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La Commune de Paris par Jean Jaurès

lundi 1er septembre 2025, par Robert Paris

La Commune de Paris par Jean Jaurès

PARIS ASSIÉGÉ

La Commune a surgi six mois trop tard. Quand les événements, et beaucoup plus la dérobade calculée de ses adversaires que l’impulsion résolue de ses partisans, la jetèrent enfin à la barre, l’occasion était manquée. Le mouvement prolétaire était vaincu d’avance, d’avance voué à l’écrasement et au massacre.

Au 8 octobre, au 31 octobre, dans le Paris du siège bouillonnant comme un cratère, dans ce Paris ivre de fureur sacrée et de vastes espoirs, aux énergies populaires intactes et frémissantes, c’était l’heure. Au 22 janvier, malgré le bombardement et le rationnement, malgré Champigny et Buzenval, il était temps encore.

La paix conclue, les forts livrés, les canons de l’étranger surplombant directement l’enceinte, de Saint-Denis jusqu’à Vincennes, et par delà, la province retombée entière à l’abdication et à l’inconscience animale, il n’y avait plus place que pour un geste héroïque, que pour un holocauste grandiose, mais quasi-vain. Les classes privilégiées avaient licence de se rire du soulèvement désespéré d’un peuple aux abois. Ce peuple, en effet, ne pouvait échapper à leurs prises que pour tomber sous la botte du Prussien, qui — elles en avaient la patriotique assurance — le leur aurait reconduit mitraillé et ligotté.

Qu’on se remémore l’autre Commune, la première, celle de 92 et de 93. Celle-ci n’a dominé, entraîné à sa remorque la Convention et, par la Convention, la nation, que parce qu’elle a voulu, parce qu’elle a su étreindre et étouffer ensemble, dans ses bras vigoureux, l’ennemi du dehors et le traître du dedans. Elle ne sériait pas dans son audace et dans son combat, et les coups, qu’au 10 août et au 2 septembre, elle frappait dans ses murs sur les conspirateurs et les ci-devant, comme ceux qu’à Valmy et à Jemmapes elle assénait, par ses sans-culottes sur la tête de l’envahisseur, visaient au même but, convergeaient à la même fin, à la ruine du vieux monde, qu’elle s’était donné mission d’abattre, pour que la Révolution s’accomplît. C’est cette double offensive qui lui a valu la maîtrise, qui lui a permis de balayer, sous son souffle orageux, comme un fétu de paille, royauté, noblesse, clergé, et de fonder une France nouvelle.

De même, la deuxième Commune n’avait raison d’être, possibilité de s’imposer, de durer et de vaincre, qu’en se dressant à la fois, Commune révolutionnaire, contre l’ennemi de l’extérieur, le Prussien envahisseur, et contre l’ennemi de l’intérieur, le bourgeois capitulard, et en courant sus du même élan à tous deux. Son salut et son triomphe étaient au prix de cette double action, de cette attaque simultanée, en ne distinguant pas entre le capitalisme coiffé du casque à pointe qui déferlait d’Allemagne et le capitalisme indigène, son complice, impatient de soumission et de capitulation, sachant bien que toute victoire parisienne eût été une victoire prolétaire, une victoire de la Révolution.

Tout au cours du siège, la classe ouvrière avait plus ou moins consciemment reconnu la nécessité de ce corps à corps avec l’intégralité des forces capitalistes, tant nationales qu’étrangères, et tout mis en œuvre, par ses éléments les plus perspicaces et les plus ardents, pour le provoquer.

De là les divers mouvements insurrectionnels conduits par les bataillons des quartiers les plus populeux, de Belleville, de Montmartre, dans le but de chasser de l’Hôtel de Ville les occupants bourgeois et d’y installer la dictature de la classe ouvrière, maîtresse de la République et du pouvoir.

L’occasion s’offrait extraordinairement tentante et favorable. Pour défendre Paris investi dès la mi-septembre et bientôt bombardé, il avait bien fallu, en effet, armer la population, appeler dans les rangs de la garde nationale tous les adultes valides. Au premier moment, on avait essayé d’une sélection, de s’en tenir à 80 ou 90,000 hommes plus ou moins triés sur le volet ; mais en présence de la volonté formelle, des démonstrations incessantes des faubourgs, des réclamations des maires talonnés par leurs administrés, force était d’aller jusqu’au bout, de fournir un équipement, des armes, des munitions à chaque citoyen. Ainsi, à côté de quelques milliers de hauts bourgeois, isolés, noyés dans ce vaste ensemble, coude à coude avec quelque cent mille hommes tirés de la boutique et du bureau s’étaient trouvés enrégimentés et armés deux cents ou deux cent cinquante mille prolétaires. Depuis 1793 on n’avait pas revu pareil spectacle : tous les habitants d’une ville, et de quelle ville ? de Paris capitale, en possession de ces deux instruments de libération : le bulletin de vote et le fusil.

Certes, l’on comprend les réserves gouvernementales et bourgeoises du début, les appréhensions et les alarmes qui suivirent et allèrent croissant jusqu’à la fin dans les conseils de la « Défense nationale ». Armer le peuple de Paris, c’était, en effet, du même coup, armer la Révolution et rompre, à l’avantage du producteur et du salarié, le savant équilibre de forces, qui seul rend possible la perpétuité de l’iniquité capitaliste.

Or, ce peuple, nul mieux que les trois Jules : Favre, Simon et Ferry, mieux que Picard, Garnier-Pagès et leurs comparses ne le connaissaient.

Ce peuple, c’était l’artisanerie du faubourg Saint-Antoine et du Temple et, derrière, les masses plus serrées et plus compactes encore des quartiers excentriques, pullulantes fourmillières de travailleurs : Belleville, Montmartre, Grenelle, la Glacière, déjà pénétrés dans leur élite par la propagande socialiste : celle de Proudhon et de l’Internationale, celle des Blanquistes.

Depuis 1862, ce peuple remis de l’effroyable saignée de juin avait défié l’Empire dans un duel à mort, toujours en mouvement, toujours en éveil, assiégeant les clubs où retentissait la parole d’émancipation politique et sociale, se mobilisant sur les boulevards, à chaque occasion de manifestation, par dix mille et par vingt mille, se jetant par cent mille à la suite du char funèbre de Victor Noir.

Ce peuple, il est vrai, avait fait de Favre, de Picard et des autres ses représentants au Corps législatif. Pourquoi ? Parce qu’il croyait, avec leurs noms connus, leur célébrité de barreau ou de presse, qu’ils étaient des projectiles meilleurs, comme on disait alors, à lancer contre la bâtisse impériale ; mais il y avait longtemps qu’il avait cessé de placer en eux une confiance de tout repos. Presque quotidiennement, élus et électeurs s’étaient heurtés, les premiers se satisfaisant au jeu puéril d’une opposition de plus en plus platonique et loyaliste, se préparant peut-être à esquisser, à l’instar d’Emile Ollivier, une conversion complète vers l’Empire libéral, les autres poussant à l’opposition irréductible, irréconciliable, à la conquête de force de la République.

De ce peuple, comment donc Favre, Picard, Simon, devenus à leur tour le pouvoir, ne se seraient-ils pas défiés et gardés ? Dès lors, ils le redoutaient ; dès lors aussi, ils le haïssaient. Ils savaient trop, en somme, où ces masses en voulaient venir et que la République à laquelle elles avaient si passionnément aspiré, et qu’elles tenaient enfin, n’était pas pour elles comme pour eux un simulacre vain, la caricature des régimes de compression et de privilèges qu’elles avaient subis depuis quatre-vingts ans, mais la rédemptrice vivante et agissante, l’initiatrice des temps nouveaux rompant en visière à tout le passé, apportant dans les plis lourds de son péplum aux travailleurs spoliés et broyés : sécurité, bien-être, liberté, la vaincue et l’égorgée de juin 48, la République démocratique et sociale. Aux yeux des futurs bourreaux, bourgeois d’abord, républicains ensuite, s’il en restait, cette foi, déjà, était un crime, cette espérance un arrêt de mort.

Telle était, au 4 Septembre, la situation. Tels étaient les personnages du drame qui commençait et qui allait avoir son épilogue à la Commune.

Cependant, si, à cette heure solennelle, le peuple de Paris n’était pas son maître, s’il avait abdiqué une fois de plus, se déchargeant sur d’autres du soin de sa défense, c’était bien sa faute en attendant que ce fût son châtiment. Après avoir envahi le Corps législatif, en avoir chassé les laquais de l’homme de Décembre et proclamé la déchéance, il pouvait garder devers lui le pouvoir qu’il venait de conquérir. Entrainement, habitude, défiance de soi, de ses capacités politiques, il s’était remis lui-même entre les mains de ceux dont il était payé, il semble, pour savoir la débilité et la déloyauté et qui n’avaient d’autre titre que d’être ses élus, les élus de Paris.

Néanmoins, l’abandon populaire n’avait pas été si entier que dés le 4 Septembre, au soir, le gouvernement de la « Défense nationale », pas même installé, n’eut reçu la visite des premiers délégués de la classe ouvrière. Ces délégués sortaient de la Corderie. Ils étaient mandatés par la section parisienne de l’Internationale et la Fédération des Chambres syndicales ouvrières.

Ce fut Gambetta qui les accueillit et écouta leur communication.

Ces délégués venaient dire les conditions auxquelles eux et leurs commettants étaient disposés à mettre leur concours entier à la disposition du nouveau gouvernement.

Ces conditions étaient telles :

Élection immédiate à Paris des conseils municipaux, ayant mission spéciale, en outre de leurs fonctions administratives, d’organiser rapidement la formation des bataillons de la garde nationale et leur armement. — Suppression de la préfecture de police et restitution aux municipalités parisiennes de la plupart des services centralisés à cette préfecture. — Déclaration en principe de l’éligibilité et de la révocabilité de tous les magistrats et élection de ces magistrats dans le plus bref délai possible. — Abrogation de toutes les lois répressives, restrictives et fiscales régissant la presse ; reconnaissance du droit entier de réunion et de celui d’association. — Suppression du budget des cultes. — Annulation de toutes les condamnations politiques prononcées à ce jour ; cessation de toutes poursuites intentées antérieurement et libération de toutes les personnes incarcérées à la suite des derniers événements.

Ce programme, on peut en juger, en outre des mesures immédiates commandées par les circonstances, ne dépassait pas le programme sur lequel Gambetta en personne avait été élu un an auparavant, le programme de 1869, le programme de Belleville.

Le tribun répondit par des généralités, des phrases et des assurances vagues. Il parla d’amnistie, allégua que la liberté de la presse était d’ores et déjà un fait acquis par la suppression du timbre et du cautionnement. Pour le surplus, il promit son bienveillant examen et celui de ses collègues.

La vraie réponse vint le lendemain. Le gouvernement, au lieu de convoquer les électeurs, nommait lui-même, après le maire central de Paris, les maires et adjoints des vingt arrondissements, tous naturellement choisis parmi ses affiliés les plus complaisants et très nettement hostiles aux travailleurs. L’un d’eux, par exemple, M. Richard, maire du XIXe, ne se gênait pas pour déclarer « qu’on n’en avait pas assez tué en juin 48 ».

Défi évident et cynique. La Corderie le releva. Les organisations ouvrières qui, dès ce moment y avaient leur centre et qui devaient au reste, en tant que telles, se confondre bientôt dans des formations nouvelles et plus en rapport avec les exigences du moment, se virent immédiatement rejointes par une foule de citoyens et une association plus souple et plus forte y surgit spontanément. Cette association, appelée à un rôle de premier plan, se constitua sous le nom de Comité central républicain des vingt arrondissements.

Ce Comité central n’était que l’émanation, ainsi que son titre l’indiquait, des Comités d’arrondissement, créés à raison de un par arrondissement, l’organe de rapport et de coordination de ces groupements dénommés eux-mêmes : Comités républicains de vigilance.

Ces Comités de vigilance, pour leur compte, tiraient directement leur origine du suffrage populaire exprimé en réunion publique par les habitants de chaque arrondissement. Ils avaient pour mission de recueillir toutes les propositions et aussi toutes les réclamations des citoyens concernant l’administration et la défense. Ils s’attribuaient au surplus le contrôle et la surveillance de tous les magistrats et fonctionnaires locaux, maires, adjoints, etc., désignés, comme on le sait, par le pouvoir, et qui n’avaient que trop tendance à ne pas conformer leurs décisions et actes aux vœux et besoins de leurs administrés.

Chacun de ces Comités choisissait quatre de ses membres, quatre délégués qui, réunis aux délégués des dix-neuf autres arrondissements, soit, au total, quatre-vingts citoyens, formaient la représentation de l’ensemble, autrement dit le Comité central.

À peine constitué, le Comité central s’affirmait et prenait contact avec la capitale assiégée en affichant une déclaration adoptée dans ses séances du 13 et du 14 septembre et où il détaillait les mesures acclamées, sur son initiative, dans les réunions publiques de quartier, déjà soumises au gouvernement pour être traduites en décrets, mesures « ayant pour but de pourvoir au salut de la patrie ainsi qu’à la fondation définitive d’un régime véritablement républicain par le concours permanent de l’initiative individuelle et de la solidarité populaire. »

Ces mesures étaient de plusieurs espèces : mesures de sécurité publique, mesures visant les subsistances et les logements, mesures en vue de la défense de Paris, mesures en vue de la défense des départements.

Sur les premières, nous n’insisterons pas, puisqu’elles ne faisaient guère que répéter les propositions présentées, le soir même du 4 Septembre, au gouvernement par les délégués de la Corderie. Les deux dernières touchant à la défense de Paris et des départements se caractérisaient surtout en ce point qu’elles spécifiaient l’élection immédiate, par la garde mobile, de tous les chefs qui devaient la conduire au feu, au lieu et place des chefs jusqu’alors imposés d’en haut, ainsi que l’armement universalisé de tous les citoyens. Mais les plus typiques, sans contredit, les plus importantes de ces mesures étaient celles portées au titre : Subsistances et logements.

Voici comment, à ce sujet, s’exprimait, le Comité central :

« Exproprier, pour cause d’utilité publique, toute denrée alimentaire et de première nécessité actuellement emmagasinée dans Paris, chez les marchands en gros et en détail, en garantissant à ceux-ci le paiement de ces denrées, après la guerre, au moyen d’une reconnaissance des marchandises expropriées et cotées au prix de revient ;

« Elire dans chaque rue, ou au moins dans chaque quartier, une Commission chargée d’inventorier les objets de consommation et d’en déclarer les détenteurs actuels personnellement responsables envers l’Administration municipale ;

« Répartir les approvisionnements classés par nature entre tous les habitants de Paris, au moyen de bons, qui leur seront périodiquement délivrés dans chaque arrondissement, au prorata : 1o du nombre de personnes composant la famille de chaque citoyen ; 2o de la quantité de produits consommables constatée par les Commissions ci-dessus désignées : 3o de la durée maximum probable du siège.

Les municipalités devront encore assurer à tout citoyen et à sa famille le logement qui lui est indispensable. »

Il est évident que si ces mesures, qui n’étaient du reste qu’un commencement, avaient reçu application, non seulement elles eussent entraîné une prolongation considérable du siège, mais encore apporté des modifications si profondes, si radicales dans les rapports des classes, qu’il aurait été bien difficile, la crise passée, d’en faire disparaître complètement les traces. Ces mesures, qui constituaient vraiment la dominante de la déclaration, supposaient que toutes les classes ainsi appelées concurremment à collaborer au sacrifice et à participer à la bataille, on verrait bien vite s’effacer, dans la privation commune et le péril partagé, les séculaires oppositions de luxe et de pauvreté, de raffinement et de grossièreté, d’instruction et d’ignorance, toutes les distinctions sociales, et qu’ainsi un régime socialiste, une république égalitaire se forgerait sur l’enclume de la guerre, au feu du canon de l’ennemi.

Tout l’esprit de la Commune vivait déjà dans ces mesures, dans cette déclaration, baptisée du nom éloquent d’Affiche rouge, et dont le rude appel, s’il avait été entendu, pouvait être le point de départ d’une régénération complète de la société française.

Tout l’esprit de la Commune y était et aussi — et ce n’est pas la remarque la moins suggestive — les hommes de la Commune. Sur les 46 signataires de l’affiche on retrouve, en effet, les noms de 11 de ceux qui devaient être, en mars ou avril, envoyés par le peuple de Paris à l’Hôtel de Ville : Cluserel, Demoy, Johannard, Lefranrais, Ch. Longuet, Benoit Malon, Oudet. Pindy, Ranvier, Ed. Vaillant, Jules Vallès ; et d’autres noms encore, comme ceux de Genton, de Millière, qui, lors de la répression versaillaise, s’inscrivirent au martyrologe des derniers défenseurs du drapeau rouge.

À ceci rien de surprenant, puisque le Comité central, la Corderie n’étaient en somme que le centre de ralliement des éléments les plus ardents, les plus militants, les mieux informés aussi, de ceux qui sondaient du coup d’œil le plus exercé et le plus sûr les douteuses perspectives de l’avenir. Toute la vie intense et tourmentée de la grande cité assiégée y refluait, s’y concentrait, s’y exaspérait ; son vouloir obscur de délivrance et d’émancipation s’y faisait conscient ; ses aspirations s’y matérialisaient en résolutions et en actes. La Corderie siégeait en quelque sorte en permanence. Les délégués des vingt arrondissements s’y rendaient chaque jour, l’après-midi, dans leur costume de garde national, ligne ou artillerie. Ils apportaient les nouvelles de leur milieu, s’éclairaient, se concertaient et décidaient ; puis revenaient le soir dans leur arrondissement respectif apporter au siège des Comités locaux, dans les clubs de quartier, les informations générales puisées à source sûre, dévoiler à leurs commettants les ressorts cachés des événements et leur communiquer les mesures convenues pour conjurer le péril grandissant, la trahison de plus en plus menaçante des gouvernants.

Paris ouvrier, socialiste et révolutionnaire, vécut ainsi pendant cinq mois d’une vie d’ensemble qui, depuis ce moment, ne s’est pas encore retrouvée ; vibrèrent à l’unisson des mêmes colères et des mêmes espoirs, solidaire dans une même pensée et un même effort.

Les clubs, les Comités de vigilance et la Corderie, leur expression centrale, étaient les organes générateurs de cette agitation incessante et réglée. Ils avaient assumé et exerçaient les fonctions de relation et de propulsion, suppléant au traditionnel et habituel moteur, à la presse. Non pas que la presse fût muette en ces temps. Des gazettes quotidiennes il en était poussé, peut-on dire, entre les pavés : les réactionnaires étaient demeurées, et, à côté, des feuilles d’avant-garde éclosaient tous les matins. Tous les hommes qui s’étaient tus sous l’Empire, Les exilés, les embastionnés avaient chacun leur tribune, y parlaient haut et fort ; mais la claire vision des événements, la nette perception des actes de salut à accomplir manquait, même aux mieux intentionnés, aux plus résolus, à ceux dont un passé entier de lutte et de sacrifice inspirait la confiance et commandait le respect. Même le Réveil, de Delescluze, même la Patrie en Danger, de Blanqui, ne donnaient pas, dans les débuts du moins,[1] la note exacte, l’impulsion salutaire. Le « Prussien d’abord » disait le Réveil, disait la Patrie en Danger, et de là à conclure que le premier devoir était de se serrer autour du gouvernement de la Défense nationale, il n’y avait qu’un pas.

La Corderie disait au contraire, criait par ses vingt comités d’arrondissement, par ses cent clubs affiliés : L’Hôtel de Ville d’abord ! Sus d’abord au plus proche ennemi, allié et complice de l’autre, puisque c’est la même classe qui, dans l’enceinte, sous le masque des avocats larmoyants et des généraux phraseurs, paralyse la défense et qui, hors l’enceinte, sous l’aigle à deux têtes de Guillaume et de Bismarck, resserre chaque jour davantage le cercle d’investissement, noue plus fortement le cordon qui va étrangler Paris et la République.

Ainsi faite, la Corderie ne pouvait être qu’une conspiration permanente contre l’Hôtel de Ville. Elle le fut.

Tout d’abord les éléments y étaient encore mêlés ; mais ils s’étaient épurés vite. Les moins sérieux, les moins ardents, gagnés par l’amour du galon avaient filé vers les bataillons, pris des grades ; d’autres, les timides, les pondérés, étaient entrés dans les commissions de subsistances, d’équipement, d’armement annexées aux mairies, avec la noble pensée de se rendre utiles, de concourir efficacement à une « défense » qui pourtant n’apparaissait que comme une duperie odieuse à qui voulait bien réfléchir. Très vite, en conséquence, il n’était plus demeuré que les éléments socialistes révolutionnaires, une élite purgée de toute scorie, de tout déchet patriotique, au sens bourgeois du mot, et enfiévrée chaque jour davantage de plus de passion et d’audace.

La Corderie avait percé à jour, dès l’abord, le mensonge de la « Défense nationale ». Elle n’avait peut-être pas entendu les propos de table du généralissime Trochu, confiant dans l’intimité que le siège n’était qu’une héroïque folie, héroïque, si l’on voulait, folie, à n’en pas douter ; mais elle les avait devinés. Partant, elle n’avait pas assez de mépris et de colère contre ces tartuffes : un Jules Favre s’écriant : « Ni un pouce de notre territoire ! ni une pierre de nos forteresses ! » alors qu’il négociait en sous-main avec le prétendu ennemi et, dans ce but, expédiait M. Thiers se promener dans toutes les cours d’Europe ; un général Ducrot, foudre de guerre, s’exclamant, en sortant de Paris : « Je n’y rentrerai que mort ou vainqueur » et qui y rentrait vivant et vaincu, sans avoir même essayé de tenter jusqu’au bout la fortune, en conduisant au feu des troupes qui ne demandaient qu’à se battre. Faire acte de foi en Trochu, en Thiers, en Favre, en Ducrot et en leurs compères, dans les collègues de Bazaine, dans les anciens caudataires d’Emile Ollivier lui était impossible. Par ces hommes, par leur pusillanimité et leur insincérité, la défaite et la capitulation s’annonçaient à ses yeux inévitables et la République compromise, perdue probablement, si l’on ne réagissait pas, si l’on ne mettait pas la main au collet de la trahison, si l’on ne débusquait pas du pouvoir les félons et les incapables.

Avec le peuple maître de son Hôtel de Ville, avec la Commune révolutionnaire conduisant, guidant Paris, tout changeait. La garde nationale était un inépuisable réservoir de combattants, dont on pouvait tirer en un mois ou deux une force militaire de premier ordre, solide, bien liée, magnifique de courage et d’entrain. Cette force — 300.000 hommes, 400 ou 450.000 avec l’armée régulière cantonnée sous les remparts et qui aurait suivi par habitude de discipline — cette force, dis-je, se serait portée délibérément, spontanément contre les Prussiens. Elle les aurait harcelés sans relâche, fatigués par d’incessants engagements et aurait percé sans doute le cordon de leurs troupes d’investissement si mince par endroits. Qu’on se représente l’effet de cette offensive heureuse exécutée par des bataillons hissant leur drapeau rouge sur le champ arraché à l’envahisseur ; qu’on juge du retentissement de la victoire sur la province, qui guettait anxieuse tous les mouvements de la grande emmurée, attendant qu’elle lui tendit la main par-dessus les aigles germaniques brisées et piétinées. C’était la France entraînée, répondant par sa levée en masse à l’audacieux sursaut de la capitale, reconduisant l’agresseur, l’épée aux reins, jusqu’aux frontières. C’était l’héroïque épopée du siècle passé recommençant, sous l’étendard de la Révolution prolétaire, pour l’établissement de la République sociale.

Chimère ! dira-t-on. Qui sait ? Le champ du réel ne se confond pas avec le champ du possible, ce qui fût avec ce qui aurait pu être. Chimère, en tout cas, qui hantait les hommes de la Corderie, qui nourrissait leur espoir, enflammait leur courage, qui explique leurs actes, les prises d’armes tentées par eux après chaque désastre, chaque preuve convaincante nouvelle de l’incurie et de la trahison de la Défense, et explique aussi la dernière de ces prises d’armes, celle qui n’aboutit malheureusement qu’après la débâcle finale, quand il était trop tard : l’Insurrection du 18 Mars, la Commune.

Il ne saurait entrer dans notre cadre de relater par le détail ces divers mouvements : 8 octobre, 31 octobre, 22 janvier. Ces mouvements ont eu leur narrateur et leur critique dans Jaurès, puisque l’ordre chronologique les situait dans le siège. Leur mention ne se justifie ici que dans la mesure où ils éclairent la situation générale faite à Paris, à la veille du 18 Mars et posent dans leur vérité les classes et partis qui allaient se trouver aux prises pendant la Commune.

Le premier de ces mouvements, celui du début d’octobre, fut voulu et organisé par la Corderie. Il eut abouti d’autant plus aisément que les gens de l’Hôtel de Ville n’étaient pas encore sur leurs gardes, ne supposaient pas que des téméraires pussent leur contester le pouvoir, les enlever. Par malheur, la mèche fut éventée avant l’heure. Le Comité central avait été appelé à mettre dans le secret certains chefs de bataillons de la garde nationale. L’un d’eux, Gustave Flourens, déjà investi un peu auparavant par Trochu de la dignité légèrement funambulesque de « major du rempart », gâta tout par sa hâte ou son personnalisme. Le mouvement était pour le 8. Dès le 6, Flourens se portait à l’Hôtel de Ville avec son bataillon de Belleville, semait l’alarme, permettait au gouvernement de prendre ses précautions, et se retirait sans avoir rien fait. Le 8, quand le gros des forces eut dû entrer en branle, l’occasion était envolée, le coup de main fusa en simple démonstration.

Le 31 octobre, l’affaire fut plus chaude. Un jour et une nuit, l’insurrection fut maîtresse de la place. C’est qu’aussi bien la population parisienne, jusqu’au plus couard des boutiquiers, en avait assez. Trois nouvelles, coup sur coup, venaient secouer la torpeur des plus endormis : la reddition de Metz, livrée par Bazaine, avec ses 160.000 défenseurs ; l’inexplicable retraite du Bourget succédant à une victoire d’abord emportée et claironnée ; enfin, l’arrivée, dans les murs, de M. Thiers, autorisé par Bismarck à y négocier l’armistice. Cette triple catastrophe provoqua même, si l’on peut dire, une émotion trop forte et trop universelle ; d’où le caractère chaotique de la journée. Un témoin oculaire, le colonel Montagut, sous-chef d’état-major de la garde nationale, expliquait plus tard à la Commission d’enquête sur l’insurrection du 18 Mars : « Le 31 octobre, il y a eu trois tentatives de révolution dans une seule, trois mouvements successifs n’ayant aucune analogie, tentés par des hommes n’ayant aucune sympathie les uns pour les autres « . Au matin, par exemple, on avait vu le colonel Langlois, dont on connaît le rôle conservateur subséquent, marcher avec son bataillon à la tête des assaillants. La foule força donc aisément les portes de l’Hôtel de Ville, y prit aisément les membres de la Défense comme dans une souricière ; mais la foule d’ordinaire est ainsi faite qu’elle ne comprend pas que l’on puisse remplacer des hommes connus autrement que par des hommes connus, des célébrités autrement que par des célébrités. De 2 heures de l’après-midi à 9 heures du soir, les vainqueurs se battirent autour des tables sur des listes de gouvernants où Victor Hugo, Ledru-Rollin, Raspail voisinaient avec Blanqui, Delescluze, Félix Pyat et Flourens.

Ainsi l’action propre de la Corderie se trouva noyée dans une agitation déréglée et confuse à laquelle ne présidait aucune volonté ferme, aucun dessein préconçu. C’est à peine si, très avant dans la soirée, les hommes du Comité central réussirent un instant à prendre le dessus, afin de tirer de la victoire populaire les résultats effectifs et durables qu’elle comportait. Blanqui, resté seul ou à peu près des gouvernants nouveaux à l’Hôtel de Ville, signait entre leurs mains sa démission et, en même temps, sanctionnait par sa signature la proclamation d’une Commune révolutionnaire, à laquelle il adhérait du reste comme membre, en compagnie d’une majorité de délégués directs de la Corderie. Cette proclamation, que Vaillant avait rédigée, fut portée par un messager fidèle à l’Officiel. Si elle eût paru, c’était le succès du mouvement ; mais elle ne parut pas : la « Défense nationale » restait maîtresse de l’Officiel comme de la situation.

Il s’était passé ceci, en effet, que les bataillons révolutionnaires ayant, dans la seconde moitié de la nuit, regagné leurs quartiers, les bataillons des quartiers du centre et les mobiles bretons, gardes du corps de Trochu, avaient reconquis la place et obligé Blanqui et ses amis à la retraite. Une transaction était intervenue, aux termes de laquelle : 1o Nulle poursuite ne serait exercée contre qui que ce fût, à raison des événements qui venaient de se produire ; 2o Convocation serait faite à bref délai en vue d’élections municipales. En attendant, les gens de la « Défense » continueraient à occuper l’Hôtel de Ville.

En somme, la partie était perdue une fois encore. Trochu et Favre, Thiers derrière eux, qui s’en était allé retrouver Bismarck, demeuraient les maîtres. On y gagna seulement une prolongation de la résistance.

Au surplus, le gouvernement viola outrageusement ses engagements. Une quarantaine de mandats d’amener furent lancés contre les principaux manifestants du 31, dont beaucoup ainsi ne devaient recouvrer la liberté qu’après la capitulation. D’autre part, au lieu de procéder aux élections promises, les dirigeants républicains, chaussant les souliers de l’Homme de Décembre, résolurent de se faire plébisciter. Le plébiscite eut lieu le 3 novembre. Il donna 321.000 oui pour le maintien de la Défense, contre 54.000 non. Ces 54.000 protestataires, groupés surtout dans les faubourgs, représentaient ce qu’il y avait de plus sain et de plus militant dans la classe ouvrière ; mais ils avaient été impuissants à secouer la veulerie de la masse. Paris, malgré leur énergie, abdiquait ; il allait rouler jusqu’au fond de l’abîme.

Près de trois mois séparent la tentative avortée du 31 octobre de la tentative également avortée de 22 janvier.

Mois de deuil et d’épouvante ! Mois de souffrances, de privations et d’angoisses ! L’hiver est venu, un des hivers les plus rigoureux du siècle ; et cette population, ces deux millions d’êtres humains enfermés dans l’enceinte, coupés de toute communication avec le monde extérieur, manquent de tout, de l’essentiel : de vivres et de combustible, de pain et de charbon. La faim et le froid à la fois les assaillent et les tenaillent.

Pendant que les hommes, sous le képi du garde national, attendent aux remparts un ennemi qui ne viendra pas et usent leur santé et leur énergie en d’interminables factions, au lieu de courir sus dans la plaine à l’adversaire, comme le voudrait leur courage, les femmes, les enfants, les vieillards, dès cinq heures du matin, stationnent dans la neige, la boue glacée, aux portes des boulangeries pour obtenir quelques grammes d’un pain immangeable. Mêmes stations répétées ensuite aux portes des boucheries, des épiceries. C’est le rationnement, le rationnement non pas tel que le Corderie l’avait réclamé au début, qui eût unifié les conditions de vie de tous les combattants et créé dans l’enceinte des fortifications une République sociale, mais le rationnement subordonné à la dure loi économique de l’offre et de la demande, le rationnement pour le pauvre, pour le sans-le-sou, comme l’avait prédit, lors de l’Affiche rouge, un charitable économiste bourgeois, M. de Molinari[2].

Au milieu de tant de calamités, de tant de détresses, l’ouvrier, devenu du reste garde national, ne trouvait naturellement plus la vente de ses bras. L’employé pas davantage. Guère plus enviable le sort du petit boutiquier auquel sa clientèle habituelle faisait soudain défaut. Plus de travail, plus de salaire et la misère noire s’asseyait inexorable à chaque foyer prolétaire ou petit bourgeois devant l’âtre éteint et le buffet vide. Il fallait que l’homme vécut avec ses 30 sous de paie de garde national, ses 45 sous s’il avait femme et enfants : allocation que la munificence de la Défense a consenti finalement à accorder, et encore s’est-elle fait tirer l’oreille.

Cependant, Paris ouvrier ne se plaint pas, Paris ne boude pas. Il reste ferme, stoïque, presque joyeux sous la neige qui tombe et l’enveloppe comme un linceul, sous les bombes et les obus qui pleuvent sur ses toits, éventrent ses murailles. Il croit en sa cause invincible ; il croit en ses remparts imprenables. Il mourra, mais il ne se rendra pas. Il continue ses gardes et ses factions interminables, inutiles. Il prend sur ses 300 grammes de pain, sur ses 30 grammes de viande pour couler des canons qu’il veut à lui, payés de ses deniers. Il espère malgré toutes les puissances naturelles et humaines liguées contre son effort, contre son endurance, malgré la trahison évidente de ses chefs, de ses gouvernants. Il reste pour la guerre à outrance, pour la sortie en masse, pour « la suprême bataille du désespoir ».

Telle était la situation générale quand le gouvernement Trochu-Jules Favre se décida à jouer le dernier acte de sa comédie de défense, si savamment menée depuis le 4 Septembre. Il fallait contenter une dernière fois ces gens-là, ces « trente sous », ces « à outrance », leur démontrer, par une expérience péremptoire, que toute prolongation de la résistance était folie. Trochu fit donc mine, le 19 janvier, de les mener sur Versailles, par Montretout et Buzenval où, après les avoir fait mitrailler et décimer en conscience,[3] il donna comme de coutume le signal de la retraite, abandonnant les positions conquises.

C’était la fin. La capitulation s’annonçait imminente. Le gouvernement ne se donnait même plus la peine de dissimuler. Il réunissait les maires pour leur faire part de l’échéance fatale et, comme les maires regimbaient, Trochu leur conta que c’était bien beau, trop beau déjà que d’avoir tenu cinq mois. Pour sa part, ajoutait-il, « dès le 4 Septembre au soir, il avait déclaré que ce serait folie d’entreprendre de soutenir un siège contre l’armée prussienne. »[4]

Les conjonctures ne permettaient plus que l’on différât. C’est alors que la Corderie essaya d’un nouveau mouvement, d’une troisième insurrection. Cette fois, l’affaire avait été préparée de longue main, conçue pour que, si elle aboutissait, elle amenât sans conteste l’instauration de la Commune révolutionnaire qui, avec les ressources immenses dont disposait à ce moment encore la Capitale, malgré les dénégations et les mensonges de la « Défense nationale » put reprendre et mener à ses fins la lutte à outrance contre l’envahisseur et ses alliés de l’intérieur. Rien dans la préparation n’avait été livré au hasard. La Commission de vingt-deux membres, qui administrait le Comité central des vingt arrondissements, avait été chargée de désigner cinq de ses membres avec mandat d’organiser l’insurrection en gardant sur ses plans la discrétion la plus absolue, jusqu’au moment de l’exécution. Ces cinq membres, dont le nom est resté tu, jusqu’à présent, furent Sapia, Tridon, Vaillant, Leverdays et un cinquième. Le secret fut si complètement observé que Blanqui lui-même, dont la Corderie s’était intimement rapprochée depuis le 31 octobre, ne fut averti que le matin même par son vieil ami Flotte. Blanqui se montra très contraire. Il disait : Mais, sans doute, vous entrerez à l’Hôtel de Ville comme dans du beurre : ils ne demanderont pas mieux que de vous laisser les responsabilités de la capitulation. Ce en quoi Blanqui, de sens si sûr d’habitude, se trompait.

Blanqui n’en vint pas moins au rendez-vous et s’établit au café de la Garde nationale, face à l’Hôtel de Ville. Delescluze aussi était venu et se trouvait chez un ami, rue de Rivoli. Tandis que Sapia et Vaillant se portaient avec les bataillons conjurés, ceux des Batignolles et de Montmartre notamment, sur la grande place de l’Hôtel-de-Ville, Leverdays se rendait au square Notre-Dame, au parc d’artillerie où il avait mission de s’emparer des canons et de les diriger sur le champ d’opération.

L’issue brute est connue. Pendant qu’à l’intérieur de l’Hôtel de Ville, Chaudey, l’adjoint de Ferry, parlemente avec les délégués des bataillons, des coups de feu retentissent. Ce sont les mobiles placés derrière les fenêtres préalablement matelassées de la Maison Commune mise tout entière en état de défense par les soins diligents de Chaudey lui-même et de Ferry, qui tirent sur la foule. Les gardes nationaux ripostent ; mais une nouvelle fusillade éclate sur les côtés de la place, prenant de flanc les assaillants. Ce sont des mobiles encore qui tirent en toute sécurité des fenêtres des bâtiments de l’Assistance publique. La décharge étend raide mort le courageux Sapia et une trentaine de gardes. Ceux-ci attendent l’artillerie, mais l’artillerie ne vient pas. Le commandant du parc, Treilhard fils, a éventé les intelligences nouées par Leverdays dans la place et substitué aux officiers et canonniers circonvenus des hommes sûrs. Leverdays croyait prendre ; il est pris. Toute lutte est devenue en conséquence impossible. Les manifestants se replient en désordre vers la rue du Temple. Les gardes nationaux du XXe, embusqués avenue Victoria, protègent la retraite, en empêchant par leur feu les mobiles de sortir de l’Hôtel de Ville.

Ainsi le dernier effort tenté par la Corderie échouait. Libre champ était laissé aux capitulards. Le 27 à minuit, le canon se tut aux remparts, Favre avec Bismarck avaient arrêté les termes d’un armistice de 15 jours qui spécifiait l’occupation des forts par les Allemands et le désarmement des troupes, soldats et mobiles, moins une division. Le 29, au matin, le drapeau de l’étranger flottait sur tous les ouvrages de la défense, hors des murs. Les armes étaient pourtant laissées à la garde nationale. Ni Favre, ni Bismarck ne s’étaient sentis d’humeur et de taille à les lui enlever.

Une des clauses de l’armistice prévoyait en outre la réunion immédiate d’une assemblée, nommée par le pays, pour statuer sur la question unique de la paix ou de la guerre.

Il n’y eut jamais d’élections plus libres a déclaré depuis la réaction. À qui fera-t-on accroire semblable imposture que l’on pût accepter pour libres des élections accomplies sous l’œil et la pression du vainqueur, occupant à ce moment tout ou partie de quarante-trois départements et tenant la capitale sous ses canons.

Les élections eurent lieu le 8 février. La province presque entière répondit : « Paix à tout prix ! » Paris, au contraire, clamait : « Guerre à outrance ! » Et, sur 43 mandataires, à 5 ou 6 exceptions près, dont 2, il est vrai, lamentables : Jules Favre et Thiers[5], ne choisissait que des hommes ayant mandat de se prononcer pour la continuation de la guerre ; en tout cas, de ne pas admettre que la paix pût être obtenue au prix de l’intégrité du territoire.

Ces élections — le temps le voulait ainsi — avaient été, du reste, plus politiques et patriotiques que sociales. Paris, mù par un sentiment de fierté un peu puéril, avait d’abord songé à élire ceux qu’il appelait alors les gloires : Louis Blanc, qui arriva en tête avec 216.530 voix ; Victor Hugo, Edgar Quinet, Henri Martin. Ces hommes avaient été portés sur la liste dénommée des Quatre Comités, dont Blanqui, malgré les efforts de Vaillant, qui se refusa alors lui-même à y être inscrit, avait été écarté par une injure suprême.

Blanqui, avec Vaillant, Tridon, Ranvier, Vallès, Lefrançais, trouva place sur la liste élaborée en commun par l’Internationale, la Chambre fédérale des Sociétés ouvrières et le Comité central des vingt arrondissements. Cette liste, disait l’appel, qui vaut d’être retenu, est « la liste des candidats présentés au nom d’un monde nouveau, par le parti des déshérités… La France va se reconstituer à nouveau ; les travailleurs ont le droit de trouver et de prendre leur place dans l’ordre qui se prépare. Les candidatures socialistes-révolutionnaires signifient : dénégation à qui que ce soit de mettre la République en discussion ; affirmation de la nécessité de l’avènement politique des travailleurs ; chute de l’oligarchie gouvernementale et de la féodalité industrielle. » De cette liste, cinq noms l’emportèrent : Garibaldi, Gambon, Malon, Félix Pyat, Tolain, parce qu’ils avaient été et s’étaient laissés porter concurremment sur la liste des quatre Comités. Blanqui n’obtint que 52.000 voix, les suffrages de ceux-là qui avaient dit non au plébiscite du 3 novembre, et qui devaient être bientôt les soldats de la Commune.

1- Cette critique de la Patrie en Danger et de Blanqui, qui en fut le rédacteur prestigieux et magnifique, ne vaut que pour la période comprise entre le 7 septembre et les tout premiers jours d’octobre. À dater de ce moment, Blanqui a vu clair dans le jeu de la « Défense » et pense qu’on ne peut atteindre l’ennemi de l’extérieur qu’en marchant d’abord contre son complice de l’intérieur.

2- « Le rationnement demandé par ces messieurs (les signataires de l’Affiche rouge) se fera naturellement par l’élévation du prix des denrées à mesure qu’elles deviendront plus rares sur le marché. » (G. de Molinari, Journal des Débats.)

3- Nous allons donc faire écrabouiller un peu la garde nationale, puisqu’elle en veut. — Déposition du colonel Chaper, colonel d’infanterie. Enquête sur le 4 septembre.

4- Enquête sur le 4 Septembre. Déposition de Corbon, maire.

5- Par un miracle renouvelé des beaux temps de l’Empire, M. Thiers qui, la veille de la proclamation officielle, ne groupait pour tout potagre que 61.000 voix et n’allait pas élu, vit le lendemain ce chiffre atteindre à 103.000.

PARIS HORS LA LOI

Le 12 février, la nouvelle Assemblée se réunissait à Bordeaux.

À ce moment nous touchons à une sorte de ligne de faite. Deux versants, ou pour parler sans image, deux solutions : l’apaisement ou la guerre civile. Paris et la province iront-ils à une réconciliation, à une entente obtenue au prix de concessions mutuelles et de garanties réciproques ? S’engageront-ils, au contraire, dans les voies qui mènent aux conflits irrémédiables, aux duels furieux et sanglants ?

Une solution était en somme aussi possible que l’autre.

Ce fut l’Assemblée nationale qui, arbitre, maîtresse de l’heure, décida contre le vœu même de la province qui certainement — elle le prouva ensuite pendant la lutte et après la lutte — eût reculé d’horreur si elle avait su où l’entraînaient les haineux et les fourbes auxquels elle avait confié son destin. Elle aiguilla sans hésiter vers la guerre, la rendit inévitable.

Paris, tout nerfs, dans l’état de surexcitation morbide où il se trouvait alors plongé, comprit de suite, vit clair. Ce que n’avait pu faire en six mois la « Défense nationale », malgré les fautes, les défaillances, les trahisons accumulées, l’Assemblée nationale le fit en un jour. En un jour, elle dessilla les yeux des plus aveugles, les rangea du côté de ces clairvoyants trop rares qui, au 8 octobre, au 31 octobre, au 22 janvier, seuls avaient vu, pressenti, deviné.

Le spectacle qui se déroulait à Bordeaux ne souffrait plus en effet qu’on s’y trompât. Il justifiait par trop toutes les craintes, toutes les prédictions émises pendant le siège par les socialistes, par les révolutionnaires, par les hôtes de la Corderie et toutes les colères et toutes les révoltes.

C’était bien cela. Le Prussien payait au capitulard le prix de sa lâcheté. Les deux compères s’entendaient pour le partage des dépouilles. À moi, disait le capitalisme allemand, les lambeaux de chair vive arrachés à la France qui s’en peut bien passer, et les cinq milliards que vont, sou à sou, suer les ouvriers et les paysans. À toi, capitalisme français, la République livrée, le pouvoir abandonné, la permission de toutes les restaurations et de toutes les réactions, en vue de la protection et de la consolidation indéfinie de ton règne. À l’annonce de la ratification des clauses de ce honteux marché, un haut-le-cœur secoua Paris. Il réfléchit que, sans doute, ils n’avaient pas eu tort ceux de la Corderie et d’ailleurs qui, aux jours du siège, avaient pensé que l’intégrité de la patrie comme le maintien de la République résidaient dans la rébellion audacieuse, dans la main-mise sur le pouvoir et presque tout entier, sauf un quarteron de boursicotiers et de rentiers, il se sentit incliné enfin à l’acte qu’il aurait dû accomplir six mois plus tôt pour son salut, le salut du pays et de la République.

Coup sur coup, de Bordeaux lui parvenaient ces nouvelles accablantes et sinistres, croyables à peine ; sur 750 députés à l’Assemblée nationale, 450 monarchistes d’origine, au bas mot, dont deux princes de la maison d’Orléans, Thiers, le massacreur de Transnonain, l’ancien factotum de Louis-Philippe, le bourgeois de toujours, incarnation la plus complète de l’astuce et de la férocité des classes dirigeantes, nommé chef du Pouvoir exécutif, maître absolu pour le quart d’heure, après Guillaume, après Bismarck ; tout ce monde : chef de l’Exécutif, ministres, députés réacs se ruant à la paix, étouffant la protestation des représentants des provinces annexées, des élus des grands centres, des villes républicaines et des parisiens surtout traités en pestiférés, en aliénés et en factieux, Garibaldi outragé ; quoi encore ? Ses portes à lui, Paris, ouvertes à l’ennemi qui avait exigé de la platitude bourgeoise et rurale cette abdication dernière. Nul ménagement, nulle précaution, nulle sollicitude pour la noble cité qui avait tant souffert et qui souffrait encore dans son esprit, comme dans sa chair. Des Français, des compatriotes, des frères auraient songé à bander ses plaies, panser ses blessures, soulager ses misères. Des Français, mais pas ces ruraux, revenants d’un autre âge, légitimes héritiers de la Chambre introuvable de 1820, domestiqués, conduits par l’Église. Que parlez-vous de baume sur les blessures et les plaies ? C’est du vitriol qu’ils y vont verser pour les aviver et les envenimer. Par la loi sur les échéances, ils acculent tous les commerçants parisiens à la faillite ; par la loi sur les loyers ils jettent à la rue, après leurs dernières hardes, leurs derniers meubles saisis, tous les travailleurs : ouvriers, employés, petits façonniers, boutiquiers. 150.000 à 200.000 familles. Mieux encore, ils projettent d’enlever au garde national, sa solde, c’est-à-dire son morceau de pain. Crève, peuple de Paris, mais que le droit propriétaire soit sauf. Enfin, la grande ville perdait son rang, ses prérogatives de capitale ; l’Assemblée nationale décidait définitivement de fixer son siège hors de ses murs.

Autant de résolutions, autant de votes, autant de démonstrations de l’Assemblée, autant de soufflets sur la face de Paris, autant d’attentats contre son droit, ses libertés, son existence même.

Comment n’aurait-il pas vu clair maintenant, le patriote tout bénet et tout simpliste qui avait dit « les Prussiens d’abord ». et de même le républicain, le républicain tout court, sans épithète, mais qui estimait pourtant qu’au 4 septembre, par la déchéance, quelque besogne avait été accomplie, utile et salubre, glorieuse pour la France et de conséquences fécondes.

Au patriote, les héros de la « Défense nationale » montraient, triomphateurs modestes, le pays éventré, la frontière reculant du Rhin jusqu’aux Vosges, l’occupation du tiers du sol français consenti à l’envahisseur en garantie du paiement de l’indemnité de 5 milliards, Paris enfin que l’ennemi n’avait pu enlever de vive force, qu’il n’avait pu que cerner et affamer, ouvert à ses cohortes défilant militairement dans ses grandes avenues de l’Ouest, sous son arc de triomphe de l’Étoile.

Au républicain, l’Assemblée nationale se présentait elle-même, ramassis le plus extraordinaire et le plus répugnant de toutes les friperies du passé, de tous les fantômes des régimes déchus, de tous les légitimistes et orléanistes sortis de leurs gentilhommières, pourvus de la bénédiction papale, de tous ces ruraux n’ayant qu’une peur : la peur des villes et de Paris capitale ; qu’une haine : la République, et décidés, toute honte bue, à se réfugier sous la botte du Prussien pour, de connivence avec lui, étrangler la Gueuse et restaurer sur le trône des aïeux ou l’Henri V à l’oriflamme fleurdelysé ou l’un de ces Orléans déjà arrivés dans les fourgons de Coblentz.

Patriote, républicain, rejoignaient, pour le moment du moins, le socialiste et le révolutionnaire du siège et allaient faire bloc avec lui. Paris, dans son unité, se dressait enfin pour la République et, contre l’ennemi extérieur et contre l’ennemi intérieur, prêt à un 31 octobre ou à un 22 janvier victorieux.

Choc en retour, réflexe fatal.

Mais ce réflexe, que certains socialistes avaient escompté, dans lequel ils avaient mis leur espoir suprême, quelqu’un autre aussi, peut-on dire aujourd’hui, l’avait pressenti et déjà l’escomptait pour une besogne toute différente.

Ce quelqu’un, c’était la fraction la plus consciente de la réaction, la tête de la bourgeoisie, les républicains félons de la « Défense nationale » qui ne pardonnaient malgré tout pas à Paris sa résistance héroïque et de les avoir percés à jour, rejetés et flétris au pied des urnes, quand, de leur bande, il ne laissait passer que le seul Jules Favre, dernier de la liste. Et au-dessus d’eux, plus qu’eux, le nouveau chef du Pouvoir exécutif, le vieux forban et massacreur d’antan, Thiers, persuadé dans sa logique de Tamerlan bourgeois que les temps étaient propices d’une abondante saignée prolétaire, pour permettre à sa classe de conclure un bail nouveau avec le pouvoir, la souveraineté politique et économique. De là, les provocations délibérées, voulues, le plan ferme d’acculer Paris à l’insurrection, à la lutte pour le saigner, saigner son prolétariat, le mettre pour 10 ans, pour 20 ans, pour toujours, s’il se pouvait, hors de combat.

La pensée maîtresse de Thiers, prenant en main la direction des affaires, fut — il suffit à cet égard de consulter son témoignage lors de sa déposition devant la Commission d’enquête sur l’Insurrection du 18 Mars — « faire la paix et soumettre Paris ».

Soumettre Paris : qu’entendait-il par là ? Est-ce que, par hasard, Paris était en révolte quand le gnome malfaisant de la machinerie où il avait opéré pendant toute la durée du gouvernement de la « Défense nationale » passa enfin à la barre, grimpa sur la scène, au premier plan. Paris alors était calme, recueilli ; il attendait. Il avait subi l’affront suprême, l’affront immérité de l’occupation prussienne ; il l’avait subi sans recourir aux armes, se dévouant une fois encore pour cette France qui le méconnaissait, le désavouait et l’abandonnait, payant de son honneur, après avoir payé de son sang, de ses privations, de ses souffrances. Une indignation le travaillait sans doute, une anxiété le poignait ; mais il n’en était pas encore aux résolutions viriles, aux démarches irrévocables. Une attitude générale conciliante et humaine, une politique du nouveau chef de l’État, nettement orientée dans le sens républicain, et la guerre civile était conjurée. Le calme renaissait, les passions s’apaisaient, les blessures se cicatrisaient et les événements prenaient un autre cours dans la paix, le travail revenus.

Qu’il en eût mieux valu ainsi, ou moins bien : là n’est pas la question. Nous constatons, nous ne discutons pas.

Mais Thiers et l’Assemblée nationale écartèrent délibérément toute solution conciliatrice. Le sort en était jeté. Ils pensaient tenir leur proie et n’entendaient pas la lâcher. Ils voulaient se baigner dans le sang de leurs compatriotes, en boire à coupe pleine, mener au mur ce prolétariat qui, un instant, les avait fait trembler et qui, par les voies révolutionnaires ou légales, ne cesserait plus désormais de menacer leurs rapines et d’inquiéter leur domination.

La paix avec l’Allemagne dans le sac, Thiers aborda donc d’arrache-pied la deuxième partie de son programme : la soumission de Paris.

Tout d’abord, il semble que le chef de l’Exécutif ait espéré besogner de loin. Il aimait mieux ça, risquant moins ainsi pour sa propre peau. Il avait nommé d’Aurelle de Paladines, général de sacristie comme Trochu, au commandement en chef de la garde nationale, lui donnant, comme mot d’ordre, de s’entendre avec Vinoy, gouverneur, et Valentin, ancien colonel de gendarmerie impériale, promu préfet de police, pour, de concert, désarmer Paris, lui enlever ses canons d’abord, ses fusils ensuite, s’il se pouvait.

Avec des procédés de pandour bonapartiste, Vinoy, qui n’avait que faire de d’Aurelle, commenta à taper dans le tas, apostrophant la population parisienne en des affiches qui fleuraient les mitraillades de juin et de décembre, supprimant tous les journaux : Vengeur, Cri du Peuple, Mot d’Ordre, Père Duchêne, Caricature, Bouche de Fer, qui parlaient trop haut ou trop ferme, cela, au nom d’un état de siège auquel il n’assignait aucun terme.

Mais les reîtres seuls, de sottise trop épaisse et de brutalité trop crue, restaient impuissants, Thiers sentit alors la nécessité d’opérer en personne et, pour cela, de se rapprocher de Paris, de venir sur place. Il s’appliqua à décider l’Assemblée. Celle-ci avait peur, se refusait. Thiers dépensa des trésors de diplomatie pour la convaincre. Comme pis-aller, elle consentait à se transporter à Fontainebleau, à peine rassurée par les 80 kilomètres qui l’auraient ainsi séparée de la capitale. Mais Fontainebleau n’agréait pas au chef de l’Exécutif. Il voulait Versailles. Et pour quelles raisons ? Pour les raisons indiquées dans sa déposition à la Commission d’enquête, et où se révèle tout net son plan de massacre. Il se disait et il disait : « On m’avait parlé de Fontainebleau comme d’une ville où l’Assemblée nationale pourrait siéger en sûreté. Je fis observer que nous serions séparés par quinze lieues et par toute l’épaisseur de Paris de la position de Versailles, la seule vraiment militaire ; que si les réserves chargées de garder l’Assemblée étaient obligées de partir de Fontainebleau pour se rendre au lieu du combat, la distance serait bien grande et la position des plus mauvaises : qu’il fallait aller à Versailles même et, de là, tâcher de rester maîtres de Paris. Cet avis prévalut auprès de l’Assemblée et nous vînmes, en effet, nous placer à Versailles ».

Rendez-vous avait été pris par l’Assemblée pour le 19 dans cette localité. Quand à Thiers, il se portait de sa personne et immédiatement — c’était le 16 — à Paris et se préparait, sans tarder, à tenter son coup.

Quelle était en ces jours la situation exacte de la Grande Ville ? quelles pensées, quels sentiments y dominaient ? quels courants s’y dessinaient ? quelles forces organisées et cohérentes s’y groupaient en vue d’une résistance, d’une action que l’on sentait de plus en plus inéluctable et prochaine ? Il y a lieu de remonter pour cette explication jusqu’au lendemain même du siège, au début de février.

Après les élections générales, la réunion de l’Assemblée nationale, le Comité central des vingt arrondissements s’était dissous ou presque. Contre l’avis de plusieurs, qui prévoyaient justement l’inévitable réveil de la colère populaire au jour de la désillusion et de la trahison avérée et que la bataille restait plus que jamais à livrer et à gagner dans Paris, les éléments révolutionnaires les plus ardents et les plus qualifiés, cédant à l’inspiration de Blanqui, s’étaient portés à Bordeaux. Blanqui avait cru qu’il était possible de jeter l’Assemblée nationale par les fenêtres et il se consuma sans profit dans cette tentative vaine. Les autres éléments de la Corderie, les éléments plus spécifiquement ouvriers, auxquels leurs ressources interdisaient le déplacement, étaient rentrés pour leur part dans leurs quartiers respectifs, dans leurs bataillons.

Ce fut ainsi, très naturellement, que les éléments plus modérés, plus incertains, groupés dans la garde nationale, prirent le dessus et orientèrent le mouvement. La garde nationale, expression armée de l’ensemble de la population, redevint dans cette période confuse et intermédiaire le confluent de toutes les rancœurs, de toutes les irritations, de toutes les passions, de toutes les exaltations à la fois patriotiques, républicaines et socialistes.

Dans ce milieu plus vaste, plus atténué par suite, une idée dominait au-dessus de toutes autres, à savoir que la République, voulue par Paris dès l’empire, contre la province, conquise par Paris de haute lutte au 4 septembre, en dehors de toute ingérence de la province, était menacée dans son existence même et par cette province et par son Assemblée de ruraux réunie à Bordeaux. Paris avait une mission, mission historique s’imposant à lui d’honneur et à laquelle il ne pouvait forfaire : mission de conserver, de sauvegarder cette République et ainsi de prendre, jusque sur ses vainqueurs allemands, une sorte de revanche en leur infligeant le voisinage et la menace contagieuse d’un régime politique supérieur au leur. Or, pour maintenir, implanter la République il importait avant tout que Paris, gardant ses fusils et ses canons demeurât en situation d’assumer, si besoin était, le rôle de sentinelle vigilante de l’idée nouvelle et du fait acquis. Il fallait donc que la garde nationale ne fût pas désarmée, qu’après comme pendant le siège elle restât la force armée ou plus simplement la force.

Les patriotes purs, par une aberration étrange, mais compréhensible en ces temps, croyaient aussi que Paris ainsi fait pouvait incontinent reprendre la lutte contre l’envahisseur, que, délivré des gouvernants qui l’avaient dupé, des généraux qui l’avaient trahi, des Favre et des Trochu, des Simon et des Ducrot, il se trouvait en mesure, avec sa garde nationale, de reprendre la guerre et, la France du Centre et du Midi encore incertaine aidant, de rejeter le Prussien par delà le Rhin. Espoir chimérique, hallucination folle, mais qui s’explique devant une paix conclue sans combat, sans que l’effort possible, imploré par ceux mêmes qui s’offraient prêts d’avance à tous les sacrifices ait été fourni, sans que Paris ouvrier et révolutionnaire ait pu donner sur le champ de bataille la mesure de sa vaillance et de sa valeur.

Voilà les idées divergentes, les tendances multiples sinon contradictoires, car elles se réconciliaient et se conjuguaient dans l’identité du but poursuivi, qui présidèrent à la reconstitution des cadres de la garde nationale et à la formation de son Comité central. Ce sont ces idées, ces tendances qui s’accusèrent aux grands meetings du Waux-Hall, solidarisant pour un instant dans une volonté commune et une résistance commune, la presque unanimité de la population parisienne et qui donnèrent au mouvement à côté de la caractéristique socialiste qu’il conservait néanmoins et qui bientôt allait redevenir la dominante, la double caractéristique républicaine et patriotique.

Quelques précisions sont ici nécessaires puisque en somme, au 18 mars, le Comité central de la garde nationale devait occuper le devant de la scène et que ce Comité, avec des avatars divers et des fortunes plus ou moins heureuses, ne cessa pas de jouer un rôle dans les événements jusqu’à l’écrasement définitif de la Révolution.

La première réunion de la garde nationale se produisit au Cirque d’Hiver, le 6 février, sous la présidence de Courty, négociant au IIIe. L’affluence y avait été grande et une deuxième réunion y fut décidée qui se tint au Waux-Hall, dans la soirée du 15 février. L’idée de fédérer tous les bataillons de la garde nationale s’y fit jour spontanément de toutes parts et une Commission fut nommée, chargée d’élaborer les statuts de la nouvelle Fédération, Commission composée d’inconnus, qui tirés de l’anonymat un jour devaient y retomber le lendemain.

Le 24 février, au Waux-Hall, troisième réunion, 2.000 délégués sont présents, qui, à l’unanimité, adoptent cette résolution : « La garde nationale proteste par l’organe de son Comité central contre toute tentative de désarmement et déclare qu’au besoin elle y résistera par les armes ». Après quoi, les 2.000 délégués se rendent en masse à la manifestation organisée à la place de la Bastille, entraînant avec eux sur leur passage mobiles et soldats.

Manifestation grandiose qui se reproduisit plus grandiose encore les jours suivants. Un drapeau rouge avait été fixé par un intrépide, tout en haut de la colonne, dans la hampe tenue par la main du Génie. Les bataillons de tous les quartiers populaires défilèrent successivement, tambours et drapeau en tête, attachant à la grille, déposant sur le piédestal du monument des couronnes d’immortelles. L’armée y vint aussi, des compagnies, des régiments bientôt, avec leurs sous-officiers, parfois des officiers. Les préliminaires de paix arrêtés entre Bismarck et Thiers étaient connus. On savait le projet de traité, ses clauses honteuses, l’entrée imminente des Prussiens dans la capitale et la protestation indignée gagnait de la garde nationale la mobile, de la mobile l’armée. Les troupes envoyées par Vinoy pour surveiller ou dissiper les manifestants fraternisaient avec eux.

Le 20, on crut que l’entrée des Prussiens était pour la nuit et sans qu’un mot d’ordre ait été donné, 40.000 hommes, de minuit à 4 heures du matin, remontèrent en armes l’avenue des Champs-Elysées et de la Grande-Armée marchant à la rencontre de l’ennemi. Les Prussiens ne vinrent heureusement pas ; ce n’était qu’une alerte ; ils ne devaient entrer, au nombre de 30.000, que le 1er mars, ainsi que l’indiqua le 27 par affiche, Picard, ministre, parlant au nom du Gouvernement. Ce répit laissait donc aux délégués du Waux-Hall le temps de consulter leurs compagnies. Or, presque toutes, certaines à l’unanimité, se prononcèrent pour la prise d’armes, une catastrophe affreuse était à redouter. Un seul coup de fusil tiré sur les Prussiens et ce pouvait être, c’était sûrement les hostilités recommençant, la guerre des rues, Paris à feu et à sang. Ici, ce qui restait du Comité central des vingt arrondissements, avec le Conseil fédéral de l’Internationale et la Fédération des Chambres syndicales, bref les socialistes intervinrent. Ils remontrèrent à la garde nationale l’inutilité, la folie d’une pareille aventure. Nous nous souvenons, insistaient-ils, des lugubres journées de juin. Toute attaque aujourd’hui comme alors ne servirait qu’à désigner le peuple aux coups des ennemis de la Révolution qui noieraient les revendications sociales dans un fleuve de sang.

Cette voix fut entendue. Le Comité provisoire de la garde nationale se rangea à cet avis, le seul sage, le seul admissible dans les circonstances. Même il le fit crânement et en reconnaissant son erreur première. Par affiche il disait : « Le Comité central, qui avait émis une opinion contraire, déclare qu’il se rallie à la résolution suivante : Il sera établi, tout autour des quartiers que doit occuper l’ennemi, une série de barricades propres à isoler complètement cette partie de la ville. Les habitants de la région circonscrite dans ces limites devront l’évacuer immédiatement. La garde nationale, de concert avec l’armée, formée en cordon tout autour, veillera à ce que l’ennemi, ainsi isolé sur un sol qui ne sera plus notre ville, ne puisse, en aucune façon, communiquer avec les parties retranchées de Paris. Le Comité central engage donc toute la garde nationale à prêter son concours à l’exécution des mesures nécessaires pour arriver à ce but, et éviter toute agression, qui serait le renversement immédiat de la République. »

Cette consigne fut strictement obéie. Son observation parait à un grand danger. Elle affirmait aussi la force et le crédit grandissants de la nouvelle institution, de ce Comité provisoire de la garde nationale qui, en des minutes particulièrement tragiques, se substituait au gouvernement, parlait sans détours, honnêtement, franchement à la population, l’apaisait, l’inclinait vers une attitude à la fois digne et sage.

Le Guillaume de Prusse, devenu empereur d’Allemagne, et qui, par deux fois, avait pénétré dans Paris dans des circonstances identiques, en 1815 et 1871, put juger mieux qu’aucun du contraste éloquent qu’offrirent les deux occupations. En 1815, les boulevards firent fête aux vainqueurs de Napoléon, accueillis avec des bouquets, des sourires et des baisers par les femmes de la haute : monde ou demi-monde. Nulle réserve, nul regret chez les classes dites supérieures ; l’indifférence tout au plus chez les gens du peuple. En 1871, c’est une ville morte qu’entrevirent les Prussiens demeurés cantonnés, selon la lettre de la convention, entre la Seine, la place de la Concorde, la rue du Faubourg-Saint-Honoré, l’avenue des Ternes, n’osant pas pousser au-delà, ne le pouvant pas. Les rues étaient désertes, les devantures des magasins et boutiques baissées avec la mention « fermé pour cause de deuil public », des drapeaux noirs flottaient sur tous les édifices nationaux et communaux, à nombre de fenêtres de maisons particulières. La tristesse et l’angoisse se peignaient sur tous les visages. Partout le silence, la désolation. Les témoins oculaires de cette scène sont unanimes dans leur description. Le soir, disent-ils, Paris revêtit une physionomie sinistre. Pas une lumière, pas une voiture : ni fiacre, ni omnibus ; aucun théâtre, aucun lieu de plaisir n’ouvrit ses portes ; aux mairies seulement parlèrent les orateurs populaires, réconfortant leur auditoire. Paris, fidèle aux prescriptions du Comité central de la garde nationale, avait donc bien fait le désert autour de ses vainqueurs. L’occupation ne dura que soixante-douze heures. Le 3 mars, les Prussiens se retiraient honteux et furieux d’avoir si ridiculement triomphé.

En ces quelques journées le Comité central avait conquis une autorité vraiment extraordinaire. En contraste à la désaffection du gouvernement, à son abandon, à son indifférence mauvaise, la grande ville l’avait jugé comme le seul interprète autorisé de ses sentiments, le gardien jaloux de son honneur, le préposé vigilant et ferme à sa sécurité matérielle. Mais en ces journées, il n’avait pas conquis seulement une autorité morale, il avait conquis aussi ou plus exactement reconquis ses canons, les canons de la garde nationale. Comment ? En enlevant, en sauvant les 400 bouches à feu oubliées par le gouvernement, par Vinoy au Ranelagh, au parc de la place Wagram, c’est-à-dire dans la zone que devait occuper le lendemain l’armée ennemie, ou à deux pas de cette zone, à portée de sa main. En une après-midi, le déménagement fut accompli de ces belles pièces coulées avec l’argent des souscriptions populaires, marquées sur la culasse au chiffre des bataillons, leur propriété légitime. Tout le monde s’y mit : hommes, femmes et enfants, chaque bataillon reprenant les siennes, les hissant à force de bras jusque sur les plateaux de Belleville et de Montmartre.

Il ne restait donc plus à la Fédération de la garde nationale qu’à s’organiser définitivement pour devenir maîtresse incontestée de la situation, arbitre des destinées de la ville. Ce fut l’œuvre à laquelle elle procéda sans plus tarder. Le 3 mars eut lieu une nouvelle réunion des délégués, celle-ci décisive, où à côté des représentants du Comité central siégeaient les représentants d’une autre organisation similaire, le Comité fédéral républicain, venus pour traiter d’une fusion complète. Les statuts furent votés, statuts de la « Fédération républicaine de la Garde nationale ». Ces statuts, disaient dans une déclaration préalable : « La République, étant le seul gouvernement de droit et de justice, ne peut être subordonnée au suffrage universel, qui est son œuvre. La garde nationale a le droit absolu de nommer tous ses chefs et de les révoquer dès qu’ils ont perdu la confiance de ceux qui les ont élus. » C’était l’affirmation essentielle que Varlin souligna par la résolution suivante d’application immédiate : « La garde nationale entend revendiquer le droit absolu de nommer tous ses chefs et de les révoquer dès qu’ils ont perdu la confiance de ceux qui les ont élus. Et pour affirmer par un acte cette revendication, l’Assemblée décide que les chefs de tous grades devront être soumis immédiatement à une nouvelle réélection. » Les articles des statuts adoptés ensuite réglaient l’organisation et la composition de l’Assemblée générale des délégués, du Cercle de bataillon, du Conseil de légion et du Comité central.

À la séance qui suivit, 13 mars, les délégués de chaque arrondissement se présentèrent avec des pouvoirs en règle, légalisés par la signature du sergent-major des compagnies. 215 bataillons sur 270, soit les quatre cinquièmes, avaient adhéré. Garibaldi fut acclamé général en chef, Fallot et Jaclard désignés chefs de la légion, Charles Lullier colonel d’artillerie. Ces quatre hommes constituaient la Commission d’exécution chargée de parer à toutes les éventualités.

Paris, à cette heure, s’identifiait donc réellement avec sa garde nationale, appuyée sur ses fusils et sur ses canons, et il est permis de dire qu’on ne vit jamais peut-être pénétration plus complète de l’élément militaire et de l’élément civil, un groupement aussi vaste et aussi méthodiquement organisé de soldats-citoyens.

C’est à cette force que Thiers rendu sur place décidait de s’attaquer ; c’est cette force qu’il résolut de désarmer, en lui soustrayant ses canons pour débuter ; les fusils viendraient en seconde ligne.

Les canons, nous en avons touché un mot plus haut, appartenaient, à n’en pas douter, à la garde nationale. Celle-ci les avait payés de ses deniers. Chaque bataillon, au cours du siège, avait voulu ses bouches à feu et, pour ce, avait ouvert dans ses rangs une souscription. Le bourgeois avait donné sans doute ; mais le travailleur aussi, autant, sinon davantage. Payées de ses deniers, ces pièces appartenaient encore à la garde nationale, en ce sens qu’elle venait de les sauver de la mainmise prussienne. 400 d’entre elles, nous l’avons dit, avaient été, par scandaleuse incurie oubliées, dans le périmètre que devaient occuper les Prussiens et c’étaient les bataillons fédérés qui, à la dernière minute, de Passy et de la place Wagram les avaient ramenées dans les lignes françaises.

Thiers, les généraux, n’en déclaraient pas moins que ces canons revenaient à la nation, c’est-à-dire à eux et que les Parisiens, en gardant un bien qui n’était pas leur, se rendaient coupables de vol.

De ces canons, les uns avaient été conduits au parc Montceau, d’autres à la place des Vosges, le plus grand nombre hissés aux Buttes-Chaumont, à Belleville, à Montmartre, dont à ce moment ils couronnaient les hauteurs. À Montmartre des tranchées même avaient été creusées sur la butte par les soins d’un Comité spécial qui siégeait salle Robert, au no 6 de la rue des Rosiers, et qui s’était formé — le point est à retenir — en dehors de la Fédération et de l’influence du Comité central.

LE DIX-HUIT MARS

Le 15, le 16, le 17 quelques tentatives furent faites par le gouvernement, moitié par persuasion, moitié par ruse et violence pour s’emparer de certains de ces parcs improvisés, notamment de celui de la place des Vosges et aussi de Montmartre. Ici, le maire, Clemenceau avait cru devoir s’entremettre et se flattait d’aboutir à une solution à l’amiable. Il parut même un instant avoir cause gagnée, mais finalement en resta pour ses frais. Les bataillons transigeaient en effet parfois, mais pour se raviser bientôt.

C’est alors que Thiers, outré de ces échecs successifs, talonné par les gens d’affaires qui ne cessaient de lui répéter : « Vous ne ferez jamais d’opérations financières, si vous n’en finissez pas avec tous ces scélérats, si vous ne leur enlevez pas les canons. Il faut en finir et alors on pourra traiter d’affaires[1]. » Thiers donc, se résolut à trancher dans le vif. Dans la journée du 17, il réunit les ministres, leur communique son plan et donne des ordres aux généraux. Ceux-ci devaient assembler leurs troupes pendant la nuit et, dès avant le jour, les diriger sur les hauteurs de Montmartre et de Belleville pour enlever de force les pièces convoitées. Vinoy était chargé de diriger en chef l’opération. Quand à la garde nationale, celle des quartiers bourgeois, Thiers, peu confiant, préférait la laisser au repos et se contentait d’informer son général, d’Aurelle. En même temps, le chef de l’Exécutif préparait une proclamation à la population parisienne, proclamation odieuse qui criait toute la bassesse de sa politique, toute la haine et tout l’effroi que lui inspirait Paris ouvrier et républicain.

La proclamation dénonçait d’abord l’ennemi, ce Comité occulte, anonyme, le Comité central de la garde nationale que chacun connaissait bien pourtant. Elle signalait la stagnation des affaires, l’impossibilité de leur reprise tant que les hommes de désordre domineraient, retiendraient « les canons dérobés à l’État » ; elle continuait par cette menace non dissimulée : « Dans votre intérêt même, dans l’intérêt de votre cité, comme dans celui de la France, le gouvernement est résolu à agir. Les coupables qui ont prétendu instituer un gouvernement vont être livrés à la justice régulière », ce qui signifiait aux conseils de guerre, et après un salut cynique à la République appelée à bénéficier « elle-même » tout d’abord de l’opération, elle concluait par cette constatation au moins risquée, comme l’événement n’allait pas tarder à le démontrer : « Il faut à tout prix et sans un jour de retard, que l’ordre, condition de votre bien-être, renaisse entier, immédiat, inaltérable. »

À l’aube, les passants pouvaient lire cette proclamation sur tous les murs. Elle était de bonne encre et de provocation grossière, digne en tout point de la signature Morny ou Saint-Arnaud. Un seul défaut, c’est qu’elle annonçait un triomphe qui ne vint pas. En place de la victoire, c’est la défaite que les bandits et les fourbes eurent à enregistrer.

À Montmartre, les troupes, 3,000 hommes, conduites par les généraux Susbielle, Lecomte et Palurel, avaient bien pu gravir les pentes, enlever les sentinelles, abattre deux ou trois gardes nationaux surpris et un instant mettre la main sur les pièces. Mais au bruit de la fusillade, les gardes nationaux de la Butte, les habitants s’étaient réveillés. Hommes, femmes, enfants descendaient dans la rue, entraient en contact direct avec la troupe, la pressant, l’enveloppant, la désarmant, la convainquant qu’elle ne pouvait tirer sur le peuple. Et alors ce fait étrange s’était produit : les soldats du 88e de ligne s’étaient retournés contre leurs chefs, les avaient fait prisonniers et, crosse en l’air, avaient fraternisé avec la foule. Fédérés, soldats, hommes et femmes se serraient les mains, s’enlaçaient, s’embrassaient en pleurant : ce fut une minute inoubliable.

Ainsi, victorieux à 3 heures, Lecomte était à 8 heures vaincu et prisonnier. Son chef, Susbielle, qui n’avait su ou voulu lui prêter main-forte en temps utile, dégringolait avec ses propres bataillons les pentes de la Butte et se repliait sur la ligne des boulevards extérieurs. Les canons abandonnés restaient au peuple qui les réinstallait, triomphant, sur les hauteurs.

Au bas de la rue Houdon, les chasseurs à cheval refusaient également de charger la foule. À 9 heures, Vinoy, qui prudemment surveillait les opérations sur le boulevard de Clichy, sonnait la retraite, perdant en route son képi, dit-on. C’était la débâcle.

Les choses se passèrent à peu près de même du côté de Belleville, avec celle différence que le général Faron, plus prudent que Susbielle et Lecomte, n’engagea pas ses troupes à fond et put se retirer sans laisser de transfuges dans les rangs populaires.

Dès 9 heures, Thiers, en permanence à l’État-Major, savait la fatale nouvelle, l’insuccès, l’échec sur toute la ligne. Dès lors, la journée lui parut irrémédiablement compromise. Seulement, en homme de décision prompte qu’il était tout au moins, son parti fut pris incontinent. Ce parti consistait à abandonner Paris de suite, à sortir de l’enceinte, entraînant derrière sa personne généraux, ministres, fonctionnaires. Il le fallait. Il fallait surtout, sans perdre une minute, donner de l’air aux régiments, si on ne voulait s’exposer à les voir fondre comme neige au soleil, se dissoudre dans le milieu agité et brûlant qu’était Paris, rejoindre dans la rébellion le 88e. La laisser dans la fournaise, c’était pousser soi-même l’armée à faire cause commune avec le peuple.

Cette conception d’une retraite, en vue de la préparation d’un retour offensif, était du reste familière au chef de l’Exécutif. Au 24 février 48, il en avait soumis le plan au roi Louis-Philippe qui refusa. Depuis, l’exemple du maréchal Windichgraetz, sortant de Vienne et y rentrant victorieusement quelque temps après, était venu fortifier la bonne opinion qu’il avait de cette tactique.

Il proposa donc. Les ministres résistaient. Il passa outre. Il convainquit les généraux ; et c’était l’essentiel. « Je suis soldat, dit Vinoy, commandez. » Et l’ordre fut donné aux troupes de se replier sans combat, derrière la Seine, sur la rive gauche, pour commencer.

Cependant d’Aurelle de Paladines faisait battre à revers de bras le rappel et la générale dans tous les quartiers du Centre invitant les bourgeois à se saisir de leurs armes avec résolution et à se joindre aux troupes régulières « pour rétablir le régime des lois, sauver la République de l’anarchie ». Thiers qui, semble-t-il, n’avait guère confiance en cette ultime ressource, y alla néanmoins aussi de sa proclamation « aux gardes nationaux de Paris », leur demandant de se lever pour défendre d’un commun accord la Patrie et la République contre les représentants des « doctrines communistes » qui se disposaient « à mettre Paris au pillage et la France au tombeau. »

De fait, les bourgeois restèrent terrés chez eux, malgré tant et de si véhémentes adjurations. Les conservateurs, les défenseurs de l’ordre et de la propriété, les amis du gouvernement, s’il y en avait à ce moment dans la capitale ne bougèrent pas ou presque, puisque là où on espérait 15 ou 20.000 hommes, on en réunit péniblement 500. L’épreuve était décisive et Thiers ne songea plus qu’à déguerpir par les voies les plus rapides. Il évacua le premier, laissant derrière lui l’ordre d’évacuer complètement et immédiatement, d’évacuer Paris, les forts du sud, Courbevoie, même le Mont-Valérien et de rabattre toutes les troupes sur Versailles.

Il était temps. Les appréhensions du fuyard correspondaient à la réalité vraie. Ceux qui ont vu, de leurs yeux vu, parmi les observateurs avisés, les régiments s’acheminant sur Versailles, traînant le pas, injuriant les gendarmes qui les encadraient, en ont gardé une impression qui montre combien la Révolution était plus victorieuse qu’elle ne le supposait.

M. Hector Pessard, un intime et un confident de Thiers, a écrit sur cette retraite une page qui fait image. « Sur la route de Versailles, dit-il, M. Thiers bat en retraite devant l’insurrection, tandis que des bandes en désordre, poussées par la gendarmerie, représentent ce qui reste de l’armée française. À mesure que la nuit tombe, l’immense troupeau humain se fait plus rétif. Dans l’ombre qui noircit tout, la couleur des uniformes s’efface. On se croirait au milieu de bataillons de fédérés. Par quel prodige, ces hommes à la mine insolente et à l’allure rebelle ne se retournent-ils pas, fusillant, avant de regagner Paris, les voitures qui emportent le gouvernement ? Sur les flancs de la colonne, la rage au cœur, humiliés et indignés, les officiers feignent de ne pas entendre les propos malséants. Ils ont le sentiment que tout acte de rigueur serait suivi d’un acte de révolte ouverte. Ils se contiennent pour ne pas briser le faible lien qui retient encore dans une discipline relative leurs troupes pleines de mauvaises pensées[2]. »

Thiers s’était garé sur la route de Sèvres pour voir passer les troupes, et il eut un soupir de soulagement, quand il les eut toutes vu s’écouler. Il se disait qu’il tenait la possibilité de sa revanche.

Les ministres eux, restèrent quelques heures encore dans la capitale. Ils avaient délibéré chez M. Cambon, y avaient reçu la visite des députés et des maires de Paris qui venaient leur proposer les termes d’une entente : mais la nouvelle connue de l’exécution des généraux Lecomte et Clément Thomas coupait court à ces négociations à peine ébauchées et, à leur tour, les ministres évacuaient. Jules Ferry qui avait tenu plus longtemps à l’Hôtel de Ville, sentant que toute résistance devenait impossible, abandonnait à son tour la partie.

Au matin, il n’y avait plus dans Paris un seul ministre, un seul général, un seul gouvernant. Paris était son maître. Paris était au peuple et à la révolution.

Pendant ce temps, que faisait donc Paris et que faisait la Révolution ?

Ils ne se doutaient pas de leur victoire. Rien dans les événements qui s’accomplissaient n’avait été de leur part délibéré, concerté, voulu. S’il y eut jamais mouvement réflexe, levée spontanée du peuple, ce fut bien en ce jour du 18 mars. Les soudards et les dirigeants étaient loin déjà, que la population parisienne les croyait toujours parmi elle, ne se rendait même pas compte du péril qu’ils avaient couru. À 3 heures, deux bataillons fédérés du XVe étaient passés en armes devant le ministère des Affaires étrangères où se trouvait assemblée toute la bande ministérielle. Les gardes nationaux n’auraient eu qu’à pousser les portes mal défendues par 50 ou 60 chasseurs, à entrer, et ils prenaient la bête dans sa tanière : tous les capitulards de la « Défense nationale » tous les sabreurs des coups d’État anciens et à venir, et Thiers par dessus le marché. Les deux bataillons défilèrent sans même se douter qu’ils laissaient échapper la meilleure chance de la révolution.

Si nous jetons à ce moment un coup d’œil sur la situation d’ensemble, nous voyons que les gardes nationaux, les ouvriers des faubourgs avaient suivi les troupes, gagnant le centre de Paris, les approches de l’Hôtel de Ville au fur et à mesure que se repliaient les soldats de Susbielle, de Faron, de Vinoy. Certes, ils comprenaient que la victoire venait à eux ; mais quelle victoire ? De leur succès, ces hommes n’avaient guère qu’une demi-conscience, non seulement les simples gardes nationaux, mais les chefs, les membres du Comité central. Les uns et les autres flairaient un piège, appréhendaient un retour agressif de l’ennemi.

Il faut attendre l’après-midi pour constater un commencement d’offensive un peu sérieux. C’est alors que les bataillons fédérés descendus des Batignolles avec Varlin, de Montmartre avec Bergeret, de la Glacière et du Panthéon avec Duval, de Belleville avec Ranvier et Brunel, se portent en masse vers l’Hôtel de Ville, occupant au passage les postes, casernes, édifices nationaux et municipaux qu’ils rencontrent. À 5 heures, ils se saisissaient de l’Imprimerie nationale ; À 7 heures 1/2, ils cernaient la Maison commune, y pénétraient à 9 heures, à la minute où Ferry s’esquivait. Sur leurs pas, à la hâte, dans les quartiers populeux, à l’intersection de toutes les grandes voies, la foule édifiait des barricades. À 11 heures, la mairie du Louvre, où s’étaient réunis les maires, était envahie à son tour et Ferry, qui y était venu chercher un refuge provisoire, s’en échappait, sautant par une fenêtre.

La place était nette ; tout avait fui. Les derniers ministres bouclant leur valise ne laissaient dans la capitale que l’unique colonel Langlois nommé par eux, en remplacement de d’Aurelle, général en chef de la garde nationale, à charge pour lui de se faire reconnaître comme tel auprès de la garde même. À 2 heures de la nuit, Langlois venait à l’Hôtel de Ville tenter l’aventure près du Comité central. À 2 heures 1/2, il en décampait sous les huées des fédérés.

Ce ne fut en réalité que le matin du 19 — matinée radieuse inondée de soleil printanier — que Paris connut toute l’étendue de son triomphe, la débandade de ses maîtres et l’avènement de son règne.

Ce fut ce matin également qu’il apprit le drame dont Montmartre avait été le théâtre la veille, vers la fin de l’après-midi, l’exécution de deux généraux, de Lecomte, fait prisonnier, comme on sait, par ses propres soldats ; de Clément Thomas, ancien général en chef de la garde nationale, ancien massacreur de juin, arrêté dans la journée, comme il vaguait aux alentours d’une barricade de la rue des Martyrs. Lecomte et Clément Thomas avaient été enfermés avec plusieurs officiers de moindre grade, au siège du Comité de la rue des Rosiers. Les fédérés préposés à leur garde voulaient un jugement régulier. Des heures ils luttèrent contre la passion grandissante de la foule accourue, qui réclamait justice sommaire, contre la rage surtout des propres soldats de Lecomte, les débandés du 88e. Ceux-ci n’ignoraient pas que si, les choses changeant et les rôles renversés, ils eussent été les prisonniers de leur chef, au lieu de le tenir en leur pouvoir, depuis plusieurs heures déjà ils auraient reçu leurs douze balles dans la peau. Il le leur avait crié le matin comme ils refusaient de tirer : « Votre affaire est claire. »

À la fin, la poussée de la foule emporta tout, dispersa les gardes nationaux qui, de leur corps couvraient désespérément la poitrine des prisonniers. La colère anonyme des masses, se débrida furieuse et vengeresse. Thomas, d’abord, Lecomte ensuite furent précipités dans l’étroit jardin attenant à la petite maison. Des coups de feu retentirent. Tirés par qui ? On ne le sait pas exactement encore, même après les deux procès depuis instruits solennellement devant le Conseil de guerre, à Versailles. Les deux généraux tombèrent pour ne plus se relever.

Fait divers épisodique en somme, qui à ce moment rida à peine la grande vague révolutionnaire et dont l’évocation tragique fondit et s’effaça presque immédiatement dans le délire joyeux de la liberté conquise qui montait au cerveau de la capitale. Il faut insister pourtant, puisque la réaction et Thiers s’en saisirent sur le champ pour flétrir Paris, le dénoncer à la vindicte de la France et en firent l’un des prétextes de leurs cruelles représailles et des monstrueuses tueries qui devaient suivre. Fait divers, répétons-nous, accident comme il s’en produit fatalement dans toutes les ruées de foule qui ne distingue plus à certaines heures entre ce que le doctrinaire et le pharisien dénomment le légal et l’illégal. Versailles, qui n’avait pas l’excuse d’être une foule, devait faire mille fois pire, trente mille fois pire. En tout cas, ni la Commune qui n’était pas encore née, ni le Comité central ne participèrent en rien à cette exécution : non plus du reste que le Conseil de Légion du XVIIIe arrondissement, non plus qu’aucun des pouvoirs révolutionnaires constitués de Montmartre à ce jour.

Ceci entendu, revenons au grand drame.

Paris était donc son maître. Qu’allait-il faire de sa victoire ? Qu’allait faire ce Comité central précipité tout d’un coup aux affaires, à la direction d’une ville de plus de 2 millions d’hommes ?

La ligne de conduite à tenir, nous la savons aujourd’hui. Il aurait fallu, par cette radieuse matinée de dimanche, battre le rappel dans toutes les rues, par tous les faubourgs et du Temple, du Marais, du faubourg Saint-Antoine, de Grenelle, des Buttes-Montmartre, Chaumont et de celle du Panthéon, entraîner, en colonnes épaisses, tous les travailleurs en armes sur Versailles, aux trousses de M. Thiers, de ses ministres, de ses généraux, de ses régiments. Vainqueur, il n’y avait qu’à profiter de la victoire, ne pas rester sur la position conquise, mais marcher à l’ennemi affolé, désorienté, débandé, avant qu’il ait eu le temps de se reconnaître et de se réorganiser.

Malgré sa forfanterie, l’évidente volonté qui l’anima, après les événements, de prouver qu’il avait tout prévu, qu’il n’avait pas un instant douté de la valeur des mesures conçues, ordonnées par lui, il est certain qu’à cette période Thiers n’était pas rassuré entièrement. Il en a fait l’aveu à la Commission d’enquête, en tâchant, il est vrai, d’attribuer surtout à autrui ses propres alarmes : « Nous passâmes, a-t-il dit, à Versailles, quinze jours sans rien faire. Ce sont les plus mauvais jours de ma vie. Il y avait cette opinion répandue dans Paris : « Versailles est fini : dès que nous nous présenterons les soldats lèveront la crosse en l’air. » J’étais bien certain que non ; et cependant si nous avions été attaqués par 70 ou 80.000 hommes, je n’aurais pas voulu répondre de la solidité de l’armée ébranlée surtout par le sentiment d’une trop grande infériorité numérique. »

Le témoignage est significatif. En fait, c’était bien la minute psychologique, celle qui ne se retrouve plus. Quelques hommes, des avisés, des énergiques, de ceux qui avaient tenté autrefois de supprimer l’empire par la force et de jeter par les fenêtres, au temps de la « Défense Nationale », les capitulards de l’Hôtel de Ville, envisagèrent l’urgence de cette marche offensive. Eudes, Duval en donnèrent le conseil très ferme. Duval vint dire au Comité central où l’on épiloguait sur des textes d’affiche : « La plupart des membres du gouvernement sont encore à Paris[3] : la résistance s’organise dans les Ier et IIe arrondissements : les soldats partent pour Versailles. Il faut prendre des mesures rapides, s’emparer des ministres, disperser les bataillons hostiles, empêcher l’ennemi de sortir, » Mais Eudes et Duval, qui ne commandaient pas encore en chef, ne furent pas écoutés ; on ne devait les suivre dans la sortie qu’ils réclamaient que plus tard, trop tard, au 3 avril. Pour le moment, la garde nationale et le Comité central avaient remis le commandement suprême à une façon d’alcoolique, un ex-officier de marine dont l’histoire ne sait guère s’il fut plus fou que traître ou inversement : Charles Lullier. Cet homme, en 48 heures, entasse tout ce qui se peut d’erreurs grossières, de fautes irréparables. Il laisse ouvertes les portes de Paris, permet au flot des soldats de s’écouler jusqu’au dernier. Il délivre les régiments et les officiers que les fédérés ont réussi à couper de leur retraite, comme au Luxembourg, où il se rend en personne pour élargir le colonel Périer du 21e qui, ralliant ses hommes, s’empresse à son tour de gagner Versailles.[4]) Enfin, envoyé sur sa demande comme parlementaire au Mont-Valérien, au lieu d’en déloger le commandant versaillais qui tremblait de peur, entouré de 80 hommes seulement et dont il n’était pas sûr, il traite avec le quidam qui lui promit sur l’honneur d’observer une attitude neutre. Le lendemain, le dit commandant était relevé de ses fonctions par Thiers et un solide régiment de ligne venait occuper le fort. Lullier aboutissait à remettre aux mains de l’ennemi la place qui commande la route de Paris à Versailles et dont la possession assurait par avance, à l’un ou à l’autre des belligérants, une quasi-certitude de succès dans les premiers engagements.

Mais le choix si fâcheux de Lullier n’était en somme qu’un indice, le signe révélateur d’une situation. D’un mouvement essentiellement spontané, réflexe, tel que celui du 18 mars, il ne pouvait sortir, au début du moins, que l’incohérence, l’absence de direction, une dépense plus ou moins vaine de passion et d’ardeur. Ainsi se justifiait l’opinion des hommes qui, après les élections du 8 février, pensaient que la bataille restait à livrer dans Paris et qu’au lieu, par un exode imprudent à Bordeaux, de laisser se dissocier et se fondre le Comité central des vingt arrondissements, il convenait plus que jamais au contraire de le renforcer, de tendre tous ses ressorts en vue de la victoire, presque inévitable, que les conjonctures préparaient. Supposez la Corderie à la place du Comité central et les choses changeaient radicalement d’aspect et de fond. Une volonté une, consciente du but, commandait au mouvement et d’emblée en coordonnait, reliait et dirigeait les manifestations. À une situation révolutionnaire, pour une lutte révolutionnaire, la Corderie offrait un mécanisme révolutionnaire. Les actes d’audace et de salut intervenaient de suite. Au contraire, confluent de courants divergents, chaos d’aspirations mêlées et confuses, le Comité central de la garde nationale était déshérité par essence de la faculté de décision indispensable aux heures de crise, de cette décision qui sauve tout parce qu’elle ose tout.

Le Comité central n’osa donc pas, et maître du pouvoir, maître de l’heure, installé à l’Hôtel de Ville, disposant de 300.000 fusils à tir rapide, de 2.000 bouches à feu, sa première pensée fut d’abdiquer, de rentrer dans la légalité, de convoquer les électeurs. Au lieu d’un appel aux armes, d’un coup de clairon dressant dans l’enceinte, pour les projeter hors de l’enceinte, les bataillons fédérés, les travailleurs de Paris, voici l’affiche qu’au matin du 19 il placardait sur les murs :

« Aux gardes nationaux de Paris,

« Citoyens, vous nous aviez chargés d’organiser la défense de Paris et de vos droits. Nous avons conscience d’avoir rempli cette mission. Aidés par votre généreux courage et votre admirable sang-froid, nous avons chassé ce gouvernement qui nous trahissait.

« À ce moment, notre mandat est expiré, et nous vous le rapportons, car nous ne prétendons pas prendre la place de ceux que le souffle populaire vient de renverser.

« Préparez donc et faites de suite vos élections communales, et donnez-nous pour récompense la seule que nous ayons jamais espérée : celle de vous voir établir la véritable République. En attendant, nous conservons au nom du peuple l’Hôtel de Ville. »

Pensée louable, pensée pieuse que n’avaient pas eu en tous cas les bourgeois révolutionnaires en février 48, non plus qu’au 4 septembre 70. Cette attitude originelle détermina la suite. Elle ouvrit notamment l’ère des pourparlers avec les maires qui acheva d’émasculer l’insurrection, lui ravit la chance de durée, sinon de succès final, qu’elle comportait à son aurore. Pour faire les élections, la volonté du Comité central ne suffisait évidemment pas. Il y fallait l’aide des maires, leur consentement, puisqu’ils détenaient les listes électorales.

Huit jours les négociations traînèrent, période confuse et équivoque où l’on se tâte réciproquement, où le parti républicain bourgeois s’interroge, se demandant s’il rejoindra dans la Révolution le prolétariat républicain où si, par haine des faubourgs, peur du socialisme, il pactisera dans la réaction avec l’Assemblée monarchique de Versailles. L’histoire de ces jours est malaisée à dégager. Il faut s’y risquer pourtant, afin que les responsabilités s’établissent et que son dû revienne à chacun.

1- Enquête sur l’insurrection du 18 mars. — Déposition Thiers.

2- Mes petits papiers 1871-1873, par Hector Pessard.

3- Duval se trompait en ce point. Les ministres Dufaure, Le Flô, Pothuau, Simon, Ferry étaient partis dans la nuit du 18 au 19 ; Favre et Picard, le matin du 19, à la première heure.

4- Lire le récit de cette scène dans les Mémoires d’un communard de Jean Allemagne, qui fut un des principaux auteurs de cette scène.

LES MAIRES ET LE COMITÉ CENTRAL

La première tentative des maires pour s’immiscer dans les événements date de la journée même du 18.

En ce jour, les maires et adjoints, réunis avec les députés de la Seine à la mairie de la Banque, puis du Louvre, chargeaient douze d’entre eux de porter au gouvernement les propositions de conciliation suivantes, qui leur paraissaient de nature à enrayer le mouvement : 1o Nomination de Dorian à la mairie centrale de Paris ; 2o Nomination du colonel Langlois au commandement en chef de la garde nationale ; 3o Élections municipales immédiates ; 4o Assurance que la garde nationale ne serait pas désarmée. Favre reçut la délégation et, avec sa superbe habituelle, répondit : « Aucune concession ne peut être faite à l’émeute ; nous ne pactisons pas avec les assassins ». Réponse péremptoire, trop même, sans doute, car, à minuit, contre-ordre venait du ministère de l’Intérieur, de Picard, qui souscrivait ou à peu près aux trois premières conditions, et notamment investissait, avec l’agrément de Thiers, le colonel Langlois du commandement en chef de la garde nationale. L’intention se devine. Thiers, plus prudent que Favre, ne croyait pas l’instant venu de démasquer contre Paris toutes ses batteries. Il savait bien, au reste, qu’il jouait sur le velours, des concessions trop tardives n’étant jamais acceptées par un adversaire victorieux. En effet, le Comité central, comme nous l’avons relaté, se refusait à recevoir du gouvernement un chef qu’il entendait nommé par la garde nationale.

Le lendemain 19, c’est vers le Comité central que, par la force même des choses, la réunion des maires et des députés se retourne ; mais dès ce moment, notons-le, les maires et députés ont obtenu du gouvernement plein pouvoir pour l’administration civile de la capitale. Tirard, maire du IIe arrondissement et député à la fois, détient en poche le pouvoir signé : Ernest Picard, ministre de l’Intérieur. Les maires, les députés, quoiqu’ils disent et fassent, ne représentent donc que Versailles, dont ils ont mandat. Ils ne sont pas, ne peuvent pas être une puissance indépendante, autonome, s’interposant entre deux autres puissances en vue d’un arrangement. Ceci est important et il convient d’y insister. Nous n’avons pas affaire là à deux partis et à un troisième, à une façon de tiers-parti, mais à deux partis seulement : l’un, représenté à la fois à Versailles et à Paris ; l’autre, à Paris simplement. Que certains maires s’y soient trompés, que, même sans s’y tromper, ils aient pu croire jouer un rôle d’arbitres et de conciliateurs, c’est très possible ; mais ceux-là, honnêtes et bien intentionnés, comme probablement Bonvalet et Mottu, furent dupes : voilà tout.

En tout cas, Thiers ne s’y méprit pas. L’action négociatrice et conséquemment déprimante des maires avait emploi dans son plan. Incertain encore de l’issue, il ne dédaignait pas de se réserver une porte de sortie. D’autre part, il savait son Paris et n’ignorait pas, notamment, que, si la classe ouvrière était tout entière levée contre le gouvernement, la bourgeoisie petite et même moyenne était, pour son compte, complètement désaffectionnée de ce même gouvernement, indifférente, sinon hostile. N’est-il pas de Tirard, c’est-à-dire de son confident parisien le plus intime, ce propos significatif tenu à la Commission d’enquête, comme il parlait de l’état d’esprit des personnes qui, par situation, auraient semblé les plus intéressées au maintien de la tranquillité publique : « Ils manifestaient une égale répugnance pour Versailles et pour le Comité central ». La tactique n’était donc pas inutile qui avait pour objet de ne pas froisser irrémédiablement ces éléments par une allure trop uniment brutale et provocante, et de courir le risque ainsi de les fixer dans leur attitude expectante ou même de les rejeter vers l’ennemi. C’est en ce sens que devait servir l’action des maires, trompe-l’œil et dérivatif. Leurs négociations amusaient le tapis et dissimulaient le restant de l’opération, l’essentiel, qui s’exécutait à Versailles.

Après ces quelques considérations, suffisantes pour l’instant, mais sur lesquelles il conviendra de revenir quand il s’agira de juger, après coup, la besogne accomplie, reprenons le récit des faits.

Donc, réunis le 19, à 2 heures, à la mairie du IIIe, les maires y prolongeaient leur conciliabule jusqu’à 6 heures, heure à laquelle, après avoir entendu Arnold, du Comité central, ils décidaient de l’envoi d’une délégation à l’Hôtel de Ville. Composaient la délégation : Clemenceau, Cournet, Lockroy, Minière, Tolain, députés ; Bonvalet et Mottu, maires ; Jaclard, Malon, Meillet, Murat, adjoints. Le Comité central reçut ses visiteurs en séance. La discussion fut chaude. Clemenceau porta la parole pour son camp, et, dès l’abord, se plaça sur le terrain Versaillais, le terrain de la reconnaissance et du respect de l’Assemblée nationale. Millière, Malon, qui étaient de cœur avec le mouvement et allaient s’y rallier, intervinrent avec plus de conciliation et de cordialité. Varlin répondit au nom du Comité central et posa catégoriquement les termes du problème. On nous demande ce que nous voulons, eh bien, voici, dit-il, « nous voulons un Conseil élu, les franchises communales, la suppression de la préfecture de police, le droit pour la garde nationale de nommer tous ses officiers, la remise entière des loyers, une loi équitable sur les échéances ; nous voulons enfin que l’armée se retire à vingt lieues de Paris ». La déclaration était nette. Restait à la faire ouïr aux maires et députés assemblés, telle que leurs mandataires venaient de l’entendre. Arnold, Jourde, Moreau et Varlin en furent chargés.

La prise de contact eut lieu dans la soirée, à dix heures, à la mairie de la Banque. Une soixantaine d’élus parisiens : députés, maires, adjoints y étaient venus, la fine fleur du radicalisme et du libéralisme républicains. Tirard présidait. Autour de lui, des sommités démocratiques : Louis Blanc, Carnot, Schoelcher, Peyrat. Le débat fut plus long, plus aigre, plus envenimé qu’il n’avait été à l’Hôtel de Ville. Les représentants des deux camps se mesurèrent, s’invectivèrent, discutèrent pied à pied. « De qui tenez-vous votre pouvoir, interrogeaient les élus, qui vous a nommés ? Il n’y a ici qu’un pouvoir régulier et légal, le nôtre ». À quoi les délégués du Comité central répliquaient : « Notre pouvoir est un fait ; le Comité central existe, il occupe l’Hôtel de Ville et c’est lui qui nous a envoyés ici ». Varlin exposa le programme du Comité, les buts poursuivis, par-dessus tout les élections municipales immédiates pour la préparation desquelles ils étaient prêts à s’entendre avec les maires. Louis Blanc fut le plus odieux. Il affirma qu’il ne voulait pas de transaction avec les insurgés, se refusait à paraître leur auxiliaire aux yeux de la France. Jusqu’à quatre heures, la controverse dura. Varlin était demeuré seul des siens. Enfin on parut tomber d’accord. Il était convenu que le Comité central conserverait le commandement de la garde nationale, mais transférerait ses quartiers à la place Vendôme. L’Hôtel de Ville serait remis aux maires ; trois d’entre eux iraient en prendre possession le matin même, à neuf heures. Quant aux députés, ils partiraient de suite à Versailles pour y porter la nouvelle de la transaction et y proposer le vote d’urgence d’une loi municipale.

À neuf heures du matin, en effet, Bonvalet, maire du IIIe, se présentait à l’Hôtel de Ville avec Murat, adjoint du Xe et Denizol, adjoint du XIIe. Mais le Comité central leur déclara que ses délégués avaient outrepassé la veille le mandat qui leur avait été confié et qu’il ne reconnaissait pas en conséquence la convention intervenue. Responsable de la situation et de ses suites, le Comité ne pouvait se dessaisir ni du pouvoir militaire, ni du pouvoir civil. Bonvalet se retira et Murat gagna de suite Versailles pour prévenir les députés de ce changement de front.

Ainsi, les deux partenaires en revenaient à leur position première. Par lui-même et par lui seul, le Comité central devait faire face aux exigences de la situation. Du reste, il l’avait bien un peu prévu, car dans le numéro du Journal officiel paru le matin, il commentait abondamment sa conduite et exposait ses actes. Plus prolixe que la veille, il expliquait dans une proclamation qui il était et où il prétendait aller. Son manifeste se terminait par cette péroraison très remarquable d’allure et qui prouvait que, pour si « inconnus » qu’ils fussent, si les hommes du Comité central ne savaient pas toujours agir, ils savaient parler et écrire : « Nous, chargés d’un mandat qui faisait peser sur nos têtes une terrible responsabilité, nous l’avons accompli sans hésitation, sans peur ; et dès que nous voici arrivés au but, nous disons au peuple qui nous a assez estimés pour écouter nos avis qui ont souvent froissé son impatience : « Voici le mandat que lui nous a confié ; là où notre intérêt personnel commencerait, notre devoir finit ; fais ta volonté. Mon maître, tu t’es fait libre. Obscurs, il y a quelques jours, nous allons rentrer obscurs dans tes rangs et montrer aux gouvernants que l’on peut descendre, la tête haute, les marches de ton Hôtel de Ville, avec la certitude de trouver au bas l’étreinte de ta loyale et robuste main ». Par une autre proclamation, conclusion logique de la précédente, le Comité convoquait les électeurs aux urnes pour le mercredi 22 mars. La province non plus n’était pas oubliée ! Une longue note rédigée à son intention par les délégués au Journal officiel la mettait très exactement au courant. On y comptait que les départements éclairés et désabusés rendraient justice au peuple de la capitale et comprendraient que l’union de toute la nation est indispensable au salut commun.

Ces documents manifestent l’esprit de conciliation, de modération extrême, excessif, qui animait le Comité central. Il apparaît, à leur lecture, qu’il ne veut rien casser, rien perturber dans l’ordre politique, moins encore dans l’ordre social ; son objectif unique est de défendre et faire prévaloir les droits de Paris, ses franchises municipales. On relèverait à grand peine dans les colonnes de l’Officiel de ce jour et aussi des jours suivants une phrase, une expression qui put inquiéter les oreilles bourgeoises, décelât une arrière-pensée d’expropriation, de reprise sur les classes possédantes. Laisser la parole à la population, lui remettre le plus tôt possible un pouvoir qu’il ne considère entre ses mains que comme un dépôt éminemment provisoire, telle est bien l’idée dominante du Comité central à ce moment. Qu’on l’en blâme ou qu’on l’en loue, c’est le fait.

Durant ce temps, Versailles déjà aiguisait le poignard. Qu’on se transporte aux débats de ce jour, à l’Assemblée nationale et que l’on juge. Avant d’entrer, à la descente du train, on est dévisagé, toisé, fouillé par des mains policières : dès ce moment, le passe-port est de rigueur. Aux alentours du palais des rois, dans les couloirs, dans la salle des séances, une terreur intense règne ; les plus braves ne parlent de rien moins que de déguerpir jusqu’à Bourges. À la tribune monte un M. de Lasteyrie, qui propose et fait nommer à la vapeur une Commission de quinze membres « qui réunisse toutes les pensées de l’Assemblée et qui s’entende avec le pouvoir exécutif afin d’agir comme il convient dans les circonstances actuelles ». Dans cette Commission, deux généraux, deux amiraux, deux ducs, tout un lot de réactionnaires obtus et féroces ; pas un républicain. En écho, pour rassurer un peu cette Chambre qui, littéralement s’effondre, Picard, ministre de l’Intérieur, demande et obtient, presque sans protestation, la mise en état de siège du département de Seine-et-Oise. Voilà, maintenant, Trochu au perchoir, le doucereux tartuffe de la Défense. Froidement, il vomit l’injure sur ceux qu’il a trahis, ces « misérables », ces « scélérats », ces « meneurs de guerre civile qui, dix fois pendant le siège, avaient failli amener l’ennemi à Paris ». La réaction, à savoir les neuf dixièmes et demi de l’Assemblée, exulte et trépigne.

C’est dans ce milieu surchauffé, affolé, que les députés de la Seine essayent timidement, avec des précautions infinies, de réclamer la mise à l’ordre du jour des mesures dont le vote, ils le savent, est attendu impatiemment de tout Paris, de la bourgeoisie aussi bien que du peuple, et qui, seules, peuvent provoquer une détente, offrir un terrain à la conciliation. Clemenceau dépose et lit une proposition relative aux élections municipales. Cette proposition prévoit des élections dans le plus bref délai pour un Conseil composé de 80 membres, choisissant dans son sein son président qui aurait titre et exercerait les fonctions de maire de Paris. Au bas, avec celle de Clemenceau, 16 autres signatures : Louis Blanc, Schœlcher, Tolain, Tirard, Brisson, Greppo, Lockroy, Langlois, Edgar Quinet, Brunet, Millière, Martin Bernard, Cournet, Floquet, Razoua, Farcy.

Au nom des mêmes signataires, Langlois réclame la reconnaissance du droit pour la garde nationale d’élire tous ses chefs. Une troisième proposition, de Millière, demande l’ajournement à six mois des échéances des effets de commerce. Le gouvernement étant intervenu, l’urgence fut votée sur ces propositions : mais, dès lors, on pouvait prévoir le sort qui leur était réservé.

Par bonheur pour lui, le Comité central avait surmonté ou tourné en ce jour l’un des obstacles les plus redoutables qui s’opposaient à sa marche ; il avait réglé la question du paiement de la solde de la garde nationale. 300.000 hommes, en effet, étaient là qu’il devait nourrir matin et soir. D’où 450.000 fr., au bas mot, à débourser quotidiennement, sans parler des secours complémentaires. La charge lourde pour toutes épaules l’était plus encore pour les épaules de ces nouveaux venus à la vie politique et administrative. Deux hommes de cœur, d’intelligence et d’énergie s’attelèrent à la besogne et surent pourtant la mener à bien : Jourde et Varlin. N’ayant pas voulu, le 19, par scrupule, forcer les coffres du ministère des Finances, où ils auraient trouvé près de 5 millions, et après s’être adressés le matin du 20, à de grands établissements de crédit qui leur avaient fait des promesses assez vagues, ils allaient directement, dans la journée, frapper à la Banque. Là, le gouverneur Rouland, qui redoutait pire, leur remettait un million à la seule condition que mention fut faite au reçu que cette somme avait été réquisitionnée pour le compte de la Ville. Ainsi, le Comité central pouvait voir venir. Il avait facilité pour se retourner et aviser.

À vrai dire, il était temps, car le lendemain matin l’attaque commençait sur toute la ligne.

Les députés et les maires d’abord se hâtaient de porter par affiche à la connaissance de la population que l’Assemblée nationale avait, sur leur invitation, voté l’urgence d’un projet de loi relatif aux élections du Conseil municipal de Paris et ils invitaient, en conséquence, la garde nationale à écarter toute cause de conflit en attendant les décisions de l’Assemblée nationale. Quelques heures après, plus explicite encore, la camarilla des députés et maires lançait une deuxième proclamation, tissu de faussetés et d’illusions. Elle mettait en avant la patrie sanglante et mutilée et engageait les électeurs à ne pas répondre à un appel qui leur était adressé sans titre et sans droit. Les braves avaient pleine confiance en l’Assemblée nationale ou le prétendaient. « Nous voulions, disaient-ils, le maintien, l’affermissement de la grande institution de la garde nationale. Nous l’aurons ; l’Assemblée nous le donnera ; nous voulions, pour Paris, des élections municipales immédiates, la consécration de ses franchises municipales. Nous l’aurons ; l’Assemblée nous le donnera ». Naïveté ou duplicité, selon que l’on suppose la bonne ou la mauvaise foi.

Cette démonstration en venait appuyer une autre qui paraissait émaner d’une source différente, mais qui était peut-être combinée, puisque, à côté de feuilles nettement réactionnaires : Univers, Union, Français, Gaulois, Figaro, elle en groupait des républicaines, telles que la Vérité, le Temps, l’Opinion Nationale. Il s’agit de la déclaration de la Presse aux électeurs de Paris. Les trente-cinq journaux signataires se plaçaient académiquement au point de vue du droit constitutionnel. La convocation des électeurs étant, affirmaient-ils, un acte de la souveraineté nationale, n’appartenant qu’aux pouvoirs issus du suffrage universel, le Comité central n’avait pas qualité pour cette convocation. Partant, ils déclaraient nulle et non avenue la convocation pour le 22 mars et engageaient les électeurs à n’en pas tenir compte.

C’était bien la guerre, guerre qui, des conciliabules des maires et des bureaux de rédaction, allait descendre dans la rue. C’est ce jour qui vit en effet la première manifestation des « Amis de l’Ordre ». Les dits amis paraissent s’être rassemblés à l’appel d’un certain Bonne, capitaine au 253e bataillon. Des boulevards, lieu de rendez-vous, ils s’étaient acheminés place de la Bourse, puis, serrés autour d’un drapeau tricolore portant en exergue : « Réunion des Amis de l’Ordre », ils s’étaient dirigés sur la place Vendôme et arrêtés devant l’état-major de la garde nationale, au no 22, ils assourdissaient les airs de leurs clameurs. « Vive l’Assemblée ! » criaient-ils. Un membre du Comité central parut au balcon et les invita à envoyer une délégation. Les manifestants répondirent en vociférant : « À bas le Comité ! Pas de délégués ! Vous les assassineriez : » Les gardes nationaux qui veillaient aux portes, refoulèrent alors hors de la place ces agités qui ne tardèrent pas à se séparer, se donnant rendez-vous pour le lendemain, dans les mêmes parages. Qu’étaient ces manifestants ? Leur cri de ralliement : « Vive l’Assemblée ! » indiquait surtout des amis de M. Thiers et de la majorité rurale. Les éléments cependant en étaient très mêlés et nombre d’agents bonapartistes ou autres s’y étaient faufilés, comme la chose devait apparaître plus clairement le lendemain. Les partis de réaction, en ces heures de confusion et d’agitation, croyaient leur jour venu et prenaient position.

À la faveur de ce mouvement de résistance des maires, de la presse et des hommes d’ordre, Versailles estimait aussi l’instant propice pour abattre les cartes. L’Officiel de l’Assemblée nationale avait publié le matin un long exposé de la situation. Le gouvernement y disait et expliquait sa retraite, notait qu’il avait passé ses pouvoirs aux maires chargés provisoirement d’administrer la capitale. Puis il dénonçait le Comité central, sa rébellion marquée par l’exécution des généraux Lecomte et Clément Thomas, adjurait les départements de venir au secours du seul pouvoir régulier pour, avec lui, réprimer la sédition et tirer justice exemplaire des factieux qui besognaient de concert — il en avait preuve certaine — avec les plus détestables agents de l’Empire et nouaient des intrigues avec le Prussien.

À la séance de l’après-midi, le ton montait encore, et, à l’unanimité, l’Assemblée adoptait une proclamation au peuple et à l’armée, œuvre de l’académicien Vitet, qui suait la peur et la haine. Puis, à Langlois, à Brisson, à Léon Say même qui demandaient le droit commun pour Paris, Thiers répondait que la capitale ne pouvait être traitée comme une ville de 3.000 habitants. Enfin, Favre montait à la tribune et, véhément, l’écume aux lèvres, des sanglots dans la voix, prononçait contre la grande cité le plus abominable réquisitoire. D’emblée il s’opposait à toute transaction avec des hommes mettant au-dessus de l’autorité légitime « je ne sais quel idéal sanglant et rapace ». Pas d’attente, pas de temporisation, le combat à outrance, immédiat contre ce Paris « qui accepte aujourd’hui des assassins dans son Hôtel de Ville ». Et sachant son public, il avait le front d’ajouter : « Si quelques-uns des membres de cette Assemblée tombaient entre leurs mains, eux aussi seraient assassinés ». Puis, reprenant son chant du scalp : « L’état de Paris, c’est le vol, le pillage, l’assassinat érigés en doctrine sociale, et nous verrions tout cela sans le combattre !… Pas de faiblesse, pas de conciliation ? Hâtons-nous de faire justice des misérables qui occupent la capitale ». Ce hallali furieux avait mis l’Assemblée en délire. L’amiral Saisset qui avait en poche, en ce moment, sa commission de commandant en chef de la garde nationale s’écriait « Eh bien ! appelons la province et marchons sur Paris ». et toute la droite debout : « Oui, oui, marchons sur Paris ». Thiers, lui-même, eut crainte de cette rage, trop tôt déchaînée à son sens. Il intervint pour calmer les passions, obtint, avec Picard, le vote de l’urgence sur la loi municipale. Mais après cette explosion farouche, qui révélait les sentiments intimes et profonds de tous ces ruraux ligués contre Paris ouvrier et républicain, que pouvait bien signifier cette démonstration anodine et platonique ? La guerre civile était déclarée par Versailles ; rien désormais ne pouvait en conjurer la fatalité.

Le Comité central, lui, honnêtement, loyalement, toujours modérément, s’efforçait d’apprendre la situation vraie à Paris, à la France, à tous. De ses ennemis, — rapprochez ce langage des vociférations sanguinaires de Jules Favre — il disait simplement : « Les auteurs de tous nos maux ont quitté Paris, sans emporter le moindre regret. Et maintenant, soldats, mobiles, gardes nationaux sont unis par la même pensée, le même désir, le même but : nous voulons tous l’union et la paix. Plus d’émeute dans les rues ! Assez de sang versé pour ces tyrans ».

Un historique de la journée du 18 Mars publié à l’Officiel relatait les faits et les commentait avec une impartialité rare. Une ferme proclamation signée Duval, délégué à la préfecture de police, après avoir fixé le programme de revendications du Comité central : élections du Conseil municipal de Paris, des maires et adjoints des vingt arrondissements, de tous les chefs de la garde nationale, répondait péremptoirement comme suit à l’inepte calomnie portée contre la capitale de vouloir se séparer de la France : « Paris n’a nullement l’intention de se séparer de la France. Loin de là ; il a souffert pour elle l’Empire, le Gouvernement de la Défense nationale, toutes ses trahisons et toutes ses lâchetés. Ce n’est pas, à coup sûr, pour l’abandonner aujourd’hui, mais seulement pour lui dire en qualité de sœur aînée : Soutiens-toi toi-même, comme je me suis soutenue : oppose-toi à l’oppression, comme je m’y suis opposée. »

Le langage diffère de celui de Versailles. Ni insulte, ni provocation. Pas d’appel à la tuerie et au carnage. Le Comité central ne s’occupait qu’à convaincre, à persuader chacun, Paris et province de son bon droit, de la légitimité de ses revendications, de la supériorité de sa cause.

Pourtant, si pacifique que l’on soit, il faut bien à certaines heures, si l’on ne veut périr, se défendre, repousser l’attaque. Dans son numéro du 22 l’Officiel de Paris relevait la déclaration de la Presse parue la veille. Il annonçait que le Comité central ne permettrait pas que l’on portât atteinte plus longtemps à la souveraineté du peuple, en continuant à exciter à la désobéissance à ses décisions et ordres, et menaçait les délinquants de répression au cas de récidive.

Une note plus étendue, intitulée « Le Droit de Paris », et signée : le délégué au Journal Officiel », établissait la position respective de Paris et de Versailles. L’Assemblée nationale y était montrée telle qu’elle était, viciée dans ses origines, privée déjà d’une partie notable de ses membres, n’ayant reçu au surplus qu’un mandat limité, celui de résoudre la question de la paix ou de la guerre, et ne pouvant, sans violer la souveraineté du peuple, s’octroyer le pouvoir constituant et le droit d’élaborer des lois organiques. L’Officiel indiquait au surplus que, devant les démonstrations de la réaction qui était descendue dans la rue et menaçait d’y descendre encore, les élections étaient reportées au lendemain 23.

Les députés et les maires, moins fanfarons, en raison même de la tournure prise la veille par les débats de l’Assemblée nationale, avaient affiché pour leur part un placard où ils se bornaient à conseiller la patience et l’attente. Mais, maires et députés n’étaient pas maîtres de toute la clientèle bourgeoise. Les « Amis de l’Ordre » tenaient à manifester et manifestèrent comme ils l’avaient dit. La réaction voulait sa journée, elle l’eut, pas brillante du tout.

Vers midi, les « Amis de l’Ordre » commençaient à se grouper sur la place du Nouvel-Opéra, sans armes, apparentes du moins, puisque la consigne en avait été ainsi donnée. Dans les groupes, circulait l’amiral Saisset, de par Versailles commandant en chef de la garde nationale et dont le quartier général se trouvait très proche, au Grand-Hôtel. Le « brave marin » venait sans doute tâter le terrain. Ne le trouvant pas solide, il refusa le ruban bleu que les conjurés arboraient à la boutonnière. Un peu avant 2 heures, le cortège se mettait en marche par la rue de la Paix. Le plan était de traverser la place Vendôme, pour y narguer l’état-major de la garde nationale, puis de gagner, par la rue de Rivoli, l’Hôtel de Ville afin d’y siffler le Comité central. En tête, marchaient des boursicotiers, des gentilshommes de plume, des officiers en disponibilité : Frédéric Lévy, de Coëtlogon, de Heckeren, H. de Pêne, Sassary, de Molinel, membres de la Société des Gourdins réunis, la fine fleur de la réaction. Dans les rangs, provocateurs, se dissimulaient nombre d’agents bonapartistes prêts à escamoter le mouvement s’il prenait de l’ampleur. Au reste, si la manifestation aboutissait, même pacifique, c’était déjà une opération profitable, la preuve que la Révolution ne tenait pas son Paris et qu’un coup d’audace pouvait en avoir raison.

Par malheur pour ses instigateurs, la démonstration échoua piteusement. Les premiers rangs de la colonne de l’ordre vinrent se heurter place Vendôme aux barrages formés par les bataillons fédérés. La colonne voulut forcer. Des coups de feu retentirent, les premiers tirés, il semble, par les manifestants eux-mêmes puisque plusieurs d’entre eux tombèrent à ce moment frappés de balles qui les avaient atteints par derrière. Cependant Bergeret, qui commandait à la place, multipliait les sommations ; cinq minutes les tambours battirent. Enfin la colonne ne se dispersant pas, deux salves furent tirées par les fédérés qui couchèrent sur le sol une vingtaine de manifestants. Le reste s’enfuit comme une volée de moineaux. Ce fut un sauve-qui-peut général. En un clin d’œil la rue de la Paix se trouva nettoyée. Il y avait une trentaine de tués ou blessés du côté de la foule, deux tués et huit blessés dans les rangs fédérés.

Il ne restait plus à la réaction qu’à évacuer Paris à son tour ou à se terrer. C’est ce qu’elle fit. Boursicotiers, figaristes. pandours gagnèrent Versailles par les trains les plus rapides pour s’y mettre, avec leurs cocodettes, sous la protection du grand sabre des généraux décembriseurs. Le « Tout Paris » agioteur, bambocheur et proxénète se reformait au pied de la statue du Grand Roi.

Demeuraient donc en présence dans Paris évacué par le gouvernement, évacué par les beaux fils de la Haute, le Comité central et les maires. C’est entre ces deux pouvoirs que la partie se continue pendant les quatre jours qui suivent.

Mais pour que les maires gagnassent, il était indispensable qu’ils obtinssent de Versailles certaines concessions. « Ne nous laissez pas revenir les mains vides », implorait Tirard, leur vrai chef, à la séance du 21. Ces concessions, les arracheront-ils ? Jusqu’ici, il ne semble guère. À la séance du 22, l’Assemblée nationale, sans s’abandonner aux mêmes démonstrations violentes et haineuses que la veille, se montra dans le fond aussi butée, aussi intraitable sinon davantage. Vacherot, un maire de Paris pourtant et qui avait eu son heure d’audace, mais qui depuis le siège était définitivement passé dans le camp de la conservation sociale, rapportait sur le projet de Clemenceau et de ses collègues, tendant à accorder à la capitale, avec des élections immédiates, des libertés municipales égales à celles des autres communes de France. Il conclut, au nom de la Commission, au rejet pur et simple de la proposition et Picard, ministre de l’Intérieur, lui succédant, vint dire quel traitement d’exception le gouvernement réservait à la première ville du pays. Le projet gouvernemental, devenu du reste la loi, loi qui nous régit actuellement encore, réduisait le Conseil municipal parisien à un simple rôle de comptable et le plaçait entre les mains et sous la haute surveillance du préfet de la Seine et du préfet de police, qui en étaient en réalité les présidents. La convocation du Conseil appartenait au seul préfet de la Seine. L’urgence fut immédiatement décidée et, dès cette après-midi, le projet apparut comme voté.

Certes, ce n’est pas avec ce gâteau-là que l’on pouvait espérer amadouer Paris, pas plus sa petite bourgeoisie que son prolétariat. Les maires le comprirent si bien que certains dès lors, de crainte d’être débordés, craignant que le Comité central n’entrainât à sa suite toute la population, ils se préparèrent à la résistance violente à main armée. Contre qui ? Contre l’Assemblée nationale, contre Versailles réactionnaire ? Non, contre le Comité central, contre Paris révolutionnaire. Concentrant autour de la mairie de la Banque la garde nationale de l’ordre, ils prenaient, au cours du 22, de véritables dispositions de combat. Pour cela, ils recouraient, eux aussi, au bon moyen. Comme le Comité central, ils avaient frappé aux guichets de la Banque, et par un avis signé Tirard, Dubail et Héligon affiché à profusion, ils annonçaient que dès le lendemain ils paieraient la solde, au palais de la Bourse, à tous les gardes nationaux dont les mairies se trouvaient au pouvoir de représentants du Comité central, Ils devaient ainsi, le soir et le lendemain, grouper 25,000 hommes avec lesquels le Ier et le IIe arrondissements furent militairement occupés. Les mairies de ces deux arrondissements étaient fortifiées ; des postes, des sentinelles placés à tous les coins de rue, du pont des Arts à la gare Saint-Lazare, point de contact avec Versailles, et d’où le bataillon fidèle au Comité central avait été délogé et remplacé par un bataillon de l’ordre. Paris était de la sorte divisé en deux camps. Les forces hostiles de l’Hôtel de Ville et des maires se faisaient face sur un front de plusieurs kilomètres : à toute minute une collision était à craindre. À l’armée des maires, qui prenait ainsi bel et bien la succession des « Amis de l’Ordre », seul un général manqua, l’amiral Saisset s’étant dérobé à la gloire de la commander, tout comme il avait décliné les invitations des manifestants de la place Vendôme. L’honneur échut à un certain Quevauvillers, chemisier de sa Majesté l’empereur Napoléon III et homme de confiance de Tirard. C’était insuffisant.

Quoi qu’il en soit, la situation était trop tendue ainsi pour durer. Le Comité central, directement menacé, attaqué et contrarié dans tous ses actes, se décida à parler plus haut et plus ferme. Par une proclamation insérée à l’Officiel du 23, il dénonçait déjà l’attitude des maires et députés mettant tout en œuvre pour entraver les élections ; il montrait la réaction soulevée par eux et déclarant la guerre, et affirmait qu’acceptant la lutte, il briserait toutes les résistances. Les élections, quoi qu’il arrivât, s’accompliraient le dimanche 26. Puis, faisant front du côté de Versailles, en une autre proclamation, la plus remarquable qu’il eût jusqu’alors signée, il précisait les attributions et pouvoirs de la nouvelle Assemblée municipale. Il revendiquait « le droit de la cité aussi imprescriptible que celui de la nation ». « La Cité, disait-il, doit avoir, comme la nation, son Assemblée qui s’appelle indistinctement : Assemblée municipale ou communale ou Commune ». Sentant le danger de la campagne menée par Thiers à ce sujet, il insistait de nouveau et plus fortement sur les rapports respectifs de Paris et de la province. « Paris, déclarait-il, ne veut pas régner, mais il veut être libre : il n’ambitionne pas d’autre dictature que celle de l’exemple : il ne prétend ni imposer ni abdiquer sa volonté : il ne se soucie pas plus de lancer des décrets que de subir des plébiscites ; il démontre le mouvement en marchant lui-même et il prépare la liberté des autres en fondant la sienne. Il ne pousse personne violemment dans les voies de la République ; il se contente d’y entrer le premier ».

Aux mots, aux protestations dans la journée du 22, succédaient les actes, les précautions défensives, les mesures offensives. Les bataillons fédérés, à l’exception des mairies des Ier et IIe, occupaient ou réoccupaient les maisons communes de tous les arrondissements. Un bataillon de Belleville, notamment, reprenait sur le Versaillais Vautrain la mairie du IVe. Les maires et adjoints des IIIe, Xe, XIIe et XVIIIe étaient remplacés d’office par des délégués du Comité central. Le Comité fortifiait de barricades la place Vendôme, doublait les bataillons de l’Hôtel de Ville, envoyait de fortes patrouilles jusqu’aux postes des rues Vivienne et Drouot pour y contenir le chemisier Quevauvilliers et ses boursiers ; prenait position, par les fédérés amis du quartier de la gare des Batignolles, coupant ainsi les communications que de la gare Saint-Lazare, en leur possession, les gardes nationaux de l’ordre et l’amiral Saisset pouvaient entretenir avec Versailles. Jourde et Varlin, lanternés la veille par le sous-gouverneur de Plœuc, remplaçant le gouverneur Rouland qui, lui aussi, avait évacué, revenaient trouver à la tête de deux bataillons, après lui avoir envoyé une sommation de bonne encre, le marquis récalcitrant et lui enlevaient un second million pour la solde de la garde nationale. Thiers et Picard ayant ouvert les prisons de province et lâché sur Paris de nombreux repris de justice, le Comité dénonçait l’acte infâme et affichait que tout individu pris en flagrant délit de vol serait fusillé.

Enfin, en réponse aux vaticinations alarmantes de Jules Favre, annonçant du haut de la tribune de l’Assemblée nationale l’intervention prussienne contre Paris, le Comité portait à la connaissance du public la communication suivante reçue du chef du quartier général ennemi : « Les troupes allemandes ont ordre de garder une attitude passive, tant que les événements, dont l’intérieur de Paris est le théâtre, ne prendront point à l’égard de nos armées un caractère hostile. »

L’offensive populaire se trouva aussi favorisée de ce fait que l’entente, il faut bien le dire, n’était pas complète parmi les maires. Si certains, à la remorque de Thiers, marchaient d’un cœur joyeux à la bataille contre le Comité central, d’autres prenaient au sérieux leur rôle de pacificateurs et n’admettaient pas que leur opposition au Comité ne se doublât pas d’une pression résolue sur l’Assemblée nationale, à l’effet de lui arracher les concessions indispensables, à leur sens, au rétablissement de la concorde publique. Les conciliants forçant la main aux implacables devaient précisément, en cette journée du 23, les engager à une démarche solennelle auprès de Versailles, dont les péripéties influencèrent profondément les événements.

Cette démarche donna lieu, en effet, à une scène scandaleuse où les réacteurs de l’Assemblée dévoilèrent la stupidité et la férocité de leurs instincts. Quand les maires et adjoints, une vingtaine, avec leurs insignes et leur écharpe, apparurent en séance dans la tribune que la questure leur avait réservée, ils tombaient à point. Sur la proposition d’un La Rochetulon, l’Assemblée venait de voter une loi portant formation, dans les départements, de bataillons de volontaires chargés de protéger la souveraineté nationale et de réprimer l’insurrection de Paris, autrement dit de décréter l’organisation de la guerre civile. Dès que les maires sont entrés, tous les regards convergent vers eux, et une agitation intense se propage de banc en banc. La gauche se lève et acclame au cri de : « Vive la République ! ». La droite et le centre ripostent par le cri de : « Vive la France ! » Puis, des gorges des ruraux, une vocifération monte : « À l’ordre ! À l’ordre ! ». Henriquinquistes, orléanistes quittent la salle en façon de protestation, et le président, complice — c’était le républicain Grévy — lève la séance. Le soir, à la reprise, quelques maires sont encore présents. Arnaud de l’Ariège, député et maire du VIIe, donne lecture d’une déclaration demandant que l’Assemblée se mette en rapport permanent avec les maires, les aide, les appuie dans leur œuvre de pacification et que, dans ce but, tout de suite elle fixe au 28 du mois l’élection du commandant en chef de la garde nationale, et au 3 avril, si possible, les élections municipales. La droite, le centre hurlent, trépignent. Ces propositions si anodines, si restrictives sont renvoyées pour enterrement à la Commission. L’épreuve était décisive. Versailles ne tolérait les maires que s’ils se constituaient les complaisants serviteurs de ses vengeances et de ses représailles ; que dis-je ? même à cette condition, elle ne les tolérait pas encore. Parisiens, elle les enveloppait dans le sentiment général de réprobation et d’exécration que lui inspirait Paris.

Les maires comprirent sans nul doute. Pourtant, ils demeurèrent, au premier moment, sur la réserve. Thiers avait fait le mot à leurs chefs de file, à Tirard, à Schœlcher. Mais leur clientèle électorale parisienne n’avait pas le même intérêt à se taire, à empocher les gifles sans protester. La nouvelle de cette réception la rejeta pour un instant vers le Comité central et développa dans la bourgeoisie moyenne, chez les commerçants, un état d’esprit qui paralysa la volonté de résistance des plus intraitables et favorisa, précipita le compromis qui allait intervenir entre les élus de Paris et le Comité central, en vue des élections municipales.

Le Comité central, sentant le terrain plus solide, marchait, au 24, carrément de l’avant. Au Journal Officiel, il publiait un arrêté convoquant les électeurs pour le dimanche 26 et fixant les modalités du scrutin : vote au scrutin de liste et par arrondissement ; un conseiller pour 20.000 habitants, soit, au total, 90 ; les électeurs votant sur présentation de la carte délivrée pour les élections du 8 février, dans les mêmes locaux et d’après les modes ordinaires. Au point de vue militaire, le Comité, comprenant non moins que l’heure des résolutions viriles avait sonné, révoquait de ses fonctions l’incapable et inquiétant Lullier, ses douteux compagnons, Raoul de Bisson. Ganier d’Abin, et confiait le commandement, avec le titre de général, à trois hommes éprouvés, militants de la classe ouvrière, ayant pendant le siège donné des gages de leur civisme et de leur énergie : Brunel, Eudes et Duval.

Ainsi assuré sur ses derrières, débarrassé des intrigants et des fous, le Comité central songea à reprendre la conversation avec les maires, pour les contraindre à s’associer aux opérations électorales du 26 et à se porter de la sorte garants de leur légalité.

C’est ici que se placé un intermède à la fois comique et répugnant, dont il faut parler, moins pour l’influence qu’il eut sur la suite des événements — il n’en eut aucune — que pour le désarroi qu’il révèle à ce moment dans les sphères du pouvoir. Il s’agit de l’affiche placardée ce matin même du 24 par l’amiral Saisset et où, sous sa signature, le guerrier osait dire à la population parisienne ce qui suit, à la minute précise où les journaux apportaient d’autre part le récit exact de la séance de l’Assemblée nationale de la veille :

« Chers concitoyens, je m’empresse de porter à votre connaissance que, d’accord avec les députés de la Seine et les maires élus de Paris, nous avons obtenu du gouvernement de l’Assemblée nationale ;

« 1o La reconnaissance complète de vos franchises municipales ; 2o L’élection de tous les officiers de la garde nationale, y compris le général en chef ; 3o Les modifications à la loi sur les échéances ; 4o Un projet de loi sur les loyers, favorables aux locataires, jusques et y compris les loyers de 1.200 francs.

« En attendant que vous me confirmiez ma nomination ou que vous m’ayez remplacé, je resterai à mon poste d’honneur pour veiller à l’exécution des lois de conciliation que nous avons réussi à obtenir et contribuer ainsi à l’affermissement de la République ».

Nous avons obtenu, disait la proclamation. Que signifiait cette cynique mystification ? À quoi tendait-elle ? Saisset savait bien, en la laissant placarder, qu’il disait le contraire absolu de la vérité. Moins que personne il ignorait la séance de la veille, la réception faite aux maires par l’Assemblée. Pourquoi donc mentait-il de la sorte. Par ordre de Thiers ? De son propre chef ? À la Commission d’enquête, ses explications pénibles, embrouillées, pleines de réticences qui se heurtèrent, très désagréablement pour lui, au témoignage de Tirard, n’éclaircirent pas le mystère.

Le Comité central, au reste, ne se donna même pas la peine de relever ce factum saugrenu ou criminel, les deux ensemble pour être vrai. Ce Saisset n’était qu’un fantoche. Le Comité alla droit au but, aux maires opposants, obstinés, du Ier et du IIe arrondissement. Le mandat de les amener à composition avait été confié à Brunel qui s’achemina tout d’abord vers la mairie du Louvre, avec 400 Bellevillois et 2 canons.

À la mairie, simulacre de résistance bien vite dompté. Brunel entre, parlemente avec Adolphe Adam et Méline, adjoints. Nos hommes dépêchent un émissaire à la mairie du IIe, où siégeait le gros des maires et, apprenant qu’ils ne seront pas secourus, cèdent. La mairie est abandonnée au Comité central, et on convient que les élections auront lieu le 30. Puis, côte à côte, sympathisant, les magistrats municipaux du Ier gagnent, avec Brunel et ses co-délégués, la mairie de la Banque pour y apporter la nouvelle de la convention conclue, les canons toujours suivant. Les gardes nationaux de l’ordre voyant amis et ennemis s’avancer ensemble réconciliés et fraternisant, laissent passer. Voilà Brunel chez les maires. La discussion alors recommence. Schœlcher, Dubail ne veulent pas en démordre : les élections au 3 avril, comme l’a semblé indiquer Picard, au nom du gouvernement ; le commandant en chef de la garde nationale élu au suffrage à deux degrés ou rien. Mais les autres maires et adjoints protestent. Ils sont las, soucieux avant tout d’empêcher l’effusion du sang. Eux aussi se rallient, forcent l’obstruction des derniers opposants. Tout le monde tombe d’accord que les élections municipales se produiront le 30 et que, d’ici cette date, les maires réintégreront leur mairie respective. Dans la rue, sur les boulevards, gardes nationaux de l’ordre et gardes nationaux du Comité central lèvent la crosse en l’air, s’embrassent. On pare de rameaux verts les canons, les gamins les chevauchent. C’est la paix.

À cette réconciliation il n’y avait qu’un inconvénient, à savoir que Brunel et ses co-délégués avaient outrepassé le mandat dont le Comité central les avait nantis. Le Comité maintint donc la date du 6 pour les élections. Il était urgent, en effet, que celles-ci s’accomplissent dans le plus bref délai, le gouvernement de Versailles ayant, par ses menées, désorganisé tous les services municipaux : octrois, voirie et le reste, sans parler des postes, et ces services devant être reconstitués au plus tôt, si l’on ne voulait pas perturber gravement et pour longtemps la vie matérielle de Paris. Ranvier et Arnold vinrent le soir à la réunion des maires porter l’ultimatum du Comité et se retirèrent sans avoir pu convaincre leurs antagonistes. La conciliation était une fois de plus à vau-l’eau.

Pendant ce temps, des événements aussi graves se produisaient à Versailles. L’Assemblée nationale, poursuivant son œuvre de guerre civile, étendait les pouvoirs de la Préfecture de police à un certain nombre de communes de la Seine-et-Oise. Comme pour se moquer, statuant ensuite sur la proposition Millière déposée quelques jours auparavant, elle prorogeait ridiculement d’un mois l’échéance des effets de commerce, alors que, raisonnablement, il aurait fallu accorder aux commerçants des délais d’un an, de deux ans, de trois ans même pour les soustraire à la faillite menaçante. Mais ce n’était là encore que broutilles. L’incident décisif devait se produire à la séance de nuit. Dès qu’avait été connue l’énigmatique proclamation de l’amiral Saissel, dont nous avons parlé tout à l’heure, une émotion intense avait saisi l’Assemblée. Les fables les plus étranges circulaient. Les ruraux allaient jusqu’à croire ou feignaient de croire que Saisset et, derrière lui Thiers en personne, pactisaient avec l’émeute, méditaient de s’appuyer sur Paris révolté contre l’Assemblée monarchiste. Suppositions franchement insensées ! Mais la peur et la haine raisonnent-elles ? Des conciliabules avaient été tenus entre les chefs de la droite. Les meneurs, déridés à tout risquer, avaient résolu, disait-on, de débarquer Thiers, de le mettre en accusation et d’appeler au commandement suprême de l’armée, pour écraser Paris, la Révolution et la République, un d’Orléans : Joinville ou d’Aumale.

Ces passions grondaient et le complot se précisait quand débuta la séance de nuit. À l’ouverture, le président de la Commission chargée de rapporter sur la proposition d’Arnaud de l’Ariège, dont on connaît l’objet, circonvenu apparemment par Thiers, pria en phrases ambiguës les auteurs de la proposition de la retirer, la discussion étant pleine de danger. Les signataires hésitent. Thiers prend la parole. On croit qu’il va dissiper les obscurités, dire la situation. Point. « Si vous êtes une Assemblée vraiment politique, déclare-t-il, je vous adjure de voter comme le propose la Commission et de ne pas vouloir des éclaircissements, qui, dans ce moment-ci, seraient très dangereux. Une parole malheureuse, dite sans mauvaise intention, peut faire couler des torrents de sang… Si la discussion s’engage, pour le malheur du pays, vous verrez que ce n’est pas nous qui avons intérêt à nous taire ». Sur ce, au milieu de la stupéfaction générale et de l’émoi, le président Grévy lève la séance, qui n’avait pas duré dix minutes.

Vrai coup de maître. Thiers, d’une part, étouffait dans l’œuf le complot qui le menaçait : il se laissait le temps de négocier avec certains des conjurés, de les ramener. D’autre part — et c’était l’essentiel — il empêchait la majorité de prononcer au cours de la discussion des paroles irréparables, de prendre des résolutions forcenées et brutales qui, connues le lendemain à Paris, auraient définitivement jeté dans les bras du Comité central toute la bourgeoisie républicaine, entraîné la presse libérale qui, déjà en partie, désarmait et auraient en France accentué le mouvement de sympathie qui, à Lyon, à Marseille, dans toutes les grandes villes se dessinait en faveur de la révolution parisienne. Thiers, en évitant à l’Assemblée de s’affirmer violemment monarchiste, assoiffée de sang et de carnage, interdisait à Paris de reconstituer, au pied des urnes, son unité morale, sous l’égide de la République et pour sa défense, et à la France républicaine de marcher à son secours.

Pourtant, le Machiavel bourgeois ne devait réussir qu’à demi. Une partie des effets qu’il souhaitait conjurer se réalisa quand même. Les étranges incidents dont l’Assemblée nationale avait été le théâtre, sus le lendemain matin à la réunion des maires par le rapport des députés arrivés de Versailles, produisirent un revirement subit. Les mitrailleuses introduites de nuit dans les mairies par les enragés de la résistance, les Dubail, les Héligon et consorts restèrent inutilisées. Le Comité central avait fait dès la première heure afficher une proclamation nouvelle où il disait : « Entraînés par notre ardent désir de conciliation, heureux de réaliser cette fusion, but incessant de nos efforts, nous avons loyalement ouvert, à ceux qui nous combattaient, une main fraternelle. Mais la continuité de certaines manœuvres, et notamment le transfert nocturne de mitrailleuses à la mairie du IIe arrondissement, nous obligent à maintenir notre résolution première. Le vote aura lieu dimanche, 26 mars. Si nous nous sommes mépris sur la pensée de nos adversaires, nous les invitons à nous le témoigner en s’unissant à nous dans le vote commun de dimanche ». Cantonnés sur ce terrain, les délégués du Comité, Arnold et Ranvier, revenus à la réunion des maires, emportaient les dernières oppositions. Une convention fut signée, qui mettait fin au conflit, décidait d’un commun accord les élections pour le 26, comme l’avait voulu le Comité central et réintégrait les maires en leurs mairies.

Dans la journée, la population était mise au courant du pacte. Ici cependant un incident encore. Deux affiches annonçaient la nouvelle : l’une du Comité central, l’autre des députés et maires, de textes légèrement différents. L’affiche du Comité central disait : « Le Comité central fédéral de la garde nationale, auquel se sont ralliés les députés de Paris, les maires et adjoints élus, réintégrés dans leurs arrondissements, convaincus que le seul moyen d’éviter la guerre civile, l’effusion du sang à Paris et, en même temps d’affermir la République est de procéder à des élections immédiates, convoquent, pour demain dimanche, tous les citoyens dans les collèges électoraux ». L’affiche des maires corrigeait : « Les députés de Paris, les maires et les adjoints élus, réintégrés dans les mairies de leurs arrondissements et les membres du Comité central fédéral de la garde nationale convaincus (le reste comme précédemment) ». Misérable querelle de mots qui, jusqu’à la fin, trahissait le mauvais vouloir des magistrats municipaux qui ne pardonnaient pas à leurs trop généreux vainqueurs de leur avoir un tant soit peu forcé la main. Mais autant en emporta le vent. La population ne prit pas garde à ces chicanes. Elle ne prenait pas garde non plus que sur quarante députés, six seulement avaient signé, sept maires sur dix-neuf, trente-deux adjoints sur soixante-seize. Toute à la joie d’une entente qu’elle croyait sincère, d’une concorde qu’elle jugeait indestructible, elle allait se porter en masse le lendemain aux urnes pour y faire acte de souveraineté, affirmer, en en usant, ses droits municipaux conquis.

Au même instant, il est vrai, par un phénomène naturel, Versailles recouvrait son unité. Légitimistes et orléanistes se serraient avec les faux républicains autour de Thiers, flairant en lui le veneur qui les mènerait le plus sûrement à la curée chaude. Arnaud de l’Ariège retirait son projet de concessions devenu sans objet. Louis Blanc, à la séance du soir, essayait sans passion d’obtenir une satisfecit pour les maires, mais n’insistait guère devant la décision de l’Assemblée qui renvoyait à la Commission d’Initiative parlementaire.

Le satisfecit, les maires complices l’avaient obtenu déjà de Thiers qui, au cours de cette journée même, disait à Tirard, son confident : « Ne continuez pas une résistance inutile. Je suis en train de réorganiser l’armée. J’espère qu’avant quinze jours ou trois semaines, nous aurons une force suffisante pour délivrer Paris ». Ce qui permettait à Tirard, rentré le soir dans la capitale, d’y aller aussi de sa petite affiche, invitant les électeurs à voter.

Thiers connaissait son Tirard et il connaissait aussi ses maires. Au fond, la manœuvre des municipaux n’avait servi qu’à ceci : détourner le Comité central de la voie révolutionnaire, l’amuser aux bagatelles de la porte et ainsi permettre à Versailles de reconstituer l’armée qui allait reprendre Paris.

Sans doute, devant la Commission d’Enquête, plus tard, les maires se sont faits à l’envi plus noirs, plus scélérats, plus immondes qu’ils n’avaient été. Ils se sont vantés après coup, pour obtenir pardon de la réaction, ménager leur situation et leur avenir, en prenant figure d’hommes d’ordre, en ne permettant pas qu’on les confondit avec la vile multitude, la tourbe impure que les soldats de Mac-Mahon venaient d’égorger. Parmi les maires, s’il y en avait de franchement mauvais, il s’en trouvait de passables ; il s’en trouvait même de bons. En gros même ils étaient républicains, et il est sûr qu’au moment où se déroulaient les événements entre « l’anarchie à Paris et la monarchie à Versailles », ils pouvaient hésiter et hésitèrent. Certains, beaucoup peut-être, travaillèrent de bon cœur à une réconciliation qu’ils estimaient possible. Il n’en est pas moins vrai que pour avoir cherché, au moment de la reddition des comptes et produit la même excuse, comme s’ils se fussent donné le mot, pour avoir tous, ou presque tous, affirmé qu’en somme ils avaient dupé Paris et sauvé Versailles, il fallait que cette affirmation fut fondée dans les faits, sinon dans leurs intentions.

Ecoutez les, les uns après les autres : que disent-ils ?

Desmarets, maire du IXe : « Quant à moi, je ne désertais pas Paris. Je croyais mieux de rester exposé au péril pour donner le temps au gouvernement de Versailles de s’armer ».

François Favre, maire du XVIIe : « Nous avons été pendant huit jours, les derniers, la seule barricade élevée entre l’insurrection et le gouvernement régulier ».

Vautrain, maire du IVe : « Si l’insurrection, au lieu d’être retenue à Paris par les élections, était venue à Versailles, dites-moi ce que fût devenue la France ?… Eh bien ! Messieurs, j’ai la confiance que les huit jours que vous ont fait obtenir les élections ont été le salut de la France… Il y a eu trois jours de perdus par ces gens-là (le Comité central), grâce aux élections ; il y a eu trois autres jours perdus pour la constitution de leur Conseil, et l’attaque du mont Valérien n’a eu lieu que le 2 avril. Nous avons donc fait gagner, mes collègues et moi, huit jours de plus. Nous étions bien en mauvaise compagnie, en présence de certains noms : mais, quand on a un devoir à remplir, il faut passer sur toutes ces considérations… J’ai signé par considération politique et je ferai encore de même, et, en le faisant, je crois que je vous ai sauvés ».

Tirard, maire du IIe et député : « Je dois vous dire, Messieurs, que le but principal que nous avons tous poursuivi par cette résistance était d’empêcher les fédérés de marcher sur Versailles. Je suis persuadé, en effet, que si, le 19 et le 20 mars, les bataillons fédérés fussent partis par la route de Chàtillon, Versailles aurait couru les plus grands périls, et j’estime que notre résistance de quelques jours a permis au gouvernement d’organiser la défense ».

Schœlcher, député de la Seine : « Quant à ma conduite, elle a précisément consisté à tenter des transactions, en attendant qu’on fut en état de résister. J’ai travaillé pour mon compte à organiser la résistance, sous les ordres de l’amiral (Saisset) bien entendu, et si j’ai donné ma voix à la transaction qui a eu lieu, c’était pour gagner du temps ».

Et brodant sur le tout, la déclaration de l’amiral Saisset, lui aussi député de la Seine et qui, commandant en chef de la garde nationale par la grâce de Thiers, avait pu juger les maires à l’œuvre : « Soyez-en convaincus, M. Thiers était bien résolu à ne donner son adhésion à aucun point ; mais, après la retraite de l’armée, nous étions tous sur un volcan et il fallait bien qu’on tâchât de sauver la maison… Quand les braves gens comme Tirard, comme Desmarets venaient lui dire : « Cédons cela ; on le reprendra après », M. Thiers tâchait de favoriser dans la mesure du possible, la bonne volonté de ces Messieurs ».

Pareils témoignages, pareilles affirmations jaugent et jugent des hommes ; elles marquent et stigmatisent une politique. Oui, c’est exact : la partie fut irrémédiablement compromise pour la révolution, parce qu’au 19 mars, le Comité Central n’osa pas, parce qu’englué dans des négociations avec les maires, il parlementa quand il fallait combattre, marcher de l’avant. Les maires, ceux-ci consciemment, d’autres sans le vouloir, ont sauvé Versailles ; ils sont complices dans l’assassinat de Paris.

Mais n’anticipons pas sur les faits. Nous ne sommes pas encore à la tombée du jour sinistre et sanglante ; nous sommes au matin joyeux de la délivrance. C’est demain que Paris nomme sa Commune.

LA COMMUNE ÉLUE

De l’aveu de toute la presse, même la réactionnaire, les opérations électorales s’accomplirent avec la plus parfaite régularité, sans violences ni troubles d’aucune sorte. Au faubourg Saint-Antoine, les travailleurs se rendirent aux urnes par groupes de cinq à six cents, drapeau rouge en tête, et aux cris de : « Vive la République ! Vive la Commune ! » Ce fut la seule manifestation notable de la journée. Dans la plupart des sections, les dispositions préparatoires au scrutin avaient été prises par des délégués du Comité central, les maires continuant à bouder et persistant dans une obstruction hypocrite et sournoise, là surtout où ils n’escomptaient pas une majorité pour leurs candidats.

Les votants, à tout prendre, furent nombreux, très nombreux ; aussi nombreux qu’ils l’avaient été aux élections des maires, le 5 novembre 1870 ; plus nombreux qu’aux élections des adjoints qui suivirent de quelques jours celles des maires. Sur un chiffre total de 485.569 inscrits, il y eut 229.167 votants. Pourtant la réaction souligna de suite, et elle n’a pas cessé depuis de souligner complaisamment le chiffre des abstentionnistes, 258.803. À première vue, en effet, ce chiffre apparaît élevé. Mais il faut noter que les listes électorales dont on usa dataient du plébiscite de mai 1870, et que d’innombrables modifications s’étaient produites depuis une année — et quelle année ! — dans la composition du corps électoral. D’autre part, il est avéré que, sitôt après la capitulation, dès les communications rétablies avec la province, des Parisiens, en masse, avaient quitté leur ville et n’y étaient pas revenus : 60.000, disent les uns ; 80.000, disent les autres. Thiers, dans sa déposition à la Commission d’enquête, porte même le chiffre à 100.000. Ainsi s’explique mathématiquement l’écart entre le chiffre des votants au 8 février : 328.970, et celui des votants au 26 mars : 229.167. D’autre part, les abstentions se produisirent surtout dans les quartiers bourgeois, les quartiers du centre, où l’exode que nous venons de signaler se doublait d’un second exode, celui des francs-fileurs réactionnaires et thiéristes qui, depuis huit jours, gagnaient sans discontinuer Versailles. La vérité est donc bien que l’on vota beaucoup, principalement dans les arrondissements ouvriers.

Presque partout deux listes se trouvèrent en présence : la liste des maires, et la liste des Conseils de légion et des Comités d’arrondissement. Le Comité central s’abstint religieusement de toute pression, de toute manœuvre. Il s’était borné à prendre, comme nous l’avons mentionné, les dispositions matérielles pour assurer le fonctionnement du scrutin et à adresser, en guise d’adieu à la population, un appel où il invitait les électeurs à choisir, en dehors des ambitieux, des parleurs et des trop fortunés, des hommes pris parmi eux, vivant de leur propre vie, souffrant des mêmes maux. La veille, il est vrai, les deux délégués du Comité central à l’intérieur, Antoine Arnaud et Ed. Vaillant, avaient précisé, en un document plus étendu, le sens des élections qui allaient se produire et leur portée. Mais ce document sobre, direct et concret, n’était encore qu’un historique. Il relatait les faits, envisageait les problèmes posés par la situation, se bornant à affirmer que les questions d’échéance et de loyer ne pouvaient être réglées que par les représentants de la Ville, soutenus par leurs concitoyens toujours appelés, toujours entendus. De même la question de la solde : « Il y a, disait la note, une période de transition dont on doit tenir compte, une solution qui doit être cherchée de bonne foi, un devoir de crédit au travail qui arrachera le travailleur à une misère immédiate et lui permettra d’arriver rapidement à son émancipation définitive. »

Seul, le Comité central des vingt arrondissements, qui ne rappelait du reste qu’assez vaguement le Comité de même nom qui avait agi sous le siège, en raison de l’infiltration des « Internationaux » qui s’y était produite, publia, sous les signatures de Pierre Denis, Dupas, Lefrançais, Rouiller et Jules Vallès, un programme, au sens ordinaire du mot, interprétant les revendications du prolétariat parisien et traçant l’œuvre à accomplir par la nouvelle Assemblée. Ce programme portait distinctement l’estampille proudhonienne et reflétait non moins les tendances fédéralistes qui devaient s’accuser à la Commune elle-même, en opposition au point de vue centraliste des Jacobins et des Blanquistes, et aussi, peut-on dire, en contradiction avec les nécessités impérieuses du moment. Ces considérations en justifient une brève analyse. « La Commune, disait donc le document, est la base de tout état politique, comme la famille est l’embryon des sociétés. Elle doit être autonome, c’est-à-dire se gouverner, s’administrer elle-même, suivant son génie particulier, ses traditions, ses besoins… Pour s’assurer le développement économique le plus large, l’indépendance nationale et territoriale, elle peut et doit s’associer, c’est-à-dire se fédérer avec toutes les autres communes ou associations de communes qui composent la nation… L’autonomie de la commune garantit au citoyen la liberté, l’ordre à la cité, et la fédération de toutes les communes augmente, par la réciprocité, la force, la richesse, les débouchés et les ressources de chacune d’elles. » Suivait l’énumération des garanties politiques : République ; liberté de parole, de presse, de réunion, d’association ; souveraineté du suffrage universel ; éligibilité, responsabilité et révocabilité de tous les magistrats et fonctionnaires. Pour Paris, et de suite : suppression de la préfecture de police ; suppression de l’armée permanente ; autonomie de sa garde nationale ; libre disposition de son budget, sous réserve de sa part de contribution dans les dépenses générales ; suppression du budget des cultes ; enseignement laïque intégral et professionnel. Au point de vue plus strictement économique et social : organisation d’un système d’assurance communal contre tous les risques sociaux, compris le chômage et la faillite ; recherche incessante et assidue des moyens les plus propres à fournir au producteur le capital, l’instrument de travail, les débouchés et le crédit.

À dire vrai, il ne paraît pas que ces déclarations, manifestes ou programmes aient influé profondément sur les résultats du scrutin. La bataille, dès cette heure, n’était pas — et la population le sentait au moins confusément — autour des formules ; elle se résumait toute entière dans ce dilemme : avec ou contre Versailles, pour ou contre la République, Paris et la Révolution.

Dans tous les arrondissements, sauf dans les Ier, IIe IXe et XVIe, où remportèrent en totalité ou en partie les candidats des maires, la population nomma, à de fortes majorités, dans la plupart des cas, les candidats recommandés par les Conseils de Légion et les Comités d’arrondissement. Tout compte fait, le parti des maires, le parti thiériste, si l’on veut, compta 15 élus : Ad. Adam, Barré, Méline, Rochard, Brelay, Chéron, Loiseau-Pinson, Tirard, Desmarets, Em. Ferry, Nast, A. Leroy, Ch. Murat, de Bouteiller et Marmottan, Six élus : Fruneau, Goupil, A. Lefèvre, Ulysse Parent, Ranc et Robinet représentaient, tiers-parti de façade, ce qui était déjà et allait surtout devenir le parti gambettiste. Le restant, la très grosse majorité, comme l’on voit, 65 membres, en tenant compte des doubles élections, relevaient à des titres divers des partis de socialisme et de révolution. Dix-sept de ces élus appartenaient, nominalement au moins, à l’Internationale : Assi, Avrial, Beslay, Chalain, Clémence, Victor Clément, Dereure, Duval, Fraenkel, Eugène Gérardin, Langevin, Lefrançais, Malon, Pindy, Theisz, Vaillant et Varlin. Les blanquistes étaient au nombre de huit : Blanqui d’abord, mais qui emprisonné, ne devait pas paraître à la Commune, Chardon, Duval, membre aussi de l’Internationale, Eudes, Th. Ferré, Protot, Raoul Rigault et Tridon. Le Comité central, en plus de Duval et de Eudes, faisait pénétrer dans l’Assemblée communale onze des siens : Antoine Arnaud, Babick, Bergeret, Billioray, Blanchet, Brunel, Clovis Dupont, Géresme, Henry Fortuné, Jourde, Mortier et Ranvier. Les autres étaient des journalistes d’avant-garde ou des militants de la classe ouvrière que leur lutte contre l’Empire ou leur action dans les clubs au cours du siège avaient mis en évidence : Allix, Amouroux, Arthur Arnould, Champy, Em. Clément, J. B. Clément, Cournel, Delescluze, Demay, Descamps, Flourens, Gambon, Ch. Gérardin, Paschal Grousset, Ledroit, Martelet, Léo Meillet, Miot, Ostyn, Oudel, Parisel, Félix Pyat, Puget, Rastoul, Regère, Urbain, Jules Vallès, Verdure et Vermorel.

Cette classification, donnée seulement pour projeter quelque lumière dans l’emmêlement et la confusion des choses. Il ne faudrait pas, en effet, trop rechercher ici les analogies, s’attarder à des rapprochements qui, probablement, ne seraient pas de mise. Les partis, qui venaient de se mesurer au scrutin, étaient à la fois davantage et moins des partis de classe que les partis contemporains : moins parce que les concepts théoriques ne sont pas alors aussi précis qu’ils le deviendront ; davantage parce que la situation générale plus tendue contraint les antagonistes, malgré la fièvre patriotique et l’équivoque républicaine, à être chacun de son camp, à rompre avec les apparences et les systèmes pour ne plus sentir que les réalités et les intérêts. La preuve en est que de ces partis, le premier et le deuxième n’allaient pas tarder à s’éliminer spontanément et le premier, même, à passer cyniquement de l’autre côté de la barricade, sous les fanions de Versailles. Seule à la Commune devait rester la majorité et c’est au sein de cette majorité que des scissions se produiront et que des clans rivaux se formeront et s’opposeront. Si la Commune a pour son malheur une histoire parlementaire, c’est à ce fractionnement nouveau qu’elle en sera redevable.

Des maintenant, il est donc permis de laisser de côté la minorité et de ne considérer que la majorité qui est déjà, qui sera, en tout cas, demain toute la Commune. Cette majorité, elle est, à n’en pas douter, la très exacte image du Paris ouvrier et révolutionnaire du temps. Fidèlement, elle en reflète les opinions ou mieux les impressions et les sentiments dans leur complexité heurtée et mouvante. Composite, hétérogène au premier chef, elle se présente faite d’éléments ne possédant aucun fonds de pensée commun, s’ignorant, quand ils ne se méconnaissent pas, et sans attache, sans cohésion, n’ayant d’autre lien que la haine de Versailles, de l’Assemblée de ruraux qui, sitôt née, a déclaré la guerre à Paris et à laquelle Paris doit tenir tête, s’il veut vivre. Le rêve de la Corderie n’a pu prendre corps. Ce n’est pas là et ce ne sera pas la Commune insurrectionnelle que les ardents du siège avaient voulu dresser, en lui insufflant, avec l’unité de pensée et d’action, le sentiment révolutionnaire si vif et si ferme dont ils étaient eux-mêmes embrasés. L’appellation s’y trouve ; l’esprit non. Bien que le Comité central n’ait fait pénétrer qu’une quinzaine de ses affiliés dans l’assemblée nouvelle, la Commune pseudo-légale, la Commune élue est sienne pourtant ; elle est de sa lignée, son héritière et sa fille. Par avance, il l’a marquée au sceau de son indécision et de son impuissance ; il lui a tracé sa voie incertaine, imposé son destin précaire. Elle n’échappera pas à cette prédétermination.

Telle quelle cependant, cette Commune, Paris l’aima, se laissa séduire, crut et espéra en elle ardemment, passionnément.

C’est qu’il n’en pouvait sentir alors l’impuissance et la débilité. Il n’en percevait que les aspects généreux, attirants et sympathiques. Il voyait là par lui appelés, par lui rassemblés et solidarisés, tous ceux qui avaient le plus âprement lutté et le plus cruellement souffert sous les régimes antérieurs. Bien peu parmi ces élus qui n’eussent pas payé de leur personne, qui n’eussent pas été condamnés, frappés sans pitié par la justice de Louis-Philippe, de Napoléon, de la « Défense », qui n’eussent pas été traînés devant les tribunaux de la Bourgeoisie régnante, incarcérés dans ces geôles, enfouis dans ses bagnes et ses cachots. À eux tous, ces hommes représentaient certainement plusieurs siècles d’embastionnement, de déportation et d’exil. Blanqui en comptait déjà pour sa seule part vingt-huit années, Delescluse dix-neuf, Félix Pvyat à peu près autant, Gambon, Miot, Allix huit ou dix années chacun. Emprisonnés aussi pendant des mois et des mois les publicistes d’avant-garde. Cournet, du Réveil, dix fois condamné : Vermorel, du Courrier Français, hôte presque constant de Sainte-Pélagie durant la dernière période de l’Empire ; Flourens, de la Marseillaise ; Jules Vallès, Razoua, Paschal Grousset ; et les orateurs de clubs qui parlaient leurs articles et leurs polémiques au lieu de les écrire : Lefrançais, Demay, Amouroux, J.-B. Clément, et les blanquistes sans répit traqués, poursuivis comme leur maître : Eudes, condamné à mort à la suite de l’échauffourée de La Villette et sauvé par la Révolution du 4 Septembre ; Tridon, passant dès 1865 de la prison à l’exil et de l’exil à la prison : Duval, Raoul Rigault, Th. Ferré, et les membres de la courageuse phalange de l’Internationale : Varlin, Malon, Theisz, Frœnckel, Avrial, E. Gérardin, Langevin, à trois reprises poursuivis et frappés pour association illégale et impliqués en tout ou en partie dans tous les procès mémorables de l’époque, avec Assi à la suite des grèves du Creuzot, avec Chalin, Dereure, dix autres dans le grand procès policier de Blois.

Mais trop de martyre lasse parfois. Ces hommes n’étaient pas que des persécutés ; ils ne symbolisaient pas que les humiliations, les souffrances endurées vingt ans par tout un parti, par toute une classe. Ils étaient des lutteurs, non moins. S’ils avaient reçu des coups, ils en avaient porté. Polémistes de presse ou orateurs de club, ils avaient été le verbe enflammé et vengeur des faubourgs en agitation incessante déshabillant, fustigeant publiquement la camarilla impériale, démasquant d’aventure les républicains bourgeois qui s’essayaient dès lors au jeu opportuniste, dénonçant, stigmatisant les tares du régime politique et, par de là celles-ci, les tares de la société même, son iniquité économique essentielle et fondamentale. Organisateurs et conspirateurs, ils avaient travaillé et abouti dans une large mesure, ceux de l’Internationale et ceux de l’entourage de Blanqui, à grouper, à coaliser dans des comités secrets ou déjà en de plus vastes sociétés de propagande et de résistance constituées à ciel ouvert, une classe ouvrière autonome agissant, manœuvrant, évoluant pour soi en vue de son double affranchissement politique et social.

Par dessus tout, et à cet égard l’épreuve fut décisive, ils étaient de braves gens, droits, honnêtes, loyaux, convaincus, d’un niveau moral infiniment supérieur à celui des dirigeants qui les avaient précédés au pouvoir ou qui les y suivirent. Défalcation faite de deux ou trois individualités suspectes, dont deux démasquées et exécutées en cours de mandat et de quatre ou cinq excentriques et agités, tant bourgeois qu’ouvriers, chez qui dominait un personnalisme aigu, celui-ci se grisant à sa prose romantique, cet autre à ses galons tout neufs et haut étagés, l’honneur, la probité, la sincérité, la bonne foi furent leur loi.

De tout cela, les travailleurs parisiens eurent l’immédiate intuition et, d’un grand élan, ils se réunirent à ces hommes, leur firent confiance et crédit. Après les désespérances et les affres du siège, les palinodies honteuses de la défense, les tentatives avortées du coup d’État, ils crurent avoir trouvé dans ces prolétaires sortis de leurs rangs, dans ces petits bourgeois combattant depuis des années leur combat, ceux qui leur feraient la vie plus supportable et meilleure, qui panseraient leurs blessures, consoleraient leur deuil et dresseraient pour eux, pour la France, pour le monde, contre tous les ruraux et les réacteurs ligués, contre Thiers et contre Bismarck, la grande République génératrice de progrès indéfinis, mère d’universelle émancipation et d’universelle concorde.

Avec une ampleur, une fougue et une allégresse qui ont laissé jusque dans le cœur des spectateurs les plus sceptiques de cette scène et les plus hostiles un souvenir brûlant et ineffaçable[1], ces sentiments éclatèrent au 28 mars, quand, sur la place de l’Hôtel-de-Ville, le Comité central vint introniser la nouvelle Commune. Les travailleurs des faubourgs, hommes, femmes et enfants étaient descendus par milliers, ivres de joie et d’enthousiasme. Cent mille gardes nationaux en armes stationnaient sur la vaste place et dans les rues avoisinantes faisant étinceler, sous le soleil printanier, une mer de baïonnettes, d’où émergeait par endroits le rouge drapeau de l’insurrection triomphante. Cinquante musiques jouaient la Marseillaise, reprise en chœur par d’innombrables voix couvrant de leur tonnerre jusqu’au grondement du canon.

Nulle fête de l’histoire, même aux jours héroïques de 90 et de 92, n’avait vu pareille communion de multitudes dans la même foi et les mêmes espérances. L’âme de Paris s’était donnée, et quand Ranvier, debout sur l’estrade, lecture faite de la liste des élus, s’écria en terminant « Au nom du peuple, la Commune est proclamée », une clameur formidable monta dans l’espace : « Vive la République ! Vive la Commune ! » Salut unanime et passionné d’un peuple tout entier, aux nouveaux élus, à ceux des siens qui accédaient au pouvoir, assumaient la direction du combat, prenaient charge de la Révolution.

1- Lire à ce propos le récit de M. Catulle Mendès dans : Les 73 jours de la Commune. « Tout à coup le canon. La chanson redouble formidable ; une immense houle d’étendards, de baïonnettes et de képis, va, vient, ondule, se resserre devant l’estrade. Le canon tonne toujours, mais on ne l’entend que dans les intervalles du chant. Puis tous les bruits se fondent dans une acclamation unique, voix universelle de l’innombrable multitude, et tous ces hommes n’ont qu’un cœur comme ils n’ont qu’une voix. … Ah ! peuple de Paris ! quel volcan de passions généreuses brûle donc en toi, pour que parfois, à ton approche, les cœurs même de ceux qui te condamnent se sentent dévorés et purifiés par les flammes ! »

DEVANT L’INCONNU

À l’issue de cette grandiose manifestation, dans la soirée, à 9 heures, les chargés d’affaires du peuple se réunissaient pour la première fois. Une impatience les aiguillonnait de se mettre immédiatement à l’œuvre, qu’ils pressentaient écrasante.

Après avoir erré dans le dédale de l’Hôtel de Ville, des sous-sols jusques aux combles, occupé, encombré par les gardes nationaux en armes, par le Comité central, ses services et ses dépendances, ils finissaient par échouer dans la salle de l’ancienne Commission municipale de l’Empire, dont un serrurier requis forçait les portes, et où, tant bien que mal, ils s’assemblaient dans la poussière et l’obscurité. Nul local, en effet, n’avait été préparé pour les recevoir. Le Comité central, soit qu’il ne s’attendît pas à une entrée en scène si brusque, soit qu’il estimât son rôle terminé, soit encore qu’il nourrit déjà des projets équivoques de reprise, s’était désintéressé pleinement de l’installation de ses successeurs. Lui-même, il semblait s’effacer, se dérober avec l’arrière-pensée de laisser les nouveaux venus seuls en butte aux difficultés, aux responsabilités, à l’inconnu formidable et troublant de la situation.

L’émotion qu’à ces débuts ressentirent les hommes de la Commune, le narrateur la ressent à son tour. À cette heure, les minutes valaient des siècles. Les manœuvres préparatoires pouvaient être, devaient être d’une importance exceptionnelle, décisive, non pas, hélas ! en vue d’une victoire impossible, mais pour l’orientation générale à imprimer au mouvement, le caractère spécifique, original à lui conférer, ce qui en ferait, non pas une quatrième ou cinquième révolution bourgeoise, mais la première en date des révolutions prolétaires.

Cherchons donc à voir clair et à dire au mieux ce qui fut.

Certes, la tâche n’est pas aisée. Le Journal Officiel de la Commune ne reproduit en ces jours que des décrets, une proclamation, le discours de Beslay, président d’âge ; documents ternes et inanimés, qui laissent transparaître à peine les réalités sous-jacentes. Dans les feuilles du temps, rien de plus, sauf un procès-verbal de la première séance du 29 mars, procès-verbal frelaté, publié par Paris-Journal, du fait de l’indiscrétion de Régère, semble-t-il, et le lendemain reproduit par la presse entière. Joignez-y les notes personnelles, fragmentaires de Lefrançais, de Malon, de Beslay, d’Arthur Arnould, de J.-B. Clément, inévitablement frappées au sceau de leurs conceptions et préoccupations particulières dans les récits qu’ils ont écrits de l’insurrection, et il faut tirer la barre.

C’est que la Commune qui, au départ, avait renoncé à la publicité, tint ferme sa gageure pendant toute la première partie de sa carrière. De la publicité, elle n’abusa du reste jamais, même quand elle eût décidé, vers la mi-avril, d’insérer à son Officiel un compte rendu analytique de ses débats. À ce moment encore, le compte rendu, écourté et émondé, donne l’accessoire, le banal, mais ne livre rien ou peu du drame intérieur, dans la crainte de mettre l’ennemi versaillais et ses alliés de Paris, la presse thiériste et radicale, au courant d’une situation qu’il y avait intérêt vital à céler.

Une chose nous aidera cependant : les procès-verbaux originaux de la Commune elle-même, arrachés aux flammes de l’incendie de l’Hôtel de Ville, le 23 mai, par un ami d’Amouroux, dernier secrétaire de la Commune, et aujourd’hui conservés à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris[1]. L’aide serait surtout précieuse si les rédacteurs des comptes rendus avaient été, en ces premiers jours, soucieux d’exactitude et de précision. Malheureusement, ce service, comme d’autres, ne devait se régulariser que plus tard. Rigault, Ferré, qui assumèrent la charge au début, suivaient pour leur compte trop passionnément les débats, où ils étaient eux-mêmes partie prenante et agissante, pour s’être montrés des scribes bien appliqués et consciencieux. Des notes sommaires, informes, souvent hiéroglyphiques, une translation trouée de lacunes, fourmillant d’abréviations, c’est ce qu’ils nous ont légué. Telles quelles, ces notes valent mieux cependant que le reste. En les éclairant à la lumière de la documentation antérieure, en les éprouvant et les complétant par cet intermédiaire, elles permettent de reconstituer, approximativement du moins, la physionomie vraie de ces premières séances, où la Commune décida de sa voie, tendit à écarter les obstacles les plus proches qui s’opposaient à sa marche et chercha à lier la population de Paris à son œuvre et à son combat.

Comme ces notes ont un autre mérite, celui de l’inédit ; que si certains des historiens de la Commune, Lissagaray, par exemple, les ont eues en main, parcourues, aucun, en réalité, ne s’en est servi et ne les a, en tout cas, même partiellement, publiées dans leur texte exact, nous croyons que le meilleur, avant commentaires, est de donner ici les procès-verbaux des trois premières séances (28 et 29 mars) ; les deux premiers écrits de la main même de Ferré, le troisième de la main de Ferré et de Rigault, apparemment. Peut-être cette publication fragmentaire montrera-t-elle, en outre, l’intérêt de la publication intégrale d’un manuscrit qui est, après tout, essentiel, et sans lequel une histoire consciencieuse de la Commune ne peut même pas être entreprise.

Voici donc ce document :
Séance du mardi 28 mars 1871

Présidence d’âge du citoyen Beslay.

Secrétaires, les deux plus jeunes délégués : Th. Ferré, Raoul Rigault.

Assesseurs : Émile Brelay, Loiseau-Pinson.

Ouverture de la séance à trois heures du soir.

Arnould demande la nomination d’une Commission d’enquête pour statuer sur la validité des élections. Prendre la liste de 1869 pour base.

Cournet, comme motion d’ordre, demande l’appel nominal.

Mortier, appuyé par Grousset, demande que la présidence d’honneur soit donnée à Blanqui.

Clément (du XVe) appuie la motion.

On demande l’appel nominal de toutes parts.

Le Président fait l’appel :

ler arrondissement : Adam, pr. ; Méline, pr. ; Rochat, pr. ; Barré, pr. — IIe arrondissement : Brelay, pr. ; Loiseau, pr. ; Tirard, abs. (présent après l’heure) ; Chéron, abs. — IIIe arrondissement : Demay, pr. ; Arnault, pr ; Pindy, pr. ; Murat, abs. ; Dupont, pr. — IVe arrondissement : Arnould, pr. ; Clémence, abs. : Lefrançais, pr. ; Gérardin, abs. ; Amouroux, abs. (en mission pour le Comité central). — Ve arrondissement : Régère, abs. ; Jourde, pr. ; Tridon, pr. ; Ledroit, abs. ; Blanchet, abs. — VIe arrondissement : Leroy, abs. ; Goupil, abs. ; Robinet, abs. ; Beslay, pr. ; Varlin, pr. — VIIe arrondissement : Parizel, pr. ; Lefèvre, abs. ; Urbain, pr. — VIIIe arrondissement : Rigault, pr. ; Vaillant, abs. : Arnould, pr. ; Allix, abs. — IXe arrondissement : Ranc, pr. ; Ul. Parent, pr. ; Desmarets, abs. ; Ferré, abs. ; Nast, abs. — Xe arrondissement ; Gambon, abs. ; F. Pyat, abs. ; H. Fortuné, pr. ; Champy, pr. ; Babick, abs. (présent après l’heure) ; Rastoul, abs. — XIe arrondissement : Mortier, pr. ; Delescluze, pr. ; Assi, abs. ; Protot, pr. ; Eudes, pr. ; Avrial, abs. ; Veidure, pr. — XIIe arrondissement : Varlin, pr. ; Géresme, abs. ; Fruneau, abs. ; Theisz, pr. — XIIIe arrondissement : Léo Melliet, pr. ; Duval, pr. ; Chardon, pr. ; Frankel, pr. — XIVe arrondissement : Billioray, abs. ; Martelel, abs. ; Decamps, abs. — XVe arrondissement : Clément, pr. ; J. Vallès, pr. ; Langevin, pr. — XVIe arrondissement : Marmottan, abs. ; Bouteiller, abs. — XVIIe arrondissement : Varlin, pr. ; Clément, pr. ; Ch. Gérardin, pr. ; Malon, pr. ; Chalain, pr. — XVIIIe arrondissement : Theisz, pr. ; Blanqui, abs. ; Th. Ferré, pr. ; Dereure, pr. ; Clément, pr. ; Vermorel, abs. ; Paschal Grousset, pr. — XIXe arrondissement : Oudet, pr. ; Pujet, abs. ; Cournet, pr. ; Delescluze, pr. ; Ostyn, pr. ; Miot, abs. — XXe arrondissement : Blanqui, abs. ; Bergeret, abs. ; Fiourens, abs. ; Ranvier, abs.

H. Fortuné. — Assemblée révolutionnaire. Demande qu’on passe à l’ordre du jour.

Parizel demande qu’on discute immédiatement.

Lefrançais. — Question de dignité. Que la Garde nationale et le Comité central ont bien mérité de Paris et de la République.

À l’unanimité.

Oudel. — Commission. Pouvoir militaire. Il était urgent. Première question. Il y a deux motions d’ordre.

Eudes. — Affiches concernant la direction militaire.

Pindy demande la convocation de la Commune, la convocation de tous les membres pour demain.

Ul. Parent appuie. Demande aussi la convocation pour demain. Avis à l’Officiel.

Arnold, membre du Comité central. — Sentinelle vigilante. Affiches. Insertion. Proclamation au nom de la Commune.

Arnould. — Situation grave. Nous sommes la majorité. Acte quelconque. Il le faut.

Demay. — Constitution d’abord. Division du travail.

Raoul Rigault. — Avant discussion qui a le droit de prendre part aux délibérations avant tout.

Delescluze. — Simple observation. Demande les pouvoirs du Comité central.

Lefrançais. — Vaines formalités. Nous existons, nous avons été proclamés. Population de Paris avertie.

Oudet. — Initiative du Comité central.

Le Président résume la discussion (Bruit).

Léo Melliet. — Ainsi que Lefrançais, nous existons. Élection. Déclarons nous constituer.

Le Président. — Avant de procéder.

Cournet. — Nommer une Commission pour une proclamation.

Le Président met aux voix : 3 ou 5.

Première proposition admise.

Membres nommés : Lefrançais, moins 2 voix ; Ranc, moins 2 voix ; Grousset, contre 15 ; Delescluze, non admis, 12 contre ; Jules Vallès, moins 8 voix.

Commission : Lefrançais, Ranc, Jules Vallès.

J.-B. Clément. — Proclamation d’accord avec le Comité central. Réaction dans le cas contraire.

Jourde. — Si le Comité ne s’est pas présenté, c’est qu’il ne savait pas qu’il y était autorisé. Jeter par dessus bord.

Grousset. — Avertir le Comité central de la constitution.

Arnould. — Qu’on le convoque.

Le Président. — Aux voix. Adopté. La même Commission est chargée de convoquer.

Arnold et Pindy soulèvent une discussion à propos des intentions du Comité central.

Lefrançais demande les attributions de la Commission auprès du Comité central.

Jules Vallès demande la rédaction de l’affiche. Ensuite, la communication à faire au Comité central.

R. Rigault. — Aviser le Comité central d’avoir à se rendre auprès de la Commune.

Le Président. — Commission est chargée de partir.

Paschal Groussel. — Article premier : les séances de la Commission ne sont pas publiques. Il n’est pas publié de compte rendu des séances, mais seulement un procès-verbal de ses actes. — Paschal Groussel, Mercure, Mortier, Ranvier.

Arnould. — Nous ne sommes pas un Conseil d’une petite commune.

P. Grousset. — Conseil de guerre plutôt que communal. Nous n’avons pas à faire connaître nos décisions à l’Assemblée, à nos ennemis.

Jourde combat le précédent orateur.

Arnould, Theisz parlent pour la publicité. Toujours il faut être responsable.

Parizel. — En faveur dignité de nos séances. Enthousiasme du peuple. À Lyon, si la Commune a péri, c’est par son défaut de communication avec le peuple. Demande des sténographes.

Grousset appuie de nouveau sa proposition.

Oudet parle encore des maires. S’emparer des légions d’arrondissement.

Ranc. — Renvoi à demain. Voté à l’unanimité.

Lefrançais rend compte de la mission auprès du Comité central.

Loiseau-Pinson. — Proposition à soumettre immédiatement. La peine de mort est abolie en toute matière, que la Commune demande énergiquement, pour prouver à la France entière et au monde entier que les républicains sont humains et non sanguinaires, prêts à relever l’échafaud comme on les en accuse.

R. Rigault. — Tenir compte des lois précédentes. Électeurs inscrits. Octobre. Lois de 1849 ou 1870.

Clément (XVe). — Plus de parlementarisme. Avis que le résultat du vote soit validé. Par le salut public.

Ranc. — Mode du Comité central. Il a pris un engagement, il faut le tenir.

Allix. — J’étais le maire en remplacement de Denormandie.

Jourde place la question.

Demay. — Liste de 1869 ou 1871.

Clémence. — Maintien de la note du Comité.

P. Grousset. — Nomination d’une Commission pour valider les pouvoirs.

Arnould. — Commission sous l’empire de la loi de 1849. Respectons.

R. Rigault. — Je me rallie. Nomination d’une Commission selon la loi de 1849.

Le Président. — Nomination d’une Commission pour les questions électorales.

Ul. Parent. — Motion d’ordre. Travail de la Commission de rédaction d’affiche.

Ranc appuie.

Jourde. — Proposition. Il y a incompatibilité entre le mandat de délégué à la Commune et de représentant à l’Assemblée nationale.

Loiseau-Pinson, Theisz parlent sur cette question.

H. Fortuné. — Pour l’incompatibilité.

J. Vallès appuie.

Tirard. — Avant de m’expliquer. Résolution prise. Accepté le mandat ; il était défini. Il ne s’agit que d’un Conseil municipal ; mes électeurs m’ont envoyé pour cela. Conseil de guerre, lois abolies ; je n’ai pas le droit de rester ici. En ce qui concerne la proposition : vous voulez imposer de résilier l’un des deux mandats. C’était avant (Il donne sa démission).

Oudet demande la mise en accusation du gouvernement.

Delescluze. — Paroles tendent à infliger un blâme contre les représentants ayant siégé à Bordeaux. Explication pour laquelle il n’avait pas donné sa démission à Versailles. Double but. Voisinage insolent, Commune de Paris. Je suis prêt à donner ma démission et de représentant et de membre de la Commune.

P. Grousset. — Tirard a dit qu’on savait bien comment on entrait à l’Hôtel de Ville, mais co… texte manquant

R. Rigault. — Motion. A été à donner au bureau de ce qu’on n’a pas décrété d’accusation.

Gérardin. — L’Assemblée et la Commune ont des principes différents. Que Tirard se déclare.

Babick. — Motion d’ordre pour la nomination d’une Commission.

Lefrançais demande non l’acceptation de la démission mais bien l’invalidation de l’élection.

Oudet demande la parole sur un fait personnel. Il demande la nomination d’une Commission d’enquête sur la conduite de tous les maires de Paris.

Il est décidé que cinq membres formeront la Commission électorale. Elle est composée des citoyens Arnould, Gérardin (XVIIe), Protot, Theisz et Parizel.

Parizel demande l’urgence pour la proposition suivante ; occupation des portes de Passy et d’Auteuil par les gardes nationaux fidèles à la Commune.

Duval revient sur la question de l’incompatibilité.

Cournet déclare renoncer à son mandat de représentant à Versailles.

La proposition Parizel est adoptée.

Les délégués du Comité central demandent l’heure de la nouvelle séance pour que le Comité central vienne déposer ses pouvoirs.

Ordre du jour de la prochaine séance fixée à mercredi, 1 heure : 1o Nomination d’un bureau définitif ; 2o Nomination des Commissions devant administrer Paris ; 3o Discussion de la proclamation à adresser à la population parisienne ; 4o Réception du Comité central ; 5o Rapport des Commissions, s’il y a lieu ; 6o Question Murat.

La séance est levée à minuit par le président, aux cris de « Vive la République ! Vive la Commune ! »
Certifié sincère et véritable :
Th. Ferré.

Deuxième séance. — Mercredi 29 mars 1871

Le citoyen Beslay ouvre la séance.

On remplace les deux assesseurs absents, Demay et Robinet.

Le secrétaire Th. Ferré donne lecture du procès-verbal.

Arnould. — Parce que le Comité central avait déclaré que la loi de 1849 servirait de base.

Cournet parle du décret relatif à la déclaration concernant le Comité central. Patrie au lieu de Paris.

Lefrançais. — C’est parce que Tirard ne reconnaît pas les pouvoirs de la Commune.

On demande la constitution de la Commune.

Suit la liste des présents et absents que nous jugeons inutile de reproduire. Dans cette liste figurent, comme absents, la plupart des démissionnaires d’hier et de demain : Adam, Méline, Rochat, Barré, Brelay, Tirard, Chéron, Desmarets, Ferry, Nast, Fruneau, Marmottan.

Le Président. — Lecture d’une lettre de démission Ch. Rochat.

Tridon demande que des ordres soient donnés aux délégués pour empêcher que les maires et les adjoints, pour exciter à la guerre civile, ne fassent des affiches sur papier blanc.

Régère. — Arrêté déclarant qu’on ne reconnaît qu’un seul pouvoir et qu’on ne mette pas d’autres affiches.

R. Rigault. — Ordonnez-moi de faire saisir toutes ces affiches et de concert avec Duval.

Bergeret. — J’agis. 200 hommes ont été lancés de la place Vendôme.

Châtain. — La liberté pour tous, pourvu que ce ne soit pas sur papier blanc.

H. Fortuné. — Affiches.

Clément proteste contre toutes les couleurs. — Appels à la guerre civile.

Chalain soutient son texte manquant

Duval. — Arrestation des individus qui signent ces affiches.

Arnould. — Qui attaque la République et la Commune et c’est texte manquant

Léo Melliet. — Mesures contre le Figaro, le Gaulois.

Parizel. — Décrétant que est factieux qui ne reconnaît pas.

Bouteiller. — Employés privés de leur solde. — Gouvernement de Versailles.

Le Président. — Nomination du Bureau (discussion) un président, deux vice-présidents et deux secrétaires.

Vallès. — Président changé tous les jours. Pas d’assesseurs.

Léo Melliet demande un président de semaine.

Arnould. — De même.

Le Président. — Mandat non renouvelable chaque semaine. Un président, deux assesseurs, deux secrétaires. Met aux voix cette proposition sans renouvellement.

F. Grousset. — Secrétariat en dehors d’elle sous la surveillance du bureau.

Delescluze la soutient.

R. Rigault. — Proposition, présidence d’honneur du citoyen Blanqui.

Delescluze. — Habitude monarchique. Pas de présidence d’honneur.

R. Rigault. — Défi à l’Assemblée.

Cournet. — Quelque chose de plus fort.

Rastoul. — Différentes propositions.

Beslay donne lecture d’un discours : Paix et Liberté. L’on nous a dit que nous frappions la Liberté ; si nous l’avons frappée, c’est comme le clou que l’on enfonce plus profondément, Vieux. Mais de près ou de loin il sera avec nous.

(On demande le scrutin secret. Secrétaires. Suspension. Bruit. Motions d’ordre.

Arnould, Rigault, Melliet. — Mains levées.

Un délégué. — Question d’alimentation. Blés d’Amérique pour semence. Devons-nous exécuter les décrets ou les modifier ?

R. Rigault. — Sortie des blés de semence, j’ai autorisé. En ce qui concerne la boucherie, j’ai attendu.

Oudet. — Accablé de demandes à cet égard.

Ordre du jour demandé :

Le président. — (Proteste contre le vote secret Antoine Arnaud). Lecture d’Eudes.

Assesseurs : Tridon, Vaillant, Arnaud, Rigault. Plus de voix après le président.

On vote :

Lefrançais, président ; Ranc, Vaillant, assesseurs ; Ant. Arnaud, Ul. Parent, secrétaires.

Rigault fait une proposition annexée. Adopté.

Communication des membres du Conseil de la 17e légion.

Il est décidé qu’une commission va chercher les membres du Comité central.

Entre temps, discussion sur la formation d’une Commission exécutive. Elle sera composée de 7 membres. Elle sera permanente. Elle recevra les députations qui demandent à faire des communications.

Entrée du Comité central.

Arnold. — Redevient le conseil de famille général.

Boursier. — Organiser la garde nationale.

P. Grousset fait la proposition d’une Fédération.

Viard. — Le Comité ne s’immiscera jamais dans les actes directs de la Commune. Non.

Clémence. — Que le Comité sera chargé, d’accord avec la Commune, de réorganiser la garde nationale.

Bergeret. — Provisoirement, le Comité siégera à côté de l’État-Major.

Lavalette complète ce qui a été dit.

Fortuné Henry. — Chargé d’une mission près de la 14e légion. A remercié.

Jourde. — Le Comité central de l’artillerie de la Seine vient faire acte d’adhésion à la Commune et explique quelle sera son organisation future.

Une proposition est faite par Arnould et autres pour des sous-commissions : 1o Travail et échange (Commerce) : 2o Relations extérieures ; 3o Administration municipale ; 4o Enseignement ; 5o Finances ; 6o Commission militaire, police, justice, services publics, statistique et subsistance.

Duval demande discussion sur le séquestre à mettre sur les fonds versés par la famille Bonaparte dans les Compagnies d’assurances. Protot, Beslay prennent part à la discussion.

Jourde demande : 1o Finances ; 2o Militaires ; 3o Justice et police et sûreté générale.

Décret et non arrêt par Protot. À propos de la communication d’urgence relative aux employés d’octroi invités par Ferry à cesser leurs fonctions.

Décret voté à l’unanimité.

Commission exécutive. 58 votants : Eudes, 43 ; Tridon, 39 ; Vaillant, 38 ; Lefrançais, 29 ; Duval, 27 ; Félix Pyat, 24 ; Bergeret, 19 ; R. Rigault, 18 ; Mortier, 11 ; Jourde, 11 ; Protot, 10 ; Varlin, 10 ; Delescluze, 9 ; Cournet, 8 ; Grousset, 7 ; Ranc, 7 ; Melliet, 6 ; Parent, 6 ; Pindy, 6.

La Commission se retire pour aviser sur la question octroi, Ferry.

Commission des Finances. — Clément, Victor, Varlin, Jourde, Beslay, Régère.

Commission militaire. — Pindy, Eudes, Bergeret, Duval, Chardon, Flourens, Ranvier.

Commission de Justice. — Ranc, Protot, Léo Melliet, Vermorel, Ledroit, Babick.

Sûreté générale. — Raoul Rigault, Ferré, Assi, Cournet, Oudet, Chalain, Gérardin (XVIIe).

Subsistances. — Dereure, Champy, Ostyn, Clément, Parizel, Émile Clément, Henri Fortuné.

Travail et Echange. — Malon, Froenkel, Theisz, Dupont, Avrial, Loiseau-Pinson, Eug. Gérardin, Puget.

Relations extérieures. — Ranc, Paschal Grousset, Ul. Parent, Ant. Arnould, Ant. Arnaud, Delescluze, Ch. Gérardin.

Services publics. — Ostyn, Billioray, J.-B. Clément, Martelet, Mortier, Bastoul.

Deuxième séance.

Avant ouverture, à 10 heures, citoyens de l’Octroi viennent déclarer qu’ils adhèrent à la Commune. Ils sont réunis au café des Halles-Centrales.

Pindy, Oudet, Vaillant.

Divers membres réclament que l’Hôtel de Ville soit rendu libre, que les locaux soient affectés aux Commissions et que la situation soit nettoyée au point de vue de l’embarras des bataillons qui sont dans l’Hôtel de Ville. Le transfert du Comité à la place Vendôme coupera court à des difficultés délicates.

L’ordre du jour, débattu, est fixé.

Lecture du projet de constitution, par Lefrançais. — Trouvé trop long.

Question des loyers, question des échéances, question du Prussien.

Clément demande que la Commune ne s’impose pas comme gouvernement politique.

Oudet. — Mesures énergiques contre les agents de la réaction.

Parizel. — Que l’on fasse appel à la province.

Chalain. — Nous avons les forces. Restons sur une défensive énergique. Non pas nous imposer à la France, mais tout faire pour l’affranchir. Il faut dissoudre l’Assemblée de Versailles, si vous voulez conserver la République.

Champy parle dans le même sens.

Groussel donne lecture d’une proposition tendant à ce que l’Assemblée de Versailles soit dissoute. Ceux de ses membres qui tenteraient, à la promulgation du présent décret, de se réunir, sont mis hors la loi. La Commune de Paris assurera l’exécution des préliminaires de paix et se mettra en rapports diplomatiques avec elles.

Theisz combat la proposition. Sommer l’Assemblée de Versailles de s’éloigner — elle nous gêne au nom de notre autonomie — et sans sortir de nos attributions communales.

Vaillant croit qu’il faut faire la chose sans trop le déclarer, car il faut que l’Assemblée disparaisse ou la Révolution disparaîtra. Il faut affirmer la Révolution chez nous de façon à forcer la réaction à l’attaque, et alors nous serons forts.

Goupil propose de passer à la discussion de la proclamation.

Ledroit regrette qu’on ne fasse que parler et qu’on ne fasse point d’actes. Il ramène discussion sur question des loyers.

Clément demande que proclamation porte sur question loyers et échéances, et ensuite sur question du Prussien.

Protot demande que la Commission se réunisse et que, dans cette proclamation, il ne soit pas fait mention de la question de Versailles.

Tridon croit que la proclamation doit déclarer que l’Assemblée de Versailles nous a mis en état de légitime défense, et que nous devons dévoiler les manœuvres conspiratrices et jésuitiques à la province.

L’Assemblée nomme membres de la Commission : Grousset, Vaillant, Tridon, Protot.

Délégation du Comité central est introduite et remet une déclaration sur laquelle il devra être délibéré plus tard.

Le citoyen Félix Pyat revient sur demande qu’il a faite de savoir si nos débats peuvent être publiés et commentées les séances de la Commune.

Après discussion, on passe à l’ordre du jour et laisse à sagesse rédacteurs de journaux.

Le citoyen Clément (XVe) aborde question loyers.

Fortuné fait proposition décrets.

Vallès, au nom de Loiseau, en fait une autre.

Arnould, Oudel, J.-B. Clément, Melliet, Miot, proposition décret, Demay, Goupil.

Commission composée de Rigault, Goupil, Clément.

Rentrée de la Commission Grousset sur proclamation.

Après quelques observations et amendements de détail, la proclamation est adoptée. Sera signée : La Commune de Paris.

Le Comité central fait savoir à la Commune qu’il a l’intention d’aller siéger au Luxembourg.

Discussion, examen de nos rapports définitifs avec Comité central est remis au lendemain.

Commission loyers rentre et donne lecture de son projet de décret qui est adopté après un amendement portant sur résiliation des baux et un autre sur le paiement des logements en garni.

Projet présenté par Fortuné, Dereure, sur l’abolition de la conscription. Adopté après discussion. »

Ces procès-verbaux, nous l’avons dit, sont heurtés, confus, incohérents, et de cette incohérence on pouvait être tenté de conclure avec apparence de logique à l’incohérence de la Commune. Certains l’ont fait. Le jugement est sommaire. On ne saurait oublier, en effet, que ces comptes rendus ne sont qu’une notation rapide, abrégée, écrite au courant de la plume par des hommes qui prenaient part aux délibérations en même temps qu’ils les relataient. En soi, le premier procès-verbal, par exemple, est presque incompréhensible et, comme nous savons que Ferré le lut à la deuxième séance et qu’il fut approuvé, il est permis de supposer qu’en cours de route il le renforça par des explications orales. Il y a donc là schéma de procès-verbal plutôt que procès-verbal et, en conséquence, on jugerait inexactement de la tenue et de la fermeté du débat, si on négligeait de faire entrer en ligne ce correctif indispensable.

Les premières séances de la Commune ressemblèrent, au demeurant, à l’ordinaire des séances d’une assemblée nouvelle, quelle qu’elle soit, qui ne se glisse pas dans un moule tout fait, préparé pour la recevoir. La Commune ne succédait pas, elle inaugurait. Non seulement elle se trouvait en présence d’une situation exceptionnelle, presque sans analogue dans le passé ; mais, administrativement, elle n’avait devant elle que le néant et rien ne le démontre mieux que les procès-verbaux en question. Personne, même pour faire sa cuisine intérieure. Elle-même, elle seule, devait parer à cela comme au reste. Voilà la première réflexion que suggère la lecture des procès-verbaux que nous venons de reproduire, et elle n’est pas indifférente.

La seconde est celle-ci, c’est qu’il n’y avait pas, entre les personnalités ainsi fortuitement rapprochées, pénétration intime, concordance de vues, accord sur les procédés de combat et de salut. Les élus communaux, ceux qui devaient rester jusqu’au massacre à l’Hôtel de Ville, se connaissaient peu ou point les uns les autres, et, pis encore, ne parlaient pas le même langage et ne pouvaient pas se comprendre. Qu’ont-ils à cette heure qui les relie et qui les soude ? Un sentiment commun que nous avons déjà noté, sentiment d’aversion profonde pour l’Assemblée rurale, qui, de Versailles, menaçait la République, et encore une aspiration commune, aspiration vague vers un idéal de justice sociale, d’émancipation prolétarienne appelant les travailleurs à bénéficier à leur tour des droits conquis au siècle passé et jusqu’à ce jour monopolisés par la bourgeoisie. Le lien ne vaut pas ; il est trop lâche et trop précaire pour des hommes qui auraient dû ne former qu’un bloc, n’avoir qu’un cerveau et qu’une volonté. C’est une collaboration entière, absolue que les circonstances commandaient, une entente aussi parfaite que possible dans le conseil et dans l’acte. Il fallait être d’avis sur le but, mais aussi et autant sur la tactique. Avant tout, il s’agissait de trouver, de combiner les moyens qui permettraient à Paris de développer les conséquences de son mouvement insurrectionnel, soudainement victorieux par la défaillance volontaire ou involontaire de l’ennemi, et ces moyens arrêtés, convenus de les utiliser avec ensemble, concert et méthode. Or, à cet égard, les nouveaux élus, par le disparate de leurs origines, de leur éducation, de leur mentalité, étaient voués à un désaccord fatal. Divisés en deux ou trois clans : Jacobins, Blanquistes, Fédéralistes, ils sont au départ et resteront jusqu’au terme presque étrangers les uns aux autres.

Pourtant, ils eurent aussitôt le champ libre. La présence de quelques éléments inassimilables, que la volonté bourgeoise des quartiers du centre avait introduits dans leurs rangs, aurait pu les gêner, les contrarier dans leurs desseins et leurs démarches. Ceux-ci s’éliminèrent d’eux-mêmes ; ils filèrent à l’anglaise, sauf Tirard qui crut devoir claquer les portes, sans doute parce qu’il en avait reçu consigne de Thiers, son augure et son patron. À la séance du 28, le député-maire du IIe marquait nettement, en un langage provocant, les raisons pour lesquelles il ne siégerait pas à la Commune et se solidarisait avec l’Assemblée versaillaise. Lefrançais, en riposte, réclama non l’acceptation de la démission, mais l’invalidation de l’élection. Démission, invalidation : pure querelle de mois. Ce qui importait, c’était la retraite même de Tirard, coupant définitivement les ponts, niant par sa manœuvre ultime le semblant de conciliation qui avait paru s’opérer entre les maires et le Comité central, signifiant par une sortie motivée que la haute bourgeoisie républicaine séparait sa cause de celle du peuple ouvrier, mais aussi, mais en revanche, laissait les élus de ce peuple maîtres absolus de diriger à leur volonté la lutte de Paris contre Versailles.

Le 30 mars, il ne siégeait plus à l’Hôtel de Ville un seul des représentants thiéristes pour qui avaient voté les boutiquiers et petits rentiers des Ier, IIe, VIe, IXe et XVIe arrondissements : Desmarets, Ferry, Nast, Brelay, Chéron, Robinet, Pruneau, Marmottan, Rochat, Barré, Adam, Méline. Ce dernier, dit-on, avait doctoralement déclaré à des députés dans la matinée du 28 mars : « Je viens de passer ma nuit à relire le Principe Fedératif, de Proudhon ; ces gens-là ont raison. Restez à Versailles ; nous resterons à l’Hôtel de Ville et nous ferons de grandes choses ». Il ne s’en comporta pas moins comme les camarades. Vingt-quatre heures ne s’étaient pas écoulées qu’il avait oublié Proudhon, le Principe Fédratif, et rejoint jusqu’à Versailles inclusivement, le Parti de l’Ordre, qui devait le mener où l’on sait.

Cet exode général des tenants de la République tricolore était un avertissement en même temps qu’un débarras. Il disait à ceux qui demeuraient, aux champions de la République rouge : « Serrez les rangs. Renoncez à vos théories et à vos thèses, à vos principes et à vos systèmes. Pas de métaphysique mais de l’action. La Commune ne peut pas être un parlement ; le sort a voulu qu’elle fut une barricade. Apprenez donc à tendre toutes vos énergies en vue de la lutte terrible, où la fatalité des événements vous entraîne ». L’avertissement était clair ; il était brutal : les procès-verbaux qu’on a pu lire plus haut sont là cependant pour nous enseigner qu’il ne fut pas entendu. Les tendances contradictoires qui s’étaient manifestées au premier échange de motions n’abdiquèrent pas, ne se combinèrent pas. Au contraire, la friction quotidienne alla multipliant plutôt les points douloureux et aggravant la mésintelligence et le conflit.

À cet instant du récit, il n’est pas sans intérêt de consulter sur l’opposition de ces tendances, ceux-là mêmes des membres de la Commune qui en ont écrit. Sans doute, ces tendances ne s’affirmeront nettes et précises et ne se concrèteront sous forme de partis que plus tard, dans quelques semaines. Pourtant, elles n’en existent pas moins déjà ; elles n’en agissent pas moins et vont, en cette période décisive des débuts, contribuer largement à paralyser l’ardeur combative d’une assemblée qui n’aurait dû avoir d’autre objectif que la lutte, d’autre étude que celle des moyens d’intensifier et de prolonger cette lutte. Le moment est donc opportun pour les marquer, les souligner en faisant appel au témoignage même des intéressés et en éclairant par ce témoignage les données qui déjà résultent des procès-verbaux qu’on vient de lire. Les membres de la minorité, particulièrement, se sont expliqués sur ce thème, tandis que se taisaient plutôt les membres de la majorité. Ne pouvant tout citer cependant, nous nous en tiendrons aux impressions d’Arthur Arnould, qui, plus que Lefrançais, Malon ou Beslay, bien qu’appartenant à la même nuance d’opinion, a réellement fait effort sincère pour analyser avec clarté et méthode les raisons qui, dès l’origine, groupèrent à l’écart l’un de l’autre, sinon l’un contre l’autre, le clan qui devait devenir la majorité et le clan qui devait s’appeler la minorité : les Révolutionnaires-Jacobins et les Socialistes-Fédéralistes.

« Les mots, dit Arthur Arnould[2] étaient compris de deux façons différentes par les divers membres de l’Assemblée. Pour les uns, la Commune de Paris exprimait, personnifiait la première application du principe anti-gouvernemental, la guerre aux vieilles conceptions de l’État unitaire, centralisateur, despotique. La Commune, pour ceux-là, représentait le triomphe du principe de l’autonomie, des groupements librement fédérés et du gouvernement le plus direct possible du peuple par le peuple. À leurs yeux, la Commune était la première étape d’une vaste Révolution sociale autant que politique qui devait faire table rase des anciens errements. C’était la négation absolue de l’idée de dictature ; c’était l’avènement du Peuple lui-même au pouvoir et, par conséquent, l’anéantissement de tout pouvoir en dehors et au-dessus du Peuple. Les hommes qui sentaient, qui pensaient, qui voulaient ainsi, formèrent ce qu’on appela plus tard le groupe socialiste ou minorité.

« Pour d’autres, la Commune de Paris était au contraire la continuation de l’ancienne Commune de Paris, de 1793. Elle représentait à leurs yeux la dictature au nom du Peuple, une concentration énorme du pouvoir entre quelques mains et la destruction des anciennes institutions par la substitution d’abord d’hommes nouveaux à la tête de ces institutions transformées momentanément en armes de guerre au service du Peuple contre les ennemis du Peuple.

« Parmi les hommes de ce groupement autoritaire, l’idée d’unité et de centralisme n’avait pas complètement disparu. S’ils acceptaient, s’ils inscrivaient sur leur drapeau le principe de l’autonomie communale et de la libre fédération des groupes, c’est que ce principe leur était imposé par la volonté de Paris… D’ailleurs, dominés par des habitudes d’esprit contractées pendant une longue existence de luttes, de revendications, dès qu’on arrivait à l’acte, ils retombaient dans la voie qu’ils avaient suivie longtemps et se laissaient aller, avec une bonne foi incontestable, à vouloir appliquer de vieux procédés à une idée nouvelle. Ils ne comprenaient pas, qu’en pareil cas, la forme emporte presque toujours le fond et qu’en voulant fonder la liberté par des moyens dictatoriaux ou arbitraires, on tue celle-là même qu’on veut sauver. La troupe, composé du reste d’éléments assez divers, forma la majorité et s’intitula « Révolutionnaire-Jacobin. »

Il est évident qu’Arthur Arnould, dans le crayon qu’il trace ainsi, a surtout en vue, quand il parle de minorité lui-même et peut-être Lefrançais, car il n’y eut guère à la Commune que ces deux hommes qui brûlassent d’une telle soif d’autonomie et aient été prêts ainsi à renoncer à la victoire plutôt que d’y atteindre par des procédés contradictoires à leurs principes. Varlin, Frœnkel, Avrial, Jourde, Vallès, Vermorel, et jusqu’à Theisz et Malon échappent à cette classification.

Pareillement, quand il parle de la majorité, c’est à Delescluze, à Gambon, à Miot, à Félix Pyat, que l’auteur songe particulièrement, c’est-à-dire aux Jacobins authentiques. Son appréciation cadre bien moins exactement quand on la rapporte aux blanquistes : à Duval, à Eudes, à Ferré, qui n’étaient pas, qu’on sache, très empêtrés de théories, et moins encore, si on tente d’en faire application à des hommes tels que Tridon, Vaillant ou Arnaud qui, sans souci des idéologies, ne savaient que le but et s’efforçaient d’y tendre d’une volonté ferme. En gros, néanmoins, le parallèle, bien que trop géométrique peut-être, ne manque pas d’une certaine vérité. Par cela même du reste qu’il indique d’un trait ferme et sûr les deux tendances extrêmes, toutes deux nocives, les deux pôles entre lesquels oscilla le mouvement, il suggère une image assez fidèle de la situation d’ensemble et permet par tâtonnements et retouches de camper finalement personnages et groupes chacun à son plan.

Laissons maintenant parler les faits.

Le conflit des tendances se produisit dès l’abord à l’occasion de la publicité des séances. Arnould, Lefrançais, Jourde qui se joignit à eux, tenaient pour la publicité par raison de principe. Les deux premiers avaient défendu la thèse sous l’Empire pour les Assemblées d’alors : ils la soutenaient à l’avenant pour la Commune sans se demander si le corps dont ils dépendaient était bien, vu les circonstances, une Assemblée parlante comme une autre, et non pas plutôt un Comité exécutif dont les délibérations ne devaient revêtir publicité qu’en se faisant actes. Paschal Grousset présenta, en l’outrant, la thèse contraire.

En parlant de Conseil de guerre et de Conseil des Dix, il dramatisait lorsqu’il n’y avait qu’à constater ; il froissait les préjugés libérâtres, fournissait un aliment à la controverse. Aussi la question revint-elle incessamment devant la Commune qui, après l’avoir tranchée au début par la négative complète, aboutit ensuite à une publicité extrêmement mitigée, il est vrai.

Le conflit se marqua plus expressément encore, quand il s’agit pour la Commune de se définir elle-même, de faire connaître au dehors qui elle était, ce qu’elle comptait entreprendre et exécuter. Il n’était pas effectivement pour elle problème à solutionner plus délicat et plus grave. Comment se poserait-elle en face du gouvernement de Versailles ? Le reconnaîtrait-elle ? Le nierait-elle ? Et conséquemment se comporterait-elle simplement comme Assemblée municipale parisienne sans plus, agissant seulement pour Paris, dans l’intérieur des murs ou se comporterait-elle comme pouvoir central agissant, légiférant pour la France entière ? Option redoutable ! Toute l’orientation du mouvement en dépendait comme tout son sens et sa portée historiques en découleraient.

Deux textes, ici, deux esprits pour mieux dire s’opposèrent. La Commune — on l’a lu dans les procès-verbaux des 28 et 29 mars — avait d’abord confié à Lefrançais, Ranc et Vallès, le soin d’élaborer sa proclamation inaugurale.

Le projet qu’ils présentèrent se lit dans l’Étude sur le Mouvement communaliste que Lefrançais publia en exil dès 1871[3]. Ce projet, indique le procès-verbal de la séance du 29 (après-midi) fut rejeté à cause de sa longueur. Il fut écarté aussi et surtout en raison de l’esprit de fédéralisme outré dans lequel il était conçu. Les rédacteurs, en effet, y circonscrivaient jalousement l’action de la Commune à Paris. C’est d’exemple, et d’exemple uniquement, que la nouvelle assemblée aurait prêché. Muré dans son enceinte, confit dans son autonomie propre, Paris ne s’emploiera pas positivement et directement à libérer les autres communes du pays. Il est prêt, et c’est tout, à faire un pacte d’alliance avec celles qui lui enverront leur adhésion. Lefrançais signale qu’une majorité considérable se prononça contre son texte. « On le jugea trop pâle. », dit-il. De fait, ses collaborateurs et lui, tout à leur pensée de l’instauration immédiate d’un régime d’autonomie illimitée, n’avaient même pas l’air de se douter, qu’à vingt kilomètres du siège de leurs séances, un ennemi implacable guettait et affilait son couteau.

La Commune donna son acquiescement à un second projet qui lui fut présenté par une nouvelle Commission composée de Paschal Grousset, Protot, Tridon et Vaillant, projet rédigé du point de vue centraliste et où l’inéluctabilité du combat contre Versailles, non plus pour la reconnaissance des libertés communales, mais pour la sauvegarde et le développement de la République ressortent des données d’une situation exposée dans sa réalité.

1- Les procès-verbaux, venus en la possession de M. Mayer, ancien conseiller municipal de Paris, ont été cédés par son fils, G. Mayer, à la Bibliothèque Carnavalet, depuis Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, où on les trouve au fond de Réserve. Le bibliothécaire en chef, M. L. Poëte, a bien voulu les communiquer à l’auteur de la présente étude. Lissajaray avait déjà eu ces procès-verbaux en main et les avait feuilletés.

2- Arthur Arnould. — Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris.

3- G. Lefrançais. — Étude sur le Mouvement Communaliste à Paris, en 1871, pages 196 - 197. — Le titre seul de l’ouvrage en indique la tendance. « Communaliste », c’est ce côté très accessoire en somme du mouvement qui, pour l’auteur, prime tout le reste. Ce qui ne veut pas dire que le récit de Lefrançais ne soit pas des plus intéressants à consulter et des plus suggestifs. Ce qui ne veut pas dire non plus que l’auteur ne fut pas un socialiste. Socialiste, il l’était, et l’un des plus conscients de l’époque ; mais il avait avec cela la manie libérale ou libertaire. Il voulait pendant la liberté qui ne pouvait être qu’après.

L’OBSTACLE

À la lumière des procès-verbaux que nous avons publiés, particulièrement à cette intention, il apparaît donc clairement qu’il existe dès le 28 et le 29 mars, à la Commune, les représentants bourgeois enfuis, deux courants, deux tendances antagonistes et que l’un d’eux, le courant centraliste, autoritaire, dispose de la majorité. De cette seconde constatation, les preuves abondent. Nous venons d’en fournir quelques-unes. On pourrait les multiplier depuis le très froid accueil fait au discours du président d’âge, Beslay[1], en raison du fade relent de fédéralisme qu’exhalait sa harangue, issue du même tonneau que la proclamation de Lefrançais, jusqu’à la décision par laquelle la Commune, après une défaillance de vingt-quatre heures, rebaptisait son organe officiel Journal officiel de la République française, repoussant comme une trahison le titre de Journal officiel de la Commune de Paris[2], que certains autonomistes persistaient à préférer.

Comment se fait-il donc que cette majorité ne se soit pas imposée, qu’elle n’ait pas entraîné, subordonné la minorité et n’ait pas gouverné au sens plein et entier du mot ? Pour des raisons extérieures à elle très certainement et que le simple examen des événements nous ont révélées déjà ou nous révéleront, mais aussi pour des raisons intrinsèques qui auraient pu ne pas être ou être à un degré moindre.

En effet, si la minorité avait ses faiblesses et ses tares, la majorité avait également les siennes non moins criantes, non moins funestes. Parmi les hommes de la majorité les plus connus, ceux qui dataient de 48, croyaient trop à la vertu des traditions et des exhumations. Pour être invincibles, il leur suffisait, pensaient-ils, de se draper dans la défroque de 93. Ils n’étaient pas de leur siècle, mais du siècle défunt. Ils ignoraient à plaisir que la lettre tue et que seul l’esprit vivifie et ne concevaient pas que, même et surtout pour une besogne révolutionnaire, à des temps nouveaux, il faut des moyens nouveaux, appropriés.

Les autres, les jeunes, étaient pour beaucoup des violents sans consistance, purs déclamateurs souvent, jouant à l’insurrection, comme ils auraient joué à la guerre, quelques mois auparavant, se gargarisant de formules et se satisfaisant avec. Le révolutionnarisme des uns et des autres était d’apparence et de surface et même, chez les meilleurs, d’intention seulement. Ils sentaient sans doute l’utilité d’une forte centralisation de pouvoir. De cette centralisation,

ils étaient susceptibles, ceux qui avaient quelque littérature, d’esquisser peut-être la théorie ; mais la pratique ne leur agréait pas, ils étaient à cet égard piètrement doués et plus mal entraînés. Enfin, — et c’était encore une autre infériorité pénible et fâcheuse ; — certains d’entre eux, de ceux à qui les luttes passées, les services rendus, les persécutions endurées faisaient précisément une auréole, n’étaient pas socialistes ou l’étaient insuffisamment. Ils servaient une cause qui au fond n’était pas leur, qui ne répondait pas à leurs sympathies et à leurs aspirations secrètes et « dont plusieurs principes, comme le dit Arthur Arnould, pour Delescluze, contredisaient, combattaient même quelques-unes de leurs plus chères convictions ». Le mécanisme dictatorial qu’ils rivaient de monter eut, par suite, en leurs mains, risqué de fonctionner à vide et de ne moudre que le vent. Il est vrai que le mouvement, s’il avait pu s’affirmer et durer, les eut vile dépassés et éliminés.

Voilà, sommairement analysées, les raisons intrinsèques dont nous parlions tout à l’heure, qui paralysèrent la majorité et, par contre-coup, la Commune. Elles pesèrent assurément dans la balance. Elles pesèrent toutefois moins lourdement que les raisons extérieures, les raisons générales qui auraient sévi quelle qu’eût été la composition de la Commune, les capacités techniques de ses membres, l’intimité de leur accord.

Ce sont ces raisons qu’il convient d’envisager maintenant. On les rencontre dans l’état de désarroi extrême et grandissant où se trouvaient, à cette heure, toutes les administrations publiques, désarroi poussé à un tel point que la vie matérielle de la grande cité parisienne risquait, à toute minute, d’en être suspendue et irrémédiablement compromise. Par la manœuvre versaillaise, toute la machinerie d’État et municipale avait été détraquée et les services vitaux que cette machinerie assure : service des approvisionnements, des communications, de la voirie, de l’hygiène, de l’assistance, allaient à vau-l’eau, de plus en plus profondément perturbés dans un fonctionnement qui doit, plus que tout autre, demeurer régulier, automatique. Le plan de Thiers, vieux routier sans scrupules, était ainsi d’acculer Paris à la famine, à la ruine, de l’affoler, de l’altérer, en le plaidant et le maintenant hors des conditions indispensables à toute grande collectivité humaine pour se mouvoir et subsister.

C’était la grève générale des fonctionnaires avant la lettre, et le sabotage avant la lettre aussi, mais retournés, employés par la bourgeoisie contre le Peuple, par la réaction contre la Révolution. Dans ces conjonctures, supposez la Commune composée d’éléments dix fois plus cohérents, dix fois plus conscients des fins à poursuivre et des moyens requis pour les atteindre, et la situation n’en était guère améliorée ; l’obstacle se dressait devant elle aussi haut et infranchissable.

On a dit que la Commune disposait de ressources immenses que nulle autre insurrection n’avait possédées avant elle, et c’est vrai. Une enceinte fortifiée quasi-inexpugnable la protégeait ; elle avait des canons, des fusils, des munitions en abondance, des défenseurs résolus et enthousiastes par milliers. Elle était riche aussi, puisqu’elle avait, puisqu’elle eut, avec bien d’autres fonds, le crédit de la Banque de France à sa merci. Que lui manqua-t-il donc ? Cela que nous indiquons et qu’on jugera peut-être mesquin et secondaire et qui était pourtant capital, car cela manquant, toutes les ressources, aussi précieuses et formidables qu’on se les imagine, restaient vaines, inutilisables. Il lui manqua un personnel dévoué et compétent pour mettre en œuvre les forces vives qui surabondaient autour d’elle ; il lui manqua les organes d’administration et de contrôle indispensables pour ordonner le mouvement, transmettre l’impulsion, la direction, organiser et discipliner l’effort révolutionnaire pour la bataille révolutionnaire. Là gît le secret de la débilité de la Commune, de son impuissance, par suite, de sa défaite.

Consultez les procès-verbaux de l’Hôtel de Ville, ceux que nous avons publiés et les suivants, et un fait vous frappera : le perpétuel va et vient de délégations qui s’accomplit aux séances : réception de délégations des corps d’employés par la Commune, envoi de délégations de la Commune vers ces mêmes corps.

Le 29 mars, à la séance du soir, ce sont les délégués des employés de l’Octroi qui se présentent en parlementaires à l’Hôtel de Ville.

À la séance du 30 (après-midi), c’est Theisz qui est délégué aux Postes, Beslay qui est délégué à la Banque. Ce jour encore, à la séance de nuit ; c’est Mortier et Billioray qui reçoivent mission d’enlever la caisse de la boulangerie. Les démarches même des fonctionnaires qui viennent, comme ceux de l’Octroi, apporter solennellement leur adhésion à la Commune, prouvent que d’autres avaient obéi aux suggestions de Versailles, abandonné leur poste et que l’insubordination était partout. D’un mot, à la seconde séance du 30, Jourde résumait la situation, quand il disait : « Toutes les sommes perçues à Paris par les différents services sont expédiées à Versailles. Si l’on hésite à prendre des mesures radicales, demain tous les services seront désorganisés ».

On ne saurait trop insister sur ce point. Auprès de cela le reste n’est rien : tentatives des maires qui confient au papier blanc officiel l’expression des rancunes et des rancœurs qui n’ont plus aucun écho, manœuvres directes ou obliques d’un Comité central qui essaie de reprendre par bribes une autorité qu’il s’en veut d’avoir sitôt et si entièrement abandonnée.

Si la Commune avait pu constituer un pouvoir, un gouvernement dont les ordres eussent été transmis, exécutés, elle durait, s’implantait ; elle annihilait aisément toute résistance à l’intérieur des murs, remettait chacun à sa place, réduisait chacun à son rôle : le Comité central de la garde nationale, notamment. De ce Comité, même en face de la Commune telle qu’elle fut, on a très fortement exagéré l’opposition et son importance. Cette opposition rida à peine la surface de l’eau, troubla quelques séances, les premières en particulier où les délégués du Comité, encore installé à l’Hôtel de Ville, essayèrent de disputer aux représentants élus de Paris des lambeaux d’influence. À la vérité, elle ne tira jamais à conséquences graves. Tout au plus peut-on dire que dans la suite, les Conseils de Légion qui représentaient le Comité central dans chaque arrondissement, contribuèrent à entraver la concentration si désirable de tous les pouvoirs militaires entre les mains du délégué de la Commune à la guerre. En tout cas, mis en face d’une Commune outillée pour la gestion et la conduite des affaires, le Comité central eut abdiqué immédiatement toute velléité de compétition et d’insoumission ; il se fut dissous, ce qui eut été le mieux, ou cantonné dans ses fonctions de « grand conseil de famille », comme se plaisaient à dire ses orateurs les plus diserts.

Mais cette œuvre de réfection, de restauration qui s’imposait, malaisée en tout temps, devenait impossible dans les conditions exceptionnelles où se mouvait la Commune.

Du jour au lendemain, talonnée par d’impérieuses nécessités, la Commune avait à réorganiser de toutes pièces, en plus d’une administration militaire et d’une inspection des ateliers de fabrication des munitions et de fabrication et de réparation d’armes, la plupart des grandes administrations publiques : Contributions directes et indirectes, Douanes, Enregistrement, Domaines, Postes et Télégraphes, et la Monnaie, et le Timbre, et l’Imprimerie Nationale : en plus, les services d’ordre municipal : l’Administration des mairies, l’Octroi, l’Assistance, l’Enseignement. Joignez-y encore la Police car, quoi qu’on en eût, on ne pouvait après tout laisser les agents versaillais conspirer dans les cafés des boulevards, dans les salles de rédaction et jusque dans les conseils de la Commune. Ajoutez l’Administration de la Justice et, puisque Paris est Paris, la surveillance des musées et des bibliothèques, la garde et l’entretien de toutes les richesses artistiques et littéraires accumulées dans la capitale. Avec cela, besogne plus urgente s’il se peut, la Commune devait nourrir son peuple, deux millions d’hommes, assurer à ce ventre énorme la quotidienne pâture par l’arrivage régulier des subsistances. Elle devait aussi servir sa solde à la garde nationale, chaque jour quatre cent cinquante mille francs ; elle devait enfin organiser la lutte armée, avoir l’œil aux remparts et aux forts, aux hôpitaux, aux ambulances et aux arsenaux. Tout voir pour tout savoir et pour tout créer, en vingt-quatre heures, sur le champ, car les minutes alors valaient des années.

Œuvre immense, colossale, à désespérer les plus audacieux, les plus confiants ! Pour l’entreprendre avec quelque chance de succès, il eût fallu que, par avance, la Commune eût été certaine du concours entier de centaines et de milliers de partisans dévoués, éclairés et capables. Le compte n’y est guère, quand on vient au fait. Elle eût, c’est vrai, de suite à son service des fractions, de larges fractions de l’ancien petit personnel administratif qui, malgré les sommations de Thiers, ses menaces, ne désertèrent pas le poste commis à leurs soins. Ce furent les employés de l’octroi que nous avons vu, le 29 mars, se présenter à l’Hôtel de Ville ; les agents et sous-agents des postes que Theisz, successeur de Rampont, rencontrera aussitôt à ses côtés, actifs et empressés ; les employés subalternes des mairies, que les membres de la Commune, devenus administrateurs de leur arrondissement respectif, trouveront prêts à les seconder avec un zèle exemplaire. Ceux-là, bien d’autres encore parmi les modestes et les humbles des diverses administrations, tant nationales que municipales, désobéiront résolument à la première injonction de l’Assemblée rurale, qui leur commandait — comble d’impudence — de transmettre régulièrement à Versailles les recettes encaissées par eux à Paris. Ils ne se conformeront pas davantage au second ukase signé : Picard, ministre de l’Intérieur, leur intimant l’ordre de rejoindre Versailles sous peine de révocation et de déchéance de leurs droits à la retraite, et leur garantissant par contre, en retour de leur obéissance, le paiement intégral de leurs appointements « jusqu’au rétablissement de l’ordre ». Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, se disaient beaucoup de ces hommes qui voulaient leur pain quotidien, là où étaient la femme, les enfants, la maisonnée, et puis qui, Parisiens et du peuple, ne boudaient pas à rester avec Paris et avec le peuple.

Cela pouvait représenter vingt ou vingt-cinq mille agents fidèles et sympathisants, effectif numériquement appréciable certes, mais qui ne valait, dans la réalité des faits, qu’autant qu’il avait à côté de lui, superposé à lui, un second élément indispensable pour promouvoir et coordonner son activité, l’encadrer, le guider. C’est ce second élément qui se déroba dès la première heure et ne cessa, en définitive, jusqu’au terme, de faire défaut à la Commune.

La réaction versaillaise savait qu’une collectivité, militaire ou civile, il n’importe, ne peut, si dévouée et expérimentée qu’on l’imagine, se passer de cadres, que ces cadres brisés ou simplement disjoints elle tourne fatalement, malgré toute sa bonne volonté, à la cohue, devient inapte à remplir son office. Elle savait encore que pour paralyser un mécanisme, il n’est pas besoin, le plus souvent, d’endommager la machine elle-même, qu’il suffit de couper les courroies et poulies de transmission qui la relient au moteur. Durant la dernière semaine de mars, les gouvernants versaillais tendirent donc le principal de leur effort vers cet objectif : disloquer les cadres administratifs, débaucher les chefs de service, et l’on doit reconnaître qu’ils y réussirent à merveille. Au bout de huit jours, il ne restait plus trace dans Paris de cette bureaucratie moyenne, intermédiaire entre la direction supérieure et les agents de pure exécution, truchement obligatoire, tant qu’il y aura administration, gouvernement, État, et qui était aussi indispensable à la Commune qu’à aucun autre pouvoir. Façonnée par dix-huit ans d’Empire à l’obéissance passive et à la haine des masses, cette bureaucratie obtempéra comme une meute de chiens couchants au coup de sifflet de Thiers et après avoir razzié les caisses publiques dont elle avait la gestion — c’était un ordre aussi — elle fila sur Versailles par les voies les plus rapides. À cet exode, pensera-t-on, il n’y avait que demi-mal, car il est probable que ces fuyards demeurés dans la place se fussent comportés comme autant de traîtres. Sans doute, il n’y aurait même pas eu de mal du tout, au contraire, si la Commune avait pu, sans délai, leur trouver des substituts : mais ces substituts, elle ne les trouva pas. Les classes bourgeoises et instruites, si portées d’instinct à la conquête des places, toujours si disposées à émarger au budget, se révélèrent à ce moment étrangement réservées et circonspectes. Quelques fils de familles s’étaient bien offerts les premiers jours : mais bien vite ils s’éclipsèrent, cessèrent de postuler, même de se montrer.

C’est que la Commune se flattait d’être, voulait être un régime a bon marché. Elle ne faisait pas un pont d’or à qui aspirait à l’honneur de sa livrée. 500 francs était le maximum de rémunération mensuelle qu’elle consentit à ses serviteurs, et de ce maximum elle fut plutôt chiche, Personnellement, ses membres ne s’octroyèrent jamais, pour leur compte, plus de 15 francs par jour, et tout cumul était interdit. D’autre part, les jeunes bourgeois qui s’en étaient venus rôder, vers le 26 mars, dans les couloirs de l’Hôtel de Ville, n’avaient pas tardé à s’apercevoir que le nouveau gouvernement ne flairait pas la même odeur que ses devanciers ; il sentait le peuple, la classe ouvrière : parfums offusquants pour des narines délicates. Pareil régime durerait-il ? Le doute était permis, et, en conséquence, la prudence recommandait de ne pas s’embarquer sur sa galère — galère de bagne prévoyaient déjà les plus poltrons ou les plus avisés.

Pour les mêmes causes, la Commune manqua également, manqua davantage encore du haut personnel directeur, de celui qui, essentiellement, expressément sert de trait d’union entre le pouvoir central et les services divers, communique à ces services l’impulsion et veille à ce que les efforts individuels de toutes les unités composantes convergent avec ensemble au but que le pouvoir se propose. Ce personnel, la Commune ne put l’obtenir, et partiellement, qu’en détachant ses propres membres, pris parmi les plus appliqués et les meilleurs naturellement, à des postes qui ne laissaient pas d’être, jusqu’à un certain point, incompatibles avec leur mandat de représentants élus à la Commune, sans compter que ces cumulards d’un nouveau genre, astreints et rivés de la sorte à des tâches spéciales, limitées, étaient empêchés de s’associer aussi pleinement qu’il eût convenu à la besogne politique qui d’abord leur incombait. Par exemple Varlin, détaché à l’Intendance, Theisz aux Postes, Beslay à la Banque.

Qu’est-ce à dire, sinon que la Commune, par la conspiration des choses et par celle des hommes, se trouva aux prises avec une situation inextricable et qu’il ne lui servit de rien d’avoir derrière elle deux cent mille électeurs et cent mille baïonnettes, puisqu’elle ne pouvait ordonner ces forces, les disposer et les organiser en vue des dures épreuves qui s’annonçaient. Sitôt élu, sitôt né, le nouveau gouvernement apparaît isolé, sans attaches, coupé de toute communication avec le monde ambiant, le monde même de ses amis et de ses partisans. Les moyens d’intervention et d’action normaux, habituels, traditionnels lui échappent et il n’a, pour en marteler d’autres mieux à sa main, ni le temps, ni la matière, surtout la matière. La bourgeoisie républicaine, petite et moyenne, qui aurait pu lui fournir cette matière, s’écarte et renonce, peu soucieuse de collaborer à une œuvre qu’elle appréhende ne pas être sienne et devoir étrangement déborder dans ses conséquences prochaines ses propres conceptions étriquées et égoïstes. Quant au prolétariat, il est insuffisamment éduqué et formé, prisonnier trop encore de l’ignorance et de l’inconscience pour procurer à un gouvernement, issu de ses entrailles pourtant, et avec qui il se sent évidemment en communion de pensée et d’intention, les capacités administratives, les compétences techniques, les énergies éclairées que celui-ci attend, qu’il réclame, dont il a le besoin le plus impérieux et le plus urgent.

Les travailleurs en sont encore alors à la phase initiale du mouvement qui doit les conduire, qui les conduira à l’intégrale libération. L’idée prolétaire s’exprime à la tribune, dans les clubs, aux prétoires où la traîne la justice bourgeoise, dans les journaux aussi, dans la brochure et dans le livre, déjà mûre, adulte, en pleine possession de soi. Elle se pense, car déjà Saint-Simon et Fourier, Blanqui, Proudhon et Karl Marx ont parlé. Elle se pense ; mais c’est tout, elle ne va pas plus loin ; elle demeure verbe ; elle ne s’est pas faite chair encore, c’est-à-dire institutions. La classe ouvrière, la parisienne, à plus forte raison la provinciale, commence à peine, quand elle commence, à créer de sa substance les organismes autonomes qui la manifesteront dans sa nubilité et qui, tendant à assurer selon un mode nouveau et adéquat au processus évolutif général les fonctions de production et de répartition des richesses, videront progressivement de tout contenu les institutions concurrentes de la classe adverse et réaliseront les éléments de la société future. Que l’Internationale et la notoriété que lui valurent ses détracteurs ne nous induisent pas en erreur : des institutions prolétaires qui seront, il n’existe guère en ces années 70 que les premiers linéaments : quelques Sociétés de résistance, quelques Chambres syndicales, ébauches des grandes Fédérations corporatives d’aujourd’hui et de demain, quelques « Marmittes », amorce de la splendide floraison coopérative à base communiste, qui même de nos jours ne fait que s’annoncer. N’ayant pas les institutions, la classe ouvrière n’a donc pas le personnel et ne peut offrir ce qu’elle ne possède pas encore. Elle donnera à la Commune ce qu’elle a, tout ce qu’elle a : le bras qui arme et épaule le fusil, l’œil qui vise, son sang, sa vie : elle ne saura faire plus.

Ainsi, parvenons-nous à cette double et amère constatation : La Révolution, selon le mode ancien, n’était plus possible puisque la bourgeoisie, qui demeurait de par ses capacités le facteur essentiel du mouvement, refusait de se porter de l’avant, de franchir une autre étape ; la Révolution, selon le mode nouveau, n’était pas possible encore puisque le prolétariat, qui eut dû en être le moteur aussi bien que l’agent, n’apprendra que plus tard à fondre et à forger les armes perfectionnées pour son combat.

Le voilà, nous semble-t-il, l’obstacle vrai auquel buta la Commune, celui qu’elle ne tournera pas, qu’elle ne surmontera pas.

Au début de cet historique, nous avancions, si on s’en souvient, que la Commune avait surgi six mois trop tard, quand l’heure propice avait fui. On voit mieux maintenant le pourquoi de cette affirmation. C’est parce que six mois auparavant, vers septembre ou octobre 70, la Commune n’eut pas rencontré les difficultés sous lesquelles elle succomba en mars 71, ces difficultés que nous avons tenté d’analyser et de souligner dans les pages précédentes. Au jour de l’investissement de Paris par les Prussiens, les conjonctures sans doute étaient plus tragiques pour un gouvernement quelconque ; elles étaient moins critiques. Maîtresse de l’Hôtel de Ville, la Commune Révolutionnaire se fut alors imposée. Non seulement elle eut eu pour elle l’unité de pensée et d’action qui manqua à la Commune élue, mais elle aurait disposé de tous les moyens ordinaires et extraordinaires pour se faire entendre, suivre, servir. Elle se fut assise, pouvoir aussi incontestable et aussi incontesté que celui des hommes du 4 Septembre. Elle eut mis la main, une main hardie, sur un mécanisme administratif intact, dont aucun rouage n’aurait pu être évidé et faussé.

Le capitaine gouvernant sous la tempête, à mille lieues des côtes, entre le ciel tonnant et la mer démontée, est « maître après Dieu » sur le pont du navire. Paris était l’esquif battu par la vague germanique, n’apercevant, sous la pluie des obus et des bombes, que le flot toujours grossi qui déferlait de l’Est et du Nord et déjà recouvrait autour de lui, à cent et deux cents kilomètres, toute la terre de France. Contre le capitaine du navire-Paris, qu’il s’appelât Commune ou de tout autre nom, qui donc, dans la tourmente, parmi l’équipage eut été assez osé pour se rebeller ? Quel eut été le recours du misérable ou de l’audacieux, sa planche de salut, son camp de refuge, le Versailles où aller se faire payer le prix de son abandon et de sa traîtrise ? Nul assurément ne se fut dérobé à la manœuvre commandée, pas plus chez le civil que le militaire. Du commis au directeur, de l’adjudant au général, chacun se fut incliné, eut gardé son poste, son rang. Et si la Commune avait su animer l’équipage du vaisseau, je veux dire les combattants de la capitale assiégée, d’une ardeur de résistance à outrance, si elle avait su imprimer à la défense une impulsion puissante qui la tournât en offensive vengeresse, elle dominait tout, les événements et les hommes. Elle était le gouvernement du peuple armé, debout contre le capitalisme prussien agresseur pour la sainte croisade de l’indépendance nationale, sous l’égide de la République. Rien ne l’empêchait alors de tailler dans le vif, à pleins ciseaux, d’aiguiller comme il lui aurait plu, autant qu’il lui aurait plu dans la voie des transformations sociales profondes et irrévocables, et de l’établissement d’un régime de démocratie égalitaire. La Commune, c’est-à-dire le parti de la Révolution, tenait en son jeu, comme il l’avait tenu en 93, l’atout suprême et décisif de la guerre contre l’envahisseur, qui, par la concentration forcenée du pouvoir, annihilant toutes les oppositions internes et se subordonnant toutes les énergies ambiantes, fait jaillir de la victoire de la nation sur l’étranger la victoire de l’Avenir sur le Passé.

Mais c’est trop envisager la Commune qui ne fut pas : revenons à la Commune qui fut, celle qui se débattit dans le vide et se dépensa en efforts vains et perdus, celle que la bourgeoisie renia et pour qui le prolétariat ne sut faire rien de plus que mourir.

En instituant les commissions multiples dont nous avons reproduit antérieurement, avec le procès-verbal de la séance du 29 mars (soir), la nomenclature et la composition, cette Commune tenta d’échapper au chaos dans lequel elle se sentait descendre ; elle essaya de restaurer quelque ordre dans le désordre universel et de pourvoir à la vie toute entière : matérielle, intellectuelle et morale de ce grand Paris que Thiers lui laissait en charge. Services municipaux, services nationaux ; œuvres de paix, œuvres de guerre, elle prit tout à son compte. Il le fallait bien, puisqu’elle était seule.

À l’une de ces commissions. Commission exécutive permanente, était dévolu le rôle capital et particulièrement ingrat de coordonner tous les efforts et de donner force de loi aux décrets et décisions de l’Assemblée. La Commission exécutive fut donc le véritable gouvernement de la Commune et, plus qu’ailleurs, c’est dans son sein que devaient se révéler les périls et la gravité de la situation, se manifester l’isolement angoissant dont nous avons parlé. Les hommes de la Commission exécutive sentaient la nécessité de tendre et de tendre jusqu’à les rompre tous les ressorts de la machine et ils s’apercevaient que ces ressorts étaient tordus, faussés, brisés et qu’ils n’avaient plus devant eux qu’un tas de ferrailles, sans âme et sans emploi. Ils prenaient des résolutions, ils donnaient des ordres et ils ne possédaient personne autour d’eux pour porter ces ordres, personne pour transmettre et appliquer ces résolutions. Il aurait fallu qu’ils fussent au courant de toutes choses et ils ne savaient rien. Aucun renseignement sérieux, fondé, circonstancié ne leur était procuré. Ils jugeaient sur des vraisemblances, tablaient sur des racontars, statuaient sur des probabilités. Il n’eut jamais été plus nécessaire de gouverner, comme ils le voyaient et le voulaient, et jamais on ne put moins gouverner. Maître Jacques de la Révolution, il leur fallait être à la fois dictateur et gendarme ; tel Tridon appréhendant au collet, de sa propre main, Cluseret, délégué à la guerre, dont il venait, avec Vaillant, de décider l’arrestation. Bref, ils allaient sous un brouillard opaque, cherchant à tâtons leur chemin et ignorant, dans leur marche incertaine, s’ils se heurtaient à un ami ou à un ennemi, à un compagnon de lutte ou à un traître, à un communeux comme eux ou à un agent de Versailles.

Si désespérée qu’elle fut, la partie pourtant était engagée et il la fallait jouer. Que l’enjeu apparut ou non perdu d’avance — et cet enjeu n’était rien moins que la liberté et la vie d’un peuple entier — il n’y avait pas de remise possible. Au reste, l’illusion est si contagieuse dans le feu de l’action et la chaleur du combat, que les plus lucides, au contact de la foule en délire, en viennent à se duper et à s’étourdir eux-mêmes et à espérer contre tout espoir.

Or, autour de la Commune, autour de sa Commission exécutive, nul ne doutait de la victoire ; c’était bien une conviction quasi-unanime que Versailles, s’il engageait les hostilités serait écrasé, que l’armée régulière ne résisterait pas au choc de la garde nationale, se débanderait, lèverait la crosse en l’air.

À Paris, certes, et nous l’avons dit, les sympathies actives de toute la population n’étaient pas pour la Commune : la classe moyenne observait déjà une attitude de froide réserve ; mais, en tous cas, et même dans les rangs bourgeois on n’eut trouvé personne en ces derniers jours de mars et premiers jours d’avril qui tint pour Thiers et sa bande. Le gouvernement des ruraux était universellement haï, méprisé et conspué. Pour être fixé à cet endroit, il suffit de parcourir, en dehors des feuilles nettement acquises à la cause révolutionnaire, les quinze ou vingt journaux politiques de toute nuance, qui se publiaient à l’époque dans la capitale. Les organes de droite pure se taisaient, les autres moniteurs officiels des intérêts bourgeois affichaient à tout le moins une impartialité et une objectivité prouvant que leur clientèle demeurait dans l’expectative et n’eut pas toléré une approbation de l’œuvre de réaction qui, commencée par l’Assemblée Nationale à Bordeaux, se poursuivait à Versailles.

Par contre, les démarches premières de la Commune avaient été plutôt favorablement accueillies, non seulement dans les milieux prolétaires, mais aussi dans les milieux intermédiaires : par le commerçant, le boutiquier, le façonnier, qui pullulaient alors comme aujourd’hui, plus qu’aujourd’hui.

La proclamation par laquelle la Commune s’était annoncée avait plu. Elle était dans le ton, habile, politique, sans exposé théorique, sans étalage pompeux de principes et de doctrines. Elle présentait les faits dans leur vérité et indiquait en traits sobres les mesures déjà prises ou qui allaient être prises pour remédier aux maux les plus cuisants dont souffrait la population, sans acception de classe ni de personne. Que ces mesures dussent bénéficier surtout à la portion la plus misérable, aux prolétaires salariés : aucun doute. Cependant, les autres catégories sociales : petits rentiers, petits patrons, fonctionnaires, commerçants y devaient aussi trouver leur compte. Et des décrets étaient venus, dans les quarante-huit heures, appuyer cette proclamation, la traduire en actes.

Ces décrets se référaient aux problèmes du moment posés par les calamités, les désastres, les ruines, les misères que la guerre et le siège avaient engendrés. Ils visaient les questions urgentes, parisiennes, que l’Assemblée nationale avait tranchées contre Paris et qu’il était de saine politique et de stricte justice de trancher au contraire pour Paris, à son avantage. Décrets sur les loyers, sur les échéances, sur la garde nationale, sur les monts-de-piété.

Pour les loyers, l’Assemblée nationale avait dit : « Les droits de la propriété sont sacrés. Il ne sera pas fait remise aux locataires d’un seul franc, d’un seul centime ». Afin que le propriétaire et le logeur touchent intégralement leur dû, on expulsera et on jettera à la rue, sans pitié ni délai, les gueux qui ne pourront s’exécuter ; on vendra leurs dernières nippes, leurs derniers meubles et jusqu’à leurs instruments de labeur. La Commune répondait : le travail avant tout. Il est illogique et inique que les propriétaires d’immeubles seuls n’aient pas à souffrir des conséquences de la guerre. La stagnation absolue des transactions et des affaires, pendant et depuis le siège, a réduit aux abois le prolétaire, acculé à la faillite l’industriel et le commerçant. Avant que les choses aient repris un cours normal, il y en a pour des jours et pour des mois. Dans cette crise extraordinaire, imméritée, que la propriété contribue donc elle aussi aux sacrifices communs, quelle assume sa part des charges qui, si lourdement, pèsent et menacent de peser longtemps sur les épaules du producteur. Et la Commune décrétait : Remise générale aux locataires des termes d’octobre 70, janvier et avril 71 ; imputation des sommes payées par les locataires durant ces neuf mois sur les termes à venir ; résiliation des baux à la volonté des locataires pendant une durée de six mois.

Pour les échéances, l’Assemblée nationale avait dit : Périsse le commerce parisien ; mais que le code du commerce soit sauf, surtout que les loups-cerviers de la haute finance ne soient pas frustrés des profits qu’ils escomptent au bout de l’amoncellement de catastrophes que nous leur préparons, et l’Assemblée avait promulgué une loi qui, de l’aveu même d’un de ses membres, réacteur entre les réacteurs, un certain Martial Delpit, qui rapporta plus tard officiellement dans l’enquête sur les causes de l’insurrection du 18 mars, « plaçait une grande partie du commerce de Paris en présence d’une faillite inévitable, c’est-à-dire de la ruine et du déshonneur ». La Commune ne devait aboutir que le 18 avril à une décision définitive et équitable sur la question ; mais, dès le 1er avril, elle répondait aux ruraux, en indiquant qu’elle tenait leur loi pour nulle et non avenue, qu’une solution conciliatrice de tous les intérêts était à chercher et qu’elle en appelait dans ce but aux avis motivés des groupements qui, seuls, avaient qualité pour juger : Sociétés ouvrières, Chambres syndicales du Commerce et de l’Industrie.

Pour la garde nationale, l’Assemblée nationale, sans souffler mot, mais par ses actes, son Coup d’État manqué, avait signifié que la grande milice populaire, dans son dessein, avait vécu, qu’elle devait se dissoudre de son gré ou qu’elle serait dissoute par la force et que peu lui importait les misérables « Trente sous », leurs femmes et leurs enfants ; que la solde serait supprimée et que les travailleurs crèveraient comme des mouches, en attendant qu’ils retrouvent de l’embauche, s’ils en trouvaient, et que cela lui était indifférent. La Commune répondait : Abolition de la conscription ; la garde nationale seule force militaire à l’intérieur de Paris ; tous les citoyens valides dans la garde nationale ; et elle maintenait la solde au taux du siège aussi longtemps que sévirait le chômage, que ne se seraient pas radicalement améliorées les conditions économiques générales.

Pour les monts-de-piété, l’Assemblée nationale n’avait rien dit non plus. Qu’eut-elle dit ? Ce n’était pas sur sa clientèle que s’exerçait l’infâme spéculation odieuse en tout temps, plus odieuse encore en ces temps de chômage permanent où tout objet engagé par la famille ouvrière, glissant chaque jour davantage au dénuement et à la détresse, était par avance un objet perdu. L’Assemblée n’avait, pour demeurer fidèle à ses principes, qu’à laisser fonctionner la triste institution. La Commune, en attendant de faire mieux, ce qui allait bientôt venir, déclarait le 29 mars : « Article unique. — La vente des objets déposés au Mont-de-Piété est suspendue », mettant fin ainsi aux brigandages des filous : brocanteurs et marchandes à la toilette qui s’enrichissent légalement des dépouilles des plus pauvres entre les plus pauvres.

Entre l’Assemblée nationale et la Commune la population parisienne pouvait-elle en conséquence hésiter ? L’Assemblée nationale était l’ennemie, la Commune était l’amie. Celle-ci apportait, fraternelle et attentive, ce que celle-là, étrangère et hostile, refusait : celle-ci pansait les plaies que celle-là ne songeait qu’à envenimer. L’Assemblée triomphant, c’était non seulement la République compromise, étouffée sans doute, mais aussi Paris en quarantaine, Paris maudit, molesté et humilié sans pitié ; la Commune victorieuse c’était, au contraire, avec la République consolidée, sûre de l’avenir, Paris, dans une atmosphère de liberté, se relevant promptement de ses ruines et reprenant sa place à la tête du pays. Cela se voyait clair comme le jour, évident comme la vérité. La population parisienne toute entière pencha donc délibérément, ces premiers jours, du côté de la Commune, exception l’aile d’une poignée de capitalistes et de valets à leurs gages. Encore ces derniers se turent-ils, firent-ils les morts.

Une circonstance nouvelle vint porter l’exaspération contre l’Assemblée rurale à son comble. Il s’agit de la désorganisation par le gouvernement versaillais de la dernière Administration mixte, à la fois nationale et municipale, qui fonctionnait encore dans la capitale, celle des Postes et des Télégraphes. Le 30 avril, Rampont, le directeur auquel Thiers avait jusque-là permis de se maintenir à son poste, recevait l’ordre de rejoindre Versailles comme tous ses congénères et il partait furtivement entraînant derrière lui partie de ses subordonnés, les plus compétents, léguant comme consigne à ceux qui restaient de s’abstenir de tout service. La grève des bras croisés, en définitive, car nos maîtres bourgeois ont tout inventé et tout pratiqué, quand il fut question pour eux de se défendre ! De ce fait, Paris soudainement se trouvait privé derechef de tout contact avec l’intérieur.

Le coup était sensible pour tous les habitants, plus sensible encore pour les gens de la classe moyenne, notamment à la veille de l’échéance d’avril et au moment où commerçants et industriels renaissaient à peine à la vie et essayaient, au prix de mille difficultés, de renouer avec la province et l’étranger le trafic interrompu depuis plus de sept mois. Au matin du 31 mars, ni lettres ni journaux n’avaient été distribués. En outre, tous les bureaux de poste étaient hermétiquement clos ; les facteurs désœuvrés erraient par les rues, sans leur boîte. Ce brusque arrêt des organes perfectionnés de relations devenus, avec l’habitude, quasi-indispensables à la vie des grandes collectivités humaines avait quelque chose de sinistre et d’apeurant, d’autant que chacun se demandait anxieusement si cet arrêt n’était pas le prélude de catastrophes pires, d’un second investissement avec ses affreuses conséquences : bombardement, rationnement, famine et le reste.

Sitôt après la fuite de Rampont, une délégation des commerçants s’en était venue trouver la Commune. Lefrançais et Vaillant, avec Theisz, la reçurent au nom de la Commission exécutive. La Commune, il va de soi, ne pouvait pas et ne voulait pas s’associer à une démarche directe auprès de l’Assemblée rurale ; mais elle autorisa les délégués des commerçants à se rendre à Versailles et à y proposer un arrangement auquel elle déclarait souscrire pour son compte. Aux termes de cet arrangement, le service postal aurait été, jusqu’à nouvel ordre, dirigé par des mandataires choisis par l’ensemble des commerçants et industriels parisiens. En outre, deux contrôleurs généraux auraient été nommés, l’un par l’Assemblée nationale, l’autre par la Commune, pour surveiller les recettes et en répartir le montant au prorata, selon les règles consacrées, entre les ayants droit : la ville de Paris et l’État. Cet arrangement aboutissait, en somme, à la neutralisation du service des Postes dont le fonctionnement demeurerait ainsi assuré, quoiqu’il arrivât. La Commune se prêtait donc de bonne grâce à une transaction favorable aux intérêts généraux, mais Versailles n’imita pas l’exemple ainsi donné. Thiers se montra sourd aux sollicitations des ambassadeurs qui lui furent dépêchés. Presque brutalement, il les éconduisait, sans même le souci de masquer par une bienveillance feinte le dédain supérieur qu’il professait pour les besoins de la capitale, que ces besoins fussent ceux de la « vile multitude » ou de la classe moyenne. Ceci étant, il ne restait à la Commune que d’aviser à réduire le mal à son minimum. C’est ce qu’elle et en confirmant la nomination de Theisz à la direction des Postes, au lieu et place de Rampont. L’ouvrier Theisz s’en tira à merveille ; en quarante-huit heures, aidé par tout le petit personnel qui l’avait rallié, il rétablit les communications dans l’intérieur de la ville. Des agences particulières se chargèrent comme elles purent de faciliter les communications avec la province.

Le contraste entre l’attitude des deux pouvoirs, celui qui siégeait au cœur de la cité, à l’Hôtel de Ville révolutionnaire, et celui qui s’abritait, à vingt kilomètres de là, dans le palais de l’ancienne monarchie absolue, venait en tout cas de se révéler trop tranché pour que les imaginations les plus paresseuses n’en aient pas été ébranlées. À ce moment, autant qu’au 18 Mars, Paris tout entier, peut-on dire, sentit le péril, eut la perception nette de l’ennemi, d’un ennemi qu’il ne s’agissait plus de chansonner ou de ridiculiser, mais contre lequel il fallait marcher et qu’il fallait abattre pour soi-même vivre, respirer et se mouvoir à l’aise. La guerre civile, que beaucoup jusque-là s’étaient refusés d’envisager comme possible, se dressait dans la pensée de tous comme inévitable, comme la solution fatale et la seule issue.

1- Le discours de Beslay lui prononcé à la séance du 29 (après-midi). La plupart des historiens de la Commune donnent pourtant ce discours comme prononcé à la séance du 28 et certains expliquent gravement que cette harangue procura à Tirard un de ses arguments pour sa retraite.

2- Le numéro à enseigne communaliste est celui du 30 mars, paru sous le titre Journal Officiel de la Commune de Paris, 1ère année, no 1. Le 31 mars, l’ancien titre était rétabli. Le numéro paru à ce jour, porte en manchette : Journal Officiel de la République Française, no 90, 3e année.

THIERS À LA BESOGNE

Thiers escomptait-il pour sa politique de meurtre le contre-coup de l’émotion que ses provocations devaient déchaîner ? Méditait-il ainsi d’acculer la Commune aux résolutions du désespoir ? C’est possible, c’est même certain.

Pour s’en convaincre, il suffit de relever ses paroles et de s’enquérir de ses machinations à dater du jour de sa fuite, qui elle-même ne s’explique que par son âpre désir de pousser à l’extrême le conflit et d’obliger la Révolution à livrer bataille rangée. Qu’il se soit prêté à la comédie des maires négociant en vue d’élections avec le Comité central, c’est indéniable. Il savait trop bien qu’il n’y avait là qu’amusette, dont l’acte final ne l’inquiétait guère, puisqu’il tenait en ses mains les ficelles des premiers rôles du parti de l’ordre qui grimaçaient alors sur la scène parisienne : Tirard, Langlois ou Saisset. Mais dès le pacte conclu entre les maires et les représentants de la garde nationale, c’est-à-dire dès Paris rentré dans ce que l’on est convenu de dénommer la légalité, que dit Thiers ? Que fait-il ? Sa première manifestation est une déclaration de guerre. Il y calomnie et y insulte à la fois et, par avance, cherche à infirmer le verdict que les électeurs vont rendre. Dès le dimanche, 26 mars, il télégraphie à ses préfets, en une circulaire que toute la presse provinciale reproduira le lendemain : « La France résolue et indignée se serre autour du gouvernement et de l’Assemblée nationale pour réprimer l’anarchie. Cette anarchie essaie toujours de dominer Paris. Un accord, auquel le gouvernement est resté étranger, s’est établi entre la prétendue Commune et les maires, pour en appeler aux élections. Elles se feront aujourd’hui, probablement sans liberté, et dès lors sans autorité morale ; que le pays ne s’en préoccupe point et ait confiance. L’ordre sera rétabli à Paris comme ailleurs ».

Le 28 mars, nouvelle circulaire moins outrageante peut-être, car l’homme a peur à cet instant ; il doute : les 230.000 électeurs qui se sont portés le 26 au scrutin lui ayant donné à réfléchir, mais dont le ton reste quand même de défi et de menace : « À Paris, mande-t-il, il règne un calme tout matériel.

« Les élections auxquelles une partie des maires s’étaient résignés, ont été désertées par les citoyens amis de l’ordre. Là où ils ont pris le parti de voter, ils ont obtenu la majorité, qu’ils obtiendront toujours, lorsqu’ils voudront user de leurs droits, on va voir ce qui sortira de ces illégalités accumulées.

« … Du reste, si le gouvernement, pour éviter le plus longtemps possible l’effusion du sang a temporisé, il n’est pas resté inactif et les moyens de rétablir l’ordre n’en seront que mieux préparés et plus certains. »

Le plan de Thiers est donc bien de séparer Paris de la France et d’ameuter la France contre Paris. Il écarte toute pensée de compromis, en condamne jusqu’à l’espoir, manœuvre pour amener le pays à cette conception que les Parisiens sont des brigands et qu’on ne parlemente pas et ne compose pas avec des brigands, qu’on les écrase. Silence aux pacificateurs et aux conciliateurs, et place à la force qui décidera.

Le 1er avril, le parti de Thiers est pris définitivement. Comme nous venons de le rappeler, il a coupé Paris de toutes ses communications avec l’extérieur ; il arrête au passage la correspondance et confisque les journaux ; il sait donc que, passées les fortifications, seule sa voix dorénavant portera et sera entendue. Tranquille, il peut mentir sans crainte et il en use. C’est à 12 h. 45 du matin qu’il lance à ses préfets sa troisième circulaire. Dans quelques heures, il dirigera contre la capitale ses premières colonnes d’assaut, et il tente cyniquement de déshonorer son adversaire avant de le poignarder, afin de décourager tout élan de solidarité ou même de pitié qui risquerait de faire dévier le poignard. Voici comment il s’exprime à cette minute suprême : « À Paris, la Commune déjà divisée, essayant de semer partout de fausses nouvelles et pillant les caisses publiques, s’agite, impuissante, et elle est en horreur aux Parisiens qui attendent avec impatience le moment d’en être délivrés. L’Assemblée nationale, serrée autour du gouvernement, siège paisiblement à Versailles, où s’achève de s’organiser lune des plus belles armées que la France ait possédées. Les bons citoyens peuvent donc se rassurer et espérer la fin prochaine d’une crise qui aura été douloureuse mais courte ».

La presse de conservation sociale, et il n’y en a guère que de celle-là à l’époque, renchérit naturellement sur le thème fourni par le Pouvoir exécutif. Parie est à feu et à sang, aux mains d’une bande de repris de justice et de forçats échappés des bagnes de toutes les nations qui se sont donné rendez-vous pour la destruction et pour le pillage. La légende qui facilitera dans deux mois l’égorgement et le légitimera est déjà née. L’armée peut y aller.

« L’une des plus belles armées que la France ait possédées », a télégraphié Thiers. Tout, en effet, pour le réaliste vieillard, se résumait en ce point : avoir une armée à son service, au service de sa classe, une armée, c’est-à-dire la force. Avant le 18 mars, c’était là sa préoccupation dominante, alors que déjà il rêvait de « soumettre » Paris. Après le 18 mars, cela devient une idée fixe, tourne à la hantise. C’est à la reconstitution de cette armée, instrument passif de ses desseins sanglants, qu’immédiatement il applique toutes ses aptitudes et apporte tous ses soins.

Nous avons à cet égard les confidences laudatives de son entourage. Nous avons surtout sa propre déposition à la Commission d’enquête, caractéristique à plus d’un titre. On a ri des prétentions de l’homme qui se tient pour un foudre de guerre, un émule de Frédéric ou de Napoléon et qui, énumérant complaisamment tous les problèmes de tactique qu’il eut à résoudre, toutes les difficultés stratégiques qu’il eut à vaincre, ne parle que tranchées, cheminements, escarpes et contre-escarpes, feux de flanc, feux plongeants et brèches, comme s’il conférenciait à quelque école de balistique ou de pyrotechnie. Ce prud’homme, qui s’enfle en matamore, a semblé grotesque. Mais comme ses prétentions ont abouti en somme au meurtre de milliers et de milliers d’êtres humains, au fond, il n’y a pas à rire. Paris, si l’on y réfléchit, vaut Wagram ou Friedland, on a ramassé autant de morts sur le champ du carnage. Le petit épicier a donc su faire grand dans la boucherie et il a le droit de se poser en Tamerlan devant tant et tant de cadavres amoncelés. C’est que, à défaut d’une intelligence compréhensive et vaste, que le sort lui avait refusée, il possédait du moins un esprit ferme et lucide qui l’avertissait que c’est avec des baïonnettes, non pas avec des phrases que l’on arrête une révolution, quand elle peut être arrêtée. Que ce soit son génie militaire qui ait pris Paris, ou la trahison qui le lui ait livré, ou bien encore l’impéritie de la Commune, là n’est pas la question. Ce qui est certain, c’est que c’est lui qui refit l’armée, qui reforgea, affila l’outil et qui, par conséquent, a mis une fois de plus la force au service de la réaction, et une fois de plus lui a donné la victoire.

Cette armée, nous l’avons rencontrée à la tombée du jour, le 18 mars, battant en retraite au commandement même de Thiers, soucieux d’abord de l’éloigner de la fournaise où elle fond à vue d’œil, où deux de ses régiments, quelques heures auparavant, à Montmartre, se sont déjà volatilisés. L’ordre du départ l’a brusquement surprise à la minute psychologique, où sans doute, elle allait irrémédiablement défaillir, se dissoudre, passer à l’insurrection.

Machinalement, elle a obéi et elle s’écoule dans la nuit sur Versailles ; mais sa marche est rétive, son allure ambiguë et oscillante ; elle avance, mais elle pourrait aussi bien reculer, retourner sur ses pas, après avoir réglé le compte de ses chefs, comme l’ont fait l’après-midi ceux du 88e au général Lecomte. Thiers, posté sur la route près de Sèvres, regarde défiler bataillons et escadrons. À ses yeux scrutateurs, à son oreille attentive parlent les signes extérieurs qui révèlent l’état d’âme de cette multitude qui chemine : les rangs lâches, les files flottantes, le pas traînant, l’incessant murmure où gronde la révolte latente. Mieux que personne, il perçoit en ce désarroi le naufrage de la discipline et que tous ces hommes ne marchent que par un restant d’habitude, que n’étaient les gendarmes qui les encadrent et qui les poussent, ils se débanderaient, jetteraient leurs fusils ou les tourneraient contre leurs officiers, contre lui.

Cette armée, nous la retrouvons méconnaissable, radicalement transformée moins de deux semaines après. Solide, liée dans tous ses éléments, soumise et souple aux mains du commandement, elle redevient chaque jour un peu plus l’armée d’antan, celle qui vainquit à Transnonain et aux barricade de Juin, celle que l’Empire tint en laisse dix-huit ans contre la liberté et contre le peuple. « Une des plus belles armées… », Thiers exagère même de son point de vue, apparemment pour redonner un peu de cœur au ventre à la bourgeoisie affolée, mais il ne se trompe pas quand il juge que la machine à tuer est dès lors très convenablement réparée et huilée et qu’il est permis d’en espérer un fonctionnement déjà satisfaisant.

De cette métamorphose presque instantanée, il est évidemment le principal et responsable auteur et c’est à juste titre qu’il s’en enorgueillit. Pour cela quels procédés a-t-il mis en œuvre ? Les plus vieux et les plus classiques sans doute, mais aussi les plus infaillibles, ceux qui avaient servi la veille, qui servent aujourd’hui et serviront demain, tant que l’organisation militaire n’aura pas été complètement amendée. Thiers s’explique tout au long sur ce point dans sa déposition à la Commission d’Enquête du 18 mars que nous avons déjà maintes fois citée. La recette qu’il employa est simple et au fond il n’eut que le mérite de tenir fermement la main à son application ; mais cela, il est vrai, suffisait. La recette consistait à isoler les troupes, à les séquestrer, pour développer en elles cette mentalité spéciale, mentalité du soudard professionnel, très aisée à créer dès qu’on a retranché des hommes armés du milieu extérieur et qu’on leur procure avec une alimentation normale quelques menues faveurs sous forme de spiritueux et d’alcools. Dans ce but, nulle précaution ne paraît à Thiers superflue ou puérile. Écoutez-le plutôt : « Aussi fis-je, dit-il, donner l’ordre de serrer l’armée et notamment de l’isoler. Nos principales forces étaient campées à Satory, avec injonction de ne laisser aborder qui que ce fut. L’instruction était donnée de fusiller quiconque tenterait d’approcher. Du côté de Neuilly, je fis prescrire au Mont-Valérien, qui était entre les mains de braves gens, de tirer à outrance dès qu’il se présenterait des masses ennemies. En même temps, je recommandais de la manière la plus formelle de traiter très bien nos soldats. J’augmentais la ration, surtout celle de la viande reconnue insuffisante. J’étais sûr qu’en les nourrissant bien, qu’en les faisant camper, qu’en forçant les officiers à camper avec elles, les troupes se referaient bien vite et arriveraient à avoir une très bonne attitude. À la suite du premier siège, les soldats étaient débraillés, mal vêtus ; leur aspect était fâcheux. J’étais certain que ce désordre passerait bientôt avec le campement, avec une surveillance active et bien soutenue. Mon espérance ne fut pas trompée, car en quelques jours l’armée changea d’aspect et tout le monde en fut frappé ». Ainsi en use le maître avec ses chiens de garde pour les rendre soumis à sa personne, féroces au restant du monde. Il les met à la chaîne tout le jour et emplit leur écuelle. Régime identique pour mêmes fins.

À ces heures critiques, Thiers a donc bien refait l’armée, comme il s’en flatte et la réaction bourgeoise ne lui en aura jamais trop de gratitude.

Toutefois, cette armée, quelqu’un, car il faut être véridique, lui en a procuré les éléments, la substance. Thiers a confectionné le civet ; un autre avait fourni le lapin. Cet autre c’est Bismarck. Le vainqueur de la Commune le reconnaît au reste et presque de bonne grâce. Dans sa déposition, il ne cache pas que le Prussien ne lui marchanda nullement ses bons offices et se porta même au-devant de ses demandes et de ses désirs. « Malgré, dit-il, le traité qui limitait à 40.000 hommes l’armée de Paris, M. de Bismarck consentit à une augmentation, qui fut d’abord de 100.000 hommes, puis de 130.000. Il nous en fournit lui-même les moyens, en nous renvoyant un nombre assez considérable de nos prisonniers, dont il avait suspendu le retour par suite des contestations survenues ». Un autre témoin, dont la déposition a dans l’occurence une valeur égale à celle de Thiers, le général Vinoy, commandant en chef de l’armée de Versailles, a été plus explicite encore et indique que, jusque dans le détail, Bismarck s’employa à aider ses bons amis les ennemis. « Les quinze jours, a-t-il écrit[1], qui s’écoulèrent du 19 mars au 2 avril furent de part et d’autre employés à l’organisation des forces militaires qui allaient engager la lutte. Il fallait avant tout augmenter l’effectif de l’armée et on ne pouvait le faire qu’avec l’assentiment des Prussiens. Les négociations ouvertes à ce sujet furent couronnées d’un plein succès. L’État-Major allemand, après en avoir référé à l’empereur Guillaume, consentit à ce que l’armée qui devait tenter de reprendre Paris sur la Commune fut portée de 40.000 à 80.000 hommes. Ce chiffre fut même peu après augmenté de 20.000, et au moment où nous pûmes rentrer dans la capitale, l’armée dite de Versailles dépassait 100.000 combattants. Elle fut reconstituée surtout au moyen de nombreux prisonniers de guerre que l’Allemagne nous rendit, en commençant par les officiers, ce qui permit de former aussitôt des cadres nouveaux où furent reversés les soldats qui arrivèrent ensuite ».

Cela n’a pas empêché les plumitifs bourgeois, qui ont eu la prétention d’écrire l’histoire de la Commune, d’affirmer que le Prussien aida Paris, le favorisa, qu’il couvait d’un œil sympathique et quasi-fraternel le mouvement révolutionnaire. Il aima et favorisa si bien Paris, qu’il tendit au boucher le couteau de l’égorgement. Le mensonge est donc flagrant ; mais il n’en continuera pas moins à être réédité tant qu’il y aura un régime capitaliste et une histoire officielle écrite par les valets de ce régime, alors que si la bourgeoisie française n’était pas une ingrate, elle aurait élevé déjà à Bismarck, son sauveur avec Thiers, un monument de sa reconnaissance à la Terrasse de l’Orangerie ou au Plateau de Satory.

À la date où nous sommes parvenus, 1er avril, les bons offices de Bismarck, le temps manquant, n’avaient pu produire leur plein effet, mais dès lors Thiers possédait l’assurance de ne pas manquer, quand il la lui faudrait, de la chair à canon nécessaire. D’où sa superbe qui éclate dans une autre des phrases célèbres de sa déposition : « Dès que je fus parvenu à réunir 50.000 hommes, je me dis que le moment était venu de donner une leçon aux insurgés ». Ce moment porte une date, celle du 2 avril, et la déclaration que l’on vient de lire établit péremptoirement qu’à cette date, comme au 18 mars, le « parti de l’ordre » fut l’agresseur, le provocateur, ouvrit le feu.

1- Général Vinoy. L’Armistice et la Commune (p. 241-245).

SORTIE DU 3 AVRIL

C’était un dimanche, nous l’avons dit. Dix heures du matin, les Parisiens flânaient et musardaient dans les rues, devisant aux tables des cafés, au comptoir du marchand de vins ; les ménagères allaient aux provisions ou en revenaient ; les gamins jouaient sur les trottoirs quand, interloqués, surpris, tous entendirent retentir à l’horizon la grande voix du canon. Les uns pensaient : ce sont les artilleurs de Montmartre qui s’égayent ; d’autres : ce sont les Allemands qui célèbrent bruyamment quelque saint de leur calendrier. Mais non, le grondement d’orage venait de l’Ouest, de Courbevoie ou de Neuilly. Pas de doute possible, c’était l’armée des ruraux qui prenait l’offensive, les premiers obus versaillais qui mordaient les pierres des fortifications. Depuis plusieurs jours, sans doute, quelques coups de fusil avaient été tirés aux avant-postes entre grand-gardes versaillaises et parisiennes en contact vers Courbevoie, Meudon et Clamart ; mais ces escarmouches avaient été sans portée ni gravité ; elles ne représentaient pas une action d’ensemble, ne relevaient pas ou ne semblaient pas relever d’un plan méthodique et concerté. Elles laissaient en conséquence la situation en l’état, ne troublaient pas, dans leur rêve d’apaisement et de conciliation, les dormeurs éveillés qui, dans l’enceinte, restaient légion, Mais, en cette matinée du 2 avril, les choses changeaient d’aspect. Des masses serrées et compactes, avec artillerie, équipages et ambulances, une armée en campagne marchait sur Paris. Le canon parlait, disant le ferme propos de la Contre-Révolution de ne s’en remettre qu’à la force pour sanctionner le conflit. Le pas décisif était franchi ; la guerre civile commençait.

Voici comment l’attaque s’était produite. À huit heures et demie du matin un détachement de gendarmerie se présentait au pont de Neuilly, occupé par quelques gardes nationaux, et tentait de forcer le passage. Repoussé, il était suivi dans sa retraite par deux ou trois bataillons fédérés, dont le 37e, de Puteaux, qui s’était joint aux Parisiens. Ayant reçu du renfort, les gendarmes faisaient alors volte face, et durant trois quarts d’heure, des feux de peloton très meurtriers se succédaient des deux côtés. Les gardes nationaux tenaient bon quand les obus se mirent à pleuvoir dans leurs rangs. C’étaient les canons et mitrailleuses établis par Vinoy sur le versant du Mont-Valérien qui entraient en ligne. Les fédérés ne disposaient pas d’artillerie pour la riposte ; une panique s’empara d’eux et en désordre ils repassèrent la Seine. Là, leurs officiers les rallièrent derrière la barricade qui couvrait l’entrée du pont, sur la rive droite, et le combat de mousqueterie recommença.

Pendant que se déroulaient rapides les péripéties de cette escarmouche, les troupes versaillaises achevaient, à quelque distance de là, leur concentration. La division Bruat, venue par Ville-d’Avray et Montretout, rejoignait la brigade Daudel, descendue par La Celle-Saint-Cloud, Bougival et Rueil, flanquée à sa gauche par la brigade de cavalerie Gallifet. Des pentes du Mont-Valérien, Vinoy avait poussé ses canons dans la direction de Courbevoie, devenu le principal objectif de son offensive, et il lançait le 74e de ligne sur la barricade du rond-point défendue par quelques centaines de fédérés à peine. Reçu de pied ferme, le 74e, malgré l’appui de l’artillerie, reculait et se débandait, et il fallait l’intervention de Vinoy, en personne, se jetant sur la chaussée, pour le ramener en ligne. Un bataillon de marins prenait alors les devants et la barricade était enfin emportée par les marins et par le 113e qui occupait en même temps la caserne de Courbevoie, tandis que l’infanterie de marine prenait position dans Puteaux.

Les fédérés, accablés sous le nombre, avaient reculé jusqu’à l’avenue de Neuilly qui, en un clin d’œil, fut balayée par une trombe de fer. Plusieurs bataillons, notamment le 93e du Faubourg Saint-Antoine, le 118e de Belleville et le 119e du Val-de-Grâce souffrirent beaucoup, et quelques obus allèrent tomber dans Paris même. À l’approche des fortifications, les fédérés se reformèrent et trois bataillons étant accourus par la Porte-Maillot à leur secours, l’ennemi put être contenu. Au reste, il ne semblait pas soucieux de tenter l’escalade des remparts. Pendant une partie de l’après-midi, les deux troupes demeurèrent en présence sur leurs positions respectives, et vers le soir les Versaillais se replièrent dans la direction du Mont-Valérien.

Nous savons que les assaillants engagèrent 30.000 hommes dans cette affaire. Cette masse considérable s’était heurtée à un simple rideau de fédérés, 3 ou 4.000 au grand maximum, déployés de Puteaux à Asnières, et dépourvus de toute artillerie. L’issue ne pouvait être douteuse. Versailles sanctionna et souligna sa victoire, en fusillant sur le champ, sans jugement, les gardes nationaux faits prisonniers. Ce premier assassinat doit être porté à l’actif de la gendarmerie et aussi de la troupe, puisque Thiers, qui bientôt eut le front de nier ces exécutions sommaires, écrivait dans une dépêche datée de 5 heures du soir et adressée aux autorités de province : « L’exaspération des soldats était extrême et s’est surtout manifestée contre les déserteurs qui ont été reconnus ».

Tout Paris, cependant, était debout. Le bruit de la canonnade avait jeté dans la rue jusqu’au plus indifférent et au plus paisible. Aux faubourgs, particulièrement, l’agitation était extrême. Le rappel et la générale faisaient rage. À chaque carrefour, les gardes nationaux, le fusil sur l’épaule, se rejoignaient, se massaient, et formés en bataillons, s’acheminaient vers les remparts de l’Ouest. En hâte, des pièces à feu étaient poussées dans la même direction et hissées sur les bastions. À 5 heures de l’après-midi, plus de cent mille fédérés en armes occupaient les grandes artères qui avoisinent l’Arc-de-Triomphe de l’Étoile, pleins d’enthousiasme et d’élan, réclamant la sortie immédiate, brûlant de prendre l’offensive. Beaucoup de femmes avaient suivi, encourageant, excitant les hommes, prêtes, elles aussi, à marcher sur Versailles. Levée spontanée, attestant la foi magnifique de ce peuple dans la noblesse et l’excellence de sa cause, l’intensité de la passion révolutionnaire qui flambait en lui et exaltait ses énergies.

La Commission exécutive de la Commune siégeant en permanence, avait pris les premières mesures que la situation commandait : fermeture des portes, armement des remparts. Au cours de l’après-midi, elle faisait placarder une proclamation où elle dénonçait et stigmatisait l’agression : « Les conspirateurs royalistes ont attaqué. Malgré la modération de notre attitude ils ont attaqué. Ne pouvant plus compter sur l’armée française, ils ont attaqué avec les zouaves pontificaux et la police impériale ».

Ce document, conçu et affiché à une heure particulièrement critique, se distingue en ce point que, malgré le sentiment populaire qui si fortement poussait dans le sens opposé, il ne préconise, et encore moins ne commande la marche sur Versailles, l’offensive. « Défendez-vous », conseille la Commission exécutive, et elle n’en dit pas davantage. La constatation a sa valeur puisque de la sortie malheureuse du 3 avril découle toute la suite des événements qui, d’échec en échec, devaient conduire fatalement la Commune à l’écrasement final. La Commune, ici, n’a pas ordonné, elle n’a fait que subir ; elle a été emportée par un mouvement de foule qu’elle s’est trouvée impuissante à dominer ou à canaliser ; elle a vu l’écueil, mais elle n’a pu empêcher, contre l’équipage, le navire qu’elle était censé gouverner, d’y aller donner et de s’y briser.

Ceci est certain, bien qu’il ne subsiste dans les procès-verbaux même authentiques de la Commune, soit au compte rendu de la séance du 2 mars, soit au compte rendu des séances subséquentes, presque aucune trace des débats qui permettraient d’établir sans conteste la situation prise en ces circonstances si graves par les élus révolutionnaires de Paris, et plus spécialement par les membres de la Commission exécutive qui avaient pour leur compte — il s’agit de ces derniers — avec toute la direction, toute la responsabilité. Ceci est certain : la proclamation dont nous parlions plus haut en fait foi. Aussi le récit de la journée du 2 avril, qui se lit dans le mémento si scrupuleusement tenu par Lanjalley et Corriez, et où les faits notés en quelque sorte heure par heure sont donnés comme ils apparaissaient à deux témoins impartiaux assez indépendants et détachés pour n’introduire dans leur jugement aucune préoccupation de coterie ou de personne. La vérité, celle qui résulte de l’examen des instructions et des faits est donc bien celle-ci : d’abord que la sortie ne pouvait être évitée, qu’aucune puissance ne l’aurait empêchée ou ajournée, ensuite que la Commission exécutive, expression et mandataire de la Commune, résista néanmoins autant qu’elle le put, mais fut bien vite débordée, qu’en dehors d’elle, sans souci de ses réserves et de ses interdictions que la garde nationale du reste ignora, la population parisienne poussa droit devant soi et, les yeux bandés, se précipita à la gueule des canons versaillais.

La sortie : le mot avait été instantanément dans toutes les bouches, le désir dans tous les cœurs. Ceux même qui, le matin encore, croyaient à l’entente et à la paix participaient maintenant à l’ivresse et à la fureur communes. Versailles provoquait, Versailles menaçait ; il fallait que Versailles fût châtié sur l’heure, la réaction terrassée et Paris victorieux. De la victoire, on ne doutait pas ; il n’y avait qu’à marcher. La sortie, chacun la voulait, l’appelait, s’y préparait : les ouvriers des faubourgs, impatients de venger leurs compagnons lâchement assassinés à Puteaux et à Courbevoie, comme ils venaient de l’apprendre, et de donner en même temps la chasse aux royalistes de l’Assemblée ; les boutiquiers, les commerçants qui avaient besoin d’air pour les affaires, et se sentaient irrémédiablement ruinés par ce second investissement qui, brutalement, s’annonçait ; les chefs militaires, braves mais inexpérimentés, qui ne se pardonnaient pas d’avoir, au 19 mars, marqué le pas, et estimaient possible encore cette offensive qui alors probablement eut été de tactique utile. La sortie torrentielle, dont il avait été tant parlé quelques mois auparavant contre le Prussien, apparaissait à nouveau comme le devoir et comme le salut à tout ce peuple qui ne voyait pas les obstacles, qui n’y croyait pas.

C’est dans cette atmosphère de fièvre et d’enthousiasme guerrier que la Commission exécutive s’assemblait vers 3 heures. Elle était composée, comme nous l’avons indiqué, de sept délégués, dont quatre purement civils : Lefrançais, Félix Pyat, Tridon et Vaillant, et trois pourvus en même temps de commandements militaires : Bergeret, Duval et Eudes. Ces trois derniers insistèrent véhémentement pour l’immédiate sortie, représentant que Paris tout entier aspirait avec eux, comme eux, à se ruer sur les provocateurs. Les membres civils de la Commission le savaient bien, puisqu’ils avaient reçu, quelques instants auparavant, jusqu’à une délégation du commerce en appelant aussi aux armes pour le débloquement de la capitale. L’intérêt primordial qu’il y avait à profiter de cette effervescence universelle, de cette humeur belliqueuse, gagnant jusqu’aux plus timorés, ne leur échappait pas ; mais aussi, ils distinguaient très nettement que la partie qui allait s’engager serait décisive et sans appel. Par conséquent, ils voulaient savoir les chances que Paris avait de gagner cette partie et mettre dans son jeu le plus d’atouts possible. C’est pourquoi, aux généraux qui ne parlaient que de marcher, à Duval qui s’exclamait : « Bah ! qu’importe ? On y laissera sa peau, voilà tout ! » ils répondaient, en demandant : « Êtes-vous prêts ? Les canons sont-ils en état ? Et les forts et le mont Valérien tireront-ils, et contre qui ? Avez-vous fait éclairer les routes, reconnu les positions de l’ennemi ? Savez-vous à quelle résistance vous allez vous heurter ? » Sur tous ces points, la Commission réclamait des précisions, des assurances, des certitudes. Écraser, disperser, avant qu’elle ne se fut solidement reconstituée, la force de réaction qui s’organisait à Versailles, lui paraissait certes plus nécessaire qu’à personne ; mais encore voulait-elle savoir si la chose était faisable, ne tournerait pas à la défaite irréparable. De là les conditions limitatives que les Commissaires mirent à la sortie, conditions dont Lefrançais, dans ses Souvenirs[1], a peut-être trop marqué le caractère restrictif, mais qui, en bloc, étaient bien celles qu’il indique. De ces conditions, il résultait que les chefs militaires n’étaient autorisés à s’engager qu’après avoir fourni à la Commission un état par bataillon des forces placées sous leur commandement avec indication de leur armement, un état de l’artillerie disponible et du matériel de rechange, un inventaire des munitions de guerre avec indication des dépôts, bref, après avoir administré la preuve que la garde nationale se trouvait vraiment en mesure de tenir en rase campagne et de pousser jusqu’à Versailles sa pointe offensive. Quand la Commission exécutive se sépara elle n’avait donc, en réalité, ni ordonné ni défendu la sortie ; elle l’avait admise conditionnellement et pour l’instant suspendue.

En adhérant aux réserves formulées par la Commission, les chefs militaires furent certainement de bonne foi ; mais il arriva ce qui ne pouvait pas ne pas arriver. Revenus vers les bataillons dont les rangs s’enflaient sans cesse de nouveaux combattants, plongés derechef dans ce milieu ardent et exalté, ils furent reconquis à ce qui était leur propre opinion, plus que leur opinion, leur hantise depuis la journée victorieuse du 18 mars. Les obstacles un instant évoqués à leur esprit par des collègues plus prudents s’évanouirent et ils ne virent plus que le but : l’ennemi à rejoindre et à anéantir. Jeunes, impétueux, ivres d’un fol espoir, ils s’imaginèrent que les conditions que leur avaient posées la Commission étaient remplies et, sans lui rapporter les preuves que celle-ci avait réclamées, ils donnèrent l’ordre de marche, décidèrent de la sortie pour la pointe du jour.

De plan, les chefs militaires n’en avaient pas d’autre que celui très sommaire que nous avons déjà indiqué. La garde nationale se partagerait en trois corps. L’aile droite esquisserait une vigoureuse démonstration sur Rueil, Bougival et Chatou afin d’amener l’armée régulière à porter le gros de ses forces dans ces parages, tandis que le centre, par Issy, Meudon, Chaville et Viroflay, et l’aile gauche, par Bagneux, Villacoublay et Vélizy, fonceraient sur Versailles dégarnie.

Pour cette opération 40.000 hommes environ se trouvèrent finalement au rendez-vous. Beaucoup qui étaient venus dans l’après-midi et la soirée étaient repartis, las d’être promenés d’emplacement en emplacement et laissés sans vivres et sans feu sous une brume pénétrante, 20.000 hommes étaient massés dans l’avenue de Neuilly et les voies environnantes, sous les ordres de Bergeret et de Flourens ; le reste, sous les ordres de Duval et Eudes stationnait aux alentours des portes de Versailles et de Vanves. Aucune impulsion centrale, aucun ordre, aucune discipline : chacun se ralliait au fanion de sa convenance. Les officiers étaient rares ; le commandement absent. Peu d’artillerie : quelques canons à peine ; d’ambulances, point. Les précautions les plus élémentaires avaient été négligées. Nulle ration, même pas de pain ou de biscuit à distribuer aux combattants. Les généraux improvisés qui allaient assumer la conduite de cette foule, on ne peut pas dire de cette armée, ne possédaient aucune notion des choses de la guerre et ne soupçonnaient même pas les devoirs qui incombent à des chefs. Leur excuse est qu’ils ne croyaient pas à la bataille, à la résistance des troupes régulières, ou à une résistance si molle, qu’il ne valait pas la peine d’en parler. La Commission exécutive dont ils étaient membres ne venait-elle pas, sur la foi de la Place, d’afficher cette dépêche stupéfiante : « Bergeret lui-même est à Neuilly. Soldats de ligne arrivent tous et déclarent que, sauf les officiers supérieurs, personne ne veut se battre ». Les fédérés dont beaucoup n’avaient même pas de cartouches se préparaient, en conséquence, plutôt à une promenade militaire qu’à un combat. Le Mont Valérien, géant bonasse occupé par des alliés ou presque ne tirerait pas ; l’infanterie lèverait la crosse en l’air ; le restant, chouans et gendarmes, serait vite dispersé : les fédérés avaient tous foi dans ce conte bleu, que ce fou de Lullier avait narré d’abord et que personne depuis n’avait démenti.

Vers 3 heures du matin, le mouvement commença. À la tête de dix mille hommes, Bergeret franchit le pont de Neuilly et, par le Rond-Point des Bergères, s’engagea sur la route de Rueil. La colonne allait gaiement, sans souci, comme sans éclaireurs, quand le Mont-Valérien se mit à tonner soudain, jetant la panique et le désordre dans les rangs. Les sections de tête précipitèrent leur marche en avant pour échapper au feu de l’artillerie, pendant que les sections de queue reculaient en tumulte. La colonne était coupée. Bergeret, qui manquait de sens mais pas de bravoure, essaya de rallier les fuyards et, pour y arriver, fit braquer sur la redoutable forteresse trois misérables pièces qu’il avait amenées avec lui. La partie n’était pas égale ; en un clin d’œil, deux des pièces étaient démontées. Cependant, deux ou trois mille des gardes nationaux avaient pu se ressaisir et, abrités par les plis du terrain, contournaient le fort poursuivant leur marche sur Nanterre et Rueil. Ils parviennent même, un instant, à tenir en échec la cavalerie de Galliffet et l’obligent à tourner bride. Mais, vers les 10 heures, le gros de l’armée versaillaise qui, semble-t-il, ne s’attendait pas à une offensive si prompte et si nette entrait enfin en ligne. La brigade Daudel et la brigade Grenier débouchaient par les routes de la Celle-Saint-Cloud et de Garches, appuyées par la division de cavalerie du Preuil et les hussards de Galliffet revenus à la charge. Un combat de mousqueterie s’engageait. La garde nationale tenait bon pourtant, malgré son infériorité numérique, quand elle se vit menacée sur sa gauche par la brigade Grenier qui avait exécuté un large mouvement tournant et s’apprêtait à lui couper la retraite. À ce moment Flourens, avec 1.500 hommes, débouchait sur le champ de bataille. Impétueusement il se porte de l’avant et dégage Bergeret. La retraite est devenue possible. Les gardes nationaux, ceux de Flourens et ceux de Bergeret s’abritant tant bien que mal des feux du Mont-Valérien, se dirigent sur Nanterre, pour de là gagner Paris. Mais, à mi-route de Rueil et de Nanterre, les voilà rejoints par la cavalerie versaillaise ; leur colonne est disloquée, sabrée. Flourens, demeuré comme toujours au poste le plus dangereux, est coupé des siens, rejeté sur Chatou avec quelques compagnons seulement. Bergeret, cependant, avec le plus gros tronçon de ce qui fut son armée, a pu continuer sa marche, arriver à la Seine et repasser le pont de Neuilly dont en hâte on fortifie les abords pour opposer une barrière à l’ennemi qui approche.

Au Centre et au Sud, les colonnes fédérées n’avaient guère eu meilleur destin.

L’aile gauche (6.000 ou 7.000 hommes) commandée par Duval, avait passé la nuit sur le plateau de Châtillon. Au jour, contournant le plateau de Meudon, elle avait poussé, refoulant les avant-postes de la cavalerie du général du Barrail jusqu’à Villacoublay, à quatre kilomètres de Versailles. Mais à ce point elle avait été arrêtée par une violente fusillade dirigée des fenêtres des villas et des meurtrières percées dans les murs des parcs par les soldats de la brigade Derroja. Il eut fallu de l’artillerie pour déloger l’ennemi de la position dominante qu’il occupait ; Duval ne disposait pas d’un seul canon. Menacés par un régiment de fusiliers marins que soutenaient plusieurs pièces de campagne, assaillis bientôt par une division entière, la division Fellé, les bataillons fédérés durent battre en retraite, et se replièrent sur le plateau de Châtillon pour y passer la nuit.

La colonne du centre (10.000 hommes), sous les ordres de Eudes, de Ranvier et d’Avrial, essuyait un échec pareil. Après avoir emporté les Moulineaux et le Bas-Meudon, poussé jusqu’à Val-Fleury et à Bellevue, pourchassant les gendarmes et sergents de ville qui constituaient dans ces parages l’avant-garde de l’armée versaillaise, elle avait dû reculer devant l’entrée en ligne de la brigade La Mariouse, appuyée par une nombreuse artillerie. Sur ce point, heureusement, la ligne de retraite était meilleure et plus sûre. À l’abri des forts de Vanves et d’Issy que Ranvier munissait de gros canons de siège, requis au galop dans Paris, les fédérés purent arrêter l’offensive de l’ennemi.

En résumé, c’était la défaite complète, irréparable, de par la faute de généraux qui n’en étaient pas et n’avaient rien su prévoir, rien su combiner, qui pour tout ordre de bataille criaient d’aller en avant, s’imaginant que la témérité et la bonne humeur sont pour des chefs qualités qui suppléent à tout. C’était la défaite et la Commune obligée de passer de l’offensive à la défensive, défensive mortelle, car une Révolution est condamnée qui n’a pas le vaste espace libre devant elle. Elle ne peut languir sans s’éteindre, semblable à la flamme qui, pour se nourrir, doit monter toujours plus haute dans le ciel, aspirer l’oxygène de couches d’air sans cesse renouvelées et sans cesse élargies. Vient-elle à retomber sur elle-même, elle agonise.

La journée du 4 fut employée par l’armée de Versailles à parfaire sa victoire, à détruire ou refouler les derniers débris de l’armée fédérée qui, en deça de la ligne des forts du sud, tenaient encore la campagne.

Duval, on l’a vu tout à l’heure, s’était relire dans la soirée du 3 sur le plateau de Châtillon. Il n’avait plus autour de lui qu’une poignée de combattants, pas de vivres, pas de canons, qu’importe, il ne se rendrait pas. Dès 5 heures du matin, il fut attaqué avec rage, de front, par la division Pellé, de flanc, par la brigade Derroja, 10.000 hommes contre 1.500. Duval essaie en vain de se frayer un chemin : il est trop tard. Le général Pellé propose la vie sauve à qui se rendra et les vaincus déposent les armes. Les bataillons de la garde nationale qui occupaient les villages de Châtillon et de Clamart étaient intervenus inutilement pour conjurer le désastre. Malgré la mise hors de combat du général Pellé blessé d’un éclat d’obus, le général La Mariouse enlevait Clamart et poussait jusqu’au moulin de Pierre, ne s’arrêtant que devant les forts d’Issy et de Vanves qu’il n’osait cependant pas aborder.

Après la victoire, la tuerie, la réaction maîtresse préludait, sans perdre une seconde, aux épouvantables massacres qui marqueront dans Paris son triomphe définitif.

Pellé, nous venons de le dire, avait promis la vie sauve aux prisonniers. Or, son premier soin fut de fusiller tous ceux des combattants reconnus comme soldats déserteurs ou prétendus tels. « On nous dispose en cercle sur le plateau, a raconté un témoin oculaire, et on fait sortir de nos rangs les soldats qui s’y trouvaient. On les fait mettre à genoux dans la boue, et sur l’ordre du général Pellé, on fusille impitoyablement, sous nos yeux, ces malheureux jeunes gens, au milieu des lazzi de MM. les officiers qui insultaient notre défaite par toutes sortes de propos atroces et stupides. Enfin, après une bonne heure employée à ce manège, on nous forme en ligne et nous prenons le chemin de Versailles entre deux haies de chasseurs à cheval. Sur la route, nous rencontrons le capitulard Vinoy, escorté de son état-major. Sur son ordre, et malgré la promesse formelle que nous avait faite le général Pelle, nos officiers, qu’on avait placés en tête du cortège et à qui on avait violemment arraché les insignes de leur grade, allaient être fusillés, quand un colonel fil observer à M. Vinoy la promesse faite par son général ». Vinoy pourtant n’en voulut pas démordre complètement. « Y a-t-il un chef ? » cria-t-il. — C’est moi, répondit Duval ; je suis Duval. — « Faites-le fusiller », dit Vinoy. Cependant, un second officier sortait des rangs : « Moi, je suis son chef d’état-major », dit-il ; et un troisième : « Moi, je suis son aide de camp ». Tous trois franchirent allègrement d’un bond le fossé qui borde la route et vinrent s’adosser au mur d’un pépiniériste où ils tombèrent foudroyés en criant : « Vive la République ! Vive la Commune ! » Un cavalier, un lâche, arracha les bottes de Duval qu’il promena comme un trophée. Le crime a été nié par Vinoy qui prétend que « le nommé Duval est tué pendant l’affaire »[2]. Mais la vérité a été dite par d’autres, par le général Le Flô, par le colonel Lambert dans leurs dépositions à la Commission d’enquête. On la retrouve aussi sous la plume d’un des émules de Vinoy qui, en passant, glorifie, croyant injurier : « Quant au nommé Duval, cet autre général de rencontre, écrit-il[3], il avait été, dès le matin, fusillé au Petit-Bicêtre avec deux officiers d’état-major de la Commune. Tous trois avaient subi en fanfarons le sort que la loi réserve à tout chef d’insurgés pris les armes à la main ».

Avec Duval tombait l’un des meilleurs soldats de la Révolution. S’il n’avait pas les aptitudes du général de métier, il possédait à un degré éminent celles du conducteur de foule qui mène à l’assaut des Tuileries et jette bas les trônes et les Bastilles. Peu d’hommes ont exercé pareil ascendant sur les masses. Il était maître absolu dans son XIIIe arrondissement. Robuste travailleur, comme l’exigeait sa profession de fondeur en fer, il attirait de prime abord les sympathies, la confiance de tous les prolétaires qui l’abordaient et qui se donnaient sans retour, conquis par son énergie à la fois réfléchie et farouche. Nul plus que ce jeune homme de 30 ans ne manqua à la Commune quand sonnèrent les heures tragiques de la bataille des rues, où ses qualités de coup d’œil et de froide audace en eussent fait un entraîneur d’élite, un chef écouté et obéi.

Avant Émile Duval, la veille, semblablement assassiné, était tombé un autre des militants de la Révolution que Paris aussi aima et qu’il pleura, Gustave Flourens. Celui-ci n’était pas un prolétaire : il était de souche et d’éducation bourgeoise, fils de savant, savant lui-même et professeur au Collège de France. Trop personnel parfois, trop impulsif aussi, il s’était trompé souvent et n’avait pas su toujours confondre son action propre avec l’action plus générale qui se menait à ses côtés, et visait à des résultats plus sûrs ; mais il était dévoué corps et âme à la cause ouvrière et socialiste, plein d’héroïque bravoure, appelant le danger et provoquant la mort. Lui qui aurait pu si aisément se tailler dans le monde des privilégiés, auquel il appartenait par la naissance et l’éducation, une place heureuse et enviée, il avait été, sous l’Empire, le plus irréconciliable des républicains, le plus impatient des révolutionnaires. Demeuré sous la République le révolté, tout de cœur avec les déshérités et les exploités, il périt, comme le dit l’auteur de la Guerre des Communeux de Paris que nous avons déjà cité, « en coupable défenseur des droits du peuple ». Voici dans quelles circonstances infamantes pour ses bourreaux :

Avec quelques-uns de ses Bellevillois et son fidèle aide-de-camp Amilcar Cipriani, Flourens, coupé des troupes de Bergeret dont il venait de faciliter la retraite, s’était dirigé vers Rueil. À l’entrée du village, il avisait une auberge où il pénétrait, accompagné de Cipriani et montait dans une chambre où las, il s’étendait sur un lit. Une heure à peine s’était écoulée, qu’on heurta à la porte. L’hôte, semble-t-il, était allé aviser les gendarmes qui patrouillaient aux environs, et ceux-ci accouraient. Flourens se réveille en sursaut, bondit sur ses armes ; Cipriani l’imite et ils essaient de disputer la porte de leur refuge. Trop tard : quarante gendarmes les cernent, les assaillent, les poussent dans l’escalier, les désarment et les font prisonniers. Sur ces entrefaites, survient le capitaine de gendarmerie, Desmaretz. « Ah ! c’est vous Flourens, cria-t-il, qui tirez sur mes gendarmes », et se dressant sur ses étriers, il lui fend le crâne d’un seul coup de sabre. Le cadavre fut jeté sur un tombereau de fumier et conduit à Versailles, Cipriani couché à côté, à moitié assommé et passant pour mort.

Duval, Flourens étaient des chefs ; les soldats ne furent pas davantage épargnés. En cette journée du 3 avril, Galliffet fusilla indistinctement les gardes nationaux qui tombèrent entre ses mains. À Chatou, c’est le Gaulois du 4 qui en fait le récit circonstancié, il avait surpris trois fédérés : un capitaine, un sergent, un simple garde. Tous trois furent passés par les armes, sans autre forme de procès. Le soudard se rendit ensuite à la mairie et y rédigea la proclamation suivante qui fut incontinent tambourinée à son de caisse dans la commune : « La guerre a été déclarée par les bandits de Paris. Hier, avant-hier, aujourd’hui ils m’ont assassiné mes soldats. C’est une guerre sans trêve ni pitié que je déclare à cep assassins. J’ai dû faire un exemple ce matin ; qu’il soit salutaire ; je désire ne pas en être réduit de nouveau à pareille extrémité. N’oubliez pas que le pays, que la loi, que le droit par conséquent sont à Versailles et à l’Assemblée nationale et non pas avec la grotesque Assemblée de Paris, qui s’intitule Commune ».

Si le relire parlait avec ce cynisme féroce, c’est qu’il y était autorisé par Versailles, que la consigne était donnée telle de traiter les belligérants parisiens en insurgés, de les exécuter sommairement, à fantaisie. Vinoy, commandant en chef, à l’autre bout du champ de bataille, se comportait à l’avenant. Preuve que le gouvernement et l’Assemblée de Versailles avaient résolu de mettre hors les lois de la guerre et de l’humanité quiconque porterait les armes pour Paris, et que l’assassinat méthodique, systématique, de tous les partisans de la Commune était déjà dans son plan. La racaille dorée, réfugiée dans la ville du Roi Soleil, poussait ministres et généraux dans cette voie atroce, estimant la répression trop lente et trop douce encore, comme en témoignent les relations des infortunés traînés à la géhenne de Satory en ces journées de folie sanguinaire.

« Il est impossible, a narré l’un d’entre eux, le même que nous citions tout à l’heure à propos de l’exécution de Duval, de décrire l’accueil que nous retournes dans la cité des ruraux. Cela dépasse en ignominie tout ce qu’il est possible d’imaginer. Bousculés, foulés aux pieds, à coups de poings, à coups de bâtons, au milieu des huées et des vociférations, on nous fit faire deux fois le tour de la ville, en calculant les haltes à dessein pour nous exposer d’autant mieux aux atrocités d’une population de mouchards et de policiers qui bordaient des deux côtés les rues que nous traversions… On nous mena d’abord devant le dépôt de cavalerie, où nous fîmes une halte d’au moins vingt minutes. La foule nous arrachait nos couvertures, nos képis, nos bidons ; enfin, rien n’échappait à la rage de ces énergumènes ivres de haine et de vengeance. On nous traitait de voleurs, de brigands, d’assassins, de canailles, etc.. De là, nous allâmes à la caserne des gardes de Paris. On nous fit entrer dans la cour où nous trouvâmes ces Messieurs qui nous reçurent par une bordée d’injures infâmes et qui, sur l’ordre de leurs chefs, armèrent bruyamment leurs chassepots, nous disant avec force rires, qu’ils allaient nous fusiller tous comme des chiens. C’est au milieu de l’escorte de cette vile soldatesque que nous prîmes le chemin de Satory où on nous enferma au nombre de 1.685 dans un magasin à fourrages. Epuisés de fatigue et de besoin, dans l’impossibilité de nous coucher, tellement nous étions serrés les uns contre les autres, nous passâmes là deux nuits et deux jours, debout, nous relevant à tour de rôle pour nous coucher un peu chacun sur un brin de paille humide, n’ayant d’autre nourriture qu’une croûte de pain et de l’eau infecte à boire, que Messieurs nos gardiens allaient puiser à une mare dans laquelle ils ne se gênaient pas pour faire leurs ordures. C’est épouvantable, mais c’était ainsi… »

La réaction ressaisissant l’avantage, ramenait la France aux temps ancestraux où le vaincu était piétiné, torturé dans son esprit et dans sa chair par un vainqueur bestial. Soumettre l’adversaire, le désarmer ne lui suffisait pas : il lui fallait le souffleter, lui cracher au visage, le souiller de boue et d’immondices afin qu’il apparût méprisable, abject, indigne de compassion. Picard, ministre de l’Intérieur, appliquait jusqu’au bout cette tactique abominable, quand annonçant la victoire versaillaise à la France, il disait des 1.600 infortunés prisonniers dont nous venons de rapporter le supplice : « Jamais la basse démagogie n’avait offert aux regards affligés des honnêtes gens des visages plus ignobles. » Parmi ces « visages ignobles », se rencontrait celui d’Élisée Reclus, le grand géographe. Sans doute, on ne peut descendre plus bas dans la scélératesse et l’ignominie que Picard et son maître Thiers ne le firent en ces jours.

Dans Paris, la consternation régnait. La Commune avait essayé de masquer la défaite, ce qui était un jeu bien vain. Tout le Paris qui n’avait pas combattu, femmes, enfants, vieillards, penché aux fortifications, dressé sur les crêtes de Montmartre, de Belleville, avait suivi les péripéties du drame. Puis la presse hostile était là, redevenue loquace et trop heureuse de ne rien laisser dans l’ombre des tristes événements. La Commune s’était retournée aussi vers les chefs incapables qui avaient engagé la partie, sans en avoir reçu l’autorisation formelle de la Commission exécutive. Mais de ces chefs, deux étaient morts assassinés par Versailles ; ils avaient payé de leur vie, leur excès d’enthousiasme et d’ardeur. Et puis, si la Commission exécutive n’avait pas ordonné la sortie, elle ne l’avait pas non plus interdite ; elle avait donc sa part de responsabilité dans le désastre. C’est ce que Vaillant indiqua à la séance du 3 au soir, à l’encontre de Lefrançais qui, en manière de protestation, donnait sa démission. Comme sanction, la Commune priait alors les deux généraux survivants, Eudes et Bergeret, de renoncer à leurs fonctions de membres de la Commission exécutive et les remplaçait, ainsi que Duval, mort, par Delescluze, Cournet et Vermorel. D’un autre côté, elle appelait à la direction de l’administration de la guerre Cluseret, déjà adjoint à Eudes, dès le 2 au soir, mais qui, toutefois, n’avait pas coopéré à la sortie.

La Commune avait encore un autre devoir urgent à remplir : aviser pour que l’Assemblée nationale mit un terme aux fusillades de prisonniers, aux égorgements de blessés que les Vinoy et les Gallifet avaient si gaillardement inaugurés à Chatou et à Rueil, à Châtillon et au Petit-Bicétre. Déjà, le 2 avril, après la première agression des troupes versaillaises, la Commune avait pris un décret dont l’article premier disait que MM. Thiers, Favre, Picard, Dufaure, Simon et Polhuau étaient mis en accusation pour avoir ordonné et commencé la guerre civile, attaqué Paris, tué et blessé des gardes nationaux, des soldats de la ligne, des femmes et des enfants et dont l’article 2 déclarait que leurs biens seraient saisis et mis sous séquestre, jusqu’à ce qu’ils eussent comparu devant la justice du peuple.

Mais s’attaquer aux meubles et aux immeubles que les criminels pouvaient posséder dans la capitale était insuffisant. La bourgeoisie assassine ne reculerait pas ; elle n’hésiterait que si elle se sentait menacée dans sa chair, que si elle entrevoyait quelques-uns des siens, et des plus haut cotés, au bout des canons de fusil des fédérés. C’est cette pensée que N’aillant exprimait à la séance du 4, quand il disait : « Pour répondre aux assassinats du Gouvernement de Versailles, que la Commune se rappelle qu’elle a des otages et qu’elle rende coup pour coup ». C’est cette pensée qui amenait Delescluze à proposer à la séance du 5 le décret sur les otages qui fut voté à l’unanimité et dont voici la teneur :
« La Commune de Paris,

« Considérant que le gouvernement foule ouvertement aux pieds les droits de l’humanité, comme ceux de la guerre ; qu’il s’est rendu coupable d’horreurs dont ne se sont même pas souillés les envahisseurs prussiens ;

« Considérant que les représentants de la Commune de Paris ont le devoir impérieux de défendre l’honneur et la vie des deux millions d’habitants qui ont remis entre leurs mains le soin de leurs destinées, qu’il importe de prendre sur l’heure toutes les mesures nécessitées par la situation ;

« Considérant que des hommes politiques et des magistrats de la cité doivent concilier le salut commun avec le respect des libertés publiques,
« Décrète :

« Article premier. — Toute personne prévenue de complicité avec le gouvernement de Versailles sera immédiatement décrétée d’accusation et incarcérée.

« Art. 2. — Un jury d’accusation sera institué dans les vingt-quatre heures pour connaître des crimes qui lui seront déférés.

« Art. 3. — Le jury statuera dans les quarante-huit heures.

« Art. 4. — Tous les accusés retenus par le verdict du jury d’accusation seront les otages du peuple de Paris.

« Art. 5. — Toute exécution d’un prisonnier de guerre ou d’un partisan du gouvernement régulier de la Commune de Paris sera, sur le champ, suivie de l’exécution d’un nombre triple des otages retenus en vertu de l’article 4 et qui seront désignés par le sort.

« Art. 6. — Tout prisonnier de guerre sera traduit devant le jury d’accusation qui décidera s’il sera immédiatement remis en liberté ou retenu comme otage. »

Nous avons tenu à reproduire ce document dans son texte intégral, puisqu’aujourd’hui encore il constitue contre la Commune une des charges le plus souvent et le plus complaisamment invoquées par les historiens d’hypocrisie et de mensonge. Ce décret était juste : il était légitime : il était nécessaire. Il formulait la réplique obligatoire aux atrocités sans nom que les défenseurs des classes privilégiées avaient déjà commises. Par malheur, la Commune répliquait à une heure où les vrais otages, les plus précieux : ministres, députés, généraux, grands brasseurs d’affaires et agioteurs, s’étaient garés à l’abri des canons de l’ordre et des chassepots de l’armée régulière reconstituée grâce à la permission et à la faveur prussiennes. Le gouvernement révolutionnaire ne pouvait appréhender que quelques attardés : un archevêque, un magistrat, un banquier marron, des jésuites et des prêtres, tous gens dont Thiers et l’Assemblée nationale n’avaient en somme qu’un médiocre souci. Cependant la mesure suffit pour paralyser jusqu’à la dernière semaine de mai la fureur de répression qui brûlait Versailles. Malgré tout, la Commune avait donc frappé juste.

1- Gustave Lefrançais : Étude sur le mouvement communaliste (p. 219-220), et Souvenirs d’un Révolutionnaire (p. 494).

2- Général Vinoy. — Armistice et Commune, p.374.

3- La Guerre des Communeux de Paris, par un Officier supérieur de l’armée de Versailles, p. 133.

La suite ; https://fr.wikisource.org/wiki/Histoire_socialiste/La_Commune/10

Source : https://fr.wikisource.org/wiki/Histoire_socialiste/La_Commune

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