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Mutinerie des marins russes pendant la révolution de 1905

samedi 26 avril 2025, par Robert Paris

Le livre de Pierre Nikiforov, la Grève, dé­peint avec vigueur la lutte du prolétariat sous le régime tsariste au moment où la première révolution russe — ayant atteint son point culminant, lors du soulèvement d’octobre 1905, à Moscou, et étant écrasée au centre de son mouvement — déferla irrésistiblement sur les villes et les villages éloignés du cœur du pays. Dans les villes, elle prit la forme de grèves.

L’auteur est un bolchévik, matelot. C’est lui qui dirigea la mutinerie qui éclata à bord du yacht impérial Etoile polaire, en octobre 1905.

Cette mutinerie fut écrasée et Nikiforov fut obligé de fuir. Il partit en Crimée où il travailla illégalement pour le Parti.

En 1906, les bolchéviks furent obligés de soutenir une lutte acharnée, non seulement contre la contre-révolution tsariste qui relevait la tête, mais encore au sein de leur propre parti contre les menchéviks, car, à cette époque, le Parti social-démocrate russe réunissait encore les bolchéviks et les menché­viks et, officiellement, était uni.

Alors que le front unique des masses, qui s’était constitué pendant la période de poussée révolutionnaire, obligeait les menchéviks, en dépit de leur nature revisionniste, à participer involontairement aux combats de ces masses, lorsque le flot révolutionnaire se mit à refluer, ces mêmes menchéviks se sentirent les maîtres de la situation.

Après la défaite du soulèvement de Moscou, le chef et l’idéologue du menchévisme, G. Plé­khanov, prononça sa phrase célèbre : « Il ne fallait pas prendre les armes » et les militants menchéviks locaux, solidement installés dans les comités s’efforçèrent, avec un zèle digne d’un sort meilleur, d’étouffer par leur poli­tique opportuniste le feu révolutionnaire qui ne s’était pas éteint dans les masses.

C’est justement dans cette période de propagande menchévik qu’arriva en Crimée l’au­teur de la Grève, qui avait reçu son éducation et sa trempe bolchéviks dans le groupe de combat du Parti à Pétersbourg (Léningrad). Ce groupe était dirigé par les bolchéviks.

L’auteur reçut la tâche difficile de défendre la ligne bolchévik dans un comité du Parti composé de menchéviks. Cette tâche était d’autant plus difficile que Nikiforov, quoique agitateur et organisateur de talent, ne possédait pas encore les connaissances théoriques nécessaires pour faire prévaloir ses conceptions sur celles des comitards menchéviks.

Néanmoins, nous voyons par son livre que l’auteur défendait une ligne bolchévik exacte en organisant les masses pour la lutte, en al­lant au combat avec les masses et en se pla­çant à leur tête, en vrai bolchévik.

En ce sens la Grève est très instructive, très actuelle même, bien qu’elle nous parle d’évé­nements qui se déroulèrent en 1905.

Nikoforov, "La grève" :

Le début du travail d’organisation

La première moitié de 1906 fut caractérisée dans le sud de la Russie par un fort mouvement de grève.

Le coup porté au gouvernement tsariste par le prolétariat de Pétersbourg et de Moscou, à la fin de 1905, se répercuta dans tout le pays pendant toute l’année 1906.

Les usines métallurgiques du sud et de l’Oural étaient constamment en grève. Un mouvement révolutionnaire puissant se développait parmi les matelots de la flotte commerciale de la mer Noire, une vague révolutionnaire se soulevait de nou­veau parmi les marins de la flotte de guerre de la mer Noire et de la mer Baltique. La situation exigeait de nous une action décisive. Les organi­sations social-démocrates s’efforçaient de mobili­ser toutes leurs forces dans le but de se mettre à la tête du mouvement.

Le comité de Crimée m’ordonna de rejoindre d’urgence la ville de Kertch afin de venir en aide à l’organisation locale. Dans la situation présente, Kertch avait une importance primordiale, car le détroit de Kertch était le seul chemin par lequel l’on pouvait faire passer les quantités énormes de blé qui étaient exportées des ports de Rostov, Taganrog et Marioupol.

En fermant le détroit de Kertch, l’on paralysait tout le trafic des ports de la mer d’Azov et, par conséquent, le mouvement des exportations.

J’allais avoir un travail important à effectuer parmi les ouvriers dragueurs et les dockers du port de Kertch.

L’organisation de Kertch était, entièrement menchévik et la base de son organisation était dans de petites usines métallurgiques qui possédaient des groupes d’ouvriers menchéviks assez forts. La flottille des dragueurs et les dockers étaient en dehors de l’influence des menchéviks. Les s.-r. (socialistes-révolutionnaires) et les anarchistes n’étaient pas très forts et se recrutaient parmi la petite bourgeoisie de Kertch.

Par décision du comité de Kertch, j’allai travailler parmi les ouvriers dragueurs et les doc­kers. Je me mis avec ardeur à la besogne.

Je passais des journées entières parmi eux. J’étudiais la vie des dockers, j’écoutais leurs conversations et mis bientôt le doigt sur les points où pouvait s’exercer mon agitation.

Tous les travaux de chargement et de déchar­gement des quais étaient dirigés à l’époque par des entrepreneurs qui s’entendaient avec l’admi­nistration des bateaux et du port pour exploiter férocement la masse non organisée des dockers.

Les entrepreneurs saoulaient les dockers et les trompaient lors du règlement des comptes. Cha­que règlement de compte provoquait des manifes­tations de mécontentement et des tempêtes de protestations des ouvriers contre les entrepre­neurs.

J’étudiai tout ceci en détail et le gravai dans ma mémoire.

J’avais la possibilité de m’embaucher en qua­lité de docker, mais je décidai néanmoins de me faufiler dans la flottille des dragueurs.

Les dragues étaient encore en réparation et seule une petite quantité d’entre elles étaient en action et nettoyaient le détroit de Kertch. J’engageai la conversation avec les ouvriers et, m’étant fait passer pour un sans-travail, je m’installai avec leur aide sur l’une des dragues, le Victor Choumski, en qualité de manoeuvre avec un salaire de 75 kopecks par jour.

Je fus embauché par le maître d’équipage, un vieux loup de mer qui avait fait son service mili­taire dans la flotte.

Possédant une capacité de travail et une endu­rance tout à fait extraordinaires, il tenait solide­ment en mains l’équipage du bateau et était le bras droit du capitaine ; il buvait jusqu’à en tomber ivre-mort. Lorsque je me présentai à lui, il me scruta attentivement. Mes habits simples et ma force physique le satisfirent.

— Que sais-tu faire ?

— Je sais faire tout le travail de manœuvre.

— Où as-tu travaillé en dernier lieu ?

— A Tcheliabinsk, au dépôt des chemins de fer, répondis-je, comptant bien qu’il n’irait pas en Sibérie prendre des renseignements sur mon travail.

— Pourquoi as-tu été renvoyé ?

— Parce que je buvais, répondis-je gêné.

— Ça va, vas travailler ! Si je remarque que tu te saoûles, je te fous à la porte. Eh, Bespalov, je t’envoie un aide. Attrape !

Bespalov me regarda avec aménité. Il était voûté et sombre comme s’il portait un lourd far­deau. A ce point de vue, tous les vieux ouvriers métallurgistes ayant passé une période d’entraî­nement consistant en 14-16 heures de travail par jour se ressemblent beaucoup ; ils sont comme coulés dans le même moule.

Bespalov, qui posait et préparait les tuyaux de conduite sur les bateaux, travaillait avec son fils. Depuis longtemps il était dans la flottille. Il avait succédé à son père dans ce travail. Il était renfrogné et silencieux et buvait sans doute con­sidérablement. Il était tenace au travail ; ses mains noueuses saisissaient comme des pinces les objets et les posaient avec précision à l’endroit voulu. Il travaillait bien, solidement et propre­ment.

Je connaissais également le travail des conduites d’eau et m’avérai comme étant un aide « déluré », ce qui disposa aussitôt le vieux en ma faveur. J’accordais une importance particulière à ce fait, car dans mon travail la sympathie d’un vieil ouvrier était déjà un soutien, même s’il ne voulait pas se mêler de politique.

Tout le travail le plus difficile et le plus sale retomba sur moi ; je, soulevais les objets les plus lourds, j’enlevais la crasse aux endroits où il fallait poser les conduites, etc.

Les premiers jours de mon travail à bord du dragueur ne me montrèrent aucun indice de la possibilité d’accomplir un travail politique quel­conque.

Bespalov était peu loquace et répondait peu volontiers aux questions qui n’avaient pas directement trait à son travail.

Je résolus tout de même de sonder le vieux et j’engageai la conversation sur la Douma.

— C’est bientôt les élections à la Douma.

— Et nous, on va voter aussi ?

— Cette question-là ne nous regarde pas. A trop penser on perd la tête...

— Et comment que ça se fait que les journaux écrivent que les ouvriers vont voter aussi ? insis­tai-je en revenant à la charge.

— On écrit ce qu’on veut, et on fait ce qu’on veut aussi, prononça Bespalov avec importance.

Là-dessus se termina notre causerie politique.

La sagesse de Bespalov, contenue dans sa phrase, qu’à trop penser on pouvait perdre la tête, montrait que les vieux ouvriers sentaient profondément et comprenaient parfaitement la politique du gouvernement tsariste et que Bes­palov en savait plus long qu’il ne le laissait entendre.

Les anciens de la flottille évitaient en général les conversations politiques et, en ce sens, le tra­vail parmi eux ne disait rien qui vaille. Au con­traire, les sujets touchant aux salaires trouvaient toujours chez eux un excellent accueil.

Ayant fait connaissance des ouvriers, de leur état d’esprit et de leur situation économique, je conclus qu’il me fallait commencer mon travail par la jeunesse non encore chargée de famille La majorité des ouvriers dragueurs travaillaient dans le métier depuis des années et beaucoup d’entre eux même depuis leur enfance ; ils avaient acquis des maisonnettes et avaient installé leur famille. L’administration avait créé toute une échelle d’avancements savamment gradués, dont les ouvriers franchissaient docilement les éche­lons, un par un. Des familles entières avec leurs enfants, frères, neveux, etc., avaient pris racine dans ce travail et vivaient d’une vie intérieure très fermée. Les anciens étaient particulièrement sévères pour toute « libre pensée » et tenaient la jeunesse très étroitement.

L’administration du port et de la flottille s’efforçait de se comporter d’une manière familière avec toute cette masse et demandait même les conseils techniques des vieux particulière­ment respectables ou les consultait sur les questions de discipline et d’ordre intérieur. Natu­rellement, il ne fallait même pas penser à com­mencer le travail par les vieux. Il fallait tâcher d’arracher peu à peu la jeunesse à l’influence des vieux et de l’amener ensuite à s’intéresser à la politique.

C’est par là que je commençai.

Le fils de Bespalov, André, était étudiant dans une école technique et rêvait de devenir mécanicien à bord ; je me liai rapidement d’amitié avec lui. Souvent nous passions des heures en­tières à terre et devisions sur des thèmes divers. Je l’initiai avec précaution à la politique.

Mes récits sur la révolution qui venait d’avoir lieu provoquaient des questions diverses de sa part. Il me demandait pourquoi existaient « les partis clandestins », pourquoi ils sont contre le tsar, etc. En présence de son père, je menais la conversation plus doucement, le vieux faisait des répliques dans le genre de : « Les uns sont pous­sés à la révolution par la famine, les autres par la graisse, et nous... pourvu qu’on travaille... Et puis, on dit que les youpins jettent de l’huile sur le feu... »

Je lui parlais avec précaution des grèves de masse dans les différentes villes, je lui citais les grèves des postes et télégraphes et des chemins de fer.

Le vieux discutait avec entêtement et son fils écoutait et me soutenait. En terminant ces con­versations j’ajoutais toujours pour le vieux : « Ni toi, ni moi, ne nous proposons de faire la révolu­tion, grand-père, mais l’homme doit tout de même être fixé sur tout. » La précaution n’était pas inutile.

L’homme de chauffe de notre dragueur, que le vieux nommait Danilo, en abrégeant son nom, s’adjoignit à nos conversations. Danilo était Ukrainien. C’était un bon gars qui avait fait son service dans l’infanterie et s’était embauché en­suite dans notre flottille.

Gai et simple, il s’assimilait vivement le côté romantique de la révolution et s’en imprégnait comme une éponge s’imbibe de liquide. Revenu de la guerre russo-japonaise, il avait été lui-même pris par la grande tempête dont le torrent l’avait entraîné jusque sur les bords de la mer Noire. Il était toujours heureux de nos causeries et y apportait une grande animation. Le vieux ne l’aimait pas pour cela et ronchonnait contre lui en le traitant de « carillon ».

Peu à peu la jeunesse se groupait autour de nous, la lecture des journaux pendant le casse-croûte, les commentaires des événements dont les échos ne s’étaient pas encore assoupis, les cause­ries à terre après le travail, tout cela attirait la jeunesse à la vie politique. Progressivement, des questions générales, je passai aux questions ayant trait à la vie de notre flottille.

A l’ancre, la journée ouvrière de la flottille, était de 11 h. 30 Je choisis en premier lieu ce thème pour mes causeries avec les jeunes ma­rins. Je reliai cette question à la lutte générale de la classe ouvrière et à la nécessité de l’auto-éducation politique ; je leur parlai de la lutte ac­tuelle que les capitalistes, aidés par la gendar­merie et la police, mènent contre les ouvriers qu’ils poursuivent pour la moindre manifestation de mécontentement.

Ces récits soulevaient particulièrement l’inté­rêt de la jeunesse sur la révolution et provo­quaient une foule de questions. Un certain roman­tisme du mystère, de lutte contre le gouvernement et la police, trouvait un écho vivant dans les cœurs de toute cette jeunesse.

C’est ainsi qu’autour de moi, insensiblement, se forma un groupe. Je me mis à faire mon tra­vail politique en dehors des heures de service. Nous organisâmes des réunions de notre groupe, le soir. Ces réunions se passaient en longues cau­series.

A cette époque, dans la presse, les questions concernant la Douma étaient fortement débattues. Je réussis à me lier sur ce terrain avec les an­ciens, mais non avec tous il est vrai. Je leur expliquai ce que c’était que la Douma, pourquoi le gouvernement tsariste la convoquait, etc. En un mot, je fus promu près des anciens au rang d’explicateur des questions politiques ayant trait à la Douma. Mon travail progressa d’une manière assez sérieuse et, malgré cela, je ne fus pas dé­couvert par l’administration qui, étant bercée par l’illusion de la docilité des ouvriers, ne re­marquait pas ce qui se passait sous son nez. Personne ne remarquait ma figure modeste de manœuvre, d’autant plus que je n’entrais jamais en discussion avec les anciens et même, parfois, les soutenais lorsque les jeunes les taquinaient.

La jeunesse s’assimilait sans s’en douter les conceptions révolutionnaires ; les exemples frap­pants de mutineries de marins, de combats sur les barricades, etc. enflammaient leur imagina­tion.

Lorsque je disais que dans beaucoup d’usines les ouvriers avaient su imposer la journée de 9 heures par une grève solidaire, la jeunesse s’excitait, Danilo se frottait les mains et, fermant les poings, disait :

— Il faudra secouer les nôtres aussi...

— Oh, les nôtres, il faudra du temps pour les mettre en train, disait André le pondéré, pour calmer Danilo, rien que mon père, pour le...

— De quoi ton père ? c’est pas nos pères, c’est nous qu’il faut mettre en train.

La pensée de « secouer » à bord, chez nous, intéressa fortement les gars et ils n’abandon­nèrent plus cette idée.

Ma première expérience de travail avec la jeu­nesse m’avait montré que ma tactique politique était exacte, que je pouvais hardiment me reposer sur la jeunesse et travailler par son intermé­diaire.

Je résolus de développer mon travail ultérieur de façon à être moi-même le plus longtemps pos­sible dans l’ombre et à ne pas provoquer trop tôt l’attention de la gendarmerie ou de la police.

J’introduisis, avec l’autorisation du comité du Parti, une partie de la jeunesse dans un cercle du Parti.

L’admission des jeunes à un cercle politique les enthousiasma ; ils masquaient leur participa­tion à ce cercle par des méthodes de conspiration exagérées jusqu’à la naïveté, se considéraient avec orgueil comme membres d’un parti révolu­tionnaire clandestin qui mène la lutte, « peut-on dire avec le tsar, son gouvernement et tous ses partisans ».

La tête tournait à tous ces gars.

La question d’attirer la jeunesse des autres bateaux à notre travail se posa devant nous.

— Il faut les réunir à terre après le travail et leur parler, proposa Danilo.

— Quel ballot ! répliqua André.

— Et toi, t’es si intelligent que tu crois que tous les autres sont des imbéciles, se froissa Da­nilo.

— Pas « les autres », mais seulement toi. T’es un imbécile. Vas les réunir tous, et aujourd’hui même toute la ville saura de quoi il s’agit.

— Naturellement, ce n’est pas comme cela qu’il faut faire, dis-je pour soutenir André ; nous aurons toujours le temps de tomber entre les pattes de la gendarmerie, donc il ne faut pas se dépêcher, il faut les entraîner progressivement, un par un, en choisissant, non les bavards, mais les fermes. Nous formerons un cercle solide. Il faut avoir son homme sur chaque navire et, par son intermé­diaire, travailler parmi la jeunesse de ces bâti­ments.

André s’enthousiasmait insensiblement, com­me si notre cause lui était devenue proche depuis longtemps.

Les gars prirent sur eux de faire de l’agita­tion parmi le jeunesse et de travailler à l’adhé­sion des ouvriers des autres bâtiments. Nous résolûmes d’organiser un cercle parmi eux. Nous nommâmes André organisateur responsable, on avait décidé de ne pas mettre les navires en liaison avec moi.

— Toi, mon vieux, reste dans ton coin et montre-nous comment il faut faire, le reste, nous le ferons nous-mêmes, déclara Danilo avec une ferme conviction.

C’est ainsi que se noua le petit lien de notre grand travail politique.

Sur ma proposition, le comité décida d’organiser un meeting en plein air à la veille du Pre­mier Mai. Ce meeting avait pour but d’attirer le plus grand nombre d’ouvriers de notre flottille et de dockers. Je confiai à Danilo le soin de mobiliser tout notre cercle pour ce travail. Les gars firent tous de leur mieux. 100 hommes de la flot­tille assistèrent au meeting. Les postes, la chaîne de francs-tireurs, les mots de passe mystérieux, tout cela produisait une forte impression sur les ouvriers. Des socialistes-révolutionnaires avec lesquels des empoignades formidables avaient toujours lieu, s’infiltrèrent aussi chez nous. Les socialistes-révolutionnaires de Kertch n’étaient pas très ferrés en théorie et se faisaient chaque fois copieusement battre par les social-démocrates. C’est pourquoi les socialistes-révolution­naires s’efforçaient toujours de concentrer la discussion sur les questions ayant trait à la ter­reur. Sur ce point-là, la discussion leur était plus facile. Néanmoins, ils ne pouvaient obtenir la majorité dans nos meetings.

Le meeting de ce jour dura longtemps. Nous expliquâmes en détail la signification du Pre­mier Mai, comment il fallait le fêter et pourquoi l’autocratie et les capitalistes étaient contre lui, etc.

Le meeting se termina à l’aube. Nous partîmes tous ensemble. La police savait qu’un meeting avait lieu, mais avait peur de se risquer dans la steppe.

Elle avait une peur intense de nos groupes de combat, dont elle connaissait également l’exis­tence, mais dont elle s’exagérait l’importance. C’est pourquoi elle résolut de surveiller le retour des auditeurs dans un faubourg de la ville et de les arrêter lorsqu’ils passeraient. Mais nos éclaireurs firent passer les ouvriers par des chemins détournés à travers la montagne et les amenè­rent du côté opposé de la ville.

Plus de 300 hommes descendirent bruyamment et en chantant de la montagne vers la rue cen­trale de la ville ; les flics de garde sifflaient éper­dument, les policiers qui avaient préparé la sou­ricière couraient à toute allure vers le lieu de la manifestation, mais ils ne trouvèrent personne. Le réseau des ruelles étroites avait englouti les manifestants qui s’en revinrent tous, sains et saufs, dans leurs foyers.

Notre meeting eut une influence énorme sur tous les ouvriers et surtout sur la jeunesse. Les questions politiques devinrent le thème constant des conversations de la jeunesse. Les vieux gar­daient le silence, mais toléraient ces conversa­tions ; le meeting avait brisé leur entêtement. Les discussions sur la terreur étaient particulière­ment passionnées : le romantisme du terrorisme paraissait très séduisant, très noble et entraî­nant... et la jeunesse subissait la contagion de cet aventurisme malsain.

André me déclara qu’il était nécessaire de dis­cuter la question de la terreur dans notre cer­cle ; il craignait beaucoup que cette question dan­gereuse n’apportât la dissension au sein de notre cercle et fît avorter tout notre travail. Dans une causerie longue et détaillée faite au cercle, j’ex­pliquai la signification de la lutte prolétarienne de masse que j’illustrai de deux exemples : une révolte armée de marins et le soulèvement de Moscou, et je parlai de la terreur individuelle comme méthode nuisible de lutte, détournant le prolétariat de la lutte politique de masse ; la jeunesse envisagea dès lors avec plus de calme cette question brûlante. Mes explications sur le rôle essentiel de la préparation d’un mouvement ouvrier de masse dont la force agissante menait à la victoire furent convaincantes et, détournant la jeunesse du romantisme individuel, l’orientèrent vers la voie de la lutte de classe.

Notre liaison avec les autres unités de la flot­tille se consolida tellement que l’on pouvait déjà activer le travail de la jeunesse organisée.

Je résolus de poser devant la jeunesse la ques­tion de l’élaboration d’un plan concret de lutte pour la diminution de la journée de travail. La tâche était assez malaisée : tout le monde doutait de la possibilité de décider les ouvriers à la grève ; ce travail était nouveau, et, de plus, la question ne pouvait être résolue par les seules forces de la jeunesse, il fallait faire marcher les vieux. J’esti­mai également que la grève ne réussirait pas. Il fallait pour cela faire un travail soutenu et de plus longue haleine.

Je proposai d’essayer spontanément, sans faire grève, de réduire le nombre des heures de tra­vail. D’abord personne ne comprit cette manière de poser la question, ensuite, après y avoir pensé, mes camarades décidèrent que l’on pouvait essayer. André et moi prîmes sur nous d’élabo­rer ce plan. Nous confiâmes aux autres le soin de faire de l’agitation en faveur de la réduction de la journée de travail. Nous résolûmes de ne pas poser pour le moment la question de l’aug­mentation des salaires.

Nous élaborâmes, avec André, un plan détaillé. Il se résumait en ceci : les ouvriers de la flottille des dragueurs devaient réduire de leur propre volonté la journée de travail de 11 heures et demie à 9 heures : au jour fixé, les ouvriers de la caravane devaient arriver au travail à 7 heures du matin au lieu de 6 heures ; prendre une demi-heure pour dîner et terminer le travail à 4 heures au lieu de 5.

Nous devions désigner le jour fixé pour l’ac­complissement de notre plan dès que les ouvriers seraient suffisamment préparés. La veille de ce jour, avant la fin du travail, sur toutes les che­minées de tous les bateaux, nous devions écrire à la craie, en grosses lettres, à quelle heure, le lendemain, le travail devait commencer et se ter­miner. Pour diriger cette campagne, nous choisîmes un comité avec, comme centre, le Victor Choumski, sur lequel je travaillais. L’organisa­teur responsable ou président du comité fut André.

A partir de ce moment, le Victor Choumski devint le centre du mouvement ouvrier qui se formait à bord de la flottille.

Lorsque je fis, au comité du Parti, mon rapport sur le plan de campagne pour la réduction de la journée de travail, ce plan provoqua les protes­tations de tout le comité qui déclara qu’il fallait me borner au travail d’éducation à l’intérieur du cercle et ne pas m’occuper de travail actif. Je déclarai au comité que la tactique des manifesta­tions de combat organisées donnerait phis de ré­sultats politiques que le travail d’éducation à l’in­térieur des cercles. Après ma déclaration catégorique, le comité fut obligé de ratifier mon plan et je reçus l’autorisation de commencer notre campagne.

La jeunesse opérait avec décision : elle faisait de l’agitation ouverte pour la réduction de la journée de travail. L’administration habituée à sa prospérité paisible ne sentait pas le danger et portait peu d’attention à la « jeunesse bavarde »

Organisation d’un syndicat clandestin. Préparation à la grève. Premier Mai. Arrestation.

La victoire « sans effusion de sang » obtenue avec la journée de 9 heures, enthousiasma non seulement les jeunes, mais éveilla aussi les anciens. Les vieux se mirent à prêter une oreille plus attentive aux questions politiques. Mon auto­rité augmenta également de beaucoup parmi toute la population de la flottille. Mes causeries politiques acquéraient un caractère à demi-légal de masse, mais je n’en continuais pas moins à exprimer mes idées avec modération. Je crois que c’est justement mon assurance qui en imposait aux vieux. Toutes les causeries avaient lieu pen­dant le casse-croûte et, parfois., le soir.

L’état d’esprit créé par la victoire me donna l’idée de l’organisation d’un syndicat clandestin. Cette idée reçut un accueil favorable de la part des ouvriers. L’organisation d’un syndicat légal était, à l’époque, impossible ; de plus, je ne tenais pas beaucoup moi-même à la légalisation. Je tenais compte de ce que je ne pourrais pas travailler pendant longtemps et que, d’une manière ou d’une autre, les gendarmes se mêleraient de l’affaire. Je craignis qu’un syndicat légalisé ne restât sans direction convenable et tombât entre les mains des réactionnaires qui, à ce moment, s’étaient comme évaporés.

Ayant consacré quelques réunions à la ques­tion des buts et des tâches des syndicats, nous nous réunîmes en une séance constitutive formée des camarades les plus sûrs. Nous élûmes un comité de direction auquel nous confiâmes le soin d’élaborer les statuts de notre syndicat, de fabriquer un cachet et d’acquérir tout ce qui était nécessaire pour un syndicat clandestin.

Malgré nos méthodes de conspiration, 50 ou­vriers adhérèrent au syndicat. Des fonds assez importants, près de 100 roubles, furent réunis, que nous ne savions en somme pas à quoi dépen­ser. De cette façon, le syndicat commença à fonc­tionner. Mais, comme chaque syndicat doit faire quelque chose, il est naturel que nous nous mîmes à réfléchir sur les moyens de recommander le nôtre à la classe ouvrière. Les membres de notre syndicat posèrent cette question avec insistance devant moi.

Il faut dire que, de pair avec le système d’enrôlement des ouvriers avec tous leurs ascendants et descendants, il existait dans la flottille toute une échelle compliquée de salaires. Lorsque je fis le calcul du salaire d’un ouvrier de catégorie inférieure, je trouvais qu’il ne gagnait en tout et pour tout que 18 roubles au plus par mois. De plus, les conditions du travail lui-même étaient excessivement dures et antihygiéniques ; même les chauffeurs qui accomplissaient un tra­vail de bagnards n’avaient ni costumes, ni gants de travail ; il n’existait aucune organisation sani­taire et médicale.

Voilà les questions qui devaient, en premier lieu, fixer l’attention de notre jeune syndicat. A l’une de nos réunions, je fis un rapport détaillé sur la situation économique des ouvriers de la flottille et j’indiquais que l’amélioration économi­que de leur situation ne pouvait être que le résul­tat d’une lutté organisée.

La réunion chargea la direction du syndicat de se mettre en secret à l’étude détaillée de la situation économique des ouvriers de la flottille et d’élaborer un plan de lutte pour l’application des mesures qui seraient élaborées par la direc­tion du syndicat.

Juste à cette époque, les marins de la flotte volontaire d’Odessa se mirent en grève.

Notre syndicat répondit à cette grève par l’or­ganisation d’une collecte parmi les ouvriers. 400 roubles furent envoyés aux grévistes.

Les ouvriers de la flottille se répartissaient en groupes professionnels de la manière suivante :

Premier groupe : métallurgistes, tourneurs et mécanos.

Deuxième groupe : mécaniciens aux machines, aides-mécaniciens, chauffeurs et hommes prépo­sés au huilage des machines.

Troisième groupe : hommes préposés aux péni­ches et aux pompes ;

Quatrième groupe : matelots.

Les groupes comptant le plus d’hommes et dont l’état d’esprit était le plus révolutionnaire étaient les deux derniers et, lors de notre pre­mier combat, ils avaient joué un rôle décisif. Les deux premiers groupes étaient peu nombreux et faisaient montre d’une certaine retenue. Tant que la flottille hivernait pour les réparations, les deux derniers groupes pouvaient toujours avoir une influence décisive sur la lutte. Mais lorsqu’elle était en mer, ce rôle passait aux premiers grou­pes ; l’issue de la lutte dépendait entièrement d’eux, car l’âme de la flottille : les machines, était entre leurs mains.

Après une inspection minutieuse de nos for­ces, il fut établi qu’en cas de grève les métallur­gistes et les chauffeurs devraient être à l’avant-garde de celle-ci et nous décidâmes de les pré­parer sérieusement.

Il est caractéristique que dès que les ouvriers se mirent à parler du syndicat qui avait été orga­nisé, les métallurgistes se réveillèrent, ayant compris que c’était une organisation véritable­ment ouvrière qui était née Ils se mirent à frap­per avec insistance aux portes du syndicat et exigèrent, sans mots inutiles, leur adhésion. Au­tant il avait été difficile de les faire entrer dans la vie politique, autant il fut facile de les faire adhérer à notre syndicat. Au bout d’un mois, les trois quarts des métallurgistes et des chauffeurs faisaient déjà partie de notre organisation.

Lorsque j’informai le comité du Parti de l’organisation d’un syndicat clandestin, je fus assez froidement reçu : « C’est du blanquisme ! qu’est-ce que ce syndicat clandestin ? que va-t-il faire et comment pourra-t-il défendre les intérêts des ouvriers ? » Voilà ce que j’entendis de toutes parts. Je répondis que notre syndicat était plus une organisation politique de combat qu’une union professionnelle.

L’on me reprocha alors de ne pas m’être mis auparavant d’accord avec le comité.

Et, lorsque je déclarai qu’il était possible qu’une grève éclatât au mois de mai dans la flot­tille et que notre syndicat était en train d’élabo­rer un programme de revendications, cela causa une agitation extrême :

Un événement semblable à Kertch était une chose extraordinaire.

— Le diable l’emporte, il nous informe de ces choses pour la forme seulement. Pourquoi toutes ces choses se passent-t-elles en dehors du comité ?

— Comment, en dehors du comité ? Mais je vous fais justement mon rapport pour ne pas laisser de côté le comité. Vous m’aviez confié le soin de travailler dans la flottille et j’y travaille, vous le voyez bien.

— Il faut débattre la question de l’opportu­nité d’une grève et savoir si les ouvriers y sont suffisamment préparés.

— Le syndicat lui-même pose la question de la grève et il faut croire qu’elle aura lieu.

Après de longues palabres, il me fut déclaré que le comité ne prendrait pas la responsabilité d’une non réussite.

Je sortis du comité assez peiné. Même les. ou­vriers membres du comité ne m’avaient pas sou­tenu. J’étais seul et je résolus de continuer, seul, à suivre ma voie jusqu’au bout.

N’ayant pas encore pratiqué la lutte fraction­nelle, je ne me sentais guère assuré après une telle réception du comité du Parti ; je craignais de dévier du juste chemin. Néanmoins, il n’y avait rien à faire, il fallait continuer.

La direction du syndicat, ayant préparé les matériaux de l’enquête, fit son rapport à l’assem­blée générale et prépara également une liste des revendications à présenter pour l’amélioration des conditions de travail des ouvriers. Cette liste contenait 32 paragraphes qui englobaient toutes les revendications matérielles et professionnel­les des ouvriers. Le syndicat ratifia cette liste, décida de la présenter le 5 mai à l’administra­tion et de préparer les ouvriers à la grève.

Pour le Premier Mai, il avait été décidé d’ap­peler les ouvriers à faire la grève d’un jour et de vérifier par cette grève le degré de préparation des ouvriers à la lutte. Nous résolûmes de sou­mettre préalablement notre liste de revendica­tions aux ouvriers non syndiqués.

Trois jours avant le Premier Mai, je réunis la jeunesse et lui dis de commencer à faire de l’agi­tation parmi les ouvriers en faveur de la grève du Premier Mai.

Les jeunes se mirent énergiquement, mais sans prendre assez de précautions, au travail. L’admi­nistration s’inquiéta de leur agitation et organisa à ce sujet une conférence présidée par le chef du port. Cette conférence résolut de décider une certaine partie des ouvriers à ne pas abandonner le travail et de mettre le préfet de la ville au cou­rant des événements qui se préparaient. A la veille du Premier Mai, des affiches de l’organisation du Parti et un appel du syndicat, hectogra­phié par moi, furent distribués à bord de tous les bateaux.

Nous avions résolu de ne pas organiser de mee­ting le soir et de le tenir le matin, dès qu’aurait commencé le travail.

Le matin du Premier Mai, tous les ouvriers montèrent à bord et certains d’entre eux se mirent même au travail ; quant aux membres du syndi­cat, ils fumaient paisiblement sur le pont. A 9 heures, la sirène du Victor Choumski se mit à hurler, soutenue par les sifflets des autres bateaux. L’administration, effrayée, s’affaira. Les ouvriers descendirent à terre aux cris de : « Au meeting ! au meeting ! » Ceux qui tentaient de res­ter à travailler furent chassés de force sur le quai. A terre, un meeting fut organisé. Quelques ouvriers et moi fîmes de courtes allocutions et, ensuite, tout le monde décida d’aller débaucher les ouvriers des ateliers, des moulins et les débar­deurs. Toute notre masse se divisa en groupes et partit, chacun vers une destination donnée. Je pris une dizaine d’ouvriers et me dirigeai vers les moulins. Les ouvriers de l’un d’eux se joigni­rent rapidement à nous. A un autre endroit, il nous fallut organiser un meeting.

Ce meeting fut réuni à l’étage supérieur du moulin. Bientôt la police accompagnée d’une pa­trouille militaire arriva et nous cerna. Les agents voulurent monter, mais les ouvriers se mirent à leur jeter sur la tête des sacs de son et descendirent plusieurs flics de l’escalier. La police battit en retraite et se mit à attendre, en bas, la fin du meeting.

Lorsque le meeting fut terminé, les ouvriers décidèrent d’abandonner le travail et, en même temps, exigèrent une augmentation de salaire.

Deux équipes d’ouvriers travaillaient 12 heures par jour chacune au moulin.

J’avais avec moi le matelot Michel, qui s’était échappé du croiseur Otchakov. C’était un grand gars d’une force colossale. Il avait décidé de m’ac­compagner aux moulins. Lorsque nous descendî­mes, nous fûmes aussitôt arrêtés et envoyés au commissariat, escortés par la patrouille.

Au commissariat, nous fûmes interrogés par l’inspecteur Gvozdev. Après. un court interrogatoire, l’inspecteur ordonna de libérer Michel et de m’enfermer dans une cellule.

Le soir, je fus de nouveau convoqué par Gvozdev. Il m’invita à m’asseoir et ordonna qu’on apporte le thé.

— Eh ! bien, Malakanov, nous savons que vous appartenez au Parti social-démocrate, c’est bien ainsi, n’est-ce pas ?

Je regardai Gvozdev, mais ne lui répondis rien.

— Nous n’avons rien contre les social-démo­crates, parce que vous n’êtes pas pour l’assassi­nat des fonctionnaires et que vous limitez votre travail à la propagande.

J’écoutais les sentences judicieuses de l’inspec­teur et continuais à me taire, attendant le mo­ment où il se mettrait à parler son vrai langage, le langage du policier.

Je dis que nous n’aurions absolument rien contre vous, si vous ne troubliez pas la vie publi­que de notre ville... Nous estimons que votre con­duite d’aujourd’hui est une atteinte à l’ordre pu­blic : débaucher les ouvriers des moulins, les ate­liers obligés de cesser le travail en ville, tout cela nous oblige à porter notre attention sur vous.

Ici, l’inspecteur prit une feuille de papier et continua :

— J’ai reçu l’ordre du préfet de vous enjoindre de quitter la ville dans les 24 heures.

— Je ne partirai pas, fis-je d’un ton bref.

— Nous vous ordonnons quand même de quit­ter la ville.

— Je travaille et ne m’en irai pas.

— Cela ne me regarde pas, répliqua l’inspec­teur, s’irritant. Si vous ne partez pas vous-même, nous vous expulserons. J’estime que le préfet a fait montre de beaucoup de condescendance à votre égard.

Il me donna l’ordre à signer et ajouta ces mots :

— Je vous conseille d’obéir à l’ordre du préfet.

Il ne m’avait pas offert de thé, bien qu’il y eut deux verres sur la table.

Je résolus de ne pas partir avant d’avoir accom­pli ma tâche.

La grève du Premier Mai fut couronnée de suc­cès. Nos groupes de jeunes s’étaient dispersés par toute la ville et avaient fait arrêter le tra­vail de tous les artisans, des menuisiers, des ateliers de fabrication de canots, barques, etc. Ils avaient fait quitter le travail aux ouvrières des manufactures de tabac Messaksoudi. Les usines de constructions mécaniques faisaient grève d’une manière organisée.

Beaucoup parmi les jeunes ne furent pas aussi heureux que nous : une quinzaine d’hommes furent amenés devant l’inspecteur Holbach du Ier arrondissement, qui leur fit subir un interrogatoire en règle et ne les libéra, le lendemain, que sur l’ordre du préfet.

Un meeting en plein air fut organisé, la nuit, dans les entrepôts éloignés de la ville ; plus de 1.000 personnes répondirent à notre appel ; mais la police ayant eu vent de notre réunion décida de la disperser.

Des détachements de police, sous le commandement de l’inspecteur Holbach, se dirigèrent vers la montagne. Nos francs-tireurs et une partie des matelots armés s’étaient habilement disposés en cercle autour de notre réunion.

La police mena l’offensive de trois côtés, fran­chit, sans la remarquer, la première barrière de francs-tireurs cachés dans les rochers et, dès qu’elle atteignit la seconde ligne de francs-tireurs, ceux-ci la reçurent par un feu nourri. Les poli­ciers s’orientant mal dans l’obscurité, pris de pa­nique, s’enfuirent. Les francs-tireurs sortirent de leurs abris en criant : « Hourra ! » et augmentè­rent encore la panique en tirant des coups de revolver. En se sauvant, les policiers se heurtè­rent aux barrières de francs-tireurs dissimulés et ceux-ci se mirent à mitrailler la police en fuite. Plusieurs policiers furent désarmés ; nous confis­quâmes le revolver et le sabre du sous-inspecteur. Le sabre fut aussitôt brisé. La police subit une défaite complète et le meeting réussit entière­ment. La moitié des ouvriers de la flottille étaient là ; il y avait également beaucoup d’anciens. Les débardeurs avaient bien travaillé, eux aussi.

A la fin de la réunion, nous décidâmes de des­cendre en corps en ville. Les francs-tireurs étaient partis par des chemins connus d’eux seuls. Nous descendîmes en tourbillon sur la large perspective Vorontzov. La police nous attendait, pen­sant nous attaquer, mais, voyant la foule énorme qui descendait, elle n’osa pas le faire et se mit à regarder en silence, étonnée, le torrent bruyant qui passait devant elle. L’hésitation de la police s’expliquait, non par le nombre des manifestants, mais surtout parce que la masse était constituée presque entièrement par des ouvriers avec les­quels il était dangereux de prendre contact. Le succès du Premier Mai fut énorme et l’organisation de Kertch en fut fière.

Le lendemain, la direction du syndicat se réunit pour examiner le rapport sur la préparation de la grève.

La direction présenta la liste des membres du comité de grève, ainsi que la liste des délégués qui devaient figurer légalement comme étant les diri­geants de la grève, remettre le cahier de revendi­cations à l’administration et mener au nom du comité tous les pourparlers avec celle-ci. Il fut décidé de garder le secret, même devant les ouvriers, sur la composition du comité de grève, la composition de celui-ci ne devant être connue que de la direction du syndicat. Nos revendica­tions politiques étaient : la fête du Premier Mai et la journée de 8 heures. Nous discutâmes long­temps s’il fallait exiger la convocation de l’As­semblée constituante, mais résolûmes de présen­ter, pour la première fois, le moins possible d’exi­gences immédiatement irréalisables.

Le Premier Mai et la journée de 8 heures étaient des questions ayant une importance poli­tique de principe, c’est pourquoi nous estimions que ces points seraient suffisants pour donner un sens politique à notre programme économi­que. Parmi nos autres revendications, nous avions présenté : la création d’un comité ouvrier qui au­rait le droit de contrôler le renvoi des ouvriers, et l’augmentation des salaires de 30 à 40 %. Nous élûmes pour les pourparlers une délégation composée d’anciens, parmi les plus fermes et les plus tenaces. Je fus compris dans la délégation afin de soutenir, en cas de besoin, les délégués pendant les pourparlers. Un groupe spécial de francs-tireurs, composé de jeunes, fut créé pour surveil­ler la police et opérer la liaison avec la troupe. A la tête de ce groupe nous plaçâmes Michel en le chargeant de ne pas laisser la jeunesse s’em­baller.

La flottille en grève

Le 4 mai au soir, à la fin du travail, copie de nos revendications fut remise à tous les capitai­nes de notre flottille. La liste de nos revendica­tions elle-même avait été signifiée, par notre délé­gation, à l’administration du port.

En remettant cette liste au chef du port, la délé­gation lui déclara : « Nous attendons une réponse jusqu’à demain midi ; si toutes nos revendications ne sont pas satisfaites, les ouvriers cesseront le travail ».

Le chef du port s’agita :

— Mais comment cela, sans nous prévenir ? Mais vous savez que les bateaux étrangers vont arriver dans une semaine ! Nous allons retarder le nettoyage du port, et vous pensez qu’on va nous dire merci pour cela à Pétersbourg ?

— Cela dépend entièrement de vous, répondit le président de la délégation, si toutes nos exi­gences sont satisfaites, les ouvriers continueront à travailler et les bateaux étrangers ne seront pas retenus à l’entrée du détroit.

Ayant salué le chef du port, la délégation sortit. Le soir, un meeting de tous les ouvriers fut orga­nisé. Je pris la parole pour montrer les difficul­tés que nous allions avoir à surmonter au cours de la lutte. Je parlai des concessions que l’admi­nistration pouvait nous faire et déclarai qu’elle allait faire son possible pour mettre ensuite les « meneurs » à la porte, c’est pourquoi il fallait, à tout prix, obtenir la possibilité de créer un comité ouvrier. Les vieux ouvriers déclarèrent :

— Les gars, il a été difficile de nous faire mar­cher, mais du moment que nous y sommes, il faut être fermes ; vous avez peiné pour nous mettre en train, on a réduit la journée de travail, obtenons d’autres améliorations.

Le lendemain, au matin, je fus congédié. Le capitaine de mon bateau m’appela dans sa cabine et déclara :

— Par ordre du commandant du port, je dois vous renvoyer ; allez vous faire régler.

Je répondis que je ne pouvais accepter mon compte tant que je ne ’connaîtrais pas les motifs de mon renvoi.

Il était clair que l’administration me considé­rait comme l’organisateur de toute l’affaire et avait résolu de se débarrasser de moi au plus vite, pour faire avorter la grève naissante.

Le capitaine déclara qu’il allait transmettre au commandant du port mon refus d’accepter l’ordre de renvoi.

Je résolus d’utiliser entièrement la « fran­chise » avec laquelle le commandant du port m’avait déclaré que les bateaux étrangers allaient bientôt arriver au détroit. En approchant du détroit, les « étrangers » allaient sans aucun doute exiger qu’on les laissât franchir celui-ci ou qu’on leur remboursât les frais de stationnement. On attendait beaucoup de bateaux, car la campagne d’exportation du blé du port de Rostov commençait déjà.

A la réunion du comité de grève et de la délé­gation, j’expliquai l’importance de l’action des étrangers sur l’administration et nous résolûmes d’attirer l’attention de toute la masse ouvrière sur les « étrangers » qui pouvaient faire notre jeu. Il fut décidé également de tenir compte de ce fait lors de nos pourparlers avec l’administration.

A midi, l’ingénieur Bouïko, délégué par le commandant du port, monta à bord du Choumski et déclara que le commandant examinerait notre « pétition » et satisferait à toutes les exigences acceptables. En même temps, il ordonnait aux ouvriers de continuer le travail.

Le tumulte s’éleva parmi les ouvriers groupés autour de l’ingénieur.

Qu’il satisfasse à tout ce qui est marqué dans la liste ; pas besoin de faire des promesses, on croit pas aux paroles, qu’il signe, qu’il signe !

Allez... laissez tomber le boulot, pas besoin d’écouter ici, qu’y parle aux délégués !

Et rapidement des inscriptions en blanc appa­rurent sur les cheminées, le sifflet du Choleski se mit à hurler et les sifflets des autres dragueurs lui firent écho. Le 5 mai, à midi, tous les ouvriers de la flottille, l’administration et les pilotes excep­tés, abandonnèrent le travail. Bouïko, ahuri par la réponse des ouvriers et le spectre de la grève qui se dressait menaçante devant lui, restait planté là, sans comprendre ce qui arrivait aux ouvriers qui n’avaient jamais parlé d’un mécontentement quelconque et qu’il tenait toujours pour si dociles et si apprivoisés. Il écartait les bras avec impuissance et marmottait d’une voix rauque : « Qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’il y a ? »...

Je me tenais non loin de l’ingénieur et regar­dais aussi, mais avec quelle joie prenante, les ouvriers qui descendaient en torrent du bord et s’éparpillaient en ruisseaux par les petites rues de la ville ; je ne m’attendais pas à un tel élan unanime.

— Nous remportons la première victoire, monsieur Bouïko ; informez-en le commandant du port.

Bouïko se retourna d’un coup vers moi et me fixa d’un regard féroce.

— Qui es-tu ?

— C’est Malakanov, lui répondit rapidement le capitaine.

— Malakanov ? Pourquoi n’est-il pas renvoyé ?

— Il a refusé de se faire régler, il exige qu’on lui dise les motifs de son renvoi.

— Congédiez-le immédiatement.

— Vous attendrez, monsieur Bouïko. On ré­glera nos comptes après la grève. En attendant, je vous souhaite une bonne santé !

Je soulevai ma casquette sale, lui fis un léger salut et nous descendîmes en foule à terre.

Je volais littéralement. L’ivresse de la victoire et, en même temps, l’inquiétude pour l’issue de la grève m’agitaient également.

Au bout de deux jours, la délégation se pré­senta chez le commandant du port et lui demanda sa décision au sujet de nos revendications.

Le commandant ne nous reçut pas. Nous fûmes reçus à sa place par son bras droit, le même ingénieur Bouïko, un type assez dégoûtant qui nous déclara que son chef ne voulait pas répondre à des exigences insolentes. Nous partîmes. Le lendemain, nous apprîmes du télégraphiste, un ami d’André, que le commandant avait reçu un télégramme du ministère du Commerce et de l’In­dustrie qui demandait pourquoi l’on avait arrêté le travail et ordonnait de commencer immédiatement les travaux de nettoyage du détroit.

Le cinquième jour, le chef du port nous fit savoir qu’il attendait nos représentants. Après une courte conférence, nous décidâmes de lui envoyer un des délégués pour savoir de quoi il s’agissait. Le délégué revint et nous transmit que le chef du port voulait examiner nos revendica­tions.

Il consentait à satisfaire une partie de nos exigences, mais, quant à l’autre partie, il voulait y réfléchir.

— Réfléchissez, lui répliquai-je immédiate­ment ; nous attendrons encore.

Le chef du port rougit, mais demanda posément de quel bateau j’étais et quel était mon nom. Je me nommai : Malakanov. Le chef du port bon­dit et me cria :

— Tu es renvoyé, je ne te parle pas !

Mais les autres délégués déclarèrent que j’avais refusé d’accepter mon renvoi et que, de plus, j’avais été choisi comme délégué par tous les ouvriers de la flottille. « Par conséquent, ajoutè­rent-ils, si vous ne voulez pas discuter avec lui, nous refuserons de continuer les pourparlers avec vous. » Bouïko, qui se tenait près de la table, murmura : « Ils sont vendus aux youpins. » Je fus tellement indigné par cette insolence que je me jetai sur lui les poings hauts ; effrayé, il sauta par-dessus la table et se cacha derrière le chef du port. J’attrapai un presse-papier et voulus le lui lancer à la tête. Le commandant, perdant la tête, leva les bras au ciel et se mit à les agiter en bal­butiant : « Messieurs, messieurs... mais quoi... comment pouvez-vous... calmez-vous... commen­çons à... »

La gueule dégoûtante de l’ingénieur apeuré et l’air comique du commandant me calmèrent et je reposai le presse-papier sur la table. A la suite de cette scène, le commandant ne souleva plus la question de compétence ; il nous fit asseoir autour de la table et ordonna à l’ingénieur de s’éloigner.

Il nous déclara ensuite qu’il était prêt à satis­faire une partie de nos revendications. La déléga­tion lui répondit qu’elle exigeait qu’il fît droit, non seulement aux revendications secondaires, mais à toutes les revendications que nous lui avions présentées. Le chef du port fit son pos­sible pour être aimable avec nous. Il s’efforçait de nous entraîner dans une discussion que nous éludâmes. Nous lui répétâmes encore une fois nos revendications et sortîmes.

En nous éloignant, nous entendîmes l’ingénieur qui disait, mécontent :

— Quel plaisir trouvez-vous à discuter avec cette canaille ?

— Vous gâtez tout avec votre emportement.

— Il faudrait leur lâcher un régiment de cosa­ques sur le dos.

Dans la rue, un des délégués remarqua :

— Hein, avez-vous entendu, les cosaques ?

— Y en a pas dans la ville, des cosaques, répon­dit tranquillement le président de la délégation.

Tout de même, nous devions tenir compte de cette menace. S’il n’y avait pas de cosaques, il y avait des soldats... Ils pouvaient nous organiser une provocation ; ce Bouïko était un animal fé­roce et il nous haïssait.

Notre service de renseignements nous informa que le chef du port avait envoyé une lettre au préfet en lui demandant d’intervenir et de faire cesser la grève, mais que le préfet avait répondu, que tant qu’il n’y avait pas d’excès, il ne voulait pas en provoquer par son intervention. Nous comprîmes alors pourquoi la police ne nous tou­chait pas. Le préfet connaissait sans doute nos revendications ; quant à la façon dont il les envi­sageait, nous ne le savions pas.

Nous apprîmes également que le chef du port s’était adressé au commandant de la place, auprès duquel il avait essuyé un refus. Le commandant lui avait répondu : « Chez moi non plus, la tran­quillité ne règne pas. »

Ayant reçu ces renseignements, nous les trans­mîmes aux ouvriers et les prévînmes en même temps de la possibilité de provocations policières.

Tous les dragueurs et les péniches furent ran­gés le long du quai. Aucun signe de vie à bord. Seul un ouvrier montait la garde sur chaque bâti­ment. Sa tâche était de nous informer de ce que faisait l’administration du bord. Un dragueur au milieu du détroit, à l’emplacement du travail, nous inquiétait fortement. Bien que l’équipage de ce dragueur nous ait fait savoir que le Lissovski (c’était le nom du bâtiment) s’était joint à nous, néanmoins il n’avait pas amené la drague à quai. Nous craignions qu’il ne se mît à travailler la nuit.

La délégation résolut de rejoindre le Lissovski pour l’amener à quai. Le chef du port possédait un petit remorqueur qui, dans la journée, était toujours sous pression. Nous résolûmes de l’uti­liser. Lorsque nous arrivâmes pour le prendre, nous rencontrâmes l’ingénieur Bouïko, qui, ayant appris que nous voulions aller à bord du Lis­sovski, refusa catégoriquement de nous donner le remorqueur. Nous décidâmes alors de le prendre par force.

— Ouste ! à bord les gars, pas besoin d’ lambiner ici, s’écria Michaïl en sautant sur le pont du remorqueur. Mais Bouïko tourna un tuyau vers lui et lui lança un jet de vapeur à la figure. Michaïl tomba. Le mécanicien mit le moteur en marche et le remorqueur s’éloigna.

Furieux, nous engueulions l’ingénieur qui nous regardait en ricanant méchamment.

Un des délégués monta dans une barque à rames.

— Allons-y à la rame ! laissons-le se cavaler avec son remorqueur.

Nous nous assîmes dans la barque et trois paires de rames nous firent rapidement atteindre le Lissovski. Bouïko, voyant que nous étions décidés à rejoindre le Lissovski, lança le remor­queur à toute vitesse vers celui-ci, puis fit un court virage vers le bateau-signal militaire. Cette manœuvre nous inquiéta. Si Bouïko réussissait à convaincre le commandant du bateau-signal, il pourrait nous interdire l’accès du Lissovski. Je fis part de mes réflexions aux autres délégués.

— Vire sur le bateau-signal !

La barque vira vers celui-ci et nous l’atteignîmes à la suite de Bouïko. Deux délégués et moi montâmes jusqu’à la passerelle où nous fûmes reçus par le capitaine du bord.

Il riait :

— Qu’est-ce que c’est que ces visites inusitées aujourd’hui ? dit-il gaiement, en nous souhaitant le bonjour.

— Nous sommes quelque peu inquiets de la visite que l’ingénieur du port est venu vous ren­dre, répondîmes-nous ; voilà de quoi il s’agit : Nous sommes en grève afin d’améliorer nos con­ditions économiques. Un dragueur est resté dans le détroit. Nous avons voulu l’amener à quai pour qu’il ne souffre pas de la tempête, mais l’ingénieur du port s’y oppose. Nous craignons également, qu’il ne veuille vous convaincre de nous empêcher de ramener le Lissovski.

— Oui, oui, il m’a en effet prié de vous empêcher de ramener le Lissovski, mais je ne peux pas faire cela sans un ordre exprès de mes supérieurs. Je ne pourrais intervenir que si vous vous livriez à des excès à bord du Lissovski.

— Il n’y a pas d’excès qui tiennent ; de toute façon le Lissovski est en grève, seulement, en restant dans le détroit il risque de s’échouer ou de s’enliser dans la vase et nous n’avons pas le droit de le laisser s’abîmer.

Le capitaine se tourna vers l’ingénieur :

— Je vous demande pardon, M. Bouïko, mais je n’ai pas le droit de me mêler de vos affaires.

Nous redescendîmes dans la barque et rejoignîmes le Lissovski. Après avoir conféré avec l’équipage et le capitaine, nous levâmes l’ancre et amenâmes le dragueur à quai. Les ouvriers accueillirent son arrivée par des ovations joyeuses.

Un camarade du télégraphe nous apprit que le ministre du Commerce et de l’Industrie avait de nouveau télégraphié pour savoir pourquoi les travaux ne commençaient pas, le chef du port avait répondu que les ouvriers avaient organisé une grève politique. Nous décidâmes de trans­mettre télégraphiquement nos revendications au ministre, en déclarant que nous exigions com­plète satisfaction, sans quoi nous continuerions la grève.

Nous étions en grève depuis huit jours et com­mencions à souffrir de privations. La faim frap­pait déjà à la porte des familles ouvrières. Nous atteignions le passage le plus dangereux qu’il fallait absolument franchir. Dès le début de la grève, nous avions écrit à tous les syndicats de Crimée en leur demandant de soutenir notre mouvement.

Les syndicats d’Odessa et du Grand Tokmak nous déléguèrent leurs représentants avec une somme de près de cinq mille roubles. Cette aide renforça la combativité ouvrière.

L’assemblée générale des ouvriers vota, à l’una­nimité, la prolongation de la grève.

La victoire

Du syndicat des marins d’Odessa, nous reçûmes un télégramme nous informant qu’une flottille comptant quatre dragueurs et huit péniches était sortie du port d’Odessa, à destination de Kertch. Ce fait nous plongea dans l’inquiétude. Nous réunîmes une assemblée générale qui choi­sit une délégation pour aller à la rencontre de la flottille d’Odessa et parler à son équipage. Les marins d’Odessa organisèrent une réunion à bord de leurs bateaux et décidèrent de se joindre à la grève et de se soumettre au comité de grève de la flottille de Kertch. La flottille entra dans le port, tous les bateaux se rangèrent en ordre et jetèrent l’ancre. Au matin, les habitants de Kertch contemplaient avec admiration les « in­vités d’Odessa » rangés au milieu de la baie.

La réunion organisée par les délégations des flottilles d’Odessa et de Kertch décida que les Odessites ne sortiraient pas du port de Kertch avant la fin de la grève. Cette décision fut com­muniquée aux capitaines de la flottille d’Odessa.

Le jour même de leur arrivée, le chef du port réunit en conférence les capitaines des dragueurs d’Odessa et leur reprocha de ne pas avoir su l’aider à sortir de sa situation difficile ; mais les capitaines, ayant simplement témoigné de leur impuissance, retournèrent à bord de leurs ba­teaux. D’Odessa la flottille reçut l’ordre de retourner à son port d’attache, mais les équipages déclarèrent qu’ils ne lèveraient l’ancre qu’une fois la grève terminée. De Marioupol, deux dragueurs reçurent également l’ordre de partir, mais les autorités de Marioupol ayant appris que les Odessites avaient adhéré à la grève, donnèrent aussitôt contre-ordre et les dragueurs restèrent à quai.

Pendant ce temps, les étrangers arrivaient déjà à l’entrée du détroit et, ne se risquant pas dans le canal bloqué, jetaient l’ancre sur place. Le douzième jour de la grève, huit bateaux étran­gers stationnaient déjà.

Dans le bureau du chef du port, des scènes orageuses se déroulaient ; les capitaines des na­vires étrangers exigeaient que l’on fît passer leurs bâtiments : « Nous subissons des pertes impor­tantes, déclaraient-ils, pourquoi vos dragueurs ne travaillent-ils pas

De nombreux télégrammes volaient vers le mi­nistre ; les étrangers exigeaient qu’on leur ré­pondit s’ils devaient attendre ou s’en retourner.

Le ministre envoya l’ordre au chef du port, de régler immédiatement le conflit et de reprendre le travail. Le chef du port s’agitait et ne savait qu’entreprendre. Bouïko s’était caché on ne savait où. La situation se tendait visiblement et l’on sentait que le chef du port allait bientôt ca­pituler. Mais, chez les ouvriers, la faim se faisait aussi sentir ; ils faiblissaient et commençaient à hésiter. A terre, les postes policiers étaient renforcés ; souvent, près du Choumski, des gendarmes apparaissaient. Les ouvriers restaient tran­quillement assis sur les bastingages et lorsque les gendarmes s’approchaient, ils les regardaient en silence. Sous ces regards les gendarmes se dépêchaient de partir. Ils n’essayaient pas d’opérer d’arrestations.

J’appuyais fortement sur la jeunesse que je gardais sous mon influence. Avant chaque réu­nion décidait chaque fois de « continuer la faire de l’agitation parmi les hésitants et la réu­nion décidait chaque fois de « continuer la grève ».

Le comité du Parti était étonné de voir une telle tenue et une telle ténacité chez cette masse dont il désespérait auparavant de tirer politique­ment quelque chose.

Nous en étions au quinzième jour de grève. Dès le matin j’avais reçu un télégramme. Je lus :

Copie à Malakanov ». Je le dépliai et faillis tomber à la renverse : « Ordre ministre. Satis­faites revendications, liquidez immédiatement conflit, commencez travail. Chef cabinet. »

Nous réunîmes rapidement le comité de grève et la délégation. Le télégramme provoqua la jubi­lation générale : « Victoire, victoire ! »

L’on vint nous dire qu’un envoyé du chef du port cherchait partout la délégation et que le chef du port nous invitait chez lui pour reprendre les pourparlers. Nous partîmes.

Le chef du port était seul dans son cabinet. Il nous dit bonjour et me regarda d’un regard in­terrogateur ; il ne savait évidemment pas si j’avais reçu la copie du télégramme ou non.

— Eh bien, causons un peu, peut-être arrive­rons-nous à nous entendre.

— Causons, seulement nous ne changerons pas de décision.

Le commandant rougit, mais se reprit aussitôt.

— Eh bien, voyons encore une fois en quoi nous pouvons vous satisfaire. C’est à tort que tranchant.

Le chef du port fit la grimace et continua à lire ; il déclara encore que quelques revendica­tions étaient a exagérées », mais il céda bientôt sur tous les points, excepté les trois premiers.

Nous cédâmes sur la question du Premier Mai, mais insistâmes sur la journée de huit heures pour les chauffeurs et déclarâmes, pour la se­conde fois, résolument, que nous ne céderions pas sur la question du comité ouvrier. Nous ne pûmes arriver à une entente. Mes délégués n’a­vaient pas prononcé une parole.

Il fallait s’entendre avec lui. Regarde, toutes nos exigences sont satisfaites. On aurait pu céder sur la question du comité.

A grand peine je réussis à les convaincre de ne pas céder sur cette question. Je leur citai des exemples montrant comment les ouvriers avaient été privés de tout ce qu’ils avaient gagné pendant les grèves et leur dis qu’avec eux ce serait la mê­me chose, et que dès que la grève serait terminée, ils seraient les premiers chassés, tandis que si nous avions un comité ayant le droit de contrô­ler le renvoi des ouvriers, l’administration ne pourrait pas les renvoyer arbitrairement.

Les délégués tombèrent d’accord avec moi. Il était nécessaire maintenant de réunir tous les ouvriers et d’obtenir leur acquiescement pour continuer la grève.

Nous résolûmes d’abord d’effectuer un travail préparatoire parmi les grévistes, afin de leur dé­montrer la nécessité d’obtenir la reconnaissance du comité ouvrier. Je réunis la jeunesse, lui expliquai l’importance de la victoire que nous avions remportée ainsi que l’instabilité de cette dernière si nous ne réussissions pas à obtenir la reconnaissance du comité ouvrier.

La jeunesse comprit parfaitement la situation et se mit à travailler énergiquement les vieux. La nuit, nous convoquâmes une réunion générale. La discussion fut chaude ; le comité de grève et la délégation eurent à soutenir un assaut formi­dable ; les ouvriers nous pressaient d’accepter les propositions du chef du port.

— Mais nous avons obtenu presque tout ce que nous voulions, nous pouvons céder sur la question du comité.

Ici, certains délégués hésitèrent de nouveau et se mirent à soutenir les opposants les plus tenaces. Les palabres se prolongèrent et, pendant longtemps, nous ne mîmes pas la question aux voix. Puis, je lançai les jeunes. Ils se mirent à parler l’un après l’autre. La discussion se prolon­gea presque jusqu’à l’aube. On escomptait la fatigue des auditeurs. Enfin nous mîmes la ques­tion aux voix. Nous eûmes la majorité : 50 voix. C’était la grève.

— Encore un effort, camarades, la victoire sera complète et le comité sera le clou de notre vic­toire ; nous l’enfoncerons de manière à ce qu’ils ne puissent l’arracher.

Nous nous séparâmes. Nous fîmes en sorte que le chef du port apprenne que les ouvriers avaient décidé de prolonger la grève. Nous en étions au dix-septième jour. Le soir, le chef du port invita la délégation.

— Allons, la victoire est à vous, j’accepte.

— Vous acceptez quoi, demandai-je.

— J’accepte le comité, le diable vous emporte !

— Et les huit heures aux chauffeurs ?

— Je les accepte aussi. Reprenez le travail dès demain.

— Non, il faut signer nos conditions.

— Quelles conditions ?

— Mais nos revendications à nous. Signez en deux exemplaires. Je sortis les exemplaires pré­parés et les posai devant lui, sur la table.

— Alors, quoi, vous n’avez pas confiance en ma parole ?

— Nous vous croyons, mais votre signature fera mieux sous nos revendications. Ça sera plus solide et nous les signerons également.

Le commandant prit notre liste, lut attentive­ment les deux exemplaires et, s’adressant à moi, demanda :

— Mais quoi, vous étiez sûrs de gagner la grève ?

— Oui. Dès que les étrangers sont apparus, nous n’avons plus douté de la victoire. La der­nière décision de notre assemblée l’indique du reste nettement : « Continuer la grève. »

— Et qui va signer de votre côté ?

— Le président du comité ouvrier.

— Le président ? Vous avez déjà élu le comité,

— Oui, il est déjà élu.

Le chef du port signa les deux exemplaires et me tendit la plume.

— Vossiukov, signe, dis-je à l’un des délégués.

Vossiukov prit la plume de sa main calleuse qui tremblait honteusement et signa les deux exemplaires. J’en pris un pour moi et tendis le deuxième au commandant.

Monsieur le chef du port, vous devrez résoudre toutes les questions ayant trait à la mise en pratique des conventions acceptées par vous, avec le président du comité ouvrier, Vossiukov. Je vous prie d’écouter attentivement le paragra­phe traitant du comité.

Je me mis à lire le paragraphe 3’ :

« Les ouvriers de la flottille élisent un comité ouvrier qui aura le droit de contrôler le renvoi des ouvriers de la flottille et du port.

« En cas d’objection du comité, l’administra­tion n’opère pas le renvoi des ouvriers. Si le comité estime nécessaire de licencier tel ou tel ouvrier, l’administration s’engage à ratifier la proposition du comité. Le comité assume le con­trôle de l’application de l’accord entre les ou­vriers et l’administration, signé à la fin de la grève. »

— Sachez, Monsieur le chef du port, que l’assemblée générale des ouvriers a donné pleins pouvoirs au comité pour déclarer la grève au cas où l’administration refuserait d’exécuter les clauses de l’engagement signé par elle.

Le chef du port fixait la feuille de papier et hochait silencieusement la tête.

— Allons, au revoir, demain le travail repren­dra et, au fait, nos hôtes d’Odessa rentreront chez eux.

— J’espère, Monsieur Malakanov, que vous n’êtes pas compris dans l’accord ? Nous vous avons signifié votre renvoi ayant la signature, me déclara le chef du port.

— Je n’insiste pas, d’autant plus que j’ai moi-même promis de me faire régler mon compte après la grève.

Le chef sourit aigrement et ne répondit rien. Nous sortîmes.

— Ben, mon vieux, tu lui as bien parlé. Qui c’est qu’aurait pu croire que tu l’aurais forcé à signer.

— Y avait rien à faire, il avait les étrangers sur le dos. S’il n’avait pas signé il aurait de toute façon perdu la grève.

— L’enfer est pavé de bonnes intentions, mon vieux, et de belles promesses, on se serait fait empiler en deux temps.

— Et puis t’as été malin au sujet du comité, t’as nommé Vossiukov président et on n’avait même pas encore élu le comité.

— Nous l’élirons. Quant à Vossiukov, c’est un gars solide et dévoué. Nous le ferons président. Et, maintenant, tenez-vous au comité comme le curé à l’encensoir et pas un diable ne pourra vous nuire.

Le soir, nous nous réunîmes sur la rive ; le comité de grève fit un compte rendu complet sur l’accord obtenu. Nous montrâmes la signature du chef du port à tout le monde. Certains pas­sages de notre conversation avec le chef soule­vèrent des manifestations d’approbation bruyan­tes. Je fis un tableau de la marche de la grève et des conditions dans lesquelles elle s’était dé­roulée et expliquai l’importance de la solidarité des ouvriers, en fournissant comme exemple la solidarité de la flottille et des syndicats d’Odessa.

Les Odessites prirent la parole. Ils louèrent et admirèrent la fermeté et la bonne organisation des prolétaires de Kertch. Le nombre de membres de notre syndicat doubla ce soir-là.

Le comité de grève déposa ses pouvoirs. L’as­semblée décida à l’unanimité de lui donner le nom de comité ouvrier et la candidature de Vos­siukov en qualité de président du comité fut ratifiée. Il fut décidé que : « en cas de violation par l’administration des conditions concernant le comité ouvrier, celui-ci déclare immédiatement la grève et tous les ouvriers doivent se soumettre aux ordres du comité. »

Ayant légalisé par cette décision les pleins pou­voirs du comité ouvrier, les ouvriers heureux, enivrés de leur victoire, clôturèrent leur dernière réunion de grève.

Dans la matinée j’allai me faire régler mon compte. On travaillait ferme à bord de tous les navires. Les voix se mêlaient au bruit des mar­teaux. Après un mois de silence la flottille renais­sait. Le dragueur Lissovski évolua lentement vers l’embouchure du détroit. Derrière lui s’alignèrent les péniches. La flottille d’Odessa s’affairait aus­si, levait l’ancre au fracas de ses chaînes ; les ordres retentissaient. Les Odessites se préparaient à prendre la mer. Un soleil éclatant cares­sait les visages hâlés des ouvriers. Le travail re­prenait avidement ses droits.

Mon compte fut rapidement réglé. Ayant fait mes adieux aux amis, je descendis sur la rive. Des éclaireurs accoururent vers moi et me pré­vinrent :

— File dans la steppe, les gendarmes arrivent pour t’arrêter.

Je suivis leur conseil. Je me sentais comme allégé d’un poids énorme. Toutes les difficultés et les inquiétudes de ces jours derniers s’étaient envolées. Et comment ne pas me sentir léger, lorsque je venais de gagner une victoire bolche­vik importante sur le secteur du front prolétarien qui m’était assigné. Ces victoires, même partielles, vous donnaient la force nécessaire pour développer et continuer le combat, pour préparer la lutte décisive et la victoire d’Octobre 1917.

https://www.marxists.org/francais/general/nikoforov/works/00/table.htm

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