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La question nationale et le communisme
mercredi 27 novembre 2024, par
LA QUESTION NATIONALE ET LE COMMUNISME
L’oppression nationale
L’oppression nationale est une des formes de l’oppression de l’homme par l’homme.
La haine nationale sciemment exploitée et dirigée par la bourgeoisie est un moyen éprouvé pour berner le prolétariat et obscurcir sa conscience de classe.
Examinons comment un prolétaire conscient doit aborder le problème national pour le résoudre dans l’intérêt de la victoire la plus rapide du communisme.
Une nation est un groupe d’hommes unis par une langue commune et habitant un territoire déterminé.
Telles sont les principales caractéristiques de la nation.
Les Juifs, par exemple, avaient jadis un territoire à eux et une langue commune ; à présent ils n’ont pas de territoire et ne savent pas tous l’hébreu. Les Tsiganes ont une langue à eux, mais ne possèdent pas de territoire particulier. Les Toungouses en Sibérie ont leur territoire mais ont oublié leur langue.
Les exemples suivants illustreront très bien ce que c’est que l’oppression nationale. Le gouvernement tsariste persécutait les Juifs, leur défendant d’habiter certaines régions de la Russie, leur refusant toute fonction dans l’administration ; il limitait l’accès de leurs enfants dans les écoles, organisait contre eux des pogromes, etc... Ce même gouvernement interdisait aux Ukrainiens l’enseignement secondaire et la publication de journaux dans leur langue maternelle.
Le gouvernement allemand fermait les écoles polonaises ; celui d’Autriche imposait aux Tchèques la langue allemande par la violence. La bourgeoisie anglaise opprimait et opprime encore les naturels d’Afrique et d’Asie ; elle subjugue les peuples incultes, les exploite et les fait fusiller à chaque tentative d’indépendance.
En résumé, lorsque dans un État quelconque une nationalité à tous les droits et qu’une autre n’en possède qu’une partie, lorsqu’une nation faible est annexée par une autre plus forte, qu’une langue et des mœurs étrangères lui sont imposées et qu’il ne lui est pas permis de vivre à sa guise, il y a oppression et inégalité nationales.
L’unité du Prolétariat
Nous devons tout d’abord examiner et résoudre la question principale : un ouvrier ou un paysan russe peut-il considérer comme ses ennemis un Allemand, un Français, un Anglais, un Juif, un Chinois ou un Tartare, indépendamment de leur classe ? Peut-il se défier d’un représentant d’une autre nation pour la seule raison qu’il parle une autre langue, qu’il a la peau jaune ou noire ou qu’il a d’autres mœurs et d’autres habitudes. Certes, il ne le peut ni ne le doit. L’ouvrier de France, d’Allemagne ou l’ouvrier nègre sont des prolétaires, tout comme l’ouvrier russe. Quelle que soit leur langue, ils sont tous exploités par le capitalisme rapace. Ils sont tous camarades de misère, d’oppression et d’injustice.
L’ouvrier russe peut-il aimer davantage un capitaliste russe uniquement parce que celui-ci l’insulte dans sa langue maternelle, qu’il lui donne des coups de poing à la manière russe ou qu’il fouette les grévistes avec un knout authentiquement russe ?
Il ne le peut certes pas plus que l’ouvrier allemand ne peut préférer son capitaliste pour la seule raison qu’il le maltraite en langue allemande, à la manière allemande. Les ouvriers de tous les pays sont frères de classe et ennemis des capitalistes de tous les pays.
On peut en dire autant des paysans pauvres de tous les pays. Le paysan russe, pauvre ou moyen, se sent plus près du prolétaire hongrois ou du pauvre paysan de Sicile ou de Belgique que du paysan aisé russe et, à plus forte raison, du gros propriétaire foncier, exploiteur de son propre pays.
Il ne suffit pas que les ouvriers du monde entier se reconnaissent frères de classe. Il ne leur suffit pas de pester chacun dans sa langue et de lutter chacun dans son pays. Frères dans l’oppression et dans l’esclavage, ils doivent être frères aussi dans une union internationale pour la lutte contre le capital.
C’est par cette union internationale seulement qu’ils peuvent vaincre le capital mondial. C’est pourquoi il y a plus de soixante-dix ans, les fondateurs du Communisme, Marx et Engels, ont proclamé dans leur glorieux Manifeste Communiste la grande devise : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »
Il faut que la classe ouvrière triomphe de tous les préjugés nationaux, de toutes les inimitiés nationales, non seulement dans l’intérêt de l’offensive universelle contre le capital, mais encore pour l’organisation mondiale de la production. De même que la Russie des Soviets ne peut vivre sans le bassin minier du Don, sans le pétrole de Bakou, sans le coton du Turkestan, l’Europe entière ne peut pas non plus se passer du bois, du chanvre, du lin, du platine provenant de la Russie ou du blé qui lui vient de l’Amérique. L’Italie ne pourrait se passer du charbon anglais, l’Angleterre, du coton de l’Égypte, etc., etc. La bourgeoisie n’est pas capable d’organiser la production mondiale et c’est pour cela qu’elle doit périr.
Une telle production ne peut être organisée que par le prolétariat, et pour cela il doit avoir comme devise : L’univers et toutes ses richesses appartiennent au monde des travailleurs.
Mais cette devise signifie la renonciation de chaque prolétariat à ses richesses nationales.
Partout où les préjugés nationaux, où la rapacité nationale barre le chemin à l’internationalisation de l’industrie et de l’agriculture, il faut les combattre et s’en débarrasser.
Causes des haines nationales
Déclarer la guerre à l’oppression nationale, aux préjugés nationaux, proclamer l’union internationale pour la lutte contre le capital et l’union économique universelle du prolétariat victorieux, tout cela ne peut suffire aux travailleurs. Ils doivent aussi rechercher les moyens efficaces pour faire disparaître le plus rapidement possible dans les masses ouvrières tout égoïsme et tout chauvinisme, toute mesquinerie et toute méfiance nationale, ainsi que tout orgueil patriotique.
Les querelles, les hostilités nationales ont une origine très ancienne. Il fut un temps où les différentes tribus luttaient l’une contre l’autre, non seulement pour s’approprier des terres et des forêts, mais encore pour faire des prisonniers qu’ils dévoraient. Les vestiges de cette défiance bestiale, de la haine entre peuples et entre races subsistent encore aujourd’hui chez les ouvriers et chez les paysans du monde entier. Ils disparaissent peu à peu au fur et à mesure du développement de l’échange mondial, des relations économiques, de l’émigration, de la fusion des diverses nationalités habitant le même territoire et surtout grâce au développement de la lutte de classe organisée par les ouvriers de tous les pays. Néanmoins, ils se raniment parfois d’une vigueur nouvelle lorsque viennent s’ajouter à la haine nationale les antagonismes de classes.
La bourgeoisie de chaque pays opprime son prolétariat. Mais elle fait tous ses efforts pour prouver au prolétariat que ce n’est pas elle et que ce sont les peuples qui l’entourent qui sont ses ennemis.
La bourgeoisie d’Allemagne excite le prolétariat de ce pays contre les Français et contre les Anglais ; la bourgeoisie anglaise crie à son tour : « Sus aux Allemands ! »
Ces derniers temps, les bourgeoisies de tous les pays ont excité les ouvriers contre les Juifs.
Tout cela dans le but de faire dégénérer la lutte de classe du prolétariat en une lutte nationale.
La bourgeoisie ne se contente pas d’exciter à la haine nationale afin de détourner les ouvriers de leur lutte pour le socialisme. Elle essaye de les intéresser matériellement à l’oppression des autres peuples.
Lorsque, au cours de la dernière guerre mondiale, les bourgeois allemands chantaient en cœur :
« L’Allemagne au-dessus de tout ! », les économistes bourgeois allemands expliquaient aux ouvriers allemands ce qu’ils gagneraient par la victoire, c’est-à-dire par l’exploitation et l’oppression du prolétariat des pays vaincus. Avant la guerre, la bourgeoisie corrompait effectivement les chefs de la classe ouvrière avec les bénéfices qu’elle retirait du pillage des colonies et de l’oppression des peuples faibles et arriérés. Les ouvriers des pays cultivés d’Europe se sont laissés entrainer par la provocation des capitalistes et se sont laissés convaincre par leurs social-patriotes qu’ils avaient, eux aussi, une patrie, puisqu’ils participaient au pillage des colonies et à l’exploitation des pays de faible développement économique. L’ouvrier qui, en régime capitaliste, se montre patriote, vend pour un denier sa vraie patrie, le socialisme, et se fait le complice de l’oppression des peuples faibles et arriérés.
L’égalité des nations et le droit des peuples de disposer d’eux-mêmes.
La confédération
Le Parti communiste, en déclarant la guerre à toute oppression de l’homme par l’homme, se dresse de la façon la plus résolue contre l’oppression nationale inévitable en régime bourgeois. Il lutte encore plus impitoyablement contre la moindre participation de la classe ouvrière à cette oppression.
Mais il ne suffit pas que les prolétaires des grands et puissants États se refusent à toute tentative d’oppression d’autres peuples. Il faut aussi que le prolétariat des peuples opprimés ne nourrisse pas de méfiance à l’égard de ses camarades appartenant aux pays oppresseurs. Lorsque la Bohême fut écrasée par la bourgeoisie austro-allemande, l’ouvrier tchèque considérait tous les Allemands comme ses ennemis.
Bien que les Polonais n’aient été opprimés que par le tsarisme, la population polonaise a gardé sa méfiance envers tous les Russes, et pas seulement envers le tsar, les capitalistes et les propriétaires fonciers. Pour extirper toute méfiance des ouvriers des pays opprimés à l’égard du prolétariat du pays oppresseur, il est nécessaire non seulement de proclamer, mais de réaliser l’égalité nationale.
Cette égalité doit être complète entre les langues, les écoles, les religions, etc. Bien plus, le prolétariat doit être prêt à donner le droit de libre disposition nationale, c’est-à-dire laisser à la majorité des travailleurs de n’importe quelle nation la possibilité de continuer à faire partie intégrante de l’État auquel elle appartenait, ou de s’en séparer complètement, ou de constituer avec lui un État confédéré (Confédération).
— Permettez, va dire le lecteur, un communiste peut-il être partisan de la séparation des nations ?
Comment concilier cela avec l’idéal communiste de l’État prolétarien universel ? Il semble qu’il y ait là contradiction.
— Il n’y a point de contradiction, répondrons-nous. Pour atteindre le plus rapidement l’unité complète de tout le monde du travail, il faut parfois consentir à une séparation temporaire entre deux nations.
Examinons tous les cas qui peuvent se produire.
Admettons que la Bavière, qui fait partie de l’Allemagne confédérée, proclame la République des Soviets, tandis qu’à Berlin continue à régner la dictature bourgeoise de Noske et de Scheidemann. Les communistes bavarois doivent-ils en ce cas chercher à obtenir l’indépendance de la Bavière ?
Non seulement les communistes bavarois, mais aussi les communistes du reste de l’Allemagne doivent saluer la séparation de la Bavière socialiste de l’Empire, parce qu’elle sera en même temps la libération du prolétariat bavarois du joug de la bourgeoisie allemande au pouvoir. Prenons le cas contraire. Toute l’Allemagne, à l’exception de la Bavière, proclame la République des Soviets. La bourgeoisie de la Bavière se prononce pour la séparation de l’Allemagne ; son prolétariat est pour l’union.
Quelle devra être la conduite des communistes allemands ? Ils auront à soutenir les ouvriers bavarois et à réprimer, les armes à la main, les tentatives de séparation de la bourgeoisie bavaroise.
Admettons maintenant que la République des Soviets soit proclamée simultanément en Angleterre et en Irlande, c’est-à-dire dans le pays oppresseur et dans le pays opprimé. Admettons encore que les ouvriers irlandais n’aient pas confiance dans les ouvriers anglais, car l’Angleterre les opprime depuis plusieurs siècles. Les voilà qui demandent leur séparation complète de l’Angleterre. Cette séparation est nuisible économiquement. Quelle sera la ligne de conduite des communistes anglais ? lls ne devront aucunement s’opposer, par la force, aux aspirations des Irlandais comme le faisait la bourgeoisie anglaise. Et voici pourquoi :
Premièrement, pour prouver une fois pour toutes, aux ouvriers irlandais que ce n’est pas la classe ouvrière, mais la bourgeoisie anglaise qui opprimait l’Irlande et pour conserver ainsi la confiance des Irlandais.
Deuxièmement, pour que les ouvriers irlandais se rendent compte que l’existence indépendante de leur petit État n’offre point d’avantages ; pour qu’ils voient clairement que la production en Irlande ne peut être bien organisée que par une étroite union politique et économique avec l’Angleterre prolétarienne et les autres États prolétariens.
Admettons encore qu’une nation en régime bourgeois veuille se séparer d’une nation en régime prolétarien et que la majorité de la classe ouvrière du pays désireux de se séparer soit pour cette séparation parce qu’elle garde encore sa méfiance non seulement envers la bourgeoisie, tuais envers le prolétariat du pays qui l’opprimait jadis, et qu’aussi elle veuille se séparer. Dans ce cas, également, il serait préférable de ne pas s’opposer à cette séparation. Il faut laisser le prolétariat de ce pays seul à seul avec sa bourgeoisie, afin que cette dernière ne puisse plus lui répéter tous les jours que ce n’est pas elle, mais tel ou tel pays qui l’opprime. Le prolétariat aura vite fait de s’apercevoir que la bourgeoisie réclamait l’indépendance du pays afin de pouvoir librement écorcher son prolétariat. Il se rendra compte également que le prolétariat de l’État socialiste voisin l’appelle à l’union non pour l’exploiter ou pour l’opprimer, mais pour faire l’effort commun de libération.
Ainsi les communistes, tout en étant contre la division du prolétariat en pays différents, surtout lorsque ces pays sont liés économiquement, peuvent admettre toutefois une séparation temporaire. De même, la mère laisse son enfant toucher au feu, afin qu’il en perde le désir pour toujours.
Qui exprime la volonté nationale ?
Le Parti Communiste reconnaît à toute nation le droit de libre disposition jusqu’à la séparation complète. Mais il considère que la volonté du peuple ne petit être exprimée que par la majorité laborieuse de la nation et non par la bourgeoisie.
Par conséquent, il serait plus juste de dire que nous reconnaissons le droit de disposer d’elle-même non pas à une nation en général, mais seulement à sa majorité laborieuse. En ce qui concerne la bourgeoisie, après l’avoir privée de tous droits civiques dans la période de guerre civile, nous la privons également du droit de suffrage dans les questions nationales.
Nous allons examiner maintenant comment étendre le droit de libre disposition et le droit à l’indépendance même aux pays de culture tout à fait inférieure. Comment devons-nous agir envers les peuples qui n’ont pas encore de prolétariat ni de bourgeoisie ou qui n’en possèdent qu’un embryon rudimentaire ?
Prenons, par exemple, nos Toungouses, nos Kalmouks, etc., ou d’autres peuples coloniaux.
Que devons-nous faire si ces nations réclament leur séparation complète de peuples plus cultivés et même de nations qui ont déjà réalisé le socialisme ? Dire oui, n’est-ce pas renforcer la barbarie aux dépens de la civilisation ? Nous croyons que le socialisme, une fois réalisé dans les pays les plus avancés du monde, les peuples les plus primitifs eux-mêmes entreront volontairement dans l’union Universelle des peuples. La bourgeoisie impérialiste qui pillait les colonies et les annexait par la violence, avait des raisons de craindre la séparation des colonies. Le prolétariat, qui n’a pas l’intention de voler les peuples coloniaux et qui pourra recevoir d’eux les matières nécessaires par voie d’échanges, laisseront les peuples des colonies organiser leur vie nationale à leur guise.
Le Parti communiste pose le principe de la libre disposition des peuples pour en finir une fois pour toutes avec les formes d’inégalité et d’oppression. Le prolétariat espère ainsi porter le dernier coup au nationalisme et amener tous les peuples de plein gré à l’union fédérative. Et si finalement l’union fédérative n’était point suffisante pour l’organisation de la production mondiale et si la grande majorité, une fois l’expérience faite, en reconnaissait l’insuffisance, on instaurerait la République socialiste mondiale.
[Si nous examinons de plus près comment la bourgeoisie posait et résolvait (ou plutôt embrouillait) la question nationale, nous allons voir qu’elle la réglait au début de son règne autrement qu’à l’époque de son déclin.
Lorsque la bourgeoisie était une classe opprimée et que le pouvoir se trouvait aux mains de la noblesse avec un roi à la tête, lorsque les tsars et les rois donnaient des peuples tout entiers en dot à leurs filles, à cette époque la bourgeoisie ne proclamait pas seulement en paroles la liberté des nations, elle essayait aussi de la réaliser, au moins dans son propre pays. C’est ainsi qu’à l’époque de l’assujettissement de l’Italie à la monarchie autrichienne la bourgeoisie italienne se mit à la tête du mouvement d’émancipation de son pays, et réalisa la libération de l’Italie du joug étranger et son unification. À l’époque où l’Allemagne était divisée en de nombreuses petites principautés et qu’elle gémissait sous la botte de Napoléon, la bourgeoisie allemande luttait pour l’unification de l’Allemagne et pour son émancipation. Lorsque la France, après avoir détruit la monarchie absolue de Louis XVI, fut attaquée par les États monarchistes du reste de l’Europe, ce fut la bourgeoisie radicale française qui dirigea la défense de son pays et qui créa la Marseillaise. En résumé, dans tous les pays opprimés,
ce fut la bourgeoisie qui se mit à la tête de la lutte pour la libération. Elle créa une riche littérature nationale qui eut ses écrivains, ses peintres, ses poètes et ses philosophes de génie. C’est ainsi qu’agit la bourgeoisie lorsqu’elle était elle-même opprimée.
Pourquoi la bourgeoisie des pays opprimés luttait-elle pour la libération de son pays ? À lire ses poètes et ses écrivains, on peut croire qu’elle menait ces luttes au nom du droit des peuples de disposer librement d’eux-mêmes et parce qu’elle s’opposait à toute oppression, fut-elle exercée contre la nation la plus petite. Mais en réalité elle voulait secouer le joug étranger afin de créer son propre État bourgeois et de pouvoir elle-même, sans concurrents, dévaliser son propre prolétariat et encaisser elle-même toute la plus-value créée par le travail des ouvriers et des paysans de ce pays.
L’histoire de tous les pays capitalistes est là qui le prouve. Chaque fois que la bourgeoisie est opprimée en même temps que le reste du peuple, elle revendique hautement la liberté des peuples en général, et déclare inadmissible toute oppression nationale. Mais dès que la classe capitaliste arrive au pouvoir et qu’elle a chassé le conquérant étranger, que ce soit la noblesse ou la bourgeoisie étrangère, elle tend à son tour à soumettre les peuples plus faibles dont l’oppression lui est profitable. La bourgeoisie révolutionnaire française, personnifiée par Danton, Robespierre et les autres grands chefs de la première Révolution, appelait tous les peuples du monde à la libération de toutes les tyrannies. La Marseillaise de Rouget de L’Isle que chantaient les soldats de la Révolution est chère et sympathique à tous les peuples opprimés. Mais cette même bourgeoisie française, commandée par Napoléon et aux accents de cette même Marseillaise, opprima les peuples d’Espagne, d’Italie, d’Allemagne, d’Autriche et les pilla durant toute l’époque napoléonienne. La bourgeoisie allemande opprimée exaltait dans Guillaume Tell, de Schiller, la lutte des peuples contre la tyrannie étrangère ; mais cette même bourgeoisie, avec Bismarck et de Moltke, déroba à la France les provinces d’Alsace et de Lorraine, annexa le SchIesvig danois, opprima les Polonais en Posnanie, etc. Après sa libération du joug autrichien la bourgeoisie italienne fusilla les Bédouins vaincus en Tripolitaine, les Albanais et les Dalmates sur le littoral de l’Adriatique et les Turcs en Anatolie.]
Pourquoi cela ? Pour quel motifs la bourgeoisie, après avoir partout et toujours proclamé le principe de la liberté nationale, ne l’a-t-elle réalisé nulle part et jamais ?
Parce que chaque État bourgeois, après sa libération du joug national étranger, tend inévitablement à son expansion.
La bourgeoisie de n’importe quel pays capitaliste ne se contente jamais de l’exploitation de son propre prolétariat. Elle a besoin de matières premières et cherche à acquérir des colonies où, après avoir soumis les indigènes, elle puisse se procurer facilement les matières premières nécessaires à ses usines. Elle a besoin de débouchés pour ses marchandises et elle les cherche dans les pays arriérés sans s’occuper des intérêts véritables de la population. Elle a besoin de pays où exporter le surplus de ses capitaux, pour y établir des entreprises et exploiter aussi le prolétariat indigène, et ainsi elle opprime ces pays en s’y établissant comme chez elle. Si la bourgeoisie puissante d’un autre pays ayant les mêmes visées s’oppose à ses entreprises mondiales, une guerre s’ensuit fatalement, comme la guerre mondiale qui vient d’ensanglanter toute l’Europe. En somme, les colonies et les pays arriérés sont restés opprimés, seul l’oppresseur a changé. De plus, dans la catégorie des pays opprimés sont entrés les pays vaincus récemment : l’Allemagne, l’Autriche, la Bulgarie, etc. qui, avant la guerre, étaient des pays libres. Ainsi le développement du régime bourgeois, loin de diminuer le nombre des pays opprimés, l’accroît, et la domination bourgeoise conduit à l’oppression nationale universelle.
L’univers entier est courbé sous le knout du groupe d’États capitalistes victorieux.
L’antisémitisme et le prolétariat
L’antisémitisme, c’est-à-dire la haine de la race sémitique à laquelle appartiennent les Juifs (de même que les Arabes) est une des formes les plus dangereuses de la persécution nationale. Le tsarisme autocrate persécutait les Juifs afin de se sauver de la révolution ouvrière et paysanne. Il affirmait à la classe ouvrière qu’elle était pauvre parce qu’elle était pillée par les Juifs et il tâchait de diriger l’indignation des ouvriers et des paysans opprimés non pas contre la bourgeoisie, ni contre les propriétaires ruraux, mais contre le peuple juif en entier. Or, ce peuple, tout comme les autres, se divise en classes différentes et seule la bourgeoisie juive, d’accord avec celle d’autres peuples, pille le monde ouvrier. Mais les ouvriers et les artisans juifs vivaient, dans les régions où leur séjour était autorisé, souvent encore plus misérablement que les ouvriers du reste de la Russie.
La bourgeoisie russe excitait la population contre les Juifs non seulement pour détourner d’elle la colère des travailleurs exploités, mais encore pour se débarrasser de la concurrence juive dans le commerce et dans l’industrie.
On assiste actuellement, dans presque tous les pays, à une recrudescence des persécutions contre les Juifs. La bourgeoisie lutte ainsi contre ses concurrents dans l’œuvre de détroussement du prolétariat et se défend en même temps contre la révolution imminente à la manière de Nicolas II.
Récemment encore l’antisémitisme était très peu développé en Allemagne, en Angleterre et aux États-Unis.
Actuellement les ministres anglais font des discours antisémites. C’est le premier signe précurseur de l’effondrement du régime bourgeois en Occident. Il pense se sauver en sacrifiant à la Révolution ouvrière les Rothschild et les Mendelsohn. En Russie, l’antisémitisme avait diminué d’intensité au cours de la Révolution de février, mais il reprit avec d’autant plus d’intensité que les tentatives bourgeoises devenaient plus désespérées au cours de la lutte de la bourgeoisie contre le prolétariat.
Tout cela prouve que l’antisémitisme n’est qu’une forme de lutte contre le socialisme, et gare à l’ouvrier ou au paysan qui se laissera ainsi rouler par son ennemi de classe !
Nikolaï Boukharine et Evgueni Préobrajensky, dans « L’ABC du communisme »
https://www.marxists.org/francais/preobrajensky/works/1919/10/ABC.pdf