférons nous tromper unis parce qu’ainsi nous sommes plus puissants pour le prolétariat. Et c’était une vieille erreur de l’individualisme bourgeois que de rechercher la vérité pour une conscience, ma conscience, à moi. MOI. Nous nous foutons du MOI, je me fous de moi, je me fous de la vérité pourvu que le parti soit fort !
– Quel parti ?
Les deux mots prononcés par Dora d’une voix basse et glacée lui parvinrent au moment où, en lui, le balancier intérieur recommençait sa course en sens inverse.
– … Évidemment, si le parti s’est trahi, s’il n’est plus le parti de la révolution, ce que nous faisons là est risible et fou. C’est tout le contraire qu’il faudrait faire : alors chaque conscience doit se ressaisir… Nous avons besoin d’une unité sans faille pour contenir la poussée des forces ennemies… Mais si ces forces pèsent précisément à travers notre unité… Qu’est-ce que tu as dit ?
Il ne tenait pas en place dans la vaste chambre. Sa silhouette anguleuse s’y déplaçait obliquement. On eût dit un grand oiseau de proie, décharné, enfermé dans une cage assez vaste mais trop petite. Cette image naquit dans les yeux de Dora qui répondit :
– Je ne sais pas.
– Il faudrait, en effet, réviser les jugements formulés sur l’opposition entre 1923 et 1930, sept à dix ans auparavant. Nous nous trompions alors, l’opposition avait peut-être raison : peut-être, car nul ne sait si le cours de l’histoire pourrait être autre qu’il n’est… Réviser des jugements sur des années mortes, des luttes finies, des formules dépassées, des hommes diversement sacrifiés ?
Quelques jours s’écoulèrent : des jours de Moscou, bousculés, se bousculant, encombrés d’occupations, coupés d’éclaircies limpides, quand on s’oublie tout à coup dans la rue à contempler les couleurs et les neiges, sous un beau soleil froid. Il passe de jeunes visages sains dont on aimerait connaître l’âme et l’on songe que nous sommes un peuple nombreux comme les brins d’herbe, mêlant cent peuples, Slaves, Finnois, Mongols, Nordiques, Turcs, Juifs, tous en marche, conduits par les filles et les garçons au sang doré. On songe aux machines qui naissent à l’énergie dans les nouvelles usines ; elles sont agiles et luisantes, elles recèlent la force de millions d’esclaves insensibles. En elles s’éteint à jamais la vieille souffrance du travail. Ce monde nouveau émerge peu à peu du mal, on y manque de savon, de linge, de vêtements, de savoir clair, de mots vrais, simples et denses, de générosité ; ces machines, nous savons à peine leur donner la vie ; il y a de sordides baraques autour de nos nouvelles usines géantes mieux agencées que celles de Detroit, U.S.A., ou de la Ruhr ; dans ces baraques, des hommes, courbés sous la dure loi de l’exploitation du travail, dorment encore un sommeil de brutes, mais l’usine vaincra la baraque, les machines donneront à ces hommes ou à d’autres qui les suivront, peu importe, un surprenant réveil. Cette poussée d’un monde, machines et masses, progressant ensemble, nécessairement, rachète bien des choses. Pourquoi ne rachèterait-elle pas la fin de notre génération ? Frais généraux, absurde rançon payée au passé. Absurde : cela c’était le pire. Et que les masses et les machines aient encore besoin de nous, qu’elles puissent – sans nous – perdre leur chemin, cela inquiétait, révoltait. Mais que faire ? Nous n’avons, pour accomplir consciemment les choses que le parti, la « cohorte de fer ». De fer, et de chair, et d’esprit. Nul de nous ne pensait plus seul, n’agissait plus seul : nous agissions, nous pensions ensemble, et toujours dans le sens des aspirations de masses innombrables, derrière lesquelles nous sentions la présence, l’aspiration brûlante d’autres masses plus vastes encore, prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! L’esprit s’est troublé, la chair s’est corrompue, le fer s’est rouillé, parce que la cohorte sélectionnée, à un moment peut-être unique de l’histoire, par les épreuves de la doctrine, de l’exil, du bagne, de l’insurrection, du pouvoir, de la guerre, du travail, de la fraternité s’est usée, peu à peu envahie par des intrus qui parlaient notre langage, imitaient nos gestes, marchaient sous nos drapeaux, mais qui étaient tout autres ; mus par de vieux appétits, ni prolétaires ni révolutionnaires : des profiteurs… Cohorte malade, sournoisement envahie par tes ennemis, nous t’appartenons encore. Si l’on pouvait te guérir, fût-ce en te traitant par le fer rouge, ou te remplacer, ça vaudrait nos vies. Inguérissable, quant à présent irremplaçable. Il ne nous reste donc qu’à servir quand même, et si l’on nous assassine, subir. Notre résistance ferait-elle autre chose qu’aggraver le mal ? Si un Boukharine, un Piatakov, au banc des accusés, s’étaient tout à coup dressés pour démasquer en un tournemain les pauvres camarades menteurs par ordre à leur dernière heure, le procureur faussaire, les juges complices, la fourbe inquisition, le parti bâillonné, le Comité central abêti et terrorisé, le Bureau politique annihilé, le chef en proie à son cauchemar, quelle démoralisation dans le pays – quelle jubilation dans le monde capitaliste, quelles manchettes dans la presse fasciste ! Demandez le Scandale de Moscou, La Pourriture du Bolchevisme, Le Chef dénoncé par ses victimes. – Non vraiment, plutôt la fin, n’importe quelle fin. C’est un compte à régler entre nous, au sein de la société nouvelle rongée par de vieilles maladies… La pensée de Roublev ne cessait pas de tourner dans ce cercle de fer.
Un soir, après le dîner, il mit sa demi-pelisse et son bonnet d’astrakan, dit à Dora : « Je vais prendre l’air là-haut », prit l’ascenseur, se fit conduire sur la terrasse, au-dessus du dixième étage. Un restaurant cher s’y établissait l’été ; et les soupeurs, en écoutant distraitement les violons, contemplaient les feux innombrables de Moscou, envoûtés malgré eux par ces constellations terrestres au sein desquelles les plus infimes lueurs guidaient des vies en travail. C’était plus beau encore l’hiver, quand il n’y avait ni soupeurs ni fleurs, ni abat-jour de couleur sur de petites tables, ni violons ni relents de mouton grillé, de champagne et de cosmétique – rien que l’immense nuit calme sur l’immense ville, le halo rouge de la place de la Passion avec ses réclames lumineuses, ses pistes noires sur la neige, son fourmillement d’êtres et de véhicules sous les lampadaires, le rougeoiement discret, secret, de ses fenêtres… À cette hauteur, l’électricité ne gênait plus la vue, on distinguait parfaitement les étoiles. Des flamboiements de braise, émanés du noir dense des bâtisses, signalaient les places ; les boulevards blancs se perdaient dans l’ombre. Roublev, les mains dans les poches, fit le tour des terrasses sans penser. Un sourire esquissé lui vint entre barbe et moustache. « J’aurais dû obliger Dora à venir voir ça, c’est magnifique, magnifique… » Et il s’arrêta net, tout à fait émerveillé, car, surgi du ciel et de la nuit, un couple enlacé arrivait rapidement sur lui, penché en avant dans un mouvement gracieux de plein vol. Ces amoureux patinaient seuls sur la terrasse, ils fondirent sur Kiril Roublev, l’illuminèrent de leurs visages ravis, de leurs lèvres entrouvertes, lui sourirent, décrivirent, inclinés, une longue courbe aérienne, repartirent vers l’horizon, c’est-à-dire vers l’autre bout de la terrasse, d’où l’on apercevait le Kremlin. Roublev les vit s’arrêter là et s’accouder au garde-fou ; il les rejoignit, s’accouda comme eux. On discernait très bien la haute muraille crénelée, les massives tours de garde, la flamme rouge du drapeau, éclairé par un projecteur, sur la coupole de l’Exécutif, les bulbes des cathédrales, le vaste halo de la place Rouge…
La jeune patineuse jeta un regard de côté sur Roublev en qui elle reconnut le vieux bolchevik influent qu’une auto du Comité central venait chercher tous les matins – l’an dernier. Elle se tourna à demi vers lui. Du bout des doigts son ami lui caressait la nuque.
– C’est là qu’habite le chef de notre parti ? demanda-t-elle en reportant le regard au loin, vers les tours et les créneaux éclairés dans la nuit.
– Il a un appartement au Kremlin, répondit Roublev, mais il n’y habite guère.
– C’est là qu’il travaille ? Quelque part au-dessous du drapeau rouge ?
– Oui, parfois.
La jeune tête médita un moment, puis, tournée vers Roublev :
– C’est terrible à penser qu’un homme tel que lui a vécu pendant des années entouré de traîtres et de criminels ! On tremble pour sa vie… N’est-ce pas terrible ?
Roublev lui fit sourdement écho :
– … terrible.
– Allons, Dina, dit à mi-voix le jeune homme.
Ils se prirent par la taille, redevinrent aériens, s’inclinèrent et, portés par une force enchantée, repartirent sur leurs patins vers un autre horizon… Roublev, un peu crispé, se dirigea vers l’ascenseur.
Chez lui, il trouva Dora pâle, assise en face d’un visiteur inconnu, jeune et bien habillé.
– Camarade Roublev, je vous apporte un pli du Comité de Moscou… (Un grand pli jaune. Rien qu’une convocation pour affaire urgente.) Si vous pouviez venir tout de suite, la voiture est en bas…
– Mais il est onze heures, objecta Dora.
– Le camarade Roublev sera de retour, en voiture, dans vingt minutes, on m’a chargé de vous l’assurer.
Roublev congédia le messager.
– Je descends dans trois minutes.
Les yeux dans les yeux, il considéra sa femme : elle avait les lèvres incolores, une face jaunissante et comme défaillante. Elle murmura :
– Qu’est-ce que c’est ?
– Je ne sais pas. Tu sais, c’est déjà arrivé une fois. Un peu bizarre tout de même.
Aucune lueur nulle part. Aucun secours possible. Ils s’embrassèrent précipitamment, aveuglément, les bouches froides.
– À tout à l’heure.
– À tout à l’heure…
Déserts, les bureaux du Comité. Au secrétariat, un gros Tatare décoré, le crâne rasé, la lèvre ourlée de poils noirs, lisait les journaux en buvant du thé. Il prit la convocation. « Roublev ? Tout de suite… » Ouvrit un dossier dans lequel il n’y avait qu’une feuille dactylographiée. Lut, les sourcils froncés. Leva la tête, une tête bouffie, opaque et pesante de gros mangeur.
– Vous avez votre carte du parti ? Veuillez me la présenter. Roublev sortit de son portefeuille le livret rouge où il était écrit : « affilié depuis 1907 ». Plus de vingt années. Quelles années !
– Bon.
Le livret rouge disparut dans un tiroir dont la clef tourna.
– Vous êtes l’objet d’une instruction criminelle. La carte vous sera rendue, s’il y a lieu, après l’enquête. C’est tout.
Roublev s’attendait au choc depuis trop longtemps. Une sorte de fureur hérissa ses sourcils, souda ses mâchoires, carra ses épaules… Le fonctionnaire recula un peu sur son fauteuil tournant :
– Je ne sais rien de plus, j’ai des ordres précis. C’est tout, citoyen.
Roublev s’en alla, étrangement léger, porté par des idées pareilles à des vols d’oiseaux affolés. C’est ça, le piège – la bête prise au piège, c’est toi, la bête prise, vieux révolutionnaire, c’est toi… Et nous y sommes tous, dans le piège… Est-ce que nous ne nous sommes pas trompés quelque part du tout au tout ? Gredins, gredins !… Un corridor vide, crûment éclairé, le grand escalier de marbre, la double porte tournante, la rue, le froid sec, l’auto noire du messager. Près du messager qui attendait en fumant, quelqu’un encore, une voix basse disant pâteusement :
– Camarade Roublev, vous êtes prié de nous accompagner pour un entretien de quelques instants…
– Je sais, je sais, dit Roublev, rageusement, et il ouvrit la portière, se jeta dans la Lincoln glacée, y croisa les bras, exerçant toute sa volonté à maîtriser une explosion de fureur désespérée…
Les ruelles en deux tons, blanches de neige et bleues de nuit, filèrent dans les glaces. « Ralentissez », commanda Roublev, et le chauffeur obéit. Roublev baissa la glace pour mieux voir un morceau de rue, n’importe lequel. Le trottoir scintillait, couvert de neige vierge. Un vieil hôtel seigneurial du siècle passé, au fronton supporté par des colonnes, semblait dormir depuis cent ans, derrière sa grille. Les troncs argentés des bouleaux luisaient faiblement dans le jardin. C’était tout, à jamais, dans un silence parfait, dans une pureté de rêve. Ville sous la mer, adieu. Le chauffeur accélérait. – C’est nous qui sommes sous la mer. C’est égal, nous avons été des forts.
4. BÂTIR, C’EST PÉRIR
Makéev possédait à un degré exceptionnel le don d’oublier pour grandir. Du petit paysan d’Akimovka par Klioutchévo, La Source, gouvernement de Toula, campagnes vallonnées, vertes et rousses, semées de toits de chaume, il ne lui restait qu’assez de souvenirs élémentaires pour l’enorgueillir d’avoir changé. Petit gars roux pareil à des millions d’autres, promis comme eux au destin de la glèbe, les filles du village n’en avaient pas voulu ; elles l’appelaient avec une nuance de moquerie Artiomka le Grêlé. Le rachitisme infantile donnait à ses jambes une courbe disgracieuse. À dix-sept ans, dans les batailles du dimanche soir, entre ceux de la rue Verte et ceux de la rue Puante, il assommait pourtant son adversaire d’un coup de poing de son invention, placé quelque part entre cou et oreille pour faire naître un vertige instantané… Ces rudes batailles finies, pas une fille ne voulant encore de lui, il se rongeait les ongles, assis sur le seuil délabré de sa maison, en regardant bouger dans la poussière les gros orteils puissants de ses pieds. S’il avait su qu’il y a des mots pour exprimer la méchante torpeur de ces instants-là, il eût murmuré, comme à son âge Maxime Gorki : « Quel ennui, quelle solitude et quelle envie de casser la gueule à quelqu’un ! » – pas pour le plaisir de vaincre, cette fois, mais pour s’évader de soi-même et d’un monde pire. L’Empire fit d’Artème Makéev, en 1917, sous les aigles bicéphales, un soldat passif, aussi sale, aussi désœuvré que tout autre, dans des tranchées de Volhynie. Il passa son temps à marauder dans une contrée visitée avant lui par cent mille maraudeurs pareils à lui ; à s’épouiller laborieusement au crépuscule ; à rêver le viol de rares jeunes paysannes attardées sur ces routes, maintes fois violées, du reste, par beaucoup d’autres… Lui n’osa pas. Il les suivait dans des paysages de craie aux arbres cassés, aux terres évasées en entonnoir ; et l’on y voyait tout à coup jaillir du sol une main recroquevillée, un genou, un casque, une boîte de conserve déchirée en dents de scie. Il suivait ces femmes, la gorge sèche, les muscles lamentablement assoiffés de violence, mais jamais il n’osa.
Une force bizarre, qui l’inquiéta d’abord lui-même, s’éveilla en lui quand il apprit que les paysans prenaient la terre. Il n’eut plus devant les yeux que le domaine seigneurial d’Akimovka, la résidence au fronton bas posé sur quatre colonnes blanches, la statue d’une nymphe au bord de l’étang, les jachères, les bois, le marais, les prés… Il sentit qu’il haïssait inexprimablement les possesseurs inconnus de cet univers, le sien en vérité, de toute éternité, de toute justice, mais qu’on lui avait ravi par un crime sans nom bien antérieur à sa naissance, un crime immense commis contre tous les paysans du monde. C’était ainsi depuis toujours sans qu’il le sût ; et il y avait toujours eu en lui cette haine endormie. Les souffles du vent, passant le soir sur les terres déshéritées de la guerre, lui apportèrent avec des propos inintelligibles des mots révélateurs. On appelait les seigneurs, les messieurs-dames de la résidence, des « buveurs-de-sang ». Le soldat Artème Makéev ne les ayant jamais vus, aucune image humaine ne troubla celle qui naissait de la sorte en lui ; le sang de ses camarades, il l’avait par contre maintes fois contemplé après des éclatements de shrapnel, quand la terre et l’herbe jaunie le buvaient : très rouge d’abord, à vous donner la nausée, bientôt noir ensuite et les mouches s’y mettaient.
Vers ce temps-là, Makéev pensa pour la première fois de sa vie. Ce fut comme s’il se fût mis à parler avec lui-même et il faillit rire, se trouvant comique, eh, je fais l’idiot ! Mais les paroles qui s’agençaient dans sa cervelle étaient si sérieuses qu’elles tuaient le rire et qu’il grimaça comme un homme qui soulève un poids trop lourd pour ses forces. Il se disait qu’il fallait partir, emporter des grenades sous sa capote, revenir au village, mettre le feu à la résidence, prendre la terre. D’où lui vint l’idée du feu ? La forêt s’allume parfois l’été sans que l’on sache comment. Les villages flambent sans que l’on sache où la flamme est née. L’idée du feu l’obligea à penser davantage. Pénible, en effet, de flamber la belle résidence dont on pourrait faire quoi ? Qu’en faire pour les paysans ? Les culs-terreux là-dedans, ça n’était vraiment pas possible… Le nid brûlé, chassé l’oiseau. Brûlé le nid des seigneurs, un fossé plein de terreur et de feu séparerait le passé du présent, on serait des incendiaires, et les incendiaires sont bons pour le bagne ou la potence, il faudrait donc être les plus forts, mais ceci dépassait l’intelligence formelle de Makéev, il sentit ces choses plus qu’il ne les pensa. Il se mit en route seul, en quittant la tranchée pouilleuse par les feuillées. Dans les trains, il rencontra des hommes pareils à lui, partis comme lui ; son cœur en les voyant se gonfla de force. Il ne leur dit rien cependant, car le silence le rendait fort. La résidence flamba. Un escadron de cosaques marcha vers l’insurrection paysanne par les routes vertes : les guêpes bourdonnaient sur la croupe en sueur des chevaux ; des papillons moirés fuyaient l’âcre odeur de cette troupe en marche. Avant qu’elle n’arrivât au village criminel, Akimovka par Klioutchévo, La Source, des télégrammes parvenus au district répandirent mystérieusement la bonne nouvelle : Décret sur la prise des terres, signé des Commissaires du Peuple. Les cosaques l’apprirent d’un vieux tout blanc qui surgit d’entre les arbustes au bord du chemin, sous les bouleaux écaillés d’argent. « C’est la loi, mes fils, la loi, vous ne pouvez plus rien contre la loi. » La terre, la terre ! La loi ! Ce murmure étonné monta au-dessus des cosaques et ils se mirent à délibérer. Les papillons stupéfaits se posèrent dans l’herbe, tandis que la troupe, stoppée par l’invisible décret, faisait halte, ne sachant plus où aller. Quelle terre ? À qui la terre ? Celle des seigneurs ? La nôtre ? À qui ? À qui ? L’officier consterné prit tout à coup peur de ses hommes ; mais personne ne songea à l’empêcher de fuir. Dans l’unique rue d’Akimovka, dont les maisons en rondins et torchis s’espacent, chacune penchée à sa façon au milieu d’un petit enclos feuillu, les femmes aux seins lourds faisaient des signes de croix. N’était-il pas venu pour de bon, cette fois, le temps de l’Antéchrist ? Makéev qui ne se séparait pas de sa ceinture de grenades, sortit alors, le mufle cramoisi, sur le perron de sa maison, une isba croulante au toit percé, pour leur crier, à ces sorcières, de se taire, nom de Dieu ! ou elles verraient bien, nom de Dieu de nom de… Le premier conseil des paysans pauvres de l’endroit l’élut président de son comité exécutif. Le premier arrêté que dicta Makéev à son scribe (celui de la justice de paix du district) ordonnait la fustigation des commères qui parleraient en public de l’Antéchrist, et ce texte, calligraphié en ronde, fut affiché dans la grande rue.
Makéev commençait une carrière assez vertigineuse. Il fut Artème Artémitch, président de l’Exécutif, sans savoir au juste ce qu’était l’Exécutif, mais les yeux bien enfoncés sous l’arcade sourcilière, la bouche serrée, le crâne tondu, la chemise nettoyée de bêtes et, dans l’âme, une volonté nouée comme des racines dans une fente de roche. Il fit chasser de leurs demeures des gens qui regrettaient la police de naguère, il en fit arrêter d’autres que l’on envoya au district et qui ne revinrent plus. On disait de lui qu’il était juste. Il le répéta avec un éclair mat dans le regard, du plus profond de lui-même : juste. S’il avait eu le temps de se regarder vivre, il se fût étonné d’une nouvelle découverte. De même que la faculté de penser s’était révélée à lui avec soudaineté, pour qu’il prît la terre, une autre faculté plus obscure, inexplicablement née quelque part dans sa nuque, ses reins, ses muscles, l’entraînait, le soulevait, le fortifiait. Il n’en savait pas le nom. Les intellectuels eussent appelé cette faculté la volonté. Avant d’apprendre à dire je veux, ce qui ne lui arriva qu’au bout de plusieurs années, quand il se fut accoutumé à haranguer les assemblées, il sut d’instinct ce qu’il fallait faire pour obtenir, imposer, ordonner, réussir, puis éprouver un contentement calme presque aussi bon que celui qui suit la possession d’une femme. Il ne parlait que rarement à la première personne, préférant dire Nous. Ce n’est pas moi qui veux, c’est nous qui voulons, frères. Il parla ses premières fois à des soldats rouges, dans un wagon de marchandises ; il fallait que sa voix dominât le bruit des ferrailles remuées du train en marche. Sa faculté de comprendre s’élargissait d’événement en événement, par illuminations : il voyait très bien les causes, les effets probables, les mobiles des gens, il sentait comment agir, réagir ; il eut beaucoup de mal à réduire tout cela à des mots dans sa tête, puis, ces mots à des idées, à des souvenirs, et jamais il n’y parvint tout à fait bien.
Les Blancs envahirent la contrée. Les Makéev, ces galonnés les pendaient haut et court, avec un écriteau infamant sur la poitrine Brigand ou Bolchevik, ou les deux à la fois. Makéev rejoignit les camarades dans les bois, s’empara d’un train avec eux, en descendit dans une ville de la steppe qui lui plut extraordinairement, car c’était la première grande ville de sa vie et elle vivait doucement sous un soleil torride. On y vendait au marché de grosses pastèques juteuses pour quelques kopecks. Les chameaux s’en allaient lentement par les rues ensablées. À trois kilomètres de là, couché sous des roseaux au bord d’un fleuve chaud scintillant sur les sables, Makéev tira si bien sur des cavaliers enturbannés de blanc que l’on fit de lui un sous-chef. Un peu après, en 1919, il adhéra au parti. La réunion se tenait autour d’un brasier en plein champ, sous des constellations éblouissantes. Les quinze hommes du parti, groupés autour du bureau des Trois, et les Trois, accroupis, des calepins sur les genoux, dans la lueur du feu. Après le rapport sur la situation internationale débité par une voix rugueuse qui donnait à d’étranges noms européens une consonance asiatique – Klé-man-sso, Lloy-Djorge, Guermania, Liebknecht ! –, le commissaire Kasparov demanda « si personne n’élevait d’objection à l’admission du candidat Makéev, Artème Artémiévitch, au sein du parti de la révolution prolétarienne ? – Lève-toi, Makéev », dit-il impérieusement. Makéev était déjà debout, tendu tout droit dans la lueur rougeoyante du feu, aveuglé par elle et par tous les regards fixés sur lui pour cette consécration : aveuglé aussi par une pluie d’étoiles, pourtant immobiles… « Paysan, fils de paysans travailleurs… », Makéev rectifia fièrement : « Fils de paysan sans terre ! » Plusieurs voix approuvèrent hautement son affiliation. « Adopté », dit le commissaire.
À Pérékop, quand il fallut, pour gagner la dernière bataille de cette guerre maudite, entrer dans la mer perfide de Sivach, y marcher, de l’eau jusqu’au ventre, de l’eau jusqu’aux épaules, dans les mauvais endroits – et que serait-ce dix pas plus loin, si ce n’était pas tout à coup le bouillon final ? –, Makéev, sous-commissaire du 4e bataillon, donna plusieurs fois sa vie en la disputant âprement à la peur et à la fureur. Quels trous mortels recelait cette eau blafarde sous le ciel blanc de l’aube ? Est-ce que l’on n’était pas trahi par quelque technicien du commandement ? Les mâchoires soudées, frissonnant tout entier, mais fou de résolution, fou de sang-froid, il portait son fusil à deux mains, élevé au-dessus de sa tête, donnant l’exemple. Le premier, il sortit de la mer, gravit une dune de sable, s’y coucha, le ventre doucement réchauffé, épaula, se mit à tirer, invisible, sur des hommes pris à revers qu’il voyait distinctement s’agiter autour d’un petit canon… Le soir de l’exténuante victoire, un chef, habillé de kaki neuf, se hissa sur l’avant du canon pour lire à la troupe un message du komandarm-commandant de l’armée – que Makéev n’écouta pas, ayant les reins cassés de courbatures et les paupières engluées de sommeil. À la fin, des paroles sévèrement scandées, parvinrent pourtant à son entendement :
– Quel est le valeureux combattant de la glorieuse division des steppes, qui…
Makéev se demanda, lui aussi, mécaniquement, quel pouvait être le valeureux combattant et ce qu’il pouvait bien avoir fait, mais que le diable l’emporte et toutes ces cérémonies avec ou je vais tomber de sommeil, j’en peux plus. Le commissaire Kasparov, à ce moment, arrêta sur Makéev un si drôle de regard vrillé que Makéev se crut en défaut. « Faut croire que j’ai l’air d’un ivrogne », se dit-il en faisant un gros effort pour ne pas laisser ses yeux se fermer. Kasparov cria :
– Makéev !
Et Makéev, titubant, sortit du rang, désigné par un murmure. Lui, lui, lui, Artémitch ! L’Artiomka autrefois méprisé des filles entrait dans la gloire, couvert de boue sèche jusqu’aux épaules, ivre de fatigue, ne désirant plus au monde qu’un peu d’herbe ou de paille pour s’y étendre. Le chef l’embrassa, bouche à bouche. Le chef était mal rasé, il sentait l’oignon cru, la sueur refroidie, le cheval. Puis, ils se regardèrent un court moment, à travers une brume, ainsi que s’abordent des chevaux fourbus, les yeux mouillés. Et Makéev se réveilla en reconnaissant le partisan de l’Oural, le vainqueur de Krassny-Yar, le vainqueur de l’Oufa, le vainqueur de la retraite la plus désespérée, Blücher.
– Camarade Blücher, dit-il pâteusement, je suis… je suis content de te voir… Tu es… Tu es un homme, toi…
Il lui sembla que le chef titubait comme lui, de sommeil.
– Toi aussi, répondit Blücher en souriant, tu es un homme, un vrai… Viens boire le thé, demain matin, à l’état-major de la division.
Blücher avait un visage tanné, tiré en lignes perpendiculaires, et de lourdes poches sous les yeux. De ce jour data entre eux une amitié d’hommes de la même trempe qui se voyaient une petite heure deux fois l’an, dans les camps, les solennités, les grandes conférences du parti.
En 1922, Makéev revint à Akimovka dans une Ford cahotante portant les initiales du C.C. du PC (b) de la RSFSR. Les gosses du village entourèrent la voiture. Makéev les considéra pendant quelques secondes avec une terrible intensité d’émotion : en réalité, il se cherchait parmi eux, mais trop maladroitement pour voir combien plusieurs lui ressemblaient. Il leur jeta toute sa provision de sucre et de monnaie, tapota les joues aux fillettes, plus timides, plaisanta les femmes, coucha avec la plus rieuse de celles qui avaient les seins mûrs, les dents larges, les yeux larges – et s’installa au district, dans la meilleure maison du bourg, en qualité de secrétaire de l’organisation du parti. « Quel pays arriéré !, disait-il. Tout à faire. Les ténèbres, quoi ! » Envoyé de là en Sibérie occidentale pour y présider un exécutif régional. Élu membre suppléant du C.C. dans l’année qui suivit la mort de Wladimir Illitch… Chaque année, des mentions nouvelles s’ajoutaient à la feuille de service de son dossier personnel de membre du parti appartenant à la catégorie des plus responsables. Il gravissait d’un pas sûr, honnêtement, patiemment, les échelons du pouvoir. L’oubli effaçait cependant en lui le souvenir précis de l’enfance et de l’adolescence misérables, de la guerre subie dans l’humiliation, d’un passé sans fierté et sans puissance, si bien que Makéev se sentait supérieur à tous ceux qu’il rencontrait – exception faite des hommes investis par le C.C. d’un plus haut pouvoir. Ceux-là, il les vénérait sans jalousie comme des êtres d’une essence qui n’était pas encore la sienne, mais qui serait un jour la sienne. Avec eux, il se sentait détenteur d’une autorité légitime, intégré à la dictature du prolétariat tout comme une vis en bon acier mise à sa place dans quelque admirable machine souple et compliquée.
Secrétaire de Comité régional, Makéev gouvernait Kourgansk, la ville et la contrée, depuis plusieurs années, avec l’orgueilleuse arrière-pensée de leur donner son nom : Makéevgorod ou Makéevgrad, pourquoi pas ? Le plus simple, Makéevo, lui rappelait trop le langage paysan. La proposition, émise dans les couloirs d’une conférence régionale du parti allait passer – votée à l’unanimité selon l’usage – quand, saisi d’un doute, Makéev lui-même se ravisa au dernier moment.
– Tout l’honneur de mon œuvre, s’exclamait-il à la tribune, sous la grande image de Lénine, revient au parti ! Le parti m’a fait, le parti a tout fait !
Les applaudissements éclatèrent. Makéev effrayé se demandait déjà quelles allusions malheureuses ses paroles pouvaient paraître receler à l’adresse des membres du Bureau politique. Il remonta à la tribune une heure plus tard, ayant consulté les deux récents numéros de la revue théorique Le Bolchevik pour y trouver quelques phrases qu’il lança à l’auditoire avec de courts gestes du poing en avant.
– La plus haute personnification du parti, c’est notre grand, notre génial chef ! Je propose de donner son nom magnifique à la nouvelle école que nous allons construire !
On applaudit de confiance comme on eût voté Makéevgrad, Makéevo, Makéev-City. Il descendit de la tribune en s’épongeant le front, content d’avoir été habile en repoussant la gloire, pour le moment. Cela viendrait. Son nom figurerait sur les cartes, entre les courbes des fleuves, les taches vertes des forêts, les hachures des collines, les souples lignes noires des chemins de fer. Car il avait foi en lui-même autant qu’au socialisme triomphant : et sans doute était-ce la même foi.
Il ne se séparait plus, dans le présent, seul réel, de ce pays, aussi grand que la vieille Angleterre, aux trois quarts étendu sur l’Europe, débordant pour le quatrième sur des plaines et des déserts d’Asie encore sillonnés par les pistes des caravanes. Pays sans histoire : ici passèrent les Khazares au Ve siècle, pareils, sur leurs petits chevaux au poil long, aux Scythes qui les avaient précédés dans les siècles ; ils allaient fonder un empire sur la Volga. D’où venaient-ils ? Quels étaient-ils ? Ici passèrent les Petchenègues, les cavaliers de Gengis, les archers de Khoulagou-Khan, les administrateurs aux yeux bridés et les méthodiques coupeurs de têtes de la Horde d’Or, les Tatares Nogais. Plaines, plaines, les migrations de peuples s’y perdent ainsi que l’eau dans les sables. De cette légende immémoriale, Makéev ne savait que quelques noms, quelques images, mais il aimait, il comprenait les chevaux comme le Petchenègue, comme le Nogai, comme eux il déchiffrait le vol des oiseaux, comme eux des indices indiscernables aux hommes des autres races le guidaient à travers les bourrasques de neige. L’arc des siècles révolus se fût-il, par miracle, retrouvé dans ses mains qu’il s’en fût servi aussi habilement que ces inconnus divers qui avaient vécu de cette terre, y étaient morts, s’y étaient résorbés… « Tout est à nous ! », disait-il sincèrement dans les réunions publiques du club des cheminots et il eût facilement transcrit : « Tout est à moi ! », ne sachant pas bien où finissait le moi, où commençait le nous. (Le moi appartient au parti, le moi ne vaut que parce qu’il incarne, par le parti, la collectivité nouvelle ; seulement, comme il l’incarne puissamment et consciemment, le moi, au nom du nous, possède le monde.) Makéev ne s’y fût pas retrouvé en théorie. Dans la pratique, aucun doute ne l’effleurait. « J’ai quarante mille moutons, cette année, dans le district de Tatarovka ! », jetait-il allègrement à la conférence régionale de la production. « J’aurai l’année prochaine trois briqueteries en activité. Je dis à la Commission du Plan : Camarade, tu dois me donner les trois cents chevaux avant l’automne – ou tu mets en échec le plan pour l’année ! Vous voudriez rattacher au Centre ma seule station électrique ? Je ne marche pas, c’est à moi, j’épuiserai tous les recours, le C.C. en décidera. » Il disait instances pour recours, et croyant dire instances disait insistances.
Deux Narychkine successivement exilés à Kourgansk, à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe , l’un pour des dilapidations jugées excessives quand il déplut à une impératrice obèse et vieillissante, l’autre pour des propos spirituels qu’il tint sur le jacobinisme de M. Bonaparte, bâtirent dans cette ville un petit palais rectiligne, en style empire néogrec, orné d’un péristyle à colonnes. Sur ce palais s’alignèrent les maisons en bois des commerçants, le caravansérail aux murs bas, les jardins des hôtels particuliers. Makéev installa son cabinet dans l’un des salons des gouverneurs-généraux de l’ancien régime, celui précisément où le Narychkine libéral, servi par des serves indolentes, s’était plu à relire Voltaire. Un érudit local le raconta au camarade Artème Artémiévitch. Franc-maçon, ce Narychkine, de la même loge que les décembristes, sincèrement libéral… « Vous croyez vraiment, demanda Makéev, que cette canaille féodale pouvait être sincèrement libérale ? Qu’est-ce que ça veut dire, libéral ? » Un cahier du journal de famille, des tomes dépareillés de Voltaire, un exemplaire de L’Esprit des lois portant des notes marginales de la main de ce grand seigneur traînaient encore au grenier, parmi des vieux meubles dépouillés et des portraits de famille dont l’un, signé de madame Vigée-Lebrun, une émigrée de la Révolution française, représentait un dignitaire gras d’une cinquantaine d’années, au regard châtain, très vif, à la bouche ironique et gourmande… Makéev se le fit montrer, regarda Narychkine bien en face, fit la moue à la vue d’une croix brillante qu’il portait sous le menton, toucha de la pointe de sa botte la bordure du cadre, et laissa tomber : « Pas mal. Vraie gueule de seigneur. À envoyer au musée régional. » On lui traduisit le titre du livre de Montesquieu. Il ricana : « Esprit d’exploiteur… Envoyer à la Bibliothèque… » – « Plutôt au musée… », objecta l’érudit. Makéev se retourna vers lui et d’un ton écrasant (parce qu’il ne comprenait pas) : « Pourquoi ? » L’érudit intimidé ne répondit rien. Sur la porte en acajou à deux battants on mit un écriteau : Cabinet du secrétaire régional. À l’intérieur, grand bureau ; quatre téléphones, dont un fil direct avec Moscou. C.C. et Exécutif central ; des palmiers nains entre les hautes fenêtres, quatre profonds fauteuils de cuir – les seuls que possédât la ville ; sur le mur de droite, carte de la région spécialement dessinée par un ex-officier déporté, sur le mur de gauche, carte de la Commission du plan économique, indiquant l’emplacement des usines futures, des voies ferrées à construire, d’un canal à creuser, de trois cités ouvrières à bâtir, des bains, des écoles, des stades à créer dans la ville… Derrière le confortable fauteuil du secrétaire régional, grand portrait à l’huile du secrétaire général, acheté huit cents roubles aux Magasins universels de la capitale ; lustré, luisant, ce portrait où la tunique verte du chef paraissait découpée dans du gros carton peint, où le demi-sourire du chef s’égarait dans une nullité absolue. – L’aménagement du cabinet fini, Makéev rentra chez lui plein d’une joie sourde.
– Épatant, ce portrait du Chef. Ça, c’est de l’art prolétarien ! dit-il épanoui.
Mais qu’est-ce qui manquait ici ? Quel vide bizarre, irritant, inconvenant, inconcevable ? Il tourna sur ses talons, vaguement mécontent, et les gens autour de lui, l’architecte, le secrétaire du Comité de la ville, le commandant de l’édifice, l’économe, la secrétaire privée éprouvèrent tous le même malaise. Makéev cherchait.
– Et Lénine ? dit-il enfin.
Il reprit avec un reproche presque tonnant :
– Vous avez oublié Lénine, camarades ! Ha ha ha !
On l’entendit rire avec insolence au milieu de la confusion générale. Le secrétaire du Comité de la ville se ressaisit le premier :
– Mais non, camarade Makéev, du tout. On s’est dépêchés de finir ce matin, on n’a pas eu le temps de le placer ici, tenez, la bibliothèque : Œuvres complètes d’Illitch, édition de l’Institut ; au-dessus le même petit buste que chez moi, vous savez.
– Ah bien, dit Makéev, les yeux encore pleins de petites étincelles railleuses.
Et avant de congédier son monde, il énonça d’un ton sentencieux :
– Ne jamais oublier Lénine, camarades, c’est la loi du communiste.
Les gens sortis du cabinet, Makéev se carra dans son fauteuil mobile, le fit joyeusement tourner en plusieurs sens, trempa la plume neuve dans l’encre rouge et, sur le bloc-notes à en-tête (P.C. de L’U.R.S.S. Comité régional de Kourgansk. Le secrétaire régional) mit une grande signature paraphée : A. A. Makéev, qu’il admira un peu. Ensuite, apercevant les téléphones, il leur sourit de ses joues pleines. « Allô, la ville. 76. » D’une voix radoucie : « Alia, c’est toi ? (Rieur, presque câlin.) Rien, rien. Ça va chez toi ? Oui, bon, à tout à l’heure. » Prit le deuxième appareil : « Allô, Sûreté, cabinet du chef. Bonjour, Tikhone Alexéitch, viens donc vers quatre heures. Ta femme va mieux ? Oui, bon, bon. » Merveilleux, tout ça. Il jeta un long regard de convoitise sur le fil direct de Moscou, mais ne trouva rien à dire d’urgent aux hommes du Kremlin ; mit pourtant la main sur l’appareil (si j’appelais la Commission centrale du Plan, au sujet des transperts routiers ?), n’osa pas. Le téléphone, autrefois, l’émerveillait, instrument magique ; maladroit à s’en servir, il le redouta longtemps, perdant beaucoup trop de son assurance devant le petit cornet noir de l’écouteur. Cette magie redoutable, mise tout entière à son service, lui paraissait maintenant un signe de puissance. On craignit, dans les petits comités locaux, ses appels directs. Sa voix impérieuse éclatait dans l’appareil : « Ici, Makéev. (On entendait seulement un Eev surgi.) C’est vous, Ivanov ? Encore des scandales, hein ?… Tolérerai pas… sanctions immédiates… Vous donne vingt-quatre heures !… » Il jouait de préférence ces scènes en présence de quelques collaborateurs déférents. Le sang affluait à sa face massive, à son crâne rasé, large et conique. La semonce terminée, il déposait brusquement le cornet acoustique, levait dans le vague un visage de carnassier mécontent, feignait de ne voir personne, ouvrait un dossier, pour se calmer en apparence. (Mais tout cela n’était qu’un rite intérieur.) Malheur au membre du parti, traduit devant une commission de contrôle, dont le dossier personnel lui tombait à cet instant-là sous la main ! Makéev, d’un œil infaillible, trouvait en quarante secondes le point faible de l’affaire : « s’est prétendu fils de paysans pauvres, en réalité fils d’un diacre ». Le vrai fils de paysans sans terre ricanait durement et, dans la colonne des décisions proposées, mettait : « excl. » (exclure) suivi d’un M implacable, le tout au gros crayon bleu. De ces dossiers-là, il gardait une mémoire déconcertante, capable de les repérer entre cent autres pour maintenir sa décision dix-huit mois plus tard, quand la chemise, grossie d’une douzaine de notes, reviendrait de Moscou. Capable même, si la Commission centrale de Contrôle émettait un avis favorable au maintien du pauvre bougre dans le parti, « avec avertissement grave », de s’y opposer de nouveau avec une habileté machiavélique. Ces affaires-là on les connaissait à la C.C.C., on pensait avec indulgence que Makéev y réglait des comptes personnels, personne au monde ne se doutant du désintéressement absolu de ses colères jouées pour le prestige. Un seul des secrétaires de la C.C.C. se permit parfois de réviser ces décisions : Toulaév. « Échec à Makéev », murmurait Toulaév dans ses grosses moustaches en faisant réintégrer l’exclu que ni lui ni Makéev n’avaient vu, ne verraient jamais. Lors de leurs rares rencontres de Moscou, Toulaév, plus grand personnage que Makéev, tutoyait familièrement ce dernier, mais en lui disant « camarade » pour marquer les distances entre bolcheviks. Toulaév appréciait le caractère de Makéev. Les deux hommes, au fond, se ressemblaient, Toulaév étant plus instruit, plus souple, plus blasé sur l’exercice quotidien du pouvoir (il avait suivi les cours d’une école commerciale en qualité de premier commis chez un gros négociant de la Volga). Toulaév faisait une plus grande carrière. Il lui arriva de plonger Makéev dans une confusion intolérable en relatant devant une assemblée qu’à la manifestation du 1er mai on avait pu compter dans le cortège, à Kourgansk, cent trente-sept portraits, de diverses dimensions, du camarade Makéev, secrétaire régional ; en racontant aussi l’inauguration d’une pouponnière Makéev dans un village kazak qui avait depuis émigré tout entier vers de nouveaux pâturages… ; Makéev, effondré sous les rires, eut des larmes aux yeux, une toux s’étrangla dans sa gorge tandis que, debout, congestionné au-dessus des faces hilares, il demandait la parole… Il ne l’eut pas, car un membre du Bureau politique entrait, vêtu d’une élégante tunique de cheminot, et la salle se levait tout entière pour l’ovation rituelle de sept à huit minutes. Toulaév aborda Makéev en fin de séance.
– Je t’ai bien bourré les côtes ; hein, frère ? Ne te fâche pas pour si peu. Si l’occasion s’en présente, tape-moi dessus sans te gêner. Tu prends un verre ?
C’était le bon temps de la rude fraternité.
En ce temps-là le parti faisait peau neuve. Finis les héros, il fallait de bons administrateurs, des hommes pratiques et non point romantiques. Finis, les élans aventureux de la révolution internationale, planétaire et cætera, pensons à nous-mêmes, bâtissons le socialisme chez nous, pour nous. Le renouvellement des cadres, faisant place aux hommes de second rang, rajeunissait la République. Makéev contribua aux épurations, se fit une renommée d’homme pratique dévoué à la « ligne générale », apprit à répéter pendant une heure d’horloge les phrases officielles qui mettent l’âme en repos. Il éprouva une étrange émotion à recevoir un jour Kasparov. L’ancien commissaire de la division des steppes, le chef des jours brûlants de la guerre civile, entra doucement dans le cabinet du secrétaire régional, sans frapper ni se faire annoncer, vers trois heures de l’après-midi, un jour d’été torride. Un Kasparov vieilli, maigri, rapetissé, en blouse et casquette blanches. « Toi ! », s’exclama Makéev, et il se jeta au-devant du visiteur, l’embrassa, le serra sur sa poitrine. Kasparov paraissait léger. Ils s’assirent face à face dans les fauteuils profonds et le malaise naquit, éteignant la joie.
– Eh bien, dit Makéev, qui ne savait que dire, où vas-tu comme cela ?
Kasparov avait son visage tendu, au regard sévère, des bivouacs dans les steppes d’Orenbourg, de la campagne de Crimée, de Pérékop… Il considérait énigmatiquement Makéev, le jugeant peut-être. Makéev en éprouva une gêne.
– Nommé par le C.C., dit Kasparov, à la direction des transports fluviaux d’Extrême-Orient…
Makéev supputa immédiatement l’étendue significative de cette disgrâce : lointain exil, fonction purement économique, alors qu’un Kasparov eût pu gouverner Vladivostok ou Irkoutsk – pour le moins.
– Et toi ? dit Kasparov, avec une sorte de tristesse dans l’intonation. Pour dissiper le malaise, Makéev se leva, herculéen, massif, la tête glabre. Des taches de sueur parurent sur sa blouse.
– Moi, je bâtis, dit-il joyeusement. Viens voir.
Il conduisit Kasparov devant la carte de la Commission du Plan, irrigations, briqueteries, dépôts de chemins de fer, écoles, bains, haras ; regarde, vieux, comme le pays croît à vue d’œil, nous rattraperons en vingt ans les États-Unis d’Amérique, moi, j’y crois parce que je suis à pied d’œuvre. Sa voix sonnait un peu faux, il s’en aperçut. C’était celle des entretiens officiels… Kasparov écarta d’un geste à peine esquissé les vaines paroles, les plans économiques, la fausse joie du vieux camarade – et c’était bien ce que craignait confusément Makéev. Kasparov dit :
– Tout ça, c’est très bien, mais le parti est au carrefour. C’est le destin de la révolution qui se décide, frère.
Chance inouïe, le téléphone émit à cet instant un grincement aigrelet. Makéev donna des ordres pour le secteur étatisé du commerce. Puis, écartant à son tour ce qu’il préférait ignorer, l’air ingénu, ses larges mains charnues bien ouvertes en un mouvement de démonstration :
– Dans cette contrée-ci, mon vieux, tout est décidé sans retour. La ligne générale, je ne vois que ça. Je vais de l’avant ! Repasse d’ici trois ou quatre ans, tu ne reconnaîtras ni la ville ni les campagnes. Un monde neuf, mon vieux, une nouvelle Amérique ! Un parti jeune, inaccessible à la panique, plein de confiance. Veux-tu présider avec moi ce soir, le défilé sportif des Jeunesses ? Tu verras.
Kasparov hocha évasivement la tête. Encore un thermidorien fini, belle brute administrative connaissant par cœur les quatre cents phrases d’idéologie courante qui dispensent de penser, de voir, de sentir – et même de se souvenir, et même d’éprouver le moindre remords quand on fait les plus sales choses. Il y eut de l’ironie et aussi du désespoir dans le petit sourire dont s’éclaira le visage creusé de Kasparov. Makéev se hérissa sous les effluves de ces sentiments tout à fait étrangers à sa nature, qu’il devina pourtant.
– Oui, oui, bien sûr, disait Kasparov, d’une voix singulière.
Il parut se mettre à l’aise, fit sauter les boutons du col de sa blouse, jeta sa casquette dans l’un des fauteuils, s’assit commodément, les jambes croisées sur le dossier de l’autre.
– Pour un beau cabinet, c’est un beau cabinet, ça. Méfie-toi, Artémitch, du confort bureaucratique, C’est de la vase ; on s’y noie.
Entendait-il être délibérément désagréable ? Makéev en perdit un peu contenance. Kasparov le regardait posément de ses drôles d’yeux gris, calmes dans le danger, calmes dans la passion.
– Artémitch, j’ai fait d’autres réflexions. Nos plans sont irréalisables dans la mesure de 50 à 60 %. Pour les réaliser dans la mesure des 40 % restants, il faudra abaisser les salaires réels de la classe ouvrière au-dessous du niveau qu’ils atteignaient sous le régime impérial – bien au-dessous du niveau actuel des pays capitalistes même arriérés… As-tu réfléchi à cela ? Permets-moi d’en douter. Il faudra dans six mois tout au plus déclarer la guerre aux paysans et se mettre à les fusiller, c’est certain comme deux et deux font quatre. Pénurie de marchandises industrielles plus dépréciation du rouble, disons franchement : inflation cachée, bas prix des céréales imposés par l’État, résistance naturelle des possesseurs des grains, tu connais la chanson. As-tu songé aux suites ?
Makéev avait trop le sentiment du réel pour se permettre une objection, mais il eut peur qu’on entendît, du corridor, de telles paroles prononcées dans son cabinet (sacrilèges ; attentatoires à la doctrine du chef, à tout). Elles le cinglaient, elles le troublaient : il se rendit compte qu’il employait le plus clair de ses efforts à ne pas se tenir lui-même ce terrible langage. Kasparov continuait :
– Je ne suis ni un lâche ni un bureaucrate, je sais le devoir envers le parti. Ce que je te dis, je l’ai écrit au Bureau politique, chiffres à l’appui. Nous avons été trente à signer, tous des rescapés des vieilles prisons, du Taman, du Pérékop, de Cronstadt… Devine comment l’on nous a répondu ? Pour moi, l’on m’a d’abord envoyé inspecter les écoles du Kazakstan, qui n’ont ni maîtres ni locaux, ni livres ni cahiers… On m’envoie maintenant compter les chalands à Krassnoyarsk, ce dont je me contrefous, tu t’en rends compte. Mais que les criminelles sottises continuent pour le plaisir de cent mille bureaucrates trop fainéants pour comprendre qu’ils vont au-devant de leur propre perte et qu’ils entraînent la révolution avec eux, de cela je ne me fous pas du tout. Et toi, mon vieux, tu tiens une place honorable dans la hiérarchie de ces cent mille. Je m’en doutais un peu. Je me demandais quelquefois : qu’est-ce qu’il va devenir ce Makéitch, s’il n’est pas déjà un ivrogne fini ?
Makéev allait et venait nerveusement d’une carte murale à l’autre. Ces mots, ces idées, la présence même de Kasparov lui devenaient intolérablement pénibles, comme s’il se fût senti tout à coup sale, des pieds à la tête, à cause de ces mots, de ces idées, de Kasparov. Les quatre téléphones, les moindres détails du cabinet revêtaient des tonalités odieuses. Et pas d’issue dans les voies de la colère possible, pourquoi ? Il répondit d’un ton las :
– Laissons ces sujets. Tu sais que je ne suis pas un économiste. J’exécute les directives du Parti, voilà tout, maintenant comme autrefois à l’armée avec toi. Et tu m’apprenais à obéir pour la révolution. Qu’est-ce que je peux de plus ? Viens dîner à la maison tout à l’heure. Tu sais, j’ai une nouvelle femme, Alia Saïdovna, une Tatare. Tu viendras ?
Kasparov perçut, sous le ton dégagé, une imploration. Montre-moi que tu m’estimes encore assez pour t’asseoir à ma table, avec ma nouvelle femme, c’est tout ce que je te demande. Kasparov remit sa casquette, sifflota devant la fenêtre ouverte sur le jardin public (disque de gravier rutilant de soleil ; petit buste en bronze noir, juste au milieu).
– Bon, à ce soir, Artémitch ; tu as une jolie ville…
– N’est-ce pas ? reprit vivement Makéev, soulagé.
En bas, le crâne en bronze de Lénine luisait, d’un éclat de pierre polie. Le dîner fut bon, servi par Alia, qui était petite et potelée, de formes arrondies, avec une grâce de bête mate, propre, bien nourrie, des tresses d’un noir bleuté enroulées sur les tempes, des yeux de biche, un profil en courbes douces, toutes les lignes du visage et du corps fondues. De vieilles monnaies d’or de l’Iran lui pendaient aux oreilles, ses ongles étaient passés au rouge grenat. Elle offrit à Kasparov le pilaf, la pastèque juteuse, le vrai thé « comme on n’en trouve plus nulle part », dit-elle gentiment. Kasparov s’abstint d’avouer qu’il n’avait pas, depuis six mois, fait un repas aussi bon. Il garda son masque le plus aimable, raconta les trois seules anecdotes qu’il connût et qu’en lui-même il appelait « les trois petites histoires pour soirées idiotes », s’exaspéra sans rien en laisser paraître à voir le joli rire des dents blanches et des seins ronds d’Alia, le gros rire satisfait de Makéev ; poussa la complaisance jusqu’à les féliciter de leur bonheur.
– Il vous faudrait un serin, dans une jolie cage assez grande, ça fait bien dans un intérieur intime…
Makéev faillit deviner le sarcasme, mais Alia explosait :
– Je l’ai déjà dit, camarade. Demandez donc à Artème si je ne le lui ai pas déjà dit !
Les deux hommes sentirent en se quittant qu’ils ne se reverraient plus – sinon en ennemis.
Visite de mauvais augure : les embêtements commencèrent un peu après. Les épurations du parti et des administrations venaient de finir, énergiquement conduites par Makéev. Il ne restait plus à Kourgansk, dans les bureaux, qu’un faible pourcentage d’anciens, c’est-à-dire d’hommes formés dans les tourmentes des dix années écoulées ; les tendances de gauche (trotskyste), de droite (Rykov-Tomski-Boukharine) et de faux loyalisme (Zinoviev-Kaménev) paraissaient bien anéanties, sans l’être tout à fait en réalité, car la sagesse commandait de réserver l’avenir. Mais les blés rentraient mal. Makéev, conformément aux messages du C.C., visita les villages, y prodigua les promesses et les menaces, se fit photographier entouré de moujiks, de femmes et de gosses ; organisa plusieurs cortèges de cultivateurs enthousiastes qui livraient tout leur blé à l’État. On se rendait à la ville en long convoi de charrettes chargées de sacs, avec des drapeaux rouges, des transparents proclamant un dévouement unanime au parti, des portraits du chef et d’autres du camarade Makéev, portés comme des étendards par les jeunes gens. Un grand air de fête régnait sur ces manifestations. L’Exécutif du soviet régional envoyait à la rencontre de ces cortèges l’orchestre du club des cheminots ; des opérateurs de cinéma appelés de Moscou par téléphone arrivèrent en avion pour filmer l’un de ces convois rouges que l’U.R.S.S. entière vit ensuite défiler sur l’écran. Makéev l’accueillait, debout sur un camion, en criant d’une voix retentissante : « Honneur aux laboureurs d’une terre heureuse ! » Le soir de ce même jour, il veilla tard, dans son cabinet, en compagnie du chef de la Sûreté, du président de l’Exécutif du Soviet et d’un envoyé extraordinaire du C.C., parce que la situation se révélait grave : stocks insuffisants, rentrées insuffisantes, diminution certaine des emblavures, hausse illicite des prix sur les marchés, essor de la spéculation. L’envoyé extraordinaire du C.C. annonça des mesures draconiennes qu’il faudrait appliquer « d’une main de fer ». « Assurément », dit Makéev, craignant de comprendre.
Ainsi s’ouvrirent les années noires. Sept pour cent environ des cultivateurs expropriés puis déportés quittèrent la contrée dans des wagons à bestiaux, sous les clameurs, les pleurs, les malédictions des mioches, des femmes échevelées, des vieillards fous de fureur. Des terres tombèrent en friche, le bétail disparut, on mangea les tourteaux destinés à nourrir les bêtes, il n’y eut plus ni sucre ni pétrole, ni cuir ni chaussures, ni tissu ni papier, il y eut partout la faim aux visages faux et blafards, les chapardages, les combines, la maladie ; la Sûreté décima en vain les services de l’élevage, de l’agriculture, des transports, du ravitaillement, de l’industrie sucrière, de la répartition… Le C.C. recommanda l’élevage du lapin. Makéev fit placarder que « le lapin sera la pierre angulaire de l’alimentation prolétarienne », et les lapins du gouvernement local – les siens – furent les seuls dans la région qui ne crevèrent pas tout au début de l’élevage, parce qu’ils furent les seuls nourris. « Or le lapin même a besoin de manger avant d’être mangé », constatait ironiquement Makéev. La collectivisation de l’agriculture embrassa 82 % des foyers… « Si grand l’enthousiasme socialiste des paysans de la région », écrivit la Pravda qui publia à cette occasion le portrait du camarade Makéev, « organisateur combatif de cette marée montante ». Ne demeuraient en dehors des kolkhozes que des paysans isolés dont les maisons sommeillaient à l’écart des routes, quelques hameaux peuplés de Mennonites, un village où résistait un ancien partisan de l’Irtych, deux fois décoré de l’ordre du Drapeau rouge, qui avait connu Lénine et que l’on n’arrêtait pas pour cette raison… Une fabrique de conserves de viande se construisait cependant, pourvue d’un outillage américain du dernier modèle, et complétée par une tannerie, une cordonnerie, une manufacture de cuirs spéciaux pour l’armée : elle fut achevée dans l’année où la viande et le cuir disparurent. On construisit aussi des habitations confortables pour les dirigeants du parti et les techniciens, une cité ouvrière non loin de la fabrique morte… Makéev faisait face à tout, guerroyait à la vérité « sur trois fronts » pour exécuter les ordres du C.C., accomplir le plan d’industrialisation, ne pas laisser mourir la terre. Où prendre le bois sec pour les constructions, les clous, le cuir, les vêtements de travail, les briques, le ciment ? À chaque instant les matériaux faisaient défaut, les hommes affamés volaient ou se sauvaient, il ne restait entre les mains du grand bâtisseur que des papiers, circulaires, rapports, ordres, thèses, prévisions officielles, textes de discours comminatoires, motions votées par les brigades de choc. Makéev téléphonait, se jetait dans sa Ford, maintenant usée comme une vieille voiture d’état-major d’autrefois, arrivait à l’improviste sur un chantier, comptait lui-même, les sourcils terriblement froncés, les tonneaux de ciment, les sacs de chaux, interrogeait les ingénieurs : les uns mentaient en jurant de construire même sans bois ni briques, les autres mentaient en démontrant l’impossibilité de construire avec ce ciment-là. Makéev se demandait s’ils ne conspiraient pas tous la perte de l’Union et la sienne. D’abord, Makéev sentait, savait qu’ils disaient en tout la vérité ; Makéev, sa serviette sous le bras, la casquette sur la nuque, se faisait conduire à toute allure, à travers les taillis et les plaines vers le kolkhoze « Gloire à l’Industrialisation ! » qui n’avait plus un cheval, où les dernières vaches allaient mourir faute de fourrage, où l’on venait de voler nuitamment trente bottes de foin, peut-être pour nourrir des chevaux portés morts, mais cachés en réalité dans la forêt dormante de Tchertov-Rog. La Corne du Diable. Le kolkhoze semblait désert, deux jeunes communistes venus de la ville y demeuraient au milieu de l’hostilité et de l’hypocrisie générales, le président, si désemparé qu’il en bafouillait, expliquait au camarade secrétaire du Comité régional que les enfants étaient tous malades de faim, qu’il fallait tout de suite au moins un camion de pommes de terre pour que l’on puisse reprendre le travail des champs, les rations allouées par l’État à la fin de l’année écoulée (une année de disette) ayant été insuffisantes de deux mois, nous le disions bien, vous en souvenez-vous ? Makéev se fâchait, promettait, menaçait inutilement, gagné par un désespoir stupide… Vieilles histoires sans fin répétées, archiconnues, il en perdait le sommeil. La terre dépérissait, les bêtes crevaient, les gens crevaient, le parti souffrait d’une sorte de scorbut, Makéev voyait mourir jusqu’aux routes où les charrois ne passaient plus, envahies par l’herbe…
Tellement haï, lui-même, par les gens, qu’il ne sortait plus en ville à pied que par nécessité, se faisant alors accompagner d’un agent civil qui le suivait à un mètre, la main sur la poche-revolver ; lui-même marchait avec une canne, prêt à parer l’agression. Sa maison, il la fit entourer de clôtures et garder par des miliciens. Le drame se corsa tout à coup dans la troisième année de disette, le jour où il reçut par le téléphone de Moscou l’ordre confidentiel de procéder avant les semailles d’automne à une nouvelle épuration des kolkhozes afin de réduire les résistances cachées.
– Qui a signé cette décision ?
– Le camarade Toulaév, troisième secrétaire du C.C.
Makéev remercia sèchement, coupa la communication, asséna un coup de poing mou sur la table.
– C’est positivement fou…
Une bouffée de haine lui monta à la tête contre Toulaév, les longues moustaches de Toulaév, la face large de Toulaév, le bureaucrate sans cœur Toulaév, l’affameur Toulaév… Alia Saïdovna vit rentrer ce soir-là un Makéev mauvais, ressemblant à un bouledogue. Il ne l’entretenait que très rarement des affaires ; il se parlait davantage à lui-même car, sous le coup de l’émotion, penser en silence lui devenait difficile. Alia au doux profil mat, des monnaies d’or sous les lobes de ses jolies oreilles, l’entendit gronder :
– Je ne veux pas d’une nouvelle famine, moi. Nous avons payé notre écot, mon vieux, ça suffit. Je ne marche plus. La région n’en peut plus. Les routes meurent ! Non, non, non, non. J’écris au C.C.
Il le fit, après une nuit blanche, une nuit d’angoisse. La première fois de sa vie, Makéev refusait d’exécuter un ordre du C.C., y dénonçait l’erreur, la folie, le crime. Tantôt c’était trop fort, tantôt pas assez : à se relire, terrifié de sa propre audace, il se disait qu’il eût réclamé lui-même l’exclusion et l’arrestation de quiconque se fût permis de commenter en ces termes une directive du parti. Mais les labours envahis par l’ivraie, les pistes mangées par l’herbe, les enfants aux ventres ballonnés par la faim, les échoppes vides du commerce-détail étatisé, les regards noirs des paysans étaient là, réellement là. Il déchira coup sur coup plusieurs brouillons. Alia, chaude et inquiète, se retournait, fiévreuse, dans le grand lit ; elle ne l’attirait plus que rarement – petite femelle qui ne comprendrait jamais. Le mémoire sur la nécessité de différer ou annuler la circulaire Toulaév concernant la nouvelle épuration des kolkhozes partit le lendemain. Makéev eut la migraine, traîna dans les chambres, en pantoufles, débraillé, derrière les volets clos à la grande chaleur. Alia lui apportait, sur un plateau, des petits verres de vodka, des concombres salés, de grands verres d’eau si fraîche que la buée les endiamentait. L’insomnie lui laissait les yeux rouges, il avait les joues velues, ne s’étant pas rasé, il sentait la sueur…
– Tu devrais faire un voyage, Artème, suggéra Alia, ça te ferait du bien.
Il l’aperçut : la chaleur hallucinante de trois heures embrasait la ville, les plaines, les steppes environnantes, transperçait les parois de la demeure, brasillait dans les veines alourdies. Trois pas à peine le séparaient d’Alia qui recula, chancela au bord du divan, renversée, violemment pétrie du cou aux genoux par les mains sèches d’Artème, la bouche écrasée par sa bouche suffocante ; déchiré le kaftan de soie qui ne cédait pas assez vite, meurtries les jambes insuffisamment promptes à s’ouvrir…
– Alia, tu es veloutée comme une pêche, dit Makéev en se relevant, rafraîchi. Le C.C. va voir maintenant si c’est cet imbécile de Toulaév qui a raison – ou moi !
La possession de la femme lui procurait pour un moment le sentiment d’une victoire sur l’univers.
Sa bataille contre Toulaév, Makéev ne pouvait que la perdre en quinze jours. Accusé par son puissant adversaire de verser dans la « déviation opportuniste de droite », il se vit au bord de l’abîme. Des chiffres et plusieurs lignes du mémoire Makéev cités pour dénoncer « les incohérences de la politique agraire du Bureau politique » et « le funeste aveuglement de certains dirigeants », se retrouvaient dans un document probablement rédigé par Boukharine et livré à la Commission de Contrôle par un indicateur. Makéev, se voyant perdu, se renia sur l’heure avec passion. Le Politbureau et l’Orgbureau – bureau d’organisation – décidèrent de le maintenir à son poste puisqu’il abjurait ses erreurs et procédait avec une énergie exemplaire à la nouvelle épuration des kolkhozes. Loin d’épargner ses propres protégés, il se montra si soupçonneux envers eux que plusieurs prirent le chemin des camps de concentration. Rejetant sur eux ses propres responsabilités, il refusait durement de les voir ou d’intercéder pour eux. Du fond des prisons, certains écrivirent qu’ils n’avaient fait qu’exécuter ses ordres.
– L’insouciance contre-révolutionnaire de ces éléments démoralisés, dit alors Makéev, ne mérite aucune indulgence. Ils ne visent qu’à discréditer la direction du parti.
Lui-même finissait par le croire.
N’allait-on pas se souvenir de son désaccord avec Toulaév lors de l’élection du Conseil suprême ? Un flottement dans les comités du parti inquiéta Makéev. En maint endroit on préférait aux candidatures de dirigeants communistes celles des hauts fonctionnaires de la Sûreté ou des généraux. Jour de joie ! La rumeur officielle rapporta ce propos d’un membre du Bureau politique : « La candidature Makéev est la seule possible dans la région de Kourgansk… Makéev est un bâtisseur. » Les transparents surgirent aussitôt en travers des rues, clamant : Votez pour le bâtisseur Makéev ! – candidat unique, du reste. À la première session du Conseil suprême, à Moscou, Makéev, à l’apogée de son destin, rencontra dans les couloirs Blücher.
– Salut, Artème ! lui dit le commandant en chef de la valeureuse Armée spéciale du Drapeau rouge de l’Extrême-Orient.
Makéev, enivré, répondit :
– Salut, maréchal ! Comment vas-tu ?
Ils allèrent ensemble au buffet, bras dessus, bras dessous comme de vieux copains qu’ils étaient. Épaissis tous les deux, les visages pleins et soignés, des poches de fatigue sous les yeux, habillés de drap fin bien coupé, décorés : Blücher portait sur le sein droit quatre plaques éclatantes, trois de l’ordre du Drapeau rouge, une de l’ordre de Lénine ; Makéev, moins héroïque, n’avait qu’un Drapeau rouge et l’insigne du Travail… L’étrange fut qu’ils n’eurent rien à se dire. Ils échangèrent avec une joie sincère des phrases de journal :
– Alors, tu bâtis, mon cher vieux ? Ça va ? Heureux, solide ?
– Alors, maréchal, tu les tiens en respect les petits Japs ?
– Ça oui, ils peuvent toujours venir !
Des députés du Nord sibérien, de l’Asie centrale, du Caucase, en costumes nationaux s’attroupaient pour les considérer. Makéev, sur qui rejaillissait la gloire de l’homme de guerre, s’admirait lui-même. Il pensa : « Nous ferions un beau cliché. » Le souvenir de cet instant mémorable lui devint amer à quelques mois de là, après les combats de Tchang-Kou-Feng où l’armée d’Extrême-Orient reconquit sur les Japonais deux hauteurs contestées dominant la baie de Possiet, dont l’importance stratégique jusqu’alors ignorée se révélait énorme. Le message d’information du C.C., consacré à ces événements glorieux, ne fit pas mention du nom de Blücher. Makéev comprit et fut glacé. Il se sentit compromis. Blücher, Blücher descendait à son tour aux ténèbres souterraines ! Inconcevable !… Quelle chance que nul cliché n’ait fixé l’image de leur dernier entretien !
Makéev vivait assez calmement au milieu des proscriptions parce qu’elles ravageaient surtout des cercles dirigeants d’autrefois et de la veille auxquels il n’appartenait plus. « En gros, socialement, la vieille génération est usée… Tant pis pour elle, l’époque n’est pas aux sentiments… Héros d’hier, déchets d’aujourd’hui, c’est la dialectique de l’histoire… » Ses arrière-pensées lui disaient que sa génération à lui montait, par contre, pour remplacer celle qui succombait. Des hommes moyens devenaient grands, leur jour venu, n’était-ce point justice ? Bien qu’il eût connu et admiré au pouvoir bon nombre des accusés des grands procès, il acceptait leur fin avec une sorte de zèle. Ne comprenant que l’argument épais, l’énormité des accusations ne lui déplaisait pas – nous ne sommes pas des subtils, nous autres, et quoi de plus naturel que d’accabler sous le mensonge l’ennemi qu’il faut supprimer ? Exigence de la psychologie des masses d’un pays arriéré. Appelé au pouvoir par les sous-ordres du chef unique, incorporé à la puissance des proscripteurs, Makéev ne s’était jamais senti menacé. En abattant Blücher, une invisible faux l’effleurait. Le maréchal avait-il été relevé de son commandement ? Arrêté ? Allait-il reparaître ? Si on ne le jugeait pas, c’était peut-être que tout n’était pas encore fini pour lui ; quoi qu’il en fût, on ne prononçait plus son nom… Makéev eût voulu l’oublier, mais ce nom, cette ombre le poursuivaient dans son travail, dans son silence, dans son sommeil, il eut peur, en prenant la parole devant des fonctionnaires de la région, de tout à coup jeter ce nom obsédant au travers d’une période. Et plus il le chassait de son âme, plus ce nom revenait sur ses lèvres, au point qu’il crut l’avoir mêlé, dans un message lu à haute voix, à ceux des membres du Bureau politique…
– La langue ne m’a-t-elle pas fourché ? demanda-t-il d’un ton négligent, à l’un des membres du Comité régional.
Et une angoisse folle le tenaillait.
– Mais non, répondit le camarade interrogé. C’est singulier. Vous l’avez cru ?
Makéev le regarda, saisi d’une vague terreur. « Il se joue de moi… » Les deux hommes rougirent, embarrassés.
– Vous avez été très éloquent, Artème Artémiévitch, dit le membre du Comité, pour rompre la gêne. Vous avez lu l’adresse au Bureau politique avec un magnifique élan…
Makéev acheva de se troubler. Ses grosses lèvres remuaient en silence. Il faisait un effort insensé pour ne pas dire : « Blücher, Blücher, Blücher, vous entendez ? J’ai nommé Blücher, Blücher… » Son interlocuteur s’inquiéta :
– Vous vous sentez mal, camarade Makéev ?
– Un étourdissement, dit Makéev, qui avalait sa salive.
Il surmonta cette crise, il vainquit l’obsession, Blücher ne reparut pas, ce fut un peu plus fini chaque jour. D’autres disparitions, de moindre importance, continuaient. Makéev décida fermement de les ignorer. « Les hommes tels que moi ont besoin d’un cœur de pierre. Nous bâtissons sur des cadavres, mais nous bâtissons. »
Cette année-là, les épurations et les mutations de personnel ne prirent fin, dans la région de Kourgansk, qu’au milieu de l’hiver. À la veille du printemps, par une nuit de février, Toulaév fut tué à Moscou. Makéev, en apprenant cette nouvelle, poussa un cri de joie. Alia, le corps moulé dans de la soie, faisait des patiences. Makéev jeta devant lui l’enveloppe rouge des messages confidentiels.
– En voilà un qui ne l’a pas volé ! Tête de pierre ! Ça l’attendait depuis longtemps. Un attentat ? Simplement quelque type dont il empoisonnait l’existence lui aura flanqué une brique sur la gueule… Il l’a bien cherché, avec son caractère de chien hargneux…
– Qui ? demanda Alia sans lever la tête parce qu’entre elle et le roi de cœur les cartes faisaient pour la deuxième fois surgir la dame de carreau.
– Toulaév. On m’écrit de Moscou qu’il vient d’être assassiné…
– Mon Dieu, dit Alia, préoccupée par la dame de carreau, sans doute une femme blonde.
Makéev reprit avec irritation :
– Je t’ai déjà dit cent fois de ne pas invoquer Dieu comme une paysanne.
Les cartes claquèrent sous les jolis doigts aux ongles rouge sang. Agacement. La dame de carreau confirmait les allusions perfides de la femme du président du soviet, Dorothéya Guermanovna, une Allemande au grand corps mou, qui savait toutes les histoires de la ville depuis dix ans… et les réticences habiles de la manucure et les données mortellement précises de la lettre anonyme laborieusement composée en gros caractères découpés dans les journaux, il y en avait bien quatre cents collés un à un pour dénoncer la caissière du cinéma L’Aurore qui couchait auparavant avec le directeur des services communaux, devenue depuis plus d’un an la maîtresse d’Artème Artémiévitch, à preuve qu’elle avait fait l’hiver passé un avortement à la clinique du Guépeou, reçue sur recommandation personnelle, puis avait eu un congé payé d’un mois, passé à la maison de repos des travailleurs de l’Enseignement, sur recommandation spéciale, à preuve que le camarade Makéev s’était alors rendu deux fois à la maison de repos et même y avait passé la nuit… L’épître continuait ainsi plusieurs pages durant, tout en lettres chevauchantes, inégales, formant des dessins saugrenus. Alia leva sur Makéev des yeux chargés d’une attention tellement intense qu’ils en devenaient cruels.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda l’homme vaguement inquiet.
– Qui est-ce que l’on a tué ? demanda la femme, défigurée par l’attention et la détresse.
– Mais Toulaév, Toulaév, es-tu sourde ?
Alia s’approcha de lui à le toucher, pâle, droite, les épaules durcies, les lèvres tremblantes :
– Et cette caissière blonde, qui est-ce qui la tuera, dis-le-moi, traître et menteur ?
Makéev commençait à saisir la gravité du choc pour le parti : remaniement du C.C., règlement des comptes dans les bureaux, attaques de fond contre la droite, accusations mortelles contre la gauche exclue, ripostes, quelles ripostes ? Un vent nocturne, énorme et tournoyant, chassait de cette chambre la calme lumière du jour, l’enveloppait, lui faisait courir jusque dans ses moelles des frissons froids… À travers ces terribles souffles noirs, la pauvre apostrophe tremblée d’Alia, le pauvre masque brouillé d’Alia lui parvenaient mal.
– Fous-moi la paix ! cria-t-il, hors de lui.
Il ne savait pas penser à la fois aux grandes choses et aux petites. Il s’enferma avec son secrétaire privé pour préparer le discours qu’il prononcerait le soir à l’assemblée extraordinaire des fonctionnaires du parti, un discours massue, crié du fond de la poitrine, ponctué du poing fermé. Il parla comme s’il se fût battu là, en combat singulier, avec les ennemis du parti. Ceux des Ténèbres, la contre-révolution mondiale, le trotskysme au groin de métal marqué d’une croix gammée, le fascisme, le Mikado… « Malheur à la vermine puante qui a osé lever une main armée contre notre grand parti ! Nous l’anéantirons à jamais, jusque dans sa descendance ! Éternelle mémoire à notre grand, à notre sage camarade Toulaév, bolchevik de fer, disciple inébranlable de notre chef bien-aimé, le plus grand des hommes de tous les siècles !… » À cinq heures du matin, trempé de sueur, entouré de secrétaires éreintés, Makéev corrigeait encore le texte sténographique de son discours qu’un courrier spécial, partant deux heures plus tard, apporterait à Moscou. Quand il se coucha, le grand jour régnait lumineusement sur la ville, les plaines, les chantiers, les pistes des caravanes. Alia venait de s’assoupir après une nuit de tourments. Percevant la présence du mari, voici qu’elle ouvrit les yeux sur la blancheur du plafond, la réalité, sa souffrance. Et elle descendit doucement du lit, presque nue, s’entrevit dans le miroir, les cheveux défaits, les seins tombants, blême, enlaidie, délaissée, humiliée, pareille à une vieille femme – à cause de la caissière blonde du cinéma L’Aurore. Se rendait-elle compte de ce qu’elle faisait ? Qu’allait-elle chercher dans le tiroir à colifichets ? Elle y trouva un petit couteau de chasse à manche de corne, qu’elle prit. Elle revint vers le lit. Les draps écartés, la robe de chambre ouverte, Artème dormait profondément, la bouche close, le bord des narines ourlé de gouttelettes, son grand corps nu, couvert de poils fauves, abandonné… Alia le contempla un moment comme étonnée de le reconnaître, plus étonnée encore d’y découvrir quelque chose de tout à fait inconnu, quelque chose qui lui échappait sans rémission, peut-être une présence étrangère, une âme de sommeil, pareille à une lueur secrète que le réveil dissipait. « Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu », se répétait mentalement Alia pressentant qu’en elle-même une force allait lever le couteau, ramasser un élan, frapper ce corps mâle étendu, ce corps mâle aimé jusqu’au fond de la haine. Où frapper ? Chercher le cœur, bien protégé par une cuirasse d’os et de chair, difficile à atteindre en profondeur, trouer le ventre offert, où les blessures sont facilement mortelles, déchirer le sexe couché dans sa toison, chair molle, exécrable et attendrissante ? Cette idée, mais ce n’était pas une idée, c’était déjà l’ébauche d’un acte, chemina ténébreusement dans les centres nerveux… Ce sombre flux en croisa un autre, d’inquiétude. Alia tourna la tête et vit que Makéev, les yeux grands ouverts, la regardait avec une sagacité terrifiante.
– Alia, dit-il simplement, jette ce couteau.
Elle fut paralysée. Redressé d’un bond, Artème lui serrait le poignet, ouvrait sa petite main débile, jetait au loin le couteau à manche de corne. Alia s’affaissait dans la honte et le désespoir, de grosses larmes étincelantes suspendues aux cils. Elle se sentait une enfant mauvaise prise en faute, sans secours concevable, et maintenant il la rejetterait loin de lui ainsi qu’une chienne malade – à noyer.
– Tu voulais me tuer ? dit-il. Tuer Makéev, secrétaire du Comité régional, toi, membre du parti ? Tuer le bâtisseur Makéev, misérable ? Me tuer pour une caissière blonde, sotte que tu es ?
La colère montait en lui, au travers de ces paroles claires.
– Oui, dit Alia, faiblement.
– Imbécile, imbécile ! On t’aurait gardée six mois dans une cave, y as-tu pensé ? Puis une nuit, vers deux heures du matin, on t’aurait emmenée derrière la gare et envoyé une balle là, tiens, là (il lui plaça une dure chiquenaude sur la nuque), comprends-tu ? Veux-tu qu’on divorce ce matin même ?
Elle dit rageusement :
– Oui.
Et en même temps plus bas, ses longs cils abaissés :
– Non. Tu es un menteur et un traître, répétait-elle avec une sorte d’automatisme en essayant de rassembler ses idées.
Elle continua :
– On a tué Toulaév pour moins et tu t’en es réjoui. Tu l’avais pourtant aidé à organiser la famine, tu le disais assez souvent ! Mais lui n’a peut-être pas menti à une femme, comme toi !
C’était de si terribles propos que Makéev ouvrit sur sa femme des yeux affolés. Il se sentit désespérément débile. La fureur seule l’empêcha de défaillir. Il éclata :
– Jamais ! Jamais je n’ai dit ni pensé ton criminel galimatias… Tu es indigne du parti… Saleté !
Il erra dans la chambre en tous sens, en gesticulant comme un dément. Alia, allongée sur le divan, le visage dans les coussins, ne bougeait pas. Il revint tout à coup vers elle, une ceinture de cuir à la main, lui écrasa la nuque de sa main gauche, et de la droite frappa, fouetta, fouetta à en perdre haleine le corps à peine couvert de soie qui se convulsait doucement sous sa poigne… Quand ce corps cessa de bouger, quand le souffle gémissant d’Alia parut s’éteindre, Makéev, apaisé, se retourna, s’écarta, revint essuyer doucement avec un tampon imbibé d’eau de Cologne le visage de sa femme devenue en quelques instants laide, d’une laideur pitoyable de petite fille… Il alla chercher de l’ammoniaque, mouilla des essuie-mains, fut diligent et habile ainsi qu’un bon infirmier… Et, reprenant ses sens, Alia vit penchés sur elle les yeux verts de Makéev, aux prunelles rétrécies, pareils à des yeux de chat… Artème lui embrassa lourdement, chaudement le visage, puis se détourna d’elle.
– Repose-toi, petite sotte, je vais travailler.
La vie normale reprit pour Makéev, entre Alia silencieuse et la dame de carreau, envoyée par précaution aux chantiers de la nouvelle usine électrique, entre plaine et forêt, où elle dirigeait l’enregistrement du courrier. Ces chantiers travaillaient vingt-quatre heures par jour. Le secrétaire du Comité régional y faisait de fréquentes apparitions afin de stimuler l’effort des brigades d’élite, de suivre lui-même l’exécution des plans hebdomadaires, de recevoir les rapports du personnel technique, de contresigner les télégrammes adressés chaque jour au Centre… Il en revenait épuisé, sous les étoiles limpides. (Pendant ce temps, quelque part dans la ville, des mains inconnues, travaillant au cœur du mystère, découpaient obstinément dans des journaux des lettres d’alphabet de toutes dimensions, les collectionnaient, les alignaient sur des feuilles de cahier ; il en faudrait bien cinq cents pour l’épître méditée. Ce patient travail s’accomplissait dans la solitude, le mutisme, l’éveil de tous les sens ; les journaux mutilés, alourdis d’une pierre, descendaient au fond d’un puits, car les brûler eût fait de la fumée – pas de fumée sans feu n’est-il pas vrai ? Les mains secrètes apprêtaient l’alphabet démoniaque, l’esprit ignoré du monde réunissait les traits, les indices épars, les éléments infinitésimaux de plusieurs certitudes cachées, inavouables…)
Makéev projetait de se rendre à Moscou pour y débattre avec les dirigeants de l’électrification la question des matériaux déficitaires ; par la même occasion, il informerait le C.C. et l’Exécutif central des progrès réalisés au cours du semestre dans l’aménagement des routes et l’irrigation (grâce à la main-d’œuvre pénitentiaire à bon marché) ; peut-être ces progrès compenseraient-ils le dépérissement de l’artisanat, la crise de l’élevage, le mauvais état des cultures industrielles, le ralentissement du travail aux ateliers du chemin de fer… Il reçut avec plaisir le bref message – confidentiel, urgent – du C.C. l’invitant à assister à une conférence des secrétaires régionaux du Sud-Ouest. Parti deux jours d’avance, Makéev dépouilla allègrement dans le coupé bleu du wagon-lit les rapports du Conseil économique de la région. Les spécialistes de la commission centrale du Plan trouveraient à lui parler ! Des champs de neige illimités, semés de pauvres toits, fuyaient dans les glaces ; l’horizon des bois était triste sous les ciels plombés, la lumière remplissait les espaces blancs d’une immense attente. Makéev contempla les belles terres noires qu’un dégel prématuré couvrait par endroits de flaques dans lesquelles se poursuivaient les nuages. « Indigente Russie, opulente Russie ! », murmurait-il parce que Lénine, en 1918, cita ces deux vers de Nekrassov. Les Makéev, à force de labourer ces terres, y faisaient surgir de l’indigence l’opulence.
À la gare de Moscou, Makéev obtint sans peine qu’on lui envoyât une auto du C.C. et ce fut une grande voiture américaine d’une forme singulière, arrondie, allongée, « aérodynamique », expliqua le chauffeur, vêtu à peu près comme les chauffeurs des millionnaires dans les films d’importation. Makéev trouva qu’en sept mois bien des choses s’étaient améliorées dans la capitale. La vie s’y poursuivait au milieu d’une transparence grise, sur le nouvel asphalte, tous les jours nettoyé des neiges, avec acharnement. Les étalages avaient bonne mine. À la commission centrale du Plan, dans un building en ciment armé, verre et acier, de deux à trois cents bureaux, Makéev, reçu en très gros personnage, selon son rang, par des fonctionnaires élégants, à grosses lunettes et complets d’allure britannique, obtint sans effort ce qu’il souhaitait : matériaux, supplément de crédits, renvoi d’un dossier au service des projets, création d’une route hors plan. Comment eût-il pu deviner que les matériaux n’existaient pas et que toutes ces compétences impressionnantes n’avaient plus elles-mêmes qu’une existence spectrale, le B.P. venant de décider en principe l’épuration et la réorganisation complète des bureaux du grand plan ? Makéev, content, fut plus important que jamais. Sa pelisse carrée, sa simple casquette fourrée, contrastaient avec la mise parfaite des techniciens et faisaient ressortir en lui le bâtisseur provincial. « Nous autres, défricheurs des terres vierges… » Il plaçait de petites phrases comme celle-ci dans l’entretien, et elles ne sonnaient pas faux.
Des rares vieux camarades qu’il tenta de rechercher le deuxième jour, pas un ne se trouva à sa portée. L’un était malade dans une clinique de la grande banlieue, trop loin ; sur deux autres, il n’obtint, par le téléphone, que des réponses évasives, Makéev, la seconde fois, se fâcha. « Ici Makéev, vous dis-je. Makéev du C.C., vous m’entendez ? Je vous demande où est Foma, on peut bien me le dire à moi, je pense… » L’incertaine voix d’homme, au bout du fil, baissa de ton comme si elle eût voulu se dérober, et murmura : « Il est arrêté… » Arrêté, Foma, bolchevik de 1904, fidèle à la ligne générale, ex-membre de la commission centrale de contrôle, membre du collège spécial de la Sûreté ? Makéev suffoqua, grimaça, perdit un moment sa contenance. Que se passait-il encore ?
Il décida de passer la soirée seul, à l’Opéra. Entré dans la grande loge gouvernementale, autrefois celle de la famille impériale, un peu après le lever du rideau, il n’y trouva qu’un couple de vieilles gens installé au premier rang vers la gauche. Makéev salua discrètement Popov, l’un des directeurs de conscience du parti, petit vieux négligé au teint gris, au profil mou, à la barbiche jaunâtre, vêtu d’une tunique grise déformée aux poches ; sa compagne lui ressemblait étonnamment. Il parut à Makéev qu’elle lui rendait à peine son salut, évitant même de tourner la tête vers lui. Popov croisa les bras sur le velours de l’appui, toussota, fit la moue, tout à fait absorbé par le spectacle. Makéev prit place à l’autre bout du rang. Les fauteuils vides agrandissaient la distance entre lui et eux ; même rapprochés, la vaste loge les eût environnés de solitude. Makéev ne parvint à s’intéresser ni à la scène ni à la musique – qui le soûlait comme une drogue, remplissant tout son être d’émoi, sa tête d’images sans suite, tantôt violentes, tantôt plaintives, sa gorge de cris prêts à naître ou de soupirs, ou d’une sorte de lamentation. Il se répéta que tout allait très bien, que c’était un des plus beaux spectacles du monde, encore qu’appartenant à la culture de l’ancien régime, mais de cette culture nous sommes les héritiers légitimes, les conquérants, Et puis, ces danseuses, ces jolies danseuses, pourquoi ne pas les oublier ? (Désirer était encore une de ses façons d’oublier.)
À l’entracte, les Popov s’en allèrent si discrètement qu’il ne s’aperçut de leur départ qu’à l’accroissement de sa solitude dans la vaste loge. Un moment il contempla debout l’amphithéâtre constellé de feux, de toilettes et d’uniformes. « Notre Moscou, capitale du monde. » Makéev sourit. Sur le chemin du foyer, un officier à lunettes biseautées, qui avait au-dessus d’une moustache habilement découpée en carré, un petit nez recourbé, en bec de chouette, le salua très respectueusement. Makéev, en lui rendant son salut, l’arrêta d’un mouvement du menton. L’autre se présenta :
– Capitaine Pakhomov, commandant du service d’ordre, heureux de vous servir, camarade Makéev.
Flatté d’être reconnu, Makéev l’eût volontiers embrassé. L’insolite solitude s’évanouissait. Makéev s’accrocha.
– Ah, vous venez d’arriver, camarade Makéev, disait Pakhomov, lentement, comme s’il réfléchissait à des choses ; alors vous ne connaissez pas nos nouvelles installations de décors, achetées à New York et montées en novembre ? Vous devriez les voir, elles ont émerveillé Meyerhold… Voulez-vous que je vous attende à l’entracte du III pour vous piloter ?
Avant de répondre, Makéev plaça d’un ton dégagé :
– Dites-moi, capitaine Pakhomov, cette petite actrice au turban vert, si gracieuse, qui est-ce ?
Le nez en bec de chouette et les yeux nocturnes de Pakhomov s’éclairèrent un peu :
– Un beau talent, camarade Makéev. Très remarquée. Paulina Ananieva. Je vous la présenterai dans sa loge, elle sera très heureuse, camarade Makéev, très heureuse, n’en doutez pas…
Et maintenant je me fous de toi, vieux moraliste, vieux renfrogné de Popov – de toi et de ta vieille femme, pareille à une vieille dinde déplumée. Que comprenez-vous à la vie des êtres forts, des constructeurs, des hommes de grand air, des hommes de combat ? Sous les planchers, au fond des caves, les rats rongent d’obscures nourritures – vous, vous dévorez les dossiers, les plaintes, les circulaires, les thèses que le grand parti vous jette dans les bureaux, et ce sera comme cela jusqu’au jour où l’on vous enterrera avec plus d’honneurs que vous n’en aurez connus de toute votre morne existence ! – Makéev s’accouda de trois quarts pour presque tourner le dos à ce couple déplaisant. Où inviter Paulina ? Au bar du Métropole ? Paulina, beau nom de maîtresse. Paulina… Se laisserait-elle entraîner ce soir ? Paulina… Makéev, envahi par une sorte de félicité, attendit l’entracte.
Le capitaine Pakhomov le guettait au tournant du grand escalier.
– Je vous montre d’abord, camarade Makéev, les nouvelles machines ; ensuite, nous passons chez Ananieva qui vous attend…
– Bien, très bien…
Makéev suivit l’officier dans un dédale de corridors de plus en plus éclairés. Une portière poussée à sa gauche lui montra des machinistes occupés autour d’un treuil ; des jeunes gens en blouse bleue balayaient la scène ; un mécanicien se jeta parmi eux, poussant devant lui une sorte de petit projecteur bas sur roues.
– C’est passionnant, n’est-ce pas ? dit l’officier à la tête de chouette.
Makéev, le cerveau plein de l’attente d’une femme, répondit :
– Magie du théâtre, cher camarade…
Ils passèrent, une porte métallique céda devant eux, se referma derrière eux, ils se trouvèrent dans l’obscurité.
– Voyons, qu’est-ce qu’il y a ? s’exclama l’officier.
– Ne bougez pas, permettez camarade Makéev, je…
Il faisait froid. L’obscurité ne dura que quelques secondes, mais quand se refit une pauvre lumière brumeuse de coulisses, de salle d’attente abandonnée, ou d’antichambre d’un enfer misérable, Pakhomov n’était plus là ; de la muraille du fond, par contre, se détachèrent plusieurs pardessus noirs, quelqu’un se rapprocha rapidement de Makéev, un type à carrure épaisse, le collet du pardessus relevé, la casquette sur les yeux, les mains dans les poches. La voix de cet inconnu murmura tout près, distinctement :
– Artème Artémiévitch, pas de scandale, je vous en prie. Vous êtes arrêté.
Plusieurs pardessus l’entouraient, se collaient à lui ; des mains habiles couraient sur lui, lui faisaient violence, repéraient son revolver… Makéev eut un haut-le-corps violent qui faillit l’arracher à toutes ces mains, à toutes ces épaules, mais elles s’alourdirent, le clouèrent sur place :
– Pas de scandale, camarade Makéev, répétait la voix persuasive. Tout s’arrangera sans doute, ce ne doit être qu’un malentendu, obéissez aux ordres… Pas de bruit, hein ! vous autres !
Makéev se laissait entraîner, presque emporter. On lui passa sa pelisse, deux hommes le prirent par les bras, d’autres le précédaient et le suivaient, ils marchaient ainsi à travers des pénombres agglomérées, comme un seul être, remuant maladroitement des jambes multipliées. L’étroit couloir les écrasa, trébuchant les uns sur les autres. Derrière une légère cloison voisine, l’orchestre éclata, avec une prodigieuse douceur. Quelque part dans les prairies, au bord d’un lac argenté, des milliers d’oiseaux saluaient l’aurore, la lumière montait de seconde en seconde, un chant s’y mêla, une pure voix de femme s’avança à travers ce matin d’outre-monde…
– Doucement, faites attention aux marches, souffla quelqu’un à l’oreille de Makéev, et il n’y eut plus ni matin, ni chant, ni rien, mais la nuit froide, une voiture noire, l’inimaginable…
5. LE VOYAGE DANS LA DÉFAITE
Ivan Kondratiev subit, avant d’arriver à Barcelone, plusieurs transformations ordinaires. Il fut tout d’abord M. Murray-Barren de Cincinnati (Connecticut, U.S.A.), photographe de la Mondial-Photo-Press, se rendant de Stockholm à Paris par Londres… Conduit par un taxi aux Champs-Élysées, il erra un moment à pied, une petite valise rousse à la main, entre la rue Marbeuf et le Grand Palais ; on le vit s’arrêter devant le Clemenceau déguisé en vieux soldat, qui chemine sur un bloc de pierre à l’angle du Petit Palais. Le bronze glaçait l’élan du vieillard, et c’était parfait. On marche ainsi quand on est au bout du chemin, quand quand on n’en peut plus. « Pour combien de temps encore, dur vieillard, as-tu sauvé un monde finissant ? Tu n’as peut-être fait que mieux enfoncer dans le roc la mine qui le fera sauter ? » – « Je les ai foutus dans le pétrin pour cinquante ans… », murmurait amèrement le vieil homme de bronze. Kondratiev le considéra avec une secrète sympathie. Il lut, amusé, sur une plaque de marbre blanc encastrée dans le roc : Cogné, sculpteur. Deux heures plus tard, M. Murray-Barren sortait d’une maison d’aspect clérical du quartier Saint-Sulpice, toujours portant sa légère valise rousse, mais devenu M. Waldemar Laytis, citoyen letton, délégué en Espagne par la Croix-Rouge de son pays. De Toulouse, survolant des paysages imprégnés d’une lumière heureuse, les sommets rouillés des Pyrénées, Figueras assoupie, les collines de Catalogne dorées ainsi qu’une belle chair, un avion d’Air France transporta M. Waldemar Laytis à Barcelone. L’officier du contrôle international de la non-intervention, un Suédois méticuleux, dut penser que la Croix-Rouge des pays baltes déployait dans la péninsule une louable activité : M. Laytis étant bien le cinquième ou sixième délégué qu’elle envoyait contempler dans les villes ouvertes les effets des bombardements aériens. Ivan Kondratiev observant un mouvement d’attention sur le visage de l’officier, se dit seulement que le service de liaison devait abuser du truc. À l’aérodrome du Prat, un colonel replet, à lunettes, adressa des compliments à M. Laytis, d’une voix très onctueuse, le fit monter dans une belle auto dont la carrosserie portait élégamment quelques éraflures de balles, dit au chauffeur : Vaya, amigo. Ivan Kondratiev, messager d’une puissante révolution victorieuse, songea qu’il pénétrait dans une révolution bien malade.
– La situation ?
– Assez bonne. Je veux dire pas tout à fait désespérée… On compte beaucoup sur vous. Un bateau grec sous pavillon britannique coulé cette nuit au large des Baléares : munitions, bombardements, tirs d’artillerie, le vacarme quotidien… No importa. Rumeurs de concentrations dans la région de l’Ebre. Es todo.
– À l’intérieur ? Les anarchistes ? Les trostkystes ?
– Les anarchistes plutôt raisonnables, problablement finis…
– Puisqu’ils sont raisonnables, dit doucement Kondratiev.
– Les trostkystes presque tous en prison…
– Très bien. Mais vous avez tardé, dit Kondratiev sévèrement et quelque chose en lui se contracta.
Une ville, éclairée avec une somptueuse douceur par le soleil des fins d’après-midi, s’ouvrit devant lui, pareille à beaucoup d’autres villes marquées du même sceau banalement infernal. Le plâtras des basses maisons roses ou rouges s’écaillait ; les fenêtres béaient, carreaux cassés ; des noirs d’incendie rongeaient parfois la brique, des vitrines de boutiques étaient barrées de planches. Une cinquantaine de femmes, patientes et bavardes, attendaient à la porte d’un magasin dévasté. Kondratiev les reconnut à leur teint terreux, à leurs traits tirés, pour les avoir aperçues jadis ou naguère, pareillement misérables, pareillement patientes et bavardes sous le soleil et la bise, aux portes des magasins à Pétrograd, à Kiev, à Odessa, à Irkoutsk, à Vladivostok, à Leipzig, à Hambourg, à Canton, à Tchan-Cha, à Wou-han. Cette attente des femmes pour les pommes de terre, le pain amer, le riz, le dernier sucre devait être aussi nécessaire à la transformation sociale que les discours des chefs, les exécutions cachées, les consignes absurdes. Frais généraux. La voiture cahotait comme en Asie centrale. Des villas se montrèrent au milieu de jardins. Dans les feuillages monta une façade blanche traversée de part en part de trouées ouvertes en pleine maçonnerie sur le ciel…
– Quel pourcentage d’habitations endommagées ?
– No sé. Pas tant que ça, répondit nonchalamment le colonel replet, à lunettes, qui semblait mâcher du chewing-gum ; mais il ne mâchait rien, ce n’était qu’un tic.
Dans le patio d’une résidence autrefois riche de Sarria, Ivan Kondratiev distribua en souriant des poignées de main. La fontaine paraissait rire doucement pour elle-même, des colonnes trapues supportaient les voûtes sous lesquelles l’ombre fraîche était bleue. L’eau d’un ruisselet s’écoulait dans une rigole en marbre, un grêle tapotement de machines à écrire se mêlait à ce léger bruit de soie froissée que ne troublaient point des explosions lointaines. Rasé de près, vêtu d’un uniforme tout neuf, de l’armée républicaine, Kondratiev était devenu le général Roudine.
– Roudine ? s’exclamait un haut-fonctionnaire des Affaires étrangères, mais ne vous ai-je pas déjà rencontré ? À Genève peut-être, à la S.D.N. ?
Le Russe se dérida un peu, fort peu.
– Je n’y ai jamais été, monsieur, mais vous avez pu rencontrer un personnage portant ce nom dans un roman de Tourguéniev…
– Parbleu ! s’exclama le haut fonctionnaire, mais oui ! Vous savez, Tourguéniev est presque un classique chez nous…
– Je le vois avec plaisir, répondit poliment Roudine qui commençait à se sentir mal à l’aise.
Ces Espagnols le choquèrent tout de suite. Ils étaient sympathiques, enfantins, pleins d’idées, de projets, de récriminations, de renseignements confidentiels, de soupçons étalés au grand jour, de secrets dissipés aux quatre vents par de belles voix chaudes – et pas un n’avait lu Marx, en vérité (quelques-uns mentaient effrontément en disant l’avoir lu : tellement ignorants du marxisme qu’ils ignoraient qu’un échange de trois phrases suffisait à révéler leur mensonge), pas un n’eût fait un agitateur passable dans un centre industriel de second ordre comme Zaporojié ou Choui. Ils trouvaient, par surcroît, que le matériel soviétique arrivait en trop petites quantités, que les camions étaient mauvais ; à les en croire, la situation devenait partout intenable, mais l’instant suivant eux-mêmes vous proposaient un plan de victoire ; certains préconisaient la guerre européenne ; des anarchistes entendaient renouveler la discipline, établir l’ordre impitoyable, provoquer l’intervention étrangère ; des républicains bourgeois trouvaient les anarchistes trop assagis et reprochaient en termes voilés aux communistes leur esprit conservateur ; les syndicalistes de la C.N.T. disaient l’U.G.T. catalane – contrôlée par les communistes – grossie de cent mille contre-révolutionnaires et fascisants au bas mot ; les dirigeants de l’U.G.T. barcelonaise se déclaraient prêts à rompre avec l’U.G.T. de Valence-Madrid ; ils dénonçaient partout l’intrigue des anarchistes ; les communistes méprisaient tous les autres partis mais en prodiguant les politesses à ceux de la bourgeoisie ; ils paraissaient redouter l’organisation fantôme des Amigos de Durutti dont ils affirmaient eux-mêmes qu’elle n’existait pas ; à les croire, les trotskystes non plus n’existaient pas, mais on n’en finissait plus de les traquer, ils renaissaient inexplicablement des cendres les mieux piétinées dans les prisons clandestines ; on se réjouissait dans les états-majors de la mort de quelque militant de Lérida abattu par-derrière, sur la ligne de feu, en allant chercher la soupe des copains ; on félicitait de sa fermeté un capitaine de la division Karl Marx qui avait fait fusiller sous un prétexte habilement imaginé un vieil ouvrier du Partido obrero de unification marxista – ce parti de la peste. Les comptes n’étaient jamais réglés, il fallait des années pour monter un procès incertain contre des généraux qu’en U.R.S.S. on eût fusillés sur l’heure sans procès. Jamais on n’était bien sûr de trouver en nombre suffisant des juges assez compréhensifs pour les envoyer, sur examen de fausses pièces fabriquées avec une incroyable négligence, finir dans les fossés de Montjuich à l’heure rayonnante où les chants d’oiseaux remplissaient le matin délivré.
– C’est notre propre bureau de faussaires qu’il aurait fallu fusiller pour commencer, dit méchamment Roudine en parcourant le dossier. Ces idiots ne comprennent donc pas qu’un document faux doit au moins ressembler à un document vrai ? Avec ces saloperies-là on ne peut prendre que des intellectuels déjà payés…
– Nos faussaires du début sont presque tous fusillés, mais ça n’a servi à rien, répliqua, sur le ton d’extrême discrétion qui lui était particulier, le Bulgare Youvanov.
Il expliqua très ironiquement que les faux, dans ce pays d’éclatant soleil où rien n’est jamais précis, où les faits brûlants se déforment au gré de la combustion, les faux n’arrivaient pas à prendre consistance ; ils rencontraient des obstacles imprévus ; des canailles finies avaient tout à coup des crises de conscience pareilles aux rages de dents, des ivrognes sentimentaux vendaient la mèche, le désordre faisait remonter des profondeurs du gâchis les pièces authentiques, le magistrat instructeur gaffait, le Fiscal rougissant se voilait tout à coup la face devant un vieil ami qui le qualifiait de vil gredin, on voyait pour comble arriver de Londres un député de l’Independent Labour Party, habillé d’un très vieux complet gris, maigre, osseux, d’une laideur spécifiquement britannique, qui fermait sur son tuyau de pipe des maxillaires d’homme préhistorique, et ne cessait pas de demander avec une obstination d’automate « où en était l’enquête sur la disparition d’Andrès Nin ? ». Les ministres – encore des types inouïs ! – le priaient impérativement devant quinze personnes de démentir « les rumeurs calomnieuses, outrageantes pour la République » et, dans l’intimité, lui tapaient sur l’épaule : « Ce sont ces salauds-là qui l’ont eu, mais qu’est-ce que nous y pouvons, voyons ? Nous ne pouvons pas nous battre sans les armes russes, vous comprenez ? Croyez-vous que nous soyons nous-mêmes en sécurité ? » Aucun de ces hommes d’État, y compris ceux du P.C., n’eût été digne d’un modeste emploi dans les services secrets : trop bavards. Un ministre communiste dénonçait dans la presse, sous un pseudonyme transparent, un collègue socialiste comme vendu aux banquiers de la City… Le vieux socialiste commentait au café cette basse prose et le rire secouait son triple menton massif, ses joues lourdes, jusqu’à ses paupières cendrées : « Vendu, vo ! Et ce sont ces jobardes fripouilles qui le disent, elles-mêmes payées par Moscou – avec l’or espagnol, du reste ! » Le mot portait. Le Bulgare Youvanov acheva son rapport :
– Tous incapables. Les masses magnifiques, malgré tout.
Il soupira :
– Mais qu’elles sont embêtantes !
Youvanov portait sur des épaules carrées une tête de bellâtre dangereusement sérieux : cheveux plaqués en onde noire sur un crâne épais, regard sournois de dompteur, moustache attentivement rasée jusqu’au bord même de la lèvre supérieure dont elle accentuait d’un trait noir le contour. Kondratiev éprouva pour lui une inexplicable antipathie qui se précisa encore quand ils examinèrent ensemble la liste des visiteurs à recevoir. Le Bulgare marquait d’un léger haussement d’épaules sa défaveur pour certains : et les trois qu’il voulut nettement écarter se révélèrent les plus intéressants : du moins fut-ce d’eux que Kondratiev apprit le plus. Pendant plusieurs jours il ne sortit de ses deux chambrettes blanches, à peine meublées du nécessaire, que pour griller des cigarettes en arpentant le patio, surtout la nuit tombée, aux étoiles. Les dactylos renvoyées dans l’annexe continuaient au loin leur grésillement remington. Pas un bruit ne venait de la ville, le vol ouaté des chauves-souris tournait dans l’espace. Kondratiev, fatigué des rapports sur les stocks, les fronts, les divisions, les escadrilles aériennes, les complots, le personnel du S.I.M., de la censure, de la Marine, du secrétariat de la Présidence, le clergé, les dépenses du parti, les cas personnels, la C.N.T., les manœuvres des agents anglais et cætera, apercevait les étoiles qu’il eût, depuis toujours, voulu connaître mais dont il ne savait pas même les noms. (Car, dans les seules périodes d’étude et de méditation de sa vie, en diverses prisons, il n’avait pu obtenir ni un traité d’astronomie ni une promenade nocturne.) Mais, à la vérité, les étoiles sans nombre n’ont pas de nom, n’ont pas de nombre, elles n’ont que ce peu de lumière mystérieuse – mystérieuse à cause de l’ignorance humaine… Je mourrai sans en savoir davantage : tel est l’homme de ce temps, « séparé de lui-même », déchiré, comme a dit Marx, même le révolutionnaire professionnel en qui la conscience du développement historique atteint sa plus pratique lucidité. Séparé des étoiles, séparé de lui-même ? Kondratiev ne voulut pas réfléchir à cette bizarre formule qui se jetait dans son esprit, en travers des préoccupations utiles. Sitôt qu’on se relâche un peu on divague, la vieille éducation littéraire remonte, on redeviendrait sentimental à cinquante ans passés. Il rentrait, reprenait le bordereau de l’artillerie, la liste annotée des nominations au Service d’investigation militaire de Madrid, les photographies du courrier personnel de Don Manuel Azana, président de la République, l’analyse des conversations téléphoniques de Don Indalecio Prieto, ministre de la Guerre et de la Marine, personnage fort embarrassant… Il reçut aux bougies, pendant une panne d’électricité lors d’un bombardement nocturne du port, le premier des visiteurs que Youvanov eût préféré écarter, un lieutenant-colonel socialiste, avocat avant la guerre civile, d’origine bourgeoise, grand garçon maigre, à la face jaune, dont le sourire écartelait de vilaines rides. Sa parole fut habile, pleine de reproches précis.
– Je vous apporte un rapport détaillé, cher camarade. (Il lui arriva même, dans le feu de la conversation, de dire perfidement « cher ami ».) Nous n’avons jamais eu, dans la sierra, plus de douze cartouches par combattant… Le front d’Aragon n’a pas été défendu, on aurait pu le rendre imprenable en quinze jours ; j’ai envoyé à ce sujet vingt-sept lettres, dont six à vos compatriotes… Aviation tout à fait insuffisante. Bref, nous sommes en train de perdre la guerre, ne vous faites pas d’illusions à ce sujet, cher ami.
– Que voulez-vous dire ? coupa Kondratiev, auquel ces mots nets donnaient froid.
– Ce que je dis, cher camarade. Que si l’on ne veut pas nous donner le moyen de nous battre, il faudrait nous permettre de traiter. En négociant maintenant, entre Espagnols, nous pourrions encore éviter un désastre complet que vous n’avez pas d’intérêt, je crois, cher ami, à rechercher.
C’était d’une insolence si brutale que Kondratiev, sentant la colère s’allumer en lui, répondit d’une voix méconnaissable :
– … à votre gouvernement qu’il appartient de traiter ou de continuer la guerre. Je trouve votre langage déplacé, camarade.
Le socialiste s’étira en hauteur, rajusta sa cravate kaki, fit un grand sourire jaune des gencives :
– Alors, excusez-moi, cher camarade. Peut-être tout cela n’est-il en effet qu’une farce que je ne comprends pas, mais qui coûte cher à mon pauvre peuple. En tout cas, je vous ai dit la stricte vérité, mon genéral. Au revoir…
Il tendit le premier une longue main simiesque, souple et sèche, joignit les talons à l’allemande, s’inclina, s’en fut… « Défaitiste », pensa Kondratiev rageusement. « Mauvais élément… Youvanov avait raison… » Le premier visiteur du lendemain, matin, fut un syndicaliste crépu, au nez très gros fiché en triangle, aux yeux tour à tour brûlants ou pétillants. Il répondit d’un air concentré aux questions que lui posa Kondratiev. Il paraissait attendre quelque chose, les deux mains, épaisses, posées l’une sur l’autre. À la fin, une pause gênante s’étant faite, Kondratiev s’apprêta à se lever pour justifier la fin de l’audience. À cet instant le visage du syndicaliste s’anima subitement, ses deux mains se tendirent avec ardeur, il se mit à parler très vite, chaudement, en un français heurté, comme s’il eût voulu convaincre Kondratiev d’une chose capitale :
– Moi, camarade, j’aime la vie. Nous autres, anarchistes, nous sommes le parti des hommes qui aiment la vie, la liberté de la vie, l’harmonie… La vie libre ! Pas marxiste, moi, antiétatiste, antipolitique. En désaccord avec vous sur toutes choses, de toute mon âme !
– Croyez-vous qu’il puisse exister une âme anarchiste ? demanda Kondratiev, amusé.
– Non. Je m’en fous… Mais je veux bien être tué comme tant d’autres, si c’est pour la révolution. Même s’il faut gagner la guerre d’abord, comme disent les vôtres, et ne faire la révolution qu’ensuite, ce qui me semble une funeste erreur : car, pour se battre, les gens doivent avoir des raisons de se battre… Vous comptez nous rouler avec ce bobard de la guerre d’abord, vous seriez bien roulés vous-mêmes, si nous gagnions ! Ce n’est pas de cela qu’il s’agit… Je veux bien me faire casser la figure : mais perdre la révolution, la guerre et ma peau, tout ensemble, je trouve ça fort, nom de Dieu. Et c’est ce que nous faisons avec des tas de conneries. Vous savez ce que c’est, des conneries ? Par exemple, vingt mille types à l’arrière, magnifiquement armés, de beaux uniformes neufs, pour garder dans les prisons dix mille révolutionnaires antifascistes, les meilleurs… Et vos vingt mille salauds fouteront le camp à la première alerte, ou passeront à l’ennemi. Par exemple, cette politique du ravitaillement de Comorera, les boutiquiers faisant de bonnes affaires avec les dernières patates et les prolétaires se serrant la ceinture. Par exemple, toutes ces histoires de poumistes, canalleristes. Je les connais les uns et les autres : des sectaires comme tous les marxistes, mais plus honnêtes que les vôtres. Pas un traître parmi eux : je veux dire autant de canailles que partout ailleurs.
Par-dessus la table qui les séparait, ses mains cherchèrent celles de Kondratiev, les saisirent, les broyèrent affectueusement. Son haleine se rapprocha, sa tête crépue aux yeux luisants se rapprocha, il disait :
– Vous êtes envoyé par votre chef ? Vous pouvez bien me le dire. Gutierrez est une tombe pour les secrets. Dites ! Votre chef ne voit pas ce qui se passe ici, ce que ses imbéciles, ses valets, ses incapables ont fait ? Il veut notre victoire, lui, il est sincère ? Si c’est ainsi, nous pouvons encore être sauvés, nous sommes sauvés, dites ?
Kondratiev répondit lentement :
– Je suis envoyé par le Comité central de mon parti. Notre grand chef veut le bien du peuple espagnol. Nous vous avons aidés, nous vous aiderons encore de tout notre pouvoir.
C’était glacial. Gutierrez retira ses mains, sa tête crépue, la flamme de ses yeux, réfléchit quelques secondes puis éclata de rire.
– Bueno, camarade Roudine. Quand vous visiterez le métro, dites-vous que Gutierrez, qui aime la vie, finira là dans deux ou trois mois. C’est décidé. Nous descendrons avec nos mitraillettes dans les tunnels, et nous livrerons la dernière bataille qui coûtera cher aux franquistes, Je vous assure.
Il fit à Kondratiev un joyeux clin d’œil.
– Et quand nous serons battus, qu’est-ce que vous prendrez, vous autres ! Tous ! (Son geste embrassa le monde…)
Kondratiev eût voulu le rassurer, le tutoyer… Mais il se sentait durcir. Il ne trouva, pour prendre congé, que des paroles vaines qu’il sentait vaines. Gutierrez s’en alla en se dandinant, d’un pas pesant, sur une poignée de main finie par une sorte de choc.
Et le troisième des mauvais visiteurs fut introduit : Claus, gradé de la brigade internationale, vieux militant du P. C. allemand, compromis autrefois avec la tendance Heinz Neumann, condamné en Bavière, condamné en Thuringe… Kondratiev le connaissait depuis Hambourg 1923 : trois jours et deux nuits de combats de rues. Bon tireur, Claus, plein de sang-froid. Ils furent contents de se rencontrer, restèrent debout, face à face, les mains dans les poches, amis.
– Ça va vraiment, l’édification socialiste, là-bas ? demandait Claus. On vit mieux ? La jeunesse ?
Kondratiev éleva le ton, avec une allégresse qu’il sentit factice, pour dire que l’on était en pleine croissance. Ils parlèrent de la défense de Madrid en techniciens, de l’esprit – excellent – des brigades internationales.
– Tu te souviens de Beimler – Hans Beimler ? dit Claus.
– Bien sûr, répondit Kondratiev, il est avec toi ?
– Il n’y est plus.
– Tué ?
– Tué. En première ligne, à la Cité universitaire, mais par-derrière, par nos gens. (Les lèvres de Claus tremblèrent, sa voix trembla aussi.) C’est pour cela que j’ai tenu à te voir. Tu vas faire une enquête là-dessus. Un crime abominable. Tué sur je ne sais quels ragots, quels soupçons. Le Bulgare à tête de maquereau que j’ai rencontré en entrant ici doit en savoir quelque chose. Interroge-le.
– Je l’interrogerai, dit Kondratiev. C’est tout ?
– Tout.
Claus parti, Kondratiev recommanda au planton de ne plus laisser entrer personne, ferma la porte sur le patio, marcha quelques minutes dans la chambre devenue étouffante ainsi qu’une cellule de prison. Que répondre à ces hommes ? Qu’écrire à Moscou ? Les propos des personnages officiels s’éclairaient d’un jour sinistre à chaque confrontation avec les faits. Pourquoi la D.C.A. n’entrait-elle en action qu’à la fin des bombardements – trop tard ? Pourquoi les alertes n’étaient-elles signalées que lorsque tombaient les bombes ? Pourquoi l’inaction de la flotte ? Pourquoi la mort d’Hans Beimler ? Le défaut de munitions sur les positions les plus avancées ? Le passage à l’ennemi des officiers d’état-major ? L’affamement des pauvres à l’intérieur ? Il sentit très bien que ces questions précises lui dissimulaient un mal beaucoup plus vaste sur lequel mieux valait ne point s’interroger… Sa méditation dura peu car Youvanov frappa à la porte.
– Ce serait l’heure de partir pour la conférence des commissaires politiques, camarade Roudine.
Kondratiev acquiesça. Et l’enquête sur la mort de Hans Beimler, tué à l’ennemi dans les paysages lunaires de la Cité universitaire de Madrid, fut tout de suite close.
– Beimler ? dit Youvanov avec détachement, je sais. Brave, un peu imprudent. Rien de mystérieux dans sa mort : ces inspections d’avant-postes coûtent un ou deux hommes par jour ; on lui déconseillait d’y aller. Sa conduite politique avait causé quelque mécontentement à la brigade. Sans gravité : des discussions indulgentes avec des trotskystes, des propos sur les procès de Moscou, montrant qu’il n’y comprenait rien… J’ai eu tous les détails sur sa fin de source sûre. Un de mes camarades l’accompagnait au moment où il fut touché…
Kondratiev insista :
– Avez-vous élucidé ?
– Élucidé quoi ? La provenance d’une balle perdue dans un no man’s land balayé par trente mitrailleuses ?
Ridicule, en effet, d’y songer.
Youvanov reprit, tandis que l’auto démarrait :
– Une bonne nouvelle, camarade Roudine. Nous avons réussi à arrêter Stefan Stern. Je l’ai fait transporter à bord du Kouban. Coup droit à la trahison trotskyste… Ça vaut une victoire, je vous assure !
– Une victoire ? Vous croyez vraiment ?
Le nom de Stern reparaissait dans quantité de rapports sur l’activité des groupes hérétiques. Kondratiev s’y était arrêté à plusieurs reprises. Secrétaire d’un groupement dissident, semblait-il ; plutôt théoricien qu’organisateur ; auteur de tracts et d’une brochure sur « le regroupement international ». Ce trotskyste polémiquait âprement avec Trotsky.
– Qui l’a arrêté ? reprit Kondratiev, nous ? Et vous l’avez fait transporter à bord d’un de nos bâtiments ? Avez-vous agi par ordre ou de votre propre initiative ?
– J’ai le droit de ne pas répondre à cette question, répondit fermement Youvanov.
Stefan Stern avait naguère franchi les Pyrénées sans passeport, sans argent, mais portant dans sa musette un précieux cahier dactylographié de Thèses sur les forces motrices de la révolution espagnole. La première fille brune aux bras dorés qu’il vit dans une auberge de la contrée de Puigcerda, l’enivra d’un regard souriant, plus doré que ses bras et lui dit :
– Aqui, camarada, empieza la verdadera revolucion libertaria. (Ici, camarade, commence la véritable révolution libertaire.)
C’est pourquoi elle consentit à se laisser effleurer les seins et embrasser sous les frisons roux de la nuque. Elle n’était que chaleur fauve des yeux, blancheur des dents, âcre arôme d’une chair jeune, tenant à la terre et aux bêtes ; elle portait entre ses bras des linges frais lavés, tordus, et la fraîcheur du puits l’environnait toute. Une blancheur teintait au loin les hauteurs, à travers les branchages d’un pommier.
– Mi nombre es Nieve, dit la jeune femme amusée par l’exaltation, mêlée de timidité, de ce jeune camarade étranger aux grands yeux verts légèrement obliques, au front couvert de mèches rousses désordonnées – et il comprit qu’elle s’appelait Neige. « Neige, Neige ensoleillée, pure Neige », murmurait-il avec une sorte d’exaltation dans une langue que Nieve ne comprenait pas. Et tout en la câlinant distraitement, il paraissait ne plus penser à elle. Le souvenir de ce moment, pareil à celui d’un simple bonheur incroyable, ne s’éteignit jamais tout à fait en lui. À cet instant-là se cassait la vie : la misère de Prague et de Vienne, l’activité des petits groupes, leurs scissions, le pain fade dont on vécut dans de petits hôtels sentant le vieux pissat, à Paris, derrière le Panthéon, la solitude, enfin, de l’homme chargé d’idées, tout cela disparaissait.
À Barcelone, en fin de meeting, pendant qu’une foule chantait pour ceux qui allaient partir vers le feu, sous le grand portrait de Joaquin Maurin, mort dans la sierra (mais en réalité vivant, anonyme dans une prison de l’ennemi), Stefan Stern rencontra Annie dont les vingt-cinq ans n’en paraissaient guère que dix-sept. Mollets nus, bras nus, cou dégagé, une lourde serviette pendue au bout du bras, amenée de très loin – du Nord – par une passion droite. La théorie de la révolution permanente une fois comprise, comment vivre, pourquoi vivre si ce n’était pour un haut accomplissement ? Si l’on eût rappelé à Annie le grand salon familial où son père, M. l’armateur, recevait M. le pasteur, M. le bourgmestre, M. le médecin, M. le président de l’Association de bienfaisance ; et les sonates qu’une Annie antérieure, enfant sage aux tresses roulées sur les oreilles, jouait dans ce même salon le dimanche devant des dames – Annie, selon l’humeur, eût pris un petit air de dégoût pour vous répondre que ce marécage bourgeois était nauséabond ou, devenue provocante, avec un rire un peu strident qui n’était pas tout à fait d’elle, eût dit quelque chose comme ceci : « Voulez-vous que je vous raconte comment j’ai appris l’amour dans une grotte d’Altamira avec des miliciens de la C.N.T. ? » Elle avait travaillé quelquefois avec Stefan Stern, écrivant sous sa dictée, lorsque au sortir du Grand Cirque, dans les flots de foule, il la prit soudainement par la taille sans y avoir pensé l’instant précédent – la serra contre lui, l’invita simplement :
– Tu restes avec moi, Annie ? Je m’embête tellement la nuit…
Elle le regarda du coin de l’œil, partagée entre l’irritation et une sorte de joie, tentée de lui répondre méchamment :
– Va chercher une putain, Stefan, veux-tu que je t’avance dix pesetas ? mais, s’étant contenue un instant, ce fut sa joie qui parla sur un ton de défi un peu amer :
– Tu as envie de moi, Stefan ?
– Parbleu ! dit-il avec décision, en s’arrêtant devant elle, et il ramena sur son front les mèches rousses de ses cheveux. Ses yeux avaient un éclat cuivré.
– Bon. Prends-moi le bras, voyons, dit-elle.
Ensuite ils parlèrent du meeting, du discours d’Andrés Nin, trop flou sur certains points, insuffisant sur la question essentielle :
– Il fallait être beaucoup plus cassant, ne rien céder sur le pouvoir des Comités, disait Stefan.
– Tu as raison, répondit Annie avec élan. Embrasse-moi, et surtout ne me débite pas de mauvais vers…
Ils s’embrassèrent maladroitement dans l’ombre d’un palmier de la plaza de Cataluñna pendant qu’un projecteur de la défense parcourait le ciel, s’arrêtait au zénith planté tout droit en plein ciel comme une épée de lumière. Sur la question des Comités révolutionnaires, qu’il n’eût pas fallu faire dissoudre par le nouveau gouvernement de coalition, ils étaient bien d’accord. De cet accord naissait en eux une chaleur amicale. Après les journées de mai 1937, l’enlèvement d’Andrés Nin, la mise hors la loi du POUM, la disparition de Kurt Landau, Stefan Stern vécut à Gracia avec Annie, dans une maison rose, à un étage, entourée d’un jardin d’horticulteur, maintenant abandonnée, où des fleurs luxueuses, retournant à une étonnante sauvagerie, croissaient en désordre, mêlées à l’ortie, aux chardons, à des plantes singulières aux larges feuilles velues… Annie avait les épaules droites, le cou droit ainsi qu’une forte tige. Elle portait redressée une tête allongée, étroite aux tempes, et elle n’avait presque pas de sourcils, d’une nuance indiscernable. Ses cheveux blond paille dégageaient un petit front lisse et dur, ses yeux ardoisés posaient sur les choses un regard dénué. Annie allait aux provisions, cuisinait dans l’âtre ou sur un réchaud, lavait le linge, corrigeait des épreuves, tapait sur l’Underwood la correspondance, les articles, les thèses de Stefan. Ils vivaient presque en silence. Stefan s’asseyait parfois en face d’Annie dont les doigts dansaient sur le clavier de la machine à écrire, la regardait avec un sourire de travers, disait seulement :
– Annie.
Elle répondait :
– C’est le message à l’I.L.P., laisse-moi finir… As-tu préparé la réponse au K.P.O. ?
– Non, je n’ai pas eu le temps. J’ai trouvé des tas de choses à relever dans le Bulletin intérieur de la IVe.
En tout ceci l’erreur foisonnait, submergeant la doctrine victorieuse de 1917 qu’il fallait tenter de sauver à travers cette tourmente-ci pour les luttes de l’avenir, puisqu’il ne restait plus visiblement que la doctrine à sauver avant les tout derniers jours.
Des camarades leur apportaient chaque jour des nouvelles… Jaime racontait l’histoire la plus drôle, celle des trois types qui se faisaient raser chez le coiffeur pendant un bombardement, égorgés tous les trois du même coup de rasoir par les trois garçons qu’une explosion de bombe faisait sursauter ensemble – tu parles d’un effet de cinéma ! Un tramway bondé de femmes rapportant leurs provisions du matin flambait soudainement inexpliquablement comme une meule ; le souffle du feu y étouffait les cris dans un grésillement énorme ; cette parcelle d’enfer laissait au milieu d’un carrefour, sous le regard vide des fenêtres défoncées, une noire carcasse métallique… « On a détourné la ligne. » Les gens qui avaient manqué leurs précieuses pommes de terre, s’en allaient à petits pas chacun vers sa propre vie… Les sirènes mugissaient de nouveau, les femmes rassemblées à la porte de l’épicerie ne se dispersaient point de crainte de perdre avec leur tour leur portion de lentilles. Car la mort n’est que possible, mais la faim est certaine. On se ruait dans les décombres des maisons écroulées pour y ramasser les débris de bois – de quoi faire bouillir la soupe. Des bombes d’un modèle inconnu fabriquées en Saxe par des hommes de science consciencieux déchaînaient de tels cyclones que les carcasses des fortes bâtisses subsistaient seules debout, régnant sur des îlots de silence pareils à des cratères soudainement éteints. Nul ne survivait sous les décombres, sauf par miracle une gosseline évanouie, aux courtes boucles noires, que des copains découvraient sous cinq mètres de gravats, dans une sorte d’alcôve miraculeusement épargnée, qu’ils emportaient avec des mouvements de douceur inconcevable, ravis d’écouter son souffle paisible. Peut-être dormait-elle seulement ? Elle sortait de la syncope ainsi que du néant au moment où la grande lumière du soleil effleurait ses paupières. Elle se réveillait dans les bras d’hommes à demi-nus, barbouillés de fumée, dont un rire fou remplissait les yeux blancs ; ils descendaient en pleine ville, dans le banal quartier de tous les jours, du sommet d’une montagne inconnue… Les commères affirmaient avoir vu tomber du ciel, précédant l’enfant sauvée, une colombe décapitée ; du cou de l’oiseau gris perle, aux ailes déployées, jaillissait une abondante mousse rouge pareille à une rosée rouge… – Vous croyez ces histoires de dévotes en délire, vous autres, nom de Dieu ? On cheminait un long temps, hors des durées humaines, dans les ténèbres froides d’un tunnel, en se meurtrissant les doigts à des parois de roches coupantes et gluantes, en butant sur des corps inertes qui étaient peut-être des cadavres, peut-être des vivants épuisés, en train de devenir des cadavres, on croyait s’évader vers la hauteur moins menacée, mais il n’y restait plus un toit intact, plus un coin de cave habitable – attendez que quelqu’un meure, vous disait-on, vous n’attendrez pas longtemps, Jésus ! Et toujours leur Jésus ! La mer s’engouffrait dans un vaste abri creusé dans le roc, le feu du ciel tombait dans une prison, la morgue se remplissait un matin d’enfants endimanchés, le lendemain de miliciens en cottes bleues, tous imberbes, avec d’étranges visages d’hommes raisonnables, le surlendemain de jeunes mères défigurées en donnant le sein à des nourrissons morts, le jour suivant de vieilles femmes aux mains durcies par un demi-siècle de labeur servile – comme si la Faucheuse se plût à choisir ses victimes par séries successives… Les affiches répétaient qu’ILS NE PASSERONT PAS – NO PASARÁN ! mais nous, passerons-nous la semaine ? Passerons-nous l’hiver ? Passons, passez, les seuls apaisés sont les trépassés. La faim traquait des millions d’êtres, leur disputant les pois chiches, l’huile rance, le lait concentré envoyé par les Quakers, le chocolat de soja envoyé par les syndicats du Doniets, modelant à des enfants ces émouvants visages de petits poètes agonisants et de chérubins massacrés que les Amis de l’Espagne nouvelle exposaient à Paris dans des vitrines du boulevard Haussmann. Les réfugiés des deux Castilles, de l’Estrémadure, des Asturies, de la Galice, de l’Euzkadi, de Malaga, de l’Aragon, et jusqu’à des familles naines des Hurdes, survivaient opiniâtrement jour après jour, contrairement à toute attente, malgré tous les malheurs de l’Espagne, malgré tous les malheurs concevables. Seuls croyaient encore au miracle de la victoire révolutionnaire quelques centaines d’hommes divisés en plusieurs familles idéologiques, des marxistes, des libertaires, des syndicalistes, des marxistes-libertarisants, des libertaires-marxisants, des socialistes de gauche, évoluant vers l’extrême gauche, la plupart rassemblés à la prison modèle, mangeant avec avidité les mêmes haricots, levant furieusement le poing pour le salut rituel, vivant d’une attente dévastatrice entre l’assassinat, l’exécution à l’aube, la dysenterie, l’évasion, la mutinerie, l’exaltation totale, le labeur d’une raison unique, scientifique et prolétaire, éclairée par l’histoire…
– On les verra passer les Pyrénées en vitesse, tous ces beaux militaires, ces ministres, ces politiciens, ces diplomates prêts pour la fuite et la trahison, faux socialistes stalinisés, faux communistes grimés en socialistes, faux anarchistes gouvernementaux, faux frères et purs totalitaires, faux républicains acquis d’avance aux dictateurs, on les verra se débiner devant les drapeaux rouges – ce sera une fameuse revanche, camarades. Patience !
Un soleil en fête éclairait cet univers naissant et finissant à la fois, une mer idéalement épurée le baignait, et les bombardiers Savoia, pareils à des mouettes aux ailes immobiles, arrivant de Majorque pour faire de la mort dans les bas quartiers du port, volaient entre ciel et mer en plein soleil. Pas de munitions au front nord ; à Téruel, dans des batailles inutiles, les divisions confédérées fondaient comme suif sur le feu, mais c’étaient des hommes et des hommes rassemblés par la C.N.T. au nom du syndicalisme et de l’anarchie, sur qui la souffrance et la mort fondaient en réalité, c’étaient des milliers d’hommes qui, partis pour les fournaises avec dans l’âme l’adieu crispé des femmes, ne reviendraient plus jamais – ou reviendraient sur des civières, dans des trains sales pleins de grouillements, surmontés de croix rouges et répandant sur les voies une affreuse odeur de pansements, de pus, de chloroforme, de désinfectants, de fièvres malignes. Qui a voulu Téruel ? Pourquoi Téruel ? Pour détruire les dernières divisions ouvrières ? Stefan Stern posait la question dans ses lettres aux camarades de l’étranger, les longs doigts d’Annie recopiaient ces lettres sur l’Underwood, et déjà Téruel ne signifiait plus rien que du passé, les batailles roulaient vers l’Èbre, dépassaient l’Èbre, que pouvaient bien signifier les tueries commandées pour d’obscurs desseins par Lister ou El Campesino ? Pourquoi la reculade préméditée de la division Karl Marx, sinon qu’elle se réservait pour un ultime fratricide à l’arrière, prête à fusiller les derniers combattants de la division Lénine ? – Stefan Stern, debout derrière Annie, la nuque étroite d’Annie, vigoureuse comme une tige, suivait mieux sa propre pensée à travers ce cerveau obéissant, les doigts d’Annie, le clavier de la machine.
Ils conversaient parfois avec des camarades du Comité clandestin jusque tard dans la nuit, à la lueur d’une bougie, en buvant du gros vin noir… Le président Negrin livrait aux Russes la réserve d’or, envoyée à Odessa ; les communistes tenaient Madrid avec Miaja au commandement suprême (« Vous verrez qu’ils lâcheront au dernier moment »), Orlov et Gorev commandant en réalité, Cazorla à la Sûreté, et des équipes d’inquisiteurs, des prisons secrètes, ils tenaient tout par les liens serrés de l’intrigue, de la peur, du chantage, de la faveur, de la discipline, du dévouement, de la foi. Le gouvernement, réfugié au monastère de Montserrat, dans un site de rocs hérissés, ne pouvait plus rien. Les communistes tenaient mal la ville où commençaient à rôder autour de leurs organisateurs des haines mortelles.
– Le jour n’est pas loin, je vous dis, où ils se feront mettre en pièces dans les rues, par la populace. On brûlera leurs nids à délations comme on a brûlé les couvents. J’ai bien peur que ce ne soit trop tard, après la dernière défaite, dans la dernière pagaille.
Stefan répondait :
– Ils vivent du mensonge le plus vaste et le plus révoltant que l’histoire connaisse depuis l’escamotage du christianisme – un mensonge qui contient beaucoup de vérité… Ils se réclament de la révolution accomplie – accomplie, c’est vrai –, ils arborent les drapeaux rouges, ils font ainsi appel au plus puissant, au plus juste instinct des masses ; ils prennent les hommes par leur foi et c’est pour la dérober, cette foi, s’en faire un instrument de puissance. Leur plus redoutable force vient encore de ceci, que la plupart d’entre eux croient eux-mêmes continuer la révolution en servant une contre-révolution nouvelle, telle qu’il n’y en eut jamais jusqu’ici, installée dans les appartements mêmes où travailla Lénine… Concevoir ça : un type au yeux jaunes a volé les clés du Comité central ; il est venu, s’est installé devant le bureau du vieil Illitch, a pris le téléphone, a dit : « Prolétaires, c’est Moi. » Et la même T.S.F. qui répétait la veille : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous », s’est mise à clamer : « Écoutez-nous, obéissez-nous, tout nous est permis, la révolution c’est nous… » Peut-être le croit-il, mais alors c’est un demi-fou, plus probablement ne le croit-il qu’à demi parce que les médiocres accordent leur conviction aux situations qu’ils subissent. Derrière lui montent, grouillant comme des rats, les profiteurs, les lâches bien-pensants, les timorés, les nouvellement installés, les arrivistes, les aspirants arrivistes, les mercantis, les laudateurs des forts, les vendus d’avance à tous les pouvoirs, cette vieille tourbe qui va au pouvoir parce que c’est le vieux moyen de prendre au prochain sa peine, les fruits de sa peine, sa femme si elle est belle, sa demeure si elle est confortable. Et cette multitude se met à gueuler, ça fait vraiment le chœur le plus unanime du monde : « Vive notre bifteck, vive notre chef c’est nous la révolution, c’est pour nous que les armées en guenilles ont vaincu, admirez-nous, donnez-nous des honneurs, des places, de l’argent, gloire à Nous, malheur à qui s’oppose à Nous ! » Que veux-tu que les pauvres gens y fassent ? Que veux-tu que nous y fassions, nous ? Toutes les issues sont bien gardées, toutes les rotatives gardées, des fonctionnaires et des idéalistes remplissent les gazettes pour démontrer la nouvelle vérité officielle, les haut-parleurs la proclament, on la démontre par les défilés d’enfants des écoles sur la place Rouge, par la descente des parachutistes du haut du ciel, par les manifestations ouvrières mobilisées comme ailleurs les parades de l’armée… On la démontre par la construction des usines, l’inauguration des stades, le survol du pôle, les congrès des savants. L’art du dictateur consiste à se faire gloire utilitairement des nouvelles méthodes de traitement du cancer, ou des nouvelles recherches entreprises dans la stratosphère sur les rayons cosmiques : confisquer à son profit politique toute l’œuvre accomplie, malgré lui, par les hommes. À partir du moment où cette formidable escroquerie est consommée, tout commence à se stabiliser internationalement. Les maîtres du vieux monde se reconnaissent en celui qui, à leurs yeux, rétablit l’ordre puisqu’il ramène un pouvoir de même essence que le leur, au fond…
– Autrefois, une frontière visible divisait la société ; sur cette frontière, on se battait, on pouvait vivoter paisiblement, sans trop d’illusions ni de désespoir, selon l’époque. Les régimes établis avaient leurs maladies, bien connues, leurs tares originelles, leurs crimes naturels faciles à dénoncer. Les classes ouvrières réclamaient du pain, des loisirs, des libertés, de l’espoir… Les hommes les meilleurs des classes possédantes se retournaient contre cette société. Réaction contre révolution, quel beau schématisme ! Quelle netteté ! Aucune erreur n’était possible, quand on se mettait d’un côté de la barricade. Ici les camarades, là l’ennemi. Au-delà, devant nous, rien que l’avenir qui était certainement à nous. Secondaires, le nombre de fosses communes à franchir pour y arriver, le nombre de générations à enterrer, la somme de souffrances à bien accepter. Des mythes lumineux, bienfaisants, irréfutables, lourdement chargés d’éclatante vérité… Aujourd’hui, tout est brouillé. Une autre réaction, plus dangereuse que l’ancienne parce qu’elle est née de nous-mêmes, parle notre langage, s’assimile nos intelligences et nos volontés, s’est révélée dans la révolution victorieuse, avec laquelle elle entend se confondre… Marx et Bakounine vécurent au temps des problèmes simples ; ils n’avaient pas d’ennemis derrière eux.
Jaime dit :
– Au XVIe siècle, l’Espagne fut le pays le plus riche de l’Europe… Comme toujours, la civilisation n’y formait que des îlots au milieu d’une saine barbarie qu’elle corrompait plus qu’elle ne l’entamait. L’Espagne s’était enrichie non par le travail et le commerce, mais par le pillage des Amériques, la plus merveilleuse aventure de brigands que l’on sache, la plus démoralisante aussi par ses répercussions. De tout l’or ramassé dans le sang des Indiens, les conquistadores ne devaient rien faire… Les vrais colonisateurs, plus tard, ont été les bourgeois, non les chercheurs d’or : l’or facilement volé tuait la production. La décadence d’un empire gavé de richesses par ses aventuriers permit à un peuple que ni les conquêtes, ni les enrichissements, ni la ruine ne touchèrent profondément, de se régénérer dans la crasse, au soleil. Car nous avons essentiellement ça : le soleil et des hommes accoutumés à en vivre. Les décadences entraînent surtout les maîtres, couronnes, aristocraties, clergé, artistes faits pour amuser les maîtres ; le peuple continue à vivre à peu près comme mille ans auparavant… Et nous avons eu finalement, sous une monarchie sans monarchistes, avec le caciquisme dans les campagnes, avec une belle industrie moderne en Catalogne, le prolétariat le plus jeune du monde, par la fraîcheur de ses instincts, l’ingénuité de son esprit, sa vision directe des choses ; nous avons eu les paysans les plus dépouillés ; nous avons eu, par milliers, des intellectuels pour lesquels les vieilles idées, démonétisées ailleurs, de la révolution chrétienne, de la révolution jacobine, des Égaux, du Bakounine de 1860, des avocats libéraux de 1880, étaient une vérité charnelle. Ils assistèrent à la première guerre de partage du monde. Nous fûmes alors, pour les Alliés, une sorte d’usine auxiliaire : nos centres industriels connurent un rapide essor, les belles affaires du patronat avaient pour contrepartie un accroissement de puissance et de conscience du prolétariat, d’un vrai prolétariat dont les machines, les gazettes, le cinéma, l’alcool n’avaient pas encore usé les nerfs, épuisé le cerveau, qui n’avait vraiment rien au monde que sa force de travail, ses passions, ses marmailles, son attente. Ce furent des temps magnifiques, nous nous sentions les justes conquérants de tout, nous pouvions l’être vraiment. La révolution russe imprimait dans les cœurs son étoile rouge à cinq branches, ses éblouissantes formules marxistes simplifiées par la terreur, à coups de victoires entièrement neuves : Que celui qui ne travaille pas, ne mange pas, hombre ! (C’était déjà écrit dans l’Évangile, mais on l’avait bien oublié…) Tout le pouvoir aux travailleurs, hombre ! La terre aux paysans, l’usine aux ouvriers, hombre ! Ils massacraient la famille impériale tout entière, mon vieux ! J’avais dix-sept ans en ce temps-là, j’étais anar, je gagnais deux pesetas et demie par jour en rabotant des planches, mais je vivais dans un enchantement. L’exécution du tsar, avec ses grandes jolies filles, son gosse blême, me soûla comme un grand verre de whisky à jeun… Ignoble, ça, nous étions des bouchers, des éventreurs, je me le disais et pourtant une autre voix, en moi, chantait à tue-tête que c’était, nom de Dieu, rudement mérité par les pendeurs couronnés, rudement bien fait. J’ai compris plus tard que nous avons tous un complexe d’infériorité de perpétuels vaincus qu’il nous est difficile de surmonter. Les classes ouvrières en sont malades. Il nous faut beaucoup de victoires et quelques sales mais fortes vengeances pour en guérir et même y trouver les éléments d’un nouveau complexe de supériorité dont nous avons absolument besoin pour changer… Combien d’entente, d’organisation, d’intelligence condamnée faut-il, me disais-je, pour réussir ce qu’ils font là-bas ! C’est ce qui m’amena à l’idée du parti. Puis je commençai de souffrir, sans bien comprendre pourquoi, en apprenant les nouvelles de Russie. Si les Russes étaient demeurés fidèles à eux-mêmes, si grands, avec ce sentiment de supériorité qu’ils nous donnaient, cette lumière dure qu’ils nous apportaient, je ne sais pas ce que nous aurions fait ici et ailleurs, je sais que c’eût été formidable. Mais ils mettaient l’anarchisme hors la loi tandis que nous vivions d’un anarchisme primitif ; ils mettaient le marxisme en formules abrégées, l’ouragan en petits comprimés portatifs pour l’exportation ; ils parlaient un langage théorique que nous ne pouvions pas pénétrer à cause de notre vieille théorie humanitaire et de leur galimatias qui eût sûrement fait vomir Marx. Et voilà pourquoi nous crevons aujourd’hui, mon ami, une vingtaine d’années après, voilà pourquoi tant de braves gars se sont fait enterrer sous de la chaux vive, dans toutes nos sierras… Quand le roi s’est sauvé, le pouvoir s’est trouvé vacant à Madrid, il n’y a eu personne pour ramasser le bâton de commandement, les portefeuilles ministériels, les sceaux de l’État, les tampons à tamponner les décrets qui traînaient dans les poubelles ou à côté. Les révolutionnaires sans cervelle que nous étions n’y ont pas songé. D’insurgés, nous aurions dû nous improviser quelque peu chiffonniers, quelque peu arrivistes, quelque peu profiteurs, quelque peu imposteurs. Alors, ce sont naturellement les bourgeois qui ont ramassé le pouvoir. Ils ont, eux, l’expérience de ça, ils te fabriquent un magnifique ministère dans un café avec M. Alcala Zamora, M. Maura et d’autres croque-morts de cette banale espèce, et le lendemain on les entend parler d’ordre et d’autorité, ça y est, les journaux donnent les portraits des nouveaux messieurs, une constitution est votée, la guardia civil rassurée déloge à coups de fusil, d’une mairie de village, à Casas Viejas ou ailleurs, les copains ingénus qui viennent d’y proclamer la république libertaire universelle ! Le châtiment de ce crime épouvantable fait verser leur légère cervelle sur les pavés.
– Quelle victoire on pouvait remporter ici ! Personne ne l’a conçue, personne n’a su en discerner les chemins, ç’a été presque une bousculade d’aveugles… De bons militants, des militants capables de tout improviser, de se transformer en héros à chaque coin de rue, nous en avons eus par dizaines de milliers, mais pas une seule tête qui pût embrasser la situation, voir loin, penser audacieusement, exprimer en un langage décisif ce que tout un peuple espérait sans le bien discerner lui-même, ce que voulaient des millions d’hommes tâtonnants ; pas une équipe cohérente d’hommes de bonne volonté assez lucides, assez courageux… Nous périssons de ce manque d’hommes parmi des millions d’hommes.
Ils jugeaient leur propre parti avec attachement et sévérité : trop faible, manquant de figures de premier plan, écrasé sous le poids de fautes antérieures à sa naissance, décimé par la persécution. Sitôt que se lève une tête, il est facile de l’abattre, surtout si c’est par-derrière…
– Les banquiers de Londres ne veulent pas d’une Espagne socialiste ; plutôt que de nous voir vaincre, ils préfèrent compromettre la sécurité des routes de l’Empire… C’est d’ailleurs l’avis de tous les financiers du monde. Plutôt la guerre universelle, demain ! Ils l’auront. Ils payeront cher leur égoïsme sacré… Mince consolation pour nous. L’U.R.S.S. du chef génial ne craint rien tant qu’une jeune révolution vivante. Elle nous sèvre d’armes et nous poignarde doucement. Nous ne sommes peut-être pour son chef qu’une pièce sur l’échiquier… Nous sommes seuls, absolument seuls au monde, avec nos dernières mitraillettes, nos dernières machines à écrire, nos trois douzaines de derniers camarades, sans moyens et divisés entre eux, dispersés dans les deux hémisphères…
– Le pis c’est que les gens en ont assez de tout. Buvons la défaite, buvons n’importe quoi, pensent-ils, pourvu que ça finisse. Ils ne savent plus pourquoi la république se bat. Ils n’ont pas tort. Quelle république ? Pour qui ? Ils ne savent pas que l’histoire n’est jamais à bout d’inventions, que le pire n’est jamais atteint… Ils s’imaginent n’avoir plus rien à perdre… Et il y a des rapports directs entre la faim à ce degré et l’obscurcissement des esprits ; quand les ventres sont creux, les petites flammes spirituelles clignotent et s’éteignent… À propos, j’ai rencontré en venant ici une vilaine bobine d’Allemand qui ne me revient pas. Vous n’avez rien observé ? L’endroit reste sûr ?
Annie et Stefan se regardèrent, très attentifs.
– Non, rien…
– Tu prends toutes les précautions ? Tu ne sors pas ?
Ils firent le compte des camarades qui connaissaient ce refuge : sept.
– Sept, dit Annie rêveusement, c’est trop.
Ils en avaient omis deux, neuf en réalité. De toute confiance, mais neuf !
– Il faudra, conclut Jaime, penser à t’envoyer à Paris. C’est là que nous aurions besoin d’un bon secrétaire international…
Jaime rajusta sa ceinture alourdie par le pistolet, remit son bonnet de milicien, traversa entre eux deux le jardin, s’arrêta près de la porte de sortie :
– Rédige pour les Anglais un projet de réponse modéré : ils ont une façon à eux de comprendre le marxisme à travers le positivisme, le puritanisme, le libéralisme, le fair-play, le whisky and soda… Et puis, je te conseille tout de même d’aller coucher ce soir sur la colline, pendant que je ferai prendre des renseignements à la Généralité.
Jaime laissa derrière lui, dans le jardin ensauvagé où les cigales faisaient leur léger crissement métallique, une sourde inquiétude. Stefan Stern, à trente-cinq ans, survivait à plusieurs écroulements de mondes : banqueroute d’un prolétariat réduit à l’impuissance en Allemagne, Thermidor en Russie, écroulement de la Vienne socialiste sous les canons catholiques, dislocation des internationales, émigrations, démoralisations, assassinats, procès de Moscou… Après nous, si nous disparaissons sans avoir eu le temps d’accomplir notre tâche ou simplement de témoigner, la conscience ouvrière s’obscurcira tout à fait pour un temps que nul ne saurait mesurer… Un homme finit par concentrer en lui une certaine clarté unique, une certaine expérience irremplaçable. Il a fallu des générations, des sacrifices et des échecs sans nombre, des mouvements de masse, de vastes événements, des accidents infiniment délicats d’une destinée personnelle pour le former en vingt années – et le voici à la merci de la balle tirée par une brute. Stefan Stern se sentait cet homme et il avait peur pour lui-même, surtout depuis que plusieurs autres n’étaient plus. Deux Comités exécutifs du parti jetés successivement en prison, les hommes du troisième, les meilleurs que l’on eût pu trouver sur sept à huit mille militants, trente mille inscrits, soixante mille sympathisants, étaient des médiocres pleins de bonne volonté, de foi inintelligente, d’idées confuses se réduisant souvent à des symboles élémentaires…
– Annie, écoute-moi. Je crains de devenir un lâche quand je pense à tout ce que je sais, à tout ce que je comprends, et qu’ils ne savent pas, qu’ils ne comprennent pas…
Faute de temps pour penser, il ne mettait rien au clair…
– Écoute Annie, il n’y a pas plus d’une cinquantaine d’hommes sur la terre qui comprennent Einstein : si on les fusillait tous dans la même nuit, ce serait fini pour un siècle ou deux – ou trois, qu’en savons-nous ? Toute une vision de l’univers s’évanouirait dans le néant… Songes-y : le bolchevisme a soulevé des millions d’hommes au-dessus d’eux-mêmes, en Europe, en Asie, pendant dix ans. Maintenant qu’on a fusillé les Russes, personne ne peut plus voir par l’intérieur ce que c’était, de quoi tous ces hommes ont vécu, ce qui a fait leur force et leur grandeur – ils vont devenir indéchiffrables et l’on va retomber, après eux, au-dessous d’eux…
Annie ne savait pas s’il l’aimait ; elle eût consenti à savoir qu’il ne l’aimait pas, entrevoyant à peine l’amour, sans avoir le temps de s’y arrêter ; elle lui était indispensable dans le travail, elle mettait à ses côtés une présence, dans ses bras un corps tendu, rassérénant. Il avait moins besoin de tâter son revolver sous l’oreiller ; pour dormir, quand elle était là.
La nuit qui suivit l’avertissement de Jaime, ils la passèrent, par précaution, roulés dans des couvertures sur la colline, au milieu des buissons hérissés. Ils veillèrent tard, au clair de lune, dans une étrange intimité, heureux de se voir tout à coup prodigieusement rapprochés par la transparence du ciel. Le matin dissipa leurs craintes, car il se leva simple et net, rendant aux choses leurs lignes coutumières, aux plantes, aux pierres, aux insectes, aux contours lointains de la ville leurs aspects familiers. Comme si le danger aveugle, les ayant frôlés, se fût écarté d’eux.
Ce Jaime a des visions, railla Stefan. Comment veux-tu qu’ils nous aient repérés ? On ne peut vraiment filer personne sur le chemin sans être aperçu… Rentrons.
La maison les attendait, tout à fait inchangée. Ils se lavèrent au puits dont l’eau était glacée. Puis Annie prit le pot au lait et gravit en courant, comme une chèvre, le sentier conduisant à la ferme. Là-haut, Battista, un sympathisant, lui vendait par amitié le pain, le lait, un peu de fromage. Cette course qu’elle faisait allégrement, lui prenait une vingtaine de minutes. Pourquoi la vieille porte de bois, dans le mur du jardin, était-elle entrouverte quand Annie revint ? L’entrebâillement de cette porte, dès qu’Annie l’aperçut, à quatre pas, lui communiqua un petit choc au cœur. Stefan n’était pas dans le jardin. À cet instant, il se rasait habituellement devant un miroir suspendu au loquet de la fenêtre ; et en se rasant se penchait sur quelque publication ouverte sur la table de travail. Le miroir était suspendu au loquet de la fenêtre ; le blaireau couvert de mousse blanche posé sur le rebord intérieur, le rasoir à côté ; il y avait un livre ouvert sur la table, la serviette éponge était jetée sur le dossier de la chaise…
– Stefan !… jeta Annie effrayée, Stefan !
Rien dans la maison ne lui répondit, mais tout son être perçut irrémissiblement que la maison était vide. Elle se jeta dans la pièce voisine où le lit n’était pas défait, au puits, dans les allées du jardin, vers la porte dérobée donnant sur la colline – cette porte-ci bien close… Annie tournoya sur elle-même, saisie par une température de malheur, les prunelles rétrécies, chargées d’un regard fou, pour tout scruter vite, vite, implacablement vite… « Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible… » De nouveau, elle appela. Un nœud d’angoisse se ramassait sous sa gorge, elle entendit les battements violents de son cœur, pareils aux pas d’une troupe en marche, lourdement titubante. « Mais reviens donc, Stefan ! Ne joue pas ainsi avec moi, Stefan, j’ai peur, Stefan, je vais pleurer… » C’était insensé de le supplier ainsi, il fallait agir instantanément, téléphoner… Le téléphone, coupé, ne rendit aucun son. Le silence tombait sur la maison vide, par blocs pareils à d’inconcevables pelletées de terre dans une fosse démesurée. Annie contempla stupidement le blaireau savonneux, le rasoir Gillette bordé de minuscules poils de barbe et de savon. Stefan n’allait-il pas surgir derrière elle, l’enlacer, dire : « Excuse-moi si je t’ai fait pleurer… » Insensé d’y penser. Le soleil ruisselait sur le jardin. Annie parcourut les allées en y cherchant sur le gravier mêlé d’herbe et de terre d’impossibles traces de pas. À deux mètres de l’entrée, une chose révélatrice lui fit écarquiller les yeux ; un bout de cigare à demi-consumé, avec sa couronne de cendres. Des fourmis actives qui traversaient l’allée contournaient cet obstacle d’une nature inconnue. Depuis des mois, la ville n’avait plus de cigarettes, ni Jaime ni Stefan ne fumaient, personne n’avait fumé ici de longtemps, le cigare décelait la présence d’étrangers riches, puissants les Russes, mon Dieu ! Annie descendit vers la ville en courant sur les cailloux brûlants. Le chemin ardait, l’air chaud vibrait sur le roc. Plusieurs fois, Annie s’arrêta net pour comprimer de ses deux mains ses tempes dont les veines battaient trop fort. Elle reprenait ensuite sa course vers la ville, sur des laves soudainement pétrifiées.
Stefan commença de reprendre conscience un long moment avant de rouvrir les yeux. La sensation obscure d’un cauchemar s’atténua, ç’allait être le réveil, la fin ; la sensation du cauchemar revint, plus précise et plus envahissante, non, ce ne serait peut-être pas la fin, mais un autre commencement du noir, l’entrée dans un tunnel peut-être sans fin. Ses épaules reposaient sur quelque chose de dur, le bien-être un peu bizarre du réveil se répandait dans ses membres, surmontant une courbature et une anxiété. Qu’était-il advenu ? Suis-je malade ? Annie ? Voyons, Annie ? Il entrouvrit pesamment les paupières, eut peur d’ouvrir tout à fait les yeux, ne comprit pas tout d’abord, car tout son être reculait devant l’effrayante nécessité de comprendre, vit quand même, l’espace d’une fraction de seconde et referma, cette fois volontairement, les paupières.
Un personnage olivâtre, crâne rasé, pommettes osseuses, tempes fuyantes, se penchait sur lui. Au col, des insignes d’officier. Une chambre inconnue, exiguë, blanche où flottaient d’autres visages épars dans une lumière dure. L’épouvante prit Stefan à la gorge, l’épouvante descendit ainsi qu’une eau glacée, lentement jusqu’aux extrémités de ses membres. Et il perçut sous ce frisson qu’une chaleur bienfaisante baignait encore son être. « On a dû me faire une piqûre de morphine. » Ses paupières se ressoudaient d’elles-mêmes. Se rendormir, fuir ce réveil, se rendormir.
– La syncope est finie, dit le personnage aux tempes fuyantes. Et il dit encore, ou le pensa très distinctement : Maintenant, c’est une feinte.
Stefan perçut qu’une main musclée lui saisissait le poignet, tâtant son pouls. Il s’appliqua à se bien ressaisir : maîtriser ce flot glacé qui lui dévastait l’être. Il y réussit sans que le frisson cessât. Le souvenir de ce qui venait de se passer apparut, d’une netteté irrémédiable. Vers neuf heures du matin, comme il s’apprêtait à se raser, Annie dit : « Je vais aux provisions, n’ouvre à personne. » La porte du jardin refermée sur Annie, il erra un instant dans les allées embroussaillées, singulièrement oppressé, ne trouvant de réconfort ni dans les fleurs ni dans l’air matinal. La colline voisine commençait à flamboyer sous le soleil déjà torride. Les chambres blanches lui furent hostiles ; Stefan vérifia son browning, fit glisser le chargeur ; il essaya de secouer son malaise, s’approcha de la machine à écrire, prit enfin le parti de se raser comme d’habitude. « Les nerfs, nom de Dieu… » Il s’essuyait le visage en s’efforçant à lire, debout, devant un numéro de revue ouvert sur la table, quand le sable de l’allée cria sous un pas insolite ; il y eut aussi le sifflotement convenu, mais comment avait-on ouvert la porte ? Annie si vite de retour ? Elle ne sifflerait pas. Stefan, le pistolet au poing, se jeta dans le jardin aux fleurs ensauvagées. Quelqu’un venait vers lui en souriant, quelqu’un qu’il ne reconnut pas de prime abord, un camarade qui venait parfois, rarement, à la place de Jaime. Stefan n’aimait pas sa grosse face plate de singe puissant. « Salut ! Alors, je t’ai fait peur ? J’ai des lettres urgentes pour toi… » Stefan tendit la main, rassuré. « Bonjour, vieux… » La syncope commençait là, le cauchemar, le sommeil ; il avait dû être frappé à la tête (le souvenir indistinct d’une meurtrissure remontait de l’oubli ; une douleur sourde naquit au milieu de son front). Assommé par cet homme, ce camarade, ce misérable, entraîné, emporté, oui, par les Russes évidemment. L’eau glacée dans les entrailles. Nausée. Annie. Annie, Annie ! La débâcle de Stefan fut totale à cette seconde.
– La syncope est finie, dit une voix posée, très proche.
Stefan perçut qu’on le regardait de tout près, avec une attention presque violente. Il pensa qu’il fallait ouvrir les yeux. « On m’a fait une piqûre à la cuisse. Quatre-vingt-dix chances sur cent que je sois perdu… Quatre-vingt-quinze chances sur cent… Raisonnable en tout cas de l’admettre… » Il ouvrit résolument les yeux.
Il se vit étendu sur le divan d’une confortable cabine de vaisseau.
Boiseries claires. Trois visages attentifs penchés vers lui.
– Vous allez mieux ?
– Je vais bien, dit Stefan distinctement. Qui êtes-vous ?
– Vous êtes détenu par le Service d’investigation militaire. Vous sentez-vous en état de subir l’interrogatoire ?
Voilà donc comment ces choses-là se faisaient. Stefan voyait tout avec une sorte de détachement lointain… Il ne répondit rien mais considéra les trois visages : l’être entier tendu pour les déchiffrer. L’un s’écarta aussitôt de lui-même, inintéressant, vague, celui sans doute du médecin de bord, le personnage aux tempes fuyantes… Ce visage d’ailleurs se redressait, reculait vers la paroi, disparaissait. Un souffle d’air salin rafraîchit la cabine. Les deux autres têtes avaient une consistance matérielle dans ce demi-irréel. La plus jeune, forte, carrée, les cheveux pommadés, la moustache soignée, les méplats accentués, le regard velouté odieusement insistant. Dompteur de fauves, bellâtre courageux devenu lâche à force de fustiger des tigres, la peur au ventre – ou trafiquant de femmes… Animalement ennemie, cette tête posée sur une cravate à rayures de couleur. L’autre intrigua Stefan, puis alluma en lui une folle lueur d’espoir. Cinquante-cinq ans, des mèches grises sur un front équilibré, la bouche encadrée de plis amers, des paupières fripées, un regard noir, triste, presque douloureux… « Complètement perdu, complètement perdu » – à travers tout ce qu’il pouvait saisir et penser, Stefan entendait déferler en lui cette clameur assourdie – « complètement perdu ». Il remua ses membres, content de n’être point attaché, se souleva lentement, s’adossa à la paroi, croisa les jambes, s’efforça à sourire, crut y réussir, n’eut qu’une étrange expression crispée, tendit les doigts vers le bellâtre dangereux :
– Cigarette ?
– Oui, dit l’autre, surpris, en se mettant à chercher dans sa poche…
Stefan se fit ensuite donner du feu. Il fallait être très, très calme, mortellement calme. Mortellement, aucun mot n’eût été plus juste.
– Répondre à un interrogatoire ? Après cet enlèvement illégal ? Sans savoir qui vous êtes – ou ne le sachant que trop – sans garanties d’aucune sorte ?
La tête massive du bellâtre oscilla légèrement sur la cravate ; les dents, larges et jaunes, s’y découvrirent… Cette brute aussi entendait sourire. Ce qu’elle murmura devait vouloir dire : « Nous saurons bien vous y obliger. » Bien sûr. Avec un courant électrique à faible tension, on peut tordre une créature humaine en tous sens, la plonger dans les pires convulsions de l’épilepsie, de la démence, bien sûr, et je le sais. Stefan apercevait pourtant une chance désespérée de salut.
– … Mais j’ai beaucoup à vous dire. Je vous tiens, aussi, moi.
La tête au regard triste dit en français :
– Parlez. Voulez-vous d’abord un verre de vin ? N’avez-vous pas faim ?
Stefan jouait sa vie. Foncer sur ces deux hommes, la vérité au poing. Parmi eux, la moitié d’implacables canailles, bonnes à tout faire, la moitié de révolutionnaires authentiques pervertis par une foi aveugle en un pouvoir sans foi. Ces deux-là paraissaient représentatifs. Troubler au moins l’un, ce serait peut-être le salut. Il eût voulu, en parlant, observer leurs réactions, scruter leurs visages, mais la faiblesse le rendait singulièrement inconsistant, troublait sa vue, rendait sa parole brûlante et saccadée.
– Je vous tiens. Vous croyez peut-être aux complots que vous inventez ? Vous croyez remporter des victoires ou sauver quelque chose pour votre maître dans la défaite ? Savez-vous ce que vous avez fait jusqu’ici ?
Il s’emporta, le buste penché vers eux, les deux mains agrippées au rebord de la couchette sur laquelle il était assis et à laquelle il dut se cramponner par instants de toutes ses dernières forces pour ne tomber ni en arrière, contre la paroi, ni en avant, sur le tapis bleu mouvant comme la mer, le tapis dont la vue lui donnait un commencement de vertige.
– Si vous avez seulement l’ombre d’une âme, j’y arriverai, je l’empoignerai, je la ferai saigner, votre vilaine petite âme, elle criera malgré vous que j’ai raison !
Il parlait âprement, violemment, et il était persuasif, habile, opiniâtre, sans bien suivre lui-même sa parole ; elle s’échappait de lui comme le sang, à flots bouillonnants, d’une large blessure (cette image lui traversa l’esprit). Qu’avez-vous fait, misérables, avec vos procès d’imposture ? Vous avez empoisonné ce que le prolétariat avait de plus sacré, la source de sa confiance en lui-même, qu’aucune défaite ne pouvait nous ravir. On pouvait mitrailler autrefois les communards, ils se sentaient propres, ils tombaient avec fierté ; maintenant vous les avez salis les uns par les autres, et d’une telle souillure qu’elle en devient inintelligible aux meilleurs… Dans ce pays-ci, vous avez tout vicié, pourri, perdu.
– Regardez, regardez…
Stefan détacha ses mains du rebord de la couchette pour mieux leur montrer la défaite qu’il tenait entre ses paumes décolorées et il faillit tomber.
Tout en parlant, il observait les deux hommes, vis-à-vis. Le plus jeune ne bronchait pas. Le visage de celui qui pouvait avoir cinquante-cinq ans se couvrait d’une brume grise, s’effaçait, reparaissait, creusé de rides. Leurs mains prenaient des expressions opposées. La droite du plus jeune, à plat sur l’acajou d’un guéridon, y reposait ainsi qu’une bête assoupie. Les mains du plus vieux, nouées avec force, exprimaient peut-être une attente crispée.
Stefan, s’étant tu, entendit le silence. Sa voix, détachée de lui, s’abolissait, le laissant extraordinairement éveillé, dans un silence tintant qui s’éternisa…
– Tout ce que vous venez de nous dire, lui répondit posément la tête massive aux cheveux plaqués sur le front, ne présente pour nous aucun intérêt.
La porte s’ouvrit, se referma ; quelqu’un aidait Stefan, défaillant, à se recoucher. – Je suis perdu, perdu. Sur le pont du bateau, dans une nuit légère où l’on se voyait assez bien, où l’on sentait la présence des étoiles, de l’été, de la terre proche, riches d’êtres, de frondaisons, de fleurs, les deux personnages qui venaient d’écouter Stefan marchèrent côte à côte, sans parler, avant de s’arrêter face à face. Le plus jeune, qui était le plus compact, eut derrière lui toutes les constructions du bateau ; l’autre, celui qui pouvait avoir cinquante-cinq ans, s’adossa au bastingage ; derrière lui le large, la nuit, la mer, le ciel.
– Camarade Youvanov, dit-il.
– Camarade Roudine ?
– Je ne comprends pas pourquoi vous avez fait enlever ce garçon… Encore une vilaine affaire qui fera un bruit du diable jusqu’aux Amériques. Il me fait l’effet d’un romantique de la pire sorte, brouillon, trotskyste, anarchisant et cætera… Ici nous sommes plutôt au bout du rouleau… Je vous conseille de le faire reconduire à terre et relâcher au plus vite, peut-être avec une petite mise en scène appropriée, avant que sa disparition ne soit ébruitée…
– Impossible, dit sèchement Youvanov.
– Impossible pourquoi ?
Kondratiev, avec emportement, baissa la voix. Sa parole devint presque sifflante.
– Croyez-vous que je vais vous laisser commettre impunément des crimes sous mes yeux ? N’oubliez pas que je suis mandaté par le Comité central.
– La vipère trotskyste en faveur de laquelle vous intercédez, camarade Roudine, est impliquée dans le complot qui a coûté la vie à notre grand camarade Toulaév.
Dix ans plus tôt, Kondratiev, en entendant cette phrase de journal débitée avec aplomb, eût éclaté d’un rire véhément : surprise, mépris, colère, dérision, et la crainte même, se fussent confondus dans ce rire, et il se fût tapé la cuisse, ah, non, vous êtes impayable, non vraiment, je vous admire, vous atteignez dans l’imbécillité malfaisante à une sorte de génie ! Et il y eut bien en lui un ricanement presque joyeux, mais qu’une lâcheté triste étouffa.
– Je n’intercède en rien, dit-il, je me suis borné à vous adresser une recommandation politique…
« Je suis poltron. » Le bateau tanguait tout doucement dans la nuit légère. « Je m’enfonce dans leur sale glu… » Tout le large était derrière lui, il se sentit adossé à ce néant, à cette fraîcheur immense.
– Et puis, camarade Youvanov, vous êtes tout bonnement cinglé… Je connais à fond l’affaire Toulaév. Pas un indice sérieux, pas un, vous m’entendez, dans ce dossier de six mille pages, ne justifie l’inculpation de qui que ce soit…
– Vous me permettrez, camarade Roudine, de demeurer d’un autre avis.
Youvanov prit congé sur une inclinaison de tête. Kondratiev découvrit l’horizon nocturne qui confondait ciel et mer. Le vide. De ce vide émanait un désarroi pas encore oppressant, plutôt attirant. Des nuages déchiraient les constellations. Il descendit par l’échelle de corde dans la vedette collée, dans l’obscurité, contre la coque bombée du Kouban… Pendant un instant, suspendu au-dessus de l’eau clapotante, il fut tout à fait seul entre l’énorme forme noire du cargo, les flots, la vedette presque invisible à ses pieds : et il descendait dans des ténèbres mouvantes, absolument seul, l’âme reposée, tout à fait maître de lui-même.
Dans la vedette, le mécanicien, un Ukrainien de vingt ans, lui fit le salut militaire. Kondratiev, obéissant à une joie qui était dans ses muscles, l’écarta des commandes et mit lui-même le moteur en marche.
– Tu sais, frère, ces machines-là, je les connais encore parfaitement. Je suis un vieux de la marine, moi.
– Oui, camarade chef.
Le canot bondit au ras des flots ainsi qu’une bête ailée : de fait, deux grandes ailes d’écume blanche jaillirent de ses flancs. Il y a, aux entrées d’une passerelle, sur un canal de Léningrad, de gros lions rouges aux ailes d’or, il y a… Qu’y a-t-il encore ? Il y a le large ! s’y jeter tout entier, sans retour, au large ! au large ! Le moteur ronflait, la nuit, la mer, le vide grisaient, c’était bon de s’élancer en droite ligne, sans savoir où, joyeusement, sans fin, bon comme un temps de galop dans la steppe… Nuits pareilles, les meilleures plus noires – meilleures à cause du danger moindre – autrefois devant Sébastopol quand nous y montions la garde, à bord de nos coquilles de noix, contre les escadres de l’Entente. Et parce que nous chantonnions tout bas les hymnes de la révolution mondiale, les amiraux des puissantes escadres avaient peur de nous. Passé, passé, c’est du passé, cet instant-ci, merveilleux, sera tout à l’heure du passé.
Kondratiev donna de la vitesse, vers l’horizon. Quel prodige de vivre ! Il respirait profondément, il eût voulu crier de joie. Quelques mouvements pour enjamber le bord, un effort pour basculer, il tomberait au travers de l’aile d’écume battante et puis, et puis tout serait fini en quelques minutes, mais on fusillerait probablement ce petit Ukrainien.
– D’où es-tu, mon gars ?
– De Marioupol, camarade chef… D’un kolkhoze de pêcheurs…
– Marié ?
– Pas encore, camarade chef. À mon retour.
Kondratiev vira de bord, mettant le cap sur la ville. Le roc de Montjuich émergea du néant, noir épais sur noir de ciel transparent. Kondratiev songea que la ville étendue sous ce roc, meurtrie par les bombardements, endormie dans la faim, le danger, les trahisons, l’abandon, aux trois quarts perdue déjà, morte qui se croyait encore promise à la vie, il ne l’avait pas vue, il ne la verrait point, il ne la connaîtrait jamais. Ville conquise, ville perdue, capitale des révoltes vaincues, capitale d’un monde naissant, perdu, que nous avons pris, qui s’échappe de nos mains, nous échappe, tombe, roule vers les tombes… Parce que nous, nous qui avons commencé la conquête, nous sommes à bout de souffle, vidés, nous sommes devenus des maniaques du soupçon, des maniaques du pouvoir, des affolés capables de nous fusiller nous-mêmes pour finir – et c’est ce que nous faisons. Trop peu de cerveaux capables de pensée claire dans ces masses d’Europe et d’Asie qu’une glorieuse infortune amena à faire la première révolution socialiste. Lénine le vit dès la première heure, Lénine résista tant qu’il put à l’inquiétude d’un destin si haut et si noir. En termes d’école, il faudrait dire que les classes ouvrières du vieux monde ne sont pas encore arrivées à la maturité, tandis que la crise du régime s’est ouverte ; il est advenu que les classes qui s’efforcent de remonter le courant de l’histoire, sont les plus intelligentes – bassement intelligentes –, les plus instruites, celles qui mettent la conscience pratique la plus développée au service de la plus profonde inconscience et du plus grand égoïsme… À ce point de sa méditation, tandis que de faibles lumières naissaient sur la ville enténébrée, Kondratiev revit en esprit le visage convulsé de Stefan Stern porté par les grandes ailes d’écume… « Excuse-moi, lui dit fraternellement Kondratiev, je ne peux plus rien pour toi, camarade. Je te comprends bien, j’ai été pareil à toi, nous avons tous été pareils à toi… Et je suis encore pareil à toi, puisque je suis sans doute perdu comme toi… » Lui-même ne s’attendait pas à conclure de la sorte, il en fut surpris. Le fantôme de Stefan, avec son front moite, les mèches folles de ses cheveux cuivrés, la grimace de sa bouche, la flamme tenace de son regard, se confondit comme dans le rêve avec un autre fantôme et ce fut Boukharine, son grand front bosselé, son spirituel regard bleu, son visage ravagé, encore capable de sourire, s’interrogeant devant le micro du Tribunal suprême, quelques jours avant de mourir – et la Mort était déjà là, presque visible, tout près de lui, une main sur son épaule, l’autre tenant le pistolet : la mort n’était point celle que vit et burina Albert Dürer, squelette au crâne ricanant, drapé dans la bure, armé de la faux du Moyen Âge, non : moderne, la mort, habillée en gradé du service spécial des opérations secrètes, l’ordre de Lénine sur le sein droit, les joues pleines et bien rasées… « Pour quelle cause vais-je mourir ? » se demandait Boukharine, à haute voix, puis il parlait de la dégénérescence du parti prolétarien… Kondratiev voulut secouer ce cauchemar.
– Prends le gouvernail, jeta-t-il au mécanicien.
Assis à l’arrière, tout à coup fatigué, les mains jointes sur le genou, débarrassé des ombres, il pensa. Perdu évidemment. La vedette fonçait à travers cette évidence noire vers le roc. Perdu comme cette ville, cette révolution, cette république, perdu comme tant de camarades… Quoi de plus naturel, d’ailleurs ? À chacun son tour, à chacun sa façon… Comment avait-il pu ne pas s’en rendre compte jusqu’ici, vivre en tête à tête avec cette révélation cachée, sans la deviner, sans l’entendre, s’imaginer faire des choses importantes ou banales, alors qu’il n’y avait en réalité plus rien à faire ? La vedette s’accostait dans le port noir au milieu d’un chaos de pierres bouleversées. Une lanterne balancée précéda Kondratiev dans les ruines d’une construction basse au toit crevé, où les miliciens jouaient aux osselets à la lueur d’une bougie… Un morceau d’affiche, au-dessus d’eux, montrait des femmes décharnées enfin victorieuses de la misère, sur le seuil de l’avenir promis par la C.N.T… Kondratiev se fit conduire à onze heures dans des hôtels du gouvernement pour un entretien inutile avec les directeurs du service des munitions. Trop de munitions pour succomber, pas assez pour vaincre. Vers minuit, un membre du gouvernement lui offrit une collation. Kondratiev but deux grandes coupes de champagne ; un ministre de la Généralité de Catalogne trinquait avec lui. Le vin des terres françaises imprégnées du soleil le plus doucement allègre fit courir dans leurs veines des paillettes d’or. Kondratiev, de bonne humeur, toucha de l’index l’une des bouteilles et, sans penser nullement à ce qu’il allait dire :
– Pourquoi, Señnor, ne réservez-vous pas ce vin aux blessés ?
L’autre le regarda avec un demi-sourire figé. L’homme d’État catalan était grand, mince, voûté ; soixante ans, élégamment vêtu ; un visage sévère, éclairé d’un bon regard fin ; universitaire. Il haussa les épaules :
– Vous avez bien raison… Et c’est une de ces petites choses dont nous sommes en train de mourir… Insuffisance de munitions, excès d’injustice…
Kondratiev débouchait la deuxième bouteille. Chasseurs et chasseresses, aux grands feutres emplumés, poursuivant le cerf aux abois dans des taillis d’un autre siècle, le regardaient faire du haut de la tapisserie. Le vieil universitaire catalan trinqua de nouveau avec lui. Une intimité les rapprocha, désarmés l’un devant l’autre, comme s’ils eussent déposé l’hypocrisie dans l’antichambre…
– Nous sommes vaincus, dit le ministre aimablement. On brûlera mes livres, on dispersera mes collections, on fermera mon école. Si j’en réchappe, je ne serai plus, au Chili ou au Panama, qu’un émigré dont personne ne comprendra le langage… Avec une femme détraquée, Señnor. Voilà.
Sans qu’il sût comment, la question la plus incongrue, la plus énorme, lui échappa :
– Mon cher Monsieur, avez-vous des nouvelles du señnor Antonov-Ovseenko que j’estime infiniment ?
– Je n’en ai pas, répondit Kondratiev d’une voix sans timbre.
– Est-il vrai que… qu’il a été… qu’on l’a… que…
Kondratiev voyait de tout près, dans les prunelles du vieil homme sympathique, des stries vertes mêlées à de l’ombre.
– … qu’on l’a fusillé ? compléta paisiblement Kondratiev. Vous savez, le mot est chez nous d’usage courant. Eh bien, c’est probablement vrai, mais je n’en sais rien au juste.
Un drôle de silence d’extinction ou de découragement tomba sur eux.
– Il a quelquefois bu ce champagne ici même, avec moi, reprit à voix confidentielle le ministre catalan.
– Je finirai probablement comme lui, répondit de même, presque gaiement Kondratiev.
Sur le seuil, dans l’entrebâillement de la porte blanc et or, ils se serrèrent les mains avec effusion, en reprenant leurs personnages conventionnels mais plus vivants que de coutume. L’un disait : « Bon voyage, cher Monsieur » et l’autre, répétait en piétinant sur place ses remerciements chaleureux pour le bon accueil. Ces adieux devenaient trop longs, ils en avaient le sentiment, mais à la seconde où leurs mains se détacheraient, un lien invisible et fragile, pareil à un fil d’or, se romprait entre eux, ils le sentirent aussi ; pour ne plus jamais se renouer.
… Kondratiev, fonçant sur le péril, prit le lendemain l’avion de Toulouse. Arriver à Moscou avant les rapports secrets qui, dénaturant ses moindres gestes, le montreraient intercédant pour un trotskyste terroriste – quel délire que tout cela ! Arriver à temps pour proposer les suprêmes mesures de redressement, un envoi massif d’armes, une épuration de services, la cessation immédiate des crimes à l’arrière… Se faire recevoir par le chef avant que l’énorme mécanisme écrasant des pièges gouvernementaux n’ait été mis en marche ; dans le face-à-face avec lui, jouer calmement la vie – sur les atouts précaires d’une camaraderie fondée en 1906 dans les landes froides de Sibérie, d’une loyauté absolue, d’une franchise habile mais acérée, de la vérité –, ça existe, tout de même, la vérité.
À quinze cents mètres d’altitude, dans un ciel qui n’était que lumière, la catastrophe la plus ensoleillée de l’histoire ne se discernait plus sur la terre. La guerre civile s’évanouissait précisément à la hauteur à laquelle les bombardiers s’apprêtaient au combat. La terre offrait l’aspect d’une carte si riche de couleurs, si gonflée de vie géologique, végétale, marine, humaine, que Kondratiev, la contemplant, fut gagné par une sorte d’enivrement. Il ne fit que passer d’avion en avion. Quand, enfin, survolant les forêts lithuaniennes, ces ondulations de mousses assombries qui donnaient à ces contrées une physionomie antérieure à l’humain, il découvrit les terres soviétiques, si différentes de toutes les autres par une tonalité uniforme de vastes cultures kolkhoziennes, une anxiété précise le pénétra jusqu’aux moelles. Il eut pitié des toits de chaume, humbles comme de pauvres vieilles femmes, rassemblés çà et là dans les creux de labours presque noirs, au bord des rivières tristes. (Sans doute, au fond, avait-il pitié de lui-même.)
Le chef le reçut le jour même de son arrivée, tant la situation en Espagne devait apparaître grave. Kondratiev n’attendit que quelques instants dans une antichambre spacieuse, inondée de lumière blanche, des vastes baies de laquelle on voyait un boulevard de Moscou, les tramways, une double rangée d’arbres, des gens, des fenêtres, des toits, un chantier de démolition, les bulbes verts d’une église épargnée… « Passez, je vous prie… » Une salle blanche, nue comme un ciel froid, haute de plafond, sans autre ornement que le portrait, plus grand que nature, de Wladimir Illitch, casquette, mains dans les poches, debout dans la cour du Kremlin. Si vaste, cette salle, qu’au premier abord Kondratiev la crut vide ; mais derrière la table du fond, dans l’angle le plus blanc, le plus désert, le plus solitaire de cette solitude close et nue, quelqu’un se leva, déposa un stylo, émergea du vide ; quelqu’un traversa le tapis qui était d’un gris clair de neige voilée, quelqu’un vint prendre Kondratiev aux deux bras, avec une bonne brusquerie affectueuse, quelqu’un, Lui, le chef, le copain d’autrefois, était-ce réel ?
– Bonjour, Ivan, comment vas-tu ?
Le réel l’emporta sur la stupeur du réel. Kondratiev serrait les deux mains tendues, longuement – et de vraies larmes se ramassaient, chaudes, se desséchant instantanément, sous ses paupières, et sa gorge se contractait. L’éclair d’une grande joie l’électrisait :
– Et toi, Iossif ?… Toi… Que je suis heureux de te voir… Que tu es encore jeune…
La chevelure en brosse cendrée restait puissante : le front large mais ramassé, barré de rides, les petits yeux roux, la moustache drue recelaient une charge de vie si compacte que l’homme de chair bousculait l’image de ses portraits sans nombre. Il souriait, il avait des rides de sourire autour du nez, sous les paupières, une chaleur rassurante émanait de lui – serait-il bon, en vérité ? –, mais comment tous ces drames ténébreux, ces procès, ces sentences effroyables pesées au Bureau politique ne l’avaient-ils pas usé davantage ?
– Toi aussi, Vania, disait-il (oui, de sa voix inchangée), tu résistes bien, pas si vieilli que ça.
Ils se regardèrent, détendus. Que d’années, mon vieux ! Prague, Londres, Cracovie, ça date, la chambrette à Cracovie où l’on a si âprement discuté tout un soir au sujet des expropriations du Caucase ; ensuite on est allé boire de la bonne bière dans une Keller, aux voûtes romanes, sous la bâtisse d’un couvent… Les cortèges de 1917, les congrès, la campagne de Pologne, les hôtels des petites villes prises où les punaises dévoraient nos Conseils révolutionnaires fourbus. Une telle foule de souvenirs se leva en eux, que pas un ne s’imposa : tous présents, mais muets, effacés pour refaire, en deçà de toute expression, une amitié étrangère aux mots. Le chef cherchait sa pipe dans la poche de sa vareuse. Ensemble, ils marchèrent sur le tapis vers les hautes baies du fond, à travers la blancheur…
– Eh bien, Vania, où en sont les choses, là-bas ? Parle sans détour, tu me connais.
– Les choses…, commença Kondratiev avec une moue découragée et ce geste de la main qui semble laisser choir ce qu’elle tient – les choses…
Le chef parut ne pas avoir entendu ces premiers mots. Il continua, front baissé, les doigts travaillant le tabac dans le fourneau du brûle-gueule.
– Tu sais, frère, les vieux comme toi, du vieux parti, doivent me dire toute la vérité… toute la vérité… Sinon à qui la demanderais-je, moi ? J’en ai besoin, j’étouffe parfois. Tout le monde ment et ment, et ment ! Du haut en bas, ils mentent tous que c’en est diabolique… Écœurant… Je vis au sommet d’un édifice de mensonges, comprends-tu ? Les statistiques mentent, naturellement. Elles totalisent les bêtises des petits fonctionnaires de la base, les combines des administrateurs moyens, les imaginations, la servilité, le sabotage, la bêtise énorme de nos cadres dirigeants… Quand on n’apporte tous ces chiffres quintessenciés, je me retiens parfois pour ne pas leur dire : Choléra ! Les plans mentent parce qu’ils reposent neuf fois sur dix sur des données fausses ; les exécutants du Plan mentent parce qu’ils n’ont pas le courage de dire ce qu’ils peuvent faire, ce qu’ils ne peuvent pas faire ; les économistes les plus qualifiés mentent parce qu’ils sont des citoyens de la Lune, des lunatiques, je te dis ! Et j’ai encore envie de demander aux gens pourquoi, s’ils se taisent, leurs yeux mentent-ils ? Tu te rends compte ?
S’excusait-il ? Il alluma rageusement sa pipe, mit les mains dans les poches, fut carré de la tête, des épaules pesantes, bien planté sur le tapis dans la clarté nette. Kondratiev le considérait avec amitié, méfiant pourtant au fond, et réfléchissant. Oser ? Il hasarda doucement :
– N’est-ce pas un peu de ta faute, tout cela ?
Le chef hocha la tête ; les rides minuscules d’un bon sourire frémissaient autour de son nez, sous ses yeux…
– Je voudrais bien t’y voir, mon vieux, à cette place, tiens. La vieille Russie est un marécage : plus on avance, et plus le sol bouge, tu t’enfonces au moment où tu t’y attends le moins… Et puis, la racaille humaine… Refaire la mauvaise bête humaine, ça prendra des siècles. Je n’ai pas de siècles à ma disposition, moi… Eh bien, les dernières nouvelles ?
– Détestables. Trois fronts tenant à peine ; une poussée, ils s’effondreront… On n’a pas même creusé des tranchées devant des positions essentielles…
– Pourquoi ?
– Faute de pelles, de pain, de plans, d’officiers, de discipline, de munitions, de…
– Compris… Le début de l’an 1918, chez nous, hein ?
– Oui… En apparence… Sans le parti toutefois, sans Lénine… (Kondratiev hésita pendant une infime fraction de seconde, mais ce dut être visible) sans toi… Et ce n’est pas un commencement, c’est une fin – la fin.
– Les experts l’annoncent : trois à cinq semaines, disent-ils ?
– Ça peut durer plus longtemps comme une agonie qui traîne. Ça peut crouler demain.
– J’ai besoin, dit le chef, de prolonger la résistance de quelques semaines.
Kondratiev ne répondit pas. Il pensait : « C’est cruel. À quoi bon ? » Le chef parut le deviner :
– Nous valons bien ça, reprit-il. Bon. Nos tanks de Sormovo ?
– Pas fameux. Les blindages passables… (Kondratiev se souvint que l’on avait fusillé, pour sabotage, les constructeurs : ombre d’une gêne.) Les moteurs, insuffisants. Jusqu’à 35 % d’avaries dans le combat…
– C’est dans ton rapport écrit ?
– Oui.
Gêne. Kondratiev pensa qu’il ouvrait ainsi un procès, que ces 35 % luiraient en caractères de phosphore dans des cerveaux épuisés par des interrogatoires nocturnes. Il reprit :
– Surtout défectueux, le matériel humain…
– On me l’a déjà dit. Ton explication ?
– Simple. Nous avons fait la guerre, toi et moi, dans d’autres conditions. La machine broie l’homme. Tu sais que je ne suis pas poltron. Eh bien, j’ai voulu me rendre compte, je suis entré dans une de ces machines, une n° 4, avec trois types épatants, un anar barcelonais…
– … un trotskyste, naturellement…
(Le chef le dit en souriant, dans une bouffée de fumée ; ses yeux roux riaient à travers la fente presque close de ses paupières.)
– Peut-être bien, je n’ai pas eu le temps de m’en enquérir… Tu ne l’aurais pas fait non plus… Deux paysans olivâtres, des Andalous, admirables tireurs comme nos Sibériens ou nos Lettons d’autrefois… Bon, nous y voilà, on roule sur une route excellente, je n’arrive pas à me représenter ce que c’eût été dans des fondrières… Nous sommes quatre là-dedans, mouillés de sueur de la tête aux pieds, étouffant, dans l’obscurité, le bruit, la benzine puante, nous avons envie de vomir, coupés du monde, pourvu que ça finisse ! Une panique tenait dans le ventre, vous n’êtes plus des combattants, mais de pauvres bougres détraqués, collés les uns aux autres dans une boîte noire, asphyxiante… Au lieu de vous sentir protégés et puissants, vous vous sentez réduits à rien…
– Le remède ?
– Des machines mieux conçues, des unités spéciales, entraînées. Justement ce que nous n’avons pas eu en Espagne.
– Nos avions ?
– Bons, sauf les vieux modèles… Ç’a été une faute de leur refiler tant de vieux modèles… (Le chef approuva d’un signe de tête décidé.) Notre B 104, inférieur aux Messerschmidt, surclassé en vitesse.
– Le constructeur sabotait.
Kondratiev hésita avant de répliquer, car il y avait beaucoup pensé, convaincu que la disparition des meilleurs ingénieurs du Centre d’expérimentation de l’aviation avait entraîné une baisse certaine dans la qualité de la production.
– Peut-être que non… Peut-être est-ce seulement que la technique allemande reste supérieure…
Le chef dit :
– Il sabotait. La preuve en est faite. Il l’a avoué.
Du mot avoué naquit entre eux un malaise net. Le chef le sentit si bien qu’il se détourna, alla prendre sur sa table une carte des fronts d’Espagne, posa des questions de détail qui ne pouvaient avoir pour lui, en réalité, aucun intérêt. Au point où l’on en était, que la Cité universitaire de Madrid fût plus ou moins garnie d’artillerie, que pouvait lui importer ? Par contre, il ne parla pas de l’embarquement des stocks d’or, probablement informé déjà par un messager spécial. Kondratiev omit ce sujet. Le chef ne fit pas allusion aux changements de personnel proposés par Kondratiev dans son mémoire… Kondratiev lut sur une horloge lointaine, dans la baie vitrée, que l’audience durait depuis plus d’une heure. Le chef allait et venait ; il fit apporter du thé, répondit à son secrétaire : « Pas avant que je ne vous appelle… » Qu’attendait-il ? Kondratiev, tendu, attendait aussi. Le chef, les mains dans les poches, l’amena tout près de la baie d’où l’on apercevait les toits de Moscou. Il n’y eut qu’une vitre entre eux, la ville, le ciel pâle.
– Et chez nous, dans cette Moscou magnifique et désolante, qu’est-ce qui ne va pas, à ton avis ? Qu’est-ce qui ne colle pas ? Hein ?
– Mais tu viens de le dire, frère. Tout le monde ment, ment et ment. La servilité, quoi. De là le manque d’oxygène. Comment bâtir le socialisme sans oxygène ?
– Hum… C’est tout, à ton avis ?
Au pied du mur, Kondratiev se vit au pied du mur. Parler ? Risquer ? Se dérober lâchement ? La tension intérieure l’empêchait de bien observer, à quarante centimètres, le visage du chef. Il fut malgré lui très direct, donc très maladroit. D’une voix pesante, faussement dégagée :
– Les vieux se font rares…
Le chef écarta, feignant de ne point l’apercevoir, l’énorme allusion :
– En revanche, les jeunes montent. Énergiques, pratiques, à l’américaine… Les vieux, il est temps qu’ils se reposent…
« Qu’ils reposent avec les saints », tel est le chant liturgique pour les morts… Kondratiev, crispé, louvoya :
– Oui, les jeunes, c’est vrai… C’est notre fierté, cette jeunesse… (Ma voix sonne faux, voilà que je mens aussi…)
Le chef souriait bizarrement comme s’il se fût moqué de quelqu’un d’absent. Et du ton le plus naturel :
– Crois-tu que j’aie fait beaucoup de fautes, Ivan ?
Ils étaient seuls dans une blancheur crue, et toute la ville devant eux, dont pas un bruit ne venait. Dans une sorte de cour spacieuse, en bas, assez loin…, entre une église trapue aux clochetons délabrés et un petit mur en briques rouges, des cavaliers georgiens s’exerçaient au sabre : galopant d’un bout de la cour à l’autre ; on les voyait, vers le milieu, se pencher jusqu’à terre pour atteindre au vol, de la pointe du sabre, un chiffon blanc…
– Je n’ai pas à te juger, dit Kondratiev, troublé. Tu es le parti, toi (il perçut que cette formule plaisait), je ne suis, moi, qu’un vieux militant… (avec une tristesse nuancée d’ironie) un de ceux qui ont besoin de repos…
Le chef attendait comme un juge impartial ou comme un coupable indifférent. Impersonnel, aussi réel que les choses.
– Je crois, dit Kondratiev, que tu as eu le tort de « liquider » Nicolas Ivanovitch.
Liquidé : le vieux mot qu’on employait sous la terreur rouge, par pudeur et cynisme, à la fois, pour exécuter. Le chef le reçut en face, sans broncher, tête de pierre.
– Il trahissait. Il l’a reconnu. Tu ne le crois peut-être pas ?
Silence. Blancheur.
– C’est dur à croire.
Le chef grimaça une sorte de sourire railleur. Ses épaules s’arrondissaient massivement, son front se rembrunit, sa voix devint pâteuse.
– Évidemment… Nous avons eu trop de traîtres… conscients et inconscients… pas le temps de faire de la psychologie… Pas un romancier, moi… (Une pause.) Je les anéantirai tous, sans lassitude… sans merci… jusqu’au dernier des derniers… C’est dur, mais il le faut… Tous… Il y a le pays, l’avenir. Je fais ce qu’il faut. Comme une machine.
Rien à répondre – ou crier ? Kondratiev fut sur le point de crier. Le chef ne lui en laissa pas le temps. Il revenait au ton de la conversation :
– Et là-bas, les trotskystes continuent leurs menées ?
– Pas tant que ne l’affirment les imbéciles. D’ailleurs, je voulais t’entretenir d’une affaire de peu d’importance, mais qui peut avoir des répercussions… Nos gens font de dangereuses bêtises…
Kondratiev exposa en quatre phrases le cas de Stefan Stern. Il cherchait à deviner si le chef était au courant. L’autre, impénétrable et naturel, écoutait avec attention, prenait note du nom : Stefan Stern – comme s’il l’eût ignoré. L’ignorait-il vraiment ?
– Bon, je verrai ça… Mais sur l’affaire Toulaév, tu te trompes : il y a complot.
– Ah !
« Peut-être, en effet, y a-t-il complot… » Ce fut dans le cerveau de Kondratiev un consentement trébuchant… « Me voici complaisant, que le diable m’emporte ! »
– Me permets-tu une question, Iossif ?
– Vas-y.
Les yeux roux du chef gardaient leur expression amicale.
– Le Bureau politique est-il mécontent de moi ?
Cela signifiait, au vrai : « Es-tu mécontent, toi, maintenant que je t’ai parlé à cœur ouvert ? »
– Comment te répondre ? fit le chef avec lenteur. Je ne sais pas, moi. Le cours des événements n’est pas satisfaisant, c’est certain, mais tu n’y pouvais pas grand-chose. Tu n’as passé à Barcelone que quelques jours, ta responsabilité n’est donc que peu engagée… Nous n’avons personne à féliciter quand tout fout le camp, hein ? Ha ha !
Il riait d’un petit rire guttural qui se cassa net.
– Maintenant, que faire de toi ? Quel travail veux-tu ? Veux-tu aller en Chine ? Nous avons là-bas des petites armées admirables un peu touchées par certaines maladies… (il se donnait le temps de réfléchir). Mais sans doute en as-tu assez des guerres ?
– J’en ai assez, frère. Non, merci pour ce qui est de la Chine, évite-moi ça, s’il te plaît. Toujours le sang, le sang, j’en ai marre…
Justement les mots qu’il n’eût pas fallu dire, qui étaient dans sa gorge depuis la première minute de cette rencontre, les mots les plus graves de leur dialogue secret.
– Je te comprends, dit le chef, et ce fut tout à fait sinistre au grand jour limpide. Alors quoi ? Un poste dans la production ? dans la diplomatie ? J’y songerai.
Ils traversèrent le tapis, en diagonale. Dormeurs éveillés. Le chef retint la main d’Ivan Kondratiev dans la sienne.
– J’ai été heureux de te revoir, Ivan.
Sincère. Cette étincelle au fond des prunelles, ce visage ramassé, vieillissement d’homme fort vivant sans confiance, sans bonheur, sans contacts humains, dans une solitude de laboratoire… Il continuait :
– Repose-toi, vieux. Fais-toi soigner. À notre âge, après nos vies, ça s’impose. Tu as raison, les vieux se font rares.
– Tu te rappelles nos chasses au canard sauvage dans la toundra ?…
– Tout, tout, vieux, je me souviens de tout. Va te reposer au Caucase. Seulement, là, un conseil : laisse tomber les sanas, grimpe le plus possible les sentiers de la montagne. Voilà ce que j’aimerais faire, moi.
Ici s’éleva entre eux, en eux, un dialogue secret qu’ils suivirent tous les deux par divination, distinctement : « Pourquoi n’y vas-tu pas ? suggérait Kondratiev, ça te ferait tant de bien, frère. » – « Tentateur, les sentiers perdus, ricanait le chef. Pour qu’on m’y trouve un jour la tête fendue ? Pas si fou, on a encore besoin de moi… » – « Je te plains, Iossif, tu es le plus menacé, le plus captif d’entre nous… » – « Je ne veux pas être plaint. Je te défends de me plaindre. Tu n’es rien, je suis le chef, moi. » Ils ne dirent pas un de ces mots, ils les entendirent, ils les proférèrent seulement dans un double tête-à-tête, l’un avec l’autre corporellement et aussi l’un avec l’autre en lui-même, incorporellement.
– Au revoir, au revoir.
Au milieu de la vaste antichambre, Kondratiev croisa un petit personnage à lorgnons cerclés d’écaille, nez courbé et renflé, serviette lourde portée au ras du tapis : le nouveau procureur au Tribunal suprême, Ratchevsky. Ils échangèrent un salut réticent.
6. CHACUN SE NOIE À SA FAÇON
Une douzaine de fonctionnaires brassaient depuis six mois les cent cinquante dossiers sélectionnés de l’affaire Toulaév. Fleischman et Zvéréva, nommés « enquêteurs chargés de suivre les affaires de la plus haute gravité », suivaient celle-ci d’heure en heure, sous le contrôle direct du haut-commissaire adjoint Gordéev. Fleischman et Zvéréva, tous deux tchékistes d’autrefois, c’est-à-dire des temps héroïques, eussent dû être suspects, ils le savaient et l’on pouvait dès lors compter sur leur zèle. L’affaire croissait en tous sens, se rattachant à une foule d’autres instructions, s’y dissolvant, s’y perdant, y resurgissant comme une dangereuse petite flamme bleue sous des décombres calcinés. Les enquêteurs poussaient devant eux une cohue de prisonniers disparates, tous exténués, tous désespérés, tous désespérants, tous innocents au vieux sens juridique du mot, tous suspects et coupables de bien des façons ; mais on avait beau les pousser, on n’arrivait avec eux qu’à de bizarres impasses. Le bon sens suggérait d’écarter les aveux d’une demi-douzaine de détraqués qui relataient comment ils avaient assassiné le grand camarade Toulaév. Une touriste américaine, presque belle, tout à fait folle, quoique armée d’un dur sang-froid, déclarait :
– Je ne comprends rien à la politique, je hais Trotsky, je suis terroriste. Depuis mon enfance, j’ai rêvé d’être terroriste. Je suis venue à Moscou pour devenir la maîtresse du camarade Toulaév et le tuer. Il était tellement jaloux, il m’adorait. Je voudrais mourir pour l’U.R.S.S. Je crois qu’il faut des émotions bouleversantes pour aiguillonner l’amour du peuple… J’ai tué le camarade Toulaév, que j’aimais plus que ma vie, pour détourner le danger qui menaçait le chef… Le remords me prive de sommeil, voyez mes yeux. J’ai agi par amour… Je suis heureuse d’avoir accompli ma mission sur la terre… Si j’étais libre, je voudrais écrire mes mémoires pour la presse… Fusillez-moi ! Fusillez-moi !
Dans ses moments de dépression, elle envoyait à son consul de longs messages (que l’on se gardait bien de transmettre) et elle écrivait au juge d’instruction : « Vous ne pouvez pas me fusiller parce que je suis américaine ! »
– Putain soûle ! jura Gordéev, quand il eut passé trois heures à étudier ce cas.
Ne simulait-elle pas la folie ? N’avait-elle pas, en réalité, pensé auparavant à commettre un attentat ? N’y avait-il pas dans ses propos l’écho de desseins mûris par d’autres ? Que faire de cette malade ? Une ambassade s’intéressait à elle, des agences de presse à l’autre bout du monde publiaient ses photos, décrivaient les prétendus tourments que l’inquisition lui infligeait… Des psychiatres, en uniforme, observant encore le rite des interrogatoires, s’efforçaient tour à tour, par la suggestion, par l’hypnose, par la psychanalyse, de la persuader de son innocence. Elle épuisait leur patience.
– Eh bien, proposa Fleischman, persuadez-la au moins qu’elle a tué quelqu’un d’autre, n’importe qui… Ayez de l’imagination, voyons ! Montrez-lui des photos d’assassinés, racontez-lui des crimes sadiques et qu’elle aille au diable ! Sorcière !
Mais elle ne consentait, dans son rêve éveillé, qu’à l’assassinat de grands personnages. Fleischman la haïssait, il haïssait sa voix son accent, le rose jaune de ses joues… Un jeune médecin enquêteur passa des heures à faire répéter à cette folle, en lui caressant les mains et les genoux : « Je suis innocente, je suis innocente… » Elle le répéta peut-être deux cents fois, elle eut à la fin un sourire de béatitude pour dire doucement :
– Que vous êtes gentil… Je sais depuis longtemps que vous m’aimez… mais c’est moi, moi, moi qui ai tué le camarade Toulaév… Il m’aimait comme vous…
Le soir même, le jeune médecin enquêteur fit son rapport à Fleischman. Une sorte d’égarement troublait son regard et sa parole.
– Êtes-vous bien certain, demanda-t-il pour finir, avec une étrange gravité, qu’elle n’est pour rien dans cette affaire ?
Fleischman écrasa furieusement son cigare dans le cendrier.
– Douchez-vous, mon garçon, et tout de suite !
On envoya ce jeune homme refaire ses nerfs dans les forêts du nord de la Petchora. Cinq séries d’aveux détaillés se classaient ainsi sous le signe de la démence : il fallait pourtant du courage pour les écarter. Gordéev renvoyait les inculpés aux médecins. Ceux-ci s’affolaient à leur tour… Tant pis pour eux ! Fleischman opinait avec son sourire mou : « Sous bonne escorte à la maison de fous… » Zvéréva, lissant de ses doigts effilés de longs cheveux teints, répondait : « Je les tiens pour très dangereux… Folie antisociale… » Les massages de la face, les crèmes et les fards lui conservaient un masque sans âge, aux traits flous, aux rides indistinctes, crispant. Le regard âpre et agité de ses petits yeux noirs suscitait l’inquiétude. Ce fut elle qui informa Fleischman que le haut-commissaire adjoint, Gordéev, les attendait à 1 h 30, chez lui, pour une conférence importante. Elle ajouta d’un ton significatif :
– Le procureur Ratchevsky viendra. Il a été reçu par le patron…
« Nous voilà près du dénouement », pensa Fleischman.
Ils conférèrent dans le cabinet de travail de Gordéev au douzième étage d’une tour qui domine les artères centrales de la ville. Fleischman, ayant pris un peu de cognac, se sentait bien. À demi accoudé à la fenêtre, il regardait en bas le fourmillement humain de la rue, les autos rangées devant le Commissariat du peuple aux Affaires étrangères, les devantures des librairies et des coopératives. Flâner un peu là-dedans, entrer chez un bouquiniste, muser aux vitrines, suivre peut-être une jolie fille de vingt ans, c’eût été magnifique. Chienne de vie ! Même quand on réussit à ne point penser au risque. Gras, décoré, les joues tombantes, les paupières flétries, des taches jaunes sous les yeux, les tempes dégarnies, il commençait nettement à vieillir depuis peu. Il pensa : « Je vais être tout à fait impuissant dans un an ou deux… », sans doute parce que ses yeux s’intéressaient à des jeunes gens en casquettes, livres sous le bras, qui traversaient la rue en se bousculant joyeusement, entre un car noir de la prison intérieure, une luisante Fiat diplomatique, un autobus vert.
Le procureur Ratchevsky, lui, s’intéressait à un petit paysage de Lévitan suspendu à la cloison. Nuit bleue d’Ukraine, toit de chaume, courbe cendrée d’une route, enchantement des plaines sous les étoiles indistinctes. Il dit sans que son regard se détachât de cette route vers l’irréel :
– Camarades, je pense qu’il est temps d’aboutir.
« Évidemment, pensa Gordéev, méfiant, il est grand temps. Aboutir à quoi, s’il vous plaît ? » Gordéev croyait le savoir très bien, mais se gardait de conclure. La moindre erreur en pareil cas est pareille aux faux pas du constructeur de gratte-ciel qui place des rivets de charpente à cent mètres au-dessus du chantier. La chute ne pardonne pas. Impossible d’obtenir une directive précise. On le laissait faire, on l’encourageait, on le guettait, on se réservait de le récompenser ou de le désavouer. Le mot du procureur Ratchevsky faisait pressentir une révélation puisque le procureur sortait de chez le patron. Des gammes éclatèrent au fond de l’appartement : Ninelle commençait sa leçon de piano.
– C’est aussi mon avis, Ignatii Ignatiévitch, dit Gordéev avec un large sourire sucré.
Fleischman haussa les épaules.
– Bien sûr, finissons-en. Cette instruction ne peut pas durer toujours. Seulement, il faudrait savoir comment la clore. (Il regarda Ratchevsky, bien en face.) L’affaire est nettement politique…
Perfidement ou nonchalamment, il fit une petite pause avant de continuer :
– … bien que le crime, à vrai dire…
À vrai dire, quoi ? Fleischman se retournait vers la rue, sans achever sa phrase. Insupportablement épais, les épaules rondes, le menton débordant sur le col de la tunique, Zvéréva, qui ne se hasardait jamais la première, demanda d’un ton pincé :
– Vous n’avez pas fini votre phrase, je crois ?
– Si fait.
Parmi les étudiants attroupés en bas au bord du trottoir, une belle fille étonnamment blonde expliquait quelque chose aux garçons, avec des gestes vifs des deux mains ; à cette distance ses doigts paraissaient capter de la lumière ; et elle renversait un peu la tête en arrière pour mieux rire. Cette tête, lointaine comme une étoile, inaccessible et réelle comme une étoile, ne sentait pas peser sur elle le regard opaque de Fleischman. Le haut-commissaire adjoint à la Sûreté, le procureur au Tribunal suprême, l’enquêteuse chargée des affaires de la plus haute gravité attendaient que Fleischman donnât son avis. Percevant leur attente, il reprit fermement :
– Clore l’instruction.
Et, se retournant des trois quarts, il dévisagea l’un après l’autre ses trois interlocuteurs avec une aimable inclinaison de tête, comme s’il venait de dire quelque chose de très important ; trois têtes répugnantes, tarées, moulées dans une substance horriblement gélatineuse… Moi aussi, je suis laid, j’ai la peau verdâtre, le menton bestial, les paupières boursouflées… Nous sommes à détruire… Et vous voilà bien embarrassés, chers camarades, car je ne dirai rien de plus. À vous de motiver la décision ou de la différer, je m’engage assez de la sorte… – Les étudiants n’étaient plus dans la rue, ni l’autobus, ni le car cellulaire… D’autres passants passaient, une voiture d’enfant évoluait sur l’asphalte, sous le mufle bas des gros camions… Dans cette foule de la rue, pas une tête qui sache le nom de Toulaév… Dans cette ville, dans ce pays de cent soixante-dix millions d’êtres, pas un qui se souvienne vraiment de Toulaév. De ce gros bonhomme à moustaches, encombrant, tutoyeur, banalement éloquent, ivrogne à ses heures, bassement fidèle au parti, vieillissant et laid comme nous tous, il ne restait qu’une pincée de cendres dans une urne et un souvenir sans chaleur ni valeur dans quelques mémoires excédées d’inquisiteurs à demi fous. Les seules créatures pour lesquelles il fût véritablement un homme, les femmes qu’il déshabillait après boire, avec des rires gloussés, des balbutiements de tendresse, des plaisanteries ordurières, des violences de taureau, gardaient peut-être de lui, pour peu de temps encore, des images secrètes complètement différentes de ses portraits affichés, par oubli, dans quelques bureaux. Mais savaient-elles son nom ? Souvenirs et portraits disparaîtraient bientôt… Rien dans le dossier, pas un indice sérieux contre qui que ce fût. Toulaév s’évanouissait, soufflé par le vent, la neige, les ténèbres, le froid salubre d’une nuit de grand gel.
– Clore l’instruction ? dit Zvéréva, sur un ton interrogateur.
Elle avait une sensibilité toujours en éveil de créature officielle. Des intuitions presque infaillibles lui faisaient pressentir les desseins que l’on mûrissait en haut lieu dans le silence et l’équivoque. Elle ne fut, tout entière, qu’interrogation, le menton dans la main, les épaules arrondies, les cheveux ondulés, le regard en pointe, en pointe tordue. Fleischman bâilla dans sa main. Gordéev, pour dissimuler son embarras, sortit d’un placard une bouteille de cognac, se mit à disposer les petits verres.
– Martel ou Arménie ?
Le procureur Ratchevsky, comprenant que personne ne dirait plus rien avant qu’il n’eût parlé, commença :
– Cette affaire, strictement politique en effet, ne comporte qu’une solution politique… Les résultats de l’instruction ne nous intéressent en eux-mêmes que secondairement… Selon les criminalistes de la vieille école, avec laquelle nous nous accordons en la circonstance, le quid prodest…
– Très bien, dit Zvéréva.
Le visage du procureur Ratchevsky paraissait sculpté en deux courbes contraires, l’une plus large que l’autre, dans une chair dure et malsaine. Concave, dans son ensemble, du front bombé au menton en boule grise ; un nez courbe, renflé à la base, aux narines noires et poilues, en marquait la puissance. Le teint en était sanguin, tirant par plaques sur le violacé. De gros yeux marron, en boules opaques, l’assombrissaient. Il émergeait depuis peu d’années, à une terrible époque, du fond d’un destin morne, plein de besognes obscures, pénibles et risquées, accomplies sans profit, avec un acharnement de bête de somme. Parvenu subitement à la grandeur, il ne se soûlait plus, de peur de trop parler. Car il lui était arrivé auparavant de dire de lui-même, dans la bonne ivresse chaude qui vous allège : « Je suis un cheval de labour… Je traîne la vieille herse de la justice. Je ne connais que mon sillon, ha ha ! On me crie hue ! et je tire. Un claquement de langue, je m’arrête. Je suis la brute du devoir révolutionnaire, moi ; marche, vieille bête, ha ha ! » Il vouait ensuite aux intimes qui l’avaient entendu tenir de tels propos un ressentiment profond. Son ascension datait d’un procès de sabotage – terrorisme, trahison – monté à Tachkent contre les hommes du gouvernement, ses maîtres de la veille. Il bâtit là, sur un ordre pas même explicite, un édifice compliqué d’hypothèses fausses et de petits faits, recouvrit des mailles d’une dialectique tortueuse les déclarations laborieusement élaborées d’une vingtaine d’accusés, prit sur lui de dicter l’implacable sentence que l’on hésitait à lui communiquer, retarda l’envoi des recours en grâce… Puis il alla parler au grand théâtre de la ville, devant trois mille ouvriers et ouvrières. Cet épisode décida de son avancement. Il enveloppait dans des phrases trébuchantes, écroulées l’une sur l’autre, une pensée très nette. Ses incidentes seules étaient à peu près construites. Sa voix répandait ainsi sur la raison des auditeurs une sorte de brume où l’on voyait pourtant se préciser finalement des contours menaçants, toujours les mêmes. « Vous argumentez, lui dit un jour un accusé, comme un bandit hypocrite qui vous parle en gesticulant doucement, et vous voyez la pointe du couteau dans sa manche… » – « Je méprise vos insinuations, répliqua le procureur, calmement, et toute la salle voit que j’ai les manches étroites… » Dans le tête-à-tête, il manquait d’assurance. L’encouragement de Zvéréva lui fut tellement opportun qu’il y répondit par un demi-sourire : on entrevit ses dents qui étaient jaunes et rudement plantées. Il conférencia :
– Je n’ai pas à vous faire, camarades, la théorie du complot. Ce mot est, en droit, susceptible de revêtir une signification restreinte ou extensive, et, dirai-je, une autre encore qui correspond beaucoup mieux à l’esprit de notre droit révolutionnaire ramené à ses sources depuis que nous l’avons soustrait à la pernicieuse influence des ennemis du peuple qui avaient réussi à en dénaturer le sens au point de l’asservir aux formules périmées du droit bourgeois qui repose sur la constatation statique du fait pour procéder de là à la recherche d’une culpabilité formelle considérée comme effective en vertu de définitions préétablies…
Ce flot de paroles coula pendant près d’une heure. Fleischman regardait dans la rue et le dégoût montait en lui. Quelles canailles dénuées du moindre talent font carrière aujourd’hui ! Zvéréva bridait les yeux, contente comme un chat au soleil. Gordéev traduisait en clair dans son cerveau ce discours d’agitateur où gîtait certainement, comme une fouine tapie dans un fourré, la directive du chef.
– En substance : nous avons vécu au sein d’un immense complot, infiniment ramifié, que nous achevons de liquider. Les trois quarts des dirigeants des périodes antérieures de la révolution avaient fini par se corrompre ; ils étaient vendus à l’ennemi, et, s’ils ne l’étaient pas, c’était tout comme, au sens objectif du mot. Causes : les contradictions intérieures du régime, le désir du pouvoir, la pression de l’entourage capitaliste, les menées des agents de l’étranger, l’activité démoniaque de Judas-Trotsky. La haute clairvoyance, la « clairvoyance vraiment géniale » du chef nous a permis de déjouer les machinations d’innombrables ennemis du peuple qui tenaient souvent les leviers de commande de l’État. Nul ne doit être tenu désormais pour insoupçonnable, en dehors des hommes entièrement nouveaux que l’histoire et le génie du chef font surgir pour le salut du pays… En trois ans, la bataille du salut public a été gagnée, la conjuration réduite à l’impuissance ; mais, dans les prisons, dans les camps de concentration, dans la rue, des hommes survivent qui sont nos derniers ennemis de l’intérieur et les plus dangereux parce qu’ils sont les derniers, même s’ils n’ont rien fait, même s’ils sont innocents selon le droit formel. La défaite leur a inculqué une haine et une dissimulation plus profondes ; tellement redoutables qu’ils sont capables de se réfugier dans une inactivité temporaire. Juridiquement innocents, ils peuvent avoir un sentiment d’impunité, se croire à l’abri du glaive. Ils rôdent autour de nous, « comme des chacals affamés au crépuscule », ils sont parfois parmi nous, se trahissent à peine par un regard. Par eux, grâce à eux, la conjuration aux mille têtes pourrait un jour renaître. Vous savez les nouvelles des campagnes, en quels termes se posent les problèmes de la moisson, il y a eu des troubles dans la moyenne Volga, une recrudescence de banditisme dans le Tadjikistan, plusieurs crimes politiques en Azerbaidjan et en Géorgie ! De singuliers incidents se sont produits en Mongolie, sur le terrain religieux : le président de la république juive était un traître, vous savez le rôle que le trotskysme a joué en Espagne : on a conspiré contre la vie du chef dans les faubourgs de Barcelone, nous avons reçu sur cette affaire un dossier stupéfiant ! Nos frontières sont menacées, nous sommes parfaitement au courant des tractations entre Berlin et Varsovie ; les Japonais rassemblent des troupes dans le Jehol, ils construisent de nouvelles fortifications en Corée, leurs agents viennent de provoquer une avarie de turbines à Krassnoyarsk…
Le procureur reprit du cognac. Zvéréva, enthousiasmée, dit :
– Ignat Ignatiévitch, vous tenez la matière d’un réquisitoire prodigieux !
Le procureur la remercia d’un battement des paupières.
– Ne nous dissimulons pas, en outre, que les grands procès antérieurs, insuffisamment préparés sous certains rapports, ont laissé les cadres du parti relativement désorientés. La conscience du parti se tourne vers nous et sollicite des explications que nous ne pourrions lui fournir qu’aux audiences d’un procès en quelque sorte complémentaire…
– Complémentaire, reprit Zvéréva, c’est exactement ce que je pensais.
Elle rayonnait discrètement. Le fardeau de l’incertitude tombait des épaules de Gordéev. Ouf !
– Tout à fait de votre avis, Ignat Ignatiévitch, dit-il fortement. Permettez que je m’absente un moment, ma fillette…
Il s’évada dans le corridor blanc, parce que le piano de Ninelle s’était tu et parce qu’il avait besoin par circonspection d’une minute de solitude. Il alla prendre entre ses mains plates et chaudes les hanches osseuses de Ninelle :
– Eh bien, ma petite chérie, ça s’est bien passé, cette leçon ?
Il regardait parfois l’enfant brune aux prunelles striées de vert végétal comme il ne savait plus regarder personne au monde. La maîtresse de musique rangeait les notes qui firent un petit claquement de dossier fermé. « Maintenant, pensait Gordéev, les pièges sont dans la liste des accusés… Il va falloir dénicher au moins un véritable ex-trotskyste, un véritable espion… Dangereux, ça… »
– Papa, dit Ninelle, décontenancée, tu étais si gentil et tu as l’air de te fâcher…
– Ce sont les affaires, chérie.
Il l’embrassa sur les deux joues, vite, sans éprouver la joie de cette pure caresse ; trop d’ombres d’hommes torturés se mouvaient en lui sans qu’il le sût. Il revint à la conférence. Fleischman soupira drôlement :
– Eh, la musique… quelle musique…
– Que voulez-vous dire ? demanda Zvéréva.
Fleischman inclina un peu son front blafard, ce qui lui aplatit davantage le double menton sur le col de la tunique et il fut très crapaud-aimable.
– Nostalgie de la musique… Ça ne vous arrive jamais ?
Zvéréva murmura quelque chose d’un air suave.
– La liste des accusés, dit Gordéev…
Personne ne répondit.
– La liste des accusés, reprit le procureur Ratchevsky, bien résolu à ne pas en dire davantage.
Figurez-vous que l’hippopotame du zoo dégringole tout à coup dans son petit bassin en ciment… Fleischman se fit agréablement cet effet en opinant que « c’est à vous deux, estimés camarades, de la proposer… ». À chacun ses responsabilités, prenez donc les vôtres.
Erchov se rendit amèrement compte que sa préparation à ce choc était achevée. Rien ne l’étonna, sauf de ne point connaître les locaux dans lesquels il fut mené. « J’avais tant de prisons à contrôler, toutes plus ou moins secrètes ! » L’ex-haut-commissaire se donna cette excuse par acquit de conscience. Neuve, moderne, située dans des sous-sols bétonnés, cette prison-ci, pourtant, n’eût pas dû échapper à son attention. L’effort de mémoire qu’il fit pour en retrouver une mention dans les rapports du chef des services de détention ou du directeur des constructions demeura infructueux. « Peut-être n’appartenait-elle qu’au Bureau politique ? » Il abandonna ce problème sur un haussement d’épaules. La température était bonne, l’éclairage doux. Lit de camp, draps, oreillers, un fauteuil à bascule. Rien de plus, rien. – Le sort même de sa femme tourmenta moins Erchov qu’il ne l’eût prévu. « On est des soldats… » Cela voulait dire : « Nos femmes doivent s’attendre à devenir des veuves… » Au fond, transposition d’une autre pensée, moins avouable : « Le soldat qui crève ne s’apitoie pas sur une femme… » De petites formules élémentaires comme celle-ci contentaient son esprit ; irrémédiables, ainsi que des ordres. Il attendit en reprenant tous les matins sa gymnastique. Demanda une douche quotidienne et l’obtint. Marcha sans fin de la porte à la fenêtre, tête baissée, sourcils froncés. S’entendit répéter malignement au bout de ses réflexions un seul mot qui s’imposait à lui de l’extérieur, en dépit des raisonnements les mieux faits : « Fusillé. » Se prit en pitié – tout à coup – manqua défaillir. « Fusillé. » Se ressaisit sans grand effort, en blêmissant (mais il ne pouvait pas se voir blêmir) : « Eh bien, quoi, on est des soldats… » Sa chair mâle, reposée, réclama la femme et il se souvint de Valia avec angoisse. Mais était-ce bien de Valia qu’il se souvenait ou de sa propre vie charnelle, finie ? Si le bout de cigarette incandescent que l’on écrase du pied pouvait sentir et penser, il éprouverait cette angoisse-là. Que faire pour que cela finisse plus vite ?
Des semaines passèrent sans qu’on lui laissât voir un coin de ciel. Puis les interrogatoires se suivirent dans une cellule voisine, de sorte que trente pas le long d’un corridor souterrain ne fournissaient aucun repère sur la prison. De haut gradés inconnus l’interrogèrent avec une déférence mêlée de dure insolence.
– Avez-vous vérifié l’emploi des 344 000 roubles affectés à la réfection des locaux de l’administration pénitentiaire de Rybinsk ?
Erchov, stupéfait, répondit :
– Non.
Un sourire peut-être sarcastique, peut-être compatissant, fripa les joues creuses du haut gradé qui avait une tête à lunettes, semblable à celle d’un poisson de mer… Ce fut tout pour cette fois… La fois suivante :
– Quand vous avez signé la nomination du chef de camp Illenkov, connaissiez-vous le passé de cet ennemi du peuple ?
– Quel Illenkov ?
Ce nom avait dû lui être présenté dans une longue liste…
– Mais c’est absurde ! Camarade, je…
– Absurde ? dit l’autre d’un ton menaçant, non, c’est très grave, il s’agit d’un crime contre la Sûreté de l’État, commis par un haut fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions, passible selon l’article… du code pénal, de la peine capitale…
Ce bonhomme-là était un rouquin vieillot au teint couperosé ; et son regard se cachait derrière des verres gris.
– Alors, vous prétendez que vous ne saviez pas, accusé Erchov ?
– Non.
– Comme vous voudrez… Mais vous savez très bien que chez nous l’aveu des fautes et des crimes vaut toujours mieux que la résistance… Je ne vous apprends rien…
Un autre interrogatoire porta sur l’envoi en Chine d’un agent secret qui avait trahi. Erchov répondit vivement que le bureau d’organisation du Comité central avait dicté cette nomination. Le maigre inquisiteur au visage fendu, comme d’une croix, par le nez long et la bouche noire, répliqua :
– Vous tentez maladroitement d’éluder vos responsabilités…
Il fut encore question du prix des fourrures de Valia, des parfums pris pour elle sur les stocks de la contrebande, de l’exécution d’un contre-révolutionnaire avéré, ancien officier de l’armée du baron Wrangel :
– Vous allez sans doute prétendre que vous ignoriez que c’était un de nos agents les plus dévoués ?
– Je l’ignorais, dit Erchov qui, à la vérité, ne se souvenait de rien.
L’instruction, dépourvue de sens, lui rendit une ombre de confiance : si vraiment l’on n’avait à lui reprocher que des peccadilles ? – tout en lui donnant la sensation d’un danger grandissant. « En tout cas, je serai probablement fusillé… » Une phrase entendue autrefois au cours supérieur de l’Académie de Guerre, hantait sa mémoire : « Dans le rayon de l’explosion, la destruction de l’homme est instantanée et totale… » On est des soldats. Il maigrissait, ses mains commençaient à trembler. Écrire au chef ? Non, non, non…
Les prisonniers au secret sombrent doucement dans une durée nue. L’événement, s’il les réveille tout à coup, a l’intensité du rêve. Erchov se vit entrer dans des vastes bureaux du Comité central. Il s’avança, d’une démarche flottante, vers une demi-douzaine de personnes assises autour d’une table couverte de drap rouge. Des bruits de rue, bizarrement amenuisés, parvenaient jusqu’ici. Erchov ne reconnut pas un visage. Le personnage de droite, à profil de rongeur gras, mal rasé, pouvait être le nouveau procureur Ratchevsky… Six visages officiels, abstraits, impersonnels, deux uniformes… « Que je suis débilité, j’ai peur, j’ai terriblement peur… Que leur dire ? Que tenter ? Je vais tout savoir, ce sera écrasant… Impossible qu’ils ne me fusillent pas… » Une tête massive parut se rapprocher de lui : légèrement lunaire, légèrement luisante, tout à fait dépourvue de poils, de minuscules prunelles noires, un tout petit nez rond, une petite bouche ridicule. Une voix de châtré en sortit, qui dit presque aimablement :
– Erchov, asseyez-vous.
Erchov obéit. Une chaise restait vide derrière la table. – Tribunal ? Six paires d’yeux le dévisageaient avec une extrême sévérité. Usé, pâli, vêtu de sa tunique dont on avait décousu les insignes, il se sentit sale.
– Erchov, vous avez appartenu au parti… Ici, comprenez-le bien, les résistances sont inutiles. Parlez… Avouez… Confessez-nous tout, nous savons déjà tout… Agenouillez-vous devant le parti… Là est le salut, Erchov, le salut possible n’est que là… Nous vous écoutons…
L’homme au visage lunaire, à la voix châtrée, souligna son invitation d’un mouvement de la main. Erchov le considéra pendant quelques secondes avec égarement, puis se leva, dit :
– Camarades…
Il fallait qu’il criât son innocence, il s’aperçut qu’il ne le pouvait pas, qu’il se sentait obscurément coupable, justement condamné d’avance mais sans pouvoir dire pourquoi ; et il lui était aussi impossible d’avouer quoi que ce fût que de se défendre. Il ne sut que jeter à ces six juges inconnus un flot de paroles qui lui semblèrent lamentablement désordonnées.
– J’ai loyalement servi le parti et le chef… prêt à mourir… J’ai commis des erreurs, je l’avoue… les 344 000 roubles de la centrale de Rybinsk, la nomination d’Illenkov, oui, j’en conviens… Croyez-moi, camarades… Je ne vis que pour le parti…
Les six, sans plus l’écouter, se levaient d’un seul mouvement instantané. Erchov se mit au port d’armes. Le chef apparut, sans le regarder, silencieux, tout gris, le visage dur et triste. Le chef s’assit, la tête penchée sur une feuille de papier qu’il lut attentivement. Les six se rassirent d’un seul mouvement. Il y eut un instant de silence total, même sur la ville.
– Continuez, reprit la voix châtrée, parlez-nous de votre rôle dans le complot qui a coûté la vie au camarade Toulaév…
– … mais c’est absolument insensé, cria Erchov… C’est la folie même, non, non, je veux dire que c’est moi qui deviens fou… Donnez-moi un verre d’eau, j’étouffe…
Alors le chef leva sa vieille tête admirable et monstrueuse des portraits sans nombre, et il dit justement ce qu’eût dit à sa place Erchov, ce qu’Erchov, désespéré, devait penser de lui-même :
– Erchov, vous êtes un soldat… Pas une femme hystérique. Nous vous demandons la vérité… La vérité objective… Pas de drames, ici…
La voix du chef ressemblait tellement à sa propre voix intérieure qu’elle rendit à Erchov une lucidité complète et même une sorte d’assurance. Plus tard, il se souvint d’avoir argumenté avec sang-froid, repris tous les éléments essentiels de l’affaire Toulaév, cité de mémoire des documents… Sentant néanmoins très bien que rien ne pouvait servir à rien. Des accusés depuis très longtemps disparus argumentaient ainsi devant lui autrefois ; et il savait, lui, tout ce que cachaient ces misérables. Ou bien, il savait pourquoi les paroles étaient superflues. Le chef lui coupa la parole au milieu d’une phrase.
– Assez. Nous perdons notre temps avec ce traître cynique… C’est donc nous que tu accuses, canaille ? Hors d’ici !
On l’emmenait. Il n’avait fait qu’entrevoir l’éclair courroucé des yeux roux et le mouvement de couperet d’un coupe-papier sur la table. Erchov passa cette nuit à marcher dans sa cellule, la bouche amère, le souffle oppressé. Impossible de se pendre, impossible de s’ouvrir les veines, dérisoire de se jeter la tête contre le mur, impossible de se laisser mourir de faim, on vous nourrirait de force, à la sonde (il avait lui-même signé des instructions pour des cas de ce genre). Les Orientaux disent que l’on peut mourir si l’on veut mourir, car ce n’est pas le pistolet qui tue, c’est la volonté… Mystique. Littérature. Les matérialistes savent très bien tuer, ils ne savent pas mourir à volonté. Pauvres salauds que nous sommes ! – Erchov comprenait tout maintenant.
… Se passa-t-il quatre, cinq ou six semaines ? Ces mesures de la rotation du globe à travers l’espace, quel rapport ont-elles avec la fermentation d’un cerveau entre les murs bétonnés d’une prison secrète, au temps de la reconstruction du monde ? Erchov subissait sans défaillir des interrogatoires de vingt heures. Au milieu d’une foule de questions, en apparence étrangères les unes aux autres, celles-ci revenaient sans cesse : « Qu’avez-vous fait pour empêcher l’arrestation de votre complice Kiril Roublev ? Qu’avez-vous fait pour dissimuler le passé criminel du trotskyste Kondratiev, à la veille de sa mission en Espagne ? Quels messages lui avez-vous fait tenir aux trotskystes d’Espagne ? » Erchov expliquait que le dossier personnel de Kondratiev lui avait été communiqué par le Bureau politique au tout dernier moment ; que ce dossier ne contenait rien de particulier ; que les renseignements fournis par ses services étaient bons ; qu’il n’avait vu Kondratiev que pendant dix minutes à seule fin de lui recommander des agents sûrs… « Quels agents sûrs, justement ? » Au retour de ces interrogatoires, il dormait comme une bête assommée, mais parlait en rêve, car les interrogatoires se continuaient dans ses rêves…
À la seizième heure (mais pour lui ce pouvait être aussi bien, la centième, son intelligence se traînait dans la fatigue comme une bête fourbue dans la boue) du septième ou du dixième interrogatoire, il arriva une chose fantastique. La porte s’ouvrit, Ricciotti entra, simplement, la main tendue :
– Bonjour, Maximka.
– Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? Je suis si fatigué, le diable m’emporte, que je ne sais plus si c’est rêve ou veille. D’où sors-tu, frère ?
– Vingt heures de bon sommeil, Maximka, et tout s’éclaircira, je t’en réponds. Je t’arrangerai ça.
Ricciotti se tourna vers les deux enquêteurs assis derrière le grand bureau, comme s’il eût été leur chef :
– Maintenant, camarades, laissez-nous… Du thé, des cigarettes, un peu de vodka, je vous en prie…
Erchov lui voyait le visage décoloré des vieux prisonniers, beaucoup de cheveux blancs dans les boucles négligées, des lèvres violettes désagréablement ridées, des vêtements avachis. L’étincelle spirituelle du regard de Ricciotti s’allumait encore, mais au travers d’une buée. Ricciotti s’efforçait à sourire.
– Assieds-toi, on a le temps… T’es crevé, hein ?
Il expliqua :
– J’occupe probablement une cellule pas loin de la tienne. Seulement, avec moi les petites formalités sont finies… Je dors, je me promène dans la cour… je reçois un verre de compote à chaque repas, je lis même les journaux… (Ses paupières battirent, ses doigts esquissèrent un claquement.) Emmerdants, les journaux… C’est curieux comme les panégyriques changent d’aspect quand on les lit dans une prison souterraine… Nous sombrons comme un bateau qui… (Il se ressaisit.) Je me repose, tu comprends… Arrêté une dizaine de jours après toi…
On apportait le thé, les cigarettes, la vodka. Ricciotti ouvrit largement les tentures de la fenêtre, ce fut le grand jour dans une vaste cour carrée. Dans les bureaux d’en face les dactylos passaient devant les vitres. Plusieurs jeunes femmes qui devaient être debout sur un palier parlaient avec animation ; on distinguait jusqu’à leurs ongles teints, jusqu’aux tresses moulées sur l’oreille de l’une d’elles.
– C’est étrange, dit Erchov à mi-voix.
Il avala coup sur coup un verre de thé bouillant, puis une grande gorgée d’eau-de-vie. Il fut comme un homme qui commencerait à sortir du brouillard.
– J’avais froid à l’intérieur… Tu comprends ce qui se passe, Ricciotti ?
– Tout, mon vieux. Je vais tout t’expliquer. C’est clair comme une partie d’échecs pour débutants. Échec et mat.
Ses doigts firent sur le rebord de la table un petit claquement définitif.
– Je me suis suicidé deux fois, Maximka. Au moment de ton arrestation, j’avais un excellent passeport canadien, avec lequel je pouvais m’en aller… J’ai su ce qui t’arrivait, je m’y attendais, je me disais qu’on viendrait me chercher dans les dix jours – je ne me suis pas trompé… J’ai commencé à faire ma valise. Mais que devenir en Europe, en Amérique, à Stamboul ? Donner des articles à leur presse puante ? Serrer la main à des tas de bourgeois idiots, me cacher dans de petits hôtels pas propres ou dans des palaces et recevoir finalement une balle en sortant des waters ? Vois-tu, l’Occident, je le déteste, notre monde à nous, celui-ci, je le déteste et je l’aime plus que je ne le déteste, je crois en lui, j’ai tous nos poisons dans le sang… Et je suis fatigué, j’en ai assez… J’ai rendu mon passeport canadien au service de liaison. Je m’étonnais de passer, libre, comme un vrai vivant, dans les rues de Moscou. Je regardais tout en me disant que c’était la dernière fois. Je faisais des adieux à des femmes inconnues, j’avais tout à coup envie d’embrasser des enfants, je trouvais un charme extraordinaire à des dalles de trottoir marquées à la craie pour le jeu des fillettes, je m’arrêtais devant des fenêtres qui m’intriguaient, je ne pouvais plus dormir, je couchais avec des putains, je me soûlais. « Si par hasard ils ne viennent pas me chercher, me disais-je, qu’est-ce que je vais devenir ? Plus bon à rien. » Je me réveillais en sursaut, du sommeil ou de la soûlerie, pour tirer des plans tout à fait saugrenus dont je me grisais pendant une demi-heure. Partir pour Viatka, m’embaucher sous un faux nom comme contremaître dans les chantiers d’abattage des forêts… Devenir Kouzma, bûcheron, illettré, sans parti, non syndiqué, dis donc ! Et ce n’était pas absolument impossible, mais au fond je n’y croyais pas, je ne le voulais pas moi-même… Mon deuxième suicide, ç’a été la réunion de la cellule du parti : l’orateur envoyé par le Comité central devait évidemment parler de toi… Salle pleine, tous en uniformes, les visages verts, mon vieux, verts de peur, tous muets, mais il passait sur la salle des vagues de toux et de reniflements… J’avais peur moi-même et pourtant envie de gueuler : « Lâches, lâches que vous êtes, n’avez-vous pas honte de trembler ainsi pour vos sales petites peaux ? » L’orateur fut prudent, tout en circonlocutions vaseuses, il ne laissa tomber ton nom qu’à la fin, en parlant de « fautes professionnelles extrêmement sérieuses… qui pourraient justifier les soupçons les plus graves… ». Nous n’osions pas nous regarder, je sentais les fronts moites, les échines glacées. Car enfin, ce n’était pas toi que l’on ménageait en parlant de toi ! Déjà ta femme. Les arrestations n’étaient pas finies. Après tout vingt-cinq bonshommes de ton personnel de confiance étaient là, tous avec leurs revolvers et comprenant bien de quoi il retournait… Quand l’orateur se tut, nous tombâmes dans un trou de silence. L’envoyé du Comité central lui-même y tombait avec nous. Ceux qui étaient assis au premier rang, sous les yeux du bureau, se ressaisirent les premiers, naturellement, les applaudissements éclatèrent, une frénésie d’applaudissements. « Combien de morts applaudissent à leur propre supplice ? », me demandais-je, mais je faisais comme les autres pour ne pas me singulariser, nous applaudissions tous ainsi, sous les yeux les uns des autres… Tu t’endors ?…
– Oui… Non, ce n’est rien, je me réveille… Continue.
– Ceux qui te devaient le plus, les plus menacés par conséquent, parlèrent de toi avec le plus de perfidie… Ils se demandaient si l’orateur réticent du P.C. ne leur tendait pas un piège, c’était piteux. Je montai à la tribune, comme les autres, sans bien savoir ce que j’allais dire, je commençais comme tout le monde par les phrases creuses sur la vigilance du parti. Une centaine de têtes d’asphyxiés me regardaient d’en bas, la bouche ouverte, elles me paraissaient visqueuses et desséchées, endormies et méchantes, déformées par la colique. Le Bureau somnolait, ce que je pouvais dire pour te dénoncer n’intéressait personne, chanson connue d’avance qui ne me sauverait pas ; et chacun ne pensait qu’à soi… Je redevins absolument calme, mon ami, j’eus une énorme envie de plaisanter, je sentis que ma voix retombait d’aplomb, je vis des faces gélatineuses remuer faiblement, je commençais à les inquiéter. J’étais en train de dire tranquillement des choses inouïes, qui glacèrent la salle, le Bureau, le type du Comité central (il prenait des notes en vitesse, il aurait bien voulu disparaître sous terre). Je disais que les erreurs, dans notre travail accablant, étaient inévitables, que je te connaissais depuis douze ans, que tu étais loyal, que tu ne vivais que pour le parti, que tout le monde le savait d’ailleurs, que nous avons peu d’hommes comme toi et beaucoup de salauds… Un froid de banquise polaire m’environna. Du fond de la salle, une voix étranglée jeta : « Honte ! » Elle réveilla ces larves malades de peur, « honte ! » – « Honte à vous-mêmes ! », dis-je en descendant de la tribune, et j’ajoutai : « Vous êtes bien bêtes si vous vous croyez plus avancés que moi ! » Je traversai la salle dans toute sa longueur. Ils avaient tous peur que je ne vinsse m’asseoir près d’eux, ils s’aplatissaient sur leurs sièges à mon approche, tous ces collègues. J’allai fumer au buffet en faisant la cour à la serveuse. J’étais content, je tremblais tout entier… Je fus arrêté le lendemain matin.
– Oui, oui, dit Erchov distraitement. Que voulais-tu dire de ma femme ?
– Valia ? Elle venait d’écrire au Bureau de la cellule qu’elle divorçait… Qu’elle demandait à laver le déshonneur involontaire d’avoir été, par inconscience, la femme d’un ennemi du peuple… Et cætera… Tu connais ces formules. Elle n’avait pas tort, elle voulait vivre, Valia.
– Sans importance.
Erchov ajouta, plus bas :
– Elle a peut-être bien fait… Qu’est-elle devenue ?
Ricciotti fit un geste vague :
– Je n’en sais rien… Au Kamtchatka, je suppose… Ou dans l’Altaï…
– Et maintenant ?
Ils se voyaient dans la lumière incolore, à travers la fatigue, un étonnement morne, un calme dévasté, simplifié.
– Maintenant, répondit Ricciotti, il faut céder, Maximka. Aucune résistance ne sert à rien, tu le sais mieux que personne. Tu t’astreindrais à souffrir comme un damné, la fin serait la même, inutile au surplus. Céder, te dis-je.
– Céder quoi ? Avouer que je suis un ennemi du peuple, l’assassin de Toulaév, un traître, quoi encore ? Répéter ce galimatias d’épileptiques ivres ?
– Avoue, frère. Cela ou autre chose, tout ce que l’on voudra. D’abord, tu dormiras, puis tu auras une faible chance… Une très faible chance, presque nulle à mon avis, mais personne n’y peut plus rien… Maximka, tu es plus fort que moi, mais j’ai plus de jugement politique, tu en conviens… C’est ainsi, je t’assure. On a besoin de ça, c’est commandé comme on commande la destruction d’une turbine… Ni les ingénieurs ni les ouvriers ne discutent les ordres et personne ne s’inquiète des vies qu’elle coûtera… Je n’y avais même jamais pensé auparavant… Les derniers procès n’ont pas eu le rendement politique que l’on en attendait, on estime qu’il faut une nouvelle démonstration et un nouveau nettoyage… Tu comprends bien qu’on ne peut plus laisser de vieux nulle part… Nous n’avons pas à décider si le Bureau politique se trompe ou non…
– Il se trompe effroyablement, dit Erchov.
– Tais-toi là-dessus. Pas un membre du parti n’a le droit de parler ainsi. Si on t’envoyait à la tête d’une division contre les tanks japonais, tu ne discuterais pas, tu marcherais en sachant bien que personne n’en reviendrait. Toulaév n’est qu’un accident ou un prétexte. Je suis même convaincu, moi, qu’il n’y a rien derrière cette affaire, qu’il a été tué par hasard, figure-toi ! Admets pourtant que le parti ne peut se reconnaître impuissant devant un coup de revolver venu on ne sait d’où, peut-être du fond de l’âme populaire… Le chef est depuis longtemps dans une impasse. Peut-être perd-il la raison. Peut-être voit-il plus loin et mieux que nous tous. Je ne le crois pas génial, je le crois plutôt borné, mais nous n’en avons pas d’autre et il n’a que lui-même. Nous avons massacré, permis de massacrer, tous les autres, il est le seul qui reste, le seul réel. Il sait que quand on tire sur Toulaév, c’est lui que l’on vise nécessairement, car ça ne peut pas se passer autrement, il n’y a que lui que l’on puisse et doive haïr…
– Tu crois ?
Ricciotti plaisanta :
– Le rationnel seul est réel, selon Hegel.
– Je ne peux pas, dit Erchov péniblement, c’est au-dessus de mes forces…
– Mots creux. Nous n’avons plus de forces ni toi ni moi. Et après ?
La moitié des bureaux du bâtiment qu’ils voyaient dans la fenêtre s’étaient vidés et fermés. À droite, des étages s’allumaient, où l’on travaillerait la nuit durant… La lueur verte des abat-jour égaya le crépuscule. Erchov et Riciotti jouissaient d’une singulière liberté : ils allaient se rafraîchir le visage au cabinet de toilette, on leur apporta un assez bon souper, une profusion de cigarettes. Ils entrevirent des visages presque amicaux… Erchov s’allongea sur le divan, Ricciotti tournait dans la chambre, se mettait à califourchon sur une chaise.
– Tout ce que tu penses, je le sais, je l’ai pensé moi-même, je le pense encore. 1° Aucune autre solution, mon vieux. 2° Ainsi nous nous accordons une très faible chance, mettons 0,5 %. 3° J’aime mieux périr pour le pays que contre le pays… Je t’avouerai qu’au fond, je ne crois plus au parti mais je crois au pays… Ce monde nous appartient, nous lui appartenons, jusque dans l’absurde et l’abominable… Mais tout ceci n’est ni tellement absurde ni tellement abominable qu’il semble à première vue. C’est plutôt barbare et maladroit. Nous faisons de la chirurgie à la hache. Notre gouvernement tient le coup dans des situations catastrophiques et il sacrifie tour à tour ses meilleures divisions parce qu’il ne sait pas faire autrement. Notre tour est venu.
Erchov se prit le visage à deux mains.
– Tais-toi, je me perds.
Il releva la tête, l’air dégrisé, la bouche hargneuse.
– Crois-tu le cinquième de ce que tu es en train de me dire ? Qu’est-ce qu’on te paie pour me convaincre ?
La même désolation furieuse les opposa l’un à l’autre et ils se virent de très près, rasés de huit jours, la peau décolorée, les paupières ridées, les traits brouillés par une fatigue sans bornes. Ricciotti répondit sans véhémence :
– On ne me paie rien, imbécile. Mais je ne veux pas crever en vain, comprends-tu ? Cette chance : 0,5 pour cent ou pour mille, oui, pour mille ! je veux la tenter, tu comprends ? Je veux essayer de vivre, coûte que coûte, et puis tant pis ! Je suis une bête humaine qui veut vivre quand même, baiser des femmes, travailler, se battre en Chine… Ose dire que tu es différent, toi ! Je veux tenter de te sauver, tu comprends ? Je suis logique. Nous avons fait ce coup à d’autres, on nous le fait, bien joué. Les choses nous dépassent et nous devons marcher jusqu’au bout, tu comprends ? Nous sommes faits pour servir ce régime, nous n’avons que lui, nous sommes ses enfants, ses ignobles enfants, tout cela n’est pas l’effet du hasard, comprendras-tu à la fin ? Je suis fidèle, moi, comprends-tu ? Et toi aussi, tu es fidèle, Maximka. (Sa voix se brisa, changea de note, se nuança d’une sorte de tendresse.) Voilà tout, Maximka. Tu as tort de m’injurier. Réfléchis. Rassieds-toi.
Il le prenait par les épaules, le poussait vers le divan, et l’autre s’y laissait tomber, mou.
C’était la nuit, des pas retentirent dans un corridor écarté, mêlés à un grésillement de machine à écrire. Ces bruits épars qui s’insinuaient dans le silence étaient poignants.
Erchov se révoltait encore :
– Avouer que j’ai tout trahi, que j’ai trempé dans un crime contre lequel j’ai lutté de toutes mes forces… Fous-moi la paix, tu délires !
La voix du camarade lui parvint de très loin. Il y avait entre eux des espaces glacés où tournaient lentement des planètes noires… Il n’y avait entre eux qu’une table en acajou, des verres de thé, vides, un flacon de vodka, vide, un mètre cinquante de tapis poussiéreux.
– D’autres, qui valaient mieux que toi et moi, l’ont fait avant nous. D’autres le feront après nous. Personne ne résiste à cette machine. Personne ne doit, ne peut résister au parti sans passer à l’ennemi. Ni toi ni moi nous ne passerons jamais à l’ennemi… Et si tu te crois innocent, tu te trompes lourdement. Innocents, nous ? De qui te moques-tu ? Oublies-tu notre métier ? Le camarade haut-commissaire à la Sûreté serait innocent ? Le grand inquisiteur serait pur comme un agneau ? Seul au monde, il n’aurait pas mérité la balle dans la nuque qu’il distribuait par tampon-signature à raison de sept cents par mois, en moyenne, chiffres officiels, radicalement faux ? Les chiffres authentiques personne ne les connaîtra jamais…
– Mais tais-toi donc ! cria Erchov, excédé. Fais-moi ramener à ma cellule. J’étais soldat, j’exécutais des consignes, assez ! Tu m’infliges une torture inepte…
– Non. La torture ne fait que commencer. La torture viendra. J’essaie de te l’épargner. J’essaye de te sauver… De te sauver, comprends-tu ?
– Est-ce qu’on t’a promis quelque chose ?
– Il nous tiennent tellement en main qu’ils n’ont pas besoin de nous promettre quoi que ce soit… Nous savons ce que valent les promesses… Popov est venu me voir, tu sais, cette vieille galoche bafouillante… Quand son tour viendra, je serai bien content, même dans l’autre monde… Il m’a dit : « Le parti vous demande beaucoup, le parti ne promet rien à personne. Le Bureau politique appréciera selon les nécessités politiques. Le parti peut aussi vous fusiller sans jugement… » Décide-toi, Maximka, je suis aussi fatigué que toi.
– Impossible, dit Erchov.
La tête dans les mains et les mains tombées sur les genoux, il pleura peut-être. Il respirait comme un asthmatique. Une durée dévastatrice s’écoulait.
– Ce serait bon de s’envoyer soi-même une balle dans la tête, murmura Erchov.
– Je te crois !
La durée incolore, mortelle, et rien au bout. Dormir.
– Une chance sur mille, murmurait Erchov, du fond d’un calme sans recours, ça va. Tu as raison, frère. Il faut jouer le jeu.
Ricciotti appuyait un doigt forcené sur un bouton de sonnette. L’appel autoritaire retentit quelque part… Un jeune soldat du bataillon spécial entrouvrit la porte.
– Du thé, des sandwiches, du cognac. Vite, hein !
Le grand jour bleuâtre éblouissait les lampes dans les vitres du Service secret, désert à cette seule heure… Avant de se séparer, Erchov et Ricciotti se donnèrent l’accolade. Des visages souriants les entouraient. Quelqu’un dit à Erchov :
– Votre femme va bien. Elle est à Viatka, elle a un emploi dans l’administration communale…
Dans sa cellule, Erchov s’émerveilla de trouver, sur la table, des journaux. Il ne lisait rien depuis des mois, son cerveau travaillait à vide, c’était par moments très dur. Rompu, il se laissa choir sur le lit, déplia un numéro de la Pravda sur le portrait bienveillant du chef, considéra un long instant ce portrait, avec effort, comme s’il cherchait à comprendre quelque chose, et s’endormit ainsi, le visage couvert par cette image imprimée.
Des téléphones transmettaient l’importante nouvelle. À 6 h 27 du matin, Zvéréva, réveillée elle-même par sa secrétaire, informa par fil direct le camarade Popov : « Erchov avoue… » Zvéréva, couchée dans son grand lit en bois doré de Carélie, déposa l’écouteur sur la table de nuit. Obliquement incliné vers elle, un miroir limpide lui renvoyait une image d’elle-même dont elle n’était jamais lasse. Les cheveux teints, lisses et longs, lui entouraient le visage jusqu’au menton d’un ovale noir presque parfait. « J’ai la bouche tragique », pensait-elle, à voir le pli jaunissant de ses lèvres qui confessaient de la honte et de la rancune. Elle n’avait de vraiment humain, dans un visage couleur de vieille cire, aux rides soigneusement massées, que les yeux – sans cils ni sourcils – qui étaient d’un noir de suie. Leur opacité n’exprimait dans la vie quotidienne qu’une dissimulation définitive. Dans le tête-à-tête du miroir, ils exprimaient un égarement dévorant. Zvéréva rejeta brusquement les couvertures. À cause de ses seins vieillis, elle dormait avec des soutiens-gorge en dentelle noire. Son corps lui apparut dans le miroir, encore pur de lignes, long, souple, mat, comme d’une mince Chinoise, « d’une esclave chinoise telle qu’il y en a dans les maisons closes de Kharbine ». Les paumes de ses mains sèches suivirent la courbe de ses hanches. Elle s’admira : « J’ai un ventre étroit et cruel… » Sur le mont de Vénus, elle n’avait qu’une touffe aride ; dessous, les plis secrets étaient tristes et serrés ainsi qu’une bouche délaissée… Vers ces plis glissa sa main, tandis que son corps se cambrait, que son regard se voilait, que le miroir s’amplifiait et se remplissait de vagues présences. Elle se caressa doucement. Au-dessous d’elle flottèrent dans un vide exécrable des formes confondues de mâles et de très jeunes femmes brutalement possédées. Son propre visage en transe, les yeux mi-clos, la bouche entrouverte s’exalta un moment devant lui-même. « Ah, je suis belle, ah, je… » Elle s’affaissa, secouée du talon à la nuque par un grand tremblement, dans sa solitude. « Ah, quand aurai-je… » Le téléphone grinçait. Ce fut le chuintement fade du vieux Popov :
– Mes fé-fé-fé-félicitations… L’instruction a fait un grand pas… Maintenant, camarade Zvéréva, pré-préparez-moi le dossier Roublev…
– Dès ce matin, camarade Popov.
Depuis bientôt dix ans, Makéev vivait dans l’humiliation infligée ou dévorée. Il ne connaissait pas d’autre façon de gouverner que de réduire toute objection par la répression et l’humiliation. Au début, quand un camarade se débattait tristement à la tribune pour reconnaître, sous les regards ironiques, ses erreurs de la veille, abjurer ses compagnons, ses amitiés, sa propre pensée, Makéev se sentait incommodé. « Fils de chienne, pensait-il, tu ne ferais pas mieux de te laisser casser les côtes ? » Un mépris lourd de dérision lui fit accabler, après les discussions de 1927-1928, les grands aînés qui se reniaient pour n’être pas chassés du parti. Makéev se devinait confusément appelé à partager leur succession. Ses massives railleries entraînaient les assemblées contre le militant de 1918 que l’on voyait tout à coup dépouillé de son auréole, dépouillé de son pouvoir, s’humilier devant le parti – et c’était en réalité devant des gens médiocres réunis par le seul souci de la discipline. Makéev, le crâne empourpré, tonnait : « Non, ce n’est pas assez ! Moins de phrases ! Parlez-nous de l’agitation criminelle à laquelle vous avez participé dans les usines ! » Ses interruptions, pareilles à des coups de nerf de bœuf assénés en plein visage, contribuèrent beaucoup à lui ouvrir la voie du pouvoir. Il y chemina comme il y était monté, persécutant les camarades vaincus, exigeant qu’ils renouvelassent sans cesse, en des termes plus épais et plus révoltants, les mêmes abjurations, car c’était la seule façon qui leur restât de se désister de la puissance toujours prête, semblait-il, à tomber nécessairement entre leurs mains, puisqu’ils étaient en réalité purs des erreurs du temps présent ; exigeant de ses subordonnés qu’ils prissent sur eux les responsabilités de ses propres fautes, car il valait plus qu’eux, lui, Makéev, pour le parti ; s’humiliant hâtivement lui-même quand un plus gros que lui l’exigeait. La prison le plongea dans une désespérance animale. Il fut, dans sa cellule qui était obscure et basse, pareil à un bœuf mal assommé par le marteau de l’abatteur. Sa forte musculature s’affaissa, sa poitrine velue se creusa, une barbe en paille déteinte lui poussa jusque sous les yeux, il devint un grand moujik à l’échine courbée, aux épaules rondes, au regard triste et peureux… Le temps passait, on oubliait Makéev, on ne répondait rien à ses protestations de dévouement. Lui-même n’osait protester d’une innocence plus imprudente qu’incertaine. La réalité du monde extérieur s’abolissait, il ne parvenait plus à se représenter visuellement sa femme, même dans les moments où une frénésie sexuelle s’emparait de lui pour le prostrer sur sa couche, la chair congestionnée, un peu de bave à la commissure des lèvres… Le commencement des interrogatoires lui fit un bien immense. Et d’abord, tout s’éclaira, ce n’était qu’une carrière brisée, ça ne pouvait pas valoir plus de quelques années dans les camps de concentration de l’Arctique et l’on y peut aussi déployer du zèle, de l’esprit d’organisation, obtenir des récompenses… On y trouve des femmes. On lui demandait de convenir qu’il avait poussé trop loin l’application des directives de mai et sciemment négligé, par contre, d’appliquer celles de septembre ; de se reconnaître responsable de la diminution des emblavures dans la région ; de reconnaître qu’il avait nommé à la direction de l’agriculture des fonctionnaires condamnés depuis comme contre-révolutionnaires (lui-même les avait dénoncés) ; de reconnaître avoir détourné pour son usage personnel, afin de se commander un mobilier, des fonds affectés à l’installation d’une maison de repos des travailleurs de la terre… C’était un point discutable, mais il ne discutait pas, il acquiesçait, tout cela était vrai, pouvait l’être, devait l’être, voyez, camarade, si le parti l’exige, je ne demande qu’à tout prendre sur moi… Bon signe, aucune de ces inculpations n’entraînait la peine capitale. On lui permit de lire de vieux illustrés.
Réveillé une nuit du plus profond de son sommeil, conduit à l’interrogatoire par des chemins inaccoutumés, ascenseurs, cours, souterrains très éclairés, Makéev affronta soudainement d’autres dangers. Une terrible sévérité dissipait toutes les énigmes.
– Makéev, vous reconnaissez avoir été, dans la région dont le Comité central vous avait confié l’administration, l’organisateur de la famine…
Makéev fit un signe d’assentiment. La formule, pourtant, était durement inquiétante : elle rappelait de récents procès… Mais que pouvait-on lui demander d’autre ? De quoi pouvait-il raisonnablement se charger si ce n’était de cela ? Personne, à Kourgansk ne douterait de sa culpabilité. Et la responsabilité du Bureau politique serait dégagée.
– L’heure est venue de nous faire une confession plus complète. Ce que vous nous cachez montre quel ennemi irréductible vous êtes devenu pour le parti. Nous savons tout. Tout est prouvé, Makéev, irréfutablement. Vos complices ont avoué. Dites-nous la part que vous avez prise au complot qui a coûté la vie au camarade Toulaév…
Makéev baissa la tête – ou plus exactement sa tête sans force tomba sur sa poitrine. Ses épaules fléchissaient comme si son corps se fût vidé, pendant qu’on lui parlait ainsi, de toute consistance. Un trou noir, un trou noir devant lui, une cave, une fosse et plus rien à répondre. Il perdit la parole, le geste, regarda stupidement le parquet.
– Accusé Makéev, répondez !… Vous vous sentez mal ?
On l’eût battu sans en rien tirer, son grand corps n’avait pas plus de consistance qu’un sac de chiffons. On l’emmena, on le soigna, on lui rendit un peu de son apparence coutumière en le faisant raser. Il ne cessait pas de se parler à lui-même. Sa tête ressembla à un crâne, haut, conique, aux maxillaires proéminents, aux dents carnassières. Remis du premier choc nerveux, il reprit une autre nuit le chemin de l’instruction. Il marchait d’un pas veule, le cœur malade, perdant ses dernières forces à mesure qu’il se rapprochait du cabinet…
– Makéev, nous avons contre vous, dans l’affaire Toulaév, une déposition écrasante, celle de votre femme…
– Impossible.
L’image, bizarrement irréelle de la femme qui avait été réelle pour lui, dans une autre vie, dans une des vies antérieures devenues irréelles, rappela sur ses traits un éclair de fermeté. Ses dents luirent méchamment.
– Impossible. Ou elle ment parce que vous l’avez torturée.
– Ce n’est pas à vous de nous accuser, criminel Makéev. Vous niez encore ?
– Je nie.
– Écoutez donc et soyez confondu. En apprenant l’assassinat du camarade Toulaév, vous vous êtes exclamé que vous attendiez cette nouvelle, que c’était bien fait pour lui, que c’était lui, et non vous, l’organisateur de la famine dans la région… J’ai vos paroles textuelles, faut-il vous en donner lecture ? Est-ce vrai ?
– C’est faux, répondit Makéev à mi-voix, tout est faux.
Et le souvenir émergea mystérieusement de l’obscurité intérieure. Alia, son visage lamentablement gonflé de larmes… Elle tenait entre ses doigts tremblants la dame de cœur, elle criait, mais sa voix sifflante et défaillante s’entendait à peine : « Et toi, traître et menteur, quand est-ce que l’on te tuera ? » Qu’avait-elle pu penser, que lui avait-on suggéré, pauvre sotte ? Le dénonçait-elle pour le sauver ou pour le perdre ? Inconsciente…
– C’est vrai, dit-il. Je devrais vous expliquer que c’est plus faux encore que vrai, faux, faux…
– Ce serait tout à fait inutile, Makéev. Si vous avez la moindre chance de salut, elle est dans une confession complète et sincère…
Le souvenir immédiat de sa femme l’avait ranimé. Il ressembla à lui-même, fut sarcastique :
– Comme les autres, n’est-ce pas ?
– À quoi faites-vous allusion, Makéev ? Qu’osez-vous penser, contre-révolutionnaire Makéev, traître au parti, assassin du parti ?
– Rien.
Il s’affaissa de nouveau.
– En tout cas, c’est peut-être votre dernier interrogatoire. Peut-être votre dernier jour. La décision peut intervenir dès ce soir, Makéev, vous m’avez bien compris ? Reconduisez l’accusé.
… À Kourgansk, une camionnette venait chercher l’homme à la prison. On lui communiquait parfois l’arrêt ; parfois on le laissait douter, cela vaut mieux, car il arrive qu’il faille soutenir, lier, porter, bâillonner ceux qui n’ont plus de doute. Les autres marchent comme des automates détraqués, mais ils marchent. À quelques kilomètres de la gare, à l’endroit où les rails décrivent une courbe luisante sous les étoiles, la voiture s’arrête. On conduit l’homme à pied vers les sous-bois… Makéev assista à l’exécution de quatre cheminots qui avaient volé des colis postaux. Les larcins désorganisaient le trafic. Makéev, au Comité régional, avait exigé la peine capitale pour ces prolétaires devenus des pillards. Salauds ! Il leur en voulait de l’obliger à une hideuse rigueur. Les quatre espéraient encore un transfèrement. « On n’osera pas fusiller des ouvriers pour si peu de chose… » – sept mille roubles de marchandises… Leur dernière espérance s’évanouit dans le sous-bois, sous une vilaine lune jaune dont la lueur malade traversait de grêles feuillages. Makéev, au tournant du sentier, observa leur démarche : le premier marchait droit, la tête haute, d’un pas résolu, il fonçait en avant vers la fosse prête (« l’étoffe d’un révolutionnaire… »). Le deuxième butait aux racines, sautillait, rentrait la tête dans les épaules (il semblait plongé dans de profondes réflexions) et de plus près, Makéev vit que cet homme de cinquante ans pleurait silencieusement. Le troisième avait une allure d’ivrogne avec des soubresauts de lucidité. Il ralentissait puis courait un petit peu (ils allaient en file indienne, suivis de plusieurs fusils). On soutenait le dernier, un gamin de vingt ans, qui reconnut Makéev, tomba sur les genoux, cria : « Camarade Makéev, père bien-aimé, pardonne-nous, fais-nous grâce, nous sommes des ouvriers… » Makéev fit un bond en arrière, son pied heurta une racine, il se fit mal, les soldats silencieux entraînaient le gamin. Le premier des quatre tourna la tête à ce moment pour dire d’une voix calme tout à fait distincte dans le silence lunaire : « Tais-toi, Sacha, c’est plus des hommes, ce sont des hyènes… C’est cracher sur sa gueule qu’il faudrait… » Quatre détonations faiblement espacées rejoignirent Makéev dans son auto. La lune se voilait, le chauffeur faillit jeter la voiture dans un fossé. Makéev se coucha tout de suite, étreignit à pleins bras sa femme endormie et resta longtemps ainsi, les yeux ouverts sur les ténèbres. La chaleur d’Alia et son souffle régulier l’apaisèrent. Comme il lui était assez facile de ne point penser, il savait se fuir. Le lendemain, voyant dans les journaux la brève mention de l’exécution, il fut presque content de se sentir « un bolchevik de fer »…
Makéev ne vit guère de souvenirs, les souvenirs vivent plutôt en lui, d’une vie insidieuse et gênante. Celui-ci surgit maintenant sur l’écran lumineux de la conscience tandis que l’on emmène l’accusé vers sa cellule, vers… Et ce souvenir s’enchaîne abominablement à un autre. À cette époque, Makéev se sentait d’une race différente de celle des hommes qui suivent de tels chemins nocturnes, sous la lune jaune, vers les fosses creusées par les soldats punis du bataillon spécial. Aucun événement concevable ne pouvait le rejeter des sommets du pouvoir parmi ces déshérités. Les disgrâces même le laisseraient dans le fichier du Comité central. Il eût fallu l’exclusion du parti, chose impossible. Fidèle, lui, jusqu’à l’âme ! et souple, et sachant bien que le Comité central a toujours raison, que le Bureau politique a toujours raison, que le chef a toujours raison, car la raison c’est la force ; l’erreur de la puissance s’impose, devient vérité ; il n’est que de payer les frais généraux pour qu’une solution fausse devienne la bonne… Dans l’étroite cabine de l’ascenseur, grilles et cage, Makéev fut pressé contre la paroi par le torse massif d’un sous-officier d’une quarantaine d’années qui lui ressemblait, c’est-à-dire qui ressemblait au Makéev antérieur par la forme du crâne et du menton, par les narines renflées, par le regard têtu, par la carrure (mais de cette ressemblance ni l’un ni l’autre ne pouvaient à cette heure se rendre compte). Le gardien fixait sur son prisonnier un regard anonyme. Homme tenaille, homme revolver, homme consigne, homme pouvoir – et Makéev était au pouvoir de ces hommes-là, il appartenait désormais à l’autre race… Il s’entrevit cheminant sous bois, dans le clair de lune jaune déchiqueté par les branchages, et des fusils abaissés le suivaient… Cet homme-ci attendait Makéev au tournant du sentier, habillé de cuir, les mains dans les poches ; et, quand Makéev ne serait plus, cet homme-ci rentrerait chez lui, calmement, pour se coucher dans un grand lit chaud, auprès d’une femme endormie aux seins brûlants… Cet homme-ci ou un autre, mais avec ce regard anonyme, viendrait chercher Makéev, peut-être dès la nuit prochaine…
Une sombre image remonta encore de l’oubli. On projetait au club du parti un nouveau film à la gloire de l’aviation soviétique, Aérograd. Dans la forêt sibérienne, en Extrême-Orient, des paysans barbus, qui étaient d’anciens partisans rouges, tenaient tête aux agents japonais… Il y avait deux vieux trappeurs pareils à des frères, et l’un des deux apprenait que l’autre trahissait : face à face sous les grands arbres sévères, dans la taïga murmurante, le patriote désarmait le traître : « Marche devant ! » L’autre marchait, penché vers la terre, se sentant condamné. Tour à tour paraissaient sur l’écran les deux têtes presque identiques, celle d’un vieil homme barbu, saisi par l’épouvante, et celle du camarade, pareil à lui, qui le jugeait, qui lui criait : « Prépare-toi ! Au nom du peuple soviétique… » – qui levait sa carabine… Autour d’eux, la forêt maternelle, sans issue. Gros plan : la face énorme du condamné hurlait longuement à la mort… Elle sombra dans le fracas bienfaisant d’une détonation. Makéev donna le signal des applaudissements… L’ascenseur s’arrêtait, Makéev eût voulu hurler à la mort. Il marcha pourtant assez droit. Dans sa cellule se fit apporter une feuille de papier. Écrivit :
« Je cesse toute résistance devant le parti. Je suis prêt à signer une confession complète et sincère… »
Signa : Makéev. La majuscule était encore forte, les autres lettres paraissaient broyées.
Kiril Roublev refusa de répondre aux interrogatoires. (« S’ils ont besoin de moi, ils céderont. S’ils n’entendent que se débarrasser de moi, j’abrège les formalités… ») Un haut fonctionnaire vint s’enquérir de ses exigences.
– Je ne veux pas être traité plus mal dans une prison socialiste qu’au bagne de l’ancien régime… Après tout, citoyen, je suis un des fondateurs de l’État soviétique. (Ce disant, il pensait : « J’ironise malgré moi… L’humour intégral… ») Je veux des livres et du papier…
Il obtint des ouvrages de la bibliothèque de la prison et des cahiers dont les pages étaient numérotées…
– Maintenant, laissez-moi tranquille pendant trois semaines…
Ce temps lui était nécessaire pour mettre sa pensée au clair. On se sent singulièrement libre lorsque tout est perdu, on peut enfin penser d’une façon rigoureusement objective – dans la mesure où l’on surmonte la peur qui est dans l’être une puissance primordiale comparable à l’instinct sexuel… À peu près insurmontables, cet instinct et cette puissance ; question de dressage intérieur. Plus rien à perdre. Quelques mouvements de gymnastique le matin : nu, dégingandé, le profil aigu, il se plaisait à répéter le mouvement souple du faucheur dans les blés : le torse et les deux bras lancés en avant avec une vigueur oblique. Ensuite, il marchait un peu, réfléchissant ; se mettait à écrire. S’interrompait pour méditer sur un autre thème : de la mort, du seul point de vue rationnel, celui des sciences naturelles : un champ de coquelicots. La pensée de Dora le tourmentait souvent, plus qu’il n’eût fallu. « Nous étions prêts depuis si longtemps, Dora… » Toute sa vie durant, toute leur vie, leur vraie vie, dix-sept ans, depuis les durs enthousiasmes de la révolution, Dora avait été forte, sous une douceur désarmée, scrupuleuse et pleine de doutes. Telles certaines plantes frêles qui sous le dessin délicat de leurs feuilles portent une si résistante vitalité qu’elles survivent aux orages et qu’à les voir on devine l’existence d’une vraie force admirable tout à fait différente de ce mélange d’ardeur immédiate et de brutalité qu’on appelle de coutume la force. Kiril parlait à Dora comme si elle avait été présente. Ils se connaissaient si bien, liés par tant de communes pensées, que lorsqu’il écrivait, elle anticipait parfois sur la phrase ou la page prochaine. « J’ai pensé que tu continuerais ainsi, Kiril », disait Dora autrefois, pâle et jolie, le front dégagé par les cheveux couchés des deux côtés de la tête, vers les tempes. « Mais c’est vrai ! s’émerveillait Kiril. Comme tu me devines, petite Dora ! » La joie de cette entente les faisait s’embrasser au-dessus des manuscrits. C’était le temps du froid, du typhus, de la famine, de la terreur, des fronts de guerre, toujours enfoncés, jamais enfoncés tout à fait, le temps de Lénine et de Trotsky, le bon temps. « N’est-ce pas, Dora, que nous eussions eu la chance de mourir ensemble, alors ? » Ces propos s’étaient échangés entre eux quinze ans plus tard, lorsqu’ils se débattaient dans le cauchemar comme des asphyxiés dans la mine. « Nous en avons même manqué l’occasion, tu te souviens, tu avais la typhoïde et les balles, un jour, ont décrit sur le mur un véritable demi-cercle autour de moi… » – « Je délirais, dit Dora, je délirais, je voyais tout, je comprenais tout, j’avais la clef des choses, c’est moi qui, d’un mouvement de la main, écartais les balles autour de ta tête, et du bout des doigts j’effleurais ta chevelure… C’était si réel, cette vision, que je l’ai presque cru, Kiril. J’ai eu ensuite une crise de doute, à quoi étais-je bonne si je ne pouvais pas écarter les balles autour de toi, avais-je le droit de t’aimer plus que la révolution, car je sentais bien que je t’aimais plus que tout au monde, que si tu disparaissais je ne pourrais plus vivre, même pour la révolution… Et tu me grondais quand je te le disais, tu me parlais si bien dans mon délire, c’est alors que je t’ai bien connu pour la première fois… » Kiril mit les deux mains sur les hanches de Dora et la regarda dans les yeux ; ils ne souriaient plus que des yeux, et ils étaient très pâles, très vieillis, très angoissés : « Ai-je beaucoup changé depuis ? », demanda-t-il d’une voix bizarrement jeune. « Tu es étonnamment le même ! », répondit Dora en lui caressant les cheveux. « Étonnamment… Mais moi qui me suis toujours dit que tu dois vivre parce qu’il y aurait quelque chose de moins dans le monde si tu n’étais plus, et que je dois vivre avec toi, je commence à croire que nous avons peut-être manqué cette occasion de mourir, en vérité… Il y a peut-être des époques entières où, pour les hommes d’une certaine nature, ce n’est plus la peine de vivre… » Kiril répondait lentement : « Des époques entières, dis-tu. Tu as raison, mais comme on ne peut pas prévoir, en l’état actuel de nos connaissances, la durée et la succession des époques, et qu’il faut tâcher d’être présent au moment où l’histoire a besoin de nous… » Il eût parlé ainsi à son cours sur le Chartisme et le développement du capitalisme en Angleterre… Maintenant, il se mettait dans l’angle droit de la cellule, tout contre la muraille, de trois quarts, levant vers la fenêtre son profil d’Ivan le Terrible, pour apercevoir un losange de ciel de dix centimètres carrés, et murmurait : « Eh bien, Dora, eh bien, Dora, voilà la fin venue… »
Son manuscrit progressait. D’une écriture rapide, un peu tremblée au commencement des premiers alinéas de chaque jour, ferme dès la vingtième ligne, sans mots superflus, avec une concision d’économiste, il reprenait l’histoire des quinze dernières années, citait les chiffres des statistiques secrètes (les vraies), analysait les actes du pouvoir. C’était d’une objectivité terrifiante qui ne ménageait rien. Les confuses batailles pour la démocratisation du parti, les premiers débats de l’Académie communiste sur l’industrialisation, les chiffres véritables du déficit de marchandises, de la valeur du rouble, des salaires, la tension croissante des rapports entre les masses rurales, l’industrie débile et l’État, la crise de la N.E.P., les effets de la crise mondiale sur l’économie soviétique enfermée dans ses frontières, la crise de l’or, les solutions imposées par un pouvoir à la fois prévoyant (pour ce qui était des dangers qui le menaçaient directement) et aveuglé par son instinct de conservation, la dégénérescence du parti, la fin de sa vie intellectuelle, la naissance du système autoritaire, les débuts de la collectivisation, conçue comme un expédient pour éviter la faillite du groupe dirigeant, la famine progressant sur le pays comme une lèpre… Roublev connaissait les procès-verbaux du Bureau politique, il en citait les passages les plus interdits, probablement détruits maintenant, il montrait le secrétaire général empiétant jour après jour sur tous les pouvoirs, il suivait l’intrigue dans les couloirs du Comité central, la silhouette du chef s’en dégageait, encore hésitante, entre la démission, l’arrestation, la scène violente à la fin de laquelle deux membres du B. P. également blêmes se dévisageaient au milieu des chaises renversées et l’un disait : « Je me tuerai pour que mon cadavre te dénonce ! Mais toi, les moujiks t’étriperont un jour, et je m’en fous, mais le pays, mais la révolution… » Et l’autre, le visage fermé comme une tombe, murmurait : « Calme-toi, Nicolas Ivanovitch, si vous acceptez ma démission, je la donne… » On ne l’acceptait pas, il n’y avait plus de successeurs…
De longues pages écrites, librement, librement ! comme il n’avait plus écrit depuis dix ans, Kiril Roublev se mettait à marcher dans la cellule en fumant : « Eh bien, Dora, qu’en dis-tu ? » Dora, dans l’invisible, tournait les feuilles écrites. « Bien, disait-elle. Ferme et clair. Toi. Continue, Kiril. » Il reprenait alors l’autre méditation nécessaire, celle du champ de coquelicots.
Un champ de fleurs rouges, le matin, sur une pente douce, ondoyante, comme la chair. La fleur est ardente et si frêle qu’un léger contact fait choir ses pétales. Combien de fleurs ? Impossible d’en faire le compte. À chaque instant quelqu’une s’effeuille, une autre achève de s’ouvrir. Si l’on abattait les plus hautes, mieux poussées, d’une graine plus vigoureuse ou parce qu’elles ont trouvé dans le sol quelques sels inégalement répartis, ni l’aspect, ni la nature, ni l’avenir du champ ne changeraient. Donnerai-je un nom, vouerai-je un amour à une fleur entre toutes ? Il semble réel que chacune existe en elle-même, unique et seule d’une certaine façon, différente de toutes les autres, et que, détruite, cette fleur-là jamais plus ne renaîtra… Il semble, mais est-ce certain ? De seconde en seconde la fleur change, elle cesse de se ressembler, quelque chose en elle meurt et renaît. La fleur de cet instant-ci n’est plus celle de l’instant passé. La différence est-elle moins grande, vraiment, entre elle-même dans la durée, qu’à l’instant présent entre elle et plusieurs autres qui lui ressemblent étroitement, qui peut-être sont celles qu’elle était l’heure passée, celle qu’elle sera l’heure prochaine ?
Une investigation rigoureuse abolissait ainsi dans la rêverie les limites des moments de la durée, de l’individu et de l’espèce, du concret et du conçu, de la vie et de la mort. La mort se résorbait complètement dans le merveilleux champ de coquelicots, poussé peut-être sur une fosse commune, nourri peut-être de chair humaine décomposée… Autre et plus vaste problème. En y songeant, ne verrait-on pas s’abolir aussi les limites des espèces ? « Mais ce ne serait plus scientifique », se répondait Roublev qui estimait qu’en dehors des synthèses purement expérimentales, la philosophie n’existe pas ou n’est que « le masque théorique d’un idéalisme d’origine théologique ».
Comme il était brave, lyrique et un peu fatigué de vivre, les coquelicots l’aidaient à se familiariser avec une mort prochaine, – celle de tant de camarades qu’elle n’était plus étrangère ni trop terrifiante. Il savait en outre que l’on fusillait rarement en cours d’instruction, de sorte que la menace – ou l’attente – n’était pas immédiate. Quand il faudrait s’endormir sur l’idée de ne se réveiller que pour être fusillé, les nerfs subiraient une autre épreuve… (Mais il paraît que l’on fusille aussi le jour ?)
Zvéréva le fit venir. Elle voulut donner à l’interrogatoire le ton d’une conversation familière.
– Vous écrivez, camarade Roublev ?
– J’écris.
– Un message au Comité central, n’est-ce pas ?
– Pas précisément. Je ne sais pas bien si nous avons encore un Comité central au sens où nous l’entendions dans le vieux parti.
Zvéréva fut surprise. Tout ce que l’on savait de Kiril Roublev portait à le croire « dans la ligne », soumis – non sans réserves intérieures –, discipliné ; et les réserves intérieures fortifient les acceptations pratiques. L’instruction risquait d’échouer.
– Je vous comprends mal, camarade Roublev. Vous savez, je pense, ce que le parti attend de vous ?
La prison le marquait moins qu’un autre, puisqu’il portait la barbe auparavant. Il ne paraissait pas déprimé, quoique fatigué : le cerne des yeux. Une tête de saint vigoureux au grand nez osseux, telle qu’on en voit sur certaines icônes de l’école de Novgorod. Zvéréva cherchait à le déchiffrer. Il parlait calmement :
– Le parti… Je sais à peu près ce que l’on attend de moi… Mais quel parti ? Ce que l’on appelle le parti a tellement changé… Vous ne pouvez certainement pas me comprendre…
– Et pourquoi, camarade Roublev, croyez-vous que je ne puisse pas vous comprendre ? Au contraire, je…
– N’en dites pas plus, coupa Roublev, vous avez sur les lèvres une phrase officielle qui ne signifie plus rien… Je veux dire que nous appartenons probablement, vous et moi, à des espèces humaines différentes. Je le dis sans animosité aucune, je vous assure.
Ce qu’il pouvait y avoir d’offensant dans le propos s’atténuait par le ton objectif et le regard poli.
– Puis-je vous demander, camarade Roublev, ce que vous écrivez, à qui et à quelle fin ?
Roublev hochait la tête en souriant, comme si une étudiante lui eût posé une question intentionnellement embarrassante.
– Camarade juge d’instruction, je songe à écrire une étude sur le mouvement des briseurs de machines en Angleterre au début du XIXe siècle… Ne vous récriez pas, j’y songe sérieusement.
Il attendit l’effet de sa plaisanterie. Zvéréva l’observait aussi, aimable. De petits yeux sagaces.
– J’écris pour l’avenir. Un jour les archives s’ouvriront. On y trouvera peut-être mon mémoire. Le travail des historiens qui étudieront notre temps en sera facilité. J’estime que c’est beaucoup plus important que ce que vous êtes probablement chargée de me demander… Maintenant, citoyenne, permettez-moi à mon tour une question : de quoi, exactement, suis-je inculpé ?
– Vous le saurez bientôt. Êtes-vous satisfait du régime ? La nourriture ?
– Passable. Pas assez de sucre, parfois dans la compote. Mais beaucoup de prolétaires soviétiques, qui ne sont inculpés de rien, sont moins bien nourris que vous et moi, citoyenne.
Zvéréva dit sèchement :
– L’interrogatoire est terminé.
Roublev revint à sa cellule d’excellente humeur. « J’ai chassé cette vilaine chatte, Dora. S’il fallait encore s’expliquer avec ces êtres-là… Qu’ils m’envoient quelqu’un de mieux ou qu’ils me fusillent sans explications… » Le champ de coquelicots se laissa entrevoir sur des pentes lointaines, à travers un voile de pluie. « Ma pauvre Dora… Ne suis-je pas en train de jeter bas tout leur échafaudage ? » Dora serait contente. Elle dirait : « Je suis sûre de ne pas te survivre, longtemps, Kiril. Va de l’avant. »
Roublev ne se retournait pas toujours quand s’ouvrait la porte. Cette fois-ci, la porte distinctement refermée, il eût la sensation d’une présence derrière lui. Il continua d’écrire pour n’être pas le jouet de ses nerfs.
– Bonjour, Roublev, dit une voix traînante.
C’était Popov. Casquette grise, vieux pardessus, serviette informe sous le bras, tel que toujours (ils ne se voyaient plus depuis des années).
– Bonjour Popov, asseyez-vous.
Roublev lui céda la chaise, ferma le cahier qui était sur la table et lui-même s’allongea sur le lit. Popov examinait la cellule, nue, jaune, étouffante, entourée de silence. Ça lui était visiblement désagréable.
– Allons, bon, dit Roublev, enfermé, toi aussi ! Sois le bienvenu, vieux frère, tu l’as bien mérité.
Il riait tout bas, de bon cœur. Popov jeta sa casquette sur la table, laissa tomber son pardessus, crachota dans son mouchoir gris.
– Mal aux dents. Le diable soit de… Mais vous vous trompez, Roublev, je ne suis pas encore arrêté…
Roublev jeta ses deux longues jambes en l’air, en une cabriole de jubilation. Et se parlant à lui-même dans un fou rire :
– Il a dit pas encore, ce vieux Popov ! Pas encore ! Freud donnerait trois roubles sans discussion pour ce lapsus linguae… Sérieusement, Popov, vous vous êtes bien entendu dire pas encore ? Pas encore !
– J’ai dit pas encore, bredouilla Popov, pas encore quoi ? Qu’est-ce que ça peut faire ? Qu’est-ce que vous avez à… vous accrocher ainsi aux mots ? Qu’est-ce que je ne suis pas encore ?
– … arrêté, arrêté, arrêté, pas encore arrêté ! criait Roublev avec une folle raillerie dans les yeux, dans la broussaille rousse de ses sourcils, dans le hérissement de la barbe.
Popov regarda stupidement devant lui : le mur, la fenêtre aux carreaux mats derrière lesquels se profilaient les barreaux. Cet accueil insensé le désarçonnait. Il laissa le silence se mettre entre eux presque jusqu’au malaise. Roublev croisait les bras sous la nuque.
– Roublev, je suis venu décider avec vous de votre sort. Nous attendons beaucoup de vous… Nous savons combien vous êtes pénétré d’esprit critique mais… fidèle au parti… Les vieux comme moi vous connaissent… Je vous apporte des documents… Lisez… Nous avons confiance en vous… Seulement, si vous voulez bien, changeons de place, je préférerais, moi, être couché… Ma santé, vous savez, rhumatisme, myocardite, polynévrite et cætera… Vous avez de la chance d’être solide, Roublev…
Une eau renversée s’étale, mais les obstacles mêmes qu’elle rencontre lui donnent un contour défini. Popov reprenait ainsi l’avantage. Ils changèrent de place, Popov se coucha sur le lit et il avait vraiment une tête de vieux malade, les dents grises, la peau vaseuse, les rares mèches de cheveux d’un blanc misérable, ridiculement hérissées.
– Voulez-vous me passer ma serviette, Roublev… Vous permettez que je fume ?
De sa serviette il sortit des papiers.
– Tenez, lisez… Sans vous presser… Nous avons le temps… C’est sérieux, tout est très sérieux.
Ses petites phrases s’achevaient en toussotements. Roublev se mit à lire. Résumé des rapports des attachés militaires à… Rapport sur la construction des routes stratégiques en Pologne… Réserves de combustibles… Les entretiens de Londres… De longs moments passèrent.
– La guerre ? dit enfin Roublev, tout à fait grave.
– Très probablement la guerre, l’année prochaine… mmmm… Vous avez vu les chiffres de contrôle des transports ?
– Oui.
Nous avons encore une faible possibilité de détourner la guerre vers l’Occident…
– Pas pour longtemps.
– Pas pour longtemps…
Ils parlèrent du danger comme s’ils étaient l’un chez l’autre, en visite. Les délais de mobilisation ? Les troupes de couverture ? Il faudrait en Extrême-Orient, une seconde raffinerie de pétrole ; et développer d’urgence le réseau routier de Komsomolsk. La nouvelle voie ferrée de Yakoutie est-elle vraiment achevée ? Comment subit-elle l’épreuve de l’hiver ?
– Nous comptons avec une probabilité de très fortes pertes d’effectifs… dit Popov d’une voix éclaircie. « Tous ces jeunes gens – pensa Roublev qui assistait volontiers aux défilés des athlètes et qui, dans les rues, suivait du regard les jeunes hommes râblés des terres russes, les Sibériens aux nez larges, aux yeux horizontaux enfoncés sous des fronts durs, les Asiatiques aux larges visages plats et certains Mongols aux traits admirablement fins, produits des belles races civilisées bien avant la civilisation blanche. Les jeunes filles les accompagnaient dans la vie, épaule contre épaule (ces images se visualisaient peut-être en lui par des réminiscences de films), et tous, ils allaient à travers des villes croulantes, sous les avions, et nos nouvelles bâtisses carrées en ciment armé, œuvre de tant de prolétaires affamés, devenaient des carcasses incendiées, et tous ces jeunes gens, toutes ces jeunes filles, par millions, maculés de sang, remplissaient des fosses hideuses, des trains-lazarets, des petites ambulances puant la gangrène et le chloroforme – nous manquerons certainement d’anesthésiques… Ils continuaient lentement, dans les hôpitaux, à se transformer en cadavres… »
– Il ne faut pas penser par images, dit-il, cela devient insupportable…
– Insupportable, vraiment, répondit Popov.
Roublev faillit s’exclamer :
– Ah, vous êtes encore là, vous ? Qu’est-ce que vous foutez là ?
Mais Popov attaqua le premier.
– Nous comptons avec une perte d’effectifs qui peut atteindre plusieurs millions d’hommes dans la première année… C’est pourquoi… mmmm… Le Bureau politique a adopté cette mesure… hm… mmmm… impopulaire… l’interdiction de l’avortement… Des millions de femmes en pâtissent… Nous ne comptons plus que par millions… Il nous faut des millions d’enfants, dès maintenant, quelle que soit la misère, pour remplacer les millions de jeunes gens qui vont périr… Mmmm… et vous, pendant ce temps, vous écrivez ici… que le diable emporte… emporte ce que vous écrivez, Roublev… Mmmm… et toute cette mesquinerie de votre lutte contre le parti… Le genou et la mâchoire à la fois…
– Quelle mâchoire ?
– Supérieure… Douleur ici, douleur là… Roublev, le parti vous demande… le parti vous ordonne… ce n’est pas moi le parti.
– Me demande quoi ? M’ordonne quoi ?
– Vous le savez aussi bien que moi… Pas à moi d’entrer dans les détails… Vous vous entendrez avec les juges d’instruction… ils connaissent le scénario… payés pour ça… Mmm… y en a même qui y croient, les jeunes, les imbéciles… mmm… les jeunes imbéciles les plus utiles… Je plains les accusés qui tombent entre leurs pattes… Mmmm… Vous résistez encore ?… On vous mettra devant une salle bondée de gens, tous les diplomates, les espions officiels, les correspondants étrangers, ceux que nous payons, ceux qui touchent de deux côtés ou de trois, une racaille, tous friands de ça, on vous mettra là devant un micro – et vous direz, par exemple, que c’est vous le responsable moral de l’assassinat du camarade Toulaév… Ça ou autre chose… mmm… je ne sais pas, moi. Vous le direz parce que le procureur Ratchevsky vous le fera dire mot à mot et pas une fois, dix fois… Mmm… Il est patient, Ratchevsky, comme un mulet… un ignoble mulet… Vous direz ce que l’on voudra vous faire dire parce que vous connaissez la situation… mmmm… parce que vous n’avez pas le choix : obéir ou trahir… Ou nous vous mettrons en demeure, devant ce même micro, de déshonorer le Tribunal suprême, le parti, le chef, l’U.R.S.S. – tout à la fois, pour proclamer… le diable m’emporte… le genou… pour proclamer ce que vous appelez votre innocence… et elle sera jolie, votre innocence à ce moment-là…
Roublev allait et venait en silence dans la cellule devenue obscure. Cette voix qui, par instants, se dégageait du bredouillement et, par instants, y sombrait, faisait pleuvoir sur lui de petites paroles boueuses ; il ne les entendait pas toutes, mais il avait la sensation de marcher sur des crachats ; et il continuait à pleuvoir des petits crachats gris, et il n’y avait rien à répondre ou ce qui était à répondre ne pouvait servir à rien… « Et c’est à la veille de la guerre, dans ce danger, que vous avez détruit les cadres du pays, décapité l’armée, le parti, l’industrie, vous, mille fois imbéciles et criminels… » S’il le lui criait, Popov répondrait : « Mon genou… mmm… vous avez peut-être raison, mais à quoi vous sert-il d’avoir raison ? C’est nous le pouvoir et nous n’y pouvons rien nous-mêmes. On vous demande votre propre tête à présent et ce que vous me dites, vous n’allez pas le dire devant la bourgeoisie internationale, n’est-ce pas ? Même pour venger votre chère petite tête qui sera bientôt fendue comme une noix… Mmmm… » Odieux personnage, mais comment sortir de ce cercle infernal, comment ?
Popov, les mains jointes sur la poitrine, habillé d’une vieille vareuse et d’un informe pantalon, monologuait avec de courtes pauses. Roublev s’arrêta devant lui comme s’il le voyait pour la première fois. Et il le tutoya, tristement d’abord.
– Popov, mon vieux, tu ressembles à Lénine… C’est saisissant… Ne bouge pas, laisse tes mains comme elles sont… Pas à Illitch vivant, pas du tout… Tu ressembles à sa momie… comme une poupée de chiffons ressemble à une créature… (Il le considérait avec une attention rêveuse, mais tendue.) Tu lui ressembles en gris de pierre moisie, dans le genre cloporte… les bosses de ton front, ta misérable barbichette, pauvre, pauvre vieux…
Il y eut une sincère pitié dans sa voix. Popov le regardait de son côté, avec une attention suraiguë. Roublev lui vit le regard voilé, mais précis : dangereux.
– … pauvre, pauvre salaud que tu es, vieille loque… Cynique et malodorant… Ah !
Roublev, avec une expression de dégoût désespéré, se détourna, repartit vers la porte. La cellule parut trop petite pour lui. Il pensa tout haut :
– Et c’est cette larve de cimetière qui m’apporte le message de la guerre…
Le bredouillement-bafouillement de Popov reprit derrière lui, méchamment peut-être ?
– Illitch disait qu’un torchon trouve toujours son emploi dans le ménage… Mmmm… un torchon un peu sale, naturellement, puisqu’il est dans la nature des torchons d’être un peu sales… J’y consens, moi… Pas individualiste… Mmmm… Il est écrit dans la Bible qu’un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort…
S’étant remis debout, Popov rangeait les papiers dans sa serviette et remettait péniblement son pardessus. Les mains dans les poches, Roublev s’abstint de l’aider. Il murmurait pour lui-même :
– Chien vivant ou rat pesteux presque crevé ?
Popov dut passer devant lui pour se faire ouvrir la porte. Ils ne prirent pas congé l’un de l’autre. Avant de franchir le seuil, Popov, d’un geste prompt, se ficha la casquette sur le crâne, la visière en l’air, de guingois. À dix-sept ans, sur le seuil des premières prisons, au temps des premiers enthousiasmes révolutionnaires, il se donnait ainsi, volontiers, l’air un peu voyou. Encadré par la porte métallique, effleurant de la poitrine la double dent carrée du verrou, il se retourna, le regard direct, un regard luisant, encore vigoureux :
– Au revoir, Roublev. Je n’ai pas besoin de votre réponse… Je sais ce que j’avais besoin de savoir… Mmmm… Au fond, nous nous entendons parfaitement. (Il baissa la voix à cause des uniformes qui étaient derrière la porte.) C’est dur, bien sûr… Mmmm… pour moi aussi… Mais… mmm… le parti a confiance en vous…
– Va-t’en à tous les diables !
Popov refit deux pas dans la cellule et sans plus bredouiller, comme si la vilaine brume de sa vie s’écartait de lui, demanda :
– Qu’est-ce que je dois répondre de ta part au Comité central ?
Et Roublev, redressé aussi, dit fermement :
– Que je n’ai vécu toute ma vie durant que pour le parti. Si malade et si dégradé qu’il soit, notre parti. Que je n’ai ni pensée ni conscience en dehors du parti. Que je suis fidèle au parti quel qu’il soit, quoi qu’il fasse. Que si je dois périr, écrasé par mon parti, j’y consens… Mais que j’avertis les gredins qui nous tuent qu’ils tuent le parti…
– Au revoir, camarade Roublev.
La porte se referma, le verrou bien graissé joua doucement dans le pêne. L’obscurité fut à peu près complète. Roublev asséna de grands coups de poing dans cette porte de sépulcre. Des pas feutrés se précipitèrent dans le corridor, le guichet s’ouvrit.
– Qu’est-ce qu’il y a, citoyen ?
Roublev crut tonner, mais en réalité sa voix n’était plus qu’un souffle irrité :
– Donnez-moi de la lumière !
Chut… Tsss… Voici, citoyen…
L’ampoule électrique s’alluma.
Roublev secoua le coussin sur lequel la tête du visiteur avait laissé un creux. « Il est infâme, Dora, il est immonde. On le pousserait avec plaisir dans un précipice, dans un puits, dans une fosse noire, pourvu qu’il s’y engloutisse à jamais, que ni sa casquette ni sa serviette à papiers secrets ne surnagent sur aucune eau… On s’en irait ensuite, l’âme soulagée, l’air de la nuit semblerait plus pur… Dora, Dora… » Mais, Roublev le sentait bien, c’étaient les mains molles de Popov qui le poussaient obliquement, lui, vers la fosse noire… « Dialectique du rapport des forces sociales aux époques de réaction… »
7. LA CÔTE DU NÉANT
Le déporté Ryjik posait à plusieurs bureaux d’insolubles problèmes. Que penser d’un mécanicien sorti indemne de trente locomotives télescopées ? De ses compagnons de lutte, pas un ne survivait. La prison le protégeait providentiellement pendant plus de dix ans, depuis 1928. Des hasards pareils à ceux qui font survivre un soldat d’un bataillon anéanti l’écartaient des grands procès, des instructions secrètes, et même de la « conspiration des prisons » ! Au moment où se situait celle-ci, Ryjik vivait abolument seul sous haute surveillance, dans un kolkhoze du moyen lénisséi ; au moment où procédait l’enquête qui eût dû découvrir en lui un témoin politique des plus dangereux, de ceux que l’on inculpe sur-le-champ en raison de leur solidarité morale avec les coupables, une consigne de secret absolu le couvrait dans un isolateur de la mer Blanche ! Son dossier ne laissait pourtant aucune excuse aux dirigeants des épurations, mais l’énormité même de sa situation le préservait à partir du moment où la prudence conseillait de ne point le remarquer de peur d’engager trop de responsabilités. On finissait par s’habituer à ce cas étrange ; l’obscure conviction naissait chez quelques chefs de service de répression qu’une haute protection occulte s’étendait sur ce vieux trotskyste. On connaissait vaguement des précédents de ce genre.
Le procureur Ratchevsky, le haut-commissaire intérimaire à la Sûreté, Gordéev, le délégué du Comité central au contrôle de l’instruction des affaires les plus graves, Popov, communiquèrent aux bureaux l’ordre de joindre au dossier de l’affaire Erchov-Makéev-Roublev (assassinat du camarade Toulaév), celui d’un trotskyste influent, ce qui voulait dire authentique, quelle que fût son attitude. Ratchevsky estimait, contre Fleischman, que pour rendre le procès plus convainquant aux yeux de l’étranger, on pourrait cette fois admettre qu’un accusé niât toute culpabilité. Le procureur se faisait fort de le confondre au moyen de témoignages faciles à élaborer. Popov ajoutait négligemment que le verdict pourrait tenir compte du doute suscité par les dénégations, cela ferait bon effet, si le Bureau politique l’estimait utile. Zvéréva s’offrit à réunir les témoignages secondaires qui anéantiraient les dénégations de l’accusé encore inconnu. « Nous disposons d’un matériel tellement abondant, disait-elle, et cette conspiration a été si ramifiée que nulle résistance n’est possible. Il n’y a pas d’innocences individuelles. La culpabilité de cette vermine contre-révolutionnaire est collective… » Les recherches effectuées dans les classeurs firent surgir plusieurs fiches dont une seule convenait à la perfection aux fins poursuivies : celle de Ryjik. Popov étudia ce dossier avec la prudence d’un expert mis en présence d’un engin explosif de fabrication inconnue. Les accidents successifs qui expliquaient la survie de ce vieil opposant lui apparurent dans leur enchaînement rigoureux. Ryjik : ancien ouvrier de la tuyauterie Hendrikson à Vassili-Ostrov, Saint-Pétersbourg, membre du parti depuis 1906, déporté sur la Léna en 1914, revenu de Sibérie en avril 1917, eut plusieurs entretiens avec Lénine au lendemain de la conférence d’avril 1917 ; membre du Comité de Pétrograd pendant la guerre civile ; y prenait en 1920 la défense de l’opposition ouvrière sans toutefois voter pour elle. Commissaire d’une division pendant la marche sur Varsovie, travaillait alors avec Smilga, du C.C., Racovski, chef du gouvernement de l’Ukraine, Toukhachevski, commandant de l’armée, trois ennemis du peuple trop tardivement châtiés en 1937… Exclu du parti en 1927, arrêté en 1928, déporté à Minoussinsk, Sibérie, en juillet 1929, condamné par le Collège secret de la Sûreté à trois années de réclusion, envoyé à l’isolateur de Tobolsk, y devint leader de la tendance dite des « Intransigeants » qui publia une revue manuscrite intitulée Le Léniniste (quatre numéros joints). En 1932, le Collège secret lui infligeait une peine additionnelle de deux ans (sur décision du Bureau politique), à quoi il répondait : « Dix ans si ça vous amuse, car je doute fort que vous gardiez le pouvoir plus de six mois, stupides affameurs. » Auteur, à cette époque, d’une « Lettre ouverte sur la famine et la terreur », adressée au C.C. Réfutait la théorie du capitalisme d’État et soutenait celle du bonapartisme soviétique. Libéré en 1934 après une grève de la faim de dix-huit jours. Déporté à Tchernoé, arrêté à Tchernoé avec Elkine, Kostrov et autres (affaires du « centre trotskyste des déportés »). Transféré à Moscou, prison de Boutyrki, refusa de répondre aux interrogatoires, fit deux grèves de la faim ; transporté à l’infirmerie spéciale (insuffisance cardiaque)… « À déporter dans les régions les plus lointaines… Couper la correspondance… » Une centaine de noms apparaissaient dans les 244 pages du dossier et c’étaient des noms terrifiants d’hommes fauchés par le glaive du parti. Soixante-six ans, mauvais âge des derniers raidissements ou des écroulements subits de la volonté. Popov décida :
– Faites-le transférer à Moscou… Le faire voyager dans de bonnes conditions…
Ratchevsky et Gordéev répondirent :
– Assurément.
Des jours sans pareils se levèrent pour Ryjik du fond d’une indifférence désertique. Il habitait la dernière des cinq maisons en bois flotté non équarri qui formaient le hameau de Dyra, Sale Trou, au confluent de deux rivières glacées perdues dans la solitude. Le paysage n’avait ni limites ni repères. Au début, quand il écrivait encore des lettres, Ryjik avait appelé ce lieu la Côte du Néant… Il s’y sentait à l’extrême limite du monde humain, tout au bord d’une immense tombe. La plupart des lettres n’arrivaient nulle part, bien entendu, et il n’en venait de nulle part. Écrire d’ici c’était crier dans le vide, ce qu’il faisait parfois pour entendre sa propre voix : elle le grisait alors d’une si violente tristesse qu’il se mettait à crier des injures à la contre-révolution triomphante : « Gredins ! Buveurs de sang prolétarien ! Thermidoriens ! » La lande rocailleuse lui renvoyait en écho un léger murmure indistinct, mais des oiseaux effarouchés qu’il n’avait pas aperçus s’envolaient tout à coup et leur panique se propageait de proche en proche si bien que le ciel s’animait tout entier – et l’absurde colère de Ryjik fondait, il se mettait à faire des moulinets avec ses bras, il trottait droit devant lui jusqu’au moment où l’essoufflement l’arrêtait, le cœur battant très fort et les yeux humides.
Cinq familles de pêcheurs vieux-croyants d’origine grand-russienne mais plus qu’à demi adaptés aux usages des Ostiaks usaient là un destin sans issue. Les hommes trapus et barbus, les femmes courtaudes avec des visages plats, des dents cariées, de petits yeux vifs sous les paupières épaisses. Ils ne parlaient guère, ne riaient pas, ils sentaient la graisse de poisson, ils travaillaient sans hâte au nettoyage des filets apportés par les grands-parents, du temps d’un empereur Alexandre, au séchage du poisson, à la préparation de fades nourritures pour l’hiver, au tressage de l’osier, au raccommodage des vêtements en vieux drap déteint du siècle passé. Dès la fin de septembre une blancheur morne accablait les horizons plats.
Ryjik partageait l’habitation d’un ménage sans enfants qui ne l’aimait pas parce qu’il ne se signait jamais, affectant de ne pas voir l’icône. Si taciturnes, ces deux êtres au regard éteint qu’un silence de terre inféconde paraissait émaner d’eux ! Ils vivaient dans la fumée d’un poêle délabré, nourri de chétifs branchages. Ryjik occupait un réduit pourvu d’une lucarne exiguë, bouchée aux trois quarts avec des planches et des chiffons parce qu’il n’y subsistait qu’un fragment de verre. La principale richesse de Ryjik était un petit poêle en fonte laissé naguère ici par un autre déporté et dont la cheminée s’ajustait à l’un des angles supérieurs de la lucarne. Ryjik pouvait ainsi se faire un peu de feu à la condition d’aller chercher le bois lui-même dans le taillis, de l’autre côté de la Bezdolnya, l’Abandonnée, à cinq kilomètres en amont… Autre richesse enviée, l’horloge que l’on venait voir quelquefois des maisons voisines. Quand un chasseur Nénétz traversait ces plaines, les gens lui expliquaient qu’un homme vivait là, sur lequel pesait un châtiment, et qu’il possédait une machine à faire le temps, une machine qui chantait toute seule, sans jamais s’arrêter, pour le temps invisible. Le grignotement obstiné de l’horloge dévorait en effet un silence d’éternité. Ryjik l’aimait, ayant vécu près d’une année sans elle, dans le temps pur, pure folie immobile, antérieur à toute création. Ryjik, pour fuir la maison muette, s’en allait à travers la lande. Des roches blanchâtres y crevaient le sol ; l’œil s’accrochait avidement aux rares buissons malingres et durs, d’une teinte de rouille et de vert acide. Ryjik leur criait : « Le temps n’existe pas ! Rien n’existe ! » Sa voix, petit bruit insolite, l’étendue l’absorbait, hors du temps humain, sans même qu’elle effarouchât les oiseaux. Peut-être n’y avait-il pas d’oiseaux hors du temps ? La colonie de déportés d’Iénisséisk réussit à lui envoyer, à l’occasion d’un anniversaire de grande victoire socialiste, des présents parmi lesquels il découvrit un message caché : « À toi qui es exemplairement fidèle, à toi, l’un des derniers survivants de la Vieille Garde, à toi qui n’as vécu que pour la cause du prolétariat international… » La boîte en carton contenait en outre des richesses invraisemblables : cent grammes de thé et cette petite horloge vendue dix roubles dans les coopératives des villes. Qu’elle avançât de près d’une heure sur vingt-quatre quand on oubliait de suspendre le canif au poids qui lui imprimait le mouvement, n’avait en vérité aucune importance. Ryjik et Pakhomov, cependant, ne se lassaient pas de la plaisanterie qui consistait à s’interroger l’un l’autre :
– Quelle heure est-il ?
– Quatre…
– Avec ou sans le canif ?
– Avec la galoche, répondit un jour Ryjik très sérieusement, car il lisait la Pravda du mois passé. L’hôte et sa femme, portant leur demi-siècle de dure servitude sans maître – lui, caressant de la main sa barbe rèche, elle, les mains jointes dans les manches de son lainage –, étaient venus contempler la merveille et ils avaient parlé devant elle, ne disant qu’un seul mot, mais un mot profond, monté du fond de leur âme (et comment le savaient-ils, ce mot ?) :
– Beau, dit-il en hochant la tête.
– Beau, répéta la femme.
– Quand les deux aiguilles sont ici, leur expliqua Ryjik, le jour, c’est qu’il est midi, la nuit, c’est qu’il est minuit.
– Grâce à Dieu, dit l’homme.
– Grâce à Dieu, dit la femme.
Ils se retirèrent en faisant le signe de la croix. Ils avaient la démarche lourde des pingouins.
Pakhomov, appartenant à la Sûreté, occupait la chambre la plus confortable (réquisitionnée) de la meilleure des cinq maisons, à un kilomètre de là, devant les trois sapins du hameau. Seul personnage gouvernemental dans une contrée presque aussi vaste qu’un État de la vieille Europe, il possédait des richesses considérables : un sofa, un samovar, un échiquier, un accordéon, des tomes dépareillés de Lénine, les journaux du mois passé, du tabac, de la vodka. Que faut-il de plus à l’homme ? Léon Nicolaévitch Tolstoï, bien que noble et mystique, c’est-à-dire arriéré, a justement mesuré ce qu’il faut réellement de terre à l’homme avide : un mètre quatre-vingts de long sur quarante centimètres de largeur et un mètre environ de profondeur pour une fosse honnêtement creusée… « N’est-ce pas ? », questionnait Pakhomov, sûr de votre assentiment. Il avait l’humour amer, sans malignité. Rencontrait-il au bout de la piste de neige, devant la maison sur laquelle l’écriteau POSTE COOPÉRATIVE pendait de travers, des bêtes de trait usées par la fatigue, rennes ou chevaux à longs poils, il les plaisantait d’un ton câlin : « Réjouissez-vous de vivre, bêtes utiles ! » Chargé de surveiller Ryjik, il s’était pris pour son déporté d’une affection réservée mais chaude qui allumait dans ses petits yeux fureteurs une craintive lumière. Il lui disait :
– La consigne, frère, c’est la consigne. Nous sommes les hommes du service, rien de plus. On ne nous demande pas de comprendre, nous n’avons qu’à obéir. Je suis un homme tout petit, moi. Le parti, c’est le parti, ce n’est pas à moi de vous juger, vous autres. J’ai une conscience, toute petite aussi, parce que l’homme est un animal qui a une conscience. Je vois que tu es pur. Je vois que tu crèves pour la révolution mondiale et si tu te trompes, si elle ne vient pas, s’il faut construire le socialisme dans un seul pays avec nos petits ossements, alors, naturellement, tu es dangereux, il faut que l’on t’isole, rien à faire et nous voilà, chacun son devoir dans ce bled comme sous le pôle, eh bien, je suis tout de même content d’y être avec toi. »
Il ne se soûlait jamais à fond, peut-être pour demeurer vigilant, peut-être par respect pour Ryjik qui buvait peu, juste de quoi se réchauffer l’âme, par aversion pour l’artériosclérose. Ryjik s’en était expliqué avec Pakhomov :
– Je veux encore penser pendant quelque temps.
– Très juste, dit Pakhomov.
Ryjik, fatigué de son réduit aux murs nus, se réfugiait souvent chez son gardien. Pakhomov avait toujours sur son visage une grimace d’humilité méfiante, comme si ses traits et ses rides se fussent figés sur une envie contrariée de pleurer. La peau roussâtre et fripée, les yeux roux, le nez camus, il souriait à peine, la bouche entrouverte sur des chicots roux.
– Veux-tu de la musique ? demandait-il à Ryjik venu s’étendre sur le sofa de la chambre bien chauffée.
– Un petit verre, tiens…
Ryjik croquait, avant de boire, le concombre salé.
– Joue.
Pakhomov tirait de son accordéon des plaintes déchirantes et aussi des notes allègres qui donnaient envie de danser.
– Écoute ça, c’est pour les filles de mon pays !
II dédiait aux filles d’une lointaine contrée sa musique passionnée.
– Dansez, petites, encore ! Allons, Mafa, Nadia, Tania, Varia, Tanka, Vassilissa, dansez petits yeux d’or. Héi-hop ! héi-hop !
La chambre se remplissait de mouvements, de fantômes heureux, de nostalgie. À côté, courbés dans leur perpétuelle pénombre, une vieille femme démêlait de ses doigts ankylosés des filets de pêche ; une femme jeune au rond visage jaune des Ostiakes empreint d’une douceur animale s’affairait près du feu ; des fillettes lâchaient leurs travaux pour se mettre à tourner sur place, maladroitement enlacées, entre la table et le poêle ; la noire face barbue de saint Vassili, éclairée du dessous par un lumignon, jugeait durement cette joie bizarre pourtant entrée là sans péché… Les mains de la vieille, les mains de la jeune femme étaient parcourues d’un sang revigoré, mais ni l’une ni l’autre ne disaient un mot, cela les oppressait plutôt. Dans l’enclos, les rennes levaient la tête, une inquiétude naissait dans leurs yeux vitreux. Et les rennes se mettaient à courir soudainement d’un sapin à l’autre, de la maison aux sapins. L’espace blanc résorbait ces sons magiques. – Ryjik écoutait avec un sourire décoloré. Pakhomov tirait de son instrument les notes les plus éclatantes, comme s’il eût voulu déchaîner dans le vide un dernier cri plus puissant encore, encore, et l’ayant fait jaillir jetait l’instrument sur le lit. Le silence tombait implacablement, ainsi qu’une pesanteur, sur l’espace, les rennes, la maison, les femmes et les enfants. (La vieille femme, en repérant des fils cassés, sur ses genoux, se demandait si cette musique ne venait pas du Malin. Longtemps après, ses lèvres continuaient à remuer car elle marmottait une conjuration : mais ayant déjà oublié pourquoi.)
– Il fera bon vivre sur la terre dans cent ans, dit une fois Pakhomov à ce moment-là.
– Cent ans ? supputa Ryjik, je ne suis pas sûr que cela soit suffisant.
De temps à autre, ils prenaient des fusils et allaient chasser au-delà de la Bezdolnaya. Le paysage y était étrangement simple. Des roches arrondies, presque blanches, jaillissaient du sol, par blocs, à perte de vue. On croyait vaguement que c’était un peuple de géants surpris par un déluge, glacés et pétrifiés. Des arbustes tendaient leurs grêles réseaux de branchages. Se perdre au bout d’une heure de marche et d’escalade eût été facile. La manœuvre des skis était laborieuse et l’on rencontrait peu de bêtes, défiantes, difficiles à surprendre, qu’il fallait dépister, suivre à la trace, guetter des heures durant en se terrant dans la neige. Les deux hommes se passaient de main en main une gourde de vodka. Ryjik admirait le bleu léger du ciel. Il lui arriva de dire inexplicablement à son compagnon :
– Regarde ce ciel, frère. Il va se couvrir d’étoiles noires.
Ces paroles les rapprochèrent après un très long silence, Pakhomov ne s’en étonna point. Pakhomov reprit :
– Oui, frère. La Grande Ourse et la Polaire seront toutes noires. Oui, j’ai vu ça en rêve.
Rien de plus à se dire, même des yeux. Transis, au bout d’une épuisante journée, ils abattaient un renard couleur de feu, au museau effilé, et le rictus féminin de la bête morte couchée sur la neige suscitait en eux un malaise. Ils ne le disaient pas. Ils prenaient sans joie le chemin du retour. Deux heures plus tard, comme ils glissaient sur une pente blanche à travers la lividité du crépuscule, vers la boule rougeoyante du soleil, Pakhomov se laissa rejoindre par Ryjik. Son regard fit comprendre qu’il avait quelque chose à dire. Il murmura :
– L’homme est une bête méchante, frère.
Ryjik, sans répondre, prit les devants. Les skis le portaient comme à travers l’irréalité. Des heures passèrent encore. Leur fatigue devint terrible, Ryjik fut près de défaillir, les reins glacés. À son tour, il se laissa rejoindre et dit :
– Quand même, frère…
Il dut reprendre des forces pour achever sa phrase, n’ayant presque plus de souffle :
– … nous transformerons l’homme.
Il pensa au même moment que ç’avait été sa dernière chasse. Trop vieux. Adieu, bêtes que je ne tuerai plus ! Vous êtes un des visages attirants et cruels de la vie qui s’en va. Ce qui doit être fait sera fait par d’autres, adieu. Ryjik passa plusieurs jours couché sur sa pelisse, dans la chaleur du poêle, sous le grignotement de l’horloge. Pakhomov venait lui tenir compagnie. Ils jouaient aux cartes, un jeu élémentaire qui consistait à tricher. Pakhomov gagnait le plus souvent.
– Bien sûr, déclara-t-il, je suis un peu canaille, moi.
Ainsi passait la vie dans le long hiver nocturne. La boule rougeoyante du soleil se traînait sans cesse sur l’horizon. Le courrier arrivait en traîneau une fois par mois. Pakhomov, un peu à l’avance, rédigeait pour ses supérieurs des rapports sur le déporté soumis à sa surveillance.
– Qu’est-ce que je dois écrire sur ton compte, vieux, hein ?
– Écris-leur, disait Ryjik, que j’emmerde la contre-révolution bureaucratique.
– Ils le savent déjà, répondait Pakhomov, mais tu as tort de me le dire. Je suis l’homme du service, moi. Tu n’as pas besoin de me vexer.
Un jour vient toujours où les choses finissent. Nul ne peut le prévoir quoiqu’on sache qu’il ne peut pas ne pas venir. Le silence, la blancheur, le Nord éternel continueront sans fin, c’est-à-dire jusqu’à la fin du monde – et peut-être même continueront-ils après, qui sait ? mais Pakhomov entra dans le réduit où Ryjik relisait de vieux journaux plein d’un cauchemar diffus comme du brouillard. Plus roux que de coutume, l’homme de la Sûreté, la barbe oblique, le regard pétillant :
– On part, mon vieux. Fini, ce sale coin. Ramasse ton baluchon. J’ai ordre de te conduire à la ville. Nous avons de la chance.
Ryjik tourna vers lui un regard pétrifié aux yeux terriblement froids.
– Qu’est-ce qu’il y a ? interrogea Pakhomov avec sollicitude. Ça ne te fait pas plaisir ?
Ryjik haussa les épaules. Plaisir ? Plaisir de mourir ? Ici ou ailleurs ? Il sentit qu’il ne lui restait presque plus de forces pour le changement, pour la lutte, pour la pensée même de la lutte ; qu’il n’avait plus ni peur véritable, ni espoir, ni sentiment de défi – que son courage était devenu une sorte de force d’inertie…
Les gens des cinq maisons les regardèrent partir par un jour de ciel bas traversé de faibles lueurs argentées. L’univers semblait oublié. Les petits enfants emmitouflés de fourrures sortirent au bras des mères. Il y eut trente formes menues sur la blancheur mate autour du traîneau. Les hommes donnaient des conseils et vérifiaient le harnachement des rennes. Au moment de disparaître, Pakhomov et Ryjik devenaient plus réels que la veille, on s’émouvait un peu de les découvrir. C’était comme s’ils allaient mourir. Ils partaient vers l’inconnu, l’un gardant l’autre pour la liberté ou pour la prison, Dieu seul le sait. Le Niénétz, le Samoyède, Eyno, venu prendre des fourrures et du poisson, les emmenait dans son attelage. Vêtu de peaux de loups, la tête osseuse et brune, les yeux bridés, le poil rare, il ressemblait à un Christ mongol. Des rubans verts et rouges ornaient ses bottes, ses gants, son bonnet. Il rentra soigneusement dans son col les derniers poils jaunes de sa barbe, parcourut l’étendue du ciel et de la terre d’un regard attentif, alerta les rennes d’un claquement de langue. Ryjik et Pakhomov s’allongèrent l’un contre l’autre, enveloppés dans les fourrures. Ils emportaient du pain séché, du poisson sec, de la vodka, des allumettes, de l’alcool comprimé pour faire du feu. Les rennes firent un petit bond et s’arrêtèrent.
– Partez avec Dieu ! dit quelqu’un.
Pakhomov répondit en riant :
– On est mieux sans, nous autres.
Ryjik serra toutes les mains tendues sur lui. Il y en avait de tous les âges, il y en avait de vieilles, rugueuses et racornies, de puissantes, de toutes menues, délicatement dessinées.
– Adieu, adieu, camarades !
Des hommes et des femmes qui ne l’aimaient pas lui disaient :
– Adieu, camarade Ryjik, bon voyage, et ils avaient pour lui de bons regards.
Des regards neufs suivirent l’attelage jusqu’à l’horizon. Les rennes prenaient leur élan vers l’espace ; une forêt endormie apparut au loin, reconnaissable à ses ombres violacées. Le ciel s’éclaircissait au-dessus en dentelles d’argent. Eyno se penchait en avant, observait ses bêtes. Un poudroiement de neige entourait le traîneau. Des arcs-en-ciel y flottaient.
– C’est bien de partir, répétait joyeusement Pakhomov, j’en ai marre de ce trou, vivement les villes !
Ryjik songeait que les gens de Dyra ne partiraient sans doute jamais. Que lui-même ne reviendrait jamais ni ici, ni à Tchernoé, ni dans les villes connues, ni surtout au temps de la force et de la victoire. Il y a des moments de la vie où l’on peut tout espérer, même au fond de la défaite. On vit derrière des grilles de maison centrale et l’on sait que la révolution vient, que l’on a, sous les potences, le monde devant soi. L’avenir est inépuisable. L’avenir d’un seul homme épuisé, chaque départ devient le dernier. Sur la fin du voyage, ses recoupements l’éclairaient assez. Ses déterminations prises depuis longtemps, il se sentait disponible. Le froid aux reins l’incommoda. Il but une gorgée de vodka, se couvrit le visage de fourrure et s’abandonna à la torpeur, puis au sommeil.
Il ne se réveilla qu’à la nuit haute. Le traîneau glissait à vive allure à travers le néant terrestre. Nuit d’une transparence verte. De pâles étoiles y régnaient que leur scintillement faisait passer d’un bleu d’éclair à un doux vert glacial. Elles remplissaient la nue, on les sentait convulsées dans leur immobilité apparente, prêtes à choir, prêtes à éclater sur la terre en feux énormes. Elles enchantaient le silence ; le moindre cristal de neige réflétait leur infime et souveraine lumière. L’unique vérité absolue était en elles. La plaine ondulait, l’horizon à peine visible tanguait comme une mer et les étoiles le caressaient. Eyno veillait, accroupi à l’avant ; ses épaules oscillaient au rythme de la course, au rythme du tournoiement du monde ; elles cachaient puis découvraient des constellations entières. Ryjik vit que son compagnon ne dormait pas, lui non plus. Les yeux ouverts comme jamais encore, et les prunelles dorées, il respirait la phosphorescence magique de cette nuit.
– Ça va, Pakhomov ?
– Ça va. Je suis bien. Je ne regrette rien. C’est merveilleux.
– Merveilleux.
Le glissement du traîneau les berçait dans une chaleur commune. Un froid léger leur piquait les lèvres et les narines. Délivrés de la pesanteur, de l’ennui, de la fatigue, du cauchemar, délivrés d’eux-mêmes, ils flottaient dans la nuit lumineuse. Les moindres étoiles, celles que l’on croirait presque indiscernables, étaient parfaites ; et chacune inexprimablement unique, bien que n’ayant ni nom ni figure dans le vaste étincellement.
– Je suis comme ivre, murmura Pakhomov.
– Je suis lucide, répondit Ryjik, et c’est tout à fait la même chose.
Il pensa : « C’est l’univers qui est lucide. » Cela dura quelques minutes ou quelques heures. Autour des étoiles les plus scintillantes naissaient, quand ils les contemplaient, de vastes cercles rayonnants, visiblement immatériels.
– Nous sommes au-delà de la substance, murmura l’un.
– Au-delà de la joie, murmura l’autre.
Les rennes trottaient allégrement sur la neige, ces bêtes se précipitaient à la rencontre des étoiles de l’horizon. Le traîneau descendait vertigineusement des pentes qu’il remontait ensuite avec un élan pareil à un chant. Pakhomov et Ryjik s’assoupirent ainsi et la merveille se continua dans leurs rêves, la merveille se continua quand ils se réveillèrent au jour naissant. Des colonnes de lumière nacrée montaient jusqu’au zénith. Ryjik se souvint qu’en rêve il s’était senti mourir. Ce n’était ni terrifiant ni amer, c’était simple comme la fin de la nuit et toutes les clartés, celles des étoiles, celles des soleils, celles des aurores boréales, celles plus lointaines de l’amour continuaient à se déverser sans fin sur le monde, il n’y avait vraiment rien de perdu. Pakhomov se tourna vers lui pour dire bizarrement :
– Ryjik, il y a les villes… C’est incompréhensible.
Et Ryjik répondit :
– Il y a les bourreaux, juste au moment où des couleurs inconnues envahirent le ciel.
– Pourquoi m’offenses-tu ? demanda Pakhomov, d’un ton de reproche, après un long silence pendant lequel se fit autour d’eux une blancheur totale.
– Je ne pensais pas à toi, frère, je ne pensais qu’à la vérité, dit Ryjik.
Il lui sembla que Pakhomov pleurait sans larmes, le visage presque noir, bien qu’ils fussent emportés au travers d’une incroyable blancheur. Si c’est ton âme noire, pauvre Pakhomov, qui te remonte à la face, laisse-la souffrir du grand jour froid, et si elle en crève, crève avec elle, qu’as-tu à perdre ?
Ils firent halte sous le haut soleil rouge pour boire le thé, se dégourdir les jambes, laisser les rennes chercher sous la neige leur pâture de mousse. Pakhomov, ayant allumé le réchaud et fait ronronner la bouilloire, se redressa tout à coup comme pour un combat. Ryjik était devant lui, droit, les jambes écartées, les mains dans les poches, silencieusement heureux.
– Comment sais-tu, camarade Ryjik, que j’ai cette enveloppe jaune ?
– Quelle enveloppe jaune ?
Les yeux dans les yeux, seuls au milieu du désert splendide, dans le froid, la clarté, avec le bon thé bouillant qu’ils allaient partager, aucun mensonge n’était possible… Ils entendirent à trente pas, Eyno parler amicalement à ses bêtes. Peut-être chantonnait-il…
– Alors tu ne sais pas ? redemanda Pakhomov, confondu.
– Tu ne délires pas un peu, frère !
Ils burent le thé à petits coups. Ce soleil liquide envahissait leur être. Pakhomov parla lourdement.
– L’enveloppe jaune du service secret, elle est cousue dans ma vareuse. Je mettais cette vareuse sous moi pour dormir. Je ne m’en suis jamais séparé. L’enveloppe jaune, elle est là sur ma poitrine… On ne m’a pas dit se qu’elle contient, je n’ai pas le droit de l’ouvrir sans un ordre écrit ou chiffré… Mais je sais qu’elle contient l’ordre de te fusiller… Tu comprends, en cas de mobilisation, en cas de contre-révolution, si le pouvoir décide que tu ne dois plus vivre… Elle m’a souvent empêché de dormir, cette enveloppe. Je pensais à elle quand nous buvions ensemble… Quand je te regardais t’en aller vers la Bezdolnya, à la recherche de ton bois… Quand je te jouais les chansons tziganes… Quand un point noir se montrait à l’horizon, ce maudit courrier, me disais-je, que m’apporte-t-il à moi qui suis si petit ? Tu comprends, je suis l’homme du devoir, moi. Voilà.
– Tiens, dit Ryjik, je n’y avais pas pensé. J’aurais dû pourtant m’en douter.
Ils firent une curieuse partie d’échecs. L’échiquier se couvrait d’une poussière de cristaux blancs admirablement ouvragés. Ryjik et Pakhomov marchaient à grands pas sur la roche, couverte à cet endroit d’une neige peu profonde dans laquelle leurs bottes laissaient des empreintes arrondies de bêtes géantes. Ils déplaçaient une pièce et s’en allaient, réfléchissant ou rêvant, comme attirés par les horizons auxquels ils renonceraient dans quelques minutes. Eyno vint s’accroupir près du jeu, jouant dans son esprit les deux parties à la fois. Son visage eut une expression concentrée, ses lèvres remuèrent. Les rennes revinrent lentement du lointain vers l’attelage, contempler eux aussi de leurs grands yeux opaques le jeu mystérieux que d’infimes rafales cristallines passant au ras du sol achevaient de recouvrir de blancheur. Les casiers noirs et blancs n’existèrent plus que dans l’abstrait mais à travers l’abstrait les petites forces rigoureuses de l’esprit continuèrent leur combat. Pakhomov perdit comme de coutume en admirant l’ingénieuse stratégie de Ryjik.
– Ce n’est pas ma faute si j’ai gagné, lui dit Ryjik. Tu as encore beaucoup à perdre avant de comprendre.
Pakhomov ne répondit rien.
L’éblouissant voyage menait à des pays couverts de buissons décharnés. Des plaques d’herbe jaune émergèrent de la neige. La même émotion empoigna les trois hommes en y découvrant les indices d’un chemin tracé par des roues. Eyno murmura une incantation pour conjurer le sort. Le trot des rennes devint saccadé. Le ciel était mat, un ciel d’accablement.
Ryjik sentit revenir sur lui la tristesse qui était la trame de sa vie et qu’il méprisait. Eyno les quitta dans un kolkhose où ils prirent des chevaux. La vie devait y être en tonalités terreuses, mais rincée par les aubes qui jetaient de l’azur sur la terre. Les chemins se perdirent dans des bois peuplés d’oiseaux. Tant de ruisseaux couraient à travers certaines brousses chantantes que leurs reflets pailletaient la terre, la roche et les racines. Ils traversèrent à gué des rivières où flottaient les nuages. Les paysans de ces pays conduisaient la charrette en silence. Méfiants, ils ne sortaient de leur torpeur qu’après avoir bu un peu d’eau-de-vie. Ils chantonnaient alors sans fin.
La séparation survint pour Ryjik et Pakhomov dans l’unique rue d’un gros bourg, entre de grandes maisons noires espacées, sur le seuil de la Maison du Soviet qui était aussi celle de la Sûreté, une bâtisse en briques et bois aux larges auvents.
– Eh bien, dit Pakhomov, notre voyage commun ici-bas est fini. J’ai l’ordre de te remettre au poste de la Sûreté. Le chemin de fer n’est plus qu’à une centaine de kilomètres. Je te souhaite bonne chance, frère. Ne me garde pas rancune.
Ryjik feignit de s’intéresser à la rue pour ne pas entendre ces derniers mots. Ils se serrèrent longuement la main.
– Adieu, camarade Pakhomov, je te souhaite de comprendre, bien que ce soit dangereux…
Au bureau de la Sûreté, deux jeunes gars en uniforme jouaient aux dominos sur une table crasseuse. Un froid misérable émanait du poêle éteint. L’un des deux examina les papiers apportés par Pakhomov.
– Criminel d’État, dit-il à son camarade et tous les deux regardèrent Ryjik avec dureté. Ryjik sentit les mèches blanches de ses tempes se hérisser un peu, un sourire agressif découvrit ses gencives violettes et il dit :
– Vous savez lire, je suppose. Ça veut dire : Vieux bolchevik, fidèle à l’œuvre de Lénine.
– Air connu. Des tas d’ennemis du peuple se sont ainsi camouflés. Venez, citoyen.
Sans un mot de plus, ils le firent entrer dans un obscur réduit, au fond du corridor, fermèrent sur lui la porte et la cadenassèrent. Cette soupente sentait l’urine de chat, l’air y était chargé de moisissure. Mais de derrière la paroi parvenaient distinctement des voix d’enfants. Ryjik les perçut avec ravissement. Il s’installa le mieux qu’il put sur le plancher, adossé au bois, les jambes confortablement allongées. La vieille chair usée gémit malgré elle et voudrait bien s’allonger sur de la paille propre… Une voix de fillette, désaltérante comme un filet d’eau sur les roches de la taïga, lisait gravement, de l’autre côté du monde, à d’autres enfants sans doute, L’Oncle Vlass de Nékrassov.
« Avec sa douleur sans fond, – grand, droit, le visage hâlé, – le vieux Vlass chemine sans hâte – par les villes et les villages.
« Les lointains l’appellent, il va – il a vu Moscou, notre mère – les étendues de la Caspienne – et l’impériale Néva,
« il va, portant le Saint-Livre – il va, se parlant à lui-même – il va et son bâton ferré – fait un doux bruit sur la terre. »
« J’ai vu tout cela, moi aussi, pensa Ryjik. Marche, marche, vieux Vlass, nous n’avons pas fini de marcher… Seulement, nos saints livres ne sont pas les mêmes… »
Et il se souvint, avant de s’assoupir sous la fatigue et l’écœurement, d’un autre vers du poète : « Ô ma Muse, fouettée jusqu’au sang… »
Harassante corvée des transfèrements ! Pas de prisons sous le cercle polaire ; les geôles apparaissent avec la civilisation. Les soviets de district disposent parfois d’une maison abandonnée dont personne n’a voulu parce qu’elle a porté malheur à des gens ou parce qu’il faudrait trop de réparations pour y vivre. Les fenêtres en sont bouchées avec de vieilles planches sur lesquelles on peut encore lire TAHAK-TRUST, qui laissent passer le vent, le froid, l’humidité, les abominables moucherons suceurs de sang. Il y a presque toujours une ou deux fautes d’orthographe dans l’inscription à la craie blanche, sur la porte : PRISON RURALE. Parfois, ce taudis se hérisse de fils de fer barbelés et, lorsqu’il héberge un assassin, un évadé à lunettes repris dans la forêt, un voleur de chevaux, un administrateur de kolkhoze réclamé par les autorités supérieures, on met en faction à la porte un jeune communiste de dix-sept ans, celui qui n’est bon à rien de préférence, avec un vieux fusil accroché à l’épaule, un fusil qui ne vaut rien non plus, bien entendu… On trouve en revanche des wagons de marchandises bardés de ferraille et de gros clous ; des déjections ont coulé sous l’entrée, ils sont bassement sinistres : on dirait de vieux cercueils déterrés… L’extraordinaire, c’est qu’il en sort toujours des grognements d’êtres malades, de vagues gémissements et jusqu’à des chansons ! Désemplissent-ils jamais ? Jamais ils n’arrivent au terme du voyage. Il faudrait des incendies de forêts, des chutes de météores, des destructions de cités, pour en anéantir l’espèce… Deux sabres nus conduisirent Ryjik, par un sentier vert que l’écorce des bouleaux égayait comme un rire léger, vers un de ces wagons garé entre des sapins. Ryjik se hissa péniblement dans l’entrée et la porte branlante se cadenassa sur lui. Le cœur lui battait à cause de l’effort qu’il venait de faire ; la pénombre et la puanteur d’une tanière l’étouffèrent. Il trébucha sur des corps, chercha des deux mains la paroi opposée, y aperçut par une fente le calme paysage bleuté des sapins, casa son sac et s’accroupit sur la paille molle. Une vingtaine de jeunes têtes osseuses se mouvaient là, portées par des corps squelettiques à demi nus.
– Ah, dit Ryjik reprenant le souffle, salut, chpana ! Salut, camarades vauriens !
Et il commenca par faire à ces enfants des routes dont le plus âgé pouvait avoir seize ans, une habile déclaration de principe :
– Si quelque chose disparaît de mon sac, je casse la gueule aux deux premiers qui me tombent sous la patte. Je suis comme ça : pas méchant. Ainsi ou autrement, j’ai trois kilos de pain séché, trois boîtes de conserve, deux harengs et du sucre, ration gouvernementale que nous partagerons fraternellement mais avec discipline. Soyons conscients !
Les vingt gosses haillonneux firent de joyeux claquements de langue avant de pousser un « hurrah ! » grêle. « Ma dernière ovation, pensa Ryjik, du moins est-elle sincère… » Les crânes rasés de ces gamins étaient pareils à des têtes d’oiseaux dégarnies de plumes. Quelques-uns portaient des cicatrices sur leurs os mêmes ; une sorte de fièvre les agitait tous. Ils s’assirent en rond, posément, pour s’entretenir avec ce vieillard énigmatique. Plusieurs commencèrent à s’épouiller. Ils croquaient leurs poux à la manière des Kirghuiz, en murmurant : « Tu me bouffes et je te bouffe », cela fait du bien, dit-on. On les envoyait au tribunal régional pour avoir pillé le magasin à vivres d’une colonie pénale de redressement par le travail. Ils voyageaient depuis douze jours dans ce wagon, les six premiers jours sans en sortir, nourris neuf fois.
– On chiait sous la porte, Oncle, mais à Slavianka un inspecteur est passé, nos délégués lui ont fait des réclamations au nom de l’hygiène et de la vie nouvelle, alors, maintenant on nous fait sortir deux fois par jour… Pas de danger qu’on se sauve dans cette brousse, t’as vu ?
Le même inspecteur, un as, les avait fait ravitailler sur l’heure.
– Sans lui, il y en a quelques-uns qui crevaient, c’est sûr. Faut qu’il ait passé par là lui-même, il avait bien la dégaine d’un ancien, autrement ça ne serait pas possible…
La prochaine prison, ils l’attendaient comme le salut, mais on ne l’atteindrait qu’au bout d’une petite semaine, à cause des trains de munitions qu’il fallait laisser passer : une prison modèle, chauffée, vêtements, radio, cinéma, bains deux fois par mois selon la légende. Elle valait le voyage et les plus âgés une fois condamnés auraient peut-être la chance d’y rester.
Un rayon de lune entra par la fente du toit. Cette lumière se posa sur des épaules pointues, se réfléta dans des regards humains pareils à des regards de chats sauvages. Ryjik fit une distribution de pain séché et partagea deux harengs en dix-sept morceaux. Il entendait les bouches saliver. La bonne humeur du festin aviva le beau rayon de lune.
– Ce qu’on est bien ! s’exclama celui qu’on appelait l’Évangéliste parce que des paysans baptistes ou ménnonites l’avaient un moment adopté (puis on les déporta eux-mêmes).
Il ronronnait de satisfaction, étendu de tout son long sur le plancher. La lumière cendrée ne se posait que sur le sommet de son front ; dessous, Ryjik voyait luire ses petites prunelles sombres. L’Évangéliste raconta une bonne histoire de transfèrement : Gricha le Vérolé, petit gars de Tioumen, mourut comme ça sans rien dire, roulé en boule dans son coin. Les copains ne s’en émurent que quand il commença à sentir mauvais et décidèrent de ne rien dire le plus longtemps possible pour se partager sa ration de vivres. Le quatrième jour, il n’y eut plus moyen de tenir, mais c’était ça d’bouffé, oh la la ! tu parles d’une foire !
Kot le Matou, le Marlou, le nez en l’air, la bouche ouverte sur des dents de petit carnassier, étudiait Ryjik avec bienveillance et devina à peu près :
– Oncle, t’es un ingénieur ou un ennemi du peuple ?
– Et qu’est-ce que tu appelles un ennemi du peuple, toi ?
Les réponses naquirent d’un silence embarrassé.
– Ceux qui font dérailler les trains… Les agents du Mikado… Ceux qui mettent le feu sous terre dans le Donietz… Les assassins de Kirov… Ils ont empoissonné Maxime Gorki…
– J’en ai connu un, moi, un président de kolkhoze, il faisait mourir les chevaux en leur jetant un sort… Il connaissait des trucs pour faire venir la sécheresse…
– Moi aussi, j’en ai connu un, une crapule, va, il dirigeait la colonie pénitentiaire, il revendait nos rations sur le marché…
– Moi aussi, moi aussi…
Tous ils connaissaient les misérables qui étaient responsables, ennemis du peuple, voleurs, tortionnaires, fauteurs de famine, spoliateurs de condamnés, c’est juste qu’on les fusille, c’est pas assez qu’on les fusille, faudrait d’abord leur crever les yeux, leur arracher les testicules avec une corde comme font les Coréens.
– Moi je leur ferais faire le télégraphe, une boutonnière ici, tiens, Mourlyka, au milieu du ventre et tu attrapes les intestins, ils se déroulent comme une bobine de fil, tu les accroches au plafond, y en a des mètres, y en a trop, le type gigote et tu lui conseilles d’télégraphier à ses enfilés d’père et mère, que l’diable les rôtisse…
Ils s’animaient à l’idée revigorante des supplices et ils en oubliaient Ryjik, ce vieillard blême, à la mâchoire carrée qui les écoutait, la face durcie.
– Petits frères, dit enfin Ryjik, je suis un vieux partisan de la guerre civile et je vous dis qu’on a fait couler beaucoup de sang innocent…
Un chœur discordant lui répondit dans l’obscurité poignardée par le clair de lune :
– Pour le sang innocent, ça c’est vrai, vrai…
Plus encore que des salauds, ils avaient connu des victimes. Et parfois les salauds étaient eux-mêmes des victimes, comment s’y retrouver ? Ils en discutèrent jusqu’à la nuit profonde, quand le rayon de lune s’en alla dans la nuit innocente, entre eux surtout parce que Ryjik se coucha, la tête sur son sac et s’endormit. Des corps osseux se serrèrent contre lui.
– T’es grand, t’es vêtu, tu tiens chaud…
Le sommeil de la forêt lunaire finit par pénétrer ce vieil homme et ces grands enfants d’un calme tellement vaste qu’il semblait guérir tous les maux.
Ryjik roulait de prison en prison, si fatigué qu’il ne réussissait plus à réfléchir. « Je suis une pierre emportée par un torrent sale… » Où finissait en lui la volonté, où commençait l’indifférence ? Faible à en pleurer à certains noirs instants : c’est ça être vieux, les forces s’en vont, l’intelligence clignote comme ces lanternes jaunes que les cheminots promènent le long des rails dans des stations inconnues… Ses gencives douloureuses dénonçaient un commencement de scorbut, ses articulations souffraient, il dépliait péniblement, après s’être reposé, son grand corps raidi par l’ankylose. Dix minutes de marche l’épuisaient. Enfermé dans une grande baraque, au milieu de cinquante larves humaines qui étaient des paysans dits « colons spéciaux » et des récidivistes, il fut presque content quand on lui vola son bonnet de fourrure, et son sac. Le sac renfermait l’horloge des bords du silence. Ryjik sortit de là, les mains dans les poches et la tête nue, amèrement redressé. Peut-être n’attendait-il plus que le moment de cracher une dernière fois son mépris à la figure de quelques sous-tortionnaires anonymes qui n’en valaient pas la peine ? Peut-être perdait-il jusqu’à cet acharnement inutile ? Policiers, geôliers, enquêteurs, hauts fonctionnaires, tous arrivistes arrivés de la onzième heure, ignares et la cervelle farcie de formules imprimées, que savaient-ils encore de la révolution ? Nul langage commun ne lui restait avec cette engeance ; et les écrits disparaissaient dans des classeurs secrets qui ne s’ouvriraient que lorsque la terre, secouée jusqu’aux entrailles, se fendrait sous les palais gouvernementaux. Quel besoin aurait-on du dernier cri du dernier opposant écrasé sous cette machine comme un lapin sous un tank ? Il rêvait stupidement d’un lit, avec des draps, un édredon, un coussin pour la nuque – ces choses-là existent. Qu’a-t-elle inventé de mieux, notre civilisation ? Le socialisme même n’apportera pas de perfectionnement au lit. S’étendre, s’endormir, ne plus se réveiller… Les autres sont tous morts, tous ! tous ! Combien de temps faudra-t-il à ce pays pour que notre nouveau prolétariat commence à prendre conscience de lui-même ? Impossible de forcer sa maturation. On ne hâte pas la germination des graines dans la terre. On peut la tuer par contre, mais on ne peut (c’est une certitude rassurante) ni la tuer partout, ni la tuer toujours, ni la tuer complètement…
Les poux le tourmentaient. Il se voyait dans des portières de wagons tout à fait pareil à un vieux vagabond encore assez solide… Un sous-officier et plusieurs soldats lourdement bottés l’encadrèrent dans un compartiment de troisième classe. Heureux de voir des gens. Les gens ne le remarquaient guère – on voit tant de prisonniers ! Celui-ci pouvait être un grand criminel, puisqu’on l’escortait ainsi, il n’en avait pourtant pas l’air, serait-ce un croyant, un prêtre, un persécuté ? Une paysanne, qui portait un enfant, demanda au sous-officier la permission d’offrir au prisonnier du lait et des œufs, car il avait l’air malade.
– Je le ferai chrétiennement, citoyen.
– C’est strictement défendu, citoyenne, dit le militaire, écartez-vous de là, citoyenne, ou je vous fais descendre du train…
– Je vous remercie infiniment, camarade, dit Ryjik à la paysanne, d’une voix grave et forte qui fit tourner toutes les têtes dans le couloir.
Le sous-officier, devenu cramoisi, intervint :
– Citoyen, il vous est rigoureusement défendu d’adresser la parole à qui que ce soit…
– Je m’en fous, dit paisiblement Ryjik.
– Taisez-vous !
De la couchette supérieure, un des soldats couchés là jeta sur Ryjik une couverture. Un grand remue-ménage suivit et quand Ryjik se dégagea, il vit que l’on avait fait évacuer le couloir. Trois soldats obstruaient l’entrée du compartiment. Ils le regardaient avec fureur et terreur. Vis-à-vis, le sous-officier, attentif, scrutait ses moindres mouvements, prêt à se jeter sur lui pour le bâillonner, pour le ligoter, pour le tuer même ? afin qu’il ne prononçât plus une parole.
– Imbécile, lui dit Ryjik, bien en face, sans colère, avec une envie de rire surmontée par la nausée.
Tranquillement accoudé à la fenêtre, il contempla la fuite des terres. Grises au premier abord, et stériles, elles ne l’étaient plus en réalité car on y discernait vite les premières pousses vertes du blé. Jusqu’au-delà des horizons, ces plaines étaient semées de graines en or végétal, chétives mais invincibles. Vers le soir, des cheminées parurent au loin, sous de noires fumées. Une grande usine alluma des brasiers rougeoyants ; on était dans la région industrielle de l’Oural. Ryjik y reconnut des profils de montagnes. « J’ai passé ici à cheval en 1921, c’était le désert… Quelle fierté, quelle fierté… » La petite prison de l’endroit était propre, bien éclairée, peinte à l’intérieur en vert d’eau, comme un lazaret. Ryjik y prit un bain, y reçut du linge propre, des cigarettes, un repas chaud, passable… Son corps éprouvait de menues joies indépendantes de son esprit : celle d’avaler la soupe chaude et d’y trouver un goût d’oignon, celle de se nettoyer, celle de s’étendre commodément sur une paillasse neuve… « Bon, murmurait l’intelligence, nous voici en Europe, dernière étape… » Une grande suprise l’attendait. La cellule faiblement éclairée dans laquelle on l’introduisait contenait deux lits et sur l’un des deux quelqu’un dormait. Au bruit des verrous tirés et refermés, le dormeur se réveilla.
– Soyez le bienvenu, dit-il aimablement.
Ryjik s’assit sur l’autre lit. Les deux enfermés se regardèrent dans le brouillard avec une immédiate sympathie.
– Politique ? demanda Ryjik.
– Comme vous, cher camarade, répondit le dormeur éveillé. Je vous devine, j’ai acquis un flair infaillible en cette matière… Isolateur de Verkhnéouralsk, de Tobolsk, peut-être de Souzdal ou de Yarolslavl ? L’un des quatre, j’en suis sûr ; ensuite Extrême-Nord, n’est-ce pas ?
C’était un petit homme barbichu dont la face ratatinée ressemblait à une pomme cuite, mais éclairée par de bons yeux de chouette. Ses longs doigts de sorcier jouaient sur la couverture… Ryjik hochait la tête en signe d’assentiment, hésitant un peu à se mettre en confiance.
– Que le diable m’emporte ! Comment faites-vous pour être encore en vie ?
– Je n’en sais vraiment rien, dit Ryjik, mais je crois que je n’en ai pas pour longtemps.
Le barbichu fredonna :
Brève est la vie comme le flot…
Verse-moi le vin qui console…
– En réalité, toute cette déplaisante histoire n’est pas si brève qu’on le dit… Permettez-moi de me présenter : Makarenko, Bogouslav Pétrovitch, professeur de chimie agricole à l’Université de Kharkov, membre du parti depuis 1922, exclu en 1934 – déviation ukrainienne – le suicide de Skrypnik et cætera…
Ryjik se présenta à son tour :
– … ancien membre, du Comité de Pétrograd, ancien membre suppléant du C.C… opposition de gauche…
Les couvertures du barbichu eurent un mouvement d’ailes, il sauta hors du lit, en chemise, le corps cireux, les jambes poilues. Rires et larmes froissaient son visage ridicule. Il gesticula, étreignit Ryjik, s’arracha à lui, revint sur lui, finit par s’arrêter au milieu de l’étroite cellule, agité comme un polichinelle.
– Vous ! Phénoménal ! On commentait votre mort l’an dernier dans toutes les prisons… D’une grève de la faim… On commentait votre testament politique… Je l’ai lu : pas mal du tout, quoique… Vous ! Ah ! Sacré nom ! Eh bien, je vous félicite ! C’est formidable !
– J’ai fait la grève de la faim, en effet, dit Ryjik, et j’ai changé d’idée à l’avant-dernière heure parce que j’ai cru que la crise du régime allait s’ouvrir… Je n’entendais pas déserter.
– Naturellement… Magnifique ! Phénoménal !
Makarenko, les yeux embués, alluma une cigarette, avala la fumée, toussota, marcha, les pieds nus, sur le ciment.
– Je n’ai fait qu’une rencontre aussi extraordinaire, à la prison de Kansk. Un vieux trotskyste, figurez-vous, qui arrivait d’un isolateur secret et qui ne savait rien des procès, rien des exécutions, qui ne se doutait de rien, vous imaginez-vous ça ? Il me demandait des nouvelles de Zinoviev, de Kaménev, de Boukharine, de Stretski… « Écrivent-ils ? Leur permet-on de collaborer à la presse ? » Je disais d’abord : « Oui, oui », je ne voulais pas l’assommer. « Qu’est-ce qu’ils écrivent ? » Je faisais l’idiot, moi, vous savez, la théorie… À la fin, je lui ai dit : « Maîtrisez vos nerfs, estimé camarade, ne me croyez pas fou : ils sont tous morts, tous fusillés, du premier au dernier, et ils ont avoué. » « Qu’est-ce qu’ils ont bien pu avouer ?… » Il commença par me traiter de menteur et de provocateur, il me sauta même à la gorge, ah, nom de Dieu, quelle journée ! Quelques jours plus tard, on l’a fusillé lui-même, heureusement, sur un télégramme du Centre. Je suis encore soulagé, pour lui, en y pensant… Mais vous, c’est phénoménal !
– Phénoménal, répéta Ryjik, adossé au mur, la tête soudainement pesante.
Des frissons montaient en lui. Makarenko se drapa dans sa couverture. Ses longs doigts jouaient avec l’air.
– Notre rencontre est inouïe… Une inconcevable négligence des services, une fantastique réussite commandée par les astres… les astres, déséquilibrés. Nous vivons une Apocalypse du socialisme, camarade Ryjik… Pourquoi êtes-vous vivant, pourquoi le suis-je, dites ? Hein ? Magnifique ! Étourdissant ! On voudrait vivre un siècle pour comprendre à la fin…
– Je comprends, dit Ryjik.
– Les thèses de la gauche, bien sûr… Marxiste, moi aussi. Mais fermez un moment les yeux, écoutez la terre, écoutez vos nerfs… Vous croyez que je dis des bêtises ?
– Non.
Ryjik déchiffrait à fond (peut-être seul au monde à les déchiffrer et cela lui donnait une angoissante sensation de vertige) les hiéroglyphes imprimés au fer rouge dans la chair même de ce pays. Il savait à peu près par cœur les comptes rendus falsifiés des trois grands procès ; il connaissait tous les détails connaissables des moindres procès de Kharkov, de Sverdlovsk, de Novosibirsk, de Tachkent, de Krassnoyarsk, inconnus du monde. Entre les centaines de milliers de lignes des textes publiés, alourdis par le mensonge innombrable, il discernait d’autres hiéroglyphes aussi sanglants mais impitoyablement nets. Et chaque hiéroglyphe était humain : un nom, un visage humain aux mouvantes expressions, une voix, une histoire vécue d’un quart de siècle et davantage. Telle réplique de Zinoviev au procès d’août 1936 se rattachait à une phrase prononcée en 1932 dans un préau d’isolateur, à un discours plein de sous-entendus, lâche en apparence, tenace avec un tortueux dévouement calculateur, prononcé au Comité central en 1926 : et cette pensée se rattachait à telle déclaration du Président de l’Internationale faite en 1925, à tel propos de table de l’an 1923 tenu pendant la première discussion sur la démocratisation de la dictature… Au-delà, le fil de l’idée remontait au XIIe Congrès, à la discussion sur le rôle des syndicats en l’an 1920, aux théories sur le communisme de guerre débattues par le Comité central pendant la première famine, aux divergences à la veille et au lendemain de l’insurrection, à de petits articles commentant les thèses de Rosa Luxembourg, les objections de Iouri Martov, l’hérésie de Bogdanov… S’il s’était reconnu le moindre sens poétique, Ryjik se fût enivré du spectacle de ce puissant cerveau collectif rassemblant des milliers de cerveaux pour accomplir son labeur pendant un quart de siècle, détruit maintenant en quelques années par le contrecoup de sa victoire même et ne se reflétant peut-être plus que dans son seul esprit comme dans un miroir à mille facettes… Tous éteints, ces cerveaux, défigurés ces visages et barbouillés de sang. Les idées mêmes se convulsaient dans une danse macabre, les textes signifiaient tout à coup le contraire de ce qu’ils clamaient, une démence emportait les hommes, les livres, l’histoire que l’on croyait faite et ce n’était plus qu’aberration bouffonne, celui-ci se frappait la poitrine en criant : « J’ai été payé par le Japon ! » et cet autre se lamentait : « J’ai voulu assassiner le chef que j’adore ! », cet autre encore, accompagnant un : « Allons donc ! » d’un haussement d’épaules méprisant ouvrait cent fenêtres d’un seul coup sur le monde asphyxié… Ryjik eût pu faire un répertoire détaillé, anecdotique, biographique, bibliographique, idéologique, documents annexes et instantanés à l’appui, pour cinq cents fusillés, trois cents disparus. Que pouvait ajouter un Makarenko à cette vision parfaite ? Tant qu’il avait gardé le moindre espoir de survivre utilement, Ryjik avait poursuivi son enquête. Il questionna par habitude :
– Que s’est-il passé dans les prisons ? Qui avez-vous rencontré ? Racontez, camarade Makarenko…
– … Les fêtes du 7 novembre et du 1er mai s’éteignirent peu à peu au cours de ces années noires. Une évidence mortelle éclairait les prisons ainsi qu’un reflet de feu de salves à l’aube. Tu sais les suicides, les grèves de la faim, les lâchetés finales – inutiles – qui étaient aussi des suicides. On s’ouvrait les veines avec des clous, on mangeait le verre pilé des bouteilles, on se jetait à la gorge des gardiens pour être abattu, tu sais, tu sais. La coutume de l’appel des morts dans les préaux des isolateurs. À la veille des grands anniversaires, le cercle des camarades se formait pendant la promenade ; une voix enrouée par la détresse et le défi appelait les noms, les plus grands d’abord, les autres par ordre alphabétique, et il y en avait pour toutes les lettres de l’alphabet, et chacun des présents répondait à son tour : « Mort pour la révolution ! », puis on commençait à chanter l’hymne aux morts « glorieusement tombés dans la lutte sacrée », on arrivait rarement à le chanter, car les surveillants alertés accouraient comme des chiens furieux, on faisait la chaîne des bras noués pour les recevoir et dans la bagarre, soudés les uns aux autres sous les coups et les jurons, parfois sous l’eau glacée des pompes à incendie, les camarades continuaient à scander : « Gloire à eux ! Gloire à eux ! »
– Suffit, dit Ryjik, je vois la suite.
– Ces manifestations s’éteignirent en dix-huit mois, bien que les prisons fussent bondées plus qu’auparavant. Ceux qui maintenaient la tradition des vieilles luttes s’en allaient sous terre ou au Kamtchatka, on ne sait jamais rien de précis ; quelques survivants se perdaient dans de nouvelles foules. Il y eut même des manifestations contraires : des enfermés criaient : « Vive le parti, vive notre chef, vive le Père de la Patrie. » On les arrosa aussi d’eau glacée, ils n’y gagnèrent rien.
– Et maintenant les prisons se taisent ?
– Elles méditent, camarade Ryjik.
Ryjik formula « des conclusions théoriques, le principal étant de ne pas perdre la tête, de ne pas laisser fausser notre objectivité marxiste par ce cauchemar ».
– Évidemment, dit Makarenko d’un ton qui voulait peut-être dire le contraire.
– 1° En dépit de sa régression à l’intérieur, notre État demeure dans le monde un facteur de progrès, car il constitue un organisme économique supérieur aux vieux États capitalistes. 2° Je maintiens qu’en dépit des pires apparences aucune assimilation entre notre État et les régimes fascistes n’est permise. La terreur ne suffit pas à déterminer la nature d’un régime, ce sont les rapports de propriété qui importent essentiellement. La bureaucratie, dominée par sa propre police politique, est tenue de maintenir le régime économique établi par la révolution d’octobre 1917 ; elle ne peut qu’accroître une inégalité qui devient contre elle un facteur de l’éducation des masses… 3° Le vieux prolétariat révolutionnaire finit avec nous. Un nouveau prolétariat de souche paysanne se forme dans de nouvelles usines. Il lui faut du temps pour arriver à un certain degré de conscience et surmonter par son expérience propre l’éducation totalitaire. Craindre que la guerre n’interrompe son développement et ne libère les confuses tendances contre-révolutionnaires de la paysannerie… Es-tu d’accord, Makarenko ?
Makarenko, couché, se tourmentait nerveusement la barbiche. Ses prunelles d’oiseau nocturne laissèrent transparaître une obscurité phosphorescente.
– Naturellement, dit-il, dans l’ensemble… Ryjik, je te donne ma parole d’honneur que je ne t’oublierai jamais… Écoute, il faut que tu tâches de dormir quelques heures…
Tiré du sommeil à la pointe du jour, Ryjik eut quelques instants pour prendre congé de son compagnon d’une nuit : ils s’embrassèrent sur la bouche. Un détachement des troupes spéciales entoura Ryjik sur la plate-forme du camion, afin que personne ne pût le voir, mais personne ne passait sur la chaussée. À la station, un excellent wagon des services pénitentiaires l’attendait. Il comprit qu’il était probablement sur la grande ligne de Moscou. Le panier de vivres déposé pour lui sur la banquette contenait des aliments luxueux, oubliés depuis longtemps, saucisson et fromage blanc. Ces vivres préoccupèrent Ryjik, car il avait grand faim ; ses forces baissaient. Il décida de se nourrir le moins possible, juste de quoi se soutenir, et par gourmandise de ne manger que les bons aliments rares. Couché sur le bois, dans le fracas rythmique de l’express, il les savoura en pensant sans crainte aucune, plutôt même avec soulagement, à mourir bientôt. Ce fut un voyage reposant. De Moscou, Ryjik n’entrevit qu’une gare de marchandises la nuit. Des lampes à arc embrassaient au loin l’écheveau des rails, un vague halo rouge couvrait la ville. La voiture cellulaire suivit des rues endormies où Ryjik n’entendit qu’un ronflement de moteur, la dispute morne de deux ivrognes, le carillon féerique d’une horloge qui laissa tomber dans le silence quelques notes musicales, bouleversantes. Trois heures. Il reconnut à son atmosphère indéfinissable l’une des cours de la prison de Boutirky. On le fit entrer dans un petit bâtiment remis à neuf, puis dans une cellule peinte en gris à hauteur d’homme ainsi que sous l’ancien régime, pourquoi ? La couchette avait des draps, l’ampoule électrique du plafond déversait une lumière sans force. Ce n’est rien, ce n’est que la vraie Côte du Néant…
Appelé dès le matin à l’instruction, il n’eut que quelques pas à faire dans le corridor. Les portes des cellules voisines étaient ouvertes : bâtiment inoccupé. Dans une de ces cellules, meublée d’une table et de trois chaises, Ryjik reconnut tout de suite Zvéréva, qu’il connaissait depuis plus de vingt ans, depuis la Tchéka de Pétrograd, le complot Kaas, l’affaire Arkadi, les batailles de Poulkovo, les affaires commerciales du début de la N.E.P. Cette hystérique pétrie de ruse et d’appétits insatisfaits survivait donc seule à tant d’hommes vaillants ? « C’est dans l’ordre, pensa Ryjik. Juste ce qu’il fallait, nom de Dieu ! » Ça le fit drôlement sourire, sans saluer. À côté d’elle une tête ronde aux cheveux gras soigneusement partagés. « La jeune canaille administrative qui te contrôle, vieille putain de fusilleurs ? » Ryjik ne dit mot, s’assit, les regarda en face, calmement.
– Vous m’avez reconnue, je crois, dit Zvéréra, d’une voix douce, avec une sorte de tristesse.
Haussement d’épaules.
– J’espère que votre transfert ne s’est pas fait dans de trop mauvaises conditions… J’avais donné des ordres. Le Bureau politique n’oublie pas vos états de service…
Nouveau haussement d’épaules moins accentué.
– Nous considérons votre temps de déportation comme fini…
Il ne broncha pas, l’expression ironique.
– Le parti attend de vous une attitude courageuse qui vous sauvera vous-même…
– Comment n’avez-vous pas honte ? dit Ryjik avec dégoût. Regardez-vous dans un miroir, ce soir, je suis sûr que vous vomirez. Si on pouvait crever de vomir, vous crèveriez…
Il avait parlé bas : une voix sortant de la tombe. Blanc, blême, hirsute, débile comme un grand malade et dur comme un vieil arbre foudroyé. Pour le haut fonctionnaire poupin à la tête pommadée, il n’eut qu’un regard de biais, un froncement de narines méprisant.
– J’ai tort de m’emporter, vous ne valez pas ça. Vous êtes au-dessous de la honte. Vous valez tout juste la balle du prolétariat qui vous fusillera un jour si vos maîtres ne vous liquident pas auparavant, demain par exemple…
– Dans votre intérêt, citoyen, je vous prie de vous modérer. Ici, la véhémence et l’insulte ne servent à rien. J’accomplis mon devoir. Une accusation capitale pèse sur vous, je vous offre les moyens de vous disculper…
– Assez. Prenez bien note de ceci. Je suis irrévocablement décidé à n’engager avec vous aucune conversation, à ne répondre à aucun interrogatoire. C’est mon dernier mot.
Il regarda ailleurs, le plafond, le néant. Zvéréva s’assura de l’ajustement de sa coiffure. Gordéev sortit un bel étui à cigarettes laqué où l’on voyait une troïka s’élancer dans la neige, et l’avança vers Ryjik :
– Vous avez beaucoup souffert, camarade Ryjik, nous vous comprenons…
Une telle grimace de mépris lui répondit qu’il perdit contenance, rentra son étui, consulta de l’œil Zvéréva désemparée. Ryjik leur souriait à demi, paisiblement insultant.
– Nous avons les moyens de faire parler les criminels les plus endurcis…
Ryjik laissa tomber sur le parquet un lourd crachat, se leva en murmurant assez haut pour lui-même : « Quelle puante vermine ! », leur tourna le dos, ouvrit la porte, dit aux trois hommes de service spécial qui étaient là :
– En cellule ! et rentra dans sa cellule.
Lui sorti, Gordéev prit tout de suite l’offensive.
– Vous auriez dû préparer l’interrogatoire, camarade Zvéréva…
Il déclinait ainsi toute responsabilité pour cet échec. Zvéréva examinait stupidement le bout de ses ongles vernis. La moitié du procès par terre ?
– Avec votre autorisation, dit-elle, je le briserai. Je n’ai aucun doute sur sa culpabilité. Son attitude même…
Ces paroles remirent Gordéev devant sa responsabilité.
– Si vous ne me donnez pas carte blanche pour réduire cet accusé qui nous est nécessaire, c’est vous qui aurez torpillé le procès…
– Nous verrons, murmura Gordéev, évasivement.
Ryjik se jeta sur le lit. Il tremblait tout entier. Il sentait son cœur osciller pesamment dans sa poitrine. Des idées en lambeaux, pareilles à des loques déchirées par un grand feu, et des morceaux de raisonnements cassés dont les tranchants luisaient par instants et faisaient mal, roulaient sous son crâne sans qu’il éprouvât le besoin d’y mettre de l’ordre. Tout était sondé, pesé, conclu, fini. Cette tempête intérieure se levait malgré lui. Elle commença de s’apaiser lorsqu’il aperçut, sur la table, la pitance du jour, le pain noir, la gamelle de soupe, deux morceaux de sucre… Il avait faim. Tenté de se lever pour flairer la soupe, choux aigres et poisson sans doute, il se contint. Le désir l’effleura de manger pour la dernière fois, pour la dernière fois ! Ce serait bon… Non. Faire vite. Ce fut grâce à ce mouvement de volonté qu’il retrouva la pleine maîtrise de lui-même et que la décision se prononça en lui, définitivement. La pierre glisse sur une déclivité du sol, arrive au bord du précipice, y tombe : nulle proportion n’existe entre le léger choc qui lui donna l’impulsion et la profondeur de sa chute. Calmé, Ryjik ferma les yeux pour réfléchir. Plusieurs jours se passeraient probablement avant que ces salauds aient mis leurs intentions au clair. Combien de temps tiendrai-je ? À trente-cinq ans, on peut encore déployer une certaine activité entre le quinzième et le dix-huitième jour de grève de la faim, à la condition de boire chaque jour plusieurs verres d’eau. À soixante-six ans, dans mon état actuel – sous-alimentation chronique, usure, volonté de non-résistance –, j’entrerai en une semaine dans la dernière phase… Sans boisson, la grève de la faim est mortelle en six à dix jours, mais extrêmement difficile à soutenir dès le troisième, à cause des hallucinations. Ryjik décida de boire afin de moins souffrir et de garder sa lucidité, mais de boire le moins possible, pour abréger. Le difficile, ce serait de déjouer la vigilance des surveillants en faisant disparaître les aliments. Éviter à tout prix les procédures répugnantes de l’alimentation à la sonde… La chasse d’eau du cabinet fonctionnait bien ; Ryjik n’éprouva aucune difficulté à détruire le pain qu’il fallait émietter, et c’était long, l’arôme du seigle fermenté montait aux narines, la sensation de cette pâte qui était la vie même, entrait dans les doigts, dans les nerfs. Dans peu de jours, ce serait pour les doigts débilités et pour les nerfs surmontant leur débâcle, une épreuve de plus en plus pénible. De penser que l’immonde Zvéréva et l’autre canaille aux cheveux lisses n’avaient pas prévu ça, Ryjik ricana joyeusement. (Et le gardien de service, qui avait ordre de l’observer de dix en dix minutes par l’œil découpé dans le guichet de la porte, vit sa tête blafarde tout éclairée par un grand ricanement et il transmit a l’instant son rapport au sous-chef du corridor II : « Le prisonnier de la Cell. 4, couché sur le dos, rit en se parlant à lui-même… ») De coutume, on reste couché pendant les grèves de la faim, chaque mouvement exigeant une dépense de forces… Ryjik résolut de marcher le plus qu’il pourrait.
Pas une inscription sur les murs fraîchement repeints. Ryjik fit venir le sous-chef du corridor pour lui demander des livres.
– Tout à l’heure, citoyen.
Puis, ce sous-chef revint dire :
– Il faudra que vous fassiez une demande au juge d’instruction, à votre prochain interrogatoire…
– Je ne lirai plus rien, pensa Ryjik étonné de ce que son adieu aux livres fût si indifférent.
Il faudrait aujourd’hui des livres fulgurants, pleins d’une algèbre historique irréfutable, pleins de réquisitoires sans merci, des livres qui jugeraient ce temps : chaque ligne devrait y être d’implacable intelligence, imprimée avec du feu pur. Ces livres naîtront plus tard. Ryjik voulut se remémorer des livres liés pour lui à la sensation de la vie. Le papier grisâtre des journaux, avec leur fade rabâchage, ne lui laissait qu’un souvenir d’insipidité. D’un passé très lointain lui revint avec intensité l’image d’un jeune homme qui étouffait dans sa cellule, se hissait sur les barreaux de la fenêtre, apercevait alors trois rangs de fenêtres grillées sur une façade jaune, une cour dans laquelle d’autres prisonniers sciaient du bois, un ciel attirant qu’il eût voulu boire… Ce lointain prisonnier – moi, un moi dont je ne sais pas en vérité s’il est vivant ou s’il est mort, un moi plus étranger à moi que bien des fusillés de l’an dernier – reçut un jour des livres qui le firent renoncer avec ivresse à l’appel des ciels, l’Histoire de la Civilisation de Buckle et des Contes populaires bien-pensants qu’il feuilleta avec irritation. Vers le milieu du livre le caractère d’imprimerie changeait et c’était le Matérialisme historique de Georges Valentinovitch Plékhanov. Jusqu’alors, lui semblait-il, ce jeune homme n’avait été que vigueur élémentaire, muscles adroits tentés par l’effort, instincts, il s’était senti pareil à un poulain dans les prés ; et la rue sordide, l’atelier, les amendes, le manque d’argent, les semelles trouées, la prison le tenaient comme la bête au piquet. Il se découvrit soudainement une nouvelle capacité de vivre qui dépassait inexprimablement ce qu’on appelait d’ordinaire la vie. Il relisait les mêmes pages en arpentant la cellule, tellement heureux de comprendre qu’il eût voulu courir et crier et qu’il écrivit à Tania : « Pardonne-moi si je souhaite de rester ici assez pour finir ces livres. Je sais enfin pourquoi je t’aime… » Qu’est-ce donc que la conscience ? Apparaît-elle en nous comme une étoile dans le ciel blanc du crépuscule, invisiblement, indéniablement ? Lui qui, la veille, vivait dans le brouillard, voyait maintenant la vérité. « C’est cela, c’est le contact de la vérité. » La vérité était simple, proche comme une jeune femme que l’on prend dans ses bras en lui disant chérie et dont on découvre les yeux limpides où se mêlent la lumière et l’ombre. Il tenait la vérité pour toujours. En novembre 1917, un autre Ryjik – et pourtant le même ? – alla réquisitionner au nom du parti, avec la garde rouge, une grande imprimerie de Vassili-Ostrov. Devant les puissantes machines qui font les livres et les journaux, il s’exclama : « Eh bien, camarades, le temps du mensonge est fini ! Les hommes n’imprimeront plus que la vérité ! » Le propriétaire de l’imprimerie, un gros monsieur pâle aux lèvres jaunes plaça méchamment : « Pour ça, messieurs, je vous en défie bien ! » et Ryjik eut envie de le tuer sur place, mais nous n’apportions pas la barbarie, nous en finissions avec la guerre et le meurtre, nous apportions la justice prolétarienne. « Nous verrons, citoyen ; sachez en tout cas que les messieurs sont à jamais finis… » L’homme qu’il était en ce temps-là dépassait la quarantaine, âge lourd pour les gens du travail, mais il se sentait redevenir un adolescent : « La prise du pouvoir, disait-il, nous rajeunit tous de vingt ans… »
Les trois premiers jours qu’il passa sans nourriture ne le firent presque pas souffrir. Ne buvait-il pas trop ? La faim n’était qu’un tourment viscéral qu’il mesurait avec détachement. Des migraines l’obligeaient à demeurer couché, puis elles passaient, mais des vertiges l’adossaient brusquement au mur tandis qu’il marchait. Ses oreilles s’emplissaient d’un bourdonnement de mer dans un coquillage. Il rêvait plus qu’il ne pensait ; ne rêvant ni ne pensant à la mort si ce n’était d’une façon dérisoirement superficielle. « Concept purement négatif, le signe moins ; la vie seule existe… » C’était évident, c’était vertigineusement faux. Stupides, l’évidence et le vertige… Il eut froid, couché sous sa couverture et le gros manteau d’hiver : « C’est la chaleur de la vie qui s’en va… » Frissonna longtemps, pris d’un tremblement de feuille dans l’orage – non, d’un tremblement électrisé, ding-ding-ding-ding… De grandes lueurs colorées, comme les aurores boréales, lui remplissaient les yeux ; il voyait aussi des lumières obscures, frangées de feu : éclairs, disques, planètes éteintes… Peut-être l’homme peut-il entrevoir beaucoup de choses mystérieuses quand la matière de son cerveau commence à se désagréger ? N’est-elle pas faite de la même substance que les mondes ? Une somptueuse chaleur pénétrait ses membres, il se levait, économe dans ses mouvements, pour broyer entre ses doigts dont les articulations devenaient douloureuses, le seigle noir qu’il fallait détruire, détruire coûte que coûte, camarades, malgré son odeur affolante.
Le jour vint où il n’eut plus la force de se lever. Ses mâchoires se decomposaient, elles allaient crever comme un abcès, cela soulage, crever comme une grosse bulle de chair, une grosse bulle de savon transparente en laquelle il reconnaissait sa tête, un ridicule soleil grimaçant. Il riait. Des glandes mûrissaient sous ses oreilles, douloureusement comme une carie… Une infirmière entrait, l’appelait affectueusement par son prénom d’autrefois, et il se redressait pour la chasser, mais il la reconnaissait : « Toi, toi, tu es morte depuis si longtemps et te voici, et c’est moi qui meurs parce qu’il le faut, chérie. Promenons-nous un peu, veux-tu ? » Ils suivaient les quais de la Néva jusqu’au jardin d’Été, dans la nuit blanche. « J’ai soif, soif, chérie, incroyablement soif… Je délire, c’est bien, pourvu qu’ils ne s’en aperçoivent pas trop vite. Un grand verre de bière, mon amie ! vite ! » Sa main tendue vers le gobelet trembla tellement que le gobelet roula sur le parquet avec un doux tintement de clochettes, et de belles vaches tachetées bleu et or aux cornes transparentes largement ouvertes avançaient leurs poitrines dans un pré de Karélie ; les bouleaux grandissaient de seconde en seconde, en agitant des feuillages qui faisaient signe mieux que des mains – c’est ici la rivière, ici la source pure, buvez, belles bêtes ! Ryjik se couchait sur l’herbe pour boire, boire, boire, boire…
– Vous êtes malade, citoyen ? Qu’avez-vous ?
Le surveillant-chef lui mettait la main sur le front, une main fraîche, bienfaisante, une immense main de nuages et de neige… La pitance du jour intacte sur le parquet, un reste de pain dans la cuvette du cabinet, ces énormes yeux étincelants au fond des orbites bistrées, ce tremblement du grand corps qui se communiquait au lit, l’haleine fétide du prisonnier… Le surveillant-chef comprit instantanément (et se vit perdu : quelle criminelle négligence dans le service !).
– Arkhipov !
Arkhipov, soldat du bataillon spécial, entra d’un pas lourd qui retentit dans le cerveau de Ryjik comme des pelletées de terre sur sa tombe, c’est drôle, il est donc si simple d’être mort, mais où sont les comètes ?
– Arkhipov, versez-lui doucement de l’eau dans la bouche…
Le surveillant-chef annonçait au téléphone : « Camarade chef, je fais rapport : le prisonnier 4 est mourant… » De téléphone en téléphone, la mort du prisonnier 4, encore vivant, parcourut Moscou en répandant la panique sur son chemin ; elle bourdonnait dans le cornet acoustique du Kremlin, elle insinuait une petite voix suraiguë dans les appareils de la Maison du Gouvernement, du Comité central, du commissariat de l’Intérieur, elle s’annonça d’une voix d’homme faussement ferme dans une villa entourée d’un silence idyllique au milieu des bois de la Moskova ; là son murmure agressif l’emporta sur d’autres murmures qui informaient d’une escarmouche à la frontière sino-mongole et d’une avarie grave à l’usine de Tschéliabinsk.
– Ryjik mourant ? dit le chef de sa voix basse des colères rentrées. J’ordonne qu’on le sauve !
Ryjik se désaltérait d’une eau délicieuse. C’était de la glace et c’était du soleil. Il marchait d’un pas aérien sur la neige. « Ensemble, ensemble », dit-il joyeusement parce que les camarades, tous ensemble, se tenant par les bras comme lors des funérailles révolutionnaires d’autrefois, les Vieux, les énergiques, les volontaires l’entraînaient sur la banquise… À leurs pieds s’ouvrit tout à coup une crevasse géométriquement fendue en éclair ; une eau noire, lisse, étoilée, clapota au fond. Ryjik cria : « Camarades, prenez garde ! » Une déchirante douleur, tracée en éclair aussi, rôdait dans sa poitrine. Il entendait de courtes explosions sous la glace… Arkhipov, soldat du bataillon spécial vit le sourire du prisonnier se convulser sur ses dents dont le claquement s’éteignit au bord du gobelet. Le regard des yeux délirants se voila.
– Citoyen ! Citoyen !
Rien ne bougeait plus du massif visage hérissé de poils blancs. Arkhipov déposa lentement le gobelet sur la table, recula d’un pas, se mit au port d’armes, se figea dans la frayeur et la pitié.
Nul ne fit attention à lui quand accoururent les grands personnages, le médecin en blouse blanche, un très, très haut gradé aux cheveux parfumés, une petite femme en uniforme, tout à fait blême, sans lèvres, un petit vieux en pardessus râpé auquel le gradé lui-même, avec ses insignes de général, ne parlait qu’incliné… Le médecin fit du stéthoscope un geste aimable :
– Excusez-moi, camarades, la science n’y peut plus rien…, et prit un air ostensiblement mécontent, puisqu’il se sentait à couvert : Pourquoi m’avoir appelé trop tard ?
Personne ne sut que dire. Le soldat Arkhipov se souvint que, dans les églises, on chante pour les morts sur un ton de supplication : « Pardonne-le, Seigneur ! » Athée comme on doit l’être à notre époque, il se reprocha aussitôt cette réminiscence, mais le chant liturgique continua malgré lui de monter dans sa mémoire. Était-ce donc si mal ? Personne ne le saurait. « Pardonne-le, Seigneur ! Pardonne-nous ! » Le silence de la prison s’abattit pour un moment sur tout ce groupe. Les grands personnages mesuraient les conséquences : les responsabilités à établir, l’instruction à reprendre par un autre bout, le chef à informer, à quoi raccrocher le procès Toulaév ?
– À qui appartenait l’accusé, demanda Popov sans regarder personne, car il savait parfaitement.
– À la camarade Zvéréva, répondit le haut-commissaire intérimaire à la Sûreté, Gordéev.
– Lui avez-vous fait passer une visite médicale à l’arrivée, camarade Zvéréva ? Receviez-vous des rapports quotidiens sur son état et son attitude ?
– Je croyais… Non…
La réprobation de Popov, éclata :
– Vous entendez, Gordéev, vous entendez ?
Emporté par sa colère, il se jeta le premier hors de la cellule. Il courait presque, chétif, pareil à un trop grand polichinelle, mais c’était lui qui entraînait l’imposant Gordéev au bout d’un fil invisible. Zvéréva sortit la dernière. En passant devant le soldat Arkhipov, elle sentit qu’il la regardait avec haine.
8. LA ROUTE DE L’OR
Depuis son retour d’Espagne, Kondratiev vivait dans une sorte de vide. La réalité le fuyait. Sa chambre, au quatorzième étage de la Maison du Gouvernement n’était qu’abandon. Les livres s’empilaient sur le petit bureau, ouverts, les uns sur les autres. Les journaux dépliés encombraient le divan sur lequel il se jetait subitement, les yeux au plafond, le cerveau vide, avec une légère sensation de panique dans la poitrine. Le lit paraissait toujours défait, mais ne ressemblait plus, bizarrement, à un lit de vrai vivant, et Kondratiev n’aimait pas à le voir, n’aimait pas à se dévêtir pour s’y coucher, n’aimait plus à dormir – dire qu’il faudra se réveiller demain, revoir ce plafond blanc, ces tentures d’hôtel assez riche, ce cendrier plein de cigarettes inachevées, oubliées à peine commencées, ces photos naguère chères qui ne signifiaient plus rien en somme… Étonnant, comme les images s’éteignent. Il ne supportait que la fenêtre d’où l’on voyait les chantiers du grand Palais des Soviets, la courbe de la Moskova, les tours et les édifices superposés du Kremlin, la caserne carrée des dernières tyrannies (avant la nôtre), les bulbes des vieilles églises, la tour blanche d’Ivan le Terrible… Des gens cheminaient toujours sur le quai, une auto de fonctionnaire dépassait un vieil attelage de briquetiers des siècles précédents et ces mouvements de fourmis occupées, avec des bêtes et des moteurs, l’intriguaient. Ces fourmis s’imaginent donc qu’elles ont quelque chose à faire, qu’il y a un sens à leurs toutes petites existences ? Un sens autre que celui de la statistique ? Mais qu’est-ce que j’ai, moi, pour avoir de ces idées malades ? N’ai-je pas vécu consciemment, fermement ? Suis-je en train de devenir un névrosé ? Il savait très bien qu’il ne devenait pas un névrosé, mais il n’échappait au malaise de cette chambre qu’à cette fenêtre. Les tours pointues gardaient leur sévérité de vieilles pierres, le ciel était vaste, la sensation d’une ville immense s’imposait comme un réconfort. Rien ne saurait finir, qu’est-ce qu’un homme qui finit ? Kondratiev sortait, prenait un tram jusqu’à un terminus de faubourg où jamais ne s’égaraient les personnages de son rang, errait dans de pauvres rues bordées de terrains vagues et de maisons en bois aux volets bleus et verts. Il y avait des pompes aux carrefours. Son pas ralentissait devant des fenêtres derrière lesquelles paraissait régner une chaude intimité, parce qu’elles avaient des rideaux proprets, des fleurs sur le rebord intérieur, des petites casseroles mises entre les pots pour être au frais. S’il eût osé, il se fût arrêté là pour voir vivre les gens, – les gens vivent, c’est singulier, ils vivent simplement, ce vide n’existe pas pour eux, ils ne sauraient concevoir qu’il y a des hommes qui marchent à travers le vide, si près d’eux, dans un tout autre monde, et qui n’auront plus jamais d’autres chemins. Mais secoue-toi donc, tu deviens malade ! Il s’imposait la corvée de se montrer au trust des Combustibles, étant censé y contrôler l’exécution des plans spéciaux de la Direction centrale du ravitaillement de l’année. D’autres faisaient ce travail et ces autres le regardaient drôlement, avec le respect coutumier, mais pourquoi chez eux cette attitude distante et comme peureuse ? La secrétaire, Tamara Léontiévna entrait trop silencieusement dans le bureau vitré, elle avait des lèvres muettes dessinées d’un rouge trop dur, un regard apeuré et pourquoi baissait-elle ainsi la voix en lui répondant sans plus jamais sourire ? L’idée le traversa que peut-être était-il ainsi, lui, et que son expression, sa froideur, son angoisse à lui (c’était bien de l’angoisse) se percevaient au premier abord. Serais-je contagieux ? Il alla se regarder dans la glace du lavabo et resta devant lui-même, sans presque penser, un long moment, dans une immobilité désertique. Absurde, au fond, comme nous nous intéressons à nous-mêmes ! C’est moi cet homme fatigué, cette face jaunie, cette vilaine bouche aux lèvres d’un roux tirant sur le gris, moi, moi, moi, moi cette apparence humaine, ce fantôme charnel ! Les yeux rappelaient d’autres Kondratiev disparus qui ne laissaient pas de regrets à celui-ci. Absurde d’avoir tant vécu pour en être là. Changerai-je beaucoup quand je serai mort ? On ne prend probablement pas la peine de fermer les yeux aux fusillés, j’aurai ce regard-là fixé pour toujours, c’est-à-dire pour peu de temps, jusqu’à la décomposition des tissus ou à la crémation. Il haussa les épaules, se lava les mains en les savonnant automatiquement, trop longtemps, se peigna, alluma une cigarette, s’oublia. Qu’est-ce que je fais là ? Il fuma devant la glace, le regard absent, ne pensant à rien. Il revint à son cabinet. Tamara Léontiévna l’y attendait en affectant de relire le courrier du jour.
– Veuillez signer…
– Pourquoi ne l’appelait-elle ni « camarade » ni plus aimablement Ivan Nicolaévitch ? Elle évitait son regard, elle devait être gênée qu’il vît ses mains, la nudité de ses mains fines et simples. Les ongles n’en étaient pas teints, elle les dissimulait derrière les papiers. Ne craindrait-on pas de la sorte le regard d’un mourant ?
– Mais ne cachez donc pas vos mains, Tamara Léontiévna, dit Kondratiev avec humeur et il s’excusa aussitôt, les sourcils froncés, d’un ton bourru : Je veux dire que ça m’est égal, cachez-les si vous voulez, excusez-moi ; on ne peut pas envoyer cette lettre aux Houillères de Malachovo, ce n’est pas du tout ce que je vous avais dit, voyons !
Il n’entendit pas les explications de la secrétaire, mais répondit avec soulagement :
– C’est cela, tout à fait cela, refaites la lettre dans ce sens…
L’étonnement des yeux bruns qui étaient tout près, malignement près, interrogateurs ou effrayés, lui donna un léger choc et il signa la lettre en se donnant une allure dégagée.
– Après tout, c’est vrai, ça va… Je ne viendrai pas demain…
– C’est entendu, Ivan Nikolaévitch, répondit la secrétaire d’une voix bienfaisante, naturelle…
– C’est entendu, Tamara Léontiévna, répéta-t-il gaiement et il la congédia d’un signe de tête amical, du moins en eut-il le sentiment, car en vérité son visage demeurait affreusement triste. Seul, il alluma une cigarette qu’il regarda très attentivement se consumer entre ses doigts appuyés au bord de la table.
Les grands directeurs l’évitaient, lui-même évitait les chefs de service toujours préoccupés de choses insignifiantes. Le président du trust sortait de son cabinet au moment où Kondratiev appelait l’ascenseur. Il fallut qu’ils se fissent descendre ensemble dans cette boîte vitrée en acajou sombre et dont les glaces multipliaient leurs deux images lourdes. Ils se parlèrent presque comme de coutume, mais le directeur n’offrit pas à Kondratiev une place dans sa voiture, il s’y engouffra très vite, sur une poignée de main hâtive, si désagréable que Kondratiev, l’instant d’après, se frottait les mains pour en abolir la sensation. Comment ce gros être au cou porcin pouvait-il deviner ? Comment Kondratiev devinait-il lui-même ? Cette interrogation ne suscitait aucune réponse raisonnable, mais il savait et les autres, tous les autres qu’il rencontrait, savaient aussi. À la conférence de l’Institut d’agronomie, le conférencier, un jeune technicien très arriviste et très doué dont il était question pour la sous-direction du trust des Forêts de Transbaikalie, s’évada discrètement par la porte du fond pour ne pas devoir, de toute évidence, s’entretenir un moment avec Kondratiev qui l’avait protégé. Kondratiev s’était assis seul dans un angle de la salle et personne n’était venu prendre place près de lui et, pour éviter les petits saluts embarrassés des camarades, il s’était attardé à la sortie avec des étudiantes : seules, ces grandes fillettes ne savaient pas, évidemment, elles avaient encore pour lui des regards ordinaires, avenants, elles voyaient encore en lui un personnage important, un vieux du parti, elles l’admiraient même un peu parce que, selon la rumeur, il approchait le chef, il avait rempli une mission en Espagne, il était un homme d’une race particulière, un forçat d’autrefois, un héros de la guerre civile, avec un complet négligé, une cravate mal nouée, de bons yeux fatigués (assez bel homme en vérité), mais pourquoi cette petite de la Polytechnique que nous avons vue l’autre soir au Grand Théâtre l’a-t-elle quitté ? Les deux grandes fillettes se le demandèrent tandis qu’il s’éloignait lentement, les épaules carrées, le pas pesant.
– Il doit avoir un mauvais caractère, dit l’une, as-tu remarqué ces rides de son front et ce froncement de sourcils ? Dieu sait ce qu’il a dans la tête…
Il n’avait dans la tête que ce « comment savent-ils tous, comment suis-je moi-même, mais est-ce que je le sais vraiment, n’est-ce pas que l’on lit sur mon visage une angoisse nerveuse ? ».
Un autobus plein de gens qu’il ne voyait pas l’emporta vers le parc de Sokolniki. Il marcha dans la solitude et la nuit sous les grands arbres froids, entra dans un cabaret où des ouvriers qui ressemblaient à des vauriens et des voyous qui ressemblaient à des ouvriers buvaient de la bière en fumant, au milieu des éclats de voix d’une traînante dispute.
– T’es un salaud, vieux frère, et c’est drôle que tu veuilles pas en convenir. Te fâches pas, moi j’en conviens, j’suis un salaud, moi aussi…
D’un autre endroit de la salle, une voix jeune cria :
– Ça c’est vrai, citoyen !
Et l’homme ivre répondit :
– Sûr que c’est vrai, nous sommes tous des salauds…
Cet homme se levait, épais, dans de gros vêtements de coolie qui n’étaient pas de saison, la chevelure rousse, le front luisant, il emmenait son compagnon titubant :
– Allons-nous-en, vieux frère, on est aussi des chrétiens, aujourd’hui je ne casse la gueule à personne… Et s’ils savent pas qu’ils sont des salauds faut pas leur dire pour pas les vexer…
Il vit Kondratiev, un étranger triste et fort, au complet d’Européen, accoudé sur la table mouillée et qui regardait vaguement devant lui. L’homme ivre s’arrêta, perplexe, et se parlant à lui-même :
– Et celui-là, est-ce aussi un salaud ? Difficile à dire… Excusez-moi, citoyen, je ne cherche que la vérité.
Kondratiev lui montra les dents dans un demi-sourire amusé :
– Je suis presque pareil à toi, citoyen, mais il est malaisé de juger…
Ce fut dit d’un ton grave qui porta. Il se sentit trop regardé, se leva, s’en alla. Dans la nuit noire, un type louche, à casquette, braquant sur lui une lanterne de poche, lui demanda tout à coup ses papiers ; et, devant le laissez-passer du Comité central, recula, comme pour s’évanouir dans les ténèbres :
– Excusez-moi, camarade, le service…
– Fous le camp, bougonnait Kondratiev, et vivement !
Le type louche, au bord du noir absolu, lui fit le salut militaire, de la main portée à la hauteur d’une informe casquette. Et Kondratiev, reprenant d’un pas allégé sa marche dans l’allée noire, sut deux choses incontestables : que le doute n’était pas possible, ce n’était pas la peine de se récapituler les indices, et qu’il lutterait.
Il savait, et tous ceux qui l’approchaient devaient savoir, car cette subtile révélation émanait de lui, il savait qu’un dossier KONDRATIEV, I. N. voyageait de bureau en bureau, dans le domaine illimité du secret le plus secret, laissant partout après lui un trouble sans nom. Des messagers confidentiels déposaient ce pli cacheté sur les tables du Service secret du Secrétariat général ; des mains attentives l’y prenaient, l’ouvraient, annotaient le nouveau document joint par le haut-commissariat de la Sûreté ; le pli ouvert franchissait des portes, pareilles à toutes les portes du monde, dans l’étroite région où tous les secrets se montraient nus, silencieux, souvent mortels, mortellement simples. Le chef parcourait un moment ces papiers, il devait avoir son vieux visage de chair grise, son front bas, creusé de rides, ses petits yeux roux au regard anguleux, un regard dur d’homme abandonné. « Tu es seul, frère, absolument seul avec tous ces papiers empoisonnés que tu as fait naître. Où te mènent-ils ? Tu sais où ils nous mènent, mais tu ne peux pas savoir où ils te mènent, toi. Tu te noieras au bout du chemin, frère, j’ai pitié de toi. Des jours terribles viennent et tu seras seul avec des millions de visages menteurs, seul avec tes énormes portraits placardés sur les façades, seul avec les spectres aux crânes troués, seul au sommet de cette pyramide d’ossements, seul avec ce pays déserté de lui-même, trahi par toi qui es fidèle, comme nous, fou de fidélité, fou de soupçons, fou de jalousies rentrées depuis toute ta vie… Ta vie a été noire, toi seul tu te vois presque tel que tu es, faible, faible, faible, affolé par les problèmes, faible et fidèle, et méchant parce que tu es, sous la cuirasse que tu ne quitteras jamais, dans laquelle tu mourras, raidi de volonté, débile et nul. C’est cela ton drame. Tu voudrais détruire tous les miroirs du monde pour ne plus t’y reconnaître, et nos yeux sont tes miroirs et tu les détruits, tu as fait sauter les crânes pour détruire les yeux dans lesquels tu te voyais, tu te jugeais, tel que tu es, irrémédiablement… Est-ce que mes yeux te gênent, frère ? Regarde-moi bien en face, laisse-là tous ces papiers fabriqués par notre machine à écraser les hommes. Je ne te reproche rien, je mesure toute ta faute, mais je vois toute ta solitude et je pense à demain. Personne ne peut ressusciter les morts ni sauver ce qui a été perdu, ce qui meurt déjà, nous ne pouvons pas ralentir le glissement vers l’abîme, coincer la machine. Je suis sans haine, frère, je suis sans peur, je suis comme toi, je n’ai peur que pour toi, à cause du pays. Tu n’es ni grand ni intelligent, mais tu es fort et dévoué comme tous ceux qui valaient mieux que toi et que tu as fait disparaître. L’histoire nous joue ce mauvais tour : nous n’avons que toi. Voilà ce que mes yeux te disent, tu peux me tuer, tu n’en seras que plus désarmé, plus seul, plus nul et peut-être ne m’oublieras-tu pas, comme tu n’as pas oublié les autres… Quand tu nous auras tous tués, tu seras le dernier, frère, le dernier d’entre nous, le dernier pour toi-même et le mensonge, le danger, le poids de la machine que tu as montée t’étoufferont… »
Le chef levait lentement la tête parce que tout en lui était pesant, et il n’était pas terrible, il était vieux, les cheveux blanchissants, les paupières boursouflées, et il demandait simplement, d’un ton lourd comme la charpente de ses épaules : « Que faire ? »
« Que faire ? », répéta Kondratiev, à voix haute, dans la nuit fraîche. Il allait à grandes enjambées vers un point rouge doucement oscillant au milieu de la chaussée. Des étoiles se dégagèrent au-dessus des bâtisses en briques de la place Spartacus ; à droite, le square noir aux arbres malingres.
« Que faire, mon vieux ? je ne te demande pas d’avouer… Si tu te mettais à avouer, toi, tout s’écroulerait. C’est ta façon de tenir un monde dans tes mains : te taire… »
À quelques pas de la petite lanterne rouge, dans une cuve à goudron encore chaude sans doute, des têtes ébouriffées se serraient les unes contre les autres, avec les points dorés des cigarettes ; et de là venait un murmure de voix agitées. Kondratiev, les mains dans les poches, la tête baissée, s’arrêtait devant son problème à cause d’un câble qui lui barrait la route et de la lanterne signalant les travaux. Il voyait très bien, mais il ne regardait qu’en lui-même et bien au-delà de lui-même. Dans la cuve chaude, des têtes se haussèrent, tournées vers ce passant qui n’avait pas l’air d’un type de la milice, et l’on sait très bien que ces fainéants-là ne sont plus dehors à trois heures du matin. Un pochard alors, avec des poches à vider, dis donc, Iéromka le Malin, c’est ton tour, et c’est toi le spécialiste de ces citoyens, il a l’air costaud, méfie-toi… Iéromka se redressait tout entier, mince ainsi qu’une fille, mais tout en acier, le couteau prêt dans les haillons de la ceinture, et il regarda à travers l’obscurité cet homme de cinquante-cinq ans, carré d’épaules et du menton, bien habillé, qui continuait à se parler tout bas à lui-même.
– Hé, oncle ! dit Iéromka, d’une voix sifflante que l’on entendait bien où il fallait qu’on l’entendît, mais qui se perdait aussitôt dans la nuit.
– Qué qu’t’as, oncle ? T’es soûl ?
Kondratiev aperçut le groupe d’enfants et joyeusement :
– Salut ! Pas trop froid ?
Pas soûl, bizarrement cordial, un ton assuré : alarmant. Iéromka sortit lentement de la cuve et s’approcha en boitant un peu (un truc à lui pour paraître plus débile qu’il n’était ; fil de fer, désossé, pantin détraqué aux articulations métalliques, il fait penser à tout cela). Séparés seulement par le câble et la lanterne rouge, Iéromka et Kondratiev s’interrogèrent de tout près dans un silence opaque. « Voici nos enfants, voici nos enfants abandonnés, Iossif, je te présente nos enfants », pensait Kondratiev et cela mettait sur ses lèvres noires un sourire noir. « Ils ont des couteaux dans leurs loques pouilleuses, nous n’avons rien su leur donner de plus. Je sais que ce n’est pas notre faute. Et toi, tu as tous les revolvers de tes troupes spéciales, tu n’as rien su te donner non plus, toi qui avais toutes nos richesses entre les mains… » Iéromka l’étudiait de bas en haut, de ses yeux de fille dangereuse. Il dit :
– Oncle, va-t’en, tu n’as rien perdu ici… Ici, c’est la conférence des gosses du rayon, t’as compris ? On est occupé ; va-t’en.
– C’est bon, répondit Kondratiev, je m’en vais. Salut à la conférence.
– Un lunatique, rapporta Iéromka aux copains serrés en rond dans la cuve, rien à craindre ; continue, Timocha…
Kondratiev s’en allait vers les tours des trois gares, celle d’Octobre, celle de Yaroslavl, celle de Kazan, celle de la révolution, celle de la ville où nous avons eu dix-huit fusillés, trois cent cinquante vaincus d’un seul coup, celle de Kazan où nous avons sur un brûlot, avec Trotsky et Raskolnikov, incendié la flottille blanche… C’est étonnant comme nous avons été victorieux, comme nous sommes victorieux, comme nous sommes abandonnés et vaincus (Yaroslavl ne fait plus penser qu’à une prison secrète), pareils à ces petits voyous qui conférencient peut-être sur un crime ou sur la bonne organisation de la mendicité et des vols autour des trois gares – mais ils vivent, ils luttent, ils ont raison de mendier, de tuer, de voler, de conférencier, ils luttent… Kondratiev se parlait avec chaleur, en gesticulant de la main ouverte, de même qu’à la tribune.
Quand il rentra chez lui des coqs chantaient dans les cours au lointain, ce devait être dans des rues d’aspect provincial avec de petites maisons en bois et briques, surpeuplées et encombrées, des arbres d’autrefois dans de misérables jardinets, des tas d’ordures dans les coins et dans chaque chambre dormait chaudement une famille, les enfants au pied du lit des parents, sous des couvertures bigarrées faites de morceaux de tissus voyants cousus ensemble par petits rectangles. Il y avait des icônes dans les angles du plafond et des dessins d’écoliers épinglés au papier jauni des murs, et des nourritures indigentes au bord de la fenêtre. Kondratiev envia ces gens qui dormaient le sommeil de leurs vies, l’homme et la femme l’un contre l’autre, dans l’odeur animale émanant de leurs corps confondus. Sa chambre était fraîche, propre et vide ; le cendrier, le papier à lettres, le calendrier, le téléphone, les livres de l’Institut de l’économie planifiée, tout y semblait inutile, rien n’y vivait. Il regarda son lit avec une frayeur triste. Se coucher dans des draps (les draps comme un linceul) une fois de plus, se débattre avec une pensée inutile et impuissante, savoir qu’il y aura l’heure absolument noire de la lucidité en plein vide, quand la vie n’a plus aucun sens, et si elle n’est plus que cette angoisse vaine, cette conscience vacillante de l’à quoi bon, comment se fuir ? Le regard s’apaise un moment sur le browning posé sur la table de nuit… Kondratiev revint de la fenêtre à l’alcôve, prit le browning, le soupesa avec contentement. Qu’est-ce qui se passe en nous pour qu’on se sente subitement, absurdement raffermi ? Il s’entendit murmurer : « Certainement. » L’aube grandissait à la fenêtre, le quai de la Moskova était encore désert, la baïonnette d’un factionnaire bougeait entre les créneaux sur le mur de ronde du Kremlin, une touche d’or pâle se posa sur le bulbe dédoré de la tour d’Ivan le Terrible, ce fut une lumière à peine discernable, mais déjà victorieuse, presque rose et le ciel rosissant, il n’y avait pas de limite entre le rose matinal et le bleu de la nuit finissante où les dernières étoiles allaient s’éteindre. « Ce sont les plus fortes et elles vont s’éteindre parce qu’elles sont éblouies… » Une fraîcheur extraordinaire, irradiait de ce paysage de ciel et de ville et le sentiment d’une puissance illimitée comme ce ciel venait des pierres, des trottoirs, des murailles, des chantiers, des charrettes qui apparurent et s’avancèrent sur le quai, lentement, longeant l’eau rose et bleue. Des millions d’être indestructibles, patients, infatigables allaient se dégager du sommeil et des pierres parce que le ciel rayonnait, se remettre à suivre leurs millions de chemins qui tous mènent à l’avenir. « Eh bien, eh bien, camarades, leur disait Kondratiev, ma décision est prise. Je lutte. La révolution a besoin d’une conscience propre… » Ces mots faillirent le replonger dans le désespoir. La conscience d’un homme, la sienne, usée et paralysée, mais à quoi pouvait-elle encore servir, propre ou non ? Du grand jour naquirent des idées claires. « Serais-je seul, serais-je le dernier, je n’ai que ma vie à donner, je la donne et je dis NON. C’est trop de morts dans le mensonge et la démence, je ne consens pas à démoraliser davantage ce qui nous reste du parti… Non. Il y a quelque part sur la terre des jeunes gens inconnus dont il faut tenter de sauver la conscience naissante. NON. » Quand on pense net, les choses deviennent d’une limpidité de ciel matinal ; il ne faut pas penser à la manière des intellectuels, il faut que le cerveau ait le sentiment d’agir… Il se dévêtit devant la fenêtre ouverte, bien qu’il fît assez froid, pour mieux voir monter le jour. « Je ne vais pas pouvoir dormir… » Ce fut sa dernière lueur de pensée ; déjà il s’endormait. D’énormes étoiles qui étaient de feu pur, les unes cuivrées, les autres d’un bleu transparent, d’autres encore rougeoyantes, peuplèrent la nuit de son rêve. Elles se mouvaient mystérieusement, elles se balançaient plutôt, la spirale diamantée d’une nébuleuse se dégagea des ténèbres surchargées d’une inexplicable lumière, grandit, regarde, regarde les mondes éternels – à qui disait-il cela ? Il y avait aussi une présence : mais qui était-ce donc, qui ? La nébuleuse remplissait le ciel, débordait sur la terre, ce n’était plus qu’une fleur de tournesol, énorme et resplendissante, dans une courette, sous une fenêtre close, les mains de Tamara Léontiévna firent un signe, il y eut des escaliers dallés, très larges, qu’ils gravirent en courant, et un torrent ambré glissait en sens inverse, et dans les flots du torrent de gros poissons sautaient comme les saumons lorsqu’ils remontent les fleuves…
En se rasant, vers midi, Kondratiev retrouva dans son esprit des lambeaux de ces images ; elles étaient bienfaisantes. Les bonnes femmes diraient… Mais que dirait un psychanalyste ? Je me fous des psychanalystes ! La convocation du Comité du parti ne lui causa aucune émotion. Ce n’était rien en effet, il s’agissait d’une mission de peu d’importance, une fête à présider à Serpoukhovo, à l’occasion de la remise par les ouvriers de l’usine Illitch d’un drapeau à un bataillon de chars d’assaut.
– Les gars des chars d’assaut sont épatants, Ivan Nikolaévitch, disait le secrétaire du Comité, mais il y a eu des histoires dans ce bataillon, un suicide ou deux, un instructeur politique incapable, il faut un bon discours… Parlez du chef, dites que vous l’avez vu…
On lui remit, pour éviter tout malentendu, des thèses en abrégé.
– Comptez sur moi, dit Kondratiev, pour un bon discours. Et le suicidé qui s’est manqué, je lui dirai quatre mots !
Il pensait à ce garçon inconnu avec amour et colère. À vingt-cinq ans, quand on a ce pays à servir, tu n’es pas fou, mon gars ? Il alla au buffet s’acheter les cigarettes les plus chères, luxe qu’il se permettait rarement. Une délégation d’ouvrières du Zamoskvorétchié prenait le thé avec les organisatrices de la section féminine et le directeur des Cadres de la production. Ils avaient rapproché plusieurs tables. Des géraniums posaient de belles taches rouges au-dessus des nappes ; d’autres taches rouges, plus belles, étaient celles des serre-tête sur de jeunes fronts. Plusieurs visages se tournèrent vers l’homme vieillissant qui ouvrait une boîte de cigarettes, parce que l’organisatrice venait de souffler : « C’est Kondratiev, membre suppléant du C.C… » Les mots « Comité central » firent le tour de la table. Cet homme vieillissant appartenait à la puissance, au passé, au dévouement, au secret. La rumeur des voix baissa, puis le directeur des Cadres de la production cria de sa grosse voix cordiale :
– Hé, Kondratiev, viens donc prendre le thé avec la génération montante du Zamoskvorétchié !
À ce moment entra Popov, et il vint de son pas vieillot, la casquette sur ses mèches grises, mettre ses deux mains sur les épaules de Kondratiev.
– Sacré vieux frère, ce qu’il y a des temps qu’on s’est pas vus ! Comment vas-tu ?
– Comme ça. Et toi ? Santé ?
– Pas fameuse. Surmené. Et que le diable emporte l’Institut de l’homme qui ne nous a pas encore inventé un bon truc de rajeunissement !
Les yeux dans les yeux, ils se sourirent amicalement. Ensemble, ils prirent place à la grande table des ouvrières du textile. Le remuement des chaises fut allègre. Il y avait des insignes sur les corsages, plusieurs têtes charmantes aux pommettes larges, aux yeux larges, des visages d’accueil. Une jeune femme invoqua tout de suite leur témoignage :
– Départagez-nous, camarades, nous continuons à discuter l’index de la production. Je disais que la nouvelle rationalisation n’a pas été poussée à fond…
Si pleine de ce qu’elle avait à en dire qu’elle levait les deux mains, s’empourprait, et comme elle avait le teint très clair, la bouche grande, les yeux d’un gris vert de feuillage dans le froid, le bandeau rouge sur son front bombé, devenait presque belle, n’étant que banale, une fille de la terre devenue fille de l’usine avec la passion des machines et des chiffres…
– Je vous écoute, camarade, dit Kondratiev un peu amusé, mais content tout de même.
– Ne l’écoutez pas, coupa une autre qui avait un visage mince et sévère sous des tresses brunes bien roulées.
– Efremovna, tu exagères toujours, la tâche a été remplie à 104 %, mais nous avons eu vingt-sept avaries de machines au tissage, voilà la vraie cause de l’échec…
Des visages de vieilles ouvrières décorées s’animèrent : non, non, ce n’était pas cela non plus ! Les mains de Popov, terreuses comme celles d’un vieux paysan, demandaient du silence et il expliqua que les vieux du parti – mmm… –, n’étaient pas compétents en matière d’industrie textile, hum, mmm, c’est vous la jeunesse compétente, avec les ingénieurs, seulement, mmm, les directives du plan exigent de la bonne volonté, mmm, je disais, de la résolution, hmmm, nous devons être un pays de fer, avec une volonté de fer… mmm. « Juste, Juste ! », dirent des voix jeunes et vieilles et ce fut un chœur murmuré, « volonté de fer, volonté de fer… ». Kondratiev regardait attentivement les têtes, l’une après l’autre, soupesant en lui-même ce qu’il y avait d’officiel et de sincère dans ces phrases, beaucoup plus de sincérité, certes, et la phrase conventionnelle est sincère aussi, tout au fond. La volonté de fer, oui. Il posa sur le profil gris du vieux Popov un regard durci. Nous allons voir !
L’instant suivant, Popov et Kondratiev se trouvèrent seuls dans les larges fauteuils de cuir d’un bureau.
– Bavardons un peu, Kondratiev, veux-tu ?
– Bien sûr…
L’entretien erra. Kondratiev devint soupçonneux. Qu’avait-il dans le ventre, ce vieux-là ? Où voulait-il en venir avec ces puérilités ? Il est dans la confiance du Bureau politique, il fait de certaines besognes… Est-ce vraiment par hasard que nous nous sommes rencontrés ? À la fin, Popov demanda, après avoir parlé de Paris, du P.C. français et de l’agent qui dirigeait ce parti, pas à la hauteur, mmm, je crois qu’on va le remplacer :
– … et l’impression qu’ont faite les procès à l’étranger, qu’en dis-tu ? Mmmm…
« Ah, pensa Kondratiev, c’est là que tu voulais en venir ? » Il se sentait aussi bien, aussi calme que la nuit précédente dans sa chambre baignée d’aube et de fraîcheur, le browning dans la main à trente centimètres d’une tête disponible, vigoureuse et courageuse, tandis que la lumière rose éblouissait les dernières étoiles, les plus ardentes, réduites à des points blancs presque absorbés par la nue. Drôle de question que l’on ne posait jamais, dangereuse question. Tu la poses, vieux frère ? C’est peut-être pour me la poser que tu m’attendais ici ? Et tu vas faire maintenant ton rapport, hein, vieux salaud ? Et c’est ma tête que je joue en te répondant ? Bon, ça va.
– L’impression ? Déplorable, démoralisante au possible. Personne n’y a rien compris. Personne n’y a cru… Même les plus payés de nos agents payés n’y ont pas cru…
Les petits yeux de Popov s’effarèrent.
– Chut, parle plus bas… Non, ce n’est pas possible…
– C’est ainsi, frère. Les rapports qui vous disent autre chose mentent abominablement, idiotement… J’ai envie d’adresser là-dessus un mémoire au Secrétariat général… pour compléter celui que j’ai rédigé sur quelques crimes insensés commis en Espagne…
Te voilà servi, vieux Popov ? Maintenant tu sais ce que je pense. Avec moi, rien à faire – c’est-à-dire que l’on peut toujours faire un cadavre avec moi, mais c’est tout. Je ne marche pas, le dossier peut voyager, je ne marche pas, c’est réglé. Ce qui n’était que pensé, Popov l’entendait parfaitement, grâce au ton, à la ferme mâchoire, au regard direct de Kondratiev. Popov se frottait doucement les mains en considérant le parquet :
– Alors… alors… mmm… c’est très important ce que tu me dis là… N’écris pas ce mémoire, ça vaudra mieux… Je… mmm… Je parlerai de ça… mmm (pause). On t’envoie à Serpoukhovo, pour une fête ?
– Pour une fête, oui !
Répondu avec une si sarcastique dureté que Popov réprima une grimace.
– J’aurais bien voulu y aller, moi… mmm. Sacrés rhumatismes…
Il fuyait.
Popov connaissait mieux que quiconque des initiés les chemins secrets du dossier Kondratiev, grossi depuis quelques jours de plusieurs pièces embarrassantes : rapport du médecin attaché au service secret d’Odessa sur la mort du détenu N (photo jointe) à bord du Kouban, l’avant-veille de l’arrivée de ce cargo : hémorragie cérébrale, due selon les apparences à une faiblesse constitutionnelle, au surmenage nerveux, et peut-être hâtée par des émotions. D’autres pièces livraient l’identité du prisonnier N, deux fois dissimulée de sorte que l’on finissait par douter qu’il fût bien le trotskyste Stefan Stern, ce que certifiaient pourtant deux agents revenus de Barcelone, mais on pouvait douter de leur témoignage, car ils avaient visiblement peur et se dénonçaient l’un l’autre. Stefan Stern disparaissait dans ces papiers douteux aussi complètement qu’à la morgue du Service secret d’Odessa, tandis qu’un fonctionnaire de l’hôpital militaire livrait à la préparation aux fins d’exportation « un squelette masculin en parfait état, transmis par le service des autopsies sous le numéro A 4-27. » Quel imbécile fourrait jusqu’à cette pièce-là dans le dossier K. ? Le rapport d’un agent d’origine hongroise, suspect pour avoir connu Bela Kun, contredisait les données du rapport Youvanov sur la conspiration trotskyste à Barcelone, le rôle de Stefan Stern, la trahison possible de K., puisqu’il fournissait l’identité d’un capitaine d’aviation avec lequel Stefan Stern aurait eu deux rendez-vous secrets et que les documents Youvanov confondaient avec « Roudine » (K). Une pièce annexe, introduite par erreur, mais très utile, révélait que l’agent Youvanov, tombé malade à bord, s’était fait débarquer à Marseille en abusant de ses pouvoirs et s’attardait dans une clinique d’Aix-en-Provence… Le mémoire Kondratiev, dirigé contre lui, acquérait de ce fait une valeur accusatrice, et c’était peut-être ce que soulignait un coup de crayon bleu en marge d’une prudente note de Gordéev qui ouvrait à la fois la porte à deux condamnations, l’une excluant l’autre… Il ressortait enfin inconstestablement des procès-verbaux originaux qu’il était faux que Kondratiev eût, en 1927, à la cellule du parti du Commerce extérieur, voté pour l’opposition ; sur ce point le service secret des archives s’était grossièrement trompé en confondant Kondratenko Appolon Nicolaévitch, ennemi du peuple fusillé en 1936, avec Kondratiev, Ivan Nicolaévitch ! (Pièce annexe : note dictée par le chef demandant enquête sévère sur cette « criminelle confusion de noms »…) On en pouvait inférer que le chef !… Le chef ne disait mot à Popov en lui remettant ce dossier, il ne s’engageait pas, il avait le front obscur et barré de rides horizontales, le regard fermé ; il semblait n’être point fixé, mais il tenait probablement à un bon procès démontrant la liaison des assassins de Toulaév avec les trotskystes d’Espagne, un procès dont on pourrait faire traduire les comptes rendus en plusieurs langues avec de belles préfaces écrites par ces juristes étrangers qui vous démontrent n’importe quoi sans même qu’il faille toujours les bien rétribuer. À travers ces documents pareils à des rets passait la ligne de vie d’Ivan Kondratiev, une ligne forte que ne cassaient pas le bagne d’Orel, l’exil en Yakoutie, un emprisonnement à Berlin pour détention d’explosifs, une ligne qui paraissait se perdre à la veille de la révolution dans le marécage de la vie privée, quelque part en Sibérie centrale où, marié, l’agronome Kondratiev se laissait oublier, mais non sans correspondre de loin en loin avec le Comité régional. « Pas de révolutionnaires sans révolution, disait-il alors en haussant joyeusement les épaules. Nous ne serons peut-être rien et je finirai ma vie en sélectionnant les semences des blés d’automne et en publiant de petites monographies sur les parasites du fourrage ! Si la révolution vient cependant, vous verrez si je me suis assagi ! » On le vit en effet quand il s’improvisa cavalier, à la tête des partisans du Moyen-Iénisséi, descendit avec de vieux fusils de chasse et des chevaux de labour jusqu’au Turkestan, à la poursuite des bandes nationales et impériales, remonta jusqu’au Baïkal, assaillit un train qui portait les pavillons de trois puissances, captura des officiers japonais, britanniques et tchèques, leur gagna plusieurs parties d’échecs, faillit couper la retraite à l’amiral Koltchak…
Popov dit :
– Un vieux numéro de revue m’est récemment tombé sous la main et j’ai relu tes souvenirs…
– Lesquels ? Je n’ai rien écrit.
– Mais si, l’affaire de l’archidiacre en 1919 ou 1920…
– Ah… c’est vrai. Ces numéros de la Revue d’histoire du parti sont évidemment retirés de la circulation ?
– Évidemment.
Comme il rendait coup sur coup ! Cela laissait deviner une colère rentrée ou une déconcertante décision… L’affaire de l’archidiacre Arkhangelski, en 1919 ou 1920 : fait prisonnier dans la déroute des Blancs qu’il bénissait avant les combats. Un gros vieillard barbu, chevelu, au teint vigoureux, mystique et roublard, qui portait dans ses musettes de soldat un paquet de cartes postales obscènes, les Évangiles aux pages jaunies par ses doigts encrassés de tabac, l’Apocalypse annotée en marge de signes et d’exclamations : Dieu nous pardonne ! Puisse l’ouragan nettoyer à fond cette terre infâme ! J’ai péché, j’ai péché, esclave insigne, criminel, mille fois maudit ! Seigneur, sauve-moi ! Kondratiev s’opposait devant un soviet de village à ce qu’on le fusillât : « Ils sont tous pareils… Nous sommes en pays croyant… N’exaspérons pas les croyants… Nous avons besoin d’otages pour les échanges… » Il l’emmenait sur une berge avec soixante-dix partisans dont une dizaine de femmes, pour descendre un fleuve entre de hautes forêts d’où les fusils lançaient dans le petit jour bleuissant ou le crépuscule, sur les hommes chargés de la manœuvre, des balles terriblement précises. Il fallait voyager la nuit et s’embosser le jour contre des îlots ou se poser sur des fonds bas. Les blessés s’alignaient dans la cale, ils ne cessaient ni de saigner ni de gémir, ni de jurer ni de prier, ils avaient faim, les hommes mâchaient le cuir des ceinturons, coupés en morceaux et bouillis, on n’arrivait pas à pêcher chaque nuit plus que quelques poissons qu’il fallait donner aux plus débiles et ceux-là les dévoraient crus, avec les viscères, sous les yeux ardents des autres… On approchait des rapides, il faudrait se battre, on ne pourrait pas se battre, on se sentait pendant les longues journées dans un grand cercueil empuanti, pas une tête n’osait dépasser le haut de l’échelle, Kondratiev observait les rives à travers des trous, l’implacable forêt s’érigeait sur des roches violettes ou cuivrées, ou dorées, le ciel était blanc, l’eau froide et blanche, c’était un univers mortellement hostile. La nuit apportait la délivrance du grand air et des étoiles, mais l’échelle devenait fatigante à gravir. C’est alors que se tenaient les conciliabules et Kondratiev savait ce qu’on y disait ; qu’il fallait se rendre, livrer le bolchevik, lui, eh, qu’on le fusille, ça ne fait jamais qu’un homme, un de plus ou de moins, qu’est-ce que ça changerait ? Se rendre ou nous finirons tous comme les trois qui ne gémissent plus, sous les tonneaux de l’arrière… À l’étape de l’avant-dernière nuit, avant les rapides, on entendit sur le pont le claquement en coup de fouet d’un revolver puis la chute dans l’eau, basse à cet endroit, d’un corps lourd. Personne ne se dérangea. Kondratiev descendit l’échelle, alluma une torche, dit : « Camarades, venez tous par ici… Je déclare la séance ouverte… » Des ombres titubantes se rassemblaient autour de lui, elles avaient des têtes de mort hérissées de longs poils désordonnés, des orbites noires avec un peu de feu morne dedans, elles se laissaient choir lentement sur le plancher contre lequel on entendit le clapotement de l’eau noire et glacée. « Camarades, demain à l’aube nous livrons la dernière bataille… Innokentievka est à quatre verstes, Innokentievka a du pain et du bétail… » – « Quelle bataille encore, gronda quelqu’un. Imbécile ! Tu ne vois donc pas qu’on est des cadavres ? » Kondratiev n’était que vertige nauséeux, dents claquantes, résolution. Il feignit de ne pas entendre et lâcha le pire juron qu’il sût, longuement, avec de l’écume aux lèvres, et : « Au nom du peuple insurgé, j’ai fusillé ce gredin en soutane, ce débauché, ce satan barbu, que son âme noire aille tout droit chez son maître… » Ces moribonds comprirent tous, instantanément, que nul pardon ne leur était plus possible. Un silence de tombe les accabla pendant quelques secondes, puis les geignements couvrirent un murmure de jurons, et Kondratiev vit s’avancer vers lui des ombres démentes, il pensa qu’elles allaient le broyer, mais un grand corps vacillant tomba mollement sur lui, des prunelles fiévreuses luirent tout près des siennes, des bras squelettiques étrangement forts l’embrassèrent fraternellement, une chaude haleine cadavérique lui souffla au visage : « T’as bien fait, frère ! bien fait ! Ces chiens immondes, tous, que je dis, tous ! tous ! » Kondratiev convoqua les chefs de détachement en « conseil d’état-major » pour préparer l’opération du lendemain. Il sortit de dessous sa paillasse le dernier sac de pain noir séché et fit lui-même la distribution des surprenantes rations, car il avait caché cette suprême réserve pour le moment du suprême effort : à chacun deux morceaux qui tenaient dans la main ouverte. Des mourants en voulurent, rations perdues. Pendant que les chefs délibéraient sous la torche, on n’entendit plus que le grignotement des croûtons attaqués par les dentures douloureuses… – De cet épisode d’autrefois, à cet instant, les deux hommes n’eurent qu’un souvenir documentaire. Ils continuaient à se mesurer comme à tâtons… Kondratiev dit :
– J’ai presque oublié tout cela… Je ne me doutais pas en ce temps-là que le prix de la vie humaine tomberait si bas chez nous une vingtaine d’années après la victoire.
Pas agressive, cette réflexion, la plus directe pourtant, Popov le vit bien. Kondratiev souriait.
– Oui… À l’aube, nous avons longtemps marché dans le sable mouillé… Ce fut une aube silencieuse et verte… Nous nous sentions monstrueusement forts, forts comme des morts, pensai-je, et nous n’avons pas eu à nous battre, le jour s’est levé sur des feuillages amers que nous mâchions en avançant – en avançant dans une joie folle… Oui, mon vieux.
« Maintenant que tu as passé cinquante ans, pensait Popov, qu’est-ce qui peut encore te rester de cette force-là ? »
… Kondratiev administrait ensuite les transports fluviaux quand les chalands abandonnés pourrissaient le long des rives, il haranguait dans des coins perdus des pêcheurs sournois et désolés, formait des équipes de jeunes, nommait des capitaines de dix-sept ans qu’il chargeait de commander des radeaux, créait une école de la Navigation fluviale où l’on enseignait surtout l’économie politique, devenait le grand organisateur d’une région, se brouillait avec la commission du Plan, demandait à diriger les pelleteries de l’Extrême-Nord, remplissait une mission en Chine, auprès des Dragons rouges du Sé-Tchouan… Pas homme à flancher, plutôt une psychologie de soldat que d’idéologue ; et les idéologues, sensibles à la dialectique souple et complexe de notre époque, capitulent plus facilement tandis que les militaires, on en est réduit, sept fois sur dix, une fois l’affaire engagée, à les fusiller sans histoires. Même s’ils finissent par promettre de se bien tenir devant les juges et le public, on n’en est pas sûr, et que faire d’autre alors ? Expériences, inquisitions secrètes, procès finis, procès probables, souvenirs, dossiers, ces choses et beaucoup d’autres, informes, brouillées, précises par éclairs, lorsque c’était utile, vécurent un moment dans le cerveau de Popov tandis qu’il pesait des impondérables… Kondratiev ne se souvenait pas de sa propre vie à cette heure, mais tout le reste, il le devinait presque et il gardait un demi-sourire dur, comme insultant, et il se carrait bien dans le fauteuil. Popov le sentit très agressif. On n’en tirerait rien, très embêtant ça. La mort de Ryjik jetait par terre 50 % du procès ; Kondratiev, l’accusé idéal, jetait par terre les autres 50 %, que dire au chef ? Pas moyen de ne rien dire… Se défiler, laisser la besogne au procureur Ratchevsky ? Cette mule à traîner des charrettes de condamnés accumulerait gaffe sur gaffe et qu’on l’abatte ensuite elle-même comme une vilaine bête de trait qu’elle est, cela n’arrangerait rien non plus… Popov, sentant que son silence s’était prolongé quelques secondes de trop, releva la tête, juste à point pour recevoir un coup droit.
– Tu m’as bien compris ? demandait Kondratiev sans élever la voix. Je t’ai dit bien des choses en peu de mots, il me semble… Et, tu sais, je ne me dédis jamais…
Pourquoi insistait-il ainsi ? Pouvait-il savoir ? Comment ? Impossible qu’il sût.
– Bien sûr, bien sûr, bredouilla Popov. Je… nous te connaissons, Ivan Nicolaévitch… Nous t’apprécions…
– Enchanté, dit Kondratiev tout à fait insupportable.
Et ce qu’il ne dit pas, mais pensa, Popov l’entendit : « Moi aussi je vous connais. »
– Alors, tu vas à Serpoukhovo ?
– Demain, par la route.
Popov ne trouva plus rien à dire. Il avait son sourire cordial le plus faux, son visage le plus gris, son âme la plus fripée. Un appel téléphonique le délivra.
– Au revoir, Kondratiev… Pressé… Dommage… On devrait se revoir plus souvent… Sacrée vie, mmm… C’est bon de parler un peu à cœur ouvert…
– C’est excellent !
Kondratiev le suivit jusqu’à la porte d’un regard épais. « Dis-leur que je gueulerai, que je gueulerai pour tous ceux qui n’ont pas osé gueuler, que je gueulerai seul, que je gueulerai sous terre, que je me fous d’une balle dans la tête, que je me fous de toi et de moi-même parce qu’il faut gueuler à la fin ou tout est foutu… Mais qu’est-ce qui m’arrive, d’où me vient cette énergie ? Est-ce de ma jeunesse, de l’aube d’Innokentiévka ou d’Espagne ? Eh, peu importe, je gueulerai. »
La journée de Serpoukhovo se passa dans une région de la lucidité proche du rêve. Comment Kondratiev pouvait-il éprouver la certitude qu’il ne serait arrêté ni cette nuit-là ni en cours de route, dans l’auto du Comité central conduite par un chauffeur de la Sûreté ? Il le savait et il fumait tranquillement, il admirait les bouleaux, la couleur rousse et grise des champs sous des nuages blancs qui filaient très vite dans le vent des hauteurs. Il n’alla pas au Comité local avant la solennité, comme il eût dû le faire : Voyons le moins possible de ces binettes administratives (bien qu’il doive y avoir encore de bons types parmi les bureaucrates de province). Congédia le chauffeur étonné au milieu d’une rue, s’arrêta devant des devantures d’épiceries et de papeteries coopératives, y trouva tout de suite de petits placards qui disaient : « échantillons » « boîtes vides » (ceci sur des boîtes à biscuits…), « pas de cahiers », il repartit, flânant, lut le journal affiché à l’entrée de la Commission de révision des travaux industriels, un journal exactement pareil à tous ceux des villes provinciales de cette importance, sans nul doute alimenté par les circulaires quotidiennes de la Direction de la presse régionale du C.C. Il ne parcourut que la chronique locale, sachant par avance tout le contenu des deux premières pages, et y trouva tout de suite les curiosités attendues. Le rédacteur de la rubrique rurale écrivait que « le camarade président du kolkhoze, “Le Triomphe du Socialisme”, en dépit des avertissements réitérés du Comité du parti, persévère dans sa pernicieuse déviation idéologique anti-vache, contraire aux instructions du Commissariat des kolkhozes… » Anti-vache ! Le beau néologisme ! Nom de Dieu ! Ces proses d’illettrés suscitaient une colère triste… « Le camarade Andriouchenko n’a pas permis d’atteler les vaches aux charrues pour les labours ! Faut-il lui rappeler la décision de la récente conférence, prise à l’unanimité après le rapport si convaincant du vétérinaire Trochkine ? » Kondratiev se souvint d’avoir vu quelque part, sous un immense ciel de steppe, une vache traîner une charrette sur laquelle il n’y avait qu’un cercueil blanc et des fleurs en papier ; une paysanne et deux marmots suivaient. Pourquoi, en effet, si elle peut traîner jusqu’au cimetière de l’horizon le cercueil d’un pauvre diable, la vache ne ferait-elle pas les labours ? Il n’y aura, par la suite, qu’à envoyer aux tribunaux le directeur de la laiterie si la production du lait tombe au-dessous des exigences du plan… Nous avons perdu seize à dix-sept millions de chevaux pendant la collectivisation, 50 à 52 %, tant pis pour la vache des terres russes, puisqu’on ne peut pas faire tirer les charrues par les membres du Comité central ! Le reste du journal était vide. Nicolas Ier fit dessiner par ses architectes officiels des modèles d’églises et d’écoles obligatoires pour les constructeurs dans l’Empire entier… Nous avons, nous, cette presse en uniforme, rédigée par ces pauvres bougres, inventeurs de « déviations idéologiques anti-vache ». C’est lent, la montée d’un peuple, surtout quand on lui met sur les épaules de si lourds fardeaux, et tant de liens sur le corps… Kondratiev pensa aux rapports complexes de la tradition et des erreurs dont nous sommes nous-mêmes responsables. Un grand jeune homme vêtu de l’uniforme de cuir noir de l’école de chars d’assaut, sortait vivement d’un magasin, se retournait, se trouvait soudainement face à face avec Kondratiev et une surprise hostile se révélait sur son visage imberbe et clair aux yeux froids. « Des yeux qui veulent fermement se taire… »
– Toi, Sacha ! s’exclamait doucement Kondratiev, et il sentit que, lui aussi, dès cette seconde-là s’efforcerait de se taire – profondément, se taire.
– Oui, Ivan Nicolaévitch, oui, moi, dit le jeune homme si confus qu’il rougit un peu.
Kondratiev faillit dire idiotement : « Il fait beau, n’est-ce pas ? », mais cette évasion n’était pas permise… Une tête régulière, virile, le front haut, de Grand-Russien aux narines larges, belle sous le casque de cuir…
– Tu fais un assez beau guerrier, Sacha. Ça va, le métier ?
Sacha rompit durement la glace, avec un calme inimaginable, comme s’il eût parlé de choses absolument banales :
– Je croyais qu’on me chasserait de l’école quand on a arrêté mon père… Mais non. C’est que je suis un des premiers élèves ou qu’il y a une directive prescrivant de ne pas chasser des unités spéciales les fils des fusillés ? Qu’en pensez-vous, Ivan Nicolaévitch ?
– Je ne sais pas, dit Kondratiev en baissant les yeux.
Les pointes de ses bottes étaient sales. Un ver sanguinolent, à demi écrasé, se mouvait dans l’interstice boueux de deux dalles. Il y avait aussi une épingle sur la pierre et à quelques centimètres d’elle, un crachat. Kondratiev releva les yeux et regarda Sacha bien en face :
– Et toi-même, qu’en penses-tu ?
– Je me suis dit un moment que tout le monde savait l’innocence de mon père mais, évidemment, ça ne compte pas. Et d’ailleurs, le Commissaire politique m’a conseillé de changer de nom. J’ai refusé.
– Tu as eu tort, Sacha. Ça te gênera beaucoup.
Ils n’eurent plus rien à se dire, rien.
– Aurons-nous la guerre ? demanda Sacha du même ton égal.
– Probablement.
Le visage de Sacha s’éclaira à peine d’un sourire intérieur. Kondratiev sourit tout à fait. Il pensa : Ne dis rien, mon garçon, j’ai compris. D’abord, l’ennemi.
– As-tu besoin de livres ?
– Oui, Ivan Nicolaévitch. Je voudrais des livres allemands sur la tactique du combat de chars… Nous aurons affaire à une tactique supérieure…
– Mais nous aurons un moral supérieur…
– Juste, dit sèchement Sacha.
– Je tâcherai de te procurer ces livres… Bonne chance, Sacha.
– Bonne chance à vous aussi, dit le jeune homme.
Eut-il vraiment dans les yeux ce drôle de petit éclair, dans l’intonation ce sous-entendu, dans la poignée de main cet élan retenu ? « Il aurait le droit de me détester, pensait Kondratiev, le droit de me mépriser, et pourtant il doit me comprendre, savoir que moi aussi… » Une jeune fille attendait Sacha devant les figures de cire de la coopé des coiffeurs syndiqués Schéhérazade, « permanentes à trente roubles » – un tiers de salaire mensuel d’ouvrière. Kondratiev fit des calculs plus sérieux. Nous avons éliminé jusqu’ici, d’après les statistiques vieillies des Bulletins du C.C., entre 62 et 70 % des fonctionnaires, administrateurs et officiers communistes – ceci en moins de trois ans, soit sur 200 000 hommes environ, représentant les cadres du parti, entre 124 000 et 140 000 bolcheviks. Les données fournies ne permettent pas de préciser la proportion des fusillés par rapport aux internés des camps de concentration, mais à en juger par l’expérience personnelle… Il est vrai que la proportion des fusillés est particulièrement élevée dans les cercles dirigeants, ce qui fausse sans doute ma perspective…
Il se trouva, quelques minutes avant l’heure fixée pour son discours, sous la colonnade blanche du péristyle de la Maison de l’Armée rouge. Des secrétaires inquiets accouraient à sa rencontre, le secrétaire du Comité exécutif, le secrétaire de l’état-major, le commandant de la place, d’autres encore, presque tous vêtus d’uniformes si neufs qu’ils paraissaient lustrés, avec des cuirs jaunes, des étuis à revolver luisants, des faces luisantes aussi, des poignées de main obséquieuses, et ils lui firent une suite impressionnante tandis qu’il gravissait le grand escalier de marbre et que de jeunes officiers bombaient le torse pour le saluer, magnifiquement immobiles.
– Dans combien de minutes dois-je prendre la parole ? demanda-t-il seulement.
Deux secrétaires répondirent à la fois, les deux visages rasés inclinés avec empressement :
– Dans sept minutes, camarade Kondratiev…
Une voix que le respect rendait rauque hasarda :
– Voulez-vous prendre un verre de vin ? et elle ajouta d’un ton humble et dégagé : Nous avons un Tsinondali re-mar-quable…
Kondratiev fit un signe d’assentiment en s’efforçant à sourire. C’était comme s’il eût marché entouré de mannequins parfaitement construits. Le groupe pénétra dans un salon-buffet où deux toiles lourdement encadrées se faisaient vis-à-vis sur des murs crème, des deux côtés des mangeailles : l’une représentait le maréchal Klimentii Efrémovitch Vorochilov sur un cheval de bataille à demi cabré, le sabre nu désignant un point fuligineux à l’horizon ; des drapeaux rouges entourés d’un flot de baïonnettes couraient au loin derrière lui, sous des nuages sombres. Le cheval était peint avec un soin prodigieux, les narines et l’œil noir avivé d’une pointe de lumière réussis mieux même que les détails de la selle ; le cavalier avait une tête ronde, un peu courte, d’imagerie populaire, mais les étoiles d’or de son col étincelaient. L’autre grand portrait montrait le chef, en tunique blanche, parlant à la tribune, et il était en bois peint, son sourire grimaçait, la tribune semblait un buffet vide, le chef ressemblait à un garçon de restaurant caucasien en train de vous dire avec son accent poivré : « Y reste plus rien, citoyen… » Par contre, le vrai buffet rutilait de blancheur et d’opulence, surchargé de caviars, d’esturgeons de la Volga, de saumons fumés, d’anguilles dorées, de volailles, de fruits de Crimée et du Turkestan.
– Bienfaits de la terre natale, plaisanta jovialement Kondratiev en s’approchant de ces victuailles pour recevoir des mains potelées d’une blonde éblouie le verre de Tsinondali.
Sa plaisanterie, dont personne ne devina l’amertume, déchaînait des petits rires complaisants, pas bien hauts, car nul ne savait si le rire était vraiment permis en présence d’un personnage de cette importance. Kondratiev aperçut derrière la serveuse élue pour le servir et lui sourire (photogénique, permanente à cinquante roubles ! décorée du reste de l’Insigne d’honneur du Travail) un large ruban rouge accroché sur le mur en manière de guirlande autour d’une petite photo : la sienne. Des lettres d’or disaient : Bienvenue au camarade Kondratiev membre suppléant du Comité central… Où diable ont-ils déniché ce sacré vieux portrait, tas de lèche-culs ? Kondratiev but lentement le vin du Caucase, écarta d’une main sévère les sourires et les sandwiches, se souvint qu’il n’avait jeté qu’un coup d’œil inattentif sur les thèses imprimées de son discours, fournies par la section de propagande à l’Armée.
– Vous permettez, camarades…
La suite fit instantanément autour de lui un vide de trois pas pendant qu’il sortait de la poche de son pantalon de petits papiers froissés. Un énorme esturgeon aux yeux blancs pointait vers lui ses minuscules dents carnassières. Les feux des lustres se reflétaient sur la gelée ambrée. La conférence imprimée traitait de la situation internationale, de la lutte contre les ennemis du peuple, de l’enseignement technique, de l’invincibilité de l’Armée, du sentiment patriotique, de la fidélité au chef génial, guide des peuples, stratège unique. Imbéciles ! Ils m’ont donné la conférence standard des chefs du service du moral qui ont rang de généraux… « Le chef de notre grand parti et de notre invincible armée, animé d’une volonté de fer contre les ennemis de la patrie, est en même temps pénétré d’un profond amour inégalable pour les travailleurs et tous les honnêtes citoyens. “Pensez à l’homme !” Cette parole inoubliable, il la prononçait à la XIXe Conférence et elle doit être gravée en lettres de feu dans la conscience de chaque commandant d’unité, de chaque commissaire politique, de chaque… » Kondratiev renfonça ces clichés morts dans la poche de son pantalon. Renfrogné, il chercha des yeux quelqu’un. Une dizaine de visages s’offrirent à lui en esquissant des sourires empressés, nous sommes là, à votre entière disposition, camarade membre suppléant du C.C. ! Il demanda :
– Vous avez eu des suicides ?
Un officier au crâne rasé répondit très vite :
– Un seul, raisons personnelles. Deux tentatives, les deux hommes ont reconnu leur faute et sont bien notés.
Cela se passait tout à fait à côté de la réalité, dans un monde inconsistant et superficiel comme une image aérienne. Puis la réalité s’imposa soudainement : ce fut un pupitre en bois peint sur lequel Kondratiev posa sa main épaisse aux veines bleues, aux poils courts, une main qui avait sa propre vie. Il la découvrit, la regarda pendant une longue fraction de seconde, observa aussi les infimes détails du bois et de ce bois réel, de cette main lui vint la décision d’affronter simplement toute la réalité de cet instant, trois cents visages inconnus, différents, semblables pourtant, dont chacun triomphait silencieusement de l’uniformité. Attentifs, anonymes, coulés dans une chair qui faisait penser à du métal, qu’attendaient-ils de lui ? Que leur dire d’essentiellement vrai ? Déjà, il entendait sa propre voix, avec un mécontentement tendu, car elle disait des paroles inutiles, entrevues dans le résumé de la Propagande, connues par cœur dès auparavant, mille fois lues dans les éditoriaux de la presse, de ces paroles dont Trotsky dit un jour qu’en les prononçant on croyait mâcher de la ouate… Pourquoi suis-je venu ? Pourquoi sont-ils venus ? Parce que nous sommes dressés à l’obéissance. Rien ne reste de nous que l’obéissance. Ils ne le savent pas encore. Ils ne se doutent pas que mon obéissance est mortelle. Tout ce que je leur dis, même quand c’est vrai comme la blancheur de la neige, devient spectralement faux à cause de l’obéissance. Je leur parle, ils m’écoutent, quelques-uns s’efforcent peut-être de me comprendre et nous n’existons pas : nous obéissons. Une voix intérieure répondit : Obéir, c’est encore exister, et il continua le débat : C’est exister comme les nombres et les machines… Il continuait à débiter les thèses. Il voyait des Russes aux crânes rasés, de la forte race que nous avons formée en délivrant les serfs, puis en brisant leur volonté, puis en leur apprenant à nous résister sans fin pour leur reforger malgré nous, contre nous, une autre volonté. Des premiers rangs, un Mongol, les bras croisés, la tête petite, tenue droite, regardait durement Kondratiev dans les yeux. Un regard assoiffé jusqu’à en être cruel. Il jugeait chaque mot. Ce fut comme si le Mongol eût murmuré distinctement : « Ce n’est pas cela, camarade, tout ce que vous dites ne sert à rien, je vous assure… Taisez-vous ou trouvez des paroles vivantes… Nous sommes quand même des vivants… » Kondratiev lui répondit avec une telle assurance que sa voix changea. Derrière lui, un mouvement se fit parmi les secrétaires qui formaient, avec le commandant de la garnison, le présidium. Ils ne reconnaissaient plus les phrases de ces sortes de solennités, ils en éprouvaient l’inquiétude physique d’une erreur de commandement dans la manœuvre sur le terrain… La ligne des tanks s’infléchit tout à coup, se brise, c’est la pagaille dans laquelle naît le courroux humiliant des chefs. Le commissaire politique de l’école des chars se raidit pour contenir son trouble, sortit son porte-mine et se mit à prendre des notes, si vite que les signes se chevauchaient sur le papier… Il n’arrivait pas à saisir les phrases de l’orateur du Comité central, du Comité central, du Comité central, était-ce possible ? L’orateur disait :
– … nous sommes couverts de crimes et d’erreurs, oui, nous avons oublié l’essentiel pour vivre d’une heure à l’autre, et pourtant nous avons raison devant l’univers, devant l’avenir, devant cette magnifique et misérable patrie qui n’est pas l’Union des Républiques socialistes soviétiques ni la Russie, qui est la révolution… entendez-vous, la révolution sans territoire précis… mutilée… universelle… humaine… Sachez que dans la bataille de demain, presque toute l’active périra en trois mois… C’est vous l’active… Il faut que vous sachiez pourquoi… Le monde va se casser en deux…
Fallait-il l’interrompre ? N’était-ce pas un crime que de le laisser parler ainsi ? Le commissaire politique est responsable de tout ce qui se dit à la tribune de l’école, mais a-t-il le droit d’interrompre l’orateur du Comité central ? Le chef de la garnison, cet idiot, n’y comprendrait certes goutte, n’entendant probablement qu’un murmure de périodes ; le chef de l’école, empourpré, concentrait toute son attention sur un cendrier… L’orateur disait (le commissaire n’attrapait que des bribes de cette parole ardente, sans parvenir à les rattacher les unes aux autres) :
– … les Vieux de ma génération ont tous péri… la plupart dans l’erreur, la confusion, le désespoir… servilement… Ils avaient soulevé le monde… tous au service de la vérité… Ne l’oubliez jamais… le socialisme… la révolution… demain, bataille pour l’Europe dans la crise mondiale… Hier, Barcelone, le commencement… nous sommes arrivés trop tard, trop diminués par nos erreurs… cet oubli du prolétariat international et de l’homme… trop tard, misérables que nous sommes…
L’orateur parlait du front d’Aragon, des armes qui n’arrivèrent pas, pourquoi ? Il criait ce pourquoi d’un ton de défi, sans y répondre – allusion à quoi ? Il proclamait « l’héroïsme des anarchistes… ». Il disait (et le commissaire, saisi, ne pouvait plus détacher ses yeux de lui), il disait :
– … je ne parlerai peut-être jamais plus, jeunes gens… Je ne suis pas venu vous apporter au nom du Comité central de notre grand parti, cette cohorte de fer…
Cohorte de fer ? Le mot n’était-il pas du traître Boukharine, ennemi du peuple, agent de l’Intelligence Service ?
– … les phrases apprises que Lénine appelait notre mensonge-communiste, comm-mensonge ! Je vous demande de voir la réalité, fût-elle déroutante ou basse, avec le courage de votre jeunesse, je vous dis d’y penser librement, de nous condamner en votre for intérieur, nous les Vieux qui n’avons pas su faire mieux, je vous dis de nous dépasser en nous jugeant… Je vous convie à vous sentir des hommes libres sous votre cuirasse de discipline… à tout juger, à tout penser vous-mêmes. Le socialisme n’est pas l’organisation des machines… la mécanisation des hommes… c’est l’organisation des hommes lucides et volontaires… qui savent attendre, plier, se redresser… Vous verrez alors combien nous sommes tous grands, nous les derniers, vous les premiers de demain… Vivez en avant… Il y en a parmi vous qui ont songé à déserter, car se pendre ou s’envoyer une balle dans la tête, c’est déserter… Je les comprends à fond, j’y ai songé quelquefois moi aussi – ou je n’aurais pas le droit de leur parler… Je leur dis de voir ce vaste pays devant eux, ce vaste avenir, je leur dis… Pitoyable, celui qui ne songe qu’à sa propre vie, à sa propre mort, il n’a rien compris… et qu’il s’en aille alors, c’est le mieux qu’il puisse faire, qu’il s’en aille avec notre pitié…
L’orateur continuait dans l’incohérence, avec une telle force persuasive que le commissaire politique en perdit un moment le contrôle de lui-même et ne le retrouva qu’en entendant Kondratiev parler du chef en termes étranges :
– L’homme le plus solitaire d’entre nous tous, celui qui ne peut avoir recours à personne, accablé par sa tâche surhumaine, par le poids de nos fautes communes dans ce pays arriéré où la conscience nouvelle est chétive et malade… pervertie par le soupçon…
Mais il finit par des formules rassurantes sur le « guide génial », la « main inébranlable du pilote », le « continuateur de Lénine… ». Quand il se tut, la salle flotta tout entière dans une indécision pénible. Le présidium ne donnait pas le signal des applaudissements, les trois cents têtes de l’auditoire attendaient une suite. Le jeune Mongol se leva à demi pour battre des mains avec passion et cela déclencha un tumulte d’applaudissements inégaux, comme électrisés, dans lequel il y avait des îlots de silence. Dans le fond de la salle, Kondratiev aperçut Sacha qui n’applaudissait pas, debout, les cheveux en désordre… Le commissaire politique, tourné vers la coulisse, faisait des signes, un orchestre entonna Si demain la guerre, la salle reprit en chœur ce refrain mâle, trois ouvrières décorées, sous l’uniforme de l’Aviation-Chimie, parurent au premier plan de la tribune, l’une d’elles portant le nouveau drapeau de l’école en soie rouge-feu richement brodé d’or…
Des sourires contraints étalés sur des uniformes neufs entourèrent Kondratiev pendant le bal. Le commandant de la garnison, n’ayant rien compris au discours, mais fortifié dans sa bonne humeur par une légère ivresse, avait des grâces d’ours gorgé de sucreries. Pour les sandwiches qu’il offrait, allant les chercher au buffet, à trois salles de là, il trouvait des expressions câlines dans des moues enamourées… « Goûtez-moi de ce cher petit caviar, mon cher camarade… ah, la vie, la vie ! » Quand il traversait le cercle des danseurs, un plateau à la main, la face épanouie, les bottes si luisantes qu’elles reflétaient la soie mouvante des robes, il paraissait sur le point de glisser grotesquement à la renverse, mais il progressait cependant, malgré son embonpoint, avec une légèreté extraordinaire de cavalier des plaines. Le chef de l’école, un bouledogue rougeaud dont les minuscules prunelles bleues gardaient une expression froidement acérée, ne bougeait pas, ne disait mot, figé dans une grimace souriante de potiche, les jambes croisées, à côté du délégué du Comité central, et il ruminait des lambeaux de phrases incompréhensibles, qui pouvaient être terribles, cela il le percevait nettement, qui suspendaient sur lui, quelle que fût sa loyauté, une obscure menace. « Nous sommes couverts de crimes et pourtant nous avons raison devant l’univers… Vos aînés ont presque tous péri servilement, servilement… » C’était si incroyable qu’il s’arrêtait court dans son ruminement pour guigner du coin de l’œil Kondratiev – au fait, était-ce bien l’authentique Kondratiev, membre suppléant du C.C. ou quelque ennemi du peuple abusant de la confiance des organisations, falsifiant les documents officiels avec le concours des agents de l’étranger, pour porter au cœur de l’Armée rouge une parole de trahison ? Le soupçon le tenailla si fort qu’il se leva, s’en alla à petits pas inquiets vers le buffet, voir de près la photo du camarade encadrée de rubans rouges. Elle ne permettait pas le doute, mais les artifices de l’ennemi sont inépuisables, les complots, les procès, les trahisons des maréchaux mêmes l’ont assez prouvé. Cet imposteur pouvait être grimé ; les services d’espionnage usent des ressemblances fortuites avec un art consommé ; la photo pouvait être fausse ! Le camarade Boulkine, récemment promu lieutenant-colonel, qui avait vu disparaître, probablement fusillés, trois de ses supérieurs en trois ans, s’affola tout à fait. Sa première pensée fut de faire garder les issues et d’alerter le Service secret. Quelle responsabilité ! La sueur lui en vint au front. Au travers des couples entraînés par le mouvement du tango, il aperçut le chef de la Sûreté de la ville qui s’entretenait très sérieusement avec Kondratiev – peut-être au fait le devinait-il, l’interrogeait-il sans en avoir l’air ? Le lieutenant-colonel Boulkine, charpenté en bouledogue, le front conique, barré de plis horizontaux qui exprimaient la tension de son esprit, erra par les salons, à la recherche du commissaire politique, qu’il finit par trouver, préoccupé lui aussi, à la porte de la cabine téléphonique, fil direct avec la capitale.
– Savéliev, mon ami, lui dit Boulkine en le prenant par le bras, je ne sais pas ce qui se passe… J’ose à peine le penser… Je… Êtes-vous sûr que ce soit le véritable orateur du Comité central ?
– Que dites-vous, Filon Platonovitch ?
Ce n’était pas une réponse. Ils chuchotèrent avec effroi, firent le tour de la grande salle pour observer encore Kondratiev qui, les jambes haut croisées, fumait, se sentant bien, diverti par les danseurs parmi lesquels il y avait de belles jeunes filles et des gars de bonne substance humaine… À le voir, le respect les cloua sur place. Boulkine, le moins intelligent des deux, poussa un long soupir et murmura d’un ton confidentiel :
– Ne pensez-vous pas, camarade Savéliev, que ce pourrait être l’annonce d’un tournant du C.C. ?… L’indication d’une nouvelle ligne pour l’éducation politique des cadres subalternes ?
Le commissaire Savéliev se demanda s’il n’avait pas commis une folie en téléphonant, bien qu’en termes extrêmement circonspects, au Commissariat central, un résumé du discours Kondratiev. Il faudrait en tout cas aller dire au camarade délégué du C.C. en prenant congé de lui, que « les précieuses directives contenues dans son rapport si intéressant serviraient dès demain à orienter tout notre travail d’éducation… ». À haute voix, il conclut :
– C’est possible, Filon Platonovitch, mais avant d’avoir reçu des instructions complémentaires, je crois que nous devons nous abstenir de toute initiative…
Kondratiev s’en allait, pressé de s’évader du cercle des gradés obséquieux. Il n’y réussit que pendant un très bref instant, s’étant trouvé seul, par un hasard inconcevable, à la sortie de la grande salle pleine de musique et de mouvement. Deux visages de danseurs émergèrent devant lui, l’un charmant, qui avait un rire des yeux tout à fait printanier, l’autre fermement dessiné, que l’on eût dit éclairé d’une lueur mate : Sacha. Sacha retint sa danseuse et ils tournèrent lentement sur place pour que le jeune homme pût se pencher vers Kondratiev :
– Merci, Ivan Nicolaévitch, pour ce que vous nous avez dit…
Le mouvement rythmé ramena vers Kondratiev l’autre tête, entourée de tresses châtaines nouées sur la nuque, et elle avait sous un front sans rides des sourcils dorés ; le mouvement l’écarta, ce fut Sacha, sa bouche mate, son regard intense et voilé, qui se rapprocha. Sacha dit doucement, dans le bruit de la musique, sans émotion apparente :
– Ivan Nicolaévitch, je crois que l’on vous arrêtera bientôt.
– Je le crois aussi, dit simplement Kondratiev en leur faisant de la main un petit salut affectueux.
Il avait hâte de fuir ce monde irritant, ces grosses têtes d’intelligence rudimentaire, trop bien nourries, ces insignes de commandement, ces jeunes femmes trop bien coiffées qui n’étaient que de jeunes sexes sous des soies voyantes, ces jeunes hommes inquiets malgré eux, incapables de penser vraiment parce que plusieurs disciplines le leur interdisaient et qui portaient presque joyeusement leurs vies vers des sacrifices prochains qu’ils ne comprendraient pas… C’est peut-être une chose admirable que nous ne puissions pas dominer entièrement notre cerveau et qu’il nous impose des images et des idées que nous préférerions chasser lâchement : ainsi la vérité fait son chemin malgré l’égoïsme et l’inconscience. Dans le grand salon illuminé, pendant une valse, Kondratiev s’était tout à coup souvenu d’un matin d’inspection sur le front de l’Èbre. Inspection inutile, comme tant d’autres. Les états-majors ne pouvaient déjà remédier à rien. Ils considéraient un moment, d’un air compétent, les positions de l’ennemi sur des collines rousses mouchetées de buissons comme la peau de panthère. Le matin était d’une fraîcheur de commencement du monde, des brumes bleues s’effilochaient sur les pentes de la sierra, la pureté du ciel grandissait d’instant en instant, les rayons du soleil y montèrent prodigieusement droits, prodigieusement visibles, déployés en éventail juste au-dessus de la courbe étincelante du fleuve qui divisait les armées… Kondratiev savait que les ordres ne seraient plus ni exécutés ni exécutables, que ceux qui les donneraient, ces colonels, semblables les uns à des mécaniciens fatigués par trop de veilles, les autres à de beaux messieurs (qu’ils devaient être en vérité) sortis du ministère pour un week-end au front, tout prêts à repartir pour Paris en mission secrète, avion et wagon-lit, tous ces chefs de la défaite, héroïques et méprisables, ne se faisaient plus aucune illusion sur eux-mêmes… Kondratiev leur tourna le dos et remonta seul, par un sentier de chevrier semé de cailloux blancs, vers l’abri du chef de bataillon. À un tournant, un léger bruit sourd et rythmique l’attira vers une crête proche ; des chardons poussaient au sommet, hérissés, solitaires, sur une terre rèche et leurs buissons durs, épargnés par le bombardement de la veille, entraient dans le ciel. Juste au-dessous de ce minuscule paysage de désolation, une équipe de miliciens travaillait en silence à combler une large fosse où s’alignaient des cadavres d’autres miliciens. Les vivants et les morts portaient les mêmes vêtements, ils avaient presque les mêmes visages, ceux des morts prenant la couleur de la terre, plus navrants que terribles avec leurs bouches entrouvertes, leurs lèvres parfois gonflées et sur eux le mystère de l’absence du sang ; ceux des vivants, maigres et concentrés, inclinés vers la terre, huilés de sueur, sans regard, comme ignorés de la lumière matinale. Ces hommes travaillaient vite, avec ensemble, leurs pelletées ne faisant qu’un seul jet de terre d’où montait un petit bruit assourdi. Personne ne les commandait. Pas un ne se retourna vers Kondratiev, pas un ne perçut probablement sa présence. Gêné d’être là, derrière eux, complètement inutile, Kondratiev redescendit en s’efforçant de ne pas faire glisser les cailloux sous ses pas… Maintenant, il s’esquivait ainsi du bal et personne ne se retournait sur lui, aussi lointain pour ces jeunes soldats-danseurs que pour les miliciens-fossoyeurs de là-bas. Et de même que là-bas, l’état-major le rejoignit, s’empressa autour de lui, sollicita son avis, ici, sur le grand escalier de marbre. Il dut descendre entouré des commissaires, des secrétaires, des commandants, en déclinant leurs invitations. Les plus haut gradés lui offraient de passer la nuit chez eux, d’assister le lendemain à la manœuvre, de visiter les ateliers, l’école, le casernement, la bibliothèque, la piscine, la section disciplinaire, la cavalerie motorisée, l’hôpital modèle, l’imprimerie-ambulante… Il souriait, remerciait, tutoyait des inconnus, plaisantait même, malgré sa violente envie de leur crier : « Assez ! Taisez-vous à la fin ! Je ne suis pas de la race des états-majors, peut-on se méprendre à ma figure ? » Tous ces fantoches ne se doutaient pas qu’il serait arrêté un de ces jours, lui qui ne leur apparaissait qu’à travers l’ombre géante du sceau du Comité central…
Il dormit dans la Lincoln du C.C. Quelque part sur la route, un peu avant l’aube, un choc le tira du sommeil. Le paysage commençait à se dégager des ténèbres, c’étaient des champs noirs sous des étoiles pâles. Cette désolation nocturne, Kondratiev la retrouva quelques heures plus tard sur un visage de femme, au fond des yeux de Tamara Léontiévna, venue au rapport dans son bureau du trust des Combustibles. Il se sentait de bonne humeur, il eut un geste familier d’homme sain, il lui prit le bras en souriant, et une frayeur confuse s’insinua aussitôt en lui.
– Voyons, c’est très bien réglé, cette affaire avec le syndicat du Donietz, ce sera fait en vingt-quatre heures, mais qu’avez-vous, Tamara Léontiévna, êtes-vous malade ? Il ne fallait pas venir ce matin, si vous vous sentiez mal…
– Je serais venue à tout prix, murmurait la jeune femme, de ses lèvres décolorées, excusez-moi, il faut, il faut que je vous avertisse…
Elle fut désespérée, ne sachant comment dire.
– Allez-vous-en, Ivan Nicolaévitch, partez tout de suite et ne revenez pas ! J’ai surpris sans le vouloir une conversation téléphonique entre le directeur et… je ne sais qui… je ne veux pas savoir, je n’ai pas le droit de savoir, je n’ai pas non plus le droit de vous dire, qu’est-ce que je fais, mon Dieu !
Kondratiev lui prit chaudement les deux mains, elle avait les mains glacées.
– Voyons, voyons, je sais moi-même, Tamara Léontiévna, calmez-vous… Vous croyez que je vais être arrêté ?
Elle fit oui des paupières.
– Allez-vous-en, vite, vite…
– Mais non, dit-il, nullement.
Il se détachait d’elle, redevenant le distant sous-directeur chargé du contrôle des plans spéciaux :
– Je vous remercie, Tamara Léontiévna, vous allez compléter pour deux heures le dossier des houillères de louzovka. En attendant, demandez-moi au téléphone le Secrétaire général du parti. Insister de ma part pour obtenir le cabinet du Secrétaire général… Tout de suite, je vous prie.
Cette clarté serait celle du dernier jour ? Une chance sur mille d’obtenir l’audience… Et là ? Le beau poisson de mer tout cuirassé d’écailles, dont chacune reflète la lumière entière d’un univers asphyxiant, se débat dans la nasse en plein impossible, asphyxiant, tout cela – mais je suis prêt. Il fumait rageusement, tirant deux bouffées d’une cigarette, puis l’écrasait sur le bord de la table et la jetait violemment sur le parquet. Il en rallumait une autre aussitôt et ses mâchoires se soudaient, il s’oubliait dans son fauteuil directorial, dans cet absurde cabinet de travail, antichambre d’un lieu de supplices imprévisibles. Tamara Léontiévna revint sans frapper.
– Je ne vous ai pas appelée, dit-il hargneusement, laissez-moi seul… Ah oui, vous me passerez la communication à l’appareil…
Fuir, en effet, une mince possibilité existait peut-être ?
– Quoi encore ? Les houillères de Gorlovka ?
– Non, non, disait Tamara Léontiévna, j’ai demandé l’audience pour vous, il vous attend à trois heures précises au Comité central…
– Quoi, quoi ? Vous avez fait cela ? Mais qui vous l’a permis ? Vous êtes folle, ce n’est pas vrai ! Je vous dis que vous êtes folle !
– J’ai entendu SA VOIX, continuait Tamara, IL est venu LUI-MÊME à l’appareil, je vous assure…
Elle parlait de lui avec une vénération terrifiée. Kondratiev se pétrifiait : le gros poisson de mer qui commence à crever.
– C’est bien, dit-il sèchement. Occupez-vous du rapport du Donietz… Gorlovka et cætera… Et si vous avez mal à la tête, prenez de l’aspirine.
… Trois heures moins dix, la grande salle du Secrétariat général. Deux présidents de Républiques fédérées y conversaient à voix basse. D’autres présidents de Républiques disparurent, dit-on, en sortant d’ici… Trois heures. Le vide. Des pas dans le vide.
– Veuillez entrer…
Entrer dans le vide.
Le chef était debout dans la blancheur atténuée du vaste cabinet. Ramassé sur lui-même. Il reçut Kondratiev sans un mouvement de bienvenue. Ses yeux roux avaient un regard opaque. Il murmura : « Salut ! » d’un ton indifférent. Kondratiev n’éprouvait nulle crainte : plutôt la surprise d’être presque impassible. Bon, nous voilà face à face, toi, le chef et moi qui ne sais pas si je suis à la vérité un vivant ou un mort, abstraction faite d’une certaine durée d’importance secondaire. Eh bien ?
Le chef faisait trois ou quatre pas au-devant de lui sans lui tendre la main. Le chef le regardait de la tête aux pieds, lentement, durement, Kondratiev entendit l’interrogation trop grave pour être proférée : « Ennemi ? » et il y répondit de même sans desserrer les lèvres : « Ennemi, moi ? Es-tu fou ? »
Le chef demanda tranquillement :
– Alors, tu trahis, toi aussi ?
Tranquillement, du fond d’un calme sûr, Kondratiev répondit :
– Je ne trahis pas, moi non plus.
Chaque syllabe de cette terrible phrase se détachait comme un bloc de glace dans une blancheur polaire. Sur de telles paroles, impossible de revenir. Quelques secondes encore et tout serait fini. Pour de telles paroles, ici, on devrait être anéanti sur place, instantanément, Kondratiev les acheva fermement :
– Et tu dois le savoir.
N’allait-il pas appeler, donner des ordres d’une voix si furieuse qu’elle en paraîtrait éteinte ? Les mains ballantes du chef esquissèrent plusieurs petits mouvements incohérents. Cherchaient-elles le timbre ? Faites sortir ce misérable, arrêtez-le, supprimez-le ! Ce qu’il dit est mille fois pire que la trahison ! Une tranquille résolution tout à fait désarmée fit parler Kondratiev :
– Ne te mets pas en colère. Cela ne servirait à rien. Tout ceci m’est pénible… Écoute… Tu peux me croire, tu peux ne pas me croire, cela m’est presque indifférent, la vérité restera la vérité. Et c’est que, malgré tout…
– Malgré TOUT ?
– … je te suis fidèle… Il y a beaucoup de choses qui m’échappent. Il y en a trop que je comprends. Je suis angoissé. Je pense au pays, à la révolution, à toi, oui, à toi – je pense à eux… À eux surtout, je te le dis franchement. Leur fin me laisse un regret épouvantable : quels hommes ils étaient ! Quels hommes ! L’histoire met des millénaires à en produire de si grands ! Incorruptibles, intelligents, formés par trente, quarante années décisives, et purs, purs ! Laisse-moi dire, tu sais que j’ai raison. Tu es pareil à eux, toi, c’est ton mérite essentiel…
(Ainsi Caïn et Abel issus des mêmes entrailles sous les mêmes étoiles…)
Le chef écarta des deux mains des obstacles invisibles. Sans émotion apparente, en regardant ailleurs et même en se donnant une expression détachée, il dit :
– Pas un mot de plus sur ce thème, Kondratiev. Il fallait ce qu’il fallait. Le parti et le pays m’ont suivi… Pas à toi d’en juger… Tu es un intellectuel, toi… (un sourire malveillant s’indiqua sur sa face terne). Moi, tu sais, je ne l’ai jamais été…
Kondratiev haussait les épaules.
– Qu’est-ce que ça peut bien nous faire… Ce n’est pas le moment de discuter les travers de l’intelligentsia… Elle a rudement servi, tout de même, hein ?… Nous aurons bientôt la guerre… Les comptes se régleront, tous les sales vieux comptes, tu le sais mieux que moi… Nous périrons peut-être jusqu’au dernier en t’entraînant avec nous. Mettons les choses au mieux : tu seras le dernier d’entre les derniers. Tu tiendras une heure de plus que nous, grâce à nous, sur nos ossements. La Russie manque d’hommes, d’hommes qui aient dans la tête ce que nous avons, nous, ce qu’ils avaient, eux… Qui aient étudié Marx, connu Lénine, fait Octobre, accompli tout le reste, le meilleur et le pire ! Combien restons-nous ? Tu sais le compte, tu y figures toi-même… Et la terre va se mettre à trembler comme quand les volcans se réveillent tous à la fois, d’un continent à l’autre. Nous serons sous terre, nous, à l’heure noire et toi, tu seras seul, Voilà.
Kondratiev continua sur ce ton tristement persuasif :
– Tu seras seul sous l’avalanche, avec le pays crevant de souffrance derrière toi, une foule d’ennemis autour de toi… Personne ne nous pardonnera d’avoir commencé le socialisme même avec tant de barbarie stupide… Que tes épaules soient solides, je n’en doute pas… Solides comme les nôtres : les nôtres t’ont porté… Seulement, nous avons la place de l’individu dans l’histoire : pas très grande, cette place, surtout quand l’homme s’est isolé au sommet du pouvoir… J’espère que tes portraits, grands comme les édifices, ne te font pas illusion là-dessus ?
La simplicité de cette parole accomplissait un miracle. Ils marchèrent côte à côte sur le tapis blanc. Lequel emmenait l’autre ? Ils s’arrêtèrent devant la mappemonde : des océans, des continents, des frontières, des industries, des étendues vertes, notre sixième partie du monde, primitive, puissante et menacée… Un intense trait rouge indiquait, dans la région des banquises, la grande route de l’Arctique… Le chef s’intéressa au relief des monts Ourals : Magnitogorsk, notre nouvel orgueil, des hauts fourneaux aussi bien outillés que ceux de Pittsburgh ! C’est ça qui compte ! Le chef se retourna à demi vers Kondratiev, le geste plus distinct, la voix détendue. L’opacité de son regard se dissipait :
– Littérateur, va ! Tu devrais faire de la psychologie…
Un mouvement amusé du doigt compléta le mot : emmêler et démêler un écheveau imaginaire… Le chef sourit :
– De nos jours, mon vieux, Tchékhov et Tolstoï seraient d’authentiques contre-révolutionnaires… J’aime bien les littérateurs pourtant, sans avoir le temps de lire… Il y en a qui sont utiles… Je les fais payer très cher… Un roman leur rapporte parfois plus que plusieurs vies de prolétaires. Est-ce juste ou pas juste ? Nous avons besoin de ça… Mais je n’ai pas besoin de ta psychologie, Kondratiev.
Une pause un peu bizarre suivit. Le chef bourrait sa pipe. Kondratiev contemplait la mappemonde. Les morts ne peuvent plus bourrer leurs pipes ni s’enorgueillir de Magnitogorsk qu’ils ont construit ! Plus rien à ajouter, tout était mis au point sous une clarté impersonnelle qui ne permettait ni la manœuvre ni la crainte. Les conséquences en seraient ce qu’elles devaient être : irrévocables.
Le chef dit :
– Sais-tu que l’on t’a dénoncé ? Que l’on t’accuse de trahison ?
– Naturellement ! Comment tous ces salauds ne me dénonceraient-ils pas ? Ils ne vivent que de ça. Ils bouffent des dénonciations matin et soir…
– Ce qu’ils affirment ne semble pas invraisemblable…
– Parbleu ! Ils savent cuisiner ça. À notre époque, quoi de plus facile ? Mais quel que soit le puant galimatias qu’ils t’envoient…
– Je sais. J’ai étudié l’affaire. Une histoire espagnole plus qu’idiote… Tu as eu tort de t’en mêler, c’est certain… Qu’on en ait fait là-bas, des saletés et des bêtises, je le sais mieux que quiconque… Ce stupide procureur voulait te faire arrêter… Une fois en chemin, ils arrêteraient tout Moscou. C’est une brute dont il faudra nous débarrasser un jour. Une sorte de maniaque.
« Passons. Ma décision est prise. Tu pars pour la Sibérie orientale, on t’apportera ta nomination demain matin. Ne perds pas un jour… Zolotaya Dolina, la Vallée de l’Or, tu sais ce que c’est ? Notre Klondyke, une production augmentée chaque année de 40 à 50 %… Des techniciens admirables, plusieurs affaires de sabotage comme il se doit… »
Content de lui-même, le chef se mit à rire. La plaisanterie ne lui réussissant pas, le rendait parfois agressif. Il se voulait jovial. Son rire était toujours un peu forcé.
– Il nous faut là un homme de caractère ; des nerfs, de l’enthousiasme, l’instinct marxiste de l’or…
– Je déteste l’or, dit Kondratiev avec une sorte d’emportement.
La vie ? L’exil dans les montagnes de Yakoutie, dans la brousse blanche, au milieu des placers secrets, inconnus de l’univers ? Son être entier s’était préparé à une catastrophe, endurci à l’attendre, accoutumé à la souhaiter amèrement comme l’homme pris de vertige au-dessus d’un précipice sait qu’un double en lui aspire au soulagement de la chute. Alors quoi ? Tu me fais grâce après ce que je suis venu te dire ? Te joues-tu de moi ? Ne vais-je pas, sortant d’ici disparaître à un coin de rue ? Il est trop tard pour nous rendre confiance, tu nous as trop massacrés, je ne crois plus en toi, je ne veux pas de tes missions qui sont des pièges ! Tu n’oublieras jamais ce que je t’ai dit et si tu me fais grâce aujourd’hui, c’est pour ordonner mon arrestation dans six mois, quand le remords et le soupçon te monteront à la tête…
– Non, Iossif, je te remercie de m’accorder la vie, je crois en toi, je venais chercher ici mon salut, tu es grand quand même, toi, tu es parfois aveugle lorsque tu frappes, tu es perfide, tu es dévoré de sanglantes jalousies, mais tu es encore le chef de la révolution, nous n’avons que toi, je te remercie.
Kondratiev contint l’effusion comme la protestation. Il n’y eut pas de pause. Le chef riait de nouveau :
– Littérateur, je le disais bien. Moi, l’or, je m’en moque… Excuse-moi, c’est jour d’audience. Tu prendras le dossier de l’Or au secrétariat, étudie-le. Les rapports, tu me les enverras directement. Je compte sur toi. Bon voyage, frère !
– Entendu. Porte-toi bien. Au revoir.
L’audience avait duré quatorze minutes… Kondratiev reçut des mains d’un secrétaire une serviette de cuir sur laquelle se détachaient en lettres dorées ces mots magiques : Trust de l’Or de la Sibérie orientale. Il passa sans les voir devant des uniformes bleus. La clarté du jour lui parut transparente. Il marcha un moment parmi les passants sans penser à rien. Une joie physique montait en lui, à laquelle son esprit demeurait étranger. Il éprouvait aussi une tristesse pareille à un sentiment d’inutilité. Il alla s’asseoir sur un banc de square devant des arbres déshérités et des pelouses d’un vert insignifiant. Des enfants surveillés par une grand-mère faisaient des pâtés avec la terre fangeuse. Les longs tramways jaunes roulaient un peu plus loin ; le grondement de leurs ferrailles se répercutait contre la façade d’un building de construction récente, en verre, fer et ciment armé. Huit étages de bureaux ; cent quarante compartiments contenant les mêmes portraits du chef, les mêmes appareils à calculer, les mêmes verres de thé sur les tables des directeurs et des comptables, les mêmes existences soucieuses… Une mendiante passa, traînant des marmots après elle. « Pour l’amour du Christ… », disait-elle en tendant une jolie main brune, pure de lignes. Kondratiev y mit une poignée de menue monnaie. Sur chacune de ces piécettes, se souvint-il, on pouvait lire : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! Il se passa la main sur le front. Ce cauchemar serait fini ? Oui, fini, pour un temps au moins, mon petit cauchemar personnel – mais tout le reste continue, rien n’est éclairci, aucune aube ne point sur les tombes, aucun espoir véritable n’est permis pour demain, il faut encore que nous cheminions à travers les ténèbres, la glace, le feu… Stefan Stern est sans doute mort, il faut le souhaiter pour lui. Kiril Roublev a disparu ; avec lui s’éteint la lignée de nos théoriciens de la grande époque… Il ne reste plus dans nos écoles supérieures que de plates canailles armées d’une dialectique inquisitoriale aux trois quarts morte. Les noms et les visages se pressaient dans sa mémoire comme de coutume. Quel paisible mouvement, celui des miliciens de l’Èbre qui couvraient de terre, à lourdes pelletées, leurs camarades couchés dans la fosse commune ! Les mêmes hommes dans la fosse, au bord de la fosse, enterrés, fossoyeurs, les mêmes ! Ils se couvraient de terre eux-mêmes sans se décourager de vivre et de combattre. Il faut continuer, camarades, évidemment. Laver les sables aurifères. Kondratiev ouvrit la serviette du trust de l’Or. Les cartes seules l’y intéressèrent, à cause de leur magie propre, ce reflet algébrique de la terre. Celle de la région du Vitim dépliée sur le genou, Kondratiev contempla les hachures qui signifiaient des hauteurs, des teintes vertes qui indiquaient les forêts, le bleu des cours d’eau… Pas de villages, des solitudes sévères, de la brousse sur du roc, des eaux froides nuancées par le ciel et la pierre, des mousses lumineuses étalées sur les roches, la végétation basse et tenace de la taïga, des ciels indifférents. L’homme, parmi ces splendeurs décharnées de la terre, se sent abandonné à une glaciale liberté dépourvue de sens humain. Les nuits scintillent, elles ont un sens inhumain, il arrive que leur scintillement endorme à jamais le dormeur fatigué. Bodaïbo n’est sans doute qu’une bourgade administrative entourée de défrichements, en plein désert boisé, dans une clarté métallique d’éclair fixe. « J’emmènerai Tamara Léontiévna, pensa Kondratiev, elle consentira. Je lui dirai : Tu es droite comme les jeunes bouleaux de ces montagnes, tu es jeune, j’ai besoin de toi, nous allons nous battre pour l’or, entends-tu ? » Le regard de Kondratiev se détacha de la carte pour suivre une joie au-delà des choses visibles. Et il découvrit des chaussures éreintées, lacées par des ficelles, un bord de pantalon poussiéreux. L’homme ne portait qu’une chaussette, tombée comme un chiffon sale. Ses pieds exprimaient la violence et la résignation, un acharnement à quoi ? À parcourir la ville ainsi qu’une jungle pour y chercher la pitance, le savoir, les idées dont on vivra le lendemain sans apercevoir les étoiles refoulées dans leur immensité par les enseignes lumineuses. Kondratiev tourna lentement la tête pour examiner son voisin, un jeune homme dont les mains se nouaient sur un cahier ouvert rempli d’équations. Il avait cessé de lire, ses yeux gris exploraient le square avec une attention aiguë et désœuvrée. En chasse, toujours en proie à la même âpreté désolée ? « Dans cette détresse et cet ennui, personne à qui serrer la main », dit le poète, mais le vagabond Maxim l’Amer, Gorki, transcrit : « Personne à qui casser la gueule… » Un front obstiné sous la visière de la casquette relevée à la mode des voyous. Des traits irréguliers, travaillés à l’intérieur par une violence anémiée, le grain de la peau blafard. Des yeux nets : pas alcoolique. Le mouvement du corps du jeune homme sur le banc gardait un élan flexible. Ce dormeur-là, couché sur la terre nue des Sibéries, aucun scintillement d’étoiles ne le tuerait, car son acharnement ne s’endormait jamais. Kondratiev l’oublia un moment.
… Tels devaient être les rôdeurs de la taïga du Haut-Angara, du Vitim, de la Tchara, de la Zolotaya Dolina, Vallée de l’Or. Ils suivent à d’invisibles traces les bêtes des bois, ils devinent l’orage, ils craignent l’ours, ils le tutoient comme un frère aîné qu’il est sage de respecter. Ce sont eux qui apportent aux comptoirs de la solitude les fourrures argentées et des bourses de cuir rebondies, pleines de grains d’or – pour le trésor de guerre de la République socialiste. Un petit fonctionnaire silencieux parce qu’il a perdu l’habitude de la parole, qui vit seul avec sa femme, son chien, sa mitraillette et les oiseaux du ciel, dans une isba en gros rondins noircis, pèse les grains d’or, compte les roubles, vend la vodka, les allumettes, la poudre, le tabac, la précieuse bouteille vide, fait des inscriptions au livret de travail de l’Équipe coopérative des chercheurs d’or. Il avale en souriant un verre d’eau-de-vie, il établit un calcul, il dit à l’homme de la taïga : « Camarade, ce n’est pas assez. Tu n’as rempli la tâche prévue par le plan de la production qu’à raison de 92 %… Ça ne va pas. Rattrape-toi ou je ne pourrai plus te vendre de l’alcool… » Il le dit d’une voix éteinte, et il ajoute : « Palmyra, apporte-nous du thé… », car sa femme s’appelle Palmyra, mais il ignore que c’est un nom merveilleux de cité disparue dans un autre monde, sous les sables, les palmes, le soleil… Ces chasseurs, ces prospecteurs, ces laveurs d’or, ces jeunes géologues, ces ingénieurs yakoutes, bouriates, mongols, toungouses, oryates, grands-russiens des capitales, jeunes communistes, membres du parti, initiés à la sorcellerie des shamans, ces commis demi-fous de solitude, leurs femmes, leurs petites Yakoutes des hameaux perdus, qui se vendent dans l’angle obscur de l’habitation, pour une pincée de grains blonds ou pour un paquet de cigarettes, les contrôleurs du trust, guettés sur les pistes par des fusils sciés, les ingénieurs qui connaissent les dernières statistiques du Transvaal et les méthodes nouvelles du forage hydraulique pour l’exploitation des couches aurifères profondes, tous, tous, ils vivent une vie magnifique sous le double signe du Plan et des nuits scintillantes, à l’avant-garde des hommes en marche, en tête à tête avec la Voie lactée ! – Le préambule du Rapport sur l’émulation socialiste et le sabotage dans les placers d’or de la Zolotaya Dolina contenait ces lignes : « … Comme le disait naguère notre grand camarade Toulaév traîtreusement assassiné par les terroristes trotskystes-fascistes au service de l’impérialisme mondial, les travailleurs de l’or forment un contingent d’élite à la pointe de l’arfilée socialiste. Ils battent Wall Street et la City avec les armes mêmes du capitalisme… » Ah, Toulaév, ce gros imbécile, et ce rabâchage de procureurs ivres de bassesse… Platement dit, pour l’or, vrai tout de même… Les vents glacés du Nord roulent vers cette contrée des nuages violacés chargés de neige. Derrière eux, la blancheur recouvre l’univers rendu à une sorte de néant. Devant eux fuient de telles multitudes d’oiseaux que le ciel en est couvert. Au couchant, certaines volées lointaines d’oiseaux blancs déroulent avec lenteur dans la nue de légers serpents dorés. Le plan doit être accompli avant l’hiver.
Kondratiev redécouvrit les chaussures lacées de ficelles du marcheur en détresse.
– Étudiant ?
– Technologie, troisième année.
Kondratiev pensait à trop de choses à la fois. À l’hiver, à Tamara Léontiévna qui viendrait, à la vie recommencée, aux enfermés de la prison intérieure où il avait cru finir cette journée, aux morts, à Moscou, à la Vallée de l’Or. Sans regarder le jeune homme – et que lui importait après tout ce maigre visage amer ? –, il dit :
– Veux-tu te battre avec l’hiver, avec le désert, avec la solitude, avec la terre, avec les nuits ? Te battre, entends-tu ? Je suis chef d’entreprise. Je t’offre du travail dans la brousse sibérienne.
L’étudiant répondit sans prendre le temps de réfléchir :
– Si c’est sérieux, j’accepte, Je n’ai rien à perdre, moi.
– Moi non plus, murmura allégrement Kondratiev.
9. QUE LA PURETÉ SOIT TRAHISON
Le procureur Ratchevsky trouva sur son bureau un journal étranger qui annonçait (l’entrefilet dûment encadré de rouge) le procès imminent des assassins du camarade Toulaév. « De notre correspondant spécial : Il est question dans les milieux informés… – les principaux accusés – l’ancien haut-commissaire à la Sûreté, Erchov, l’historien Kiril Roublev, ex-membre du Comité central, le secrétaire régional de Kourgansk, Artème Makéev, un agent direct de Trotsky dont le nom est encore gardé secret… – auraient fait des aveux complets… – on espère que ce procès fera la lumière sur certains points laissés obscurs par les procès précédents… » Le service de presse du commissariat aux Affaires étrangères joignait une demande de renseignements sur les origines de cette information. Émanant de la Cour suprême, elle avait pourtant été communiquée, sous une forme officieuse, par ce même service. Calamité. Vers midi, le procureur apprit que l’audience qu’il sollicitait depuis plusieurs jours lui était accordée.
Le chef le reçut dans une étroite antichambre, entre deux portes, devant une table nue recouverte de verre. L’audience dura trois minutes et quarante-cinq secondes. Le chef semblait distrait.
– Bonjour. Asseyez-vous. Eh bien ?
Ratchevsky le voyait mal, gêné par ses lunettes bombées. Le cristal décomposait l’image du chef en détails absorbants : rides aux coins des yeux, sourcils noirs et touffus mêlés de poils blancs… Le procureur, un peu penché en avant, les deux mains appuyées sur le rebord de la table (car il n’osait pas faire un geste), fit son rapport. Il ne savait pas très bien ce qu’il disait, mais l’automatisme professionnel lui permit d’être bref et précis : 1° les aveux complets des principaux accusés ; 2° le décès inattendu de celui qui semblait être l’âme de la conspiration, le trotskyste Ryjik, décès dû à l’impardonnable négligence de la camarade Zvéréva, chargée de l’instruction ; 3° les présomptions très fortes réunies contre Kondratiev, dont la culpabilité – si elle était prouvée – démontrerait la liaison des conspirateurs avec l’étranger… Un doute devait être admis en principe tant que Kondratiev n’aurait pas été soumis à l’instruction… Toutefois…
Le chef coupa :
– J’ai vidé cette affaire. Elle ne vous intéresse plus.
Le procureur s’inclina, étranglé.
– Ah, tant mieux, je vous remercie…
Pourquoi remerciait-il ? Il éprouvait une sensation de chute verticale. On tomberait ainsi du haut des gratte-ciel d’une cité inimaginable, le long des fenêtres carrées – carrées – carrées – cinq cents étages…
– La suite ?
Quelle suite ? Le procureur revint, comme à tâtons, sur les aveux complets des principaux accusés…
– Ils ont avoué ? Et vous n’avez aucun doute ?
Mille étages, l’asphalte en bas. Le crâne sur l’asphalte avec une vitesse de bolide.
– … Non, dit Ratchevsky.
– Appliquez donc la loi soviétique. Vous êtes le procureur.
Le chef se levait, les mains dans les poches.
– Au revoir, camarade procureur.
Ratchevsky s’en alla comme un automate. Aucune question ne se posait à lui. Il s’abandonna, dans l’automobile, à un engourdissement d’homme assommé.
– Je ne reçois personne, dit-il à son secrétaire, laissez-moi seul…
Il s’assit devant sa table. Le vaste bureau n’offrait rien à quoi le regard s’attachât (le portrait du chef en grandeur naturelle étant derrière le fauteuil du procureur). « Que je suis fatigué, se dit-il, et il appuya son front sur ses paumes. Somme toute, je n’ai plus qu’une issue : me faire sauter la cervelle… » L’idée se formula elle-même, dans son cerveau, tout à fait simplement. Le téléphone grinça – fil direct du commissariat de l’Intérieur. Ratchevsky, en décrochant le récepteur, perçut quelle lassitude était dans ses membres. Il n’y avait en lui que cette idée-là, réduite à une puissance impersonnelle, sans émotion, sans images, sans discussion, évidente. « Allô… » Gordéev s’enquit de cette « déplorable indiscrétion qui informait certains journaux européens concernant une prétendue rumeur… Savez-vous quelque chose, Ignatii Ignatiévitch ? » Excessivement poli, Gordéev, usant de circonlocutions pour ne pas dire : « Je fais une enquête. » Ratchevsky commença par bafouiller.
– Quelle indiscrétion ? Vous dites ? Un journal anglais ? Mais toutes les communications de ce genre passent par le bureau de presse des Affaires étrangères…
Gordéev insista :
– Je crois que vous ne saisissez pas bien, cher Ignatii Ignatiévitch… Permettez que je vous lise cet entrefilet : De notre correspondant spécial…
Ratchevsky l’interrompit vivement :
– Ah, oui, je sais… Mon secrétariat avait transmis une communication verbale… sur indication du camarade Popov…
Gordéev parut embarrassé par la netteté inattendue de cette réponse.
– Bien, bien, disait-il en baissant la voix, c’est que… (la voix remonta d’un octave : peut-être y avait-il quelqu’un près de Gordéev ? peut-être cette conversation téléphonique était-elle enregistrée ?) avez-vous une note écrite du camarade Popov ?
– Non, mais je suis sûr qu’il s’en souvient très bien…
– Je vous remercie. Excusez-moi, Ignatti Ignatiévitch…
Ratchevsky, dans ses moments de grand travail, couchait souvent à la Maison du Gouvernement. Il y disposait d’un petit appartement sans ornements envahi par les dossiers. Il travaillait beaucoup lui-même, ne sachant pas utiliser les secrétaires et ne se fiant à personne. Soixante affaires de sabotage, de trahison, d’espionnage, à étudier avant de s’endormir, traînaient sur les meubles. Les plus secrètes étaient dans un petit coffre-fort, à la tête du lit. Ratchevsky s’arrêta devant ce coffre-fort et, pour surmonter sa torpeur, essuya longuement ses lunettes. « Évidemment, évidemment. » On lui apporta la collation habituelle qu’il dévora debout, devant la fenêtre, sans apercevoir le paysage du faubourg où s’allumaient d’innombrables points d’or. « C’est la seule chose à faire, la seule… » À cette chose, en elle-même, il ne pensait presque pas. Présente en lui, elle n’offrait pas de difficulté réelle. Se brûler la cervelle, quoi de plus simple ? On ne se doute pas comme c’est simple. C’était un homme élémentaire qui ne craignait ni la douleur ni la mort, ayant assisté à quelques exécutions. Il n’y a probablement pas de douleur véritable, rien qu’un choc d’une durée infinitésimale. Et les matérialistes que nous sommes n’ont pas à redouter le néant. Il aspirait au sommeil et à la nuit, ce qui donne le mieux l’image du néant, lequel n’existe pas. – Laissez-moi tranquille, laissez-moi tranquille ! Il n’écrirait rien. Cela vaudrait mieux pour les enfants. Comme il se souvenait des enfants, Sénia l’appela au téléphone :
– Tu ne rentres pas ce soir, papa ?
– Non.
– Papa, j’ai eu très bien aujourd’hui pour l’histoire et l’économie politique… Tiopka s’est coupé le bout du doigt en découpant des décalcomanies, Nioura l’a pansée d’après l’article « secours aux blessés » du manuel. Maman n’a plus mal à la tête. Tout va bien sur le front de l’intérieur ! Dormez bien, camarade papa-procureur !
– Dormez bien, mes chéris, répondit Ratchevsky.
Ah, nom de Dieu ! Il ouvrit le placard bas du petit bureau, en tira une bouteille de cognac et but au goulot. Ses yeux se dilataient, une chaleur violente l’envahit, c’était bon. La bouteille, brutalement posée devant lui, oscilla longuement. Tombera, tombera pas ? Elle ne tombait pas. Il asséna sur le bois, des deux côtés de la bouteille, de vigoureux coups de poing, mais une main promptement ouverte pour l’attraper au vol si elle faisait mine de tomber. « Tombera pas, canaille, hé-hé-hé-hé ! » Il riait avec de grands hoquets. « Une-balle-dans-la-tête, fiou-fiou-fiou-fiou ! Une-balle-dans-la-bouteille-fiou-fiou-fiou-fiou ! » Penché de tout son poids sur le côté, il s’efforça d’atteindre du bout des doigts un dossier bleu sur le guéridon voisin. L’effort le fit geindre. « Que je t’attrape, saleté, saleté… » Le bord du dossier saisi, il l’attira à lui avec une adresse sournoise et le happa en l’air, tandis que s’étalaient sur le tapis d’autres feuilles, le mit sur la table, envoya ses lunettes au diable par-dessus son épaule et se mit à épeler, en les soulignant d’un gros doigt salivé, les mots écrits sur la couverture : Sa-bo-ta-ge dans l’industrie chimique, affaire d’Akmolinsk. Les syllabes se chevauchaient, courant l’une après l’autre et chaque lettre, écrite en grosse ronde à l’encre noire, était bordée de feu vert. Son doigt capturait les syllabes, mais elles lui échappaient comme des souris, comme des rats, comme ces petits lézards du Turkestan qu’il attrapait à douze ans avec un nœud coulant fait d’un brin d’herbe – « ha ha ha ! J’ai toujours été spécialisé dans les nœuds coulants ! » Il déchira le dossier en quatre. « Ici, bouteille, ici, canaille, hurrah ! » Il but à en perdre le souffle, le rire, la conscience…
Quand il arriva, l’après-midi du lendemain dans son cabinet de procureur, Popov l’y attendait entouré des chefs de service qu’il congédia de la main. Ennuyé, Popov, jaune et le teint malade. Le procureur s’assit sous le grand portrait du chef, ouvrit sa serviette, prit un air aimable, mais la migraine lui pesait sur les paupières, il avait la bouche pâteuse et la respiration oppressée.
– Passé une vilaine nuit, camarade Popov, crise d’asthme, le cœur, je ne sais quoi, pas eu le temps de consulter un médecin… À vos ordres !
Popov demanda doucement :
– Avez-vous lu les journaux, Ignatii Ignatiévitch ?
– Pas eu le temps.
Il n’avait pas lu le courrier non plus, puisque les enveloppes non décachetées étaient là. Popov se frotta les mains.
– Bon, bon… Eh bien, camarade Ratchevsky, il vaut mieux que ce soit moi qui vous apprenne les nouvelles…
Ce ne devait pas être aisé, car il chercha dans ses poches un journal, le déplia, y trouva un certain texte vers le milieu de la troisième page.
– Tenez, lisez, Ignatii Ignatiévitch… D’ailleurs, tout est arrangé, je m’en suis occupé ce matin…
« Par décision du… et cætera… le camarade Ratchevsky, I. I., procureur près le Tribunal suprême, est relevé de ses fonctions… vu sa nomination à un autre poste… »
– Évidemment, dit Ratchevsky, sans émotion, car il apercevait une tout autre évidence.
Des deux mains, mollement, il poussa sa lourde serviette vers Popov.
– Voilà.
Popov disait avec des frottements de mains, des toussotements, de vagues sourires engageants – et tout cela n’avait aucune signification :
– Vous comprenez, n’est-ce pas, Ignatii Ignatiévitch… Vous avez accompli une tâche… surhumaine… Erreurs inévitables… Nous avons pensé à un poste qui vous permettrait de prendre quelque repos… Vous êtes nommé… (du fond de sa torpeur, Ratchevsky dressa l’oreille) nommé directeur des services du Tourisme… avec un congé préalable de deux mois… que je vous conseille amicalement de passer à Sotchi… ou à Souk-Sou, ce sont nos deux meilleures maisons de repos… La grande bleue, les fleurs, Aloupka, Alouchta, les sites, Ignatii Ignatiévitch ! Vous nous reviendrez avec des forces nouvelles… dix ans de moins… et le tourisme, vous savez, n’est pas négligeable !…
L’ex-procureur Ratchevsky parut se réveiller. Il gesticula. Les gros verres de ses lunettes jetèrent des éclairs. Un rire fendit horizontalement sa face concave.
– Enchanté ! Le tourisme, rêve de ma vie ! Les petits oiseaux dans les bois ! Les cerisiers en fleur ! La grande route de Svanétie ! Yalta ! Notre Riviera ! Merci, merci !
Ses deux mains noueuses et velues empoignèrent les mains molles de Popov, qui recula un peu, le regard agité, le sourire jaunissant.
Les fonctionnaires subalternes les virent sortir bras dessus, bras dessous comme de bons compères qu’ils étaient. Ratchevsky souriait de toutes ses dents jaunes et Popov avait l’air de lui raconter une bonne histoire. Ils montèrent ensemble dans une voiture du Comité central. Ratchevsky fit arrêter pour un moment dans la rue Maxime Gorki, devant une grande épicerie. Il en revint, ayant repris tout son sérieux, avec un paquet qu’il mit délicatement sur les genoux de Popov.
– Regarde, vieux !
Le goulot d’une bouteille, débouchée, se dégageait du papier.
– Bois, mon ami, bois le premier… disait amicalement Ratchevsky et son bras entourait les épaules chétives de Popov.
– Je vous remercie, dit froidement Popov, et du reste je vous conseille de…
Ratchevsky éclata :
– Vous me conseillez, cher ami ! Que c’est gentil !
Et il but goulûment, la tête renversée, la bouteille tenue haut d’un poing ferme, puis il se pourlécha les lèvres :
– Vive le tourisme, camarade Popov ! Savez-vous ce que je regrette ? D’avoir commencé ma vie en pendant des lézards !
Il ne dit plus rien ensuite, mais il déballa la bouteille pour voir ce qu’elle contenait encore. Popov le reconduisit jusque chez lui, en grande banlieue.
– Comment va votre famille, Ignatii Ignatiévitch ?
– All right, very well ! Elle va être prodigieusement heureuse ! Et la vôtre ! (Ricanait-il !)
– Ma fille est à Paris, dit Popov avec une pointe d’inquiétude. Il regarda l’ex-procureur près la Cour suprême descendre de l’auto devant une villa entourée d’arbustes décolorés. Ratchevsky mit lourdement les deux pieds dans une flaque boueuse, ce qui le fit rire et jurer. La bouteille émergeait de la poche de son pardessus, il la tâtait d’une main pareille à un gros crabe.
– Au revoir, mon vieux ! dit-il joyeusement ou méchamment et il courut vers la grille du jardinet.
« Un homme fini », pensa Popov. Et puis quoi ? Jamais celui-là n’avait valu grand-chose.
Paris ne ressemblait à aucune des images confuses que Xénia s’en était faites. Elle n’y retrouvait que fortuitement des ressemblances momentanées avec la double ville de son attente, capitale d’un monde en décomposition, capitale des insurrections ouvrières… Tout y était bâti depuis tant de siècles, et tant de pluie, tant de soleil, tant de nuit, tant de vie imprégnaient les vieilles pierres que la notion d’un achèvement unique s’imposait. Trouble mais bleuissante, la Seine coulait sous de vieux arbres dispersés, entre ses quais de pierre d’une nuance indécise. Ces pierres semblaient n’avoir plus de dureté, cette eau polluée de vaste ville ne pouvait être ni amère ni dangereuse – et nulle part ailleurs les noyés ne devaient susciter des larmes plus simples. Le tragique de Paris se vêtait d’une gloire usée, presque légère. Ce devenait un délice de s’arrêter devant une échoppe de bouquiniste, sous un squelette d’arbre, pour embrasser d’un seul regard les livres à peine vivants, pas encore tout à fait morts, dont les salissures gardaient l’empreinte de mains inconnues, les pierres du Louvre, de l’autre côté du fleuve l’enseigne de La Belle Jardinière, plus loin, à un carrefour trépidant de fourmilière, le dos voûté et la statue équestre du Pont-Neuf avec, dessous, son singulier petit square triangulaire presque au ras de l’eau ; et parmi les toitures lointaines la sombre flèche ouvragée de la Sainte-Chapelle. Les vieux quartiers sordides, marqués au visage par la lèpre d’une civilisation, attiraient et horrifiaient Xénia ; ils appelaient la dynamite pour que l’on puisse, après les justes démolitions, construire de grands blocs de maisons où ruisselleraient l’air et le jour. On aimerait pourtant y vivre, même de l’indigente vie des petits hôtels, des logements découpés dans de très vieilles maçonneries, que l’on atteignait par un escalier obscur, mais où des fleurs accrochées à un rebord de fenêtre surprenaient comme un sourire d’enfant malade. Xénia, explorant par les fins d’après-midi des quartiers d’ancienne misère et d’humiliation, était prise d’une singulière tendresse pour ces cités abandonnées dans la cité géante, à l’écart des larges avenues, des quais royaux, des places aux nobles architectures, des arcs de triomphe, des boulevards opulents… Au fond d’une rue en pente douce, les coupoles crémeuses du Sacré-Cœur captaient sur la hauteur toute la clarté du soir. Leur laideur dénuée d’âme en était dorée. Dans cette rue, à d’infinies distances de toute miséricorde chrétienne ou athée, des femmes guettaient aux portes ou derrière les vitres ternes, dans la pénombre empoisonnée des intérieurs. D’un trottoir à l’autre, moulées dans leurs chandails ou croisant les bras sur des robes de chambre, elles paraissaient jolies ; de près elles avaient toutes les mêmes visages ravagés, enluminés de fards, d’un dessin violent. « Ce sont des femmes et je suis une femme… » Xénia mesurait mal cette vérité. « Qu’y a-t-il de commun entre nous, qu’y a-t-il de différent ? » Il lui était si facile de se répondre : Je suis la fille d’un peuple qui a fait la révolution socialiste – et celles-ci sont les victimes de la vieille exploitation capitaliste – que cela devenait une formule presque creuse. N’y avait-il pas aussi des filles pareilles dans certaines rues de Moscou ? Que penser ? Des regards de curiosité suivaient l’étrangère en jaquette blanche et béret blanc qui gravissait la pente de cette rue, qu’est-ce qu’elle pouvait bien chercher dans ce quartier-ci ? Pas son bonheur, pour sûr, ni du bizness, ni un homme, alors quoi, ça serait du vice ? Une bath môme, en tout cas, t’as vu ses chevilles, dire que j’avais les mêmes à dix-sept piges ! Xénia croisait un morne bicot, pareil à un Tatare de Crimée, qui jetait des coups d’œil obliques dans les vitres et les couloirs d’entrée, et elle le voyait mené par une sorte de faim plus lamentable et plus âpre que la faim. Les plus tristes épiceries, voisines des bouges, offraient dans leurs étalages livrés aux mouches du chocolat, du riz La Croix en paquets bleus, des fromages, des fruits d’outre-mer. Xénia se souvenait de l’indigence de nos coopératives dans les faubourgs de Moscou – comment cela se faisait-il ? Sont-ils si riches que leur misère même puisse croupir dans une sorte d’abondance ? L’horreur marécageuse de ces bas-fonds régnait sur un confort gras et bas, plein de mangeailles, de liqueurs, de chiffons agréables à l’œil, d’amours sentimentales et de piments sexuels.
Xénia revenait sur la rive gauche. Au Châtelet finissait une ville commerçante dont la trépidation n’était qu’élémentaire, ventres et bas-ventres à nourrir. L’animalité des multitudes s’y affairait sur place. La tour Saint-Jacques, entourée d’une pauvre oasis de feuillages et de chaises à deux sous, n’était qu’un inutile poème de pierre. « Vestige de l’âge théocratique, pensait Xénia, et cette ville est à l’âge mercantile… » Il n’y avait qu’un pont à traverser pour arriver, entre la Préfecture, la Conciergerie, le Palais de Justice, à l’âge administratif. Les prisons dataient de sept cents ans, leurs tours rondes, qui regardent la Seine, laissaient oublier, tant elles avaient de noblesse de lignes, leurs chambres de tortures d’autrefois. Les procédures nourrissaient un peuple de scribes, mais il y avait aussi un marché aux fleurs.
Un autre pont sur les mêmes eaux, et les livres vivaient aux étalages, des jeunes gens nu-tête portaient des cahiers sous le bras, l’on entrevoyait dans les cafés des visages penchés sur des textes qui étaient tout à la fois les Pandectes de Justinien, les Commentaires de Jules César, La Clé des songes de Sigmund Freud et des poèmes surréalistes. La vie montait le long des terrasses des cafés vers un jardin tracé en lignes de calme et ce jardin finissait entre des immeubles bourgeois par un globe en bronze aéré que soutenaient des formes humaines, comme une pensée attachée au sol, métallique mais transparente, terrestre mais fièrement résistante. Xénia préférait rentrer chez elle par ce carrefour où le ciel était plus vaste qu’ailleurs. Les tissus imprimés réclamés par le trust du Textile d’Ivanovo-Voznessensk ne lui demandaient qu’une consultation par semaine, sur des sélections proposées. Elle se laissait vivre, chose inconcevable mais facile.
S’arrêter devant un portail du XVIe siècle, rue Saint-Honoré, en se disant que la charrette de Robespierre et de Saint-Just a passé ici, découvrir à côté une vitrine contenant des tissus du Levant, s’interroger sur le prix d’un flacon de parfum, flâner dans les jardins de la tour Eiffel… Belle ou laide, cette armature métallique montant si haut dans le ciel de Paris ? Lyrique en tout cas, émouvante, unique au monde ! À quelle émotion esthétique rattacher l’émotion que Xénia éprouvait à l’apercevoir du haut de Ménilmontant, à l’horizon de la ville ? Soukhov expliquait que notre Palais des Soviets élèverait plus haut dans le ciel de Moscou une statue de chef en acier, ce serait autrement grand et symbolique ! Leur petite tour Eiffel, monument dépassé de la technique industrielle fin XIXe siècle, le faisait rire. « Comment pouvez-vous trouver ça intéressant » (le mot émouvant lui était inconnu). « Vous avez beau être poète, répondait Xénia, vous avez moins d’intuition de certaines choses que les plantes » et comme il ne comprenait pas du tout, il riait, sûr de sa supériorité… C’est pourquoi Xénia préférait sortir seule.
Levée tard, vers 9 heures, Xénia, sa toilette finie, ouvrait la fenêtre sur un croisement de boulevards, le Raspail, le Montparnasse, et contemplait, contente de vivre, ce paysage de maisons, de cafés aux sièges encore retournés sur les tables, d’asphalte. Métro Vavin. L’éventaire fermé du marchand d’huîtres et coquillages ; la marchande de journaux dépliait son pliant… Rien ne changeait d’un jour à l’autre. Xénia prenait son petit déjeuner au café de l’hôtel et c’était un moment agréable. Les rites matinaux de l’établissement lui procuraient un sentiment de paisible sécurité. Comment ces gens pouvaient-ils vivre sans trouble, sans élan vers l’avenir, sans penser aux autres et à eux-mêmes avec angoisse, pitié, dureté ? D’où leur venait cette plénitude dans une sorte de vide ? À peine Xénia s’était-elle assise à sa table coutumière (déjà captive, elle aussi, d’un commencement d’habitude), près des rideaux derrière lesquels le boulevard se voyait en tons de pierre, recommençant nonchalamment sa vie quotidienne, que Mme Delaporte entrait sans bruit, comme une grosse chatte très digne. Caissière du café-restaurant depuis vingt-trois ans, Mme Delaporte s’y sentait simplement souveraine d’un royaume d’où l’inquiétude était bannie – comme une reine Wilhelmine de Hollande régnait sur les champs de tulipes. Les comptes arriérés de quelques vieux clients inspiraient confiance eux aussi. La maison fait crédit, monsieur, pourquoi pas ? Que le docteur Poivrier, propriétaire rue d’Assas, et d’ailleurs actionnaire du Bon Marché dût cinq cents francs, c’était de l’argent en banque ! La clientèle respectable et régulière, Mme Delaporte la considérait comme son œuvre. Et si Léonard de Vinci a peint la Joconde, Mme Delaporte avait fait cette clientèle ! D’autres femmes, moins privilégiées, ont de grands enfants mariés, et qui divorcent et dont les enfants sont malades, et dont les affaires périclitent, tout le tremblement, quoi ! « Moi, j’ai cette maison, monsieur, c’est mon foyer, et tant que je serai là, ça marchera ! » Le ça marchera, Mme Delaporte le prononçait avec une assurance modeste qui ne vous laissait aucun doute. Elle commençait par ouvrir le tiroir-caisse, rangeait à côté de ses mains son tricotage, ses bésicles, un livre de cabinet de lecture, l’illustré dans lequel elle lirait, à l’heure creuse, avec un demi-sourire attendri et sceptique, les conseils de Tante Solange à Myosotis – 18 ans, Blondinette lyonnaise, Rose inquiète « Croyez-vous qu’il m’aime vraiment ? » Mme Delaporte tapotait du bout des doigts sa coiffure pour que chaque mèche grise, gracieusement ondulée, y fût aussi à sa place. Puis elle jetait son premier coup d’œil sur le café. L’ordre durable y régnait. M. Martin, le garçon, finissait de distribuer les cendriers sur les tables ; par pur scrupule, il frottait le vague contour d’une tache d’humidité jusqu’à faire luire le bois – irréprochablement. Il souriait à Xénia et Mme Delaporte lui souriait aussi. Ensemble, deux voix amicales lui souhaitaient le bonjour : « Ça va comme vous voulez, mademoiselle ? » Ces phrases semblaient dites par les choses mêmes, satisfaites d’exister et de nature sociable. Entre 10 heures et 10 h 15 entrait le premier client régulier, M. Taillandier, qui s’accoudait au comptoir, près de la caisse, pour prendre un café-kirsch. La caissière et le consommateur échangeaient des propos si peu variés que Xénia croyait les connaître par cœur… Mme Delaporte soignait depuis douze ans des troubles d’estomac, ballonnements, aigreurs… M. Taillandier se préoccupait de son régime d’arthritique. « Tenez, madame, le café et le kirsch me sont contre-indiqués et pourtant, vous voyez ! Je ne me les refuse pas, non, madame ! La médecine, faut en prendre et en laisser, je ne me fie qu’à mon instinct ! Ainsi, au régiment, tenez, en 1924… » – « Et moi, monsieur (ici les longues aiguilles à tricoter de Mme Delaporte commençaient leur ballet), j’ai essayé les spécialités les plus coûteuses, j’ai consulté la Faculté sans regarder à la dépense, je vous prie de le croire, oui, monsieur, eh bien, j’en suis revenue aux remèdes de bonne femme, ce qui me fait du bien c’est une tisane qui m’est préparée par un herboriste du Marais, et vous voyez que je n’ai pas si mauvaise mine tout de même… » Parfois survenait vers ce moment l’élégant M. Gimbre, très informé sur les courses : « Jouez Nautilus II hardiment ! Ensuite, Cléopâtre ! » Péremptoire sur ce sujet, M. Gimbre attaquait parfois la politique, si quelqu’un voulait bien lui donner la réplique ; il disait alors du mal des Tchécoslovaques, qu’il feignait même de confondre avec les Kurdosyriaques, et révélait le prix exact des châteaux achetés par Léon Blum. Xénia le regardait par-dessus son journal, irritée par la suffisance et la bassesse de ses propos, et elle se demandait : Quel sens a la vie d’un tel être ? Mme Delaporte, pleine de tact, donnait vite un autre tour à la conversation. « Vous faites toujours la Normandie, monsieur Taillandier ? » et l’on commentait tout à coup la cuisine normande. « Ah oui ! », soupirait inexplicablement la caissière. M. Taillandier s’en allait, M. Gimbre s’enfermait dans la cabine du téléphone, M. Martin, le garçon, se plantait devant la porte ouverte, entre les boulingrins, pour observer sans en avoir l’air le manège des modistes d’en face, Chez Monique. Un vieux matou gris, affreusement égoïste, se faufilait sous les tables sans daigner voir personne. Mme Delaporte l’appelait discrètement : « Psst, psst, Mitron ! » Mitron suivait son propre chemin, probablement flatté par cette attention. « Gros ingrat ! », murmurait Mme Delaporte et, si Xénia levait les yeux, elle continuait : « Les bêtes, mademoiselle, c’est aussi ingrat que les gens ! Ne vous fiez ni aux uns ni aux autres, si vous m’en croyez ! » C’était un minuscule univers calme où l’on vivait sans commenter les chiffres de contrôle du Plan, sans craindre les épurations, sans se dévouer à l’avenir, sans se poser les problèmes du socialisme. Ce matin, Mme Delaporte, sur le point de placer un aphorisme coutumier, déposa son tricot, descendit de son haut tabouret, fit signe, d’une moue intriguée, au garçon Martin, et s’avança vers Xénia, accoudée à sa table, devant le café-crème, les croissants, le journal.
Ce qu’il y avait d’étrange en Xénia, c’était son immobilité : le menton dans la main, « blanche comme un linge » (observa Mme Delaporte), les sourcils en arc, les yeux fixes, elle eût dû voir venir la caissière, mais ne la vit pas, ne la vit pas repartir en sens inverse à petits pas pressés, ne l’entendit pas commander au garçon :
– Vite, vite, Martin, une Marie Brizard – non, tenez, plutôt une anisette, mais grouillez-vous donc, elle n’a plus ses esprits, mon Dieu…
Mme Delaporte apporta elle-même l’anisette et la mit sur la table devant Xénia qui ne bougeait pas…
– Mademoiselle, mon enfant, voyons !
Une main posée avec douceur sur son béret blanc et ses cheveux, rappela Xénia à cette réalité-ci. Elle regarda Mme Delaporte en cillant à travers des larmes, elle se mordit les lèvres, elle dit quelque chose en russe. (« Que faire, mais que faire ? ») Mme Delaporte eut sur le bord des lèvres une interrogation affectueuse : « Chagrins d’amour, ma petite, il est donc méchant ? infidèle ? », mais ce visage en cire dure, avec son égarement concentré, ne ressemblait pas à celui d’un chagrin d’amour, ce devait être bien pis, quelque chose d’inconnaissable et d’incompréhensible, sait-on jamais avec ces Russes ?
– Merci, dit Xénia.
Un sourire fou défigura son visage de grande enfant. Elle avala l’anisette, se leva, les yeux séchés, sans songer à se remettre un peu de poudre, et sortit en courant presque, traversa le boulevard entre des autobus, disparut dans l’escalier du métro… Le journal ouvert, le café et les croissants intacts sur la table, témoignèrent d’une désolation insolite. M. Martin et Mme Delaporte se penchèrent ensemble sur le journal.
– Sans mes verres, je n’y vois plus goutte, monsieur Martin, lisez-vous quelque chose, un accident, un drame ?
M. Martin répondit après une pause :
– Je ne vois que l’annonce d’un procès à Moscou… Vous savez, madame Delaporte, là-bas on vous fusille les gens en un tournemain, pour un oui, pour un non…
– Un procès ? dit Mme Delaporte, incrédule. Vous croyez ? C’est égal, pauvre demoiselle. Je me sens toute chose. Monsieur Martin, vous me donnerez une anisette, non, tenez, plutôt une Marie Brizard. C’est comme si j’avais vu passer le malheur…
Xénia, ne voyait dans le champ éclairé de sa conscience que deux idées nettes : « Nous ne pouvons pas laisser fusiller Kiril Roublev… Il ne reste peut-être pour le sauver qu’une semaine, une semaine… » Elle se laissa emporter par la rame du métro, entraîner par des foules à travers les couloirs souterrains de Saint-Lazare, elle lut des noms de stations inconnues. Sa pensée n’allait pas au-delà de l’obsession. Tout à coup lui apparut sur la paroi d’une station une grande affiche monstrueuse représentant une tête de bœuf noire, aux cornes largement écartées, un œil vivant et l’autre troué par une énorme blessure en rectangle où le sang prenait une couleur de feu. Bête fusillée, atroce à voir. Xénia, fuyant cette image qui se reproduisait de station en station, se retrouva sur le trottoir des Trois Quartiers, en face de l’église de la Madeleine, indécise, se parlant à elle-même.
Que faire ? Un monsieur âgé se découvrait devant elle, il avait des dents en or, il disait quelque chose d’une voix mielleuse, avec embarras. Il disait « gracieuse » et Xénia entendit « grâce ». – Écrire à l’instant, télégraphier, grâce pour Kiril Roublev, grâce ! Le monsieur vit ce visage aigu de femme-enfant s’éclairer, il allait prendre un air béat, mais Xénia tapait du pied, elle l’aperçut, ses cheveux rares partagés par une raie, ses yeux porcins, et elle fit comme elle faisait enfant, dans ses pires colères, elle cracha devant elle à toute volée… Le monsieur s’esquivait, Xénia entra dans un bar-tabac bruyant.
– Papier à lettres, je vous prie… Oui, café, vite.
On lui apporta une enveloppe jaune, une feuille de papier quadrillé. Écrire au chef, lui seul sauverait Kiril Roublev. « Cher et grand, et juste, notre chef bien-aimé… Camarade ! » L’élan de Xénia tomba. « Cher », mais ne commençait-elle pas, en écrivant, à surmonter une sorte de haine ? C’était épouvantable à penser. « Grand », mais que ne laissait-il pas faire ? « Juste » et l’on allait juger Roublev, tuer Roublev, pareil à un saint – et ces procès-là sont certainement décidés par le Bureau politique ! Elle réfléchit. Pour sauver Roublev pourquoi ne pas mentir, s’avilir ? Seulement, la lettre n’arriverait pas à temps – et si même la lettre arrivait, la lirait-il, Lui qui recevait des milliers de lettres par jour, dépouillées par un secrétariat ? Qui faire intervenir ? Le consul général, Nikifore Antonytch, gros froussard impassible né sans âme ? Le premier secrétaire de la légation, Willi, qui lui enseignait le bridge, la conduisait à Tabarin, ne voyant en elle que la fille de Popov ? Il espionnait l’ambassadeur, parfait arriviste, Willi, né sans âme, lui aussi. D’autres visages se présentèrent, tous devenant subitement odieux. Dès ce soir, dès que l’on recevrait confirmation de la dépêche des journaux, la cellule du parti se réunirait, le secrétaire proposerait de télégraphier une résolution d’unanimité exigeant le suprême châtiment pour Kiril Roublev, Erchov, Makéev, traîtres, assassins, ennemis du peuple, rebut de l’espèce humaine. Willi voterait pour, Nikifore Antonytch voterait pour, les autres voteraient pour… « Que ma main se dessèche, misérables, si elle se lève avec les vôtres ! » Personne à supplier, personne à qui en parler, personne ! Les Roublev périssent seuls, seuls ! Que faire ?
Xénia trouva : père. Père, aide-moi. Tu connais Roublev depuis ta jeunesse, père, tu le sauveras, tu peux le sauver. Tu iras trouver le chef, tu lui diras… Elle alluma une cigarette : la flamme de l’allumette lui fut une étoile de bon augure au bout des doigts. Presque radieuse, Xénia commença d’écrire sa dépêche dans un bureau de poste. Le premier mot tracé sur le papier éteignit sa confiance. Le premier formulaire déchiré, Xénia sentit son visage se crisper. Au-dessus du pupitre, une affiche expliquait : « Avec un versement annuel de 50 francs pendant vingt-cinq ans, vous vous assurerez une paisible vieillesse… » Xénia éclata de rire. Son stylo ne contenant plus d’encre, elle chercha autour d’elle. Une main magique lui tendit un stylo jaune entouré d’un anneau d’or. Xénia écrivit avec décision :
« Père il faut sauver Kiril Stop Tu connais Kiril depuis vingt ans Stop C’est un saint Stop Innocent Stop Innocent Stop Si tu ne le sauves pas un crime pèsera sur nous Stop Père tu le sauveras… »
D’où sortait ce ridicule stylo jaune d’œuf ? Xénia ne sut qu’en faire, mais une main le lui prit, un monsieur dont elle ne vit que la moustache à la Charlie Chaplin lui disait aimablement quelque chose qu’elle n’entendit pas. Allez à tous les diables ! Au guichet, la buraliste, une jeune femme aux grandes lèvres trop peintes, comptait les mots du télégramme. Elle regarda Xénia, les yeux dans les yeux, et dit :
– Je vous souhaite de réussir, mademoiselle.
Xénia, une boule de sanglots dans la gorge, répondit :
– C’est presque impossible.
Les yeux bruns, striés d’or, de l’autre côté du guichet, la regardèrent avec effroi, mais leur expression éclaira Xénia qui se reprit :
– Non, tout est possible, merci, merci.
Le boulevard Haussmann vibra sous un soleil léger. À un coin de rue les passants s’attroupaient pour voir, dans une vitrine d’entresol, passer des mannequins qui présentaient, sveltes, en balançant un peu les épaules et les hanches, les robes de la saison… Xénia savait rencontrer Soukhov au Marbeuf. Elle avait en lui, sans y penser, la confiance physique de la jeune femme désirée par le jeune mâle. Poète, secrétaire d’une section du syndicat des Poètes, il écrivait pour les journaux des vers plats, impersonnels comme les éditoriaux des quotidiens, que la Librairie de l’État réunissait en plaquettes : Tambours, La Marche au pas, Veillons à la Frontière… Il répétait les mots de Mayakovski : « Notre-Dame ? Ça ferait un magnifique cinéma. » Collaborateur de la Sûreté, il visait les cellules des jeunes fonctionnaires en mission à l’étranger, pour leur réciter ses vers d’une voix chaude et virile de crieur public, et rédiger des rapports confidentiels sur le comportement de ses auditeurs dans le milieu capitaliste. Quand ils étaient seuls dans un jardin, Soukhov embrassait Xénia. L’herbe, la senteur de la terre le rendaient amoureux et lui donnaient envie de courir, de galoper, disait Xénia. Elle se laissait faire, contente, tout en lui répétant qu’elle ne l’aimait qu’en camarade, « et si tu veux m’écrire, que ce soit en prose, n’est-ce pas ? ». Il n’écrivait pas. Elle lui refusait ses lèvres, elle refusait de l’accompagner dans un hôtel de la Porte Dorée pour y commencer « une aventure à la française » – « qui me rendrait peut-être, Xéniouchka, lyrique comme le vieux Pouchkine ! Tu devrais m’aimer par amour de la poésie ! ». Soukhov lui baisa les mains.
– T’es chaque jour plus jolie, tu prends un petit air Champs-Élysées qui m’emballe, Xéniouchka… Mais t’as pas bonne mine. Mets-toi plus près.
Il la bloqua dans un coin de banquette, genoux contre genoux, lui entoura la taille, la regarda tout entière de ses yeux de bel étalon. La parole de Xénia le glaça. Il recula. Et sévèrement :
– Xéniouchka, surtout ne fais pas de bêtises. Ne te mêles pas de cette histoire. Si Roublev est arrêté, c’est qu’il est coupable. S’il a avoué, tu ne peux pas nier pour lui. S’il est coupable, il n’existe plus pour personne. Voilà mon point de vue, il n’y en a pas d’autre.
Xénia cherchait déjà un autre secours. Soukhov lui prit la main. De ce contact monta en elle un si fort dégoût qu’elle le maîtrisa et fut inerte. Étais-je folle de songer à cette tête chevaline pour sauver un Roublev ?
– Tu t’en vas déjà, Xéniouchka, tu n’es pas fâchée ?
– Penses-tu ! Occupée. Non, ne m’accompagne pas.
Tu n’es qu’une brute, Soukhov, bonne tout juste à fabriquer des vers pour les rotatives. Ton gilet de laine en style peau-rouge est grotesque, tes doubles semelles de crêpe m’horripilent. L’irritation rafraîchit Xénia.
– Taxi… N’importe où… Bois de Boulogne… Non, Buttes-Chaumont…
Les Buttes-Chaumont flottaient dans une brume verte. Par de beaux matins d’été, les feuillages du Pétrovski park sont pareils à ceux-ci. Xénia regarda de tout près des feuilles. Feuilles, calmez-moi. Un peu penchée au bord de l’étang, elle se vit l’air d’avoir beaucoup pleuré. Des canetons amusants accouraient vers elle… Cauchemar insensé, il n’y avait rien dans ce maudit journal, ce n’est pas possible. Elle se poudra, se mit du rouge aux lèvres, respira profondément. Quel rêve affreux ! L’instant suivant, l’angoisse la reprit, mais elle trouva un nom : Passereau – comment n’y avoir pas pensé plus tôt ! Passereau est grand. Passereau a été reçu par le chef. Ensemble, Passereau et père sauveront Roublev.
Vers trois heures, Xénia se faisait annoncer chez le professeur Passereau, illustre dans les deux hémisphères, président de congrès pour la défense de la culture, membre correspondant de l’Académie des sciences de Moscou, chez qui Popov ne refusait pas de s’arrêter quand il venait à Paris en voyage d’inspection. La porte du salon provincial, orné d’aquarelles, s’ouvrit tout de suite et le professeur Passereau vint prendre Xénia aux épaules, très affectueusement.
– Mademoiselle ! Quel bonheur de vous recevoir ! À Paris pour quelque temps ! Savez-vous, mademoiselle, que vous êtes adorable ! La fille de mon vieil ami me pardonnera ce compliment… Venez, venez !
Il lui prenait le bras, l’installait sur le divan de son cabinet, lui souriait de tout son franc visage de vieil officier à cheveux blancs. Rien n’entrait ici des bruits de la ville. Des appareils de précision, sous verre, occupaient les angles de la pièce. Un bouquet de feuillage remplissait la porte donnant sur le jardin. Un grand portrait encadré d’or parut retenir l’attention de Xénia. Le professeur expliqua :
– Le comte Montessus de Ballore, mademoiselle, l’homme de génie qui a déchiffré l’énigme des séismes…
– Mais vous aussi, dit Xénia, avec élan, vous avez…
– Oh moi, c’est beaucoup plus facile. Quand la voie est tracée, en matière scientifique, il n’y a plus qu’à la suivre…
Xénia se laissa distraire, car elle reculait devant son problème.
– Elle est magnifique et mystérieuse, votre science, n’est-ce pas !
Le professeur riait :
– Magnifique, à la rigueur, je le veux bien, comme toute science ! Mystérieuse, nullement. Nous pourchassons le mystère, mademoiselle, et il se défend mal !
Le professeur ouvrit un cartonnier.
– Regardez, ce sont les coordonnées du tremblement de terre de Messine en 1908 ; plus de mystère là-dedans ! Quand j’en ai fait la démonstration au Congrès de Tokyo…
Mais il vit trembler les lèvres de Xénia.
– Mademoiselle… Qu’y a-t-il ? De mauvaises nouvelles de votre père !… Quelque gros chagrin ?… Racontez-moi tout…
– Kiril Roublev, balbutia Xénia.
– Roublev, l’historien ?… Le Roublev de l’Académie communiste, n’est-ce pas ? J’en ai entendu parler, je crois même l’avoir rencontré à un banquet… un ami de votre père, n’est-ce pas ?
Xénia eut honte des larmes qu’elle étouffait, d’un absurde sentiment d’humiliation, peut-être de ce qui allait se passer. Sa gorge devint rèche, elle se sentit ici comme une ennemie.
– Kiril Roublev sera fusillé avant huit jours si nous n’intervenons pas tout de suite.
Le professeur Passereau parut se tasser dans son fauteuil. Elle vit qu’il avait le ventre en tonneau, des breloques, à l’ancienne mode suspendues à une chaîne de montre, un gilet de vieille coupe.
– Ah, dit-il. Ah, c’est terrible ce que vous m’apprenez là…
Xénia expliquait la dépêche de Moscou, publiée ce matin, la phrase abominable sur les « aveux complets », l’assassinat de Toulaév un an auparavant… Le professeur insista sur ce point :
– Il y a eu un assassinat ?
– Oui, mais en rendre responsable Roublev, c’est aussi fou que…
– Je comprends, je comprends…
Elle n’eut plus rien à dire. Les machineries luisantes et saugrenues des sismographes occupèrent dans le silence une place démesurée. La terre ne tremblait nulle part.
– Eh bien, mademoiselle, croyez à toute ma sympathie… je vous assure… C’est terrible… Les révolutions dévorent leurs enfants, nous le savons bien, nous autres, depuis les Girondins, Danton, Hébert, Robespierre, Babœuf… C’est la marche implacable de l’histoire…
Xénia n’entendait que des fragments de ces phrases. Son esprit en dégageait l’essentiel et ces fragments composaient pour elle un autre discours.
– Une sorte de fatalité, mademoiselle… Je suis un vieux matérialiste, moi, et je pense pourtant devant ces procès à la fatalité du drame antique… (« Abrégez, abrégez », pensa durement Xénia.)… Devant laquelle, nous sommes impuissants… Êtes-vous tout à fait sûre, d’ailleurs, que la passion partisane, l’esprit de conspiration n’aient pas entraîné trop loin ce vieux révolutionnaire que… j’admire avec vous, auquel je pense avec angoisse, moi aussi…
Le professeur fit une allusion aux Possédés de Dostoïevsky… (« S’il parle d’âme slave, se disait Xénia, je fais un scandale… Et votre âme à vous, mandarin ? » Son désespoir se muait en une sorte de haine. Jeter un pavé dans ces sismographes idiots, taper dessus à coups de marteau de forgeron, ou simplement avec la vieille hache des campagnes russes…)
– Enfin, mademoiselle, tout espoir ne me paraît pas perdu. Roublev étant innocent, le Tribunal suprême doit lui rendre justice…
– Vous croyez ça, vous ?
Le professeur Passereau arrachait au calendrier la feuille de la veille. Cette jeune femme en blanc, avec son béret de travers, sa bouche hostile, son regard en pointe, ses mains tourmentées, était un être bizarre, vaguement dangereux, apporté dans ce calme cabinet de travail par une sorte d’ouragan. S’il avait eu de l’imagination littéraire, Passereau l’eût comparée à un oiseau d’orage ; et elle le mettait mal à l’aise.
– Il faut, dit Xénia résolument, que vous télégraphiez tout de suite à Moscou. Que votre Ligue télégraphie dès ce soir. Que vous répondiez de Roublev, que vous proclamiez son innocence : Roublev appartient à la science !
Le professeur Passereau soupira profondément. La porte s’entrouvrit, une carte de visite lui fut passée sur un plateau. Il regarda l’heure à sa montre, dit :
– Priez ce monsieur de patienter un moment…
Quels que soient les drames qui bouleversent de lointaines révolutions, nous avons nos obligations quotidiennes. L’intervention de la carte de visite lui rendait l’élocution.
– Mademoiselle, ne doutez pas que je… Vous me voyez ému plus que je ne saurais dire… Observez toutefois que je n’ai rencontré Roublev, que je respecte, qu’une fois dans ma vie, à une réception… Comment pourrais-je répondre de lui en des circonstances si complexes ? Que ce soit un homme de science de haute valeur, je n’en doute pas et j’espère avec vous, de toute mon âme, qu’il sera conservé à la science… J’ai pour la justice de votre pays un respect absolu… Je crois en la bonté des hommes, même à notre époque… Si Roublev était (je le dis par pure hypothèse) coupable dans quelque mesure, la magnanimité du chef de votre parti lui laisserait encore de grandes chances de salut, j’en suis convaincu… Personnellement, mes vœux les plus ardents sont avec lui, avec vous, mademoiselle, dont je partage l’émotion, mais je ne vois vraiment pas ce que je pourrais faire… Je me suis fait une règle de ne jamais intervenir dans les affaires intérieures de votre pays, c’est pour moi une question de conscience… Le Comité de la Ligue ne se réunit qu’une fois par mois, sa prochaine réunion est fixée au 27, dans trois semaines, et je n’ai pas qualité pour le convoquer auparavant, n’étant que le vice-président… La Ligue, en outre, a strictement pour objet de combattre le fascisme ; la proposition d’une démarche contraire à nos statuts, même émanant de moi, risquerait de provoquer les plus vives objections… En insistant, nous risquerions d’ouvrir une crise au sein de cette organisation qui a pourtant une noble mission à remplir. Les campagnes que nous poursuivons pour Carlos Prestes, pour Thaelmann, pour les Juifs persécutés, pourraient en souffrir. Vous me suivez bien, mademoiselle ?
– Je le crois ! dit brutalement Xénia. Vous ne voulez donc rien faire ?
– J’en suis désespéré, mademoiselle, mais vous vous exagérez beaucoup mon influence… Croyez-moi… Voyons, rendez-vous compte, que pourrais-je faire ?
Les yeux de Xénia, grands et clairs, le regardaient avec froideur.
– Et que l’on fusille un Roublev, ça ne vous empêchera pas de dormir, n’est-ce pas ?
Le professeur Passereau répondit tristement :
– Vous êtes bien injuste, mademoiselle, mais le vieillard que je suis vous comprend…
Elle ne le regarda plus, ne lui tendit pas la main, elle marcha, la face dure, sur le trottoir de la rue bourgeoise où personne ne passait. « Sa science est infâme, ses instruments sont infâmes, la couleur brune de son cabinet est infâme ! Et Kiril Roublev est perdu, les nôtres sont tous perdus, il n’y a plus d’issue, plus d’issue. »
À la rédaction d’un hebdomadaire de presque extrême gauche, un autre professeur, trente-cinq ans, l’écouta comme si ce fût pour lui l’annonce d’une grande douleur. N’allait-il pas s’arracher les cheveux, se tordre les bras ? Il n’en fit rien. Jamais il n’avait entendu parler de Roublev, mais ces drames russes le hantaient jour et nuit.
– Ce sont des tragédies shakespeariennes… Mademoiselle, j’ai poussé un cri d’indignation dans ce journal. « Clémence ! », ai-je crié au nom de notre amour et de notre dévotion pour la révolution russe. Je n’ai pas été entendu, j’ai suscité des réactions qu’il faut aussi comprendre en toute bonne foi, j’ai offert ma démission à notre Comité directeur… Aujourd’hui, en raison de la situation politique, des articles semblables ne pourraient plus passer. Nous représentons l’opinion moyenne d’un public attaché à plusieurs partis ; la crise ministérielle, dont les journaux ne parlent pas encore, met en question l’œuvre entière des dernières années… Un conflit avec les communistes en ce moment pourrait avoir les plus fâcheuses conséquences… Et sauverions-nous Doublev ?
– Roublev, rectifia Xénia.
– Oui, Roublev, le sauverions-nous ? Ma triste expérience ne me permet pas de le croire… Je ne vois vraiment pas que tenter… Tout ce que je pourrais essayer c’est d’aller voir tout à l’heure votre ambassadeur pour lui exprimer mon inquiétude…
– Faites au moins cela, murmurait Xénia tout à fait découragée, car elle pensait : « Ils ne feront rien, personne ne fera rien, ils ne peuvent pas même comprendre… »
Elle avait envie de se frapper la tête contre les murs… Elle traversa encore plusieurs rédactions, si vite, portée par une telle souffrance exaspérée et désespérée qu’elle n’en garda plus tard qu’un souvenir confus. Un vieil intellectuel à la cravate sale fut presque grossier devant son insistance.
– Eh bien, allez trouver les trotskystes ! Nous avons nos renseignements, nos convictions sont faites. Toutes les révolutions ont produit des traîtres, qui peuvent paraître, qui peuvent être, personnellement admirables, je le veux bien ! Toutes ont commis de grandes injustices dans des cas particuliers. Il faut les prendre en bloc !
Il découpa rageusement un journal du matin.
– Notre tâche, ici, est de combattre la réaction !
Ailleurs, une vieille dame négligemment poudrée s’attendrit jusqu’à appeler Xénia : ma chère enfant.
– Si j’étais vraiment quelque chose à la rédaction, ma chère enfant, ah, croyez-moi, je… J’essayerai tout de même de faire passer un entrefilet soulignant l’importance de l’œuvre de votre ami, comment dites-vous Oupleff ou Rouleff ! Tenez, écrivez-moi bien son nom là-dessus… Musicien, dites-vous ? Ah bon, historien, bien, bien, historien…
La vieille dame s’entourait le cou d’un foulard en soie fanée.
– En quels temps vivons-nous, ma chère enfant ! On a peur d’y penser !
Elle se penchait, sincèrement émue :
– Dites-moi, pardonnez-moi si je suis indiscrète, c’est tellement féminin : vous l’aimez, Kiril Roublev ? un si beau nom, Kiril…
– Non, non, je ne l’aime pas, disait Xénia, désolée comprimant autant de larmes que de colère.
Elle s’arrêta sans raison devant la vitrine d’une librairie-papeterie américaine, avenue de l’Opéra. De petites beautés nues, en photos découpées, prenaient des poses au-dessus de cendriers, pas loin des cartes de la Tchécoslovaquie dépecée. Les livres avaient un aspect cossu. Ils posaient les grands problèmes, ils étaient idiots, Le Mystère de la nuit sans lune, L’Inconnue au masque, Pitié pour les femmes ! Tout cela baignait dans une futilité luxueuse de gens gavés, lavés, parfumés qui voulaient se donner un tout petit frisson de peur ou de pitié avant de s’endormir dans des draps de soie. Est-il possible que ces temps continuent sans qu’ils apprennent vraiment, sur leur propre chair, dans leurs propres nerfs, la peur et la pitié ? Dans un autre étalage blanc et doré des hippocampes en aquarium promettaient le bonheur aux acheteurs de bijoux. La chance en amour, la chance en affaires avec nos broches, bagues, colliers dernier cri, l’hippocampe astral ! – Fuir. Xénia se reposa à l’autre bout de Paris, sur un banc, dans un paysage gris de fenêtres d’hôpital et de murs crayeux. De minute en minute, un fracas de monstrueuses ferrailles lancées sur le pont du métropolitain pénétrait jusqu’au fond de ses nerfs. D’où rentra-t-elle, la nuit tombée, recrue de fatigue, comment put-elle dormir ? Le lendemain matin, elle s’habilla en surmontant des nausées, se mit du rouge, les doigts tremblants, descendit en retard sur Mme Delaporte, s’assit dans le café sans remarquer les regards curieux et apitoyés posés sur elle, se prit le menton dans la main, regarda le boulevard Raspail… Mme Delaporte elle-même vint lui toucher l’épaule :
– Le téléphone, mademoiselle… Ça ne va pas mieux ?
– Si, si, dit Xénia, ce n’est rien…
Dans la cabine téléphonique, une voix d’homme, assurée et veloutée, une voix du jugement dernier, parla russe :
– Ici, Krantz… Je suis au courant de toutes vos démarches… imprudentes et criminelles… Je vous engage à les cesser immédiatement… Vous avez compris ? Les conséquences peuvent en être graves et pas pour vous seule.
Xénia raccrocha sans répondre. Willi, premier secrétaire d’ambassade, entrait dans le café, raglan gris, feutre parfait, beau garçon genre anglais : on voudrait lui offrir des cendriers à petites femmes nues, la revue Esquire, des gants en porc jaune, lui balancer tout ça sur la figure, arriviste ! Faux gentleman, faux communiste, faux diplomate, faux, faux ! Il se découvrait, s’inclinait :
– Xénia Vassiliévna, j’ai un télégramme pour vous…
Et pendant qu’elle ouvrait le pli bleu, l’observait avec une extrême attention. Fatiguée, nerveuse, décidée. Se montrer prudent.
Popov télégraphiait :
« Mère malade te prions rentrer urgence… »
– J’ai retenu une place dans l’avion de mercredi…
– Je ne partirai pas, dit Xénia.
Sans y être invité, il s’asseyait en face d’elle. Penchés l’un vers l’autre, ils eurent l’air d’amoureux brouillés qui se réconcilient, parlant bas. Mme Delaporte comprenait tout maintenant.
– Krantz me charge de vous dire, Xénia Vassiliévna, que vous devez rentrer… Vous avez été très imprudente, Xénia Vassiliévna, permettez-moi de vous le dire… avec amitié… Nous appartenons tous au parti…
Ce n’était pas ce qu’il fallait dire. Willi reprit :
– Krantz est un brave vieux type… Inquiet pour vous. Inquiet pour votre père… Vous compromettez gravement votre père… Il est vieux, votre père… Et vous ne pouvez rien, ici, vous n’arriverez à rien, absolument rien… C’est le vide.
Plus habile, ça. Le visage blanc de Xénia perdit quelque chose de sa dureté.
– Entre nous, je crois qu’en rentrant vous serez arrêtée… Mais ce ne sera pas grave, Krantz interviendra, il me l’a promis… Votre père pourra répondre de vous… Il ne faut pas avoir peur.
Tout à fait habile, ça, l’allusion à la peur… Xénia dit :
– Vous croyez que j’ai peur ?
– Mais pas du tout ! Je vous parle en camarade, amicalement, je…
– Je rentrerai quand j’aurai fini ce que j’ai à faire. Dites-le à Krantz. Dites-lui que si Roublev est fusillé, je crierai dans les rues… Que j’écrirai à tous les journaux…
– Il n’y aura pas de procès, Xénia Vassiliévna, nous en sommes informés. Nous n’envoyons pas de démenti pour mieux laisser cette information malencontreuse tomber à l’oubli. Krantz ne sait même pas si Roublev est vraiment arrêté. S’il l’est, en tout cas, le bruit que vous tenteriez de faire autour de son nom ne pourrait que lui faire du tort… Et je suis effrayé de vous entendre parler ainsi. Je ne vous reconnais plus. Vous êtes incapable de trahir. Vous ne crierez rien à personne, quoi qu’il arrive. À qui vous adresseriez-vous ? À ce monde ennemi autour de nous ? À ce Paris bourgeois, à ces journaux fascistes qui nous calomnient ? Aux trotskystes, agents des fascistes ? Que pourriez-vous faire de plus qu’un petit scandale contre-révolutionnaire pour le plus grand plaisir de quelques feuilles antisoviétiques ? Xénia Vassiliévna, je vous promets d’oublier ce que vous venez de dire. Voici votre billet pour l’avion de mercredi, au Bourget, 9 h 45, j’y serai. Avez-vous de l’argent ?
– J’en ai.
Ce n’était pas vrai, Xénia le sut avec souci. La note de l’hôtel payée, il ne lui resterait presque rien. Elle repoussa le carnet d’avion.
– Reprenez ça, si vous ne voulez pas que je le déchire devant vous.
Willi le serra dans son portefeuille, tranquillement.
– Réfléchissez, Xénia Vassiliévna, je reviendrai vous voir demain matin.
Mme Delaporte fut déçue qu’ils se quittassent sans tendresse. « Elle doit être rudement jalouse, cette petite Russe, ce sont des tigresses quand elles s’y mettent… » – « Ou tigresses ou dévergondées, tous ces peuples-là n’ont pas de mesure… » À travers les rideaux, Xénia remarqua que Willi, avant d’entrer dans sa Chrysler, tournait la tête vers le haut du boulevard, où flanait une gabardine beige. Déjà surveillée. Ils me forceront à partir. Capables de tout. Je m’en fous. Mais…
Elle compta ce qui lui restait d’argent. Trois cents francs. Passer au Commerce extérieur ? On lui refuserait une avance. La laisserait-on seulement sortir ? Vendre le bracelet-montre, la Leica ? Elle fit sa valise, rangea dans sa serviette un pyjama, de menues choses, s’en alla sans se retourner, sûre d’être suivie, par la rue Vavin. Au Luxembourg, elle entrevit en effet, à une cinquantaine de mètres, la gabardine beige. « Traître, moi aussi, maintenant, comme Roublev… Et mon père est un traître puisque je suis sa fille… » Comment maîtriser ce flot de pensées, cette honte, cette indignation, cette fureur ? Cela ne ressemblait qu’à la descente des glaces sur la Néva : il faut que les énormes glaçons, pareils à des étoiles en morceaux, se heurtent, se battent, s’entre-détruisent jusqu’au moment où ils disparaîtront sous les calmes remous de la mer. Il faut subir cette pensée, l’épuiser dans ses bonds désordonnés, jusqu’au moment inconnu mais inévitable où tout sera fini, ainsi ou autrement. Ce moment viendra, est-il possible qu’il vienne ? qu’il ne vienne pas ? Il semblait à Xénia que son tourment ne cesserait plus. Qu’est-ce qui cesserait donc ? La vie ? Me fusillerait-on ? Pourquoi ? Qu’ai-je donc fait ? Qu’a fait Roublev ? Horrible à entrevoir. Rester ici ? Sans argent ? Chercher du travail ? Quel travail ? Avec qui vivre ? Pourquoi vivre ? Des enfants lâchaient des voiliers dans le grand bassin circulaire. Dans ce monde-ci la vie est calme et fade comme ces jeux d’enfants, on ne vit que pour soi ! Vivre pour moi, quelle absurdité ! Chassée du parti, je ne pourrai plus regarder un ouvrier en face, je ne pourrai rien expliquer à personne, personne ne comprendrait. Willi, cette canaille, disait aussi tout à l’heure : « Eh bien, oui, ce sont peut-être des crimes, nous n’en savons rien. Notre devoir est de faire confiance, les yeux fermés, car nous n’avons rien d’autre à faire, ni vous ni moi. Accuser, protester, ce n’est jamais que servir l’ennemi. Je préférerais être fusillé moi-même par erreur. Ni les crimes ni les erreurs ne modifient notre devoir… » C’est vrai. Ce sont des phrases apprises sur les lèvres de cet arriviste qui s’arrangera toujours pour ne rien risquer, mais c’est vrai. Que ferait Roublev lui-même, que dirait-il ? L’ombre d’une trahison ne saurait effleurer sa pensée…
À la station du métro Saint-Michel, Xénia égara la gabardine du mouchard. Elle continua d’errer dans Paris, se regardant parfois dans les glaces des magasins : sa silhouette de naufragée, sa jaquette défraîchie, son visage aux yeux enfoncés, ce n’était pas pour s’attendrir sur elle-même, mais pour se trouver laide, je veux être laide, je dois être laide ! Les femmes qui passaient, occupées d’elles-mêmes, soignées, ayant choisi d’affreux brimborions à se mettre à la boutonnière du tailleur ou sur le chemisier, n’étaient que des animaux humains contents de respirer, mais dont la vue donnait envie de ne plus exister… La nuit venue, Xénia, lasse de marcher se trouva au bord d’une place rayonnante de feux. Des cascades d’électricité ruisselaient sur la coupole monumentale d’un cinéma et ces flots de lumière barbares entouraient deux énormes têtes écœurantes de béatitude et d’anonymat, réunies par le plus stupide des baisers. L’autre angle de la place, embrasé en rouge et or, lançait dans la nuit, de la voix frénétique de ses haut-parleurs une chanson d’amour accompagnée de petits cris stridents et de battements du talon sur des planches. L’ensemble devenait pour l’ouïe de Xénia un long miaulement tenace et qui lui faisait honte par son accent humain. Des femmes et des hommes buvaient au comptoir et ils faisaient penser à d’étranges insectes, cruels les uns envers les autres, rassemblés dans un vivarium surchauffé. Entre ces deux brasiers, le cinéma et le café, une large allée montait dans la nuit, constellée d’enseignes : HÔTEL, HÔTEL, HÔTEL. Xénia s’y engagea, entra dans la première porte venue, demanda une chambre pour la nuit. Le petit vieux à lorgnons qu’elle tira de l’assoupissement paraissait inséparable du placard à clefs et du pupitre entre lesquels se nichait sa personne empuantie de tabac.
– Ça s’ra 15 francs, dit-il en déposant ses lorgnons brumeux sur le journal qu’il était en train de lire.
Ses yeux de lapin crevé clignotèrent.
– C’est drôle, j’vous remets pas, ma petite. V’seriez pas Paula du passage Clichy ? Vous allez pas d’habitude à l’hôtel du Morbihan ? V’sêtes étrangère ? Patientez minute…
Il se baissa, disparut, ressortit par-dessous une planche, devant Xénia, redisparut au fond du corridor, et le patron vint lui-même, en manches de chemise retroussées sur de gros bras d’abatteur. Cet homme semblait marcher entouré d’une brume graisseuse. Il considéra Xénia comme si ce fût pour la vendre, chercha quelque chose sous le pupitre, finit par dire :
– Ben, remplissez la fiche. Vous avez des papiers ?
Xénia lui tendit son passeport diplomatique.
– Seule ? Ben… J’vais vous donner le numéro 11, ça sera 30 francs, l’bain est tout à côté…
Énorme, d’encolure bestiale, il précéda Xénia dans l’escalier en balançant entre ses gros doigts le trousseau de clefs. Froide, pauvrement éclairée par deux lampes à abat-jour posées sur les deux tables de nuit, la chambre n° 11 éveilla dans l’esprit de Xénia un souvenir de roman policier. Dans cet angle était la malle, cerclée de fer, où l’on trouva le corps de la fille assassinée, découpé en morceaux. L’angle sentait le phénol. Les lampes éteintes, la chambre fut pleine, du miroir au plafond, d’arabesques lumineuses en bleu de néon projetées de la rue à travers les rideaux. Xénia y découvrit tout de suite des visions familières à son enfance : le loup, les poissons, le rouet de la sorcière, le profil d’Ivan le Terrible, l’arbre ensorcelé. Si fatiguée de penser et d’errer qu’elle s’endormit tout de suite. La fille assassinée souleva timidement le couvercle de la malle, se leva, étira ses membres meurtris. « N’ayez pas peur, lui dit Xénia, je sais que nous sommes innocentes. » Elle avait une chevelure de naïade, la fille assassinée, et des yeux apaisants, pareils aux marguerites des champs. « Nous lirons ensemble le conte du Poisson d’Or, écoutez cette musique… » Xénia la prit dans son lit pour la réchauffer… En bas, derrière la loge du portier, le patron de l’Hôtel des Deux Lunes conversait au téléphone avec M. Lambert, commissaire adjoint du quartier.
La vie recommence à chaque réveil. Trop jeune pour désespérer, Xénia se sentit délivrée du cauchemar. S’il n’y avait pas de procès, Roublev vivrait. Il était impossible qu’on le tuât, lui si grand, si simple, si sûr, et Popov le savait, le chef ne pouvait pas l’ignorer. Xénia se sentit légère, s’habilla, se retrouva jolie dans la glace. Mais où mettais-je hier la malle de l’assassinat ? Elle fut contente de n’avoir pas eu peur. On frappa doucement à la porte, elle ouvrit. Quelqu’un de large d’épaules, avec un large visage bas et triste lui apparut dans la pénombre du corridor. Ni connu ni inconnu, un vague visage charnu. D’une voix épaisse et veloutée, le visiteur se présenta :
– Krantz.
Il entrait, inspectait la chambre, jugeait tout. Xénia couvrit le lit défait.
– Xénia Vassiliévna, je viens vous chercher de la part de votre père. L’auto vous attend à la porte. Venez.
– Et si je ne veux pas ?
– Je vous donne ma parole que vous ferez ce que vous voulez. Vous n’avez pas trahi, vous ne trahirez jamais, je ne viens pas vous faire violence. Le parti a mis sa confiance en vous comme en moi. Venez.
Dans la voiture, Xénia se révolta. Krantz, tourné de trois quarts vers elle et qui feignait de s’occuper de sa pipe, sentait venir l’orage. L’auto suivait la rue de Rivoli. Jeanne d’Arc, dédorée, mais encore très belle, sur son petit socle entouré d’une grille, brandissant une épée enfantine.
– Je veux descendre, dit fermement Xénia, et elle se leva à demi.
Krantz, lui saisissant le bras, l’obligea à se rasseoir.
– Vous descendrez si vous voulez, Xénia Vassiliévna, je vous le promets, mais ce ne sera pas si simplement.
Il baissa la vitre du côté de Xénia. La colonne Vendôme disparut au fond d’une perspective d’arcades, dans la clarté pâle.
– Ne soyez pas impulsive, je vous en prie. Faites délibérément ce que vous voulez faire. Il y a plusieurs agents de police sur le parcours. Nous allons lentement. Libre à vous d’appeler, je ne m’y opposerai pas. Vous vous mettrez, vous, citoyenne soviétique, sous la protection de la police française… On me demandera mes papiers. Vous vous en irez. Les éditions spéciales de trois heures annonceront votre évasion, c’est-à-dire votre trahison. Jetez votre petit paquet de boue sur l’ambassade, sur votre père, sur notre parti, sur notre pays. Je prendrai seul l’avion de mercredi et je payerai pour vous, avec Popov. Vous connaissez la loi : les proches parents des traîtres doivent être, pour le moins, déportés dans les régions les plus reculées de l’Union.
Il s’écartait un peu, admirait la naïade en écume blanche qui formait le corps de sa belle pipe, ouvrait sa blague à tabac, disait au chauffeur :
– Fédia, aie la bonté de ralentir en passant à la hauteur des agents de police.
– J’obéis, camarade chef.
Les mains de Xénia se nouaient presque douloureusement. Elle regarda les courtes pèlerines des sergents de ville avec haine. Elle dit :
– Que vous êtes fort, camarade Krantz, et que vous êtes méprisable !
– Ni si fort ni si méprisable qu’il vous semble. Je suis fidèle. Et vous aussi, Xénia Vassiliévna, vous devez être fidèle, quoi qu’il advienne.
Ils prirent ensemble, au Bourget, l’avion de mercredi. La tour Eiffel s’amenuisa, collée à la terre, le sobre dessin des jardins s’étala autour d’elle, l’Arc de Triomphe ne fut, pendant un instant, qu’une pierre rectangulaire au centre d’une étoile de chaussées. Ce merveilleux Paris disparut sous les nuages, laissant à Xénia le regret d’un monde effleuré qu’elle n’avait pas compris, que peut-être elle ne comprendrait jamais. « Je n’ai rien pu faire pour sauver Roublev, je me battrai pour lui à Moscou, pourvu que nous arrivions à temps ! J’obligerai mon père à agir, je demanderai une audience au chef. Il nous connaît depuis tant d’années qu’il ne refusera pas de m’entendre et, s’il m’entend, Roublev sera sauvé. » Xénia imagina dans son rêve éveillé l’entrevue avec le chef. Sans crainte, avec confiance, sans humilité, en sachant bien qu’elle n’était rien et qu’il était, lui, l’incarnation du parti pour lequel nous devons tous vivre et mourir, elle serait brève et directe, car ses minutes sont précieuses. Il a tous les problèmes de la sixième partie du monde à résoudre chaque jour ; il faudrait lui parler de toute son âme pour le convaincre en quelques instants… Krantz, prévenant, la laissait à ses pensées. Lui-même lisait tantôt des magazines stupides, tantôt des revues militaires en plusieurs langues. Le poème des nuages se déployait au-dessus des terres mouvantes. Les fleuves descendant des lointains enchantaient la vue. – Ils dînèrent à peu près gaiement à Varsovie. Plus que Paris, cette ville paraissait d’élégance et de luxe, mais du ciel on la voyait entourée d’espaces pauvres et comme menaçants ; bientôt se montrèrent à travers les déchirures des nuées de vastes forêts sombres…
– Nous approchons, murmura Xénia, prise d’une joie si poignante qu’elle eut un élan vers son compagnon de voyage.
Krantz se pencha vers le hublot et il parut las, et il dit avec un contentement triste :
– Ce sont déjà les terres des kolkhozes, voyez les petites parcelles ont disparu…
C’étaient des champs infinis d’une couleur indécise, entre l’ocre et le brun grisaillant.
– Nous serons à Minsk dans vingt minutes…
De dessous la Revue de l’Infanterie française, il tira Vogue et feuilleta ces pages de papier glacé.
– Xénia Vassiliévna, veuillez m’excuser. J’ai des instructions précises. Je vous prie de vous considérer comme en état d’arrestation. À partir de Minsk, la Sûreté s’occupera de votre voyage… Ne soyez pas trop inquiète, j’espère que tout s’arrangera bien.
Sur la couverture du magazine, d’élégants visages chapeautés, sans yeux, montraient leurs lèvres peintes en plusieurs nuances de rouge, selon le teint. À cinq cents mètres au-dessous, entre des terres fraîchement labourées, des paysans vêtus de haillons couleur de terre suivaient une charrette lourdement chargée. On les voyait encourager le petit cheval éreinté et travailler à dégager les roues qui enfonçaient dans l’ornière.
– Je ne pourrai donc rien pour Roublev, pensa Xénia, dévastée. Ils ne pouvaient rien pour personne au monde, ces paysans avec leur charrette embourbée, et personne au monde ne pourrait rien pour eux. Ils disparurent, la terre nue se rapprochait doucement.
Depuis le télégramme criminellement insensé de sa fille, le camarade Popov flottait entre l’inquiétude et l’abattement ; réellement tourmenté d’ailleurs par ses rhumatismes. Un froid évident se faisait autour de lui. Le nouveau procureur au Tribunal suprême, Atkine, qui enquêtait sur l’activité de son prédécesseur, poussait l’insolence voilée jusqu’à s’excuser par deux fois quand Popov l’invitait ou se faisait annoncer chez lui. Venu flairer l’air du Secrétariat général, Popov n’y rencontra que des mines distraites qui lui parurent hypocrites. Personne ne s’empressa à sa rencontre. Gordéev, accoutumé à le consulter sur les affaires courantes, ne se montra pas pendant plusieurs jours. Mais il vint le quatrième jour, vers six heures du soir, ayant appris que Popov, indisposé, ne sortait pas. Les Popov occupaient une villa du C.C. dans les bois de Bykovo. Gordéev arriva en uniforme. Popov le reçut en robe de chambre ; il marchait sur le tapis en s’aidant d’une canne. Gordéev commença par le questionner sur ses rhumatismes, proposa de lui envoyer un médecin que l’on disait tout à fait remarquable, n’insista pas, accepta un verre de cognac. L’ameublement, les tapis, tout dans cet intérieur tranquille et poussiéreux en apparence, bien qu’il n’y eût pas de poussière, était vieillot. Gordéev toussota pour s’éclaircir la voix.
– Je vous apporte des nouvelles de votre fille. Elle est très bien… Elle… Elle est arrêtée. Elle a commis quelques imprudences à Paris, vous êtes au courant ?
– Oui, oui, dit Popov, atterré, je devine, c’est possible… J’ai reçu un télégramme, mais est-ce grave ? croyez-vous ?
Lâchement, il se demandait surtout si c’était grave pour lui.
Gordéev regarda, perplexe, les ongles de ses deux mains ouvertes, puis la chambre en demi-teintes usées, les sapins noirs dans la fenêtre.
– Comment dire ? Je ne sais pas encore. Tout dépendra de l’instruction. Formellement, cela peut être assez grave : tentative de désertion à l’étranger, en cours de mission, et menées contraires aux intérêts de l’Union… Ce sont là les termes du code, mais j’espère bien qu’il ne s’agit dans la pratique que d’imprudences ou, mettons, d’actions irréfléchies, plus blâmables que répréhensibles…
Popov, frileusement recroquevillé, devenait si vieux qu’il en perdait consistance.
– L’embêtant, voyez-vous, camarade Popov, c’est que… Je suis très embarrassé pour vous l’expliquer… Aidez-moi…
(Il voulait être aidé, cet animal !)
– Cela vous crée, camarade Popov, une situation délicate. Outre que ces articles du code (que nous n’appliquerons pas, bien entendu, dans toute leur rigueur, sans avoir reçu des ordres supérieurs) prévoient des… des mesures… concernant les parents des coupables, vous savez certainement que le camarade Atkine a ouvert une instruction, encore secrète, contre Ratchevsky. Nous avons constaté la destruction – c’est incroyable, mais c’est un fait – par Ratchevsky, du dossier de l’affaire de sabotage d’Aktioubinsk… Nous avons cherché d’où venait l’indiscrétion, extrêmement fâcheuse, qui a fait annoncer par la presse étrangère un nouveau procès… Nous avons même pensé à une manœuvre d’agents de l’étranger ! Ratchevsky, avec lequel il est très difficile de parler, car il semble toujours soûl, reconnaît avoir fait rédiger un communiqué à ce sujet, mais il prétend avoir agi sur vos instructions verbales… Dès qu’il sera arrêté, je l’interrogerai moi-même, n’en doutez pas, et je ne lui permettrai pas d’éluder ses responsabilités… La coïncidence de cet incident avec l’inculpation qui pèse sur votre fille reste cependant, comment dire ? vraiment déplorable…
Popov ne répondait rien. Des élancements douloureux lui traversaient les membres. Gordéev essaya de le juger : un homme fini ou un sacré vieux renard capable de s’en tirer ? Difficile de se prononcer, mais plus de probabilités sur la première hypothèse. Le silence de Popov l’invitait à conclure. Popov le regardait avec les yeux aigus d’une bête traquée jusque dans son trou.
– Vous ne douterez pas, camarade Popov, de mes sentiments…
L’autre ne broncha pas. Il en doutait ou il s’en moquait, ou il se sentait trop mal pour leur prêter la moindre importance. Quels sentiments, Gordéev ne crut pas devoir le dire.
– Il a été décidé – provisoirement – de vous prier de garder la chambre et de vous abstenir de toute communication téléphonique…
– Sauf avec le chef du parti ?
– Il m’est pénible d’y insister : avec qui que ce soit. Il n’est pas impossible, du reste, que la communication soit coupée.
Gordéev parti, Popov ne bougea pas. La chambre s’assombrissait. Il commença à pleuvoir sur les sapins. Les ombres du soir s’insinuèrent par les sentiers du bois. Popov, dans son fauteuil, se confondait avec les choses obscures. Sa femme entra, voûtée, les cheveux gris, marchant sans bruit, une ombre, elle aussi.
– Dois-je allumer, Vassili ? Comment te sens-tu ?
Le vieux Popov répondit très bas :
– Bien. Xénia est arrêtée. Nous sommes arrêtés, toi et moi. Je suis infiniment fatigué. N’allume pas la lumière.
10. LE GLISSEMENT DES BANQUISES CONTINUAIT…
La vie du kolkhoze Le Chemin de l’Avenir ressemblait en vérité à une course d’obstacles. Définitivement constitué en 1931 après deux épurations du village, marquées par la déportation – Dieu sait où ! – des familles aisées et de quelques familles pauvres témoignant d’un mauvais esprit, le kolkhoze manqua de bétail et de chevaux, l’année suivante, les cultivateurs s’étant ingéniés à détruire les bêtes plutôt que de les livrer à l’entreprise collective. La disette de fourrage, les négligences et les épizooties achevèrent les derniers chevaux vers le moment où fut enfin sérieusement établie à Moltchansk la Station de machines et tracteurs (S.M.T.). L’arrestation du vétérinaire du rayon, probablement coupable puisqu’il appartenait à la secte des baptistes, n’amena aucune amélioration. La difficulté des communications routières avec le centre régional fit que la S.M.T. souffrit tout de suite du manque de pièces de rechange pour les réparations des machines et du manque de carburant. Situé sur la Séroglazaya, la rivière-aux-yeux-gris, le vieux village de Pogoréloé, ainsi nommé afin de perpétuer le souvenir des incendies d’autrefois, se trouvant l’un des plus éloignés de la S.M.T., fut l’un des derniers servis. La force motrice lui fit défaut et les moujiks mirent peu de bonne volonté à ensemencer des terres qu’ils ne considéraient plus comme les leurs, sous le contrôle d’un président de kolkhoze communiste, un ouvrier de la fabrique de vélos de Penza, mobilisé par le parti et envoyé par le centre régional. Ils se doutaient bien que l’État leur prendrait presque toute la récolte. Trois récoltes furent déficitaires. La famine gagnait de proche en proche, tout un groupe d’hommes se réfugia dans le bois, ravitaillés par les familles que, cette fois, les autorités n’osèrent pas déporter. La famine emporta les petits enfants, la moitié des vieillards et même quelques adultes. Un président de kolkhoze fut noyé dans la Séroglazaya, une pierre au cou. Le nouveau statut, plusieurs fois remanié par le C.C. refit une paix précaire en rétablissant, dans l’exploitation collective, des propriétés familiales ; le kolkhoze, visité par un bon agronome, reçut des semences de choix et des engrais chimiques, il y eut un été exceptionnellement chaud et humide, des blés magnifiques levèrent malgré la colère et la division des hommes ; l’on manqua de main-d’œuvre pour faire la moisson et une partie de la récolte pourrit sur place. L’ouvrier de la fabrique de vélos, jugé pour incapacité, incurie, abus de pouvoir, prit trois ans de travaux forcés. « Je souhaite bien du plaisir à mon successeur », dit-il simplement. La direction du kolkhoze passa au président Vaniouchkine, qui était du village, communiste récemment démobilisé du service militaire. En 1934-1935, du fond de la famine, le kolkhoze entra en convalescence grâce aux nouvelles directives du C.C. au rythme bienfaisant des pluies et des neiges, à des saisons clémentes, à l’énergie des jeunes communistes et, de l’avis des vieilles femmes et de deux ou trois barbus très croyants, grâce au retour de l’homme de Dieu, le père Guérassime, amnistié à la fin de ses trois années de déportation. Les crises saisonnières se suivirent cependant, bien qu’il ne fût pas niable que le plan des cultures, la sélection des semences, l’emploi des machines accrussent sensiblement le rendement des terres. L’on vit arriver, pour rétablir « définitivement » la situation, l’agronome Kostioukine, curieux personnage, puis un militant des Jeunesses, envoyé par le Comité régional, que tout le monde appelait familièrement Kostia. Peu de temps avant les semailles d’automne, l’agronome Kostioukine constata qu’un parasite s’était attaqué aux semences (dont une partie avait été volée auparavant). La station de M. et T. ne livra qu’un tracteur au lieu des deux promis et des trois reconnus indispensables ; et ce tracteur unique manqua d’essence. L’essence reçue, il eut une avarie. Les labours se firent péniblement, en retard, avec les chevaux, mais les chevaux n’ayant pu, dès lors, assurer le ravitaillement régulier du kolkhoze par les coopératives du rayon, le kolkhoze manqua d’articles manufacturés. La moitié des camions du rayon étaient immobilisés faute d’essence. Les femmes commencèrent à murmurer que l’on s’acheminait vers une nouvelle famine et que ce serait la juste punition de nos péchés.
C’est un pays plat, légèrement vallonné, aux lignes sévères sous les nuages où l’on voit distinctement des mêlées d’archanges blancs se poursuivre d’un horizon à l’autre. Par les chemins détrempés, boueux ou poussiéreux selon la saison, le rayon, Moltchansk, est à une soixantaine de kilomètres ; la station du chemin de fer est à une quinzaine de kilomètres du rayon, la grande ville la plus proche, centre régional, à cent soixante-dix kilomètres par la voie ferrée. En somme, une situation assez privilégiée au point de vue des communications. Les soixante-cinq maisons (plusieurs inhabitées) sont en rondins ou en planches, couvertes de chaume gris, construites en demi-cercle sur la hauteur, au coude de la rivière ; elles s’égrènent là, entourées de petits enclos, comme un cortège de vieilles femmes chancelantes. Leurs fenêtres regardent les nuages, les douces eaux grises, les champs de l’autre rive, la sombre ligne mauve des forêts à l’horizon. On voit toujours sur les sentiers qui descendent vers la rivière des enfants ou des jeunes femmes rapportant de l’eau dans de vieux petits tonnelets suspendus aux deux bouts d’une palanque portée sur les épaules. Pour que l’eau ne se renverse pas trop à cause du mouvement, l’on y fait flotter des disques en bois.
Midi. Les champs rouillés se chauffent au soleil. Ils ont faim de graines. On ne peut pas les voir sans y penser. Donnez-nous des graines ou vous aurez faim ! Hâtez-vous, les belles journées s’en vont, hâtez-vous, la terre attend… Le silence des champs est une lamentation continue… Des flocons de nuages blancs s’en vont paresseusement à travers le ciel indifférent. On entend deux mécaniciens échanger des conseils et des jurons désolés autour du tracteur hors de combat, derrière l’habitation. Le président Vaniouchkine bâille avec fureur. Il souffre de l’attente des champs, la pensée du plan le harcèle, il n’en dort pas, il n’a plus rien à boire, le stock de vodka s’étant épuisé. Les courriers qu’il envoie au rayon lui reviennent couverts de poussière, éreintés et déconfits, avec des petits papiers écrits au crayon : « Tiens ferme, camarade Vaniouchkine. Le premier camion disponible sera pour toi. Salut communiste. Pétrikov. » Ça ne veut exactement rien dire. Va un peu voir ce qu’il fera du premier camion disponible, ce salaud-là, quand tous les kolkhozes du rayon l’accablent des mêmes demandes ! Et puis : y aura-t-il un premier camion disponible ? Le bureau de l’administration n’était meublé que d’une table nue encombrée de papiers en désordre, jaunissants comme des feuilles mortes. Par la fenêtre ouverte l’on voyait la masse compacte des terres. Au fond de la salle, le portrait du chef en couleurs veules considérait un samovar enfumé juché sur le poêle. Des sacs s’effondraient dessous, les uns sur les autres, pareils à des bêtes à bout de force : pas un ne contenait la quantité de graines prescrites. C’était contraire aux instructions de la direction régionale des kolkhozes et Kostia, vérifiant le poids des semences, le soulignait en ricanant :
– Pas la peine de s’esquinter pour vérifier une escroquerie sur les semences, Iéfime Bogdanovitch ! Si tu crois que les moujiks ne s’en rendent pas compte parce qu’ils n’ont pas de balances ! Tu ne les connais pas, ces bougres, ils te pèsent un sac d’un coup d’œil, vieux, ils vont gueuler, tu vas voir…
Vaniouchkine mâchait une cigarette éteinte :
– Et qué qu’tu veux faire, gros malin ? Bon, on fera un petit tour au tribunal du rayon, qu’est-ce que j’y peux, moi ?
Ils aperçurent, venant à travers champs, la démarche sautillante, ses longs bras balancés comme s’ils flottaient à la brise, l’agronome Kostioukine.
– Encore celui-là !
– Veux-tu que je te dise d’avance tout ce qu’il va te raconter, Iéfime Bogdanovitch ? proposa sarcastiquement Kostia.
– Tais ta gueule !
Kostioukine entra. Une casquette jaune paille lui tombait sur les yeux. Des gouttes de sueur perlaient à son nez rouge et pointu, il y avait des brindilles d’herbe dans sa barbe. D’emblée il fonça dans les histoires. Cinq jours de retard sur le plan. Pas de camions pour transporter les semences saines promises par le rayon. La station de M. et T. promettait mais ne tiendrait pas.
– Vous avez déjà vu ces gars-là tenir leurs promesses, dites ?
Les pièces de rechange pour les réparations urgentes, la station n’en recevrait pas avant dix jours vu l’embouteillage du chemin de fer, je le sais, moi. Voilà. Le plan d’ensemencement est fichu, je vous l’avais bien dit. Nous aurons un déficit de 40 % si tout va bien, 50 %, 60 % si les gelées…
Le petit visage roussâtre de Vaniouchkine, pareil à un poing fermé aplati par un choc, se plissa de rides circulaires. Il regarda l’agronome avec haine, comme s’il eût voulu lui crier : « T’es content, toi ? » L’agronome Kostioukine gesticulait trop : il avait l’air, en parlant, d’attraper des mouches. Ses yeux mouillés devenaient trop brillants. Sa voix aigrelette baissait, baissait, mais au moment où l’on s’attendait à ce qu’elle s’éteignît, renaissait en tons rauques. L’administration du kolkhoze le craignait un peu parce qu’il faisait sans cesse du scandale, prophétisant le malheur et voyait si juste qu’il semblait par cela même susciter les calamités. Et que penser de lui ? Il revenait d’un camp de concentration, ex-saboteur repenti, coupable d’avoir laissé pourrir sur pied toute une récolte dans les Terres noires, faute de main-d’œuvre, à l’en croire, pour faire la moisson ! Il en revenait libéré avant terme pour son travail exemplaire dans les fermes de l’Administration pénitentiaire, cité dans les journaux pour un essai sur les nouvelles méthodes de défrichement dans les pays froids, décoré enfin de l’insigne d’honneur du Travail pour avoir, pendant une saison sèche, établi dans des kolkhozes du pays votiak un ingénieux système d’irrigation… Donc : technicien très fort, contre-révolutionnaire très habile peut-être, sincèrement repenti peut-être, ou admirablement camouflé ; il fallait s’en méfier, mais il avait droit au respect, il fallait l’écouter, s’en méfier doublement par conséquent. Instruit lui-même par les cours abrégés à l’usage des dirigeants d’exploitations collectives, le président Vaniouchkine, ex-maçon saisonnier, ex-fantassin d’élite, ne savait à vrai dire où donner la tête. Kostioukine continuait. Les paysans voyaient tout.
– On travaille de nouveau pour crever de faim cet hiver. Qui sabote ? Ils voulaient écrire au centre régional, dénoncer le rayon. Faut faire une assemblée, s’expliquer.
Kostia se rongeait les ongles. Il demanda :
– Quelle est la distance d’ici au rayon ?
– Cinquante-cinq par la plaine.
L’agronome et Kostia se comprirent instantanément, frappés par la même idée. Semences, denrées, allumettes, indiennes promises aux femmes, pourquoi ne pas tout transporter à dos d’homme ? Ça pourrait se faire en trois, quatre jours en mobilisant tout le monde, les femmes valides et les gosses de seize ans, pour relayer les porteurs. Journées et nuits de travail compteraient double, nous promettrons une distribution extraordinaire de savon, cigarettes, fil à coudre, par la coopé. S’ils ne veulent pas en lâcher, Vaniouchkine, j’irai au comité du parti, je leur dirai : « Ça ou le plan est par terre ! » Ils ne peuvent pas refuser, on connaît les stocks. Ils préféreraient les réserver pour les cadres du parti, les techniciens et autres, c’est dans l’ordre ; mais il faudra bien qu’ils marchent, on ira les voir tous ensemble ! Ils pourraient même nous lâcher des aiguilles, on sait qu’ils en ont reçu, mais ils le nieront. L’agronome et Kostia se renvoyaient des phrases dures comme s’ils eussent jeté des pierres à toute volée. Kostioukine se démenait dans sa blouse grise aux poches pleines de papiers. Kostia le prit aux coudes, ils furent face à face, le jeune profil énergique, le vieux visage au nez pointu, aux lèvres crevassées entrouvertes sur des dents ébréchées.
– On convoque l’assemblée. On peut mobiliser jusqu’à cent cinquante porteurs si les gens d’Izioumka viennent !
– Si nous faisions parler le pope ? proposa le président Vaniouchkine.
– Si le diable cornu pouvait nous faire un bon discours d’agitation, je l’appellerais ! cria Kostia. On verrait ses ongles fourchus passer à travers ses bottes, ça sentirait la braise fumante, il lancerait en l’air de petits coups de sa langue de feu – pour l’accomplissement du plan des semailles, citoyens ! Je veux bien, moi, que le diable nous vende son âme !
Le rire les détendit tous les trois. La terre rousse riait aussi à sa façon, perceptible pour ces seuls hommes, l’horizon oscillait légèrement, un nuage comique divagua au milieu du ciel.
L’assemblée du kolkhoze se réunit dans la cour de ferme de l’Administration, au crépuscule, à l’heure où les moucherons deviennent tourmenteurs. Beaucoup de monde vint, car le kolkhoze se sentait en péril : les femmes contentes que le père Guérassime parlât. On sortit des bancs pour elles, les hommes écoutèrent debout. Le président Vaniouchkine prit la parole le premier, intimidé dans le fond de son âme par deux cents têtes indistinctes et murmurantes. Quelqu’un lui cria des derniers rangs :
– Pourquoi que t’as fait arrêter les Kibiotkine ? Anathème !
Il fit semblant de ne pas entendre. Il jetait de grands mots pâteux – devoir – plan – l’honneur du kolkhoze – le pouvoir exige – les enfants – la faim cet hiver – vers la boule rouge du soleil qui descendait sur le sombre horizon, dans des brumes menaçantes.
– Je passe la parole au citoyen Guérassime !
La foule, compacte comme un seul être obscur, remua. Le père Guérassime se hissait sur la table.
Depuis la grande Constitution démocratique octroyée par le chef aux peuples fédérés, le prêtre, ne se cachant plus, s’était laissé pousser la barbe et les cheveux selon l’ancien usage, bien qu’il appartînt à l’Église nouvelle. Il officiait dans une isba abandonnée, reconstruite de ses mains et sur laquelle il avait dressé une croix clouée, rabotée, peinte en jaune-or de ses mains aussi… Bon charpentier, jardinier passable, instruit dans ces travaux au camp spécial de redressement par le travail des îles de la mer Blanche, il connaissait l’Évangile à fond et de même les lois, les réglementations, les circulaires du commissariat de l’Agriculture et de la Direction centrale des kolkhozes. Il haïssait d’une haine noire les ennemis du peuple, les conjurés, les saboteurs, les traîtres, les agents de l’étranger, les fascistes-trotskystes en un mot, dont il avait prêché en chaire – c’est-à-dire du haut d’une échelle adossée au poêle de l’isba – l’extermination. Les autorités du district l’appréciaient. Ce n’était qu’un moujik chevelu un peu plus grand que les autres, marié à une placide vachère. Plein de bon sens malicieux, le parler doux et bas, il lui arrivait, dans les grandes circonstances de laisser l’esprit souffler à travers sa parole véhémente. Toutes les têtes montaient alors vers lui, empoignées, même celles des jeunes communistes revenus du service militaire.
– Frères chrétiens ! Honnêtes citoyens ! Gens de la terre russe !
Il mêla dans ses périodes confuses, mais soudainement éclatantes, la grande patrie, la vieille Russie, notre mère, le chef aimé qui pense aux humbles, notre pilote infaillible, que la bénédiction du Seigneur soit sur lui ! Dieu qui nous voit, Notre Seigneur Jésus-Christ qui maudit les fainéants et les parasites, chassa les marchands du temple, promit le ciel aux bons ouvriers, saint Paul qui a crié au monde : « Que celui qui ne travaille pas ne mange pas ! » Il brandit un chiffon de papier :
– Gens de la terre, c’est notre affaire, la bataille du blé… Une vermine d’enfer grouille encore sous nos pieds ! Notre glorieux pouvoir du peuple vient de frapper de son glaive de feu trois assassins encore, trois âmes vendues à Satan, qui poignardaient lâchement le parti ! Qu’elles aillent au feu éternel pendant que nous sauverons nos prochaines récoltes !
Kostia et Maria applaudirent ensemble. Ils s’étaient rencontrés dans les derniers rangs d’où l’on ne voyait que la tête broussailleuse du pope sur fond de nue tristement bleuissante. Des signes de croix naissaient sur les poitrines. Kostia entoura de sa main souple le cou et les tresses de Maria. Cette fille aux pommettes dures, au nez un peu retroussé, lui donnait chaud. Il lui semblait quand il s’approchait d’elle que son sang bondissait plus vite dans ses veines. Elle avait la bouche et les yeux larges, autant d’animalité vigoureuse que de joyeuse lumière.
– Maria, c’est un homme du Moyen Âge, mais il parle bien, sacré vieux diable ! Ça y est, maintenant on est parti…
Le sein dur et pointu de Maria effleura le bras de Kostia, il sentit la forte odeur des aisselles de la jeune femme, il lui vit des yeux vertigineux.
– Kostia, il faut prendre des décisions, sans cela nos gens sont encore capables de s’égailler…
Le Père Guérassime disait :
– Camarades ! Chrétiens ! Nous irons chercher nous-mêmes les semences, les outils, les produits ! Nous les porterons sur nos échines, à la sueur de notre front, esclaves de Dieu que nous sommes, libres citoyens ! Et le Malin qui veut que le plan échoue, que le pouvoir nous traite de saboteurs, que nous ayons faim, nous lui ferons rentrer le mal dans sa gorge puante !
Une voix de femme, suraiguë, lui répondit :
– En route, Père !
On constitua sur l’heure les équipes pour le rassemblement des sacs. Partir cette nuit-même, sous la lune, avec Dieu, pour le plan, pour la terre.
Cent soixante-cinq porteurs, capables de porter en se relayant une soixantaine de fardeaux, partirent dans la nuit. La file des marcheurs s’enfonça dans les champs noirs. Kostia conduisait vers la lune montante, énorme et flamboyante sur le lointain, la première troupe, celle des jeunes gens qui chantèrent en chœur jusqu’à la grande fatigue :
Si c’est la guerre,
Si c’est la guerre,
puissante patrie,
– que nous serons forts !
Fillette, fillette,
que j’aime tes mirettes !
Le Père Guérassime et l’agronome Kostioukine fermaient la marche pour entraîner les traînards en racontant des histoires. Ils bivouaquèrent sur les berges de la Séroglazaya, la rivière-aux-yeux-gris, plus laiteuse que grise ; un doux sifflement continu montait des roseaux. La rosée froide de l’aube les transit. Kostia et Maria dormirent plusieurs heures l’un contre l’autre, roulés dans la même couverture, pour avoir moins froid, trop tendus pour se parler, bien que la lune fût ensorcelante, entourée d’un cercle de pâleur vaste comme le monde. Ils repartirent au petit jour, dormirent encore dans la forêt, sous la chaleur de midi, atteignirent la grande route, y cheminèrent en soulevant un nuage de poussière, pour arriver au rayon avant la fermeture des bureaux. Le comité du parti leur fit offrir un bon repas, soupe au poisson et pâte de gruau ; l’orchestre des camionneurs les accompagna au départ, les uns courbés sous leurs sacs et leurs ballots, les autres chantant, précédés jusqu’au premier tournant de la route par le drapeau rouge des Jeunesses. Kostioukine, Kostia et le Père Guérassime étaient pourtant allés tenir au Comité des propos amers.
– Les transports nous foutent dedans : ni camions, ni tracteurs, ni charrois – que le diable vous emporte ! (Le visage de Kostioukine se ramassait furieusement comme la tête rougeâtre et plissée de certains vieux oiseaux de proie.) Les gens ne sont pas faits pour ce métier de bêtes de somme ! Passe encore pour nous, mais les kolkhozes qui sont à cent kilomètres et plus, qu’est-ce qu’ils vont faire ?
– C’est vrai, camarades ! répondait le secrétaire du rayon avec un geste démonstratif vers quelqu’un des siens : Prenez ça pour vous !
Le Père Guérassime n’intervint qu’à la fin, d’un ton voilé, plein de sous-entendus :
– Êtes-vous bien sûr, citoyen secrétaire, qu’il n’y ait pas de sabotage là-dessous ?
Le secrétaire, piqué, dit :
– J’en réponds, citoyen desservant du culte ! C’est l’essence qui est en retard.
– À votre place, je n’en répondrais pas, citoyen secrétaire, car Dieu seul sonde les consciences et les reins.
Le mot fit bien rire.
– Est-ce qu’il ne commence pas à devenir un peu trop influent ? demanda à mi-voix le représentant de la Sûreté, coincé entre deux directives dont l’une ordonnait de ne point tolérer que le clergé acquît une influence politique et l’autre de cesser les persécutions antireligieuses.
– Jugez-en vous-même ! répondit le secrétaire du parti, également entre ses dents.
Kostia accrut leur embarras en soulignant que « le camarade desservant du culte est aujourd’hui notre véritable organisateur… ».
Les heures comptaient puisque l’on perdait au moins huit jours sur le plan des travaux, après en avoir perdu beaucoup d’autres dans l’attente des moyens de transport, et qu’il fallait aussi craindre les pluies. Les cent soixante-cinq cheminèrent jusqu’à l’épuisement, courbés sous leur faix, suant, geignant, jurant, priant. Les chemins étaient abominables, le pied n’y portait que sur des mottes molles qui s’effondraient, ou butait dans l’obscurité à des pierres surgies Dieu sait d’où, on suivit en trébuchant un chemin encaissé, caillouteux et boueux. La lune, énorme et rousse, et narquoise, monta. Kostia et Maria se relayaient sous le même sac de soixante-dix livres, Kostia le portant le plus possible, ménageant toutefois ses forces pour tenir plus longtemps que Maria. La jeune femme, trempée de sueur, avançait dans une vapeur charnelle. Les porteurs entrèrent dans une plaine argentée. Ils avaient la lune, devenue blanche, au-dessus de leurs têtes, au zénith ; leurs ombres se mouvaient sous eux, dans la phosphorescence terrestre. Les groupes s’espaçaient. Maria marchait, les aiselles nues, soutenant de ses deux bras levés le fardeau posé sur sa tête et ses épaules, pas tout à fait courbée, les seins en avant, et la ligne tendue de sa poitrine, résistant à l’attirance de la terre, accrochait de la lumière. La bouche entrouverte, elle montrait les dents à la nuit. Kostia avait cessé de plaisanter depuis des heures, presque cessé de parler. « Nous ne sommes plus que des muscles en marche… Des muscles et une volonté… C’est ça les hommes… Ça, les masses… » Tout à coup, ce fut comme si la terre, le ciel mauve et laiteux, la nuit lunaire eussent chanté en lui : « Je t’aime, je t’aime, je t’aime, je t’aime… » – sans lassitude, sans fin, définitivement, avec un enthousiasme opiniâtre.
– Tu me passes le sac, Maria ?
– Pas encore, à la hauteur de ces arbres, là-bas… Ne me parle pas, Kostia.
Elle haletait doucement. Il continua en silence : « Je t’aime, je t’aime… » et sa fatigue se dissipa, la lueur de la lune l’allégea merveilleusement.
Au bivouac de la rivière-aux-yeux-gris, la Séroglazaya, où les cent soixante-cinq allaient prendre plusieurs heures de sommeil avant l’aube, Kostia et Maria se couchèrent contre leur sac, en face du ciel. L’herbe était molle, froide et humide.
– Ça va ? Maroussia… demanda Kostia, d’un ton indifférent au commencement de la courte phrase, soudainement caressant dans le diminutif de la fin. Tu t’endors ?
– Pas encore, dit-elle. Je suis bien. Que tout est simple : le ciel, la terre et nous…
Adossés côte à côte, se touchant d’une épaule, infiniment proches et détachés l’un de l’autre, ils regardaient devant eux : l’espace.
Kostia dit sans bouger, souriant au ciel faiblement scintillant :
– Maria, entends-moi bien, Maria, c’est tout à fait vrai. Maria, je t’aime.
Elle ne bougea pas, les mains rejointes sous la nuque. Il percevait sa respiration égale. Elle tarda à répondre calmement :
– C’est très bien, Kostia. Nous pouvons faire un couple solide.
Une sorte d’angoisse le prit qu’il surmonta en avalant sa salive. Il ne sut ni que dire ni que faire. Un moment s’écoula. La nuit était splendidement lumineuse. Kostia dit :
– J’ai connu une Maria dans les chantiers souterrains du métro, à Moscou. Elle a fait une triste fin qu’elle ne méritait pas. Pas assez de nerfs. Je l’appelle dans ma mémoire Maria l’Infortunée. Toi, je veux que tu sois Maria Heureuse. Ce sera.
– Je ne crois pas au bonheur dans les époques de transition, dit Maria. Nous travaillerons ensemble. Nous verrons la vie. Nous lutterons. C’est bien.
Il pensait : « C’est drôle, nous voici mari et femme et nous parlons comme des copains ; j’avais soif de la prendre dans mes bras, et je ne veux plus maintenant que prolonger cet instant… » Maria dit après un court silence :
– J’ai connu un autre Kostia. Il était des Jeunesses comme toi, presque aussi beau garçon que toi, mais un imbécile et un mufle…
– Qu’est-ce qu’il t’a fait ?
– Il m’a mise enceinte et m’a plaquée parce que je suis croyante.
– Tu es croyante, Maria ?
Kostia lui entourait de son bras les épaules, il cherchait le regard de Maria, il trouvait ce tranquille regard sombre et clair comme cette nuit.
– Je ne crois pas aux bondieuseries, Kostia, tâche de me comprendre. Je crois à tout ce qui est, regarde autour de nous, regarde !
Son visage aux lèvres fermement découpées eut un élan vers lui, pour lui montrer l’univers : ce simple ciel, les plaines, la rivière invisible sous les roseaux, les étendues.
– Je ne peux pas dire à quoi je crois, Kostia, mais je crois. Ce n’est peut-être que la réalité. Il faut que tu me comprennes.
Un flot d’idées traversa Kostia : il les perçut dans sa poitrine et ses reins comme dans son esprit. La réalité embrassée d’un seul mouvement de l’être. Nous sommes inséparables des étoiles, de la magie authentique de cette nuit sans miracle, de l’attente des terres, de toute cette force confuse qui est en nous… La joie éclata en lui.
– Tu as raison, Maria, je crois comme toi, je vois… La terre, le ciel et la nuit même, où les ténèbres n’existaient pas, les unirent inexprimablement, front contre front, mêlant leurs cheveux, yeux dans les yeux, bouche contre bouche et les dents doucement entrechoquées.
– Maria, je t’aime…
Ces mots n’étaient que de petits cristaux dorés qu’il jetait dans des eaux profondes, sombres, lourdes, bouillonnantes, exaltantes… Maria répondit avec une sourde violence :
– Mais je t’ai déjà dit que je t’aime, Kostia.
Maria dit :
– Il me semble que je jette de petits cailloux blancs vers le ciel et qu’ils deviennent des météores, je les vois disparaître, mais je sais qu’ils ne retombent pas, c’est ainsi que je t’aime…
– Qu’est-ce qui nous berce ? murmura-t-elle encore, je sens que je m’endors…
Elle s’endormit la joue sur le sac, dans l’odeur du blé. Kostia veilla un instant sur elle. Sa joie était si grande qu’elle devenait pareille à de la tristesse. Le même bercement l’endormit à son tour.
La dernière étape, à franchir à travers le brouillard matinal, puis sous le soleil, fut la plus pénible. La file de porteurs titubants s’étendit d’un horizon à l’autre. Le président du kolkhoze, Vaniouchkine, vint à leur rencontre avec des charrettes. Kostia lui jeta rudement son sac sur la tête et les épaules.
– À ton tour, président !
Une joie étale régnait sur le paysage.
– Les semailles sont sauvées, frère. Tu vas tout de suite me signer deux congés de quinze jours pour Maria et moi. On se marie.
– Félicitations, dit le président.
Il claqua la langue pour accélérer le pas des chevaux.
Romachkine vivait plus dignement que naguère. Sans changer de bureau, au cinquième étage du trust Moscou-Confection, et bien que n’étant pas encore du parti, il s’était senti grandi. Une note de service affichée dans le corridor avait annoncé un soir que « le sous-chef de la section des salaires, Romachkine, collaborateur ponctuel et zélé, était promu premier sous-chef avec une augmentation de salaire de cinquante roubles par mois et mention au tableau d’honneur ». De sa table dans l’insignifiance, criblée de taches d’encre et de ronds de colle, entre porte et armoire, Romachkine passait au bureau verni qui faisait vis-à-vis à un autre bureau semblable mais plus grand, celui du directeur des tarifs et salaires du trust. Romachkine disposa d’un téléphone intérieur, plutôt gênant en réalité, car les appels l’interrompaient dans ses calculs, mais qui était aussi un symbole inespéré d’autorité. Le président du trust lui-même, usant de cet appareil, demandait parfois un renseignement. C’étaient des moments graves. Romachkine éprouvait quelque peine à répondre assis, sans s’incliner, sans sourire aimablement. Seul, il se fût certainement levé pour mieux prendre un air déférent et promettre : « Sur l’heure, camarade Nikolkine ; vous aurez les données exactes dans quinze minutes… » Ceci promis, Romachkine se redressait jusqu’à toucher le dossier du fauteuil tournant, jetait un coup d’œil important sur les cinq tables du bureau et faisait signe au morne Antochkine, sûrement malade du foie, son remplaçant à la table de l’insignifiance.
– Camarade Antochkine, il me faut pour le président du trust le dossier de l’avant-dernière conférence sur les prix et salaires, plus le message du syndicat du Textile concernant l’application des directives du C.C. Vous avez sept minutes.
Dit avec fermeté simple, sans appel. Le sous-chef Antochkine regardait la pendule comme l’âne regarde la trique ; ses doigts feuilletaient très vite des fiches ; il semblait mâcher quelque chose… Avant l’expiration de la septième minute, Romachkine recevait de ses mains les papiers, le remerciait avec bienveillance. Du fond de la pièce, la vieille dactylo et le garçon de bureau regardaient Romachkine avec un respect évident. (Qu’ils pensassent ensemble : « Oh la la, ce vieux rat crevé, qu’est-ce qu’il se croit ! Puisses-tu en attraper la colique, citoyen lèche-bottes ! » Romachkine, toujours bien disposé envers autrui, ne pouvait pas s’en douter.) Le chef de bureau, tout en donnant des signatures, arrondissait les épaules d’une manière approbative. Romachkine découvrait l’autorité qui grandit l’homme, cimente l’organisation, féconde le travail, économise le temps, abaisse les frais généraux… « Je me croyais nul sachant seulement obéir dans le travail, et me voilà capable de commander. Quel est ce principe qui confère une valeur à l’homme auparavant sans valeur ? Le principe de hiérarchie. » Mais la hiérarchie est-elle juste ? Romachkine y pensa plusieurs jours de suite avant de se répondre par l’affirmative. Quel meilleur gouvernement qu’une hiérarchie d’hommes justes ?
L’avancement lui allouait une autre récompense : la fenêtre était à sa droite, il n’avait qu’à tourner la tête pour y apercevoir des arbres dans des cours, des linges séchant sur des fils de fer, des toits de vieilles maisons, des clochetons d’église en jaune vieux rose, subsistant humblement dans l’ombre d’un building : presque trop d’espace, des choses étonnantes sous le ciel, pour bien travailler. Pourquoi l’homme éprouve-t-il tant le besoin de rêver ? Le rêve justifiait la contrainte. Romachkine pensa qu’il serait raisonnable de mettre des verres mats aux fenêtres des bureaux pour que la vision du monde extérieur n’y fût pas une distraction susceptible de diminuer le rendement du travail. Cinq petits clochetons presque ronds surmontés de croix chancelantes, subsistaient au milieu d’un jardin oublié et d’un ensemble disparate de maisons basses d’il y a cent cinquante ans. Ils invitaient à la méditation comme les sentiers des bois menant vers des clairières inconnues qui n’existent peut-être pas… Romachkine les craignit un peu en les aimant. Peut-être priait-on encore sous des bulbes dénués de sens et presque de couleur au centre de la nouvelle ville en lignes droites tracées par de l’acier, du ciment, du verre, de la pierre, mathématiquement.
« C’est étrange, se disait Romachkine, comment peut-on prier ? » Pour ménager sa capacité de travail, il se donnait, entre une tâche et une autre, une pause de quelques minutes accordées à la rêverie – sans qu’on le puisse voir, les sourcils froncés, le crayon à la main… Au fond de quelle ruelle où je n’ai jamais passé est-elle, cette église bizarrement survivante ?
Romachkine l’alla voir et il en résulta dans sa vie un nouvel accomplissement, celui de l’amitié. Il fallait entrer dans une impasse, y passer sous une porte cochère, traverser une cour bordée d’ateliers et l’on arrivait à une vieille petite place des temps révolus, fermée au reste du monde, où des enfants jouaient aux billes : l’église était là avec ses trois mendiantes sur le seuil et ses trois suppliantes agenouillées dans la solitude de l’intérieur. Douces à lire, les enseignes voisines formaient un poème enrichi par des mots et des noms harmonieux, dépourvus de signification : Filatov, cardeur-matelassier, Oléandra, coopérative artisanale des cordonniers, Tikhonova, sage-femme, Jardin d’enfants n° 4, La première Joie. Romachkine connut Filatov, cardeur-matelassier, veuf sans enfants, un homme sage qui ne buvait plus, ne fumait plus, ne croyait plus, suivait le soir, à cinquante-cinq ans, les cours libres de l’École de technique supérieure, pour comprendre la mécanique et l’astrophysique.
– Et que me reste-t-il maintenant d’autre que la science ? J’ai vécu un demi-siècle, citoyen Romachkine, sans me douter de son existence, comme un aveugle.
Filatov portait un antique tablier en cuir et une casquette de prolétaire, la même depuis quinze ans. Il n’avait qu’une chambre de trois mètres sur un mètre soixante-quinze, aménagée dans un ex-vestibule condamné ; mais au fond de cette niche il s’était percé une fenêtre donnant sur le jardin de l’église ; sur le rebord de la fenêtre, il avait installé dans des caisses un véritable jardin suspendu. Un pupitre établi devant ces fleurs lui permettait de recopier, en l’annotant de réflexions, Les Astres et les Atomes, par Eddington… Cette amitié inattendue tint dans la vie de Romachkine une place élevée. Au commencement, les deux hommes s’étaient mal compris. Filatov disait :
– La mécanique domine la technique, la technique est la base de la production, c’est-à-dire de la société. La mécanique céleste est la loi de l’univers. Tout est physique. Si je pouvais recommencer ma vie, je voudrais être ingénieur et astronome ; je pense que le véritable ingénieur, pour comprendre le monde, doit être astronome. Mais je suis né, petit-fils de serf, sous l’oppression tsariste. J’ai été analphabète jusqu’à trente ans, ivrogne jusqu’à quarante ans, j’ai vécu sans comprendre l’univers jusqu’à la mort de ma pauvre Nastassia. Quand on l’a enterrée à Vagankovskoé, j’ai fait mettre une petite croix rouge sur sa tombe, parce qu’elle était croyante, elle, par inconscience ; et parce que nous sommes à l’époque du socialisme, j’ai dit : Que la croix des prolétaires soit rouge ! Et je suis resté seul au cimetière, camarade Romachkine, j’ai payé cinquante kopecks au gardien pour y rester après la fermeture jusqu’aux étoiles et j’ai pensé. Qu’est-ce que l’homme sur la terre ? Un pauvre grain de poussière qui pense, travaille et souffre. Qu’est-ce qui reste de lui ? Le travail, la mécanique du travail. Qu’est-ce que la terre ? Un grain de poussière qui tourne dans le ciel avec la souffrance et le travail des hommes, et le silence des plantes et tout, et qu’est-ce qui la fait tourner ? La loi de fer de la mécanique des astres. « Nastassia, ai-je dit sur la tombe, tu ne peux plus m’entendre puisque tu n’existes plus, puisque nous n’avons plus d’âme, mais tu seras toujours dans la terre, les plantes, l’air, l’énergie de la nature, et je te demande pardon de t’avoir peinée en me saoulant, et je te promets de ne plus boire, et je te promets d’étudier pour comprendre la grande mécanique de la création. » J’ai tenu parole parce que je suis fort, de force prolétarienne et peut-être me remarierai-je un jour quand j’aurai fini la deuxième année d’études, car je n’aurais pas d’argent pour m’acheter des livres si je me mettais maintenant en ménage. Voilà ma vie, camarade. Je suis calme, je sais que l’homme doit comprendre et je crois que je commence à comprendre.
Ils parlaient assis côte à côte sur un petit banc, à la porte de l’échoppe du cardeur-matelassier, au soir tombant. Romachkine, pâle et fripé, pas encore vieux, mais toute jeunesse et toute vigueur perdues – si jamais elles avaient existé en lui – et Filatov, crâne et face rasés, le visage coupé de rides symétriques, consistant comme un vieil arbre. Les marteaux des cordonniers de la coopérative Oléandra battaient doucement le cuir, les châtaigniers commençaient à s’agrandir d’ombre. N’eût été la rumeur assourdie du centre, on eût pu se croire sur une place de village, autrefois, non loin d’une rivière bordée de l’autre côté par des bois… Romachkine répondit :
– Je n’ai pas eu le temps de penser à l’univers, camarade Filatov, parce que j’ai été tourmenté par l’injustice.
– Ses causes, dit Filatov, sont dans la mécanique sociale.
Romachkine se tordit faiblement les mains, puis les mit sur les genoux. Elles y furent plates et sans forces.
– Écoute, Filatov, et dis-moi si j’ai fait le mal. Je suis presque du parti, j’assiste aux réunions, on a confiance en moi. À la séance d’hier, on a parlé de la rationalisation du travail. Et le secrétaire nous a lu une note de journal sur l’exécution de trois ennemis du peuple qui ont assassiné le camarade Toulaév, du C.C. et du Comité de Moscou. Tout est prouvé, ces criminels ont avoué, je n’ai pas retenu leurs noms et que nous importent leurs noms ? Ils sont morts, c’étaient des assassins, c’étaient des malheureux, ils sont morts suppliciés. Le secrétaire nous a tout expliqué : que le parti défend la patrie, que la guerre approche, que notre chef est menacé, qu’il faut abattre les chiens enragés par amour des hommes… Tout cela est vrai, bien sûr. Puis, il a dit : « Que ceux qui sont pour, lèvent la main ! » J’ai compris que nous devions remercier le C.C. et la Sûreté pour cette exécution, j’ai souffert, j’ai pensé : et la pitié, la pitié, personne ne songe donc à la pitié ? Mais je n’ai pas osé m’abstenir. Serais-je donc seul à me souvenir de la pitié, moi qui ne suis rien ? Prétendrais-je être meilleur que les autres ? Et j’ai levé la main, moi aussi. Ai-je trahi la pitié ? Aurais-je trahi le parti en pensée si je n’avais pas levé la main ? Que me diras-tu, Filatov, toi qui es droit, toi qui es un vrai prolétaire ?
Filatov réfléchit. L’obscurité descendait sur eux. Romachkine, tourné vers son compagnon, eut un visage suppliant.
– La machine, dit Filatov, doit fonctionner irréprochablement. Qu’elle écrase ceux qui se dressent sur son chemin, c’est inhumain, mais c’est la loi universelle. L’ouvrier doit connaître les entrailles de la machine. Il y aura plus tard des machines lumineuses et transparentes que le regard de l’homme traversera de part en part. Ce sera l’innocence des machines, pareille à l’innocence du ciel. La loi humaine sera pure comme la loi de l’astrophysique. Personne ne sera plus écrasé. Personne n’aura plus besoin de pitié. Mais aujourd’hui, camarade Romachkine, il faut encore de la pitié. Les machines sont remplies de ténèbres, nous ne savons jamais ce qui s’y passe. Je n’aime pas les jugements secrets, les exécutions dans les caves, la mécanique des complots. Tu comprends : il y a toujours deux complots, le positif et le négatif, comment savoir lequel est celui des plus justes, lequel celui des plus coupables ? Comment savoir s’il faut avoir pitié, s’il faut être sans pitié ? Comment le saurions-nous alors que les hommes du pouvoir perdent eux-mêmes la tête, c’est évident ? Toi, tu devais voter pour, Romachkine, autrement ç’aurait mal tourné pour toi, et tu n’y pouvais rien, n’est-ce pas ? Tu as voté avec pitié, c’est bien. J’ai fait comme toi, l’an passé. Que pourrions-nous faire d’autre ?
Il sembla à Romachkine que ses mains devenaient plus légères. Filatov le fit entrer chez lui, ils burent un verre de thé et mangèrent des concombres salés avec du pain noir. Ils se touchaient tant la chambrette était exiguë. De cette proximité naissait une plus grande intimité. Filatov mit sous la lampe le livre ouvert d’Eddington. Et :
– Sais-tu ce que c’est qu’un électron ?
– Non.
Romachkine discerna dans le regard du cardeur-matelassier plus de compassion que de reproche. Avoir une longue vie derrière soi, et ne pas savoir cela !
– Permets-moi de te l’expliquer. Chaque atome de matière est un système sidéral…
L’univers et l’homme sont faits d’étoiles, les unes infiniment petites, les autres infiniment grandes, la figure 17 de la page 45 le démontrait clairement. Romachkine suivit mal l’admirable démonstration, car il continuait à penser aux trois fusillés, à sa main levée pour leur mort, si lourde à ce moment-là, redevenue légère (c’était singulier) pour avoir confronté la pitié avec les machines et les astres.
Un enfant pleura dans la cour voisine, la boutique des cordonniers s’éteignit, un couple se noua, aux limites de l’invisible, contre la grille de l’église. Filatov reconduisit son ami jusqu’à l’autre bout de la place. Romachkine alla vers la grille. Filatov, avant de rentrer chez lui, s’arrêta sans raison et regarda le sol noir. Qu’avons-nous fait de la pitié dans cette mécanique humaine ? Trois fusillés encore… Ils sont plus nombreux que les étoiles puisqu’il n’y a pas plus de trois mille étoiles visibles dans l’hémisphère nord. Si ces trois hommes ont tué, n’ont-ils pas eu de profondes raisons de tuer, rattachées aux lois éternelles du mouvement ? Ces raisons, qui les a pesées ? Pesées sans haine ? Filatov eut pitié des juges : les juges doivent souffrir entre tous… La vue du couple noué dans les ténèbres, ne formant qu’un seul être en vertu de l’attraction éternelle, le consola. C’est bon de voir vivre des jeunes quand on est soi-même au déclin de la vie. Ils ont un demi-siècle devant eux, en moyenne : ils verront peut-être la vraie justice, au temps des machines transparentes. Il faut beaucoup d’engrais pour féconder les terres fatiguées. Qui sait combien de fusillés sont encore nécessaires pour nourrir la terre russe ? Nous avons cru voir si clair devant nous au temps de la révolution, et nous voici replongés dans les ténèbres ; peut-être est-ce le châtiment de notre orgueil. Filatov entra, mit la barre de fer à sa porte, se dévêtit tristement. Il dormait à la lumière d’une veilleuse, sur un étroit matelas étendu sur des coffres. Les araignées commencèrent au plafond leurs périples nocturnes : ces bestioles noires aux longues pattes pareilles à des rayons se mouvaient lentement et il était tout à fait impossible de comprendre le sens de leurs mouvements. Filatov pensait aux juges et aux fusillés. Qui jugera les juges ? Qui les pardonnera ? Faut-les pardonner ? Qui les fusillera s’ils n’ont pas été justes ? Chaque chose viendra à son heure, nécessairement. Dessous terre, partout, sous la ville, sous les champs, sous la petite place noire où les amoureux continuaient sans doute leur entretien caressant, une multitude d’yeux luirent pour Filatov, aux confins de la visibilité, comme des étoiles de septième grandeur. « Ils attendent, ils attendent, murmurait Filatov, yeux innombrables, pardonnez-nous. »
Romachkine, dans la blancheur indigente de sa chambre, fut repris par l’anxiété. Les bruits de l’appartement collectif battaient sans fin son réduit de silence : téléphones, musiques de la radio, voix d’enfants, roulements des eaux dans les cabinets, chuintement des réchauds à pétrole… Le ménage voisin, dont il n’était séparé que par une cloison en planches, discutait fiévreusement une affaire de revente de tissus. Romachkine passa sa chemise de nuit : déshabillé, il se sentait encore plus chétif que vêtu ; ses pieds nus avaient des doigts misérables, ridiculement écartés. Le corps de l’homme est laid – et si l’homme n’a que son corps, si la pensée n’est qu’une œuvre corporelle, comment ne serait-elle pas incertaine et débile ? Il se coucha dans des draps froids, grelotta un moment, tendit la main vers la planche à livres, y prit un livre d’un poète inconnu, car les premières pages y manquaient, mais les autres gardaient leur charme incantatoire. Romachkine lut au hasard.
Divine planète tournoyante
tes Eurasies tes mers chantantes
le simple mépris des bourreaux
et nous voici pensée clémente
presque pareils à des héros
Pourquoi étaient-ils sans ponctuation, ces vers ? Peut-être parce que la pensée qui embrasse et rattache par ses fils immatériels – mais existent-ils ? – les planètes, les mers, les continents, les bourreaux, les victimes et nous est fluide, ne se repose jamais, ne s’arrête qu’en apparence ? Pourquoi justement ce soir l’allusion aux bourreaux, l’allusion aux héros ? D’où me vient ce reproche, à moi qui ne méprise que moi-même ? Et pourquoi, s’il y a des hommes qui ont cette ardeur de vivre et ce mépris des bourreaux, suis-je si différent d’eux ? N’ont-ils pas honte d’eux-mêmes, les poètes, quand ils se voient dans leur solitude et leur nudité ? Romachkine rangea le livre et reprit les journaux des derniers jours. Au bas d’une troisième page, sous la rubrique des informations diverses, le quotidien gouvernemental parlait de la préparation d’une fête de l’athlétisme à laquelle participeraient trois cents parachutistes appartenant aux cercles sportifs des écoles. – … On voit de grandes fleurs claires descendre du ciel, et chacune porte une courageuse tête humaine dont les yeux surveillent intensément l’approche de la terre attirante et menaçante… L’entrefilet suivant, sans titre, en menus caractères, disait :
L’affaire des assassins du camarade Toulaév, membre du Comité central. – S’étant reconnus coupables de trahison, de complot et d’assassinat, M. A. Erchov, A. A. Makéev et K. K. Roublev, condamnés à la peine capitale par la session spéciale du Tribunal suprême siégeant à huis-clos, ont été exécutés.
L’Association générale des joueurs d’échecs, affiliée à la Fédération sportive de l’Union, envisage l’organisation, dans les républiques fédérées, d’une série d’épreuves éliminatoires en vue du prochain tournoi des nationalités.
Les pièces de l’échiquier avaient des visages humains, inconnus mais chargés de regards graves. Elles se mouvaient toutes seules. Quelqu’un les visait de loin, avec attention : tout à coup les pièces sautaient, têtes éclatées, et s’évanouissaient inexplicablement. Trois coups précis firent sauter l’une après l’autre, instantanément, trois têtes sur l’échiquier. Romachkine, engourdi dans son demi-sommeil, eut peur : on frappait distinctement à la porte.
– Qui est là ?
– C’est moi, moi, répondit une voix radieuse.
Romachkine alla ouvrir. Le plancher fut rugueux et froid sous ses pieds nus. Avant de tirer le verrou, il fit une pause d’une seconde pour dominer sa panique. Kostia entrait si violemment qu’il emporta Romachkine dans ses bras, comme un enfant.
– Vieux voisin ! Romachkine ! Demi-penseur, demi-héros du travail enfumé dans ta demi-chambre et ton demi-quart de destin ! Content de te revoir ! Ça va ? Dis-moi donc quelque chose ? Ultimatum : ça va, oui ou non ?
– Ça va, Kostia. C’est bien d’être venu. Je t’aime, tu sais.
– Alors, je te défends de me faire cette gueule à l’envers du citoyen retiré de dessous un autocar… La terre tourne splendidement, que le diable nous emporte ! Tu la vois tourner, dis, notre boule verte peuplée de singes laborieux ?
Recouché, dans la chaleur du lit, Romachkine vit la chambrette s’élargir et la lumière se décupler.
– J’allais m’endormir, Kostia, sur ce galimatias des journaux : des parachutistes, des fusillés, des tournois d’échecs, des planètes… Quelque chose de fou. La vie, quoi. Tu es beau, Kostia, solide. Épatant de te voir… Moi, ça va tout à fait bien. J’ai eu de l’avancement au trust, je fréquente les assemblées du parti, j’ai un ami ; un prolétaire remarquable qui a un cerveau de physicien… Nous parlons de la structure de l’univers.
– La structure de l’univers… répéta Kostia sur un ton chantonnant.
Trop grand pour ce refuge exigu, il tournait sur lui-même.
– Rien de changé en toi, Romachkine. Je parie que les mêmes punaises anémiques se nourrissent de toi la nuit.
– C’est vrai, dit Romachkine, avec un petit rire heureux.
Kostia le repoussa contre le mur pour s’asseoir sur le lit. Il pencha sur Romachkine sa chevelure désordonnée dont les reflets châtains paraissaient roux, ses yeux agressifs pleins d’embruns, sa grande bouche légèrement asymétrique.
– Je ne sais pas où je vais, mais je suis en route. Si la prochaine guerre ne nous transforme pas tous en charognes, mon vieux, je ne sais pas ce que nous ferons, mais ce sera fabuleux. Si nous crevons, nous ferons pousser sur la terre une végétation inouïe. Je n’ai pas un rond, bien entendu, mes semelles s’en vont toutes seules, bien entendu, et caetera, mais je suis content.
– L’amour ?
– Bien entendu.
Le rire de Kostia secoua le lit, secoua Romachkine des orteils aux sourcils, fit frémir la muraille, se répercuta dans la chambrette en ondes dorées.
– Ne t’effraie pas, Romachkine, vieux frère, si je te parais ivre. Je suis plus saoul quand je suis tout à fait à jeun, mais alors je deviens quelque fois enragé… Tu t’en souviens, j’avais plaqué le métro, ce travail de taupes industrielles sous l’asphalte de Moscou, entre la morgue et le bureau des Jeunesses. Je voulais de l’air. J’en avais marre de leur discipline. J’en ai, de la discipline, à revendre, moi, elle est en moi, ma discipline. Je suis parti. À Gorki, j’ai travaillé à la fabrique d’autos : sept heures devant la machine. Je consentais à devenir une brute, à la longue, pour donner des camions au pays. J’allais voir sortir les voitures finies, toutes luisantes, toutes neuves, c’est plus beau, plus propre que la naissance de l’homme, je t’assure. De me dire que nous les avions faites de nos mains et qu’elles rouleraient peut-être en Mongolie pour apporter des cigarettes et des fusils à des peuples opprimés, je me sentais fier, j’étais heureux de vivre. Bon. Dispute avec un technicien qui voulait me faire nettoyer mon outillage après l’heure. Qu’est-ce que tu crois, lui ai-je dit, que le salariat n’existe plus ? Faut entretenir les nerfs et les muscles de l’ouvrier, autant que les machines. Bonsoir, j’ai pris le train, ils allaient m’accuser de trotskysme, ces imbéciles, mais tu sais ce que ça vaut : trois ans dans les mines de Karaganda, merci beaucoup. Connais-tu la Volga, vieux ? J’ai travaillé à bord d’un remorqueur, charbonnier puis mécano. Nous halions des chalands jusqu’à la Kama. Là les rivières deviennent hautes, on oublie les villes, la lune monte au-dessus des forêts abruptes, une immense armée végétale veille nuit et jour et tu l’entends qui t’appelle insidieusement : La vraie vie, c’est la nôtre – si tu ne bois pas une coupe de ce silence, avec les bêtes des bois, jamais tu ne connaîtras tout ce qu’un homme doit connaître. J’ai trouvé un remplaçant dans un village komi et je me suis fait embaucher par le trust régional des forêts. « Faire n’importe quoi, le plus loin possible, dans les bois les plus perdus ! », ai-je dit à ces bureaucrates provinciaux. Ça leur a plu. Ils m’ont fait faire l’inspection des postes de forestiers et la milice m’a inscrit pour la lutte contre le banditisme. J’ai découvert dans une forêt du bout du monde, entre la Kama et la Vytchega, un village de vieux-croyants et de sorciers qui avaient fui devant la statistique. Ils avaient pris le grand recensement pour une manœuvre diabolique, ils s’étaient dit qu’on allait leur prendre les terres une fois de plus, leur prendre les hommes pour la guerre, apprendre de force à lire aux vieilles femmes pour leur enseigner la science du Malin. Ils récitaient le soir l’Apocalypse. Ils chantaient aussi que tout est corrompu sur la terre et qu’il ne reste aux hommes de cœur pur que la patience et que la patience va se rompre ! Et qu’adviendra-t-il ? leur demandais-je. « Ce sera le retour de l’An Mil. » Ils m’offrirent de demeurer avec eux, j’en fus tenté à cause d’une belle fille, elle était vigoureuse comme un arbre, émouvante et pure comme l’air des forêts, mais elle me disait qu’elle voulait surtout un enfant et que j’avais connu trop de machines pour vivre longtemps avec elle, et qu’elle n’avait pas confiance en moi… Je suis reparti, Romachkine, pour ne pas rester là jusqu’à leur jugement dernier ou jusqu’à l’idiotie complète… Les Anciens m’ont demandé de leur envoyer, par des frères qu’ils ont à la ville, des journaux récents, un traité d’agronomie, et de leur écrire « si la statistique était passée » sans guerres ni spoliations ni inondations… Veux-tu que nous allions vivre avec eux, Romachkine ? Je suis seul à connaître les chemins des forêts de la Syssolda. Les bêtes des bois ne me font pas de mal, j’ai appris à piller les nids d’abeilles sauvages pour leur voler le miel, je sais tendre des pièges aux lièvres, je sais mettre des pièges dans l’eau des rivières… Viens, Romachkine, tu ne repenseras plus jamais à tes livres et quand on te demandera ce que c’est qu’un tramway, tu expliqueras aux petits enfants et aux grands vieillards blancs que c’est une longue boîte jaune posée sur roues, qui transporte des hommes, mue par une force mystérieuse montée des entrailles de la terre à travers des fils métalliques. Et s’ils te demandent pourquoi, tu seras bien embarrassé…
– Je veux bien, dit faiblement Romachkine que ce récit enchantait ainsi qu’un conte.
Kostia le tira du rêve :
– Trop tard, vieux. Il n’y a plus pour toi et moi de Saintes Écritures ni d’Apocalypse. Si l’An Mil est devant nous, nous ne pouvons pas le savoir. Nous sommes de l’époque du béton armé.
– Et ton amour ? demanda Romachkine qui se sentait étrangement bien.
– Je me suis marié au kolkhoze, répondit Kostia. Elle est…
Ses deux mains esquissèrent un geste qui devait être d’enthousiasme, mais elles restèrent en suspens pendant une fraction de seconde avant de s’abaisser inertes. Le regard de Kostia s’était posé, tout en parlant, sur la longue main débile de Romachkine, allongée sur une feuille de journal. Le médius semblait indiquer un texte invraisemblable :
L’affaire des assassins du camarade Toulaév,membre du C.C. – S’étant reconnus coupables… Erchov, Makéev, Roublev… ont été exécutés…
– Comment est-elle, Kostia ?
Les prunelles de Kostia se rétrécirent.
– Te souviens-tu du revolver, Romachkine ?
– Je m’en souviens.
– Te souviens-tu que tu cherchais la justice ?
– Je m’en souviens. Mais j’ai beaucoup réfléchi depuis, Kostia. Je me suis rendu compte de ma faiblesse. J’ai compris qu’il est trop tôt pour la justice. Ce qu’il faut, c’est travailler, croire au parti, avoir pitié. Puisque nous ne pouvons pas être justes, nous devons avoir pitié des hommes…
Une crainte à laquelle il n’osa pas penser arrêta au bord de ses lèvres la question : « Qu’as-tu fait du revolver ? » Kostia parla méchamment :
– La pitié m’exaspère, moi. Tiens, prends pitié de ces trois fusillés, Romachkine, si cela te console : ils n’ont plus besoin de rien, eux (Kostia montrait l’entrefilet du journal). Moi, je n’ai que faire de ta pitié et pas envie de m’apitoyer sur toi : tu ne le mérites pas. C’est peut-être toi le coupable de leur crime. C’est peut-être moi l’auteur de ton crime, mais tu n’y comprendras jamais rien. Tu es innocent, ils étaient innocents…
Avec un effort, il acheva un haussement d’épaules :
– Je suis innocent… Mais qui est coupable ?
– Je crois qu’ils étaient coupables, murmura Romachkine, puisqu’on les a condamnés.
Kostia fit un tel bond dans la chambre que le plancher et les parois en tremblèrent. Son rire dur se cognait aux choses.
– Romachkine, tu es un as ! Laisse-moi t’expliquer ce que je devine. Ils étaient sûrement coupables, ils l’ont avoué, parce qu’ils comprenaient ce que nous ne comprenons pas, toi et moi. Tu saisis ?
– Ce doit être vrai, dit gravement Romachkine.
Kostia marchait nerveusement de la porte à la fenêtre.
– J’étouffe, dit-il. De l’air ! Qu’est-ce qui manque ici ? Tout. – Eh bien, mon vieux Romachkine, adieu. On vit dans une sorte de délire, n’est-ce pas ?
– Oui, oui…
Romachkine allait rester seul, il avait un lamentable visage fripé, des paupières ridées, des poils décolorés autour de la bouche, si peu de force dans les yeux ! Kostia pensa tout haut : « Les coupables, ce sont les millions de Romachkine qu’il y a sur la terre… »
– Que dis-tu ?
– Rien, vieux, je divague.
Il y avait du vide entre eux.
– Romachkine, il fait trop sombre chez toi. Tiens.
Kostia sortit de la poche intérieure de sa vareuse un objet rectangulaire enveloppé d’indienne.
– Prends. C’est ce que j’aimais le plus au monde quand j’étais seul.
Romachkine eut dans la main une miniature encadrée d’ébène. Dans le cercle noir apparaissait un visage de femme magiquement réel qui n’était qu’équilibre, intelligence, rayonnement, silence. Romachkine dit avec une sorte de frayeur éblouie :
– Est-ce possible ? Crois-tu vraiment, Kostia, qu’il y a des visages comme celui-ci ?
Kostia s’emporta :
– Les visages vivants sont plus beaux… Au revoir, vieux.
Kostia eut, en dégringolant l’escalier, la sensation bienheureuse d’une chute. Le monde matériel se défaisait devant lui, les choses devenaient aériennes. Il suivit des rues d’un pas léger de coureur. Mais, dans sa tête, l’inquiétude déchaînait une sorte de tonnerre. « C’est pourtant moi qui… moi… » Il courut en se rapprochant de la maison où dormait Maria, comme il avait couru pendant cette nuit d’autrefois, cette nuit boréale, après l’explosion subite, au bout de son poing, d’une fleur noire bordée de flammes, tandis que retentissaient les coups de sifflet des miliciens… L’escalier noir de la seconde demeure fut aussi aérien. L’appartement communal n° 12 hébergeait trois familles et trois ménages dans sept chambres. Une ampoule de vingt-cinq bougies brûlait dans le corridor, accrochée tout près du plafond pour qu’il ne fût pas facile de la dévisser. Les murs étaient enfumés. Une machine à coudre attachée par une chaîne cadenassée à un coffre massif se reflétait dans le miroir lézardé du portemanteau. Des ronflements inégaux remplissaient la pénombre d’une vibration bestiale. La porte du water-closet s’entrebâilla, une grêle silhouette d’homme en pyjama flotta dans le fond du corridor et tout à coup heurta bruyamment d’indistinctes ferrailles. L’homme ivre rebondit vers la paroi opposée se cognant à une porte. Des voix coléreuses percèrent l’obscurité, l’une basse qui faisait : « Chchch » à travers du sommeil, l’autre véhémente, qui lança des injures : « … Espèce de voyou ! » Kostia rejoignait l’homme ivre au pyjama flottant et l’empoignait au collet :
– Doucement, citoyen, ma femme dort à côté. Où est ta chambre ?
– Le n° 4, dit l’ivrogne. Qui que vous êtes ?
– Personne. Bronche pas. Fais pas de bruit ou je te casse amicalement la gueule.
– C’est gentil… Tu prends un verre ?
Kostia poussa du coude la porte du n° 4 et y jeta l’ivrogne qui alla choir mollement parmi des chaises renversées. Un objet en verre roula sur le plancher avant de se briser avec un joli tintement cristallin. Kostia trouvait à tâtons la porte du n° 7, un cabinet de débarras, en triangle, au plafond oblique et bas percé d’une lucarne. L’ampoule électrique y traînait au bout d’un long fil, sur le plancher, entre une pile de livres et une cuvette émaillée dans laquelle trempait un linge rose. Il n’y avait qu’une chaise défoncée et un étroit lit en fer sur lequel dormait Maria, couchée sur le dos, droite, le front levé, vaguement souriante. Kostia la contempla. Elle avait les joues roses et brûlantes, les narines larges, les sourcils tendus comme un double trait d’ailes minces, les cils adorables. Une épaule et un sein nus se dégageaient de la couverture ; sur la chair ambrée du sein, se posait une tresse d’un noir cuivré. Kostia embrassa ce sein nu. Maria ouvrit les yeux.
– Toi !
Il s’agenouilla auprès du lit, il lui prit les deux mains.
– Maria, réveille-toi. Maria, regarde-moi. Maria, pense à moi…
Elle ne souriait pas, mais elle était souriante tout entière.
– Je pense à toi, Kostia.
– Maria, réponds-moi. Si j’avais tué un homme il y a des siècles, il y a quelques jours ou quelques mois, par une nuit de neige tout à fait prodigieuse, sans le connaître, sans penser à le tuer, sans l’avoir voulu moi-même, volontairement pourtant, les yeux bien ouverts, la main ferme, parce qu’il faisait le mal au nom des idées justes, parce que j’étais plein de la souffrance des autres, parce que j’avais jugé sans le savoir en quelques secondes, moi pour beaucoup d’autres, moi inconnu pour des inconnus sans nom, pour tous ceux qui n’ont ni nom ni volonté, ni chance ni cette conscience en lambeaux que j’ai, Maria, que dirais-tu ?
– Je te dirais, Kostia, qu’il faut mieux dominer tes nerfs, savoir exactement ce que tu fais et ne pas me réveiller pour me raconter de mauvais rêves… Embrasse-moi.
Il reprit d’un ton suppliant :
– Mais si c’était vrai, Maria ?
Elle le regarda très attentivement. Le carillon du Kremlin sonna l’heure. Les premières notes de l’Internationale, légères et graves, flottèrent un moment sur la ville endormie.
– Kostia, j’ai vu assez de paysans crever sur les routes… Je sais ce que c’est que la dure lutte. Je sais combien de mal on y fait sans le vouloir… Nous allons tout de même de l’avant, n’est-ce pas ? Il y a en toi une grande force pure. Ne te tourmente pas.
De ses deux mains plongées dans la chevelure de Kostia, elle attira violemment à elle cette tête vigoureuse en proie à l’inquiétude.
Le camarade Fleischman employa la journée au classement définitif des dossiers de l’affaire Toulaév. C’étaient des milliers de pages rassemblées en plusieurs volumes. La vie humaine s’y reflétait de même que la faune et la flore terrestres se retrouvent, sous des formes ténues et monstrueuses dans une goutte d’eau stagnante étudiée au microscope. Certaines pièces devaient aller aux archives du parti ; d’autres compléter des dossiers de la Sûreté, du C.C., du Secrétariat général, du Service secret à l’étranger. Quelques-unes devaient être brûlées en présence d’un représentant du C.C. et du camarade Gordéev, haut-commissaire adjoint à la Sûreté. Fleischman s’enferma seul avec ces paperasses numérotées qu’environnait une odeur de mort. La note du service des opérations spéciales sur l’exécution des trois condamnés par les hommes de confiance du détachement d’élite ne mentionnait qu’un détail précis, l’heure : 0 h 1, 0 h 15, 0 h 18. La grande affaire aboutissait au moment zéro de la nuit.
Parmi les pièces insignifiantes annexées au dossier Toulaév depuis la fin de l’instruction (rapports sur des conversations tenues dans les lieux publics, au cours desquelles le nom de Toulaév aurait été mentionné, dénonciations concernant le meurtre d’un ignénieur Boutaév, du service des Eaux de Krasnoyarsk, communications de la milice criminelle sur l’assassinat d’un certain Moutaév à Leninakan – et autres documents que l’on eût pensé apportés au hasard par une crue des eaux, par le vent, par la sottise et la médiocre folie de la loi des grands nombres), Fleischman trouva une enveloppe grise, timbrée de la gare de Moscou-Yaroslavl simplement adressée « Au citoyen juge d’Instruction chargé d’instruire l’affaire Toulaév. » Un papier joint indiquait : « Transmis à la camarade Zvéréva ». Un autre papier ajoutait « Zvéréva : mise aux arrêts de rigueur jusqu’à nouvel ordre. Transmettre au camarade Popov. » La perfection administrative eût exigé à cet endroit une troisième note sur le destin en suspens du camarade Popov. Quelqu’un de prudent s’était contenté d’écrire sur l’enveloppe, à l’encre rouge : Classement général. « C’est moi le classement général », pensa Fleischman avec une nuance de mépris pour lui-même. Il coupa nonchalamment le bord de l’enveloppe. Celle-ci contenait une lettre manuscrite, sans signature, écrite sur une double page de cahier d’écolier.
« Citoyen ! Je vous écrit par obligation de conscience et souci de la vérité… »
Bon, un de plus qui dénonce son prochain ou s’abandonne avec délectation à son petit délire stupide… Fleischman sauta le milieu de l’épître pour aller à la conclusion, non sans observer que l’écriture en était ferme et jeune, comme d’un paysan instruit, dépourvue de style et presque de ponctuation. Le ton était direct – et le haut fonctionnaire de la Sûreté fut pris à la gorge.
« Je ne signerai pas. Des innocents ayant inexplicablement payé pour moi, je ne puis plus rien réparer. Croyez que si j’avais été informé à temps sur cette erreur judiciaire, je vous aurais apporté ma tête innocente et coupable. J’appartiens corps et âme à notre grand pays, à notre magnifique avenir socialiste. Si j’ai commis un crime presque sans y penser, ce dont je ne peux pas me rendre clairement compte car nous vivons à une époque où le meurtre de l’homme par l’homme est chose coutumière et sans doute est-ce la nécessité de la dialectique historique et sans doute le pouvoir des travailleurs qui verse tant de sang le verse-t-il pour le bien des hommes et n’ai-je été moi aussi que l’instrument moins qu’à demi conscient de cette nécessité historique, si j’ai induit en erreur des juges plus instruits et plus conscients que moi qui ont commis un plus grand crime en croyant eux aussi servir la justice, je ne puis maintenant que vivre et travailler librement de toutes mes forces pour la grandeur de notre patrie soviétique… »
Fleischman reprit la lettre par le milieu :
« Seul, ignoré du monde, ignorant moi-même l’instant précédent ce que j’allais faire, j’ai tiré sur le camarade Toulaév que je détestais sans le connaître depuis l’épuration des écoles supérieures. Je vous assure qu’il avait fait à notre sincère jeunesse un mal incommensurable, qu’il nous avait menti sans cesse, qu’il avait bassement outragé ce que nous avons de meilleur, notre foi en le parti, qu’il nous avait menés au bord du désespoir… »
Fleischman s’accouda sur cette lettre dépliée et la sueur mouilla son front, sa vue se brouilla, son double menton s’amollit, une grimace de débâcle dévasta son gros visage, les feuilles sans nombre du dossier flottèrent devant lui dans une brume asphyxiante. Il murmurait : « Je le savais bien », contrarié d’avoir à contenir une idiote envie de pleurer ou de fuir n’importe où, tout de suite, irrévocablement – mais rien n’était plus possible. Il s’écroulait sur la lettre criante de vérité. Un grattement de souris contre la porte se fit entendre, et du dehors, la servante demanda :
– Voulez-vous du thé, camarade chef ?
– Oui, oui, Lisa, du thé fort…
Il fit quelques pas à travers le cabinet, relut encore la lettre sans signature, debout cette fois pour mieux l’affronter. Impossible de la montrer à qui que ce soit. Il entrouvrit la porte pour prendre le plateau sur lequel étaient deux verres de thé. Et il parla en lui-même à l’homme inconnu qu’il entrevoyait derrière cette double feuille de papier-écolier. « Eh bien, jeune homme, eh bien, ta lettre n’est pas mal du tout… Ce n’est pas moi qui vais te faire rechercher à présent. Nous autres, les vieux, vois-tu, nous n’avons pas besoin de ta force errante, ivre d’elle-même, pour être condamnés… Ça nous dépasse tous, ça nous emporte tous… »
Il alluma la bougie qui servait à fondre la cire à cacheter des scellés. Des bavures rouges, pareilles à du sang coagulé, s’y incrustaient dans la stéarine. À la flamme de cette bougie maculée de sang, Fleischman brûla la lettre, en ramassa la cendre dans le cendrier, écrasa du pouce cette cendre. Il but ses deux verres de thé et se sentit mieux. Il dit à mi-voix, avec autant de soulagement que de triste sarcasme :
– Il n’y a plus d’affaire Toulaév.
Fleischman voulut bâcler le reste du classement afin de s’évader plus vite. Les cahiers écrits par Kiril Roublev en cellule se détachèrent d’une liasse de lettres « retenues pour l’enquête », qui étaient celles de Dora Roublev, datées d’une bourgade du Kazakstan. Ces lettres, venues du fond de la solitude et de l’angoisse pour n’être lues que de la camarade Zvéréva, le mirent en colère. « Quel chameau ! Si je puis la saler, celle-là, je lui en ferai voir des steppes, des neiges et des sables… » Fleischman feuilleta les cahiers. L’écriture en demeurait régulière, la façon de tracer certains signes dénotait des préoccupations d’artiste – lointaines, depuis longtemps dépassées –, la rectitude des lignes rappelait l’homme, son redressement d’épaules dans l’entretien, son long visage osseux au front d’idéologue, la façon particulière qu’il avait de vous regarder avec un rire des seuls yeux, à peine perceptible, quand sa parole traçait un raisonnement rigoureux mais délié comme une arabesque métallique… « Nous mourrons tous sans savoir pourquoi nous avons tué tant d’hommes en qui résidait notre force la plus haute… » Fleischman se rendit compte qu’il pensait comme écrivait Kiril Roublev quelques jours ou quelques heures avant de disparaître.
Les cahiers l’intéressèrent… Il parcourut les déductions économiques fondées sur la baisse du taux du profit par accroissement continu du capital constant (d’où le marasme du capitalisme ?) – sur l’accroissement de la production d’énergie électrique dans le monde, sur l’évolution de la sidérurgie, sur la crise de l’or, sur les modifications de caractère, de fonctions, d’intérêts, de structure des classes sociales et plus particulièrement de la classe ouvrière… Plusieurs fois, Fleischman murmura : « Juste, très juste, discutable, mais… à revoir, vrai dans l’ensemble ou en tendance… » Il prit note de quelques données pour les vérifier dans des ouvrages spéciaux. Suivaient des pages de jugements enthousiastes et sévères sur Trotsky dont Kiril Roublev louait l’intuition révolutionnaire, le sens de la réalité russe, le « sens de la victoire », l’intrépidité raisonnée ; dont il déplorait « l’orgueil de grand personnage historique », « la supériorité trop consciente d’elle-même », « l’incapacité de se faire suivre des médiocres », « la tactique offensive dans les pires moments de la défaite », « la haute algèbre révolutionnaire sans cesse offerte aux pourceaux, quand les pourceaux tiennent seuls le devant de la scène… ».
– Évidemment, évidemment, murmurait Fleischman sans chercher à surmonter son malaise.
Roublev était donc tout à fait sûr d’être fusillé pour se permettre d’écrire ainsi ?
Le ton de l’écrit changeait, mais la même certitude intérieure lui conférait plus de détachement encore. « Nous avons été une réussite humaine exceptionnelle et c’est pourquoi nous succombons. Il a fallu, pour former notre génération, un demi-siècle unique dans l’histoire. De même qu’un grand cerveau créateur est une réussite biologique et sociale unique, due à d’innombrables interférences, la formation de nos quelques milliers de cerveaux s’explique par des interférences uniques. Le capitalisme à son apogée, riche de toutes les puissances de la civilisation industrielle, s’implantait dans un grand pays paysan, de vieille culture, tandis qu’un despotisme sénile s’acheminait d’année en année vers sa fin. Ni les anciennes castes ni les nouvelles classes ne pouvaient être fortes, ni les unes ni les autres ne se sentaient assurées de l’avenir. Nous avons pu grandir dans les luttes en échappant à deux captivités profondes, celle de la vieille “Sainte Russie” et celle de l’Occident bourgeois, en empruntant toutefois à ces deux mondes ce qu’ils avaient de plus vivant : l’esprit d’investigation, l’audace transformatrice, la foi au progrès du XIXe siècle occidental ; le sentiment direct de la vérité et de l’action d’un peuple paysan et son esprit de révolte formé par des siècles de despotisme. Nous n’avons jamais eu le sentiment de la stabilité du monde social ; nous n’avons jamais cru à la richesse ; nous n’avons pas été les mannequins de l’individualisme bourgeois, voués au combat pour l’argent ; nous nous sommes sans cesse interrogés sur le sens de la vie et nous avons travaillé à transformer le monde… »
« Nous avions acquis un degré de lucidité et de désintéressement inquiétant pour les intérêts anciens et nouveaux. Il nous fut impossible de nous adapter à une phase de la réaction ; et comme nous étions au pouvoir, entourés d’une légende véridique, née de l’exploit, nous étions si dangereux qu’il a fallu nous détruire au-delà du physique en entourant nos cadavres d’une légende de trahison… »
« Le poids du monde est sur nous, nous en sommes écrasés. Tous ceux qui ne veulent plus ni l’élan ni l’inquiétude dans la révolution finie nous accablent ; et ils ont derrière eux, ailleurs, tous ceux que la peur de la révolution aveugle et diminue… » Roublev estimait que l’implacable cruauté de notre époque s’explique par son sentiment d’insécurité : peur de l’avenir… « Ce qui va se passer dans l’histoire, demain, ne sera comparable qu’aux grandes catastrophes géologiques qui changent les aspects de la planète… » – « Nous avions, seuls, dans cet univers en cours de transformation violente, le courage d’y voir clair. C’est plus une affaire de courage que d’intelligence. Nous voyions qu’il y fallait, pour le salut de l’homme, une attitude de chirurgiens. Pour le monde extérieur, assoiffé de stabilité au point de fermer obstinément les yeux sur l’horizon de plus en plus sombre, nous étions les intolérables mauvais prophètes des cataclysmes sociaux ; pour les bien installés de notre révolution même, nous représentions l’aventure et le risque. Nul n’a deviné ici et là que la pire aventure, l’aventure sans espoir, est dans la recherche de l’immobilité en un temps où les continents se crevassent et s’en vont à la dérive. Il serait si bon de se dire que la création est finie : Reposons-nous ! Les lendemains sont assurés ! » – « Une immense colère de réprobation et d’incompréhension s’est levée contre nous. Quels conspirateurs exagérés étions-nous donc ? Nous exigions le courage de continuer l’exploit et les gens ne voulaient que plus de sécurité, repos, oubli de l’effort et du sang – à la veille des pluies de sang ! » – « Sur un point, nous avons manqué de clairvoyance et d’audace, nous n’avons pas su discerner quel mal, pour un temps sans remède, rongeait notre propre pays. Nous avons nous-mêmes flétri comme des traîtres et des gens de peu de foi ceux d’entre nous qui nous le révélaient… Parce que nous aimions notre œuvre avec aveuglement, nous aussi… »
Roublev réfutait le fusillé Nicolas Ivanovitch Boukharine qui, au procès de mars 1938, s’exclamait : « Nous étions devant un abîme noir… » (Et ce n’était plus qu’un dialogue des morts.) Roublev écrivait : « Nous ne dressons pas en disparaissant le bilan d’un désastre, nous attestons l’ampleur d’une victoire qui a trop anticipé sur le futur et trop demandé aux hommes. Nous n’avons pas vécu au bord d’une fosse noire, comme le disait Nicolas Ivanovitch, car il était sujet à des accès de dépression nerveuse, nous sommes à la veille d’un nouveau cycle d’ouragans et c’est ce qui obscurcit les consciences. La boussole s’affole à l’approche des orages magnétiques… » – « Nous sommes terriblement inquiétants parce que nous pourrions redevenir bientôt terriblement puissants… »
– Tu pensais bien, Roublev, dit Fleischman, et il en éprouva une sorte de fierté.
Il ferma doucement le cahier. Il eût ainsi fermé les yeux au mort. Il fit chauffer la cire et en laissa tomber avec lenteur de larges gouttes, pareilles à du sang brûlant, sur le pli qui enfermait ces pages. Il étala dessus le grand cachet des archives du Commissariat de l’Intérieur : le blason prolétarien s’y imprimait profondément.
Vers cinq heures, le camarade Fleischman se fit conduire au stade où se déroulait la fête de l’athlétisme. Il prit place à la tribune officielle parmi les uniformes marqués des insignes de la hiérarchie. Il portait sur le sein droit les deux plaques enluminées de l’ordre de Lénine et de l’ordre du Drapeau rouge. Le haut képi plat amplifiait sa grosse tête devenue avec les années assez semblable à celle d’un énorme crapaud. Il se sentit vidé, anonyme, important : un général identique à n’importe quel général de n’importe quelle armée, touché par le commencement de la vieillesse, la chair empâtée, l’âme rongée par les préoccupations administratives. Des bataillons d’athlètes, les jeunes femmes aux seins cambrés précédant les jeunes hommes, défilaient, nuques droites, visages tournés vers les tribunes, n’y reconnaissant personne, puisque le chef, dont la colossale effigie dominait le stade entier, n’était pas venu, mais souriant aux uniformes avec une allègre confiance. Leur pas faisait sur le sol un bruit léger de grêle rythmée. Des tanks passèrent, couverts de branchages et de fleurs. Émergeant des tourelles, les mitrailleurs, casqués de cuir noir, agitaient des bouquets noués de rubans rouges. De hautes vagues de nuées, dorées par le couchant, se déployaient puissamment dans le ciel.
Paris (Pré-Saint-Gervais), Agen, Marseille,
Ciudad Trujillo (République dominicaine),
Mexico, 1940-1942.