Accueil > 06- Livre Six : POLITIQUE REVOLUTIONNAIRE > 4- Ce qu’est le socialisme et ce qu’il n’est pas > La prétendue « révolution culturelle » maoïste chinoise est aussi sanglante (…)
La prétendue « révolution culturelle » maoïste chinoise est aussi sanglante que contre-révolutionnaire : anti-culturelle autant qu’anti-populaire et dirigée contre la classe ouvrière
lundi 6 janvier 2025, par
La prétendue « révolution culturelle » maoïste chinoise est aussi sanglante que contre-révolutionnaire : anti-culturelle autant qu’anti-populaire et dirigée contre la classe ouvrière
La catastrophe du Grand Bond en Avant représenta un coup dur pour Mao au sein du PCC. Elle incarna cette forme extrême de volontarisme faisant fi des conditions matérielles si caractéristique de la pensée de Mao et que résume parfaitement la formule suivante : « sur une page blanche, tout est possible, on peut y écrire et dessiner ce qu’il y a de plus nouveau et de plus beau » (quel grand marxiste !)8. Les technocrates pro-soviétiques autour de Deng Xiaoping et de Liu Shaoqui confinèrent alors Mao à un poste purement honorifique. Trop important pour être vraiment la cible d’une purge, il se retrouvait néanmoins privé de pouvoirs réels. Ainsi les fronts du champ de bataille étaient tracés pour ce qui allait devenir un an plus tard « la Révolution Culturelle ».
Avec la Révolution Culturelle, Mao tenta essentiellement de revenir aux commandes9. Il s’agissait d’une lutte d’influence au sommet du parti au cours de laquelle des millions d’étudiants et de lycéens furent enrôlés pour combattre le « révisionnisme » et restaurer le pouvoir de Mao. Mais cette lutte entre factions et la marginalisation de Mao qui l’avait précédée n’apparaissaient pas clairement comme les vraies raisons de ce mouvement où des milliers de personnes furent tuées et des millions de vies anéanties10. La Chine fut lancée dans une fuite en avant idéologique à un degré encore plus important que ce qui existait sous Staline à l’apogée de son pouvoir. Des millions de personnes instruites suspectées de « révisionnisme » (ou simplement victimes de règlement de compte personnel) – dont des ingénieurs et des scientifiques – furent envoyées à la campagne (« ruralisation ») pour « apprendre aux côtés des paysans », ce qui signifiait les réduire au travail forcé parfois jusqu’à la mort. « La politique était aux commandes », les idéologues du parti étaient à la tête des hôpitaux à la place des chirurgiens, avec les conséquence prévisibles que l’on peut imaginer. Les écoles furent fermées pendant trois ans dans les villes, mais pas dans les campagnes (1966-1969), pendant que des milliers de lycéens et d’étudiants parcouraient le pays pour humilier et parfois tuer des personnes désignées comme « révisionnistes » ou de « partisans de la voie capitaliste à la Liu Shoaqi » par la faction maoïste (Liu Shoaqi mourut lui même des suites d’une maladie en prison). En 1978, au moment de l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping, l’économie était dévastée (Deng Xiapoing lui-même avait passé trois ans à travailler durement dans un camp) et la production agricole par habitant retombée au même niveau qu’en 1949.
Dans un tel contexte, où le règne du révisionnisme devait être remplacé par le « pouvoir du peuple », les choses commencèrent à devenir incontrôlable quand certains éléments interprétèrent de manière un peu trop littérale le slogan « on a raison de se révolter » et allèrent jusqu’à questionner le rôle du PCC depuis 1949. Dans certaines situations, comme lors de la Commune de Shanghai, l’ALP dut intervenir contre un groupe indépendant qui comprenait des travailleurs radicaux. L’ALP ressortit comme un des « vainqueurs » de la Révolution Culturelle pour le rôle qu’elle joua dans l’éradication de ces éléments qui constituaient une troisième force opposées à la fois aux partisans de la voie capitaliste et aux maoïstes. Pendant tout ce temps Kang Sheng, l’homme de main de la période de Yan’an, contribuait à avilir, exclure et parfois exécuter les opposants de Mao comme il l’avait fait à l’époque.
Un des cas les plus intéressants de ces situations « étant allées trop loin », outre l’épisode de la Commune de Shanghai avant l’intervention de l’armée, fut peut-être celui du courant Sheng Wu Lien dans la province du Huanan d’où était originaire Mao. Là-bas, étudiants et travailleurs qui avaient participé à l’ensemble du processus, commencèrent à rédiger une série de textes devenus célèbres dans toute la Chine qui dénonçaient l’emprise d’une « nouvelle bureaucratie dominante » sur le pays. Bien que les « Shengwuliens » aient pris soin d’enrober leurs analyses de références à la « pensée de Mao Zedong » et au « marxisme-léninisme », leurs textes circulèrent dans tout la Chine et notamment au sommet du parti où ils furent reconnus pour ce qu’ils étaient : un défi fondamental lancé aux deux factions se disputant le pouvoir. Ils furent écrasés sans pitié.
D’autres critiques intéressantes ont émergé pendant les années de la Révolution Culturelle comme celles écrites par Yu Luoke, à l’époque un ouvrier apprenti, et plus tard le manifeste de Wei Jingsheng (un électricien de 28 ans au zoo de Pékin) affiché sur le « mur de la démocratie » en 1978. Le texte de Yu à l’instar de ceux des Shengwuliens circula dans toute la Chine. Il s’agissait d’une dénonciation de la définition héréditaire de la classe sous la Révolution Culturelle, tenant compte uniquement de l’origine familiale et de la fiabilité politique plus que de la place dans les rapports de production. Yu fut exécuté en 1970. Le mur de la démocratie censé accompagner le retour au pouvoir de Deng Xiaoping fut rendu inaccessible puis supprimé en 1979.
La tendance de Mao triompha en 1969. Celle-ci incluait sa femme, Jiang Qing et trois autres membres, faction connue sous le nom de « bande des quatre »12. Ils furent arrêtés et démis de leurs fonctions peu de temps après la mort de Mao en 197613. On oublie souvent que cette victoire coïncidait avec le début du rapprochement discret de Mao avec les États-Unis pour faire contrepoids à l’Union soviétique. Suite à des affrontements localisés entre forces soviétiques et chinoises le long de leurs frontières respectives, Mao interdit le transport de matériel vers la Corée du Nord ou en soutien au Vietcong, embargo qui ne prit fin qu’à la fin de la guerre du Vietnam en 1975. Mao reçut le président Nixon début 1972 à Pékin, pendant que les États Unis faisaient pleuvoir des bombes sur le Nord Vietnam.
https://www.matierevolution.org/spip.php?article8389
Dans « Les habits neufs du président Mao » de Simon Leys :
« Le principe du « Grand bond en avant » était de résoudre le sous-développement industriel et économique du pays en substituant à l’équipement de base qui lui faisait encore largement défaut, ou ne s’implantait qu’avec une trop grande lenteur, les ressources humaines du pays entier, galvanisées par une impulsion unanime d’enthousiasme révolutionnaire. (…) Un second trait caractéristique de l’orientation du « Grand bond » fut son refus du monde extérieur, son refus de la modernité, son désir de réintégrer le giron familier de la vieille province chinoise autarcique, ce terroir archaïque dont Mao lui-même est le pur produit. (…) Dans la formation de sa pensée, les ouvrages de doctrine marxiste n’ont jamais pesé lourd en regard de ses lectures chinoises classiques. (…) Trois thèmes de la pensée maoïste donnent en effet la clef de la « philosophie » du « Grand bond » » : 1) la force de la Chine réside dans son dénuement même (…) 2) la seule ferveur révolutionnaire peut et doit efficacement surmonter l’obstacle des choses et transformer la matière (…) 3) l’improvisation villageoise, le bricolage indigène, peuvent et doivent efficacement remplacer les moyens scientifiques, techniques et industriels. En fait, ce que nous retrouvons ici, ce sont les vieilles recettes de la guérilla menée dans l’isolement primitif des provinces intérieures, recettes qui avaient jadis assuré à Mao ses plus éclatantes victoires. (…) Il préfère freiner et bloquer l’évolution du pays plutôt que de voir celui-ci échapper à son contrôle, non seulement il l’immobilise, mais il le ramène délibérément en arrière. (…) Non seulement les objectifs délirants que s’était assignés le mouvement ne furent pas atteints, mais l’économie chinoise entière fut longée dans le chaos, l’effort de construction du pays se retrouva paralysé et brisé. (…) Au sommet de l’appareil du Parti, cette nouvelle embardée infiniment plus grave que celle des « Cent fleurs », provoquée encore une fois par l’initiative irresponsable de Mao, sema la consternation. Il fallait cette fois prendre des mesures urgentes pour sauver le régime et prévenir tout retour d’une semblable aventure. Dès décembre 1958, lors de la conférence de Wuchang, mao fut forcé d’abandonner son poste de chef d’Etat au profit de Liu Shaoqi (décision qui devint officielle en mars 1959). La conférence de Shangaï (septième session plénière du 8e Comité central, avril 1959) amorça un premier examen critique du « Grand bond en avant » (…) Mao se vit épargner dans l’immédiat cette mort politique qu’aurait entraîné sa mise en minorité au sein du Comité central, le prix qu’il avait eu à payer pour se débarrasser de son opposant le plus redoutable (Peng Dehuai) n’en était pas moins exorbitant : le pouvoir réel était passé maintenant entre les mains de Liu Shaoqi. (…) Entre Mao Zedong et Liu Shaoqi, il serait aussi vain de chercher à découvrir les traces d’un affrontement « idéologique » ou d’une contradiction « philosophique » qu’entre, disons, De Gaulle et Pompidou. (…) On a tenté de démontrer que Liu avait jadis adopté une politique de trahison en préconisant une collaboration avec le KMT, alors qu’en réalité Liu n’avait jamais fait que répéter docilement les instructions de Mao : cette politique de collaboration (…) fut formulée avec le plus de force par Mao lui-même (…) dans le célèbre opuscule « De la nouvelle étape », constitué par le texte d’un discours que Mao avait prononcé en octobre 1938 devant la sixième session plénière du 6e Comité central. [1] (…) On accusa encore Liu d’avoir, après la Libération, pactisé avec les ennemis de classe, industriels capitalistes et intellectuels bourgeois. Encore une fois, il ne faisait qu’appliquer la ligne politique définie par Mao lui-même [2]. On accuse Liu de connivence avec le révisionnisme soviétique et l’on oublie que c’est sous le règne de Liu que se consomma la rupture avec l’Union soviétique. » Cette notion d’un « révisionnisme de Liu est un mythe fantastique, forgé de toutes pièces – et de façon fort grossière – par la propagande de la « Révolution culturelle ». (…) Liu est monté au pouvoir pour résoudre de toute urgence une crise qui menace la survie même du régime. Il est mieux placé que quiconque pour savoir que la description faite par Peng des résultats catastrophiques du « Grand bond en avant » ne relève pas de la « calomnie contre-révolutionnaire » mais constitue un diagnostic réaliste de la situation. De la tête aux pieds homme d’appareil, Liu qui avant toute chose veut sauver le régime, doit louvoyer entre deux écueils : il faut éviter une démaoïsation prématurée et spectaculaire (ce que l’initiative brutale et maladroite de Peng avait risqué de provoquer) qui, devant le pays, priverait le système déjà si dangereusement ébranlé de son crédit et de son ciment ; mais il faut aussi immédiatement renverser la vapeur et sortir le pays de l’embardée démente du « Grand bond ». Autrement dit, il faut en fait donner raison à Peng et neutraliser l’initiative de Mao, et pour la forme condamner Peng et sauvegarder le prestige de Mao. (…) La conférence de Lushan entreprenait aussitôt d’apporter une confirmation officielle aux critiques formulées par Peng : dans son communiqué du 26 août, elle reconnut que les chiffres précédemment publiés des résultats économiques de la première année du « Grand bond » avaient été artificiellement gonflés de 40 à 50%, et, en particulier, que la récolte de blé n’avait été que de 250 millions de tonnes (chiffre probablement encore gonflé) au lieu des 375 millions antérieurement proclamés. Revers plus grave encore pour Mao, la conférence de Lushan renversa entièrement la vapeur en ce qui regardait la poursuite du « Grand bond » et entreprit de dépouiller de leur contenu originel les institutions neuves que ce mouvement avait voulu imposer : les « Communes populaires » furent progressivement réduites à l’état de simples organes administratifs (…) Il ne faut pas croire que Liu Shaoqi, en démantelant ainsi tout le mouvement du « Grand bond » ait bifurqué idéologiquement et se soit engagé dans une voie « révisionniste ». (…) C’était une simple alternative de vie et de mort pour le régime. (…) Pour plus de sécurité, Liu Shaoqi entreprit de renforcer sa propre équipe : ainsi, par exemple, il fit entrer Lu Dingyi et Luo Ruiqing au secrétariat du Comité central. En même temps, il finit par reprendre directement à son compte les critiques que Peng avait formulées contre le « Grand bond », déclarant en janvier 1962 devant une session élargie du 7ème Comité central : « (….) Trois années de « Grand bond » exigeront peut-être ensuite huit ou dix ans d’efforts pour rétablir l’ordre : à ce train, le jeu ne valait pas la chandelle. » (…) Mao, loin de se résigner à cette retraite qu’on lui avait imposée, entreprit dès la première heure de mettre discrètement en place les divers jalons (…) de son retour victorieux au pouvoir. (…) En obtenant de faire nommer Lin Biao au poste de ministre de la Défense (à la place de Peng Dehuai), Mao s’était assuré un atout majeur, gage de son futur retour au pouvoir. (…) Lin Biao, personnage chétif et secret, dépourvu de prestance et d’éloquence, d’une nervosité extrême et d’un aspect terne et timide, mais doué d’autre part d’une intense capacité de travail, de concentration et de calcul, était un militaire de profession qui, dans les bornes de son métier, s’était acquis la réputation d’un stratège exceptionnellement compétent. (…) Sitôt installé dans cette nouvelle position, il va s’appliquer à forger pour Mao l’outil qui, quelques années plus tard, permettra à celui-ci de mener à bien son coup d’Etat contre le parti : une armée idéologiquement réorganisée qui sera capable, aux heures décisives de la « Révolution culturelle », de se substituer à cet appareil du Parti sur lequel Mao avait perdu tout contrôle. En fonctions depuis douze jours à peine, il publie un article « Marchons de l’avant à grands pas en brandissant haut l’étendard rouge de la ligne générale du Parti et de la pensée militaire de Mao Zedong ». (…) Ses compagnies d’élite serviront de prototype aux fameux « détachements de soutien à la gauche », ces détachements d’élite qui seront parachutés aux quatre coins du pays durant la « Révolution culturelle » pour écraser les initiatives révolutionnaires, briser les grèves, imposer l’ordre dans les écoles et les usines, encadrer la jeunesse rebelle dans les bataillons disciplinaires, protéger le mandarinat local, exercer les pouvoirs de police et assurer le fonctionnement des industries et des chemins de fer. (…) Dès le début de 1964, une campagne nouvelle fut lancée, invitant l’ensemble de la population à étudier et imiter l’exemple politique de l’armée. Ce type de préparation psychologique permettra au moment de la « Révolution culturelle » de présenter l’armée comme la source de la doctrine correcte et la détentrice légitime de l’autorité politique en lieu et place du Parti renversé. (…) En 1965, on voit des officiers de l’armée venir occuper des postes dans le domaine de la propagande – normalement un secteur clef et une chasse jalousement gardée du Parti. (…) Les événements se précipitent et prennent un tour décisif en automne 1965 : en septembre, au cours d’une réunion du Comité central, mao prononce un discours pour dénoncer encore une fois le mode de penser bourgeois. »
C’est sous le prétexte de la culture que Mao va lancer son offensive contre « la pensée et la culture bourgeoises », en dénonçant une pièce de théâtre historique intitulée « La destitution de Hai Rui ». En fait, la lutte pour le pouvoir n’a rien de culturel, comme le montre Simon Leys : « Comment Mao réussit sa percée est une histoire dont l’armée détient la clef. (…) Son emprise sur l’armée n’était pas totale ; elle était contrée par un personnage d’une considérable puissance, Luo Roiqing, le chef de l’Etat-major général. Cet obstacle fut finalement éliminé au début de 1966. Luo fut arrêté sous un prétexte obscur (complot contre l’Etat). (…) Avec le concours de Yang Chengwu (premier vice-dirigeant de l’Etat-major général) qui fit faire mouvement aux troupes de la région militaire de Chine du nord, et la collusion de Fu Chongbi (commandant en second de la région militaire de Pékin), Lin Biao va pouvoir s’assurer le contrôle militaire de la ville de Pékin. (…) Après les troupes de Lin Biao, Mao se rallie, avec la personne de Kang Shen et de Xe Fuzhi, les services de la police et des dispositifs secrets de la Sûreté. (…) Où est-il encore question de « culture » et de « révolution » dans les sombres règlements de compte qui se jouent aux détours des couloirs du palais ? (...) L’armée qui avait permis à Mao de s’emparer du pouvoir à Pékin ne pouvait se voir confier la même tâche en province. (…) Le bélier dont Mao allait se servir pour démanteler l’appareil du parti fut donc constitué par les « masses révolutionnaires » et, au premier rang de celle-ci, par la jeunesse. (…) Leur mysticisme naïf et primitif (des Gardes rouges) se prêtait à toutes les manipulations d’un vieux politicien expérimenté qui, son objectif une fois atteint, n’eut ensuite aucun scrupule à se débarrasser de ces innocents auxiliaires. (…) (Selon) la fameuse charte en seize points de la « Révolution culturelle », promulguée le 8 août par la onzième session plénière du 8ème Comité central (..) les masses se voient octroyer le droit de dénoncer et renverser les autorités du Parti qui les opprimaient. Durant toute la seconde moitié du mois d’août jusqu’à la mi-septembre, la Chine explose en proie à sa jeunesse. Partout dans les provinces, les Gardes rouges mettent les autorités locales en accusation, mais celles-ci se défendent en organisant leurs propres Gardes rouges : la confusion est bientôt totale. Le 25 janvier, Mao Zedong appela l’armée à « soutenir la gauche (…) même quand elle se trouvait être minoritaire. » Le 5 février, ayant ainsi reçu l’appui de l’armée, et seulement alors, les maoïstes de Shangaï réussirent à s’emparer du Comité du Parti, de la municipalité et annoncèrent l’établissement de la Commune de Shangaï. Le 7 février, cette appellation « Commune » se trouvait désavouée par Pékin, elle devait être remplacée le 24 par un nouvel organe, le « Comité révolutionnaire » de Shangaï. (…) Trois autres Comités révolutionnaires s’étaient formés au Heilongjiang le 31 janvier, au Shandong le 3 février, au Guizhou le 13 février, et au Shanxi le 18 mars. (…) La lutte entre les deux camps piétine, s’enfonce dans la violence et le chaos. Pékin lui-même a du mal à reconnaître ses propres fidèles, car souvent les oppositions se cristallisent autour d’individus. (…) L’armée arbitre le combat. (…) Le plus souvent, cette intervention de l’armée tend à faire pencher la balance des forces du côté de l’ordre établi, c’est-à-dire de l’appareil traditionnel du Parti, et tourne au désavantage de la « gauche » qu’elle était supposée soutenir. (…) Des conflits graves se sont produits dans le Nord-Est : les 20.000 ouvriers des usines automobiles de Chang-chun sont entrés en grève et ont mis à sac deux écoles qui servaient de centrale aux Gardes rouges. Au Heilongjiang, au cours d’une bataille rangée, un important groupe maoïste s’est fait écraser par une coalition d’ouvriers et de soldats. (…) Le 22 mai, le « Rennin ribao » publiait sous le titre « Cesser immédiatement la lutte armée » un important éditorial dénonçant « le courant vicieux de violence qui vient brouiller la ligne générale de la Révolution culturelle, détruit la production, les finances de l’Etat et l’ordre révolutionnaire (…). » Les heurts les plus graves et les plus violents opposent en général des coalitions de paysans, d’ouvriers et de soldats aux groupes de « rebelles » maoïstes. (…) Simultanément, le culte de la personne même du « grandiose pilote, grandiose chef, grandiose général en chef, grandiose maître à penser, suprêmement bien-aimé président Mao » déborde largement le seul hommage rendu à sa personne (…) D’autre part, la commémoration du 46e anniversaire de la fondation du Parti communiste chinois a fourni une nouvelle occasion d’intensifier la maoïsation du Parti : le Parti n’existe que par Mao, il est « sa création personnelle » (tant pis pour la vérité historique) (…) « s’écarter de la pensée Mao Zedong équivaut à renier fondamentalement le marxisme-léninisme » (…)
« Comme partout ailleurs, la tornade de la « Révolution culturelle » n’avait laissé à Wuhan que l’armée comme seule autorité organisée. Celle-ci se trouvait placée sous les ordres du général Chen Zaidao (…) qui se trouvait associé aux commandants de régions militaires (…) qui avaient opposé une résistance active à la vague maoïste. (…) La ville ne comptait pas moins de 53 groupes de « rebelles-révolutionnaires » qui, rivalisant dans la lutte pour le pouvoir, s’opposaient constamment en des affrontements sanglants. Chen Zaidao choisit de soutenir avec ses troupes une puissante organisation appelée « le million de héros », laquelle était principalement formée d’ouvriers d’usines (2000 ateliers et établissements miniers se mirent en grève du 29 avril au 30 juin pour grossir ses rangs), d’ouvriers de chemin de fer et de paysans, tous ennemis jurés des Gardes rouges maoïstes. (….) En juin, une bataille de rue fit 350 morts et 1500 blessés. En juillet, les maoïstes se voyaient sur le point d’être balayés. Pékin envoya à Wuhan deux émissaires du plus haut rang pour tenter d’imposer une trêve : Xie Fuzhi et Wang Li. (…) Chen Zaidao, exaspéré par l’ingérence du groupe de la Révolution culturelle et se sentant fort du soutien des chefs des régions militaires limitrophes, lâcha la brise à ses troupes. Le 20 (juillet 1967), un détachement militaire secondé par les milices prolétariennes du « Million de héros » investit l’aéroport, la gare, les quais du Fleuve Bleu et les principales artères de la ville. La résidence où logeaient Xie et Wang fut prise d’assaut, Wang fut enlevé, traîné devant la foule, sauvagement battu puis séquestré. Si, à ce moment les autorités de Pékin avaient cédé à la tentation d’une intervention directe pour libérer Wang Li, elles auraient porté les division internes de l’armée jusqu’à leur point d’explosion, et presque sûrement entraîné une guerre civile. (…) Cette même journée du 20, Zhou Enlaï se rendit à Wuhan pour négocier la libération de Wang Li. (…) Le 24, les canonnières de la flotte de la mer de Chine orientale remontaient le Fleuve Bleu jusqu’à Wuhan, cependant que des unités de parachutistes reprenaient le contrôle des points stratégiques de la ville, désarmaient l’unité (de l’armée) ainsi que le « Million de héros ». (…)
« Août 1967 - Un an après le déclenchement de la « Révolution culturelle », le pays ne fait que s’enfoncer toujours plus avant dans un chaos et dans des violences dont maintenant presque plus aucune province n’est exempte. La situation est particulièrement grave au Hubei, au Hunan, Jianxi, Sichuan, Guangxi, à Nankin, à Shangaï et surtout à Canton ; des troubles sont également signalés au Henan, au Shanxi, au Zhejiang, au Fujian, au Shandong, en Mongolie intérieure, au Yunnon et au Guizhou, plusieurs villes du Nord-Est sont le théâtre de violences ininterrompues. (…) La mutinerie de Wuhan qui, à la fin de juillet, avait mis le pays à un doigt de la guerre civile, a été un terrible coup de semonce pour le pouvoir maoïste. Celui-ci en tire maintenant les leçons et amorce un complet changement de cap. (…) Dépouiller la « Révolution culturelle » de tout contenu, tel est le prix que pékin a dû payer pour acheter le ralliement des militaires. Non seulement les auteurs de la mutinerie (de Wuhan) n’ont pas été châtiés, mais au contraire, pour achever d’apaiser les mutins, c’est leur victime qui se trouve maintenant frappée de disgrâce ! (…) La chute de Wang Li est un événement lourd de signification. Wang Li était l’un des principaux porte-parole de la « Révolution culturelle », son écartement indique que la « Révolution culturelle » vient en fait d’abdiquer ses objectifs extrêmes, pour ne plus subsister que comme une étiquette collée sur une précaire coalition d’intérêts. (…) La « Révolution culturelle » ne pouvant être poursuivie, on annonce que sa victoire est accomplie. L’autorité de Mao lui-même est invoquée pour déclarer qu’ »au sein du prolétariat, il n’existe fondamentalement pas de conflits d’intérêt, et il n’y a dès lors aucune raison de voir s’y développer des factions rivales » (…) Les rebelles-révolutionnaires ne sont plus représentés directement dans les Comités révolutionnaires (…) il faut témoigner de mansuétude à l’égard des cadres fautifs ; pour qu’ils puissent réintégrer leur ancien poste, il suffit qu’ils aient pris conscience de leurs erreurs passées, et soient déterminés à suivre dorénavant la pensée de Mao Zedong. (…) Le Groupe de la « Révolution culturelle » ainsi mis en veilleuse, les Gardes rouges sont forcés de suspendre leurs activités, cependant que l’armée se trouve partout placée aux leviers de commande. La propagande s’emploie à soigner l’image des militaires (…) sur le thème : « l’armée aime le peuple, le peuple soutient l’armée ». (…) Etrange « prise de pouvoir » qui consiste à remettre le pouvoir à ceux qui le possédaient déjà, étrange « révolution » qui dénie tout pouvoir aux révolutionnaires, pour consolider l’autorité des représentants de l’ordre traditionnel : la bureaucratie du Parti, l’armée et la police. (…) Mais en trahissant ainsi tous les objectifs déclarés de la « Révolution culturelle », les autorités maoïstes ne font qu’enflammer plus encore la fureur de l’ « extrême gauche » qui, en province, s’obstine dans son combat désespéré. C’est ainsi que de vives échauffourées continuent à se produire un peu partout (Liaoning, Hunan, Sichuan, Guangdong, Guizhou et Yunnan). (…) La façon sommaire et impitoyable, dont les autorités ont maintenant entrepris de traiter tous les fauteurs de troubles, traduit leur inquiétude devant ce dangereux affaiblissement de discipline qui pourrait devenir propice au développement d’une activité politique clandestine. (…) Le régime n’a jamais été plus vulnérable qu’il ne l’est aujourd’hui : une seule étincelle – c’est-à-dire un seul cri de ralliement révolutionnaire qui serait lancé par une poignée d’hommes nouveaux – suffirait à tout faire sauter. (…) Lors du premier mai, il n’y a pas eu de défilé à Pékin (…) Cette suppression de défilé, sans précédent dans les annales du régime, est vraiment surprenante, surtout au moment où l’on veut faire croire que la « Révolution culturelle » a déjà remporté sa « victoire décisive ». Pareille dérogation à l’usage établi n’a pu être décidée sans raison grave : il semble en fait que les autorités maoïstes ne soient même plus certaines de pouvoir entièrement contrôler la situation dans la capitale. (…) Les effectifs de l’armée pour l’ensemble du pays seront augmentés cette année d’une levée extraordinaire de 600.000 hommes. (…) A la fin de juillet, le glas se mit à sonner pour les derniers survivants de l’activisme révolutionnaire, avec l’ordre donné aux « groupes ouvriers-soldats de propagande de la pensée Mao Zedong » d’occuper les universités et d’y procéder à un nettoyage général. (…) ordre est intimé aux Gardes rouges de se soumettre entièrement. (…) Un mouvement de transplantation de certaines couches de la population urbaine vers les campagnes est en train de se développer dans la Chine entière avec une ampleur sans précédent. (…) La toute dernière instruction de Mao : « Il est très nécessaire que la jeunesse intellectuelle se rende dans les villages et reçoive une rééducation de la part des paysans pauvres et moyens-inférieurs. » (…) Il ne s’agit pas d’une période temporaire de rééducation, mais bien d’une installation définitive. Le groupe principalement visé est la jeunesse étudiante à partir de l’âge de quinze ans. Sont également concernés les intellectuels en général, et, en particulier, les enseignants, les médecins et le personnel infirmier. (…) Prévenir la formation d’élites urbaines, réduire l’écart entre les villes et les campagnes, résoudre le problème du chômage urbain et de l’approvisionnement des villes en produits agricoles, réduire le nombre des consommateurs urbains non productifs, en les transformant en main d’œuvre agricole, briser et disperser les noyaux oppositionnels des villes, faire éclater les vieux cadres sociaux en brisant les liens de famille et de terroir. (…) Pour les citadins, ce départ sans espoir de retour vers des villages lointains, où les conditions de vie sont encore très primitives, est ressenti comme un exil et un châtiment. Du côté des paysans qui doivent les accueillir, le mécontentement n’est pas moindre : ces nouveaux venus démoralisés et dépourvus d’expérience, plutôt que des auxiliaires, représentent d’abord des bouches supplémentaires à nourrir, des parasites qu’il faut loger et entretenir, bref un accroissement de charge pour les villages. L’assemblée provinciale des délégués du Parti en préparation du 9e congrès (…) : « Tout récemment, l’ennemi de classe a repris à son compte le mot d’ordre révolutionnaire « lutter contre la restauration du passé » et s’en est servi pour faire dévier l’orientation de la lutte et retourner le fer de lance contre les groupes ouvriers de propagande de la pensée Mao Zedong, contre l’armée de libération et contre les nouveaux membres des Comités révolutionnaires (…) C’est le fait d’individus d’extrême gauche : arrogants, ils se parent de leurs anciens mérites révolutionnaires pour se dispenser de toute contribution présente ; ils luttent pour leurs petites cliques personnelles, substituent les sentiments à la politique (…) Dès que les masses se saisissent d’un mauvais élément, ils plaident en faveur de celui-ci, disent « qu’on ne doit pas traiter ainsi un ancien compagnon de lutte ». Ils sèment la zizanie dans les rangs révolutionnaires, excitent les masses contre les masses, font dévier l’orientation de la lutte. (…) Les tâches les plus importantes pour le moment sont de purifier nos rangs de manière à jeter une base solide pour la rectification et la reconstruction du Parti, soutenir l’armée, consolider l’armée et les masses, s’inspirer de l’exemple de l’armée. » Ce remarquable texte est si parfaitement éclairant dans sa description qu’il se passe de commentaire. On pourrait simplement le sous-titrer, comme le reste de la « Révolution culturelle » tout entière : « La maoïsme contre la révolution ».
« Dans la plupart des provinces, la formule du Comité révolutionnaire finissait par équivaloir ainsi à une prise en charge par l’armée (commandement de la région militaire) de l’ensemble des rouages politico-administratifs. Les organisations « rebelles » se voyaient pratiquement écartées du pouvoir, voire même brutalement écrasées et la « révolution culturelle » se trouvait ainsi vidée de son contenu originel. »
« Un texte d’avertissement que le Comité central a lancé à la province de Shangxi (…) : une petite poignée d’ennemis de classe et d’éléments mauvais se sont insinués parmi les organisations de masse, ont eu recours à des méthodes de fonctionnalisme capitaliste pour aveugler une partie des masses et refuser d’accepter les ordres (…) il excitent ou menacent les ouvriers pour qu’ils interrompent le travail et arrêtent la production, incitent les paysans à descendre en ville pour y créer des échauffourées, sabotent la production agricole et industrielle (…) l’armée les encerclera, les poursuivra et les arrêtera. (…) En ce qui concerne les individus dépravés qui excitent les ouvriers pour qu’ils désertent la production et leur poste de travail, ils seront punis conformément à la loi. En ce qui concerne les masses qui, aveuglées par les mensonges, ont quitté la production et leurs postes de travail, il faut procéder à leur éducation et les pousser à regagner leurs postes. A dater du jour de la publication de cet avertissement, ceux qui auront laissé s’écouler plus d’un mois sans regagner leur travail en usine ou au bureau, veront leur salaire suspendu. »
« L’entreprise de reconstruction du parti dans le pays entier s’est faite au bénéfice de la vieille garde bureaucratique partout réhabilitée et de l’armée toujours plus influente. (…) Ainsi, un homme comme Zao Ziyang par exemple, ex-premier secrétaire du Comité provincial du Parti pour le Guandong en février 1968. Lors de l’inauguration du Comité révolutionnaire du Guandong, il fut publiquement dénoncé comme l’ »agent du Krouchtchev chinois » (…) Il vient maintenant de refaire surface comme secrétaire du nouveau comité du Parti en Mongolie intérieure. Les exemples de cet ordre pourraient être multipliés à l’infini : ainsi au Guangxi, Wei Gaoqing, personnellement responsables de grands massacres de rebelles-révolutionnaires dans cette province (massacres qui en 1968 firent 100.000 morts et détruisirent la plus grande partie de la ville de Wuzhou) est devenu maintenant le premier secrétaire du nouveau Comité provincial du parti. »
1966 : la « Révolution culturelle »
Véritablement isolée, obligée de « compter sur ses propres forces » alors qu’elle pâtit d’un retard technologique important et des conséquences désastreuses du Grand Bond, la Chine voit ses contradictions internes pousser au paroxysme. C’est la forme même du « maoïsme » qui est remise en question.
C’est fin 1965 que la crise éclate avec la Révolution Culturelle, qui n’a eu de culturel que le prétexte initial.
Déjà à partir de 1963, la pression de l’isolement international de la Chine a accentué les divisions à l’intérieur de la classe dirigeante chinoise.
Bien plus que sur les choix proprement économiques, les tiraillements s’expriment dans les questions militaires et sur l’attitude à adopter face à la guerre du Vietnam, entre des concessions à l’URSS et un nationalisme chinois intransigeant prôné par Mao.
En effet, comme de nouvelles aventures économiques dans le style du Grand Bond en avant sont exclues, l’offensive de Mao pour prolonger un « maoïsme » ébranlé privilégie cet axe nationaliste. La conception populiste de l’armée est ainsi diffusée par Lin Biao (placé dès 1959 par Mao au poste de Ministre de la Défense après la destitution de Peng Duhaï) dans un opuscule publié en 1965 sur la « guerre populaire », idéologie qu’il n’a cessé d’implanter dans l’armée en 1960-62.
A l’opposé, la conception d’une armée « professionnaliste » implique un rapprochement avec l’URSS et une entrée en guerre de la Chine aux côtés de l’URSS au Vietnam (alors que Mao rejette la demande d’Ho Chi Minh de considérer les propositions soviétiques d’intervention commune). C’est la conception de Peng Duhaï, reprise par le chef d’Etat-major général Luo Ruiqing.
Il est caractéristique que la Révolution culturelle a démarré véritablement par un coup d’Etat militaire à l’instigation de Mao. Début 1966, Lin Biao fait arrêter le chef d’Etat major général Luo Ruiqing éliminé en coulisse. C’est ensuite dans le journal de l’armée que paraissent les deux premiers articles marquants de la Révolution Culturelle.
L’éclatement de la Révolution Culturelle exprime la crise de perspective qui divise la classe dirigeante chinoise, crise exacerbée par l’isolement international et la rupture économique et technique avec l’URSS. Mais elle traduit aussi la nécessité de détourner les aspirations révolutionnaires des masses, de la jeunesse en particulier, mais aussi sans doute d’une partie de la classe ouvrière, à qui on désigne des victimes expiatoires, au plus haut sommet du régime, pour essayer de sauver le régime lui-même. Et pour les détourner, on les a opposé les uns aux autres : la révolte de la jeunesse a été utilisée contre celle de la classe ouvrière et vice-versa. La Révolution Culturelle n’aurait pas eu cette ampleur si elle n’avait pas été aussi le détournement de risques révolutionnaires.
La Révolution Culturelle a été initiée par la tentative de re-prise du pouvoir par Mao, en minorité au sein de la classe dirigeante chinoise suite à la catastrophe du Grand Bond. Mais en définitive, dix ans de Révolution Culturelle n’ont pas permis à Mao de faire triompher un maoïsme déjà fortement ébranlé et dépassé.
Dans sa lutte d’appareil, Mao n’a pas eu de base sociale. Au début, seule une fraction de l’armée lui était acquise. C’est pour cela que Mao a dû mobiliser les Gardes Rouges, qui ne constituaient pas pour autant une base sociale mais une jeunesse manipulée. Au bout d’un an à peine, Mao est obligé de faire appel à l’armée contre les Gardes Rouges pour maintenir l’ordre, et finalement la Révolution culturelle conduit à un renforcement sans précédent du pouvoir de l’armée en Chine, au détriment même de l’appareil du Parti.
La Révolution Culturelle a donc constitué une dernière fuite en avant de Mao, qui s’est lancé dans cette reconquête désespérée du pouvoir, avec toutes les conséquences imprévues d’une telle aventure. En effet, manipuler les masses ne signifie pas que Mao en gardait le contrôle, mais qu’il était obligé de détourner en permanence leur révolte vers de nouveaux exutoires, d’alterner démagogie et répression à leur égard. Comme la révolte des masses (de la jeunesse, jeunesse pauvre comprise) n’a jamais réussi à cibler le régime tout entier, elle s’est enfoncée dans un cycle de violences d’autant plus déchirantes qu’elles étaient sans perspective.
La révolte sans perspective des masses, alliée à l’impuissance de la classe dirigeante à trouver une solution politique stable a donc plongé le pays dans des convulsions douloureuses pendant 10 ans. Car ce n’est qu’en 1976 après la mort de Mao que les derniers avatars de la Révolution culturelle sont éliminés avec la liquidation au sommet de la « Bande des Quatre ».
Il est remarquable que 10 ans de Révolution Culturelle n’ont pas eu pour objet contester sérieusement les nouvelles orientations économiques initiées dès 1962 par Liu Shaoqi et Deng Xiaoping en faveur de la propriété privée. Il est remarquable en particulier que l’essor du privé dans les campagnes se soit fait précisément à cette époque !
Les efforts économiques de la Chine envers et contre tout sont illustrés par l’explosion de la première bombe chinoise en octobre 1964, suivie d’une seconde en mai 1965, une troisième en mai 1966 (en pleine révolution culturelle).
D’autre part, c’est à l’occasion de la Révolution Culturelle que le nationalisme chinois a été réaffirmé avec force en opposition à l’URSS. Après les tensions militaires aux frontières en mars 1969 puis en août 1969 au Xinkiang, la menace d’une attaque soviétique semble imminente.
La Révolution Culturelle a donc été l’occasion de démontrer que la rupture sino-soviétique était irréversible. Aussi, il n’est pas si paradoxal que des experts américains aient envisagé dès 1966 de rectifier la politique des USA vis-à-vis de la Chine, et que les dirigeants américains ne se soient pas laissés abuser par la démagogie de la Révolution Culturelle quand ils reprennent les relations avec la Chine en 1971. L’isolement de la Chine prend fin en 1971 avec l’invitation faite aux pongistes américains, suivie de près en juillet 1971 par la visite de Nixon à Pékin.
Dans « Les habits neufs du président Mao » de Simon Leys :
« La « Révolution culturelle » qui n’eut de révolutionnaire que le nom, et de culturel que le prétexte tactique initial, fut une lutte pour le pouvoir. (…) Dans la suite de l’événement, un courant de masse authentiquement révolutionnaire se développa spontanément à la base, se traduisant par des mutineries militaires et par de vastes grèves ouvrières ; celles-ci, qui n’avaient pas été prévues au programme, furent impitoyablement écrasées. En Occident, certains commentateurs persistent à s’attacher littéralement à l’étiquette officielle et veulent prendre pour point de départ de leurs gloses le concept de « révolution de la culture » (…) Les maoïstes de Chine, eux, ne s’embarrassent pourtant plus de telles délicatesses : la définition de la « Révolution culturelle » comme une lutte pour s’emparer du pouvoir n’est en effet pas une création des adversaires du régime, c’est définition officielle proposée par Pékin
Dans « Bureaucratie, bagnes et business » de Hsi Hsuan-wou et Charles Reeve :
« Kouan Pou-Liao : Lorsqu’il prend le pouvoir, en 1949, le parti est déjà lié par un contrat implicite à la classe des paysans pauvres. C’est dans les zones rurales qu’il a bâti son soutien de masse, c’est là qu’il a puisé ses forces militantes. Au cours des années agitées de la prétendue révolution culturelle, lorsque l’armée et les maoïstes éprouvaient des difficultés à reprendre le contrôle de l’Etat, le parti a contracté une fois de plus une énorme dette envers la paysannerie. Lorsqu’en avril 1967, Mao mettait en garde contre « l’anarchisme (qui) dissous les objectifs de notre lutte et détourne son orientation générale » (Le Quotidien du peuple, 26 avril 1967), il se référait au danger que représentaient les groupes rebelles. Ces rebelles étaient en effet en passe de prendre la tête d’un mouvement social qui échappait de plus en plus au contrôle des forces bureaucratiques qui l’avaient déclenché. Les tendances maoïstes voulaient se servir de la révolution culturelle pour épurer et réformer le parti. Il n’était nullement question pour elles de le détruire, comme le proposaient les rebelles. Débordé sur sa gauche, Mao a ressorti sa vieille recette : « l’encerclement des villes par les campagnes ». (…) Cela signifiait que sa fraction dans le parti devait recruter des forces dans la paysannerie pour écraser l’ennemi : en l’espèce les tendances radicales qui émergeaient de l’agitation sociale urbaine. L’immense force réactionnaire des paysans devait être jetée dans la bataille à côté des tendances conservatrices du parti et de la bureaucratie syndicale. Les milices paysannes, solidement encadrées par les maoïstes, allaient prêter main forte à l’armée pour écraser les débordements.
Charles Reeve : Un participant actif de ce mouvement (Houa Lin-chan) a précisé, quelques années plus tard, les circonstances de l’affrontement : « En juillet 1967, Mao, voyant qu’il ne reprenait pas le contrôle des usines, a tout simplement envoyé l’armée contre les rebelles. Il y a eu des affrontements. Les militaires nous disaient : « Même si vous êtes majoritaires, que représentez-vous de l’ensemble de la Chine ? » Alors, nous nous sommes dit qu’il fallait convaincre les paysans de nous suivre. La tentative de mobilisation de « rebelles paysans » a été un échec total. (…) D’ailleurs, la féroce bataille dans laquelle s’est achevée la Révolution culturelle a, avant tout, opposé paysans et citadins. A Kouei-lin, 90% de la population était du côté des rebelles. Le parti ne pouvant reprendre la ville avec les 10% restants, il a dû mobiliser des dizaines de milliers de paysans ; chaque village devait envoyer son « détachement » qui était armé par le parti. » Aujourd’hui, lorsqu’il s’agit d’expliquer la « révolution culturelle », les médias et les intellectuels occidentaux restent complices de la classe dirigeante chinoise : ils reproduisent inlassablement la version fabriquée en Chine par les bureaucrates victorieux. (…)
Kouan Pou-liao : (…) Ce que l’on appelle aujourd’hui la révolution culturelle est, en fait, la contre-révolution qui a écrasé dans le sang les tendances dont les buts d’émancipation sociale allaient à l’encontre des intérêts de ceux qui avaient déclenché l’agitation. (…) La fin de la révolution culturelle avait ramené un certain calme dans les usines. Le massacre des rebelles par l’armée et par les milices paysannes avait sauvé le parti in extremis. Peu à peu, la terreur qui s’était abattue sur les villes chinoises s’était dissipée. (…) La poursuite des luttes politiques mobilisait surtout les cadres et les activistes de base du parti. La grande masse des travailleurs restait en dehors de cette agitation, attendant l’accalmie tout en tirant profit de la désorganisation bureaucratique pour survivre. (…) Les ouvriers vivaient enfermés dans les gigantesques complexes industriels. C’est en se repliant sur ces lourdes structures que la classe ouvrière chinoise avait réussi à se protéger des luttes au sein de la bureaucratie. Pendant toutes ces années, elle a sans cesse négocié son soutien passif aux lignes successives du parti, en échange de garanties sur le statut de l’ouvrier permanent, le bol de riz en fer sorti intact de tant d’années d’agitation et de luttes de pouvoir. »
« Houa Lin-chan : En Occident, on parle de gardes rouges comme si cela avait été un corps homogène. En Chine, quand quelqu’un se présente comme garde rouge, on lui demande aussitôt : Tu étais rebelle ou conservateur ? » (…) (Entre écoliers rebelles et ouvriers), il y avait de grands problèmes de communication qui tenaient au fait que nous ne connaissions pas la vie réelle des usines, les problèmes auxquels sont confrontés les travailleurs. »
https://www.matierevolution.fr/spip.php?article77
La rébellion ouvrière pendant la révolution culturelle
Avant d’examiner plus en détail la rébellion des travailleurs temporaires, il peut être utile de rappeler brièvement les événements des premiers mois de la Révolution culturelle, lorsque l’agitation ouvrière était à son apogée.
Shanghai était au centre des troubles ouvriers au début de la Révolution culturelle, mais le mouvement dans son ensemble a commencé en juin 1966 à Pékin. Sa première manifestation – les étudiants Gardes Rouges, qui apparurent ce mois-là dans les collèges et les universités – était dominée par les enfants des cadres de haut rang. Ces jeunes ont concentré leurs attaques contre les enseignants et les membres des anciennes élites culturelles et intellectuelles. Mao a donné sa bénédiction à ce mouvement, mais à partir d’août 1966, l’agenda et les objectifs ont commencé à changer, à mesure que d’autres étudiants, et finalement des travailleurs, entraient dans la mêlée. Certains chercheurs décrivent cette période comme la « Révolution culturelle populaire », qui a duré jusqu’à ce qu’une réaction négative des conservateurs commence sérieusement en janvier 1967.
Quelques semaines après le début du mouvement, le 18 août 1966, le Comité central du PCC a rendu une décision sur l’orientation du mouvement. la Révolution culturelle, marquant le passage de la purge des élites culturelles à une attaque contre les « routiers capitalistes au pouvoir au sein du Parti communiste ». La décision mettait l’accent sur le droit de former des organisations de masse. 31 L’une des premières personnalités à subir des pressions fut le président Liu Shaoqi, qui fut finalement purgé cet automne. La principale accusation portée contre Liu était d’avoir réprimé le mouvement étudiant au cours de l’été en envoyant des équipes de travail dans les universités pour freiner les activités de la Garde rouge.
De nombreux étudiants qui avaient été qualifiés de « droitiers » ou de « contre-révolutionnaires » par les équipes de travail ou les autorités scolaires à cette époque se sont battus pour leur réhabilitation. Sous le slogan « la rébellion est justifiée », toutes sortes de griefs contre les appareils locaux du parti ont commencé à être exprimés. Les groupes révolutionnaires ont pris en main l’interprétation de la pensée de Mao Zedong, au cœur de l’idéologie du PCC. Les organisations de masse ont publié dans leurs journaux des transcriptions non autorisées de discours et des citations de Mao et d’autres dirigeants centraux.
Au fil du temps, des organisations de masse conservatrices, également appelées « faction protectrice de l’empereur », se sont formées pour défendre les comités locaux du parti contre les rebelles. Les cadres locaux ont mobilisé les membres du PCC et de la Ligue de la jeunesse communiste, les militants syndicaux et les travailleurs fidèles. Certains « vieux » gardes rouges d’élite des premiers jours de la Révolution culturelle ont été désillusionnés en voyant le mouvement se retourner contre leurs parents à partir du mois d’août et ont donc soutenu les conservateurs. Cette démarche de rétablissement de l’ordre s’est accompagnée, en octobre, d’une nouvelle campagne contre « la ligne bourgeoise réactionnaire », c’est-à-dire la répression du mouvement rebelle par les autorités. Une révolte généralisée éclata contre les cadres dans tout le pays. Alors que les dissensions à l’égard des autorités locales grandissaient, le Comité central autorisa finalement les travailleurs à rejoindre la Révolution culturelle, à condition qu’ils le fassent en dehors des heures de travail. En conséquence, le mouvement s’est étendu à l’ensemble de la population urbaine.
Durant la « Révolution culturelle populaire », la capacité du gouvernement à contrôler le mouvement rebelle naissant a été mise à l’épreuve. Les jeunes qui avaient été envoyés à la campagne dans le cadre du programme « Haut à la montagne, descente aux villages » mandaté par le gouvernement central exigeaient d’être autorisés à retourner dans les villes. Beaucoup de ceux qui avaient souffert lors des campagnes d’avant 1966 cherchaient à se réhabiliter, et les groupes défavorisés « détournèrent » la rébellion pour promouvoir leurs propres intérêts économiques et politiques. À Shanghai en particulier, les travailleurs temporaires ont joué un rôle majeur dans la Révolution culturelle, réclamant des postes sûrs et permanents dans les entreprises publiques. Les premières attaques contre les autorités locales de Shanghai furent menées par des étudiants, mais en novembre 1966, les travailleurs commencèrent à faire pression pour obtenir leur propre droit de former des organisations rebelles à l’échelle de la ville. Leur demande a été refusée et le 10 novembre, environ 1 000 travailleurs dirigés par le quartier général des travailleurs rebelles révolutionnaires de Wang Hongwen à Shanghai ont réquisitionné un train et sont partis pour Pékin pour adresser une pétition au gouvernement central. Ils ont été arrêtés à Anting, dans la banlieue de Shanghai, et leur refus de débarquer a entraîné l’arrêt de tout le trafic sur la ligne de Pékin pendant plus de 31 heures. Alors que l’incident d’Anting se déroulait, le maire de Shanghai, Cao Duiqi, a exigé que les travailleurs retournent immédiatement dans leurs unités. Les rebelles de Wang ont refusé de reculer jusqu’à ce que leurs revendications soient satisfaites : la reconnaissance de leurs organisations de masse et la reconnaissance de la légalité de leurs actions. Ils ont également exigé des critiques publiques à l’égard de Cao Duiqi et de la gestion du conflit par les autorités supérieures. 33 Zhang Chunqiao, le négociateur envoyé par le Groupe dirigeant de la Révolution culturelle de Pékin, a finalement approuvé les demandes des rebelles avec le soutien de Mao.
L’incident d’Anting a montré que la pression populaire pouvait persuader la direction du PCC de s’allier aux rebelles contre les autorités locales du parti, même dans la ville industrielle la plus importante du pays. Seuls quelques milliers de travailleurs avaient rejoint la rébellion initiale de Shanghai. Cependant, après le succès d’Anting, les organisations de travailleurs rebelles d’autres villes se sont enhardies et nombre d’entre elles ont réclamé une reconnaissance officielle. Le 12 décembre, le Comité central a déclaré le droit des travailleurs de participer à la Révolution culturelle et de former leurs propres organisations de masse, à condition que la production ne soit pas perturbée. 34 Pour la première fois depuis 1949, la direction centrale reconnut les organisations ouvrières indépendantes qui n’étaient pas intégrées à l’appareil d’État. Cela aurait pu représenter une opportunité de progrès en matière de droits des travailleurs, mais le changement n’a pas duré longtemps. 35Il convient de noter que de nombreux travailleurs restaient méfiants à l’égard des forces rebelles : entre novembre et fin décembre, la direction du parti à Shanghai a réussi à mobiliser un nombre important de travailleurs dans une contre-attaque des gardes écarlates conservateurs. Un autre point crucial à noter est que les mouvements rebelles étudiants et ouvriers s’appuyaient sur des données démographiques très différentes. Contrairement à nombre de leurs homologues étudiants, les travailleurs rebelles jouissaient souvent d’un bon statut de classe et bon nombre d’entre eux avaient été membres du parti avant 1966. À partir d’août 1966, bon nombre d’étudiants rebelles étaient les enfants d’intellectuels et de capitalistes – victimes des politiques précédentes. des purges qui avaient beaucoup à gagner d’un bouleversement de l’ordre politique. En revanche, les travailleurs industriels « à l’intérieur du système » constituaient l’un des groupes les plus privilégiés en Chine.
Pourquoi, alors, les travailleurs permanents ont-ils participé ? Sans aucun doute, certains avaient des griefs contre le système d’une manière ou d’une autre, et la Révolution culturelle a offert une rare opportunité de les exprimer. En fait, la principale revendication des travailleurs permanents rebelles de Shanghai était le droit de participer à la Révolution, car cela leur offrirait la possibilité d’améliorer leur statut politique par la performance. Dans la Chine maoïste, l’accès à l’adhésion à un parti ou à l’armée, à l’enseignement supérieur et au statut social au sein de la société était lié au statut de classe, aux antécédents familiaux et aux performances politiques. Les gens ne pouvaient pas faire grand-chose pour changer leur statut de classe officiel ou leurs antécédents familiaux, mais ils pouvaient améliorer l’évaluation de leurs performances par le parti en s’engageant dans l’activisme politique. La mesure dans laquelle la rébellion visait à élever son statut politique est apparue clairement après que le mouvement, dirigé par le Quartier général des travailleurs rebelles de Wang Hongwen, a pris le pouvoir des autorités municipales en janvier 1967. À partir de ce moment, les militants des jours grisants de la L’incident d’Anting a commencé à revendiquer l’étiquette de « vieux rebelles », ce qui signifie qu’ils avaient attaqué les autorités alors qu’il était dangereux de le faire et que le sort des groupes rebelles était resté incertain. Ce privilège d’une participation précoce rappelait la vantardise des « cadres révolutionnaires » d’avant 1949, d’avoir rejoint le parti avant que sa victoire ne soit assurée. La Révolution culturelle a offert à ceux qui sont nés trop tard pour être révolutionnaires la possibilité de poser leurs propres actes d’audace politique. Pour les travailleurs permanents, l’objectif principal était donc la participation plutôt que toute critique de la catégorisation ou du système de statut de classe.
Les paragraphes qui précèdent n’ont donné qu’un aperçu des multiples intérêts concurrents à l’œuvre entre les factions conservatrices et rebelles au cours de la « Révolution culturelle populaire ». Pour Mao et les autres dirigeants du PCC, les alliances complexes et changeantes de cette période présentaient un sérieux problème. Les dirigeants se sont retrouvés dans la position peu enviable de tenter de propulser certains aspects du mouvement tout en en limitant d’autres. Les dirigeants restaient désireux d’exploiter l’énergie des masses, mais dans le même temps ils craignaient que des grèves généralisées et des luttes intestines entre factions ne mettent en danger le développement économique.
Plus grave encore, du point de vue de la Centrale du Parti, les tentatives des organisations rebelles de se coordonner au niveau national représentaient un défi potentiel au monopole du PCC sur le pouvoir d’État. C’était – comme c’est toujours le cas aujourd’hui – une ligne qui ne pouvait être franchie. À la fin de 1966, le gouvernement central avait mis fin aux soi-disant « grands liens » entre groupes rebelles, ainsi qu’aux voyages gratuits en train qui permettaient aux Gardes rouges de se connecter facilement avec des groupes éloignés de chez eux. Le slogan de l’époque, le double slogan « Saisir la révolution, promouvoir la production », donnait une idée de l’équilibre que la direction du parti tentait d’atteindre. Les travailleurs temporaires, les soldats en service actif, le personnel de la sécurité publique et les détenus des camps de travail ont été interdits de former leurs propres organisations rebelles ; l’occupation des archives et des bureaux de la sécurité publique a également été interdite. La « Révolution culturelle populaire » a pris fin et les organisations rebelles ont réorienté leur attention vers un objectif acceptable pour les dirigeants : « prendre le pouvoir » aux mains de responsables locaux suspects.
Le témoignage d’une organisation d’ouvriers rebelles durant la Révolution culturelle
En juin 1967, alors que la Révolution culturelle battait son plein, Mao Zedong déclarait : « Le contingent des ouvriers à Shanghai est plutôt bon, c’est pourquoi le comité central du Parti ne se fait pas d’inquiétude quant à la situation de la ville1. » Si le président Mao pouvait tenir de tels propos, c’est parce que les ouvriers de Shanghai étaient alors représentés par le Quartier général des ouvriers révolutionnaires-rebelles2 de Shanghai (Shanghai gongren geming zaofan zong siling bu 上海工人革命造反總司令部), abrégé ci-après en Quartier général ouvrier (Gong zong si 工總司) ou QGO. Celui-ci fut l’organisation rebelle d’ouvriers la plus influente de la Révolution culturelle ; son leader, Wang Hongwen 王洪文3, sera nommé plus tard vice-président du comité central du Parti communiste chinois, et formé par Mao Zedong comme un candidat à sa succession.
L’existence de ce Quartier général ouvrier confère à la Révolution culturelle, telle qu’elle se déroula à Shanghai, certaines spécificités par rapport à ce qui la caractérisa ailleurs. Elle représente en soi un sujet de la plus haute importance pour les recherches sur cet épisode majeur de l’histoire chinoise. Jusqu’à présent, l’étude du QGO s’est appuyée principalement sur deux types de matériaux : les tracts, journaux, affiches et placards de l’époque, d’une part, et, d’autre part, les textes de confession rédigés par les parties concernées après la Révolution culturelle. Quoique très significatifs, ces documents présentent des défauts évidents : les premiers, qui dans un contexte politique de légitimation de la rébellion — comme le clame le slogan : « il est juste de se rebeller » (zaofan you li 造反有理) — accentuent voire exagèrent l’esprit rebelle et les exploits militaires éclatants du QGO, visent à mettre en valeur ce dernier comme « glorieuse image » des rebelles ; les seconds sont les aveux rédigés durant la période de leur détention et de leur procès par les membres principaux du même QGO, considérés après la Révolution culturelle comme des criminels. En raison d’une empreinte historique évidente et d’une forte dimension subjective, ces documents revêtent un caractère tendancieux manifeste. C’est pourquoi il paraît nécessaire, pour progresser dans l’étude du QGO, d’explorer d’autres matériaux.
À cet égard, les Notes de travail (Gongzuo biji 工作筆記) de Ye Changming 葉昌明 apparaissent comme une source capitale d’informations pour l’étude du QGO au début de la Révolution culturelle. Ye Changming, né en mars 1944, était au moment du lancement de la Révolution culturelle employé de laboratoire à l’Institut de recherche sur les fibres synthétiques de Shanghai. Durant les dix premiers jours de novembre 1966, il prit part à la fondation du Quartier général des ouvriers révolutionnaires rebelles de Shanghai, siégeant à son comité permanent et devenant ainsi l’un de ses membres principaux. Il a laissé cinq cahiers de notes de travail, qui couvrent une période de presque huit mois et demi — du 12 novembre 1966 au 24 juillet 1967 — et comptent quelque 130000 mots.
L’assemblée inaugurale du QGO se tint le 9 novembre 1966 ; ses structures organisationnelles étant alors encore incomplètes, aucun compte-rendu officiel n’en a été dressé. Par conséquent, du seul point de vue chronologique, les notes de travail rédigées par Ye Changming dès le quatrième jour qui suivit cette séance inaugurale ont une valeur historique irremplaçable. Intimement liées à un contexte de travail, elles enregistrent en temps réel les discours des dirigeants, les propos tenus lors des assemblées, les résultats des discussions ou les décisions prises à leur issue, les réactions des autres interlocuteurs, ou encore la situation des structures et du personnel au sein du bureau principal ou des organisations subordonnées, etc. Plus proches de la réalité que les différents tracts, affiches, placards et autres documents de l’époque, elles revêtent de ce point de vue-là également une valeur historique différente, et supérieure si l’on s’attache à la connaissance des faits proprement dits.
Qu’il s’agisse du siège du QGO, de ses principaux responsables ou encore de ses relations avec les autres organisations rebelles, les Notes de travail fournissent ainsi de nombreux matériaux de première main sur les différents aspects de Shanghai au début de la Révolution culturelle. Or, un certain nombre de ces matériaux ne sont pas évoqués dans les récits et analyses disponibles, ou le sont de manière fautive. Leur utilisation pleine et rigoureuse reste à faire et devrait ouvrir une nouvelle fenêtre de compréhension des mouvements d’alors.
Le siège principal du QGO au début des insurrections
Les récits historiques dont nous disposons actuellement ne font pas état de l’action du bureau principal du QGO aux premiers temps de la fondation de ce dernier. Le 14 novembre, c’est-à-dire cinq jours après l’assemblée inaugurale, une réunion eut lieu au siège du mouvement, situé 691 rue Julu (巨鹿). Alors qu’aucune trace écrite de cette réunion ne figure dans les Comptes-rendus des luttes du quartier général des ouvriers rebelles révolutionnaires de Shanghai (Shanghai gongren geming zaofan zongsilingbu douzheng jiyao 上海工人革命造反總司令部鬥爭紀要), rédigés par les soins du QGO durant l’année 19674, ni dans les autres récits disponibles, il est en revanche relaté dans les Notes de travail que ce soir-là, à vingt heures, une « réunion de masse » se tint au bureau principal. Selon Ye Changming — à s’en rapporter à l’expression de ses souvenirs bien des années plus tard —, ce qu’on appelait réunion de masse désignait une assemblée à laquelle tous les hommes présents au bureau principal pouvaient prendre part5. Les Notes de travail consignent les trente-sept « remarques » formulées au cours de cette réunion.
Un grand nombre de ces remarques concrétisent une insatisfaction à l’égard du commandement principal :
Le bureau principal est incapable de mobiliser les masses, il n’a fait qu’imparfaitement son travail. (Seizième remarque.)
Les cinq délégués du bureau principal ne s’accordent pas dans leurs propositions et agissent sans concertation, ce qui n’est pas sans causer de dommages. (Vingt et unième remarque.)
D’autres voix s’élevèrent contre un changement de personnel du bureau principal :
Si les membres fondateurs sont remplacés, qui vous reconnaîtra ? (Dix-septième remarque.)
Certains encore formulent des propositions pour renforcer le bureau principal :
Ses membres doivent être soumis à un examen rigoureux, il ne faut pas se laisser duper par des « pickpockets politiques » (zhengzhi pashou 政治扒手). (Cinquième remarque.)
Le bureau principal doit délivrer des permis de travail spéciaux pour empêcher l’intrusion de mauvais éléments. (Vingt-huitième remarque.)
Certains établissent les critères auxquels doivent satisfaire les dirigeants :
Le noyau dirigeant doit être celui qui a le moins peur de se rebeller. (Trente et unième remarque.)
Seuls ceux qui tiennent bon contre vents et marées sont dignes de nous diriger, seuls les plus fermes gauchistes révolutionnaires peuvent endosser la fonction de chefs. (Vingt-cinquième remarque.)
D’autres encore donnent leur avis sur les tâches du moment :
Préparer l’assemblée générale pour l’autocritique de Cao Diqiu [maire de Shanghai]. (Première remarque.)
La tâche centrale devrait être de tirer pleinement avantage des cinq points de Zhang Chunqiao, de diffuser largement des documents écrits, de réfuter le télégramme de Chen Boda. Le plus tôt sera le mieux. (Sixième remarque.)
Dévoiler au grand jour les conduites mensongères du comité municipal. (Septième remarque.)
À la lecture de ces trente-sept remarques, on imagine aisément le chahut qui régnait durant la séance et la disparité des points de vue, reflétant le désordre du commandement général aux débuts de sa mise en place. Toutefois, ces ouvriers rebelles se montraient extrêmement vigilants à l’égard des risques de confusion, insistant à maintes reprises sur l’importance de se prémunir contre les « méchants » et les « pickpockets politiques », ou soulignant la nécessité de « procéder à une réorganisation », d’« épurer les rangs » :
Dans les rangs de notre équipe il faut clarifier l’appartenance de classe et les conceptions révolutionnaires de chacun.
Souligner « l’appartenance de classe » était un réflexe de pensée très répandu à l’époque. Selon les Notes de travail, à l’enregistrement des personnes qui arrivaient au siège principal pour rapporter une situation, sont inscrites en premier lieu leurs origines familiales et appartenance de classe. Ainsi, il fut décidé que le service d’ordre du QGO devait être assuré par les militaires démobilisés et reconvertis6.
L’incident d’Anting7 (Anting shijian 安亭事件) est généralement considéré comme le point de départ de l’alliance entre le QGO et Zhang Chunqiao 張春橋8. Mais les Notes de travail révèlent qu’à l’issue de l’incident, les ouvriers rebelles n’avaient pas entièrement confiance en ce dernier, et étaient d’autant moins disposés à suivre aveuglément toutes ses recommandations. Dès leur retour d’Anting à Shanghai, Wang Hongwen, Pan Guoping 潘國平, Ye Changming et les autres leaders du QGO se réunirent pour discuter de la suite des opérations. Un des points était de « “ne pas lâcher” Zhang Chunqiao, afin qu’il reconnaisse leur organisation et leur mouvement comme révolutionnaires », montrant qu’ils ne croyaient pas encore complètement la promesse verbale que Zhang leur avait faite à Anting, et craignaient qu’il ne se rétracte lors de son retour à Shanghai9. Même après la signature formelle des « cinq demandes » (wu xiang yaoqiu 五項要求) par Zhang Chunqiao le 13 novembre après-midi, certains des ouvriers rebelles restaient sceptiques et le soupçonnaient de « venir à Shanghai avec l’intention de comploter10 ». Ce comportement illustre la prégnance du mot d’ordre « douter de tout » (huaiyi yiqie 懷疑一切) chez les ouvriers rebelles, et la complexité induite sur les relations entre Zhang Chunqiao et ces derniers.
Au moment de la fondation du QGO, la structure organisationnelle de son bureau principal était encore incomplète et la composition de son personnel très instable ; en raison du manque de documents écrits, les seuls récits dont nous disposons aujourd’hui sur ce point reposent sur des souvenirs parfois très largement postérieurs aux faits, de sorte que différentes versions coexistent, comme c’est le cas notamment pour la liste des sept membres du comité permanent. Les Notes de travail livrent trois listes de la structure du bureau principal et du personnel pour la période qui s’étend de la mi-novembre 1966 à la fin de l’année. Ces trois listes, qui consignent de manière précise et exhaustive la structure organisationnelle et la composition du personnel du QGO à ses débuts, ainsi que certains changements survenus par la suite, représentent un matériau de la plus haute importance quant à l’état de l’organisation aux premiers temps de sa création.
Les Notes de travail ont également enregistré un grand nombre de coordonnées d’agents de liaison des organisations rebelles, jusqu’au numéro de téléphone des dirigeants du bureau Est-Chine11 (Huadong ju 華東局) ou du comité du parti de la ville de Shanghai (Shanghai shiwei 上海市委) comme Wei Wenbo 魏文伯, Liang Guobin 梁國斌, etc. Elles peuvent à ce titre être considérées comme un véritable « diagramme de communication » des rebelles de Shanghai au début de la Révolution culturelle.
Discours révolutionnaire des rebelles
Après l’affaire d’Anting, à l’issue de laquelle Zhang Chunqiao accepta les « cinq demandes » (wu tiao yaoqiu 五条要求) qui permirent au QGO de devenir une organisation municipale d’ouvriers rebelles officiellement reconnue, ce dernier se rebella contre la « ligne réactionnaire bourgeoise » (zichan jieji fandong luxian 資產階級反動路綫) des autorités municipales de Shanghai ; dans le même temps, il prêta la plus haute attention aux problèmes inhérents au bureau principal à ce stade initial. Tandis que les récits historiques disponibles sont lacunaires sur ce point, les Notes de travail fournissent de très précieux renseignements.
Le 26 novembre, c’est-à-dire deux semaines après l’incident d’Anting et la fondation consécutive du QGO, celui-ci tint sa première séance de « rectification interne », au cours de laquelle, selon les termes de l’époque, on développa la « critique » et l’« autocritique ». Outre les sept membres du comité permanent, les participants comprenaient les chefs des différentes organisations. Wang Hongwen, qui présidait la séance, déclara dès l’ouverture :
Il existe toutes sortes d’idées, il existe toutes sortes d’hommes ; il existe des pickpockets politiques. On ne peut pas participer aux mouvements révolutionnaires si l’on a par devers soi des pensées égoïstes et des considérations d’ordre personnel.
Dans la suite des interventions, Jiang Zhoufa 蔣周發, membre du comité permanent du QGO, déclare :
Le désordre règne au niveau du bureau principal, certains se disputent le pouvoir et ses avantages.
Puis il critique ceux qui :
à Nankin se repaissent de viande et de poisson, et prennent la voie du révisionnisme (zou xiuzheng zhuyi daolu 走修正主義道路). Les luttes internes pour le pouvoir jouent en notre défaveur auprès de l’opinion et nous valent les critiques des autres organisations rebelles.
Par « ceux qui à Nankin se repaissent de viande et de poisson », il faisait allusion à Dai Zuxiang 戴祖祥, le commandant du premier bataillon de retour du Nord12 (Beishang fan Hu yibingtuan 工總司北 上返滬一兵團).
Tout en critiquant Dai Zuxiang qui « se payait le luxe de manger de la viande et du poisson », Pan Guoping, deuxième chef du QGO, se justifie contre ceux qui l’accusent de porter un manteau militaire, de rouler en voiture ou encore d’avoir gardé pour son propre usage un camion entier d’effets personnels. Il propose que « l’accueil du Quartier général soit suspendu pendant trois jours, le temps de procéder à sa réorganisation interne ». Quant à Dai Zuxiang, dont tout le monde dénonce la conduite, il se défend en ces termes :
À Nankin je n’ai jamais roulé en voiture ; mon frère était malade et je l’ai conduit à l’hôpital, je n’avais pas un sou sur moi13.
On trouve dans les Notes de travail plusieurs comptes-rendus de ce genre. Ainsi, par exemple, les 2 et 4 avril, le QGO tient successivement deux séances de rectification interne, au cours desquelles les membres du commandement principal se livrent à l’examen de leurs pensées, de leur style de travail et de leur mode de vie, chacun procédant à son autocritique. Lors de sa prise de parole, Wang Hongwen déclare :
Le plus gros défaut du QGO après son établissement a été de relâcher le travail politico-idéologique et de ne pas lui apporter toute l’attention requise. Nos réflexions se concentrent sur les affaires militaires, mais nous n’avons aucune direction politique. Aux assemblées elles-mêmes la politique est très rarement abordée, moi-même j’ai omis de rappeler sa prééminence, de telle sorte que le bureau principal s’est trouvé entravé dans son travail. Je ne me suis pas soucié des progrès des camarades. […] En outre, je n’ai pas permis à la direction collective de jouer son rôle, sur de nombreuses questions j’ai pris des décisions arbitraires, sans consulter personne. Objectivement nous nous sommes peu consultés, subjectivement c’est moi qui avais le dernier mot, agissant seul, avec l’idée erronée que je ne pouvais pas faire confiance à mes camarades. Rarement le comité permanent a examiné et traité collectivement les problèmes ; le plus souvent je les ai tranchés individuellement. En somme, je n’ai pas été un bon chef d’équipe, je n’ai pas laissé au bras droit la possibilité de jouer son rôle.
Voici l’autocritique de Pan Guoping :
Je suis moi aussi responsable du problème de désordre dans l’organisation. […] J’avais dans l’idée de vivre dans le confort et l’opulence. […] En raison d’un certain changement de statut, ma mentalité elle aussi a sensiblement changé.
Chen Ada 陳阿大, un autre membre du comité permanent, déclare :
Je pêche par mon subjectivisme et ma partialité, et me montre volontiers impulsif. Après l’incident d’Anting, j’avais des doutes sur Wang [Hongwen] et Pan [Guoping] et me plaignais d’eux.
Au cours de la réunion, certains formulèrent non pas des autocritiques, mais des critiques dirigées contre d’autres. Ainsi Jiang Zhoufa déclare-t-il :
L’idéologie capitaliste s’est déjà manifestée dans les rangs du commandement général, comme on le voit par exemple avec ceux qui circulent en auto. […] Certains sont de grands gaspilleurs, ils vont manger au restaurant en voiture. […]
Jiang Zhoufa désignait ici sans le nommer Wang Hongwen. À l’époque, la garnison de Shanghai avait fait don au QGO d’une jeep en témoignage du soutien des troupes aux ouvriers rebelles. L’usage de cette unique voiture revint à Wang Hongwen, qui la prenait souvent depuis le QG sur le Bund pour aller manger à l’hôtel Yan’an, géré par les troupes aux abords du temple Jing’an.
Wang Hongwen ne chercha aucunement à se disculper contre l’accusation de Jiang Zhoufa et l’accepta humblement, reconnaissant :
Avant la tempête de janvier (yiyue geming 一月革命), ne possédant pas de voiture je circulais le plus souvent à pied ; lorsque par la suite nous avons disposé d’une voiture, je n’ai plus tellement eu envie de marcher : ma mentalité a changé.
Dans son bilan de ces deux séances de rectification, Kang Ningyi 康寧一, responsable de la brigade de soutien à la gauche, détachée de la garnison en poste à Shanghai, souligna deux points :
Premièrement, les changements survenus dans l’esprit des rebelles eux-mêmes :
Au sein du comité permanent et parmi les leaders de l’organisation, la pensée n’a pas suivi certains changements de position.
Nous ne devons jamais oublier les qualités propres de l’ouvrier.
Le caractère rebelle qui nous animait initialement a peu à peu disparu tandis que de mauvaises pratiques se développent.
Le second point concernait la cohésion interne et la formation d’une direction collective :
Aucune direction collective ne s’est constituée, chacun forme son propre clan, c’est là un grand danger. Personne ne tient compte de la situation dans son ensemble et ne réfléchit dans l’intérêt général de la Révolution14.
Les deux points soulignés par Kang Ningyi sont exactement ceux que le bureau principal du QGO, lors de plusieurs séances de rectification, préconisa de « rectifier », en particulier sur la question de la conservation des qualités ouvrières même après un changement de statut : le fait de rouler en voiture ou de manger de la viande et du poisson était considéré par les rebelles comme une « recherche de confort et d’opulence » de la part des « routiers du révisionnisme15 » (zou xiuzhengzhuyi daolu 走修正主義道路). Ces pratiques attiraient donc naturellement de vives critiques ; les blâmes et le mépris dont elles faisaient l’objet surpassaient même ceux formulés, sur le plan du travail, à l’encontre de lourds travers comme le développement des conduites autoritaires, des décisions arbitraires ou la formation de clans. Les informations livrées sur ce point par les Notes de travail rendent ainsi compte de la complexité et des nombreuses facettes de la pensée et de l’action des rebelles révolutionnaires de Shanghai au début de la Révolution culturelle.
Les récits historiques dont nous disposons mettent le plus souvent l’accent sur la dimension de « rébellion » (zaofan 造反), et trouvent généralement le mobile de cette dernière dans la répression exercée sur les ouvriers au niveau de l’unité de travail. En réalité, dans le contexte politique de l’époque, une authentique dimension « révolutionnaire » (geming 革命) subsistait, comme on le voit à travers les quelques exemples rappelés ci-dessus : ne pas relâcher sa vigilance quant aux changements de mentalité susceptibles de survenir suite à un changement de statut, ne jamais oublier de préserver les qualités propres de l’ouvrier ; a contrario, rouler en voiture devenait une marque symbolique de l’idéologie capitaliste. Cela montre que les discours révolutionnaires si répandus à l’époque n’étaient pas seulement de creuses paroles criées du bout des lèvres, mais de véritables « critères d’évaluation révolutionnaires » adoptés par la majorité des rebelles. Mais, d’autre part, quoique le discours révolutionnaire fût extrêmement en vogue, en l’absence de contraintes institutionnelles, les rebelles qui obtenaient du pouvoir avaient du mal à résister à ses tentations : c’est pourquoi les cas de « corruption par l’idéologie bourgeoise » (zichan jieji sixiang fushi 資 產階級思想腐蝕), tels que circuler en automobile, se rencontraient fréquemment…
La complexité intrinsèque des rebelles se manifestait également dans leur attitude à l’égard du Parti. Lorsque les rebelles se soulevèrent, ils avaient d’abord essentiellement pour cible les dirigeants du Parti et du gouvernement à l’intérieur de leur unité de travail même, avant de s’en prendre, au niveau de la municipalité de Shanghai puis du pays tout entier, aux grands du Parti « engagés dans la voie capitaliste » (zou zi pai 走資派). En attaquant et en critiquant ces derniers, les rebelles manifestaient leur mépris pour l’autorité des dirigeants du Parti et du gouvernement de leur propre localité et unité de travail. Cependant, le Parti conservait à leurs yeux une position éminente. Les Notes de travail de Ye Changming fournissent là aussi de précieuses informations. Lors de la première séance de rectification au siège du QGO qui se tint le 26 novembre 1966, un des présents qui s’exprimait au sujet du désordre interne du quartier général évoqua la « présence nécessaire de dirigeants du Parti » et préconisa de mobiliser les membres du parti « pour qu’ils prennent part au noyau dirigeant16 ». Et, en réalité, si Wang Hongwen put se distinguer parmi les pionniers des dix-sept usines et prendre la tête du QGO, c’est pour grande part à son affiliation au PCC qu’il le doit.
L’apparente contradiction entre l’insurrection contre les « routiers du capitalisme » au sein du Parti, d’une part, et, d’autre part, l’importance accordée aux dirigeants du Parti et la confiance conservée à ses membres, est précisément la clé qui permet de comprendre qu’au début de la Révolution culturelle, des millions d’étudiants et de ouvriers se soient engagés dans le mouvement avec la même ferveur. Cette conviction se maintiendra : lorsque, après la rectification du QGO en mai 1967, il sera question de muter des membres de la base pour renforcer le bureau principal, le statut de membre du Parti continuera de figurer comme un critère décisif dans le choix des personnes. Ainsi, si l’on reprend la liste des Notes de travail, sur les cinq hommes mutés, trois étaient affiliés au PCC ; parmi eux, Jin Zumin 金祖敏, muté depuis l’usine de machines électriques de Shanghai, entrera ainsi dans le cercle du pouvoir, et après la Révolution culturelle s’élèvera jusqu’au département de l’organisation du comité central du Parti (zhongyang zuzhi bu 中央組織部), où il occupera de hautes fonctions17.
Alors que les tracts, affiches et placards distribués dans la rue à l’époque ne font aucune mention des paroles prononcées par Wang Hongwen lors de la séance de rectification interne, les Notes de travail en rendent compte comme de véritables archives. Si le Wang Hongwen de l’époque occupait déjà la place éminente de commandant du QGO, il s’efforçait toujours lors des séances de rectification d’agir conformément aux « deux nécessités » énoncées par Mao et selon le discours révolutionnaire de l’époque ; c’est donc — du moins verbalement — sans chercher à dissimuler ses torts qu’il se livra à son autocritique concernant certaines conduites abusives (comme aller manger en voiture). Rien à voir avec l’arrogance et le faste dont il fera montre, après la Révolution culturelle, lors de son arrivée à Pékin au moment de la campagne contre la « Bande des Quatre18 » (siren bang 四人幫) — ce qui démontre une fois encore l’action corruptrice du pouvoir sur les hommes… Les nombreux passages concernant Wang Hongwen au sein des Notes de travail nous permettent d’observer de plus près le comportement dans les débuts de la Révolution culturelle de ce grand leader des ouvriers rebelles, dont Mao dira plus tard qu’il réunissait à lui seul les qualités de l’ouvrier, du paysan et du soldat, et qui sera nommé à ce titre vice-président du comité central du PCC. Par exemple, comme le QGO commémorait le 9 mai 1967, le sixième mois de sa fondation, l’organisation fit l’objet de critiques de la part de Xu Jingxian 徐景賢19, ainsi que dans l’éditorial du quotidien Wenhui (Wenhui bao 文匯報). Alors que ces critiques suscitèrent de nombreuses protestations parmi les membres du quartier général (par exemple chez Pan Guoping et d’autres), Wang Hongwen eut une réaction différente. Prenant la parole devant le QGO le 22 mai, il déclara :
Au vu des problèmes que nous avons récemment mis en lumière, on admettra que la critique du quotidien Wenhui est exacte. Il nous faut examiner nos erreurs et en faire la critique.
Il dénonça également quelques pensées erronées au sein de l’organisation, telles que l’arrogance et la vanité de certains, ou encore le manque de confiance à l’égard de Zhang Chunqiao et les velléités d’aller se plaindre de lui à Pékin20. À la différence de la plupart des autres ouvriers rebelles qui examinaient les problèmes du point de vue du QGO en lui-même, Wang Hongwen se montrait souvent capable de dépasser ce point de vue, témoignant sur le plan politique d’une maturité politique supérieure à la leur.
Les Notes de travail contiennent également de nombreux renseignements sur les autres chefs de file de l’organisation, comme par exemple Pan Guoping, qui tenait le deuxième rang sur la liste des dirigeants derrière Wang Hongwen. Durant les dix derniers jours de novembre 1966, Ye Changming note un certain nombre de remarques formulées à son sujet lors d’échanges privés entre gardes rouges et ouvriers rebelles :
Je portais initialement à Pan Guoping une profonde admiration, mais l’incident d’Anting et le désordre à la tête du Quartier général ouvrier ont radicalement changé ma perception.
Le 7 (novembre), j’ai réalisé que Pan Guoping n’était pas un vrai révolutionnaire ; il n’entretient de relations qu’avec ses amis proches. [Au moment de l’affaire d’Anting] il se trouvait dans le premier wagon, il était mieux logé et nourri que les autres, et circulait en voiture pour tous ses déplacements.
Pan s’est infiltré dans nos rangs.
Ces propos attestent que dès le début de sa mission à la tête des rebelles, Pan Guoping vit ses compétences et ses capacités morales remises en cause21. Les Notes de travail consignent encore un grand nombre de critiques à son encontre, portant essentiellement sur son style de vie. Par exemple :
On désapprouve que Pan Guoping se déplace en voiture et roule à toute vitesse22.
On constate une nouvelle fois que rouler en voiture est constamment perçu comme un indice de l’influence des idées capitalistes…
Diversité des rebelles et de leurs organisations
Lorsqu’il siégeait au bureau principal du QGO, à l’exception d’une courte période, Ye Changming était en charge de toutes sortes de tâches. Il s’occupait notamment de recevoir les nombreux ouvriers des usines de base23 venus rapporter un problème ou chercher du soutien. Les Notes de travail ont enregistré un grand nombre de situations rapportées par les ouvriers de base : ce sont donc une source d’information essentielle pour comprendre la situation des usines de base au début de la Révolution culturelle, et les raisons pour lesquelles les ouvriers se sont insurgés.
Ainsi par exemple, vers la mi-novembre 1966, un ouvrier de l’usine de teinturerie Yida répondant au nom de Xu se présente pour exposer une situation. Outre son nom, Ye Changming note les données suivantes : « Ouvrier, quatorze ans d’ancienneté. Origine de classe : employés du gouvernement illégitime24 ». Il lui avait visiblement demandé son appartenance de classe et ses antécédents familiaux, pratique qui était monnaie courante à l’époque. Ledit Xu expose son cas : considérant que les propos de Liu Shaoqi sur les luttes internes du Parti allaient à l’encontre de la pensée de Mao, il avait écrit au début de la Révolution culturelle un dazibao (大字報, « affiche en grands caractères »), mais son unité de travail lui avait collé l’étiquette de « contre-révolutionnaire » (fan geming 反革命) : c’est pourquoi il demandait à s’entretenir avec Zhang Chunqiao25.
Plus vers la fin novembre, une ouvrière de la manufacture de flanelle de Shanghai nommée Miao, issue d’une famille d’enfants-ouvriers, expose son cas : comme elle s’était rendue au comité municipal pour dénoncer le secrétaire du Parti de l’usine, ceux de l’usine lui avaient rasé les cheveux, puis l’avaient battue et fait défiler dans la rue, l’empêchant de dormir et de manger pendant deux jours et une nuit. Dix autres personnes de la même usine avaient comme elle été taxées de « contre-révolutionnaires »26.
Toujours à la même époque, un ouvrier de l’équipe de construction des bâtiments Changning, répondant au nom de Wang et issu d’une famille d’ouvriers, qui en 1953 avait écopé d’un an de sanctions pénales, vient exposer son cas : vers la fin juillet, il avait coécrit un dazibao dénonçant les dirigeants de son unité de travail ; découvert, il avait été démis de ses fonctions de chef des équipes de production et de l’étude, puis condamné aux travaux forcés sous surveillance. À la suite de cela, on l’avait encore rasé, mené ligoté dans la rue et blessé à la main ; début novembre il avait été conduit de force à la campagne, et c’est seulement après avoir été renvoyé de la campagne qu’il avait pu regagner son unité de travail27.
Toutes ces doléances se concentrent sur les deux derniers tiers de novembre ; les plaignants sont tous des auteurs de dazibao visant principalement les dirigeants de leur unité de travail, victimes à leur tour de la critique de ces derniers, et qualifiés de « contre-révolutionnaires ». On mesure ici les tensions qui pouvaient opposer les masses et une partie des dirigeants des unités de base. Ces plaignants considéraient le QGO comme leur sauveur désigné et venaient y chercher du soutien : voilà qui nous permet une compréhension plus intuitive du rôle pivot qu’il joua aux premiers temps de son existence.
Durant cette même période, nombreux aussi étaient les ouvriers des usines de base qui se rendaient siège du QGO non pas pour présenter leurs plaintes, mais pour réclamer des brassards : les demandes pouvaient aller de dix pour les petites structures à mille pour les grosses. Les ouvriers désiraient ardemment porter ces brassards rouges du QGO, qui faisaient d’eux d’authentiques rebelles, exactement de la même manière qu’au moment de la révolution de 1911, couper sa tresse faisait de vous un vrai révolutionnaire. Mais le siège de l’organisation distribuait ces brassards avec la plus grande circonspection, car, pour reprendre le mot de Ye Changming quelques décennies plus tard, donner un brassard était comme confier un mandat, cela signifiait l’entière reconnaissance par l’organisation d’une équipe de base rebelle.
Si le QGO était la plus grande organisation rebelle de Shanghai à l’époque, la ville comptait dans les différents secteurs professionnels bien d’autres organisations rebelles également, et en tout genre. Les Notes de travail conservent un nombre appréciable d’écrits sur les relations entre celles-ci et le QGO.
Le 26 mai 1967, conformément aux directives de Zhang Chunqiao, le QGO organisa une séance publique de rectification et enjoignit aux autres organisations rebelles de venir formuler leurs remarques : neuf organisations de niveau municipal appartenant à différents secteurs d’activité (finances et commerce, éducation, sciences et techniques, médecine, etc.) y assistèrent. En tant qu’organisation des ouvriers rebelles, le QGO aurait dû normalement circonscrire son champ d’action aux usines ; mais il avait également établi des organisations subordonnées dans les secteurs des finances et du commerce, des sciences et des techniques ou encore de l’enseignement primaire, occasionnant des désaccords avec d’autres organisations comme le Comité rebelle révolutionnaire du système du commerce et des finances de Shanghai (Shanghai caimao xitong geming zaofan weiyuanhui 上海財貿系統革命造 反委員會, abrév. cai ge hui 財革會), le Quartier général rebelle révolutionnaire des unités de recherche de Shanghai (Shanghai shi keyan danwei geming zaofan zong siling bu 上海市科研單位革命造 反總司令部, abrév. ke si 科司) ou le Quartier général rebelle de la coalition révolutionnaire de l’enseignement primaire de Shanghai (Shanghai xiaojiao geming lianhe zaofan zong siling bu 上海小教革 命聯合造反總司令部, abrév. xiaojiao si 小教司). Même dans les secteurs où il n’avait pas installé d’organisations affiliées, comme la sécurité publique, il entretenait avec les organisations propres de ces secteurs — en l’occurrence le Comité rebelle révolutionnaire du bureau de la sécurité publique de Shanghai (Shanghai shi gonganju geming zaofan weiyuanhui 上海市公安局革命造反委員會, abrév. gong ge hui 公革會) — des relations tendues.
De façon générale, ces organisations manifestèrent du mécontentement à l’égard du QGO qui intervenait dans leur propre secteur, et l’accusèrent de « chauvinisme ». Ainsi le Comité révolutionnaire du commerce et des finances dénonça-t-il son « autoritarisme » et lui reprocha-t-il de « s’intéresser uniquement à sa position sans réfléchir à ses responsabilités. » Le QG rebelle révolutionnaire des unités de recherche déclara :
L’organisation de base du Quartier général ouvrier nous a torpillés à maintes reprises.
Tous ces reproches montrent bien le caractère tendu des relations entre le QGO, une fois établie sa suprématie, et les autres organisations rebelles28.
Le jour suivant, le QGO se réunit en interne pour faire le bilan des remarques soulevées la veille par les autres organisations, admettant humblement les critiques et faisant son autocritique :
De nombreuses situations montrent que le Quartier général ouvrier fait preuve de chauvinisme et ne respecte pas suffisamment les autres organisations, se comporte comme un « tigre auquel personne n’ose tirer la queue ». […] Lorsque nous échangeons nos points de vue avec les autres organisations, nous ne nous concertons pas suffisamment pour parler du travail, nous sommes incapable d’entendre des avis divergents et n’aimons que les propos qui nous flattent, nous ne savons pas distinguer nos véritables amis. [Par conséquent] il faut rectifier le noyau de notre organisation29.
Si dans ses relations avec des organisations de petite envergure comme celles citées plus haut, le QGO adopta une attitude chauvine et dominatrice, la situation fut bien plus complexe, en revanche, avec le Poste de liaison rebelle révolutionnaire des organes du comité du Parti de Shanghai (Shanghai shiwei jiguan geming zaofan lianluo zhan 上海市委機關革命造反聯絡站, abrév. ji lian zhan 機 聯站).
Fondée après la rébellion du groupe de rédaction du comité du Parti municipal, le poste de liaison comptait principalement parmi ses membres des officiels des organes municipaux. Après leur retour de Pékin à Shanghai au début du mois de janvier 1967, Zhang Chunqiao et Yao Wenyuan 姚文元30 se mirent à utiliser les membres du poste de liaison comme leur équipe de secrétaires, de sorte que celui-ci prit rapidement le dessus sur toutes les autres organisations rebelles. Son leader, Xu Jingxian, qui par son pouvoir et son influence allait se ranger juste derrière Zhang Chunqiao et Yao Wenyuan, et avait reçu le surnom populaire de « Xu numéro 3 », s’attira ainsi le mécontentement et l’hostilité des autres rebelles, en particulier les ouvriers, qui se sentaient froidement traités. Du côté du poste de liaison, les cadres issus de familles d’intellectuels avaient au fond d’eux-mêmes peu d’estime pour ces « incultes » d’ouvriers. Par conséquent, après les temps partagés de la « prise du pouvoir » (duoquan 奪權)31 durant la « révolution de janvier » (yiyue geming 一月革命)32, les deux organisations virent leurs rapports se tendre et les rancœurs s’exacerber.
Les Notes de travail relatent l’épisode du 4 mai 1967 au soir : Xu Jingxian, représentant le Comité révolutionnaire de Shanghai, assiste à l’assemblée de rectification convoquée par le QGO. Évoquant les relations avec ce dernier, Xu Jingxian reconnaît :
Nous voyons trop peu nos camarades du Quartier général ouvrier responsables du travail quotidien. Aussi occupés que nous soyons, il faut tout de même se réunir de temps en temps pour échanger nos avis. […] Certaines remarques ont été formulées concernant tout particulièrement l’insuffisance des échanges avec l’organisation ouvrière sur la situation d’ensemble ou sur le travail, c’est essentiellement à nous qu’en incombe la responsabilité.
Bien qu’il fît là son autocritique, le ton de Xu Jingxian tout au long de son discours était empreint de condescendance ; en outre, il mentionna à maintes reprises le nom de Zhang Chunqiao pour rappeler le statut particulier dont jouissait le poste de liaison. Comme il le rappelle, dès leur retour à Shanghai début janvier 1967,
Zhang Chunqiao et Yao Wenyuan mirent [le poste de liaison] à une position un peu particulière : quand ils recherchaient quelqu’un ils passaient aussi par [eux], ce qui [leur] conférait un pouvoir assez spécial.
Mais le QGO ne se laissa nullement impressionner par ces mots. Huang Jinhai 黄金海 répliqua ouvertement qu’il y avait effectivement des remarques à faire aux lettrés du poste de liaison, et récrimina :
Pourquoi, depuis le comité révolutionnaire municipal jusqu’aux échelons inférieurs, le groupe rebelle des organes officiels n’est-il pas à l’unisson avec nous et cherche à évincer l’organisation ouvrière ? C’est l’équipe de cadres officiels d’origine qui continue à prendre les dispositions et à manœuvrer.
Il pointe encore :
Mis à part Wang Hongwen, le camarade Xu Jingxian ne prête pas attention à grand monde.
Dai Liqing 戴立清, autre homme de tête du QGO, déclare sans ambages :
Les rebelles des organes officiels et l’équipe des ouvriers rebelles ne sont pas à l’unisson33.
La prétendue autocritique de Xu Jingxian eut pour effet inverse d’attiser le mécontentement du QGO, et son air de supériorité fit monter avec plus d’acuité le dépit des ouvriers rebelles. C’est la raison principale pour laquelle ils organisèrent avec faste et éclat une grande assemblée commémorative pour célébrer les six mois de la fondation du QGO, espérant ainsi revivifier leur prestige. C’est à contrecœur que Xu Jingxian, qui avait été invité, assista à ce rassemblement. Le lendemain, dans une autre occasion, il en fit ouvertement la critique, demandant même avec une pointe de raillerie s’ils « n’auraient tout de même pas pu attendre le premier anniversaire »… Contrariés, Ye Changming, Wang Xiuzhen 王秀珍 et d’autres se déplacèrent alors expressément jusqu’à Nankin pour rendre compte de la situation à Zhang Chunqiao, qui s’y trouvait justement. Ye Changming liste dans ses Notes de travail les grands points qu’il se préparait à rapporter :
1. La situation est excellente (au regard du pays), mais la lutte des classes est compliquée, ces derniers temps la lutte armée s’intensifie de jour en jour ; 2. La situation du Quartier général ouvrier ; 3. Notre point de vue sur la situation présente (la divergence avec le poste de liaison) ; 4. Nos remarques et propositions34.
Ces notes reflètent le fort mécontentement dont faisait l’objet le poste de liaison. Mais lorsqu’ils arrivèrent à Nankin, Zhang Chunqiao évita de les recevoir… Les Notes de travail consignent l’allocution qu’il prononça le 20 mai après son retour à Shanghai. Il y critiqua, d’une part,
l’excès de dépenses et le gaspillage occasionnés par l’assemblée générale de célébration des six mois. Nos camarades ont passablement manqué de sobriété, ce n’est pas ainsi que l’on peut revivifier son prestige.
Mais, d’autre part, il consola le QGO en disant :
Ce jour-là, si vous m’en aviez parlé plus tôt et m’aviez demandé de prendre la parole, j’aurais toujours prononcé quelques mots en votre faveur. Je connais votre état d’esprit, c’est uniquement parce que vous rencontrez des difficultés que vous avez organisé ce rassemblement35.
Après cette allocution, Xu Jingxian changea de ton, reconnaissant qu’il « n’aurait pas dû tenir certains propos » et « s’était montré léger et irresponsable36 ». Autant de témoignages capitaux pour comprendre les relations entre les « incultes » du QGO et les « lettrés » du poste de liaison, ainsi que l’attitude de Zhang Chunqiao à l’égard des uns et des autres.
***
La découverte de nouveaux matériaux historiques fait nécessairement progresser la recherche sur les sujets concernés, telle est la loi du développement de l’historiographie. Dans le cas qui nous intéresse, les Notes de travail jouent assurément ce rôle pour les recherches sur le Quartier général ouvrier et l’histoire de la Révolution culturelle à Shanghai.
Bibliographie
Références des ouvrages cités
Shanghai gongren geming zaofan zongsilingbu 1967.
Shanghai gongren geming zaofan zongsilingbu douzheng jiyao — chugao 上海工人革命造反總司令部鬥爭紀要.初稿 (Comptes-rendus des luttes du Quartier Général des Ouvriers rebelles-révolutionnaires de Shanghai : premier manuscrit), compilé par les sections éditoriales du Journal des rebelles ouvriers et de La tempête de janvier, éditions du Quartier Général Ouvrier et du Poste de Liaison, 1967.
SONG Yongyi 2002.
SONG Yongyi 宋永毅 (éd.) : Zhongguo wenhua dageming wenku 中國文 化大革命文 (Chinese Cultural Revolution Database), DVD, Hong Kong, Zhongwen daxue chubanshe, 2002.
Notes de bas de page
1 SONG Yongyi 2002.
2 Les rebelles (zaofan pai 造反派) : avant de désigner la faction radicale des masses révolutionnaires, le terme a vu le jour chez les lycéens et étudiants de Pékin, qui clament que la rébellion est l’âme de la pensée de Mao et exaltent « l’esprit rebelle-révolutionnaire du prolétariat ». Encouragés par Mao à s’affranchir de toutes les contraintes, familiales, scolaires, sociales, les jeunes « rebelles » — futurs « gardes-rouges » — s’en prennent aux « vieilleries » et aux « catégories noires » symbolisant les valeurs de l’ancien monde. Le mouvement d’émancipation doit s’étendre également aux paysans et aux ouvriers, et une nouvelle faction rebelle émerge, constituée majoritairement de travailleurs, qui devient une force majeure dans la campagne pour la « prise du pouvoir », notamment à Shanghai avec la révolution de janvier.
3 Wang Hongwen (1935-1992) : vigile de la filature de coton n° 17 lorsque la Révolution culturelle éclate, il prend la tête de l’organisation rebelle des ouvriers à Shanghai et joue un rôle actif auprès de Zhang Chunqiao et Yao Wenyuan lors de la « tempête de janvier » (1967). Élu au comité central du PCC en 1969 et pressenti par Mao comme l’un de ses successeurs potentiels, il devient vice-président du Parti. Il est arrêté comme membre principal de la Bande des Quatre en 1976 et condamné à mort, puis sa sentence est commuée en incarcération à perpétuité en 1981.
4 Shanghai gongren geming zaofan zongsilingbu 1967, p. 12.
5 En collationnant les Notes de travail, nous avons expressément sollicité auprès de leur auteur les explications et éclaircissements que sa mémoire pouvait lui permettre de nous apporter concernant les hommes et les faits mentionnés ici. (NdA.)
6 Notes de travail, premier cahier, p. 5.
7 Devant le refus des autorités municipales de Shanghai de reconnaître le QGO comme organisation révolutionnaire, une délégation (2500 ouvriers) réquisitionne un train pour se rendre à Pékin afin d’obtenir l’appui du centre. Lorsque Zhou Enlai ordonne l’arrêt du train à Anting, en banlieue de Shanghai, les ouvriers, en signe de protestation, s’installent sur les rails durant plus de trente heures, paralysant le trafic sur l’axe Shanghai-Nankin. Zhang Chunqiao est alors dépêché comme conciliateur pour les persuader de regagner Shanghai où seront entamées les négociations. (NdT.)
8 Zhang Chunqiao (1917-2005) : journaliste à Shanghai durant sa jeunesse, il y devient rédacteur en chef du journal du Parti et haut responsable de la propagande (1963). Intellectuel ultragauchiste, il entre dans le cercle des proches de Mao et, aux côtés de Jiang Qing, Yao Wenyuan et Chen Boda, s’engage profondément dans la planification stratégique de la Révolution culturelle dès le début des années 1960. Devenu adjoint du groupe central de la Révolution culturelle (1966), il joue un rôle significatif dans sa mise en œuvre : exclusion de Liu Shaoqi, campagne de critique contre la « ligne réactionnaire bourgeoise », soutien aux rebelles étudiants de Pékin puis ouvriers de Shanghai, dont il mène le mouvement pour la « prise du pouvoir » en 1967. Après la chute de Chen Pixian et Cao Diqiu, il assure la présidence du nouveau gouvernement, le Comité révolutionnaire de Shanghai (1967-1976). Supporter inconditionnel de la Révolution culturelle et grand théoricien de l’idéologie maoïste, il sera élu au bureau politique du PCC (1969) et vice-premier ministre du Conseil d’état (1975). Arrêté comme membre de la Bande des Quatre en 1976, il est condamné à mort avec un sursis de deux ans, puis sa sentence sera commuée en emprisonnement à perpétuité.
9 Notes de travail, premier cahier, p. 3.
10 Ibid., p. 8.
11 Structure dirigeante du comité central du PCC pour la région Est (Huadong 華東) du pays, qui englobe les provinces du Fujian, du Jiangsu, du Jiangxi, de l’Anhui, du Zhejiang et du Shandong, ainsi que la municipalité de Shanghai.
12 Sur le chemin du retour d’Anting à Shanghai, après l’épisode de l’immobilisation du trafic ferroviaire, les rebelles du QGO qui avaient entrepris de se rendre à Pékin constituèrent trois « bataillons de retour du Nord », qui devinrent des factions rebelles.
13 Notes de travail, premier cahier, p. 12-13.
14 Notes de travail, troisième cahier, p. 7-12.
15 Dans la phraséologie alors en vigueur, le « révisionnisme » désigne toute pensée qui, procédant à une révision des principes fondamentaux de l’orthodoxie marxiste-léniniste (et stalinienne), en dévie et, ce faisant, se livre à sa trahison théorique ou pratique. Au moment de la dégradation des relations sino-soviétiques dans les années 1960, Khrouchtchev, qui lance le processus de déstalinisation et s’engage dans la coexistence pacifique, est perçu par Mao comme un traître au marxisme-léninisme fondé sur la lutte des classes, la dictature du prolétariat, l’anticapitalisme et l’anti-impérialisme. Par extension, se retrouvent taxés de révisionnistes tous ceux qui, en Chine même, à tous les niveaux de l’appareil dirigeant, font entrave à la révolution prolétarienne et tentent de restaurer les valeurs capitalistes de l’idéologie bourgeoise.
16 Notes de travail, deuxième cahier, p. 12.
17 Notes de travail, cinquième cahier, p. 32.
18 La « Bande des Quatre », composée des quatre personnalités les plus radicales du maoïsme (Jiang Qing — la femme de Mao —, Zhang Chunqiao, Yao Wenyuan et Wang Hongwen), a d’abord constitué le noyau dur des dirigeants de la Révolution culturelle. Dans les années 1970, ils sont critiqués par Mao pour leur caractère factieux et mis à l’écart du pouvoir, épisode qui signe la fin définitive de la Révolution culturelle. Soupçonnés de vouloir s’emparer de la succession de Mao, ils sont arrêtés le mois qui suit sa mort, puis exclus à vie du PCC. Lors du procès qui se tient à Pékin (1980-1981), on les accuse d’être les instigateurs de la Révolution culturelle, et à ce titre directement responsables des milliers de victimes qu’elle a occasionnées. Le verdict les condamne à mort ou à l’emprisonnement à perpétuité.
19 Xu Jingxian (1933-2007) rejoint le PCC au début des années 1950 et se fait connaître comme écrivain révolutionnaire. Dans la première moitié des années 1960, il devient secrétaire du groupe de rédaction du comité du Parti de la municipalité de Shanghai, établissant d’étroites relations de travail avec Zhang Chunqiao et Yao Wenyuan, alors en charge de la propagande. Lorsque la Révolution culturelle éclate, encouragé par Zhang Chunqiao, Xu incite le groupe de rédaction à se rebeller contre le comité municipal de PCC de Shanghai, et à former le Poste de liaison rebelle révolutionnaire des organes du comité du Parti de Shanghai. L’organisation rebelle s’allie au QGO dans l’attaque des dirigeants de la ville, et Xu est nommé à la tête du comité révolutionnaire de Shanghai. Admis au comité central du PCC, il sera arrêté comme membre de la Bande des Quatre et condamné pour crimes contre-révolutionnaires à 18 ans d’emprisonnement.
20 Notes de travail, quatrième cahier, p. 150.
21 Notes de travail, deuxième cahier, p. 1-3.
22 Notes de travail, quatrième cahier, p. 105.
23 La « base » (jiceng 基層) : échelon le plus bas d’une organisation, en relation directe avec les masses.
24 C’est à dire du Guomindang, le Parti nationaliste chinois.
25 Notes de travail, premier cahier, p. 9.
26 Notes de travail, deuxième cahier, p. 15-16.
27 Ibid., p. 17.
28 Notes de travail, cinquième cahier, p. 10-20.
29 Ibid., p. 21.
30 Yao Wenyuan (1931-1905) : critique littéraire et polémiste radical de Shanghai, il se distingue durant les années 1950 dans la dénonciation des écrivains et intellectuels « droitiers, réactionnaires, bourgeois ». Promu membre du comité de rédaction du journal officiel du comité du Parti à Shanghai, il se fait remarquer de Zhang Chunqiao alors responsable de la propagande, et est désigné pour rédiger la charge contre Wu Han, avec l’article sur La Destitution de Hai Rui qui marque le coup d’envoi de la Révolution culturelle. Il joue un rôle actif dans les événements de Shanghai et continuera à écrire sur commande avec un zèle efficace, qui lui vaut de devenir l’adjoint de Zhang Chunqiao à la tête du comité révolutionnaire de Shanghai, puis d’être élu au bureau politique du PCC en 1969. Dans les années 1970, il a le contrôle de l’appareil de propagande et des médias officiels du pays. Arrêté comme membre de la Bande des Quatre en 1976, il est condamné à vingt ans de prison.
31 La « prise du pouvoir » renvoie à l’activité des organisations de masse pour prendre le contrôle de l’appareil d’État et du Parti à différents niveaux, depuis les structures de gouvernement provinciales, jusqu’aux ministères du gouvernement central. Le mouvement commence dans plusieurs provinces début 1967 avant de gagner rapidement l’ensemble du pays.
32 La « révolution » ou « tempête de janvier » initie à Shanghai la campagne de la « prise du pouvoir » : les ouvriers rebelles dirigés par Xu Jingxian et Wang Hongwen, et soutenus par Zhang Chunqiao et Yao Wenyuan, entreprennent de s’emparer du pouvoir au niveau du comité du Parti de la municipalité et de la mairie, en attaquant leurs représentants respectifs Chen Pixian et Cao Diqiu, et en déclarant l’établissement de la Commune de Shanghai.
33 Notes de travail, quatrième cahier, p. 1-6.
34 Ibid., p. 17.
35 p. 169-170.
36 p. 227.
https://books.openedition.org/demopolis/2408?lang=fr
Lire Lin Biao
https://www.marxists.org/francais/general/lin-biao/works/1969/04/rapport/ch01.htm
https://www.marxists.org/francais/general/lin-biao/works/1969/04/rapport/ch04.htm
https://www.marxists.org/francais/general/lin-biao/works/1969/04/rapport/ch06.htm
https://www.marxists.org/francais/general/lin-biao/works/1966/05/16.htm