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La révolution permanente est notre philosophie permanente...

lundi 18 novembre 2024, par Robert Paris

La révolution permanente est notre philosophie politique du développement révolutionnaire

La théorie de la révolution permanente, ses ennemis déclarés et ses faux amis, voilà l’essentiel de ce qui oppose les vrais révolutionnaires aux réformistes, aux extrêmes gauches opportunistes, aux extrêmes gauches sectaires, aux révolutionnaires dans l’erreur et à tous les faux amis du prolétariat.

https://www.matierevolution.fr/spip.php?mot317

Par exemple, Tony Cliff rejette ce qu’il ne comprend pas de la révolution permanente ou ce qu’il attribue au trotskysme parce que de faux trotskystes interprètent ainsi la révolution permanente…

https://www.marxists.org/francais/cliff/1963/00/cliff_19630000.htm

Des faux trotskystes et la révolution permanente…

https://www.marxists.org/francais/just/ddt2/sj_ddt2_5_04.htm

https://www.lutte-ouvriere.org/mensuel/article/documents-archives-la-revue-lutte-de-classe-serie-1978-1986-article-la-revolution-permanente-telle-que.html

https://wikirouge.net/D%C3%A9bats_sur_la_R%C3%A9volution_permanente

https://www.revolutionpermanente.fr/La-methode-de-Trotsky-pour-analyser-la-situation-mondiale

https://lanticapitaliste.org/actualite/strategie/la-theorie-de-la-revolution-permanente-et-son-actualite

https://www.wsws.org/fr/articles/2023/10/31/kjko-o31.html

https://mensuel.lutte-ouvriere.org/mensuel/article/documents-archives-la-revue-lutte-de-classe-serie-1967-1968-article-la-theorie-de-la-revolution.html

En quoi « la révolution en permanence » (encore appelée révolution permanente) est une philosophie du marxisme qui s’oppose à l’étapisme, au gradualisme, au progressisme, au réformisme et à l’opportunisme, depuis Marx et jusqu’à Trotsky, et pas une analyse conjoncturelle d’une situation exceptionnelle et surtout pas un moyen d’attribuer un caractère fondamentalement révolutionnaire à des forces sociales qui n’en possèdent pas.

L’Histoire ne progresse pas graduellement en suivant une par une les marches d’un escalier vers le ciel… Elle subit des régressions brutales et violentes autant que des progressions qui peuvent même sauter des étapes de la gradation historique. Des sociétés retardataires, des situations réactionnaires et même des régressions peuvent provoquer de brutales progressions révolutionnaires.

Le développement économique, social et politique est sujet au développement inégal et combiné (au sens que des morceaux avancés se combinent avec d’autres très en retard).
Le monde ne progresse pas ensemble ni au même rythme et les inégalités de développement peuvent rendre certains maillons de la chaîne de domination des classes possédantes mondiales plus fragiles que d’autres et la rupture de la chaîne en un point peut fragiliser mortellement l’ensemble.

Les contradictions qui découlent du développement inégal et combiné doivent être comprises et utilisées à fond par les révolutionnaires. Elles ont comme conséquences que la question nationale ne peut pas être résolue dans le cadre du capitalisme et doit être exploitée par le prolétariat. Elles ont pour conséquence que la lutte révolutionnaire doit pénétrer la lutte pour des réformes et s’en servir comme transition. Elles ont aussi pour conséquence que c’est le prolétariat qui est le seul à pouvoir réaliser des objectifs démocratiques, pacifiques, libérateurs pour les peuples opprimés, pour toutes les couches sociales non capitalistes, pour tous les opprimés. Et le programme révolutionnaire du prolétariat doit clairement mettre en avant ces objectifs. L’intervention des révolutionnaires doit se guider sur un programme de transition qui mène des luttes nationales aux luttes internationales, des luttes pour des réformes aux luttes pour le socialisme, des luttes pour la paix à la guerre révolutionnaire, etc…

Les communistes révolutionnaires ne doivent pas se tenir à l’écart ni appeler les prolétaires à se tenir à l’écart des luttes réformistes, sans sombrer eux-mêmes dans le réformisme, des luttes nationales, sans sombrer dans le nationalisme, des luttes petites bourgeoises, sans oublier le caractère prolétarien de leur combat, ils doivent allier les différents aspects contradictoires dans une seule lutte de classes révolutionnaire contre la classe capitaliste.

De nombreux points programmatiques, sociaux et politiques découlent de cette vision de la marche de la révolution sociale : programme de transition au lieu de la traditionnelle opposition entre programme révolutionnaire et programme réformiste, alliances possibles avec des couches petites bourgeoises et des peuples opprimés, front unique ouvrier, etc…

Marx et Engels utilisaient déjà le terme de « permanence de la révolution » pour décrire les révolutions comme la Révolution française, qui maintiennent la dictature révolutionnaire d’une classe jusqu’à la transformation de toute la structure sociale, ou pour définir leur orientation dans les révolutions de 1848.[6]
Au moment des débats sur la révolution russe de 1905, la question de la nature de la révolution à venir est très débattue. L’immense majorité des socialistes pensent qu’elle sera démocratique-bourgeoise, mais :
• certains, essentiellement la droite des menchéviks, insiste sur le fait que la révolution sera menée par la bourgeoisie, qu’elle risque de ne pas avoir lieu si l’aile socialiste fait le jeu de la réaction, et que la révolution socialiste n’arriverait que dans un futur lointain ;
• d’autres insistaient sur la nécessité d’un rôle décisif des masses populaires, ouvriers et paysans, et sur le fait que la dynamique révolutionnaire ne devait pas être stoppée, pouvant aller plus loin que prévu, notamment en cas de synchronisation avec une révolution mondiale. Luxemburg[7] puis Kautsky[8] emploient alors l’expression de « révolution en permanence ». Lénine dit « Nous sommes pour la révolution ininterrompue. »[9]
De son côté, Trotski s’est basé essentiellement sur son expérience de la révolution russe de 1905, puis sur la confirmation de sa théorie sur la base de la révolution de 1917 et sur l’échec de la révolution chinoise de 1925-1927. Cela le conduira à réaffirmer et expliciter en 1932 sa théorie de la Révolution permanente dans son livre éponyme.[3]

https://wikirouge.net/R%C3%A9volution_permanente

Dans la première Adresse du Comité central de la Ligue communiste à ses membres en Allemagne, en mars 1850, Marx écrivait :

« Tandis que les petits bourgeois démocrates veulent terminer la révolution au plus vite et après avoir tout au plus réalisé les revendications ci-dessus, il est de notre intérêt et de notre devoir de rendre la révolution permanente, jusqu’à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été écartées du pouvoir, que le prolétariat ait conquis le pouvoir et que non seulement dans un pays, mais dans tous les pays régnants du monde l’association des prolétaires ait fait assez de progrès pour faire cesser dans ces pays la concurrence des prolétaires et concentrer dans leurs mains au moins les forces productives décisives... Mais ils (les ouvriers allemands - S.N. T.) contribueront eux-mêmes à leur victoire définitive bien plus par le fait qu’ils prendront conscience de leurs intérêts de classe, se poseront dès que possible en parti indépendant et ne se laisseront pas un instant détourner — par les phrases hypocrites des petits bourgeois démocratiques — de l’organisation autonome du parti du prolétariat. Leur cri de guerre doit être : La révolution en permanence ! »

https://wikirouge.net/texts/fr/Adresse_du_Comit%C3%A9_Central_%C3%A0_la_Ligue_des_communistes,_Mars_1850

Trotsky écrivait, résumant sa position de 1905-1906 dans « Bilan et Perspectives » :

« Une fois au pouvoir, celui-ci (le prolétariat russe qui renversera le tsrarisme) non seulement ne voudra pas, mais ne pourra pas se limiter à l’exécution d’un programme démocratique bourgeois. Il ne pourra mener la révolution à son terme que si la révolution russe se transforme en une révolution du prolétariat européen. Le programme démocratique bourgeois de la révolution sera alors dépassé, en même temps que ses limitations nationales, et la domination politique temporaire de la classe ouvrière russe se développera en une dictature socialiste prolongée. Mais, si l’Europe reste immobile, la contre-révolution bourgeoise ne tolérera pas le gouvernement des masses exploitées en Russie, et rejettera le pays loin en arrière d’une république démocratique ouvrière et paysanne. Donc, une fois qu’il aura pris le pouvoir, le prolétariat ne pourra rester dans les limites de la démocratie bourgeoise. Il devra développer la tactique de la révolution permanente, c’est-à-dire renverser les barrières entre le programme minimum et le programme maximum de la social-démocratie, réaliser des réformes sociales toujours plus profondes, et rechercher un appui direct et immédiat dans la révolution en Europe occidentale. »

https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/bilanp/bilan_persp_0.html

Lire aussi :

https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/revperm/rp.html

https://www.marxists.org/francais/tagore/revolution_permanente.htm

PROJET DE PROGRAMME DE L’INTERNATIONALE :

CRITIQUE DES THÈSES FONDAMENTALES (1)

(28 juin 1928)

A la mémoire de ma fille Nina, morte à son poste à 26 ans. (0)

Le projet de programme, c’est-à-dire le document fondamental qui doit définir toute l’activité de l’Internationale communiste pour de nombreuses années, a été publié quelques semaines seulement avant la convocation du congrès, lequel se tient quatre années après le Ve congrès (2). Ce retard dans la publication ne peut se justifier par le fait que le premier projet a été publié dès avant le précédent congrès, car il s’est écoulé plusieurs années depuis. Le second projet diffère du premier par l’ensemble de sa structure et s’efforce de dresser le bilan des développements des dernières années. Rien ne pourrait être plus imprudent ni plus irréfléchi que de se précipiter pour adopter ce projet au vie congrès, un travail qui porte les traces de la précipitation et même de la négligence, sans qu’il y ait eu préalablement dans la presse une critique sérieuse et sans qu’il ait été largement discuté dans tous les partis de l’Internationale communiste.

Dans les quelques jours dont nous avons pu disposer entre la réception du document et l’envoi de cette lettre, nous n’avons pu traiter que quelques-unes des questions fondamentales qui doivent être traitées dans le programme.

Faute de temps, il nous a fallu laisser complètement de côté sans les examiner toute une série de questions très importantes abordées dans ce projet, qui ne sont peut-être pas d’une actualité brûlante, mais qui peuvent revêtir demain une importance exceptionnelle. Cela ne signifie nullement qu’il soit moins nécessaire de les critiquer que celles des parties de ce projet auxquelles ce travail est consacré.

Il faut ajouter que nous avons dû travailler sur ce nouveau projet dans des conditions qui ne nous ont pas donné la possibilité d’obtenir les informations les plus indispensables. Il nous suffira d’indiquer que nous n’avons même pas pu nous procurer le premier projet et que nous avons donc dû, en ce qui concerne deux ou trois autres circonstances, nous fier à notre seule mémoire. Il va de soi que toutes les citations sont faites à partir des textes originaux et qu’elles ont été soigneusement vérifiées.

1. PROGRAMME DE LA RÉVOLUTION INTERNATIONALE
OU PROGRAMME DU SOCIALISME DANS UN SEUL PAYS ?

La question la plus importante à l’ordre du jour du VIe Congrès est l’adoption du programme. Son caractère peut définir et fixer pour longtemps la physionomie de l’Internationale. L’importance d’un programme ne consiste pas tant en ce qu’il formule des conceptions théoriques générales (ceci se réduit, en fin de compte, à de la « codification », c’est-à-dire à un exposé serré de vérités et de généralisations solidement et définitivement acquises) ; il s’agit beaucoup plus de dresser le bilan de l’expérience mondiale économique et politique de la dernière période, en particulier des luttes révolutionnaires des cinq dernières années, si riches en événements et en erreurs.

C’est de la manière dont le programme comprendra et jugera ces événements, ces fautes et ces divergences, que dépend, au sens littéral du terme, le sort de l’Internationale communiste dans les années qui viennent.

1. Structure générale du programme

A notre époque, qui est celle de l’impérialisme, c’est-à-dire de l’économie et de la politique mondiales dirigées par le capital financier, il n’est pas un seul parti communiste qui puisse établir son programme en prenant seulement ou principalement comme point de départ les conditions ou les tendances de l’évolution de son pays. Cela s’applique également et pleinement au parti exerçant le pouvoir dans les limites de l’U.R.S.S.

L’heure de la disparition des programmes nationaux a définitivement sonné le 4 août 1914. (3) Le parti révolutionnaire du prolétariat ne peut se baser que sur un programme international correspondant au caractère de l’époque actuelle, celle du couronnement et de l’écroulement du capitalisme. Un programme communiste international n’est nullement une somme de programmes nationaux ou un amalgame de leurs traits communs. Il doit prendre directement pour point de départ l’analyse des conditions et des tendances de l’économie et de l’état politique du monde, prises comme un tout, avec leurs liens et leurs contradictions, c’est-à-dire avec la dépendance mutuelle opposant ses composantes entre elles. A l’époque actuelle, infiniment plus que pendant la précédente, le sens dans lequel se dirige le prolétariat au point de vue national doit et ne peut se déduire que de la direction prise dans le domaine international, et non pas vice versa. C’est en cela que consiste la différence fondamentale qui sépare au point de départ l’Internationale communiste des diverses variétés de socialisme national.

C’est en partant de ces considérations que nous écrivions en janvier de cette année :

« Il faut nous mettre à l’élaboration du programme de l’Internationale Communiste (celui de Boukharine n’est qu’un mauvais programme de section nationale de l’Internationale Communiste, non celui d’un parti communiste mondial). » (4)

Nous n’avons cessé d’insister sur ces considérations depuis 1923-1924, quand la question des Etats-Unis d’Amérique se posa dans toute son ampleur, en tant que problème de la politique mondiale et de la politique européenne, dans le sens le plus direct de ce mot.

Soutenant le nouveau projet, la Pravda écrivait que le programme communiste, « diffère radicalement du programme de la social-démocratie internationale, non seulement sur le fond, dans ses thèses fondamentales, mais aussi par l’internationalisme caractéristique de sa structure » (5)

Cette formule un peu vague exprime évidemment l’idée
même que nous venons d’exposer et qu’on repoussait autrefois
avec obstination. On ne peut qu’approuver la rupture avec le
premier projet présenté par Boukharine et qui ne donna d’ail-
leurs pas lieu à un sérieux échange de vues en raison même de
son inconsistance. S’il présentait un tableau aride, schématique,
de l’évolution d’un pays abstrait, vers le socialisme, en revanche
le nouveau projet tente (malheureusement sans succès et sans
esprit de suite, comme nous le verrons) de partir de l’économie
mondiale dans son ensemble pour déterminer le sort de ses
différentes parties.

En reliant entre eux pays et continents ayant atteint des
degrés différents du développement en un système de dépen-
dances et d’oppositions, en rapprochant les divers niveaux de
leur développement et en les éloignant immédiatement après, en
opposant impitoyablement tous les pays entre eux, l’économie
mondiale est devenue une puissante réalité qui domine la vie
économique des divers pays et continents. Ce fait fondamental à
lui seul donne un caractère très réaliste à l’idée même de parti
communiste mondial. C’est en amenant l’économie mondiale en
bloc au plus haut niveau de développement qu’elle puisse
atteindre sous le régime de la propriété privée, que l’impéria-
lisme, comme le dit justement le projet dans son introduction,
« avive à l’extrême la contradiction entre la croissance des forces
productives de l’économie mondiale et les cloisons qui séparent
nations et Etats ».

Il n’est pas possible d’avancer d’un seul pas dans la solution
des grands problèmes de la politique mondiale et de la lutte
révolutionnaire si l’on ne comprend pas cette donnée qui apparut
pour la première fois dans toute sa clarté au cours de la dernière
guerre impérialiste.

On ne pourrait qu’approuver le déplacement radical de l’axe
même du programme, dans le nouveau projet, si en cherchant à
concilier cette position qui est la seule juste avec des tendances
diamétralement opposées on n’avait introduit dans ce projet les
contradictions les plus fâcheuses, enlevant ainsi toute significa-
tion de principe à la nouvelle manière d’aborder la question dans
son fond.

2. Les États-Unis et l’Europe

Pour caractériser le premier projet, heureusement aban-
donné depuis, il suffira de dire que, pour autant que nous
puissions nous souvenir, il ne mentionnait même pas les Etats-
Unis de l’Amérique du Nord. Les problèmes essentiels de
l’époque impérialiste, en raison même de son caractère, ne
peuvent pas être envisagés seulement sous l’angle de l’abstraction
et de la théorie, mais aussi dans leur contenu matériel et
historique ; or, dans le premier projet, ils se perdaient dans le
schéma inerte d’un pays capitaliste considéré « en général ». Le
nouveau projet (et c’est bien entendu un sérieux pas en avant)
parle déjà du « déplacement du centre économique du monde vers
les Etats-Unis de l’Amérique », de la « transformation de la
République du dollar en exploiteur mondial », du fait que les
Etats-Unis « ont déjà conquis l’hégémonie mondiale », et dit
enfin que la rivalité (le projet emploie l’expression malheureuse
de« conflit ») entre les Etats-Unis et le capitalisme européen, le
capitalisme britannique en premier lieu, devient l’axe des conflits
mondiaux. Il est devenu tout à fait évident à présent qu’un
programme qui ne définirait pas clairement et avec précision ces
faits et facteurs fondamentaux de la situation dans le monde
n’aurait rien de commun avec le programme du parti de la
révolution internationale.

Malheureusement, les faits et tendances essentiels du déve-
loppement mondial au cours de l’époque moderne, qui viennent
d’être signalés, sont simplement désignés par leurs noms, inclus
dans le texte du projet, cités par un tour de passe-passe
théorique, sans être intimement liés à toute la structure du
programme, sans qu’on en tire de conclusions quant aux perspec-
tives et à la stratégie.

Le nouveau rôle de l’ Amérique en Europe depuis la
capitulation du parti communiste allemand 6 et la défaite du
prolétariat allemand en 1923 ne sont l’objet d’aucune analyse. Il
n’est nullement expliqué que la période de « stabilisation », de
« normalisation » et de « pacification » de l’Europe, ainsi que de
la « régénération » de la social-démocratie, s’est déroulée en
étroite corrélation matérielle et intellectuelle avec les premiers
pas de l’intervention américaine dans les affaires européennes.

En outre on ne montre pas que l’évolution inévitable dans
l’avenir de l’expansion américaine, le rétrécissement des marchés
du capital européen, y compris en Europe même, entraînera les
plus grandes secousses militaires, économiques et révolution-
naires qu’on ait jamais vus.

Il n’est pas non plus précisé que les Etats-Unis continuant
inexorablement à faire pression sur l’Europe capitaliste, rédui-
ront de plus en plus sa part de l’économie mondiale, ce qui
signifie évidemment que les rapports entre les Etats européens,
non seulement ne s’amélioreront pas, mais au contraire se
tendront à l’extrême avec des accès violents débouchant sur des
guerres : il en résulte que les Etats, comme les classes, s’affron-
tent avec plus de fureur encore qu’aux temps de l’abondance et
de la croissance lorsqu’il ne reste à se disputer qu’une maigre,
toujours plus maigre, ration.

Le projet n’explique pas que le chaos interne des antago-
nismes entre les Etats d’Europe enlève à cette dernière tout
espoir de résister un peu sérieusement et avec succès à la
République nord-américaine dont la centralisation ne cesse de
grandir. Surmonter le chaos européen par les Etats-Unis soviéti-
ques d’Europe, c’est là une des premières tâches de la révolution
prolétarienne, infiniment plus proche en Europe qu’en Améri-
que (une des raisons et non des moindres tant précisément
l’existence des barrières entre Etats) ; elle aura donc, très
probablement, à se défendre contre la bourgeoisie nord-améri-
caine.

D’autre part, il n’a pas montré (et c’est un aspect tout aussi
important du même problème mondial) que, précisément, la
puissance des Etats-Unis dans le monde et l’expansion irrésistible
qui en découle, les oblige à introduire dans les fondations de leur
édifice les explosifs de l’univers entier : tous les antagonismes de
l’Occident et de l’Orient, les luttes de classes de la vieille Europe,
les insurrections des peuples coloniaux, toutes les guerres et
toutes les révolutions. D’un côté, cela fait du capitalisme de
l’ Amérique du Nord, au cours de l’époque nouvelle, la force
fondamentale de la contre-révolution, de plus en plus intéressée
au maintien de « l’ordre »dans tous les coins du globe terrestre ;
d’un autre côté c’est par là que se prépare l’immense explosion
révolutionnaire de cette puissance impérialiste mondiale déjà
dominante et toujours grandissant. La logique des rapports
mondiaux indique que cette déflagration ne pourrait tarder bien
longtemps après le déclenchement de la révolution prolétarienne
en Europe.

Pour avoir expliqué la dialectique des rapports mutuels liant
l’Europe et l’ Amérique, nous avons vu lancer contre nous les
accusations les plus diverses : on nous a traités de pacifistes niant
les contradictions existant en Europe, acceptant la théorie du
super-impérialisme de Kautsky, et de bien d’autres péchés. Il n’y
a aucune raison de s’arrêter ici à ces« accusations », qui, dans le
meilleur des cas, sont dues à une ignorance complète des
processus réels, ainsi que de notre attitude envers eux. Toutefois,
on ne peut manquer de faire remarquer qu’il serait difficile de
dépenser plus d’efforts pour embrouiller et obscurcir cette
question mondiale de la plus haute importance que ne le firent,
entre autres, les auteurs du projet de programme, dans leur lutte
mesquine contre notre formulation. C’est pourtant celle-ci qui est
entièrement confirmée par le cours des événements.
Ces derniers temps, dans les organes principaux de la presse
communiste, on s’est efforcé de minimiser sur le papier l’impor-
tance de l’hégémonie américaine en s’appuyant, pour cela, sur
l’approche de la crise commerciale et industrielle aux Etats-Unis.

Nous ne pouvons nous arrêter ici à l’examen de la question de la
durée de la crise américaine et de la profondeur qu’elle pourrait
atteindre éventuellement. C’est un problème de conjoncture, pas
de programme. Nous ne doutons pas, bien entendu, que la crise
soit inévitable ; nous ne nions pas du tout qu’il est possible que
déjà celle qui va se produire prochainement soit très âpre et très
profonde, en rapport avec l’envergure mondiale qu’a atteinte à
présent le capitalisme américain. Mais tenter d’en déduire que
l’hégémonie des Etats-Unis décroît ou faiblit ne correspond
vraiment à rien et ne peut que mener à de grossières erreurs
d’ordre stratégique, car c’est justement le contraire qui est vrai.

Pendant la crise, l’hégémonie des Etats-Unis se fera sentir plus
complètement, plus ouvertement, avec plus d’acuité et d’impla-
cable détermination que pendant la période de croissance. Les
Etats-Unis chercheront à liquider et à surmonter leurs difficultés
et leurs troubles avant tout au détriment de l’Europe, que cela
soit en Asie, au Canada, en Amérique du Sud ou en Europe
même, que cela se fasse par la voie « pacifique » ou militaire.
Il faut comprendre clairement que, si la première période de
l’intervention américaine a entraîné pour l’Europe une stabilisa-
tion et une pacification, qui durent encore dans une large mesure
et peuvent même épisodiquement renaître et se renforcer,
(surtout en cas de nouvelles défaites du prolétariat), la ligne
générale de la politique des Etats-Unis, surtout si l’économie de
ceux-ci se heurte à des difficultés et à des crises, provoquera en
Europe et dans le monde entier, de profondes secousses.
Une conclusion de la plus grande importance s’impose : les
situations révolutionnaires ne manqueront pas pendant la décen-
nie prochaine comme elles n’ont pas manqué dans celle qui vient
de s’écouler. Il importe d’autant plus de comprendre correcte-
ment les ressorts fondamentaux du déroulement des événements,
pour ne pas être pris à l’improviste par leur action. Si, pendant la
décennie écoulée, la source principale des situations révolution-
naires résidait dans les conséquences immédiates de la guerre
impérialiste, en revanche, au cours de la nouvelle décennie
d’après-guerre de telles situations surgiront surtout des rapports
mutuels de l’Europe et de l’Amérique. Une grande crise aux
Etats-Unis sonnerait à nouveau le tocsin des guerres et des
révolutions. Nous le répétons : les situations révolutionnaires ne
manqueront pas. Leur issue dépend du parti international du
prolétariat, de la maturité et de la capacité de lutte de l’Interna-
tionale communiste, de la justesse de sa position stratégique et de
ses méthodes tactiques.

Cette ligne de pensée n’est pas exprimée du tout dans le
projet de programme de l’Internationale communiste. Un fait
aussi important, semble-t-il, que « le déplacement du centre
économique du monde vers les Etats-Unis » n’est signalé au
passage, que par une simple remarque journalistique ; rien de
plus. Il est tout à fait impossible de le justifier par le manque de
place : en effet est-ce que ce ne sont pas les questions fondamen-
tales qui doivent justement être traitées dans un programme ? A
ce propos il faut signaler que le projet s’étend beaucoup trop sur
les problèmes de second et de troisième ordre, même si on laisse
de côté son style négligé et ses nombreuses redites ; en les
supprimant, on pourrait réduire le programme au moins d’un
tiers.

3. Le mot d’ordre des Etats-Unis soviétiques d’Europe

Rien ne peut justifier la suppression, dans le nouveau projet
de programme, du mot d’ordre des Etats-Unis soviétiques
d’Europe, déjà adopté par l’Internationale communiste en 1923,
après une assez longue discussion intérieure. Ou bien peut-être
que justement dans cette question-là, les auteurs veulent
« revenir » à l’attitude de Lénine en 1915 ? Encore faut-il bien la
comprendre.

Comme on le sait, pendant la première période de la guerre,
Lénine hésita au sujet de ce mot d’ordre, d’abord introduit dans
les thèses du Social-demokrat (l’organe central du parti de
l’époque), puis rejeté par Lénine. Cela montre qu’il ne s’agissait
pas de le repousser a priori pour des raisons de principe : il fallait
le juger strictement au point de vue tactique, en peser les côtés
positifs et négatifs en référence à l’étape donnée. Il est superflu
de préciser que Lénine rejetait la possibilité que soient réalisés
les Etats-Unis de l’Europe capitaliste. J’envisageais les choses de
la même façon quand j’avançai le mot d’ordre des Etats-Unis
exclusivement en tant que perspective, comme forme d’Etat de la
dictature du prolétariat en Europe.

J’écrivais :

« Une union économique de l’Europe plus ou moins
complète par en haut, faisant suite à une entente entre
gouvernements capitalistes, est une utopie. En cela les
choses ne peuvent pas aller plus loin que des compromis
partiels et des demi-mesures. Par-là même l’union écono-
mique de l’Europe, promettant d’énormes avantages au
producteur et au consommateur, ainsi qu’en général à tout
le développement de la culture, devient la tâche révolution-
naire du prolétariat européen luttant contre le protection-
nisme impérialiste et son instrument le militarisme. » (7)

Et plus loin :

« Les Etats-Unis d’Europe constituent avant tout une
forme, l’unique forme que l’on puisse concevoir, de la
dictature du prolétariat européen. » (8)

Mais à cette époque Lénine voyait certains dangers à
présenter la question même de cette façon-là. Etant donné
qu’aucune expérience de la dictature du prolétariat dans un seul
pays n’avait été faite, en raison aussi du manque de clarté du
point de vue théorique sur ce problème, même dans l’aile gauche
de la social-démocratie d’alors, le mot d’ordre des Etats-Unis
d’Europe pouvait donner naissance à une conception suivant
laquelle la révolution prolétarienne devrait commencer simulta-
nément, au moins sur tout le continent européen. C’est précisé-
ment contre ce danger que Lénine mettait en garde. Mais sur
cette question je n’avais même pas l’ombre d’un désaccord avec
Lénine. J’écrivais alors :

« Qu’aucun pays ne doive« attendre » les autres dans
sa lutte, c’est là une idée élémentaire, qu’il est utile et
nécessaire de répéter pour qu’on ne puisse substituer à
l’idée de l’action internationale parallèle celle de l’inaction
internationale dans l’attente. Sans attendre les autres, nous
commençons à lutter et nous continuons à lutter sur le
terrain national en ayant la parfaite certitude que notre
initiative donnera un élan à la lutte dans les autres pays. » (9)

Ensuite vient une phrase de moi, celle-là même que Staline,
lors du VIIe plénum du comité exécutif de l’Internationale
communiste, a citée comme l’expression la plus dangereuse du
« trotskysme »,c’est-à-dire du« manque de confiance dans » les
forces internes de la révolution et l’espoir de recevoir un secours
du dehors.

« Et si cela (l’extension de la révolution à d’autres
pays. L. T.) ne se produisait pas, il n’y aurait aucun espoir
permettant de croire (comme en témoignent l’expérience
historique et les considérations théoriques) qu’une Russie
révolutionnaire pourrait résister face à une Europe conser-
vatrice, ou qu’une Allemagne socialiste pourrait se mainte-
nir isolée dans le monde capitaliste. » (10)

C’est sur cette citation et sur deux ou trois autres du même
genre que se fonde la condamnation prononcée par le vue plé-
num contre le « trotskysme », qui aurait dans cette « question
fondamentale » une attitude « n’ayant rien de commun avec le
léninisme ». Arrêtons-nous donc un instant pour écouter Lénine
lui-même.

Le 7 mars 1918 il dit à propos de la paix de Brest-Litovsk :
« C’est une leçon, car il est absolument vrai que sans
révolution allemande nous périrons. » (11).

Une semaine plus tard :

« L’impérialisme universel et, à côté de lui, la marche
triomphale de la révolution sociale ne peuvent coexis-
ter. » (12)

Quelques semaines après, Lénine disait :

« Le fait que nous sommes retardataires nous a poussé
en avant, nous périrons si nous ne savons pas tenir jusqu’au
moment où nous rencontrerons le puissant appui des
ouvriers insurgés des autres pays. » (13)

Mais peut-être disait-il cela particulièrement sous la pression
de la crise de Brest-Litovsk ? Non, en mars 1919, Lénine répète
de nouveau :

« Nous vivons, non seulement dans un Etat, mais dans
un système d’Etats ; on ne peut concevoir qu’une Républi-
que Soviétique se maintienne pendant un long temps à côté
d’Etats impérialistes. En fin de compte l’un ou l’autre
vaincra. » (14)

Un an après, le 7 avril 1920, Lénine rappelait encore :
« Le capitalisme, si on le considère à l’échelle mon-
diale, continue à être plus fort que le pouvoir des Soviets,
non seulement militairement mais aussi économiquement.

C’est de cette considération fondamentale qu’il nous faut
partir et ne jamais l’oublier. » (15)

Le 27 novembre 1920, à propos du problème des conces-
sions, Lénine dit :

« A présent nous sommes passés de la guerre à la paix,
mais nous n’avons pas oublié que la guerre reviendra.
Aussi longtemps que subsistent le capitalisme et le socia-
lisme, nous ne pouvons vivre en paix : en fin de compte,
l’un ou l’autre vaincra ; on chantera le Requiem, soit de la
République soviétique, soit du capitalisme mondial. C’est
un ajournement de la guerre. » (16)

Mais peut-être la survie de la République soviétique a-t-elle
incité Lénine à « reconnaître son erreur », à renoncer à « la
méfiance envers les forces intérieures » de la révolution d’Octo-
bre ?

Au IIIe Congrès de l’Internationale communiste, c’est-à-dire
en juillet 1921, Lénine affirmait que :

« Il s’est créé un équilibre extrêmement fragile, extrê-
mement instable, mais enfin un équilibre qui permet à la
République Socialiste d’exister, certes pas bien longtemps,
dans un entourage capitaliste. » (17)

Mais il y a plus, le 5 juillet 1921, Lénine déclara directement
lors d’une séance du congrès :

« Pour nous, il était clair que, sans le soutien de la
révolution internationale mondiale, la victoire de la révolu-
tion prolétarienne était impossible. Avant comme après la
révolution, nous pensions qu’ou bien la révolution éclate-
rait très vite dans les pays capitalistes les plus évolués, ou
bien, dans le cas contraire nous péririons. Malgré cette
conviction nous avons fait en toutes circonstances tout ce
que nous pouvions pour sauver le système soviétique, car
nous savions que nous ne travaillions pas pour nous-
mêmes, mais aussi pour la révolution internationale. » (18)

Combien ces paroles, grandes dans leur simplicité, entière-
ment pénétrées de l’esprit d’internationalisme, sont éloignées des
trouvailles actuelles des épigones satisfaits d’eux-mêmes !
En tout cas nous avons le droit de demander : en quoi toutes
ces déclarations de Lénine diffèrent-elles de la conviction que
j’exprimais en 1915, que la révolution qui venait en Russie ou la
future Allemagne socialiste ne pourraient pas tenir « isolées dans
un monde capitaliste » ? Les délais ont dépassé les prévisions,
non seulement les miennes mais aussi celles de Lénine ; mais
l’idée sous-jacente conserve toute sa vigueur, peut-être à présent
plus que jamais. Au lieu de la condamner comme le fit le vue
plénum sur la base d’un rapport incompétent et malveillant, il est
indispensable de l’introduire dans le programme de l’Internatio-
nale communiste.

En défense du mot d’ordre des Etats-Unis soviétiques
d’Europe nous avions souligné en 1915 que la loi du développe-
ment inégal ne constitue pas en soi un argument contre ce mot
d’ordre ; en effet l’inégalité du développement historique est à
son tour inégale par rapport à divers Etats et continents : les pays
de l’Europe se développent inégalement les uns par rapport aux
autres. Néanmoins on peut dire avec une certitude historique
absolue qu’il n’est donné, tout au moins au cours de la période
historique considérée, à aucun de ces pays de prendre sur les
autres l’avance que l’Amérique a prise sur l’Europe. Il y a une
échelle d’inégalité pour l’Amérique et une autre pour l’Europe.
Les conditions d’histoire et de géographie ont déterminé
d’avance entre les pays d’Europe une liaison organique si étroite
qu’ils ne peuvent absolument pas s’en dégager. Les gouverne-
ments européens bourgeois actuels sont comme des assassins
enchaînés à la même chaîne. Comme il a déjà été dit, la
révolution en Europe aura également en dernière analyse une
importance décisive pour l’Amérique. Mais dans l’immédiat, à
court terme, la révolution en Allemagne aura beaucoup plus
d’importance pour la France que pour les Etats-Unis d’Amérique
du Nord. C’est de ce rapport historique que se déduit la validité
politique du mot d’ordre de fédération soviétique d’Europe.

Nous parlons de validité relative, car il va de soi que cette
fédération s’élargira en direction de l’Asie à travers le gigantes-
que pont de l’Union soviétique pour arriver à l’union des
républiques socialistes mondiales. Mais ce sera déjà la deuxième
époque, ou le chapitre suivant de la période impérialiste et,
quand nous y serons, nous trouverons les formules adéquates.

On peut démontrer au moyen d’autres citations que le désaccord
en 1915 avec Lénine relevait strictement du domaine de la
tactique et n’avait par essence qu’un caractère provisoire. Mais la
meilleure preuve en est encore le cours qu’ont suivi les événe-
ments : en 1923, l’Internationale communiste adopta ce mot
d’ordre litigieux. S’il avait été vrai qu’on ne pouvait accepter en
1915 le mot d’ordre des Etats-Unis d’Europe pour des questions
de principe comme essaient maintenant de l’affirmer les auteurs
du projet de programme, l’Internationale communiste n’aurait
pas pu l’adopter huit années plus tard. Il faut croire que la loi du
développement inégal n’a pas cessé d’être effective pendant ces
années.

Toute la problématique que je viens d’exposer, découle de la
dynamique du processus révolutionnaire pris dans son ensemble.
La révolution internationale est considérée comme un processus
englobant un ensemble de rapports mutuels qu’on ne peut
prédire sous ses formes concrètes et, pour ainsi dire, dans leur
succession, mais qui est parfaitement clair dans sa physionomie
historique générale. Si l’on ne le comprend pas, il est exclu que
l’on puisse avoir une orientation politique correcte.
Cependant les choses changent radicalement d’aspect quand
on part de l’idée d’un développement socialiste en cours de
réalisation et même en voie d’achèvement dans un seul pays. Il
existe maintenant une « théorie » qui enseigne qu’il est possible
de construire le socialisme intégral dans un seul pays, et que les
relations entre lui et le monde capitaliste peuvent reposer sur une
« neutralisation » de la bourgeoisie mondiale (Staline). Dans
cette optique au fond réformiste et pas révolutionnaire et
internationaliste la nécessité du mot d’ordre des Etats-Unis
d’Europe disparaît, ou tout au moins s’atténue. Mais justement il
nous apparaît d’une importance et d’une nécessité vitales parce
qu’il contient la condamnation de l’idée d’une évolution socialiste
isolée dans un seul pays. Pour le prolétariat de chaque pays
européen, bien plus encore que pour !’U.R.S.S. (ce n’est
pourtant qu’une différence de degré), l’extension de la révolution
aux pays voisins, le soutien armé qu’ils donneront aux insurrec-
tions, est de la plus urgente nécessité ; non pas pour des
considérations de solidarité internationale abstraite, qui, par elle-
même, n’est pas en état de faire mouvoir les classes, mais en
raison d’un argument formulé des centaines de fois par Lénine :
nous ne pourrons nous maintenir si la révolution internationale
ne nous aide pas à temps. Le mot d’ordre des Etats-unis
soviétiques répond à cette dynamique de la révolution prolétarienne ;
elle ne surgit pas simultanément dans tous les pays, mais
s’étend de l’un à l’autre ; elle exige une liaison très étroite entre
eux, tout d’abord sur l’arène de l’Europe, aussi bien pour se
défendre contre ses très puissants ennemis extérieurs que pour
des nécessités de construction économique.

Il est vrai que l’on pourra tenter d’objecter qu’après la crise
de la Ruhr (19) , qui fut précisément la dernière poussée tendant à
faire adopter ce mot d’ordre, celui-ci ne joua plus un rôle
important dans l’agitation des partis communistes d’Europe et ne
put, en quelque sorte, prendre racine. Mais il en est absolument
de même pour les mots d’ordre du gouvernement ouvrier, des
Soviets, etc., autrement dit pour tous les mots d’ordre de la
période qui précède directement la révolution. Cela s’explique par
le fait, que contrairement au jugement erroné au point de vue
politique du Ve Congrès, le mouvement révolutionnaire n’a cessé
de s’affaiblir depuis la fin de 1923 sur le continent européen. Mais
c’est justement pour cela qu’il serait dangereux d’élaborer un
programme, ou certaines de ses parties, en se référant seulement
à cette période. Ce n’est pas par hasard que le mot d’ordre des
Etats-Unis soviétiques d’Europe a été adopté, malgré toutes les
préventions, justement en 1923 quand on s’attendait à ce que la
révolution éclate en Allemagne (20) et que les problèmes des
rapports entre Etats en Europe avaient acquis une âpreté
particulière. Toute nouvelle aggravation de la crise interne de
l’Europe, et à plus forte raison de la crise mondiale, si· elle est
assez profonde pour reposer les problèmes fondamentaux de la
politique, créera immanquablement des conditions favorables à
l’adoption du mot d’ordre des Etats-Unis soviétiques d’Europe.

C’est donc une erreur radicale de le passer sous silence dans le
programme, sans pour autant le rejeter, autrement dit de le
garder en quelque sorte en réserve, « à tout hasard ». Dans les
questions de principes la politique des réserves est sans intérêt.

4. Le critère de l’internationalisme

Comme nous le savons déjà, le projet s’efforce, ce qu’on
doit saluer, de prendre comme point de départ l’économie
mondiale et ses tendances internes. La Pravda a parfaitement
raison de dire que c’est en cela que nous nous distinguons
fondamentalement de la social-démocratie national-patriote. Ce
n’est qu’en partant de l’économie mondiale (un tout qui domine
ses parties) que l’on peut élaborer le programme du parti
international du prolétariat. Mais justement en analysant les
tendances essentielles de l’évolution du monde, le projet non
seulement révèle des lacunes qui en affaiblissent la portée, ce qui
a été montré plus haut, mais manifeste par endroit des concep-
tions grossièrement tronquées, ce qui l’entraîne à des erreurs
grossières.

A plusieurs reprises, et pas toujours à propos, le projet se
réfère à la loi du développement inégal du capitalisme, comme la
loi fondamentale déterminant à peu près tout. Une série d’er-
reurs du projet, et parmi elles une erreur capitale du point de vue
théorique, reposant sur une conception tronquée et erronée, ni
marxiste ni léniniste de la loi du développement inégal.

Dans son premier chapitre le projet dit :

« L’inégalité du développement économique et politi-
que est une loi absolue du capitalisme. Cette inégalité
augmente et s’accentue encore à l’époque de l’impéria-
lisme. »

C’est juste. Cette formule condamne la façon dont Staline
posa récemment la question en affirmant que la loi du développe-
ment inégal était inconnue de Marx et d’Engels, et qu’elle aurait
été découverte par Lénine. Le 15 septembre 1925, Staline
écrivait que Trotsky n’est nullement fondé à faire référence à
Engels qui écrivait à une époque « où il ne pouvait même pas être
question(!!) de la loi de l’évolution inégale des pays capitalistes ».
Bien que ces affirmations paraissent invraisemblables, néan-
moins Staline, un des auteurs du projet, les a à plusieurs fois
reprises : le texte du projet fait, sur ce point, comme nous le
voyons, un pas en avant. Si pourtant on laisse de côté cette
correction d’une faute élémentaire, il reste que ce qu’il dit de la
loi du développement inégal est au fond unilatéral et insuffisant.
Tout d’abord, il serait plus juste de dire que toute l’histoire
de l’humanité se déroule sous le signe du développement inégal.

Le capitalisme trouve déjà les différentes parties de l’humanité à
des degrés différents de développement, avec chacun de pro-
fondes contradictions internes. L’extrême variété des niveaux
atteints et l’inégalité extraordinaire de l’allure du développement
de diverses parties de l’humanité au cours de différentes périodes
constituent la position de départ du capitalisme. Ce n’est que
graduellement qu’il maîtrise l’inégalité dont il a hérité, la réfracte
et la modifie par ses propres méthodes et en suivant ses propres
voies. Se distinguant en cela des systèmes économiques qui l’ont
précédé, le capitalisme a la propriété de chercher toujours
l’expansion économique, pénétrer dans des régions nouvelles,
triompher des différences économiques, transformer les écono-
mies provinciales et nationales, fermées sur elles-mêmes, en un
système de vases communicants, de rapprocher ainsi, d’égaliser
les niveaux économiques et culturels des pays les plus avancés et
les plus arriérés. Sans ce processus fondamental, on ne peut
concevoir le nivellement relatif d’abord de l’Europe et de
l’Angleterre, ensuite de l’Amérique et de l’Europe, l’industriali-
sation des colonies, qui diminue l’écart entre les Indes et la
Grande-Bretagne, ainsi que les conséquences des processus
énumérés, sur lesquels se fonde non seulement le programme de
l’Internationale communiste, mais son existence même.

Mais en rapprochant les pays et en égalisant les niveaux de
leur développement, le capitalisme agit avec ses méthodes
propres, c’est-à-dire avec des méthodes anarchiques, qui sapent
continuellement son propre travail en opposant un pays et une
branche de la production à une autre, favorisant le développe-
ment de certaines parties de l’économie mondiale, freinant et
rejetant en arrière celui d’autres parties. Seule la combinaison de
ces deux tendances fondamentales, centripète et centrifuge,
nivellement et inégalité, toutes deux conséquences de la nature
même du capitalisme, nous explique le tissu vivant du processus
historique.

Du fait de l’universalité, de la mobilité, du rythme accéléré
de la diffusion du capital financier, du fait de sa propre force
vive, l’impérialisme accentue encore ces deux tendances. A un
rythme et une profondeur jusqu’alors inconnus, l’impérialisme
relie en un tout unifié les divers ensembles nationaux et
continentaux, les plaçant dans une interdépendance étroite et
vitale les uns par rapport aux autres et rapprochant leurs
méthodes économiques, leurs formes sociales et leurs niveaux de
développement. En même temps l’impérialisme poursuit ce
« but » qui est le sien par des procédés tellement antagonistes, en
faisant de tels bonds, en se livrant à de telles razzias sur les pays
et régions retardataires que l’unification et le nivellement de
l’économie mondiale qu’il réalise s’accomplissent avec plus de
violence et de convulsions qu’au cours des périodes précédentes.

Seule, cette conception dialectique et non abstraite et mécanique
de la loi du développement inégal, permet d’éviter l’erreur
radicale à laquelle n’a pu échapper le projet de programme
proposé au VIe Congrès.

Immédiatement après avoir caractérisé cette loi de façon
tronquée comme nous l’avons vu, le projet dit :

« Il en découle que la révolution internationale du
prolétariat ne peut être envisagée comme un acte unique,
simultané, universel. Il en résulte que la victoire du
socialisme est possible d’abord dans quelques pays peu
nombreux et même dans un seul pays capitaliste isolé. »
Il va de soi que personne ne peut contester qu’il est
impossible que la révolution internationale du prolétariat soit un
« acte simultané », surtout après l’expérience de la révolution
d’Octobre accomplie par la classe ouvrière d’un pays arriéré sous
la pression de la nécessité historique, sans attendre que le
prolétariat des pays avancés ait « rectifié le front ». Il est tout à
fait juste et opportun d’avoir recours à la loi du développement
inégal dans ces limites. mais il en va tout autrement de la seconde
moitié de la conclusion, de l’affirmation sans fondement, que la
victoire du socialisme est possible dans « un seul pays capitaliste,
pris isolément ». Pour le démontrer, le projet dit simplement :
« il en découle » ; autrement dit, cette possibilité se déduirait de
la loi du développement inégal. Or il n’en est rien. Il en
« découle » exactement le contraire. Si le processus historique
consistait en ce que les divers pays évoluent non seulement de
façon inégale, mais encore indépendamment les uns des autres, en
demeurant isolés les uns des autres, alors sans doute il faudrait
déduire de la loi du développement inégal la possibilité de
construire le socialisme dans un seul pays capitaliste pris isolé-
ment : tout d’abord dans le plus avancé, puis dans les plus
arriérés, au fur et à mesure qu’ils arriveraient à maturité. C’était
la conception habituelle, en quelque sorte moyenne, du passage
au socialisme dans la social-démocratie d’avant-guerre. C’était
précisément la consécration théorique du social-patriotisme. Le
projet n’adopte certes pas ce point de vue, mais il y glisse.

Son erreur théorique est de tenter de tirer de la loi du
développement inégal ce qu’elle ne contient pas et ne peut
contenir. L’inégalité, ou la marche saccadée de l’évolution des
divers pays, porte continuellement atteinte à leurs liens et à leur
interdépendance économiques croissants, mais elle ne les sup-
prime nullement : au lendemain d’une boucherie infernale qui
dura quatre ans, ces pays sont obligés d’échanger du charbon, du
blé, du pétrole, de la poudre et des bretelles. Sur ce point
fondamental, le projet présente les choses comme si l’évolution
historique s’accomplissait par bonds ; mais le terrain économique
qui les provoque et sur lequel ils se produisent sort complètement
du champ visuel des auteurs du projet ou bien ils l’écartent
arbitrairement. Ils agissent ainsi avec l’objectif unique de défen-
dre l’indéfendable théorie du socialisme dans un seul pays.

Après ce qui a été dit, il n’est pas difficile de comprendre
que la seule façon juste de poser la question serait la suivante :
déjà à l’époque pré-impérialiste, Marx et Engels en étaient venus
à conclure que, d’une part l’irrégularité, c’est-à-dire les saccades
de l’évolution historique, étendent la révolution prolétarienne à
toute une époque au cours de laquelle les nations entreront dans
le torrent révolutionnaire les unes après les autres ; mais que
d’autre part l’interdépendance organique des divers pays qui est
devenue une division internationale du travail, exclut la possibi-
lité de construire le socialisme dans un seul pays ; maintenant
plus que jamais, alors que l’impérialisme a étendu, approfondi et
avivé ces deux tendances antagonistes, la doctrine marxiste,
enseignant qu’on ne peut commencer la révolution socialiste que
sur une base nationale, mais qu’on ne peut construire la société
socialiste dans les cadres d’une nation, est deux et trois fois plus
vraie. Dans cette question, Lénine n’a fait qu’élargir et rendre
plus concrètes la façon dont Marx posa la question et la solution
qu’il lui donna.

Le programme de notre parti part de l’idée que la révolution
d’Octobre et la construction du socialisme sont conditionnées par
la situation internationale. Pour le démontrer il suffirait de
simplement recopier toute la partie théorique de notre pro-
gramme. Rappelons seulement ici que lorsqu’au VIIIe Congrès
du parti le défunt Podbielsky (21) suspecta certaines formules du
programme de ne se rapporter qu’à la révolution en Russie,
Lénine lui répondit ce qui suit dans son discours de clôture à
propos de cette question (19 mars 1919) :

« Podbielsky a attaqué un des paragraphes parlant de
la révolution sociale en préparation... Manifestement cet
argument n’est pas fondé car notre programme évoque une
révolution sociale d’une portée mondiale. » (22)

Il n’est pas superflu de mentionner qu’à peu près à cette
époque Lénine proposa d’appeler notre parti, non pas parti
communiste russe, mais bien parti communiste, pour mieux
souligner encore qu’il est le parti de la révolution internationale.
Au comité central, Lénine n’eut que ma voix en faveur de cette
proposition. Toutefois il ne porta pas la question devant le
congrès, étant donné qu’à ce moment-là s’organisait la Ille Inter-
nationale. Cette position est bien la preuve qu’il ne pouvait être
question alors de l’idée même du socialisme dans un seul pays.

C’est la seule raison qui fait que le programme du parti ne
condamne pas cette théorie mais l’exclut simplement.
Mais, dans le programme des Jeunesses communistes adopté
deux ans plus tard, il y avait déjà, pour éduquer les jeunes dans
l’esprit de l’internationalisme, une mise en garde directe contre
les illusions nationales et l’étroitesse d’esprit nationale dans la
question de la révolution prolétarienne. Nous en parlerons plus
longuement plus loin.

Il en va tout autrement avec le nouveau projet de pro-
gramme de l’Internationale communiste. Conformément à l’évo-
lution révisionniste de ses auteurs après 1924, il s’engage comme
nous le voyons dans une direction tout à fait opposée. Pourtant la
réponse donnée à la question du socialisme dans un seul pays
détermine la valeur du projet tout entier, c’est-à-dire son carac-
tère de document marxiste ou révisionniste.

Bien entendu, ce projet explique soigneusement, obstiné-
ment, à diverses reprises, met en évidence, souligne, les diffé-
rences entre la façon communiste et la façon réformiste de poser
les questions. Mais ces assurances ne résolvent pas le problème.

C’est comme si l’on était dans un bateau pourvu de nombreux
appareils et mécanismes marxistes, avec les voiles ouvertes à tous
les vents révisionnistes et réformistes. Celui qui, grâce à l’expé-
rience acquise pendant les trois dernières décennies et surtout
l’expérience exceptionnelle de la Chine au cours des dernières
années, a appris à comprendre l’interdépendance dialectique
puissante existant entre la lutte des classes et les programmes des
partis, celui-là nous comprendra quand nous disons que la
nouvelle voilure révisionniste peut anéantir tout le fonctionne-
ment des appareils de sécurité et de sauvetage du marxisme et du
léninisme. Voilà pourquoi nous sommes obligés de nous étendre
plus en détail sur cette question capitale qui déterminera pour
longtemps le développement et la destinée de l’Internationale
communiste.

5. La tradition théorique du parti

Le projet de programme dans la citation ci-dessus emploie
manifestement intentionnellement l’expression « victoire du
socialisme dans un seul pays » pour arriver à une similitude
superficielle, purement verbale, avec l’article de Lénine de 1915 ;
on a abusé de lui cruellement, pour ne pas dire de façon
criminelle, au cours des discussions autour de la construction de
la société socialiste dans un seul pays. Le projet a recours au
même procédé dans un autre cas, quand « il fait allusion » aux
paroles de Lénine pour consolider sa position. Telle est sa
« méthodologie » scientifique.

De toute la riche littérature marxiste et du trésor des travaux
de Lénine, ignorant délibérément tout ce que Lénine a écrit, dit
et fait, passant outre aux programmes du parti et des Jeunesses
communistes, négligeant tout ce que les militants dirigeants du
parti sans exception avaient exprimé à l’époque de la révolution
d’Octobre lorsque la question se posa nettement (et combien
nettement), passant outre à ce que les auteurs du projet, Staline
et Boukharine eux-mêmes, avaient dit jusqu’en 1924 inclus, on
ne retient, en tout et pour tout, pour défendre la théorie du
socialisme national qui naquit fin 1924 ou début 1925 des
nécessités de la lutte contre le prétendu« trotskysme », que deux
citations de Lénine, l’une extraite de l’article sur les Etats-Unis
d’Europe, écrit en 1915 ; l’autre de son ouvrage posthume
inachevé sur la coopération. Tout ce qui contredit ces deux
citations de quelques lignes, tout le marxisme, tout le léninisme,
sont simplement mis de côté. Quant aux deux citations artificiel-
lement isolées du contexte, interprétées par les épigones en
commettant de grossières erreurs, elles servent de base à une
nouvelle théorie, purement révisionniste, dont on ne peut encore
entrevoir la portée politique. Ainsi, sous nos yeux, tente-t-on, en
recourant à des méthodes scolastiques et sophistes, de greffer sur
le tronc marxiste une branche d’une tout autre espèce : si cette
greffe réussit elle infectera et étouffera l’arbre tout entier.

Au cours du plénum, Staline a déclaré (et ce n’était pas la
première fois) :

« La question de la construction de l’économie socia-
liste dans un seul pays fut pour la première fois posée dans
le parti par Lénine, déjà en 1915. » (23)

On admet donc ici qu’avant 1915, il n’était pas question du
socialisme dans un seul pays. Staline et Boukharine ne peuvent
donc pas prétendre être dans toute la tradition antérieure du
marxisme et du parti sur le problème du caractère international
de la révolution prolétarienne. Notons-le.

Pourtant, qu’a donc déclaré Lénine« pour la première fois »
en 1915, contredisant ce que Marx, Engels et Lénine lui-même
avaient dit jusqu’à cette date ?

En 1915 Lénine écrivait :

« L’inégalité du développement économique et politi-
que est une loi absolue du capitalisme. Il en résulte que la
victoire du socialisme est possible au début dans quelques
pays peu nombreux et même dans un seul pays capitaliste
isolé. Le prolétariat victorieux de ce pays, après avoir
exproprié les capitalistes et organisé chez lui la production
socialiste, se dresserait contre le reste du monde capitaliste
en attirant à lui les classes opprimées des autres contrées,
en les poussant à s’insurger contre les capitalistes, en
intervenant même en cas de nécessité par la force militaire
contre les classes exploiteuses et leurs Etats. » (24)

Que voulait dire Lénine quand il écrivait cela ? Simplement,
que la victoire du socialisme, dans le sens de l’établissement de la
dictature du prolétariat, est possible d’abord dans un seul pays,
qui se trouvera ainsi en opposition avec le monde capitaliste.
L’Etat prolétarien, pour repousser les assauts et passer lui-même
à l’offensive révolutionnaire, devra au préalable« organiser chez
lui la production socialiste », c’est-à-dire diriger lui-même le
travail dans les usines enlevées aux capitalistes. C’est tout. On le
sait, une « victoire du socialisme » de ce genre fut pour la
première fois remportée en Russie ; le premier Etat ouvrier, pour
repousser l’intervention mondiale, dut d’abord« organiser chez
lui la production socialiste » ou bien des « trusts du type
socialiste conséquent ». Lénine entendait donc par victoire du
socialisme dans un seul pays non pas la fantasmagorie d’une
société socialiste se suffisant à elle-même - surtout dans un pays
retardataire - mais quelque chose de bien plus réaliste, à
savoir : ce que la révolution d’Octobre a réalisé chez nous dès la
première période de son existence.

Peut-être faut-il encore apporter des preuves pour le démon-
trer ? Il y en a tant qu’il est difficile de choisir.

Dans ses thèses sur la guerre et la paix (7 janvier 1918),
Lénine évoquait la nécessité « en Russie d’un certain laps de
temps, au moins quelques mois, pour le succès du socia-
lisme » ... (25)

Au début de la même année 1918, dans un article dirigé
contre Boukharine et intitulé : « De l’enfantillage gauchiste et de
la petite bourgeoisie », Lénine écrivait :

« Si, dans moins de six mois par exemple, nous avions
instauré chez nous le capitalisme d’Etat, ce serait un succès
et la plus sûre des garanties que d’ici un an le socialisme se
consoliderait définitivement chez nous et deviendrait invin-
cible. » (26)

Comment Lénine pouvait-il fixer un délai aussi bref pour
« consolider définitivement » le socialisme ? Quel sens matériel,
productif, social, donnait-il à ces mots ?

Cette question apparaîtra sous un tout autre jour si l’on
rappelle que le 19 avril de la même année 1918, Lénine disait
dans son rapport au comité exécutif central panrusse des
Soviets :

« Il est douteux que la génération qui nous suit
immédiatement et qui sera plus développée passera entiè-
rement au socialisme. »

Le 3 décembre 1919, au congrès des artels et des exploita-
tions collectives, Lénine s’exprima avec plus de vigueur encore :
« Nous savons que nous ne pouvons pas introduire dès
maintenant l’ordre socialiste ; plaise à Dieu, qu’il s’éta-
blisse chez nous du vivant de nos enfants, peut-être même
de nos petits-enfants ... » (28)

Dans lequel de ces deux cas Lénine avait-il donc raison :
quand il fixait douze mois de délai pour « consolider définitive-
ment le socialisme », ou bien quand il chargeait non pas nos
enfants, mais nos petits-enfants, d’édifier l’ordre socialiste ?
Lénine avait raison dans les deux cas, car il avait ainsi en vue
des étapes différentes, sans commune mesure, de la construction
du socialisme.

Dans le premier cas, Lénine entendait par « consolidation
définitive du socialisme » non pas la construction de la société
socialiste dans le délai d’un an ou même en« quelques mois »,
c’est-à-dire non pas la suppression des classes, non pas le
dépassement des oppositions entre la ville et la campagne, mais
la remise en marche des fabriques et des usines aux mains de l’Etat
prolétarien, garantissant ainsi la possibilité de l’échange des
produits entre les villes et les villages. La brièveté même du délai
donne la clef qui permet de comprendre sans erreur la perspec-
tive tout entière.

Certes, même pour cette tâche très élémentaire, le délai
prévu au début de 1918 était trop court. C’est de cette« bévue »
purement pratique que Lénine se moquait au IVe congrès de
l’Internationale communiste en disant : « Nous étions plus stu-
pides que maintenant. » Mais « nous » avions vu juste quant à la
perspective générale, sans croire le moins du monde qu’on puisse
en douze mois ériger intégralement« l’ordre socialiste », et, qui
plus est, dans un pays arriéré. Lénine comptait pour atteindre le
but fondamental et final sur trois générations, sur nous-mêmes,
sur nos enfants et sur nos petits-enfants.

N’est-il pas clair que, dans son article de 1915, Lénine
entend par « organisation de la production socialiste » non pas la
création d’une société socialiste, mais une tâche infiniment plus
simple, déjà accomplie par nous en U.R.S.S.? Autrement il
faudrait arriver à la conclusion absurde que, selon Lénine, le
parti prolétarien, après avoir conquis le pouvoir, « ajourne » la
guerre révolutionnaire jusqu’à la troisième génération.

Voilà la triste situation du bastion fondamental de la
nouvelle théorie : la citation de 1915. Mais ce qui est encore plus
triste c’est que, pour Lénine, cette citation ne s’appliquait
nullement à la Russie. Il parlait de l’Europe en opposition à la
Russie. Cela découle non seulement du contenu de l’article cité,
consacré aux Etats-Unis d’Europe, mais de toute l’attitude de
Lénine à l’époque. Quelques mois plus tard, le 20 novembre
1915, Lénine écrivait spécialement sur la Russie :

« De cette situation de fait découle de toute évidence
la tâche du prolétariat. Lutte révolutionnaire audacieuse,
sans hésitation, contre la monarchie (mots d’ordre de la
conférence de janvier 1912, " les trois baleines " (29), lutte
qui entraînerait toutes les masses démocratiques, c’est-à-
dire surtout la paysannerie. Et en même temps lutte
impitoyable contre le chauvinisme, lutte pour la révolution
socialiste d’Europe en alliance avec son prolétariat... La
crise militaire a renforcé les facteurs économiques et
politiques qui la (la petite bourgeoisie) poussent, ainsi que
la paysannerie, vers la gauche. C’est en cela que consiste la
base objective qui rend parfaitement possible la victoire de
la révolution démocratique en Russie. Nous n’avons pas
besoin de démontrer ici que les conditions objectives de la
révolution socialiste sont complètement mûres en Europe
occidentale ; tous les socialistes influents, dans tous les pays
avancés, admettaient cela avant la guerre. » (30)

Ainsi en 1915, Lénine parlait nettement de la révolution
démocratique en Russie et de la révolution socialiste en Europe
occidentale. En passant, il signalait comme quelque chose qui
allait de soi, qu’en Europe occidentale, à la différence de la
29. Les trois mots d’ordre principaux de l’agitation bolchevique sous le
tsarisme étaient « république démocratique », « journée de 8 heures », « confis-
cation des terres au bénéfice des paysans ». On les appelait« les trois colonnes »
ou encore « les trois baleines » - par allusion au vieux mythe selon lequel le
monde reposerait sur trois baleines- du bolchevisme. C’est entre autres sur ces
trois mots d’ordre que les bolcheviks s’affrontaient aux liquidateurs dont les
revendications démocratiques étaient étudiées pour pouvoir être concédées par le
tsarisme.

Russie, par opposition à la Russie, les conditions de la révolution
socialiste « étaient tout à fait mûres ». Mais les auteurs de la
nouvelle théorie, qui sont aussi ceux du programme, négligent
simplement cette citation (une parmi beaucoup d’autres), qui se
rapporte directement à la Russie ; ils agissent de même pour des
centaines d’autres, pour les œuvres complètes de Lénine. En
revanche, comme nous l’avons vu, ils s’emparent d’une autre
citation qui se rapporte à l’Europe occidentale et lui attribuent un
sens qu’elle ne peut et ne cherche pas à avoir ; ils accrochent ce
sens arbitraire à la Russie que la citation ne vise pas ; et sur cette
« fondation » ils érigent leur théorie nouvelle.

Comment Lénine envisageait-il cette question pendant la
période qui précéda immédiatement Octobre ? En quittant la
Suisse après la révolution de Février, Lénine s’adressa aux
ouvriers suisses dans une lettre où il expliquait :

« La Russie est un pays paysan, un des pays les plus
arriérés de l’Europe. Le socialisme ne peut pas y triompher
directement tout de suite. Mais le caractère paysan du pays,
étant donné l’immense fonds agraire qui est conservé par
les nobles, propriétaires fonciers, peut en se basant sur
l’expérience de 1905, donner à la révolution bourgeoise et
démocratique en Russie une envergure immense ; il peut
faire de notre révolution le prologue de la révolution
socialiste mondiale, constituant une étape qui conduira
vers elle ... Le prolétariat russe ne peut pas par ses seules
forces achever victorieusement la révolution socialiste. Mais
il peut donner à la révolution russe une envergure telle,
qu’il créera les meilleures conditions pour la révolution
socialiste, il la commencera en quelque sorte. Il peut rendre
la situation plus favorable à l’entrée, dans les batailles
décisives, de son collaborateur principal, le plus sûr, du
prolétariat socialiste européen et américain. » (31)

Ces lignes contiennent tous les éléments de la question. Si
Lénine, comme on essaie de nous le faire croire, estimait en
1915, pendant une période de guerre et de réaction, que le
prolétariat de Russie pouvait à lui seul construire le socialisme et
ensuite, après avoir accompli cette besogne, déclarer la guerre
aux Etats bourgeois, comment alors Lénine au début de 1917,
alors que la révolution de Février avait déjà eu lieu, pouvait-il se
prononcer aussi catégoriquement sur l’impossibilité pour la
Russie paysanne d’édifier le socialisme par ses propres forces ? Il
faudrait être au moins un peu logique et, disons-le franchement,
respecter quelque peu Lénine.

Il serait superflu de multiplier les citations. Un exposé suivi
des vues de Lénine sur le caractère économique et politique de la
révolution sociale, conditionné par son extension internationale,
exigerait une étude spéciale ; elle comprendrait bien des thèmes,
sauf celui de la construction dans un seul pays d’une société
socialiste se suffisant à elle-même, parce que Lénine ne connais-
sait pas ce sujet.

Il nous faut pourtant nous arrêter encore sur un autre article
de Lénine ; en effet le projet de programme semble citer l’article
posthume de Lénine : « De la coopération », en utilisant une
expression isolée du contexte sans rapport avec l’objet de
l’article. Nous avons en vue le chapitre V du projet de pro-
gramme disant que les ouvriers des républiques soviétiques
« possèdent, dans le pays, les prémisses matérielles, nécessaires
et suffisantes ... pour construire le socialisme intégral ». (32)

Si cet article, dicté par Lénine pendant sa maladie et publié
seulement après sa mort, disait effectivement que l’Etat soviéti-
que possède les prémisses matérielles, c’est-à-dire tout d’abord de
production, nécessaires et suffisantes pour construire à lui seul le
socialisme intégral, il ne resterait plus qu’à supposer que c’était là
ou bien un lapsus de Lénine pendant la dictée, ou une erreur de
déchiffrage du sténographe. L’un et l’autre sont en tout cas plus
probables que l’abandon par Lénine, en deux lignes quelcon-
ques, du marxisme et de tout ce qu’il avait enseigné lui-même
durant sa vie. Heureusement il est inutile de recourir à cette
explication. L’article remarquable, quoique inachevé, « De la
coopération », est relié par une unité de pensée à d’autres, non
moins remarquables, parus pendant la dernière période de la vie
de Lénine ; ils forment en quelque sorte les chapitres d’un livre
inachevé, traitant de la place de la révolution d’ Octobre dans la
chaîne des révolutions d’Occident et d’Orient ; l’article « De la
coopération » ne dit pas du tout ce que lui attribuent avec tant de
légèreté les révisionnistes du léninisme.

Lénine y explique que la coopération « mercantile » peut et
doit modifier complètement son rôle social dans l’Etat ouvrier ;
grâce à une politique juste, elle peut orienter la combinaison de
l’intérêt particulier du paysan et de l’intérêt général de l’Etat
dans la voie socialiste. Lénine expose dans les lignes suivantes les
fondements de cette idée indiscutable :

« En effet, le pouvoir de l’Etat sur les principaux
moyens de production, le pouvoir de l’Etat aux mains du
prolétariat, l’alliance de ce prolétariat avec les millions de
petits paysans, la direction de la paysannerie assurée par ce
prolétariat, etc., n’est-ce pas là tout ce qu’il faut pour
pouvoir, à partir de la coopération, de la coopération à elle
seule, que nous traitions autrefois de mercantile, et que
nous avons encore jusqu’à un certain point le droit de
traiter ainsi, maintenant que nous avons la Nep, n’est-ce
pas tout ce qui est nécessaire pour construire la société
socialiste intégrale ? Ce n’est pas encore la construction de
la société socialiste, mais c’est tout ce qui est nécessaire et
suffisant à cet effet. » (33)

Le texte seul de la citation, contenant la phrase inachevée
(« de la coopération à elle seule ») prouve indiscutablement que
nous sommes en présence d’un essai non corrigé et qui a été en
outre dicté et non pas écrit de la main de son auteur. Aussi n’en
est-il que plus impardonnable de s’accrocher à des phrases
coupées du texte au lieu de réfléchir sur le sens général de
l’article. Fort heureusement cependant, la lettre même de cette
citation et pas seulement son esprit démontrent qu’on n’a pas le
droit d’en faire l’utilisation abusive qu’en font les auteurs du
projet. Quand il parle des « conditions nécessaires et suffi-
santes », Lénine délimite rigoureusement son sujet dans cet
article. Il y examine seulement la question de savoir par quelles
méthodes, par quels procédés nous parviendrons au socialisme
sans nouveaux affrontements de classes à partir d’exploitations
paysannes dispersées et émiettées, grâce à l’existence des bases
du régime soviétique. L’article est entièrement consacré aux
formes sociales d’organisation de la transition entre la petite
économie privée et l’économie collective, et nullement aux
conditions matérielles de production pendant cette période. Si
aujourd’hui le prolétariat européen l’emportait et nous apportait
l’aide de sa technique, la question de la coopération posée par
Lénine - en tant que méthode sociale d’organisation combinant
l’intérêt privé avec celui de la collectivité, conserverait toute son
importance. La coopération montre la voie suivant laquelle les
progrès de la technique (particulièrement l’électrification) peu-
vent réorganiser et unir des millions d’exploitations paysannes du
fait de l’existence du régime soviétique ; mais la coopération ne
se substitue pas à cette nouvelle technique et ne la crée pas en son
sein. Comme nous l’avons vu, Lénine parle simplement des
conditions « nécessaires et suffisantes » en général et les énu-
mère avec précision. Ce sont : 1) « Le pouvoir de l’Etat
s’étendant à tous les moyens de production » (le texte porte
s’appliquant et n’est évidemment pas corrigé). 2) « Le pouvoir de
l’Etat entre les mains du prolétariat » ; 3) l’alliance du prolétariat
et de nombreux millions de paysans ; 4) « la garantie que le
prolétariat conservera l’hégémonie par rapport à la paysanne-
rie »... Et ce n’est qu’après avoir énuméré ces conditions
purement politiques (il n’est même pas question ici des conditions
matérielles) que Lénine tire sa conclusion : C’est (c’est-à-dire
toutes les conditions énumérées) là tout ce qui est « nécessaire et
suffisant » pour construire la société socialiste. « Tout ce qui est
nécessaire et suffisant » sur le plan politique - rien de plus. Mais
ajoute aussi Lénine, pour cette raison, « ce n’est pas encore la
construction de la société socialiste ». Pourquoi ? Parce que les
conditions politiques seules, même si elles sont suffisantes, ne
résolvent pas le problème tout entier. Il reste encore la question
de la culture. « Rien que » cela - dit Lénine ; il souligne les mots
« rien que » et les enferme entre guillemets pour montrer
l’énorme importance de ce qui manque. Lénine savait aussi bien
que nous que la culture est liée à la technique : « pour être
cultivés - dit-il, en faisant redescendre les révisionnistes sur
terre - il faut qu’il y ait une certaine base matérielle » (34). Il suffit
de se référer au problème de l’électrification que Lénine reliait,
soit dit en passant, à la question de la révolution socialiste
internationale. La lutte pour la culture, [dans le cadre des
conditions]« nécessaires et suffisantes » politiques (mais non pas
matérielles), accaparerait tous nos efforts s’il n’y avait pas le
problème de la lutte permanente et implacable, économique,
politique, militaire, culturelle, de la société socialiste s’édifiant
sur une base arriérée, et du capitalisme mondial qui décline mais
reste puissant par sa technique.

« Je dirais bien - souligne Lénine, vers la fin du
même article - que pour nous le centre de gravité se
déplace vers le travail culturel, n’étaient les relations
internationales, le devoir que nous avons de défendre notre
position dans le domaine international. » (35)

Telle est la véritable pensée de Lénine, même si l’on
considère l’article sur la coopération en l’isolant de toutes ses
autres œuvres. Comment donc qualifier autrement que’ de
falsification la formule des auteurs du projet de programme, qui,
empruntant sciemment à Lénine les mots concernant l’existence
chez nous de conditions « nécessaires et suffisantes », y ajoutent
pour leur part la condition fondamentale, c’est-à-dire la condi-
tion matérielle, tandis que Lénine montrait nettement qu’elle
manquait précisément chez nous, qu’elle devait encore être
conquise en liaison avec la lutte « pour nos positions dans le
domaine international », c’est-à-dire avec la révolution proléta-
rienne internationale. Voilà ce qui reste du deuxième et dernier
point d’appui de cette théorie.

C’est consciemment que nous ne reprenons pas ici les
innombrables articles et discours, depuis 1905 jusqu’en 1923,
dans lesquels Lénine affirme et répète de la façon la plus
catégorique que sans la révolution mondiale triomphante nous
sommes menacés de périr ; qu’on ne peut triompher de la
bourgeoisie au point de vue économique dans un seul pays, et
surtout dans un pays arriéré ; que la construction de la société
socialiste est une tâche internationale par son essence même ;
Lénine en tire des conclusions qui apparaîtront peut-être comme
« pessimistes » aux créateurs de la nouvelle utopie nationale et
réactionnaire ; mais elles sont suffisamment optimistes si on les
considère du point de vue de l’internationalisme révolutionnaire.

Nous ne nous arrêtons ici que sur les citations choisies par les
auteurs du projet eux-mêmes, pour créer les prémisses« néces-
saires et suffisantes » de leur utopie. Et nous voyons que tout
leur édifice s’écroule dès qu’on le touche.

Nous croyons néanmoins qu’il est logique de citer ici ne
serait-ce qu’un seul des témoignages directs de Lénine sur la
question litigieuse, qui n’a pas besoin d’être expliqué et ne
saurait être faussement interprété.

« Nous avons souligné dans toute une série d’ouvrages,
dans toutes nos interventions, dans toute la presse, qu’il n’en
va pas en Russie comme dans les pays capitalistes : nous
avons une minorité d’ouvriers occupés dans l’industrie et
une majorité énorme de petits cultivateurs. Dans un pareil
pays la révolution sociale ne peut triompher définitivement
qu’à deux conditions : premièrement, qu’elle soit soutenue
en temps voulu par la révolution sociale d’un ou de
plusieurs pays avancés... L’autre condition est l’accord
entre le prolétariat exerçant sa dictature ou détenant entre
ses mains le pouvoir de l’Etat et la majorité de la
population paysanne ... Nous savons que c’est seulement
avec l’accord de la paysannerie que l’on peut sauver la
révolution socialiste en Russie aussi longtemps que la
révolution ne se produira pas dans d’autres pays... » (36)

Nous espérons que ce passage est suffisamment édifiant :
premièrement, Lénine lui-même y souligne que les idées qu’il
expose ont été développées par lui « dans toute une série
d’ouvrages, dans toutes nos interventions, dans toute la presse » ;
deuxièmement la perspective signalée fut établie par Lénine non
pas en 1915, deux ans avant Octobre, mais en 1921, quatre ans
après.

Nous osons croire qu’en ce qui concerne Lénine la question
est suffisamment claire. II reste à se demander comment les
auteurs du projet de programme eux-mêmes l’envisageaient
autrefois.

Staline disait à ce sujet en novembre 1926 :

« Le parti admit toujours comme point de départ que
la victoire du socialisme dans un seul pays (est) la possibi-
lité d’y construire le socialisme, et que cette tâche peut être
accomplie par les forces d’un seul pays. » (37)

Nous savons déjà que le parti n’admit jamais cela comme
point de départ. Au contraire, dans « toute une série d’ouvrages,
dans toutes nos interventions, dans toute la presse », comme dit
Lénine, le parti se basa sur une position contraire qui trouva
justement son expression fondamentale dans le programme du
parti communiste de l’U .R.S.S. Mais il faut espérer que Staline
lui-même, tout au moins, est« toujours » parti de la fausse idée
que « le socialisme peut être construit par les forces d’un seul
pays ». Voyons cela.

Nous ignorons tout à fait comment Staline envisageait cette
question en 1905 ou 1915, car nous manquons totalement de
documents là-dessus. Mais, en 1924, Staline exposa en ces termes
les vues de Lénine sur la construction du socialisme :

« Renverser le pouvoir de la bourgeoisie et installer le
pouvoir du prolétariat dans un seul pays, ce n’est pas
encore assurer la pleine victoire du socialisme. La princi-
pale tâche du socialisme - l’organisation de la production
socialiste- reste encore à accomplir. Peut-on résoudre ce
problème, peut-on obtenir la victoire définitive du socia-
lisme dans un seul pays sans les efforts conjugués des
prolétaires de plusieurs pays avancés ? Non, c’est impos-
sible. Pour renverser la bourgeoisie, il suffit des efforts d’un
seul pays, l’histoire de notre révolution en témoigne. Pour
la victoire définitive du socialisme, pour l’organisation de la
production socialiste, les efforts d’un seul pays, surtout d’un
pays paysan comme la Russie, ne suffisent plus ; il faut les
efforts des prolétaires de plusieurs pays avancés( ... ) Tels
sont en général les traits caractéristiques de la théorie
léniniste de la révolution prolétarienne. » (38)

Il faut bien l’admettre : « les traits caractéristiques de la
théorie léniniste » sont bien exposés ici avec assez d’exactitude.

Dans les éditions ultérieures pourtant du livre de Staline, ce
passage fut remanié dans un sens directement contraire et « les
traits caractéristiques de la théorie léniniste » ont été une année
plus tard dénoncés comme ... du trotskysme. Le vue plénum du
comité exécutif de l’Internationale communiste a adopté sa
résolution en se conformant non à l’édition de 1924 mais à celle
de 1926.

Telle est la situation de Staline. Elle ne saurait être plus
mauvaise. Il est vrai que l’on pourrait encore s’en consoler si le
vue plénum du comité exécutif de l’Internationale communiste
ne se trouvait pas, lui aussi, dans une situation tout aussi
lamentable.

Il reste un dernier espoir : c’est qu’au moins Boukharine, le
véritable auteur du projet de programme, « ait toujours admis
comme point de départ » la possibilité de réaliser le socialisme
dans un seul pays. Vérifions.

Voici ce que Boukharine écrivait à ce sujet en 1917 :

« Les révolutions sont les locomotives de l’histoire.
Seul le prolétariat, même dans la Russie arriérée, peut être
l’irremplaçable mécanicien de cette locomotive. Mais le
prolétariat ne peut déjà plus rester dans les limites des
rapports de propriété de la société bourgeoise. Il marche
vers le pouvoir et vers le socialisme. Pourtant cette tâche
qui, en Russie aussi, " s’inscrit à l’ordre du jour " ne peut
pas être réalisée " à l’intérieur des frontières nationales ".
Ici la classe ouvrière se heurte à un mur infranchissable
(remarquez-le bien : un mur infranchissable. L. T.) qui ne
peut être battu en brèche que par le bélier de la révolution
ouvrière internationale. » (39)

On ne saurait s’exprimer plus clairement. Telle était l’opi-
nion de Boukharine en 1917, deux ans après le prétendu
« revirement » de Lénine en 1915. Pourtant, la révolution
d’Octobre n’aurait-elle rien appris de nouveau à Boukharine ?

Vérifions cela.

En 1919, Boukharine écrivait au sujet de « La dictature du
prolétariat en Russie et la révolution mondiale », dans l’organe
théorique de l’Internationale communiste :

« Etant donnée l’existence de l’économie mondiale et
les relations entre ses parties, étant donnée l’interdépen-
dance des divers groupes bourgeois organisés en Etats, il va
de soi (souligné par nous) que la lutte dans un pays isolé ne
peut s’achever sans qu’une victoire décisive ait été rempor-
tée par une de ces parties dans plusieurs pays civilisés. »

A cette époque cela allait même « de soi ». Plus loin :

« La littérature marxiste ou proche du marxisme
d’avant-guerre posa plus d’une fois la question de savoir si
la victoire du socialisme était possible dans un seul pays. La
majorité des auteurs y répondait négativement (et Lénine
alors en 1915 ? L. T.), ce dont il n’est pas possible de
déduire qu’il soit impossible ou inadmissible de commencer
la révolution et de s’emparer du pouvoir dans un pays
isolé. »

Précisément !

Le même article disait plus loin :

« La période de progression des forces productives ne
peut venir qu’avec la victoire du prolétariat dans plusieurs
pays importants ... D’où l’on conclut : il est nécessaire de
développer par tous les moyens la révolution mondiale et
de former un bloc économique solide entre les pays
industriels et la Russie soviétique. » (40)

L’affirmation de Boukharine que l’essor des forces produc-
tives, c’est-à-dire le véritable essor du socialisme ne s’instaurera
chez nous qu’après la victoire du prolétariat des pays avancés
d’Europe, c’est précisément la phrase qui est à la base de tous les
actes d’accusation dressés contre le« trotskysme », entre autres
lors du VIIe plénum du comité exécutif de l’Internationale
communiste. Seulement, ce qui est curieux, c’est que Boukha-
rine, qui doit son salut à sa courte mémoire, intervienne comme
accusateur. A côté de cet aspect comique, il en est un autre
tragique : c’est Lénine qui est sur la sellette, lui qui a exprimé
cette même pensée élémentaire des dizaines de fois.
Enfin, en 1921, six ans après le prétendu revirement de
Lénine de 1915, quatre ans après Octobre, le comité central,
Lénine en tête, approuva le programme des Jeunesses commu-
nistes établi par une commission sous la direction de Boukharine.

Le paragraphe 4 de ce programme déclare :

« En U.R.S.S., le pouvoir d’Etat se trouve déjà entre
les mains de la classe ouvrière. Pendant trois ans de lutte
héroïque contre le capital mondial, le prolétariat a main-
tenu et renforcé le pouvoir soviétique. Quoique la Russie
possède d’immenses richesses naturelles, elle est néan-
moins au point de vue industriel un pays arriéré où
prédomine une population petite-bourgeoise. Elle ne peut
parvenir au socialisme qu’à travers la révolution proléta-
rienne mondiale, dans l’ère de développement dans
laquelle nous sommes entrés. »

Ce paragraphe à lui seul du programme des Jeunesses
communistes (non d’un article occasionnel, mais d’un pro-
gramme !) fait apparaître comme ridicules et vraiment indignes
les tentatives des auteurs du projet pour démontrer que le parti a
« toujours »considéré comme possible l’édification du socialisme
dans un seul pays, et de plus précisément en Russie. S’il en fut
« toujours » ainsi, pourquoi Boukharine formula-t-il de cette
façon ce paragraphe du programme des Jeunesses communistes ?

Où Staline avait-il à ce moment les yeux ? Comment Lénine et
tout le comité central ont-ils pu approuver une pareille hérésie ?
Comment personne dans le parti n’a-t-il remarquer ce« détail »
et n’a posé de question à ce sujet ? Tout ceci ne ressemble-t-il pas
trop à une mauvaise plaisanterie dans laquelle on ridiculise de
plus en plus le parti, son histoire, l’Internationale communiste ?

N’est-il pas temps d’en finir ? N’est-il pas temps de dire aux
révisionnistes : ne vous permettez plus de vous dissimuler
derrière Lénine et derrière la tradition théorique du parti !
Lors du vue plénum du comité exécutif de l’Internationale
communiste, Boukharine, qui se sauve grâce à sa courte
mémoire, argumentant en faveur de la résolution condamnant le
« trotskysme », déclara :

« La théorie de la révolution permanente du camarade
Trotsky (or le camarade Trotsky professe encore mainte-
nant cette théorie) dit aussi qu’en raison de notre situation
économique arriérée, nous périrons inévitablement sans la
révolution mondiale. » (41)

J’avais parlé au vue plénum des lacunes dans la théorie de la
révolution permanente telle que je l’avais formulée en 1905-1906.

Mais il va de soi que je n’avais même pas songé à renoncer à ce
qu’elle avait de fondamental, à ce qui me rapprochait et me
rapprocha de Lénine, ce qui à présent ne me permet pas
d’admettre la révision du léninisme.

Il y avait deux idées fondamentales dans la théorie de la
révolution permanente.

Premièrement : en dépit du retard historique de la Russie, la
révolution peut remettre le pouvoir au prolétariat russe avant de
le donner à celui des pays avancés. Deuxièmement : pour
surmonter les contradictions auxquelles se heurtera la dictature
du prolétariat dans un pays arriéré, encerclé par un monde
d’ennemis capitalistes, il faudra passer dans l’arène de la
révolution mondiale. La première de ces idées est basée sur une
juste conception de la loi du développement inégal. La seconde
sur une compréhension exacte de l’indissolubilité des liens
économiques et politiques reliant les pays capitalistes. Boukha-
rine a raison quand il dit que je continue à professer encore
aujourd’hui ces deux thèses fondamentales de la théorie de la
révolution permanente. Maintenant plus que jamais. Car je les
considère comme entièrement vérifiées et démontrées, sur le
plan théorique, par les œuvres complètes de Marx et de Lénine,
et sur le plan pratique, par l’expérience de la révolution
d’Octobre.

6. Où est donc la « déviation social-démocrate » ?

Les citations et ces rappels sont plus que suffisants pour
caractériser la position théorique de Staline et de Boukharine,
hier et aujourd’hui. Mais pour caractériser leurs procédés
politiques, il faut rappeler qu’après avoir glané dans les écrits de
l’Opposition 42 des déclarations tout à fait analogues à celles
qu’ils firent eux-mêmes jusqu’en 1925, (à ce moment-là en
parfaite concordance avec Lénine), Staline et Boukharine ont, en
s’appuyant sur ces citations, bâti la théorie de notre « déviation
social-démocrate ». Voici que, sur le problème essentiel des
rapports entre Octobre et la révolution internationale, l’Opposi-
tion penserait comme Otto Bauer 43 , qui nie la possibilité de la
construction du socialisme en Russie. On pourrait vraiment
croire que l’imprimerie ne fut inventée qu’en 1924 et que tout ce
qui précède est voué à l’oubli. On compte sur la mémoire courte.

Pourtant, déjà au IVe Congrès, sur le caractère de la
révolution d’Octobre, l’Internationale communiste a réglé leur
compte à Otto Bauer et autres philistins de la IIe Internationale.
Le rapport que je présentai au nom du comité central, sur la
Nep et les perspectives de la révolution mondiale, portait un
jugement sur l’attitude d’Otto Bauer qui exprimait les vues de
notre comité central d’alors ; il ne se heurta à aucune objection
au congrès et j’estime qu’il a intégralement conservé toute sa
force jusqu’à aujourd’hui. Quant à Boukharine il renonça à
clarifier l’aspect politique du problème puisque « beaucoup de
camarades, parmi lesquels Lénine et Trotsky » en avaient déjà
parlé ; en d’autres termes Boukharine se solidarisa alors avec
mon rapport. Voilà ce que j’avais dit à propos d’Otto Bauer au
IVe Congrès :

« Les théoriciens social-démocrates qui, d’une part
admettent dans leurs articles du dimanche que le capita-
lisme, surtout en Europe, se survit et qu’il est devenu un
frein de l’évolution historique, et d’un autre côté expriment
la certitude que l’évolution de la Russie soviétique la
conduit inévitablement à la victoire de la démocratie
bourgeoise, versent ainsi dans la contradiction la plus
pitoyablement banale, bien digne de ces confusionnistes
obtus et vantards. La Nep est calculée pour des conditions
de temps et d’espace déterminés : c’est une manœuvre de
l’Etat ouvrier vivant encore dans un entourage capitaliste et
comptant fermement sur le développement révolutionnaire

de l’Europe. On ne peut, dans les calculs politiques,
négliger un facteur comme le temps. Si l’on admet en effet
que le capitalisme durera encore en Europe un siècle ou un
demi-siècle, et que la Russie soviétique, dans sa politique
économique, devra s’y adapter, alors la question se résout
d’elle-même, car, dans cette hypothèse, nous supposons a
priori que la révolution prolétarienne en Europe échouera
et qu’une nouvelle époque de renaissance capitaliste com-
mencera. Sur quoi nous baserions-nous pour admettre
cette hypothèse ? Si Otto Bauer a découvert dans la vie de
l’Autriche d’aujourd’hui des symptômes miraculeux de la
résurrection capitaliste, alors le sort de la Russie soviétique
est fixé d’avance. Mais en attendant, nous ne voyons pas de
miracles, et nous n’y croyons pas. A notre point de vue, si
la bourgeoisie européenne s’assurait le pouvoir pour plu-
sieurs décennies dans les conditions actuelles du monde,
cela aboutirait non à une nouvelle floraison du capitalisme,
mais à la décomposition économique et à la désagrégation
culturelle de l’Europe. De façon générale, il est indéniable
qu’un tel processus pourrait également entraîner dans
l’abîme la Russie soviétique. Passerait-elle par le stade de
la« démocratie » ou sa décomposition prendrait-elle d’au-
tres formes ? Ce n’est déjà plus là qu’une question secon-
daire. Mais nous ne voyons aucune raison pour adhérer à la
philosophie de Spengler 45 • Nous comptons fermement sur
le développement révolutionnaire de l’Europe. La nouvelle
politique économique n’est qu’une adaptation à l’allure de ce
développement. » (46)

Cette façon de poser la question nous ramène au point par
lequel nous avons commencé à juger le projet de programme : à
l’époque de l’impérialisme, on ne peut considérer le destin d’un
pays isolé qu’en partant des tendances de l’évolution mondiale,
qui est un tout dans lequel ce pays, avec ses particularités
nationales, est inclus, et dont il dépend. Les théoriciens de la
IIe Internationale isolent !’U.R.S.S. de l’ensemble du monde et
de l’époque impérialiste ; ils appliquent à !’U.R.S.S. en tant que
pays isolé le critère aride de la « maturité » économique ; ils
établissent que !’U.R.S.S. n’est pas capable de construire le
socialisme par ses seules forces, et en déduisent l’inéluctabilité de
la dégénérescence capitaliste de l’Etat ouvrier.
Les auteurs du projet de programme se placent sur le même
terrain théorique ; ils acceptent entièrement la méthodologie
métaphysique des théoriciens social-démocrates : exactement
comme eux, ils « font abstraction »de l’ensemble du monde et de
l’époque impérialiste ; ils prennent comme point de départ la
fiction du développement isolé ; ils appliquent à l’étape nationale
de la révolution mondiale l’aride critère économique ; par contre
leur « sentence » est inverse de la leur. Le « gauchisme » des
auteurs du projet consiste en ce qu’ils reproduisent à rebours le
jugement social-démocrate. Pourtant, quelle que soit la manière
dont les théoriciens de la IIe Internationale posent la question,
elle ne vaut rien. Il faut suivre Lénine qui écarte le jugement et le
diagnostic de Bauer comme des exercices dignes d’un élève de
cours préparatoire.

Voilà ce qu’il en est de la « déviation social-démocrate ». Ce
n’est pas nous mais les auteurs du projet qu’il faudra classer
parmi les parents de Bauer.

7. La dépendance de l’U.R.S.S. de l’économie mondiale

C’est Vollmar (47) lui-même qui fut le précurseur des prédica-
teurs de la société socialiste nationale. En dessinant, dans [son]
article intitulé « L’Etat socialiste isolé » (48), la perspective de la
construction du socialisme en Allemagne par les forces propres
du prolétariat de ce pays (qui avait dépassé de loin l’Angleterre
avancée), Vollmar, en 1878, se référait avec une clarté et une
précision absolue, à la loi du développement inégal, qui, selon
Staline, aurait été inconnue de Marx et d’Engels. Vollmar déduit
(en 1878) de cette loi la conclusion incontestable qui suit :

« Dans les conditions qui prévalent actuellement, et
qui conserveront leur force pendant toute la période à venir
prévisible, l’hypothèse d’une victoire simultanée du socia-
lisme dans tous les pays civilisés est absolument exclue... »

Développant cette pensée par la suite, Vollmar dit :

« Nous en arrivons ainsi à l’Etat socialiste isolé, au
sujet duquel j’espère avoir démontré que s’il n’est pas le
seul possible, il est tout au moins le plus vraisemblable ... »
Dans la mesure où l’on peut comprendre ici par Etat isolé
uniquement un Etat de dictature prolétarienne, Vollmar expose
une pensée indiscutable qui était celle de Marx et d’Engels et que
Lénine exprima dans l’article de 1915 cité plus haut.

Mais ensuite viennent des trouvailles faites par Vollmar lui-
même, d’ailleurs formulées d’une manière moins aussi unilaté-
rale et erronée que celle de nos théoriciens du socialisme dans un
seul pays. Pour construire son argumentation, Vollmar part de la
considération que l’Allemagne socialiste entretiendrait des rela-
tions économiques suivies avec l’économie capitaliste mondiale,
tout en disposant des avantages d’une technique supérieurement
développée et de faibles frais de production. Une pareille
construction repose sur la perspective de la coexistence pacifique
des systèmes socialiste et capitaliste. Or, le socialisme, plus on
avancera, manifestera ses énormes avantages au point de vue de
la production et la nécessité de la révolution mondiale disparaîtra
d’elle-même : le socialisme triomphera du capitalisme à travers le
marché, par l’intervention des bas prix.

Boukharine, auteur du premier projet de programme et co-
auteur du second projet, fonde entièrement sa construction du
socialisme dans un seul pays sur l’idée de l’économie isolée
repliée sur elle-même. Dans l’article de Boukharine intitulé :

« Du caractère de notre révolution et de la possibilité de la
construction victorieuse du socialisme en U.R.S.S. » (49) , qui
constitue le produit suprême de la scolastique, multipliée par la
sophistique, tout le raisonnement se déroulant dans le cadre
d’une économie isolée, l’argument principal et unique est le
suivant :

« Puisque nous avons tout ce qui est nécessaire et
suffisant pour construire le socialisme, par conséquent,
dans le processus même de cette construction, il n’existe
aucun moment à partir duquel cette construction devienne
impossible. Si nous avons à l’intérieur de notre pays une
combinaison de forces telle que, par rapport à chaque
année, la prépondérance du secteur socialiste de notre
économie s’affirme, si les secteurs socialisés de notre
économie croissent plus rapidement que ceux du capita-
lisme privé, nous entamons chaque année nouvelle avec
des forces accrues. » (49)

C’est un raisonnement irréfutable : « Puisque nous avons
tout ce qui est nécessaire et suffisant » alors ... nous l’avons.
Prenant comme point de départ les résultats de la démonstration,
Boukharine érige un système parachevé d’économie socialiste
close, sans entrées ni sorties sur l’extérieur. Boukharine, de
même que Staline, ne se souvient de l’ambiance extérieure, c’est-
à-dire du monde entier, que pour le voir sous l’angle de
l’intervention militaire. Lorsque Boukharine parle dans cet
article de la nécessité de « faire abstraction » du facteur interna-
tional, il a en vue l’intervention militaire et non le marché
mondial. Il n’a pas besoin de s’en abstraire car dans toute sa
construction il l’oublie simplement. Selon ce schéma, Boukha-
rine a défendu au XIVe Congrès l’idée que, si une intervention ne
venait pas y faire obstacle, nous construirions le socialisme
« même au pas de la tortue ». La lutte incessante entre deux
systèmes, le fait que le socialisme ne peut reposer que sur des
forces productives supérieures, en un mot la dynamique marxiste
de la substitution d’une formation sociale à une autre, basée sur
la croissance des forces productives, tout cela fut totalement jeté
au rebut. La dialectique révolutionnaire et historique fut rempla-
cée par l’utopie réactionnaire du grignotage d’un socialisme
fermé sur lui-même, s’édifiant sur une base technique inférieure,
évoluant« au pas de la tortue », dans des limites nationales, et
n’ayant comme rapport avec le monde extérieur que la crainte de
l’intervention. Le fait de ne pas accepter cette piteuse caricature
de la doctrine de Marx et de Lénine a été qualifié de « déviation
social-démocrate ». C’est dans l’article de Boukharine auquel
nous nous référons que, pour la première fois, on mit en
évidence, avec « argumentation » à l’appui, cette façon de
caractériser nos opinions. L’histoire enregistrera que nous fûmes
condamnés pour « déviation social-démocrate » parce que nous
n’avions pas voulu accepter un renversement de la théorie de
Vollmar du socialisme dans un seul pays, qui la rendait pire
encore.

Le prolétariat de la Russie tsariste ne se serait pas emparé du
pouvoir en Octobre, si la Russie n’avait pas été un chaînon, le
plus faible, mais chaînon quand même, de la chaîne de l’écono-
mie mondiale. La conquête du pouvoir par le prolétariat n’a
nullement isolé la République des soviets de la division interna-
tionale du travail créée par le capitalisme.

De même que la sage chouette ne s’envole qu’au crépuscule,
de même la théorie du socialisme dans un seul pays surgit à un
moment où notre industrie, épuisant de plus en plus l’ancien
capital de base qui cristallisait les deux tiers de la dépendance de
notre industrie à celle du monde, avait un urgent besoin de
renouveler et d’étendre ses liens avec le monde extérieur, et au
moment où les problèmes du commerce extérieur se posaient
nettement devant la direction de l’économie.

Lors du XIe Congrès, c’est-à-dire du dernier congrès où
Lénine put s’exprimer, il prévint, en temps voulu, le parti que
celui-ci aurait à subir un nouvel examen, « un examen qu’organi-
seraient le marché russe et le marché mondial, auquel nous
sommes subordonnés, avec lequel nous sommes liés, et dont nul ne
peut s’arracher. » (50)

Rien ne frappe aussi cruellement la théorie du « socialisme
intégral » isolé que ce simple fait que les chiffres de notre
commerce extérieur sont devenus, au cours des toutes dernières
années, la pierre angulaire de nos plans économiques.« La partie
la plus faible » de toute notre économie, y compris notre
industrie, est l’importation, qui dépend entièrement de l’exporta-
tion. Or la résistance d’une chaîne dépendant du chaînon le plus
faible, les proportions de nos plans économiques sont adaptées à
celles de l’importation.

Nous lisons dans un article consacré au système de/’établisse-
ment du plan, paru dans la revue du Plan d’Etat :

« En établissant les chiffres de contrôle de l’année
courante nous avons dû, par méthodologie, prendre
comme point de départ, les plans de notre exportation et
ceux de notre importation, s’orienter d’après eux pour
établir toute une série de plans de diverses branches de
l’industrie, et par conséquent tout le plan industriel géné-
ral, faire concorder en particulier_ avec eux la construction
des usines nouvelles, etc. » (51)

Cette façon d’aborder la question selon la méthode du Plan
d’Etat signifie sans aucun doute que les chiffres de contrôle
déterminent la direction et l’allure de notre évolution économi-
que, mais que le contrôle de ces chiffres s’est déjà déplacé vers
l’économie mondiale : il en est ainsi, non pas parce que nous
sommes devenus plus faibles, mais parce que, devenant plus
forts, nous nous sommes arrachés au cercle vicieux de l’isole-
ment.

Par les chiffres des exportations et des importations, le
monde capitaliste nous montre qu’il a d’autres moyens pour
réagir que l’intervention militaire. La productivité du travail et
du système social dans son ensemble étant mesurée dans les
conditions du marché par le rapport des prix, l’économie
soviétique est plutôt menacée par une intervention de marchan-
dises capitalistes à bon marché que par une intervention mili-
taire. Rien que pour cette raison, il ne s’agit nullement de
remporter économiquement un triomphe isolé sur sa « propre »
bourgeoisie.« La révolution socialiste qui s’avance sur le monde
entier ne consistera pas seulement en ce que le prolétariat de
chaque pays triomphera de sa bourgeoisie » (52). Il s’agit d’un
match, d’une lutte à mort, entre deux systèmes sociaux, dont l’un
a commencé à se construire en s’appuyant sur des forces
productives arriérées tandis que l’autre repose encore aujour-
d’hui sur des forces productives d’une puissance infiniment plus
grande.

Celui qui taxe de « pessimisme » le fait de reconnaître que
nous dépendons du marché mondial (Lénine disait franchement
que nous lui sommes subordonnés), trahit toute sa pusillanimité
de petit bourgeois provincial devant le marché mondial et le
caractère minable de son optimisme local, qui espère échapper à
ce marché en se dissimulant sous les buissons, en se tirant
d’affaire par ses propres moyens.

La nouvelle théorie considère comme une question d’hon-
neur l’idée bizarre que !’U.R.S.S. peut périr à la suite d’une
intervention militaire, mais en aucun cas par suite de son retard
dans le domaine économique. Mais puisque, dans une société
socialiste, les masses travailleuses doivent être bien plus dispo-
sées à défendre le pays que les esclaves du capital à l’attaquer, on
se demande : comme pourrions-nous périr à la suite d’une
intervention militaire ? Parce que l’ennemi est infiniment plus
fort au point de vue technique. Boukharine n’admet la supériorité
des forces productives que dans leur aspect militaire technique. Il
ne veut pas comprendre que le tracteur Ford est tout aussi
dangereux que le canon du Creusot, avec la différence que ce
dernier ne peut agir que de temps à autre, tandis que le premier
nous presse continuellement. En outre le tracteur sait qu’il a
derrière lui le canon comme ultime réserve.

Nous, premier Etat ouvrier, nous sommes une partie du
prolétariat mondial et, avec lui, nous dépendons du capitalisme
mondial. Indifférent, neutre, châtré par les bureaucrates, ce bon
petit mot de« liens » n’est mis en circulation que pour dissimuler
le caractère, extrêmement pénible et dangereux pour nous, de
ces « liens ». Si nous produisions aux prix du marché mondial,
notre dépendance vis-à-vis de celui-ci, tout en restant une
dépendance, serait infiniment moins rigoureuse qu’à présent.

Malheureusement, il n’en est pas ainsi. Le monopole du com-
merce extérieur témoigne lui-même du caractère cruel et dange-
reux de notre dépendance. L’importance décisive qu’à ce mono-
pole pour notre construction du socialisme se déduit précisément
d’un rapport des forces défavorables pour nous. Mais on ne peut
oublier un seul instant que le monopole du commerce extérieur
ne fait que régulariser notre dépendance du marché mondial,
mais qu’il ne la supprime pas.

« Aussi longtemps que notre république des soviets -
écrits Lénine - demeure une marche, isolée de tout le
monde capitaliste, croire à notre indépendance économi-
que complète, à la disparition de certains dangers, serait
faire preuve d’esprit fantasque et d’utopisme. » (53)

Les dangers essentiels sont la conséquence de la situation
objective de l’U.R.S.S., « marche isolée » de l’économie capita-
liste hostile. Toutefois ces périls peuvent grandir ou décroître.
Cela dépend de l’action de deux facteurs : notre construction
socialiste d’une part et l’évolution de l’économie capitaliste
d’autre part. Certainement, en dernière analyse, c’est le second
facteur, c’est-à-dire le sort de l’ensemble de l’économie mondiale
qui a une importance décisive.

Peut-il arriver, et dans quel cas précis, que la productivité de
notre système social retarde de plus en plus sur celle du
capitalisme ? Car, en fin de compte, cela amènerait inévitable-
ment l’écroulement de la république socialiste. Si nous dirigeons
scientifiquement notre économie pendant cette nouvelle phase,
au cours de laquelle nous devons créer par nous-mêmes la base
de l’industrie, ce qui exige de bien plus grandes qualités de la part
de la direction, la productivité de notre travail grandira. Peut-on
cependant avancer l’hypothèse que la productivité du travail des
pays capitalistes, ou, pour parler plus précisément, des pays
capitalistes prédominants, croîtra plus rapidement que la nôtre ?

Si l’on ne donne pas à cette question une réponse qui tienne
compte des perspectives, les affirmations vantardes d’après
lesquelles notre allure serait « par elle-même » suffisante (sans
parler de la philosophie ridicule de « l’allure de tortue ») ne
signifient rien. Mais la seule tentative de répondre au problème
de la compétition entre les deux systèmes nous entraîne sur
l’arène de l’économie et de la politique mondiales ; sur cette
arène c’est l’Internationale révolutionnaire, comprenant la répu-
blique des soviets, qui agit et qui décide, et nullement une
république soviétique vivant pour elle-même et recourant de
temps à autres à l’aide de l’Internationale.

Le projet de programme dit au sujet de l’économie étatisée
de l’U.R.S.S. qu’elle« développe la grosse industrie à une allure
dépassant celle de l’évolution qui s’effectue dans les pays
capitalistes ».Dans cet essai de confrontation des deux allures, il
faut reconnaître qu’on fait un pas en avant dans le domaine des
principes, par rapport à la période où les auteurs du programme
niaient catégoriquement la nécessité d’un coefficient de compa-
raison entre notre évolution et celle du monde. Il est inutile « de
mêler à ces problèmes le facteur international » disait Staline.
Nous construirons le socialisme « même à une allure de tortue »
annonçait Boukharine. C’est justement sur la base de cette ligne
que se déroulèrent les discussions de principe au cours de
plusieurs années. Au point de vue formel - cette ligne a
triomphé. Mais si l’on ne se borne pas à insérer dans le texte une
comparaison entre les différentes allures de l’évolution économi-
que, et si l’on se pénètre de ce que le problème a d’essentiel on
verra que l’on ne peut parler dans un autre chapitre du projet
d’ « un minimum suffisant de l’industrie, en ne se basant que sur
des rapports intérieurs, sans relation avec le monde capitaliste ;
on ne peut non seulement résoudre a priori, mais même poser la
question de savoir s’il est « possible » ou « impossible » au
prolétariat du pays envisagé de construire le socialisme par ses
propres forces. La question se résoud par la dynamique de la
lutte de deux systèmes, de deux classes mondiales ; malgré les
coefficients élevés de notre croissance au cours de la période de
reconstitution, il demeure un fait essentiel et indiscutable :

« Le capital, si on le considère dans le monde entier,
continue à présent encore à être plus fort que le pouvoir
des soviets, non seulement militairement, mais aussi écono-
miquement. C’est cette thèse fondamentale qu’il faut
prendre comme point de départ et ne jamais oublier. » 54
Le problème du rapport des différentes allures entre elles
n’est pas résolu. Il ne dépend pas seulement de notre savoir-faire
pour aborder la smytchka (55) réelle, assurer le stockage des blés,
intensifier les exportations et les importations ; autrement dit, il
ne tient pas uniquement à nos succès à l’intérieur, qui sont certes
un facteur d’importance exceptionnelle dans cette lutte ; mais il
est encore lié à la marche de l’économie et de la révolution
mondiales. Par conséquent la question sera tranchée non pas
dans les limites d’une nation, mais sur l’arène de la lutte
économique et politique à l’échelle mondiale.

C’est ainsi que presque sur chaque point du projet de
programme, nous voyons une concession directe ou camouflée
faite à la critique de l’Opposition. Cette « concession » se
manifeste par un rapprochement avec Marx et Lénine dans le
domaine théorique ; mais les conclusions révisionnistes demeu-
rent tout à fait indépendantes des thèses révolutionnaires.

8. La contradiction entre forces productives et frontières natio-
nales, cause du caractère utopique et réactionnaire de la théorie du
socialisme dans un seul pays.

L’argumentation de la théorie du socialisme dans un seul
pays se réduit, comme nous l’avons vu, d’une part à interpréter
en sophiste quelques lignes de Lénine, et d’autre part à expliquer
en scolastique « la loi du développement inégal ». En interpré-
tant judicieusement aussi bien cette loi historique que les
citations en question, nous arrivons à une conclusion directement
opposée, celle que tiraient Marx, Engels, Lénine et nous tous, y
compris Staline et Boukharine jusqu’en 1925.

Du développement inégal et saccadé du capitalisme découle
le caractère inégal, saccadé, de la révolution socialiste ; tandis
que de l’interdépendance mutuelle des divers pays, poussée à un
degré très avancé, découle l’impossibilité non seulement politi-
que, mais aussi économique, de construire le socialisme dans un
seul pays.

Examinons une fois de plus sous cet angle, et de plus près, le
texte du programme. Nous avons déjà lu dans l’introduction :

« L’impérialisme... avive jusqu’à les amener à une
tension extrême les contradictions existant entre la crois-
sance des forces de production de l’économie nationale et
les cloisons séparant nations et Etats. »

Nous avons déjà dit que cette thèse était, ou plutôt devrait
être la pierre angulaire d’un programme international. Mais elle
exclut, réfute et balaie précisément a priori la théorie du
socialisme dans un seul pays comme une théorie réactionnaire,
parce qu’en contradiction irréductible non seulement avec la
tendance fondamentale de l’évolution des forces productives,
mais aussi avec les résultats matériels que ce développement a
déjà acquis. Les forces productives sont incompatibles avec les
cadres nationaux. C’est ce fait qui commande non seulement le
commerce extérieur, l’exportation d’hommes et de capitaux, la
conquête de territoires, la politique coloniale, la dernière guerre
impérialiste, mais aussi l’impossibilité au point de vue économi-
que, pour un Etat socialiste, de vivre en vase clos. Les forces
productives des pays capitalistes sont depuis longtemps à l’étroit à
l’intérieur des limites de l’Etat national. Quant à la société
socialiste, elle ne peut être construite que sur la base des forces
productives les plus progressistes, l’électrification, la « chimisa-
tion » des processus de la production, y compris l’agriculture, la
combinaison, la généralisation, des éléments supérieurs de la
technique contemporaine la plus développée. Depuis Marx, nous
ne cessons de répéter que le capitalisme est incapable de
maîtriser l’esprit de la technique nouvelle qu’il a lui-même fait
naître ; esprit qui fait exploser non seulement l’enveloppe de la
propriété bourgeoise privée au point de vue juridique, mais qui
brise aussi, comme l’a montré la guerre de 1914, le cadre national
de l’Etat bourgeois. Quant au socialisme, non seulement il doit
reprendre au capitalisme les forces productives les plus dévelop-
pées, mais immédiatement les mener plus loin, les élever, en les
développant à un point qui n’avait jamais été possible sous le
capitalisme. Comment alors, se demandera-t-on, le socialisme
rejettera-t-il en arrière les forces productives pour les faire entrer
dans les limites de l’Etat national dont elles cherchaient déjà à
s’arracher avec rage sous le capitalisme ? Ou peut-être faut-il que
nous renoncions aux forces productives « indomptables » qui
sont à l’étroit dans le cadre national, et par conséquent aussi dans
celui de la théorie du socialisme dans un seul pays ? Faut-il que
nous nous bornions aux forces productives en quelque sorte
domestiquées, autrement dit à une technique d’économie retar-
dataire ? Mais alors nous devons, dès à présent, dans toute une
série de branches, ne plus monter, mais descendre au-dessous
même du pitoyable niveau technique actuel, qui a su lier
indissolublement la Russie bourgeoise à l’économie mondiale et
l’amener à participer à la guerre impérialiste, c’est-à-dire à une
guerre pour agrandir son territoire à la mesure des for ces
productives qui ont débordé le cadre de l’Etat national.

L’Etat ouvrier héritant de ces forces, après les avoir
reconstituées, est forcé d’exporter et d’importer.
Le malheur est que le projet de programme ne fait qu’intro-
duire mécaniquement dans son texte la thèse de l’incompatibilité
de la technique capitaliste actuelle et des cadres nationaux ;
ensuite il raisonne comme s’il n’était nullement question de cette
incompatibilité. Au fond tout ce projet n’est qu’une combinaison
de thèses révolutionnaires toutes faites de Marx et de Lénine et
de conclusions opportunistes ou centristes absolument inconcilia-
bles avec ces thèses. Voilà pourquoi il est nécessaire sans se
laisser séduire par quelques formules révolutionnaires isolées du
projet, de bien voir dans quelle direction se dirigent ses tendances
essentielles.

Nous avons déjà cité le passage du chapitre premier, parlant
de la possibilité du triomphe du socialisme dans « un seul pays
capitaliste, pris isolément ». Cette idée est exprimée plus nette-
ment et plus brutalement dans le quatrième chapitre où il est dit
que :

« La dictature (?) du prolétariat mondial... ne peut
être réalisée qu’après la victoire du socialisme (?) dans
divers pays, quand les républiques prolétariennes nouvelle-
ment constituées se fédèrent avec celles existant déjà. »

Si l’on interprète les mots « victoire du socialisme » simple-
ment comme une autre dénomination de la dictature du proléta-
riat, alors il ne s’agit que d’un lieu commun indiscutable et qui
aurait dû seulement être mieux formulé dans le programme pour
éviter une interprétation à double sens. Mais ce n’est pas là la
pensée des auteurs du projet. Ils entendent par victoire du
socialisme non pas simplement la conquête du pouvoir et la
nationalisation des moyens de production, mais la construction
de la société socialiste dans un seul pays. Si nous admettons cette
interprétation, nous sommes en présence non d’une économie
socialiste mondiale basée sur une division internationale du
travail, mais d’une fédération de communes socialistes ayant
chacune comme but leur existence propre, dans le genre du
bienheureux anarchisme, en élargissant seulement les limites de
ces communes jusqu’à celles de l’Etat national.

Le projet de programme, dans son désir inquiet de dissimu-
ler avec éclectisme la nouvelle façon d’aborder la question par
d’anciennes formules dont on a l’habitude, recourt à la thèse
suivante : « Ce n’est qu’après la victoire complète du prolétariat
dans le monde, après que son pouvoir mondial se sera consolidé,
que viendra une époque durable de construction intense de
l’économie socialiste mondiale. » (Chap. IV).

Cette thèse, destinée à servir de camouflage théorique,
révèle en réalité la contradiction essentielle. Si, dans la thèse
considérée, on veut dire que l’époque de la véritable construction
socialiste ne pourra commencer qu’après la victoire du proléta-
riat dans au moins plusieurs pays avancés, alors on renonce
simplement à la théorie de la construction du socialisme dans un
seul pays, et l’on fait sienne la position de Marx et de Lénine.

Mais si l’on prend comme point de départ la nouvelle théorie de
Staline-Boukharine qui a pris racine dans diverses parties du
programme, on a comme perspective une réalisation du socia-
lisme intégral dans plusieurs pays différents avant la victoire
mondiale et totale du prolétariat ; et c’est avec ces pays socialistes
que sera construite l’économie socialiste mondiale, exactement
de la façon dont les enfants construisent leur maison avec des
cubes tout prêts. En réalité, l’économie socialiste mondiale ne
sera nullement la somme des économies socialistes nationales.

Elle ne pourra se constituer, dans ses traits essentiels, que sur la
base même de la division mondiale du travail créée par tout le
développement antérieur du capitalisme. Dans ses fondements
elle se formera et se rebâtira non pas après la construction du
« socialisme intégral » dans une série de pays, mais dans les
ouragans et les tempêtes de la révolution prolétarienne mondiale
qui occuperont plusieurs décennies. Les succès économiques
remportés par les premiers pays de la dictature prolétarienne ne
se mesureront pas au degré dont ils se rapprochent du « socia-
lisme intégral » clos sur lui-même, mais bien à la stabilité
politique de la dictature elle-même et aux succès obtenus dans la
préparation des éléments de l’économie socialiste mondiale à
venir.

La pensée révisionniste s’exprime avec plus de précision, et
par conséquent, avec plus de brutalité encore, si possible, dans le
cinquième chapitre ; s’abritant derrière une ligne et demie de
l’article posthume de Lénine qu’ils déforment, les auteurs du
projet de programme affirment que l’U .R.S.S. « possède dans le
pays les bases matérielles nécessaires et suffisantes, non seule-
ment pour abattre les propriétaires fonciers et la bourgeoisie,
mais aussi pour construire le socialisme intégral ».

Grâce à quelles circonstances avons-nous donc hérité de
privilèges historiques aussi exceptionnels ? Nous lisons à ce sujet
dans le second chapitre du projet :

« Le front impérialiste fut rompu (par la révolution de
1917) dans son chaînon le plus faible, la Russie tsariste »
(souligné par nous).

C’est une formule magnifique de Lénine. Au fond elle
signifie que la Russie était l’Etat impérialiste le plus arriéré et le
plus faible au point de vue économique. C’est justement pour
cela que les classes dominantes de Russie s’écroulèrent les
premières pour avoir chargé les forces productives insuffisantes
du pays d’un fardeau insupportable. Le développement inégal,
saccadé, obligea le prolétariat de la puissance impérialiste la plus
arriérée à s’emparer le premier du pouvoir. Autrefois on nous
enseignait que, précisément pour cette raison, la classe ouvrière
du « chaînon le plus faible » rencontrera de plus grandes
difficultés dans l’accès au socialisme que le prolétariat des pays
avancés ; il aura plus de difficulté à s’emparer du pouvoir, mais
l’ayant conquis bien longtemps avant que nous n’ayons comblé
notre retard, non seulement il nous dépassera, mais il nous
prendra en remorque pour nous entraîner dans la véritable
construction du socialisme basée sur une technique mondiale
supérieure et sur la division internationale du travail. Voilà la
conception avec laquelle nous sommes entrés dans la révolution
d’Octobre, une conception que le parti formula des dizaines et
des centaines de milliers de fois dans la presse et dans les
réunions, mais à laquelle on tente, depuis 1925, de substituer une
idée diamétralement opposée. Maintenant on constate que le fait
que l’ancienne Russie tsariste était « le chaînon le plus faible »,
met entre les mains du prolétariat de l’U .R.S.S. la Russie tsariste
et de ses faiblesses en héritage, un avantage inappréciable, celui
de posséder ses propres bases nationales pour « construire le
socialisme intégral ».

La malheureuse Angleterre ne dispose pas d’un tel privilège,
en raison d’un développement excessif de ses forces productives
qui ont presque besoin du monde entier pour se procurer des
matières premières et écouler leurs produits. Si les forces
productives de l’Angleterre étaient plus « modérées », mainte-
nant un équilibre relatif entre l’industrie et l’agriculture, alors
sans doute, le prolétariat anglais pourrait construire le socialisme
intégral sur son île « considérée isolément », protégée par sa
flotte contre une intervention étrangère.

Le projet de programme, dans son quatrième chapitre,
partage les Etats capitalistes en trois groupes : 1° « Les pays de
capitalisme avancé (Etats-Unis, Allemagne, Angleterre, etc.) » ;
2° « Les pays où le capitalisme a atteint un niveau de développe-
ment moyen (en Russie avant 1917, Pologne, etc.) » ; 3° « Les
pays coloniaux et semi-coloniaux (Chine, Indes, etc.) ».
Bien que la « Russie avant 1917 » soit infiniment plus proche
de la Chine actuelle que des Etats-Unis de maintenant, on
pourrait ne pas élever d’objections spéciales à cette répartition
schématique si elle ne devenait, en liaison avec d’autres parties
du projet, une cause de déductions fausses. Etant donné que le
projet estime que les pays « de développement moyen » dispo-
sent « d’un minimum d’industrie suffisant » pour construire par
leurs propres forces le socialisme, ce doit être à plus forte raison
vrai pour les pays de capitalisme supérieur. Il se trouve que, seuls
les pays coloniaux et semi-coloniaux ont besoin de l’aide du
dehors ; c’est précisément en cela que le projet de programme,
comme nous le verrons dans un autre chapitre, voit leur trait
distinctif.

Pourtant, si nous abordons les problèmes de la construction
du socialisme avec cet unique critère, en faisant abstraction des
richesses naturelles du pays, des rapports intérieurs entre l’indus-
trie et l’agriculture, de sa place dans le système mondial de
l’économie, nous tomberons dans de nouvelles erreurs et contra-
dictions, non moins grossières. Nous venons de parler de
l’Angleterre. Elle est indiscutablement un pays de capitalisme
supérieur, et c’est précisément pour cela qu’elle n’a aucune
chance de construire avec succès le socialisme dans le cadre de
ses frontières insulaires. L’Angleterre victime d’un blocus étouf-
ferait au bout de quelques mois.

Des forces de production supérieures, toutes autres condi-
tions restant égales, présentent certes un avantage énorme pour
la construction du socialisme. Elles imprègnent l’économie d’une
souplesse exceptionnelle, même quand celle-ci se trouve isolée
par le blocus ; cela s’est manifesté dans l’Allemagne bourgeoise
au cours de la guerre. Mais pour ces pays avancés la construction
du socialisme sur des bases nationales correspondrait à une baisse
générale, à une diminution globale des forces productives, c’est-
à-dire irait directement à l’encontre des tâches du socialisme.
Le projet de programme néglige la thèse fondamentale sur
l’incompatibilité des forces productives actuelles et des frontières
nationales : il en découle que des forces productives supérieures
ne sont pas un obstacle moindre à la construction du socialisme
dans un seul pays que des forces peu développées, bien que pour
des raisons inverses : si ces dernières sont insuffisantes pour leur
base, c’est en revanche leur base qui est trop restreinte (dans le
pays) pour les premières. On oublie la loi du développement
inégal précisément quand on en a le plus besoin et quand elle a le
plus d’importance.

Le problème de la construction du socialisme ne se règle pas
simplement par la « maturité » ou la « non-maturité » indus-
trielle du pays. Cette non-maturité est elle-même inégale. Ainsi,
en U.R.S.S., où certaines branches de l’industrie et d’abord la
construction de machines, sont très insuffisantes pour les besoins
les plus élémentaires, il en est d’autres en revanche qui ne
peuvent pas, dans les circonstances données, se développer sans
d’importantes exportations grandissant sans cesse. Parmi ces
dernières, il en est d’une importance primordiale comme les
exploitations forestières, l’extraction pétrolière et l’extraction du
manganèse, pour ne pas parler de l’agriculture. Par ailleurs, les
branches « insuffisantes » ne pourront plus se développer sérieu-
sement si les branches qui produisent « en surabondance »
(relative) ne peuvent pas exporter. L’impossibilité de construire
une société socialiste isolée - non pas en Utopie ou dans
l’Atlantide 56, mais dans les conditions concrètes, géographiques
et historiques de notre économie terrestre - est déterminée dans
divers pays à des degrés divers, autant par le développement
insuffisant de certaines branches que par le développement
« excessif » de certaines autres. Dans l’ensemble, cela signifie
justement que les forces productives contemporaines sont incom-
patibles avec les cadres nationaux.

« Que fut la guerre impérialiste ? Une révolte des
forces productives, non seulement contre les formes bour-
geoises de la propriété, mais aussi contre les cadres des
Etats capitalistes. La guerre impérialiste signifiait en fait
que les forces productives se trouvaient insupportablement
à l’étroit dans les limites des Etats nationaux. Nous avons
toujours affirmé que le capitalisme n’est pas en état de
maîtriser les forces productives qu’il a développées, que
seul le socialisme est capable de les incorporer, quand,
après leur croissance, elles dépassent le cadre des Etats
nationaux, en un ensemble économique supérieur. Il n’y a
plus de voies qui conduisent en arrière vers un Etat
isolé ... » (57)

En tentant de justifier la théorie du socialisme dans un seul
pays, le projet de programme commet une erreur double, triple,
quadruple : il exagère le niveau des forces productives en
U.R.S.S. ; il ferme les yeux sur la loi du développement inégal
des diverses branches de l’industrie ; il néglige la division
mondiale du travail ; et enfin, il oublie la contradiction fonda-
mentale existant entre les forces productives et les barrières
nationales à l’époque impérialiste.

Pour ne pas laisser en dehors de notre examen un seul
argument, il nous reste à rappeler encore une considération, la
plus générale d’ailleurs, émanant de Boukharine dans sa défense
de la théorie nouvelle.

Dans l’ensemble du monde, dit Boukharine, le rapport entre
le prolétariat et la paysannerie n’est pas plus favorable qu’en
U.R.S.S. Donc, si, pour des raisons de retard dans le développe-
ment, l’on n’a pas pu construire le socialisme en U.R.S.S. celui-ci
est également irréalisable à l’échelle de l’économie mondiale.

Cet argument devrait être introduit dans tous les manuels de
dialectique comme exemple classique de procédé de réflexion
scolastique.

Premièrement, s’il est très probable que le rapport entre le
prolétariat et la paysannerie dans l’ensemble du monde ne diffère
. pas tellement de celui qui existe en U.R.S.S., la révolution
mondiale, comme d’ailleurs la révolution dans un pays, ne se
réalise nullement selon la méthode de la moyenne arithmétique.

Ainsi la révolution d’Octobre s’est produite et affirmée avant
tout dans le Petrograd prolétarien, sans choisir une région où le
rapport entre ouvriers et paysans corresponde à la moyenne de
toute la Russie. Après que Petrograd et, plus tard, Moscou
eurent créé le pouvoir et l’armée révolutionnaires, ils durent
pourtant combattre pendant plusieurs années pour abattre la
bourgeoisie à travers le pays ; ce n’est qu’à la suite de ce
processus, qui s’appelle révolution, que s’est établi, dans les
limites de l’U .R.S.S., le rapport actuel entre le prolétariat et la
paysannerie. La révolution ne s’accomplit pas selon la méthode
de la moyenne arithmétique. Elle peut même commencer dans
un secteur moins favorable ; mais aussi longtemps qu’elle ne s’est
pas affermie dans les secteurs les plus décisifs aussi bien du front
national que du front mondial, on ne peut parler de sa victoire
définitive.

Deuxièmement : le rapport entre le prolétariat et la paysan-
nerie dans le cadre d’un niveau « moyen » de la technique, n’est
pas l’unique facteur déterminant. Il existe encore la lutte de
classe entre le prolétariat et la bourgeoisie. L’U.R.S.S. est
entourée non pas par un monde ouvrier et paysan mais par un
univers capitaliste. Si la bourgeoisie était renversée dans le
monde entier, il va de soi que ce fait en lui-même ne modifierait
encore ni le rapport entre le prolétariat et la paysannerie, ni le
niveau moyen de la technique en U.R.S.S. et dans le monde
entier. Néanmoins la construction du socialisme en U.R.S.S.
verrait immédiatement s’ouvrir devant elle d’autres possibilités et
prendrait une envergure autre, absolument sans aucune mesure
avec celle d’à présent.

Troisièmement : si les forces productrices de chaque pays
avancé ont dépassé à un degré quelconque les frontières natio-
nales, il faudrait en conclure d’après Boukharine, que les forces
productives, pour tous les pays, ont dépassé les limites du globe
terrestre et, par conséquent, que le socialisme ne doit être
construit qu’à l’échelle de l’ensemble du système solaire.
Nous le répétons : l’argument boukharinien fondé sur la
proportion moyenne des ouvriers et des paysans devrait être
introduit dans les abécédaires de la politique, non pas, comme
cela se fait probablement actuellement, pour défendre la théorie
du socialisme dans un seul pays, mais en tant que preuve de
l’incompatibilité totale entre la casuistique et la dialectique
marxiste.

9. La question ne peut être tranchée que sur l’arène de la
révolution mondiale

La nouvelle doctrine dit : le socialisme peut être construit
sur la base d’un Etat national, pourvu qu’il ne se produise pas
d’intervention. De là peut et doit découler malgré toutes les
déclarations solennelles du projet de programme, une politique
de collaboration avec la bourgeoisie des autres pays. Le but est
d’éviter l’intervention : en effet, cela assurera la construction du
socialisme et ainsi le problème historique fondamental se trou-
vera résolu. La tâche des partis de l’Internationale communiste
prend alors un caractère secondaire : protéger l’U .R.S.S. des
interventions, et non pas lutter pour la conquête du pouvoir. Il ne
s’agit évidemment pas d’intentions subjectives, mais de la logique
objective de la pensée politique.

« La divergence - dit Staline - consiste en ce que le
parti considère que ces contradictions (internes) et conflits
éventuels sont parfaitement surmontables sur la base des
propres forces de notre révolution, tandis que le camarade
Trotsky et l’Opposition estiment qu’on ne peut en triom-
pher qu’à l’échelle internationale, sur l’arène de la révolu-
tion mondiale du prolétariat. » (58)

Oui, la divergence s’exprime précisément en ces termes. On
ne saurait formuler avec plus de précision la contradiction qui
existe entre le national-réformisme et l’internationalisme révolu-
tionnaire. Si nos difficultés, obstacles, contradictions internes,
qui ne sont que la réfraction des contradictions mondiales,
peuvent être résolues simplement par « les propres forces de
notre révolution », sans sortir « sur l’arène de la révolution
mondiale », alors l’Internationale est une institution mi-auxi-
liaire, mi-décorative dont on peut convoquer les congrès tous les
quatre ans, tous les dix ans ou même pas du tout. Si l’on ajoute
aussi que le prolétariat des autres pays doit protéger notre
construction contre une intervention militaire, l’Internationale
devrait, selon ce schéma, jouer le rôle d’outil du pacifisme. Son
rôle fondamental, celui d’outil de la révolution mondiale, passe
inévitablement à l’arrière-plan. Et, nous le répétons, cela se
produit non selon des intentions conscientes (au contraire toute
une série de passages du programme témoignent des meilleures
intentions des auteurs) mais comme conséquence de la logique
interne de la nouvelle théorie ; ce qui est mille fois plus
dangereux que les pires intentions subjectives.

Déjà en effet en vue du plénum du comité exécutif de
l’Internationale communiste Staline avait osé développer et
démontrer l’idée suivante :

« Notre parti n’a pas le droit de tromper (!) la classe
ouvrière ; il aurait dû dire franchement que le manque de
certitude (!) sur la possibilité de construire le socialisme
dans notre pays mène à l’abandon du pouvoir, à la
transformation de notre parti de parti gouvernemental en
parti d’opposition. » (59)

Cela signifie : « tu as seulement le droit d’espérer dans les
maigres ressources de l’économie nationale ; tu ne peux pas
espérer quelque chose des ressources inépuisables du prolétariat
international. Si tu ne peux te passer de la révolution internatio-
nale, cède le pouvoir, ce pouvoir d’Octobre que nous avons
conquis dans l’intérêt de la révolution internationale ». Voilà à
quelle déchéance on peut arriver, dans le domaine des idées,
quand on part d’une façon radicalement fausse de poser la
question !

Le projet développe une pensée incontestable quand il dit
que les succès économiques de !’U.R.S.S. sont indissolublement
liés à la révolution prolétarienne mondiale. Mais le danger
politique de la théorie nouvelle réside dans la comparaison
erronée des deux leviers de commande du socialisme mondial :
nos réalisations économiques et la révolution prolétarienne
mondiale. Sans la victoire de cette dernière, nous ne construirons
pas le socialisme. Les ouvriers d’Europe et du monde entier
doivent clairement le comprendre. Le levier de la construction
économique a une importance énorme. Si la direction se trompe,
la dictature du prolétariat s’affaiblit ; la chute de cette dictature
porterait un tel coup à la révolution mondiale que celle-ci n’en
guérirait pas pendant de longues années. Mais la solution du
procès fondamental de l’histoire en balance entre le monde du
socialisme et celui du capitalisme dépend du second levier, c’est-
à-dire de la révolution prolétarienne mondiale. L’énorme impor-
tance de l’Union soviétique vient de ce qu’elle constitue la base
sur laquelle s’appuie la révolution mondiale et nullement de sa
capacité à construire le socialisme indépendamment de la révolu-
tion mondiale.

Sur un ton de supériorité que rien ne justifie, Boukharine
nous a demandé à plusieurs reprises :

« S’il existe déjà des prémisses, ces points de départ,
une base suffisante et même certains succès dans l’ œuvre de
la construction du socialisme, où est alors la limite, l’arête à
partir de laquelle " tout se fait en sens inverse » ? Il n’y en a
pas. » (60)

C’est là de la mauvaise géométrie, pas de la dialectique
historique. Il peut exister semblable arête. Il peut en exister dans
les domaines intérieur, international, politique, économique et
militaire. La plus importante, la plus menaçante, serait une
consolidation sérieuse et durable du capitalisme mondial, une
nouvelle montée de ce dernier. La question économique et
politique débouche donc sur l’arène mondiale. La bourgeoisie
peut-elle s’assurer une nouvelle époque de croissance capita-
liste ? Nier une telle éventualité, miser sur la situation « sans
issue » du capitalisme ne serait que du verbalisme révolution-
naire. « Il n’existe pas de situations totalement sans issue »
(Lénine). L’état actuel d’équilibre instable entre les classes en
Europe ne peut durer indéfiniment, précisément parce qu’il est
instable.

Quand Staline et Boukharine démontrent que !’U.R.S.S.
peut, en tant qu’Etat (c’est-à-dire dans ses rapports avec la
bourgeoisie mondiale) se passer de l’aide du prolétariat étranger,
ils font preuve du même aveuglement que dans les autres
conséquences de leurs erreurs fondamentales, car l’actuelle
sympathie active des masses ouvrières nous protège contre une
intervention.

Il est tout à fait incontestable qu’après le sabotage par la
social-démocratie de l’insurrection d’après-guerre du prolétariat
européen contre la bourgeoisie, l’active sympathie des masses
ouvrières a sauvé la République soviétique. Au cours de ces
années, la bourgeoisie européenne n’a pas pu trouver les forces
suffisantes pour faire une grande guerre contre l’Etat ouvrier.

Croire cependant qu’un tel rapport de forces peut se maintenir
pendant des années, par exemple jusqu’à la construction du
socialisme en U.R.S.S., serait faire preuve du plus grand
aveuglement et juger de toute une courbe en fonction d’un tout
petit segment. Une situation aussi instable où le prolétariat ne
peut pas prendre le pouvoir tandis que la bourgeoisie ne se sent
pas solidement maîtresse chez elle, doit, tôt ou tard, à une année
près, se décider brutalement dans un sens ou dans l’autre, celui
de la dictature du prolétariat ou celui d’une consolidation
sérieuse et durable de la bourgeoisie sur le dos des masses
populaires, sur les ossements des peuples coloniaux et qui sait ...
sur les nôtres. « Il n’existe pas de situations absolument sans
issue. » La bourgeoisie peut échapper durablement à ses contra-
dictions les plus pénibles, uniquement en suivant la voie ouverte
par les défaites du prolétariat et les erreurs de la direction
révolutionnaire. Mais la réciproque est également vraie. Il n’y
aura plus de nouvelle montée du capitalisme mondial (la
perspective d’une nouvelle époque de grands bouleversements) si
le prolétariat sait trouver une issue révolutionnaire à l’équilibre
instable actuel.

« Il faut démontrer maintenant par le travail pratique
des partis révolutionnaires - disait Lénine, le 19 juillet
1920, au second congrès - qu’ils ont suffisamment de
conscience, d’esprit d’organisation, de liaison avec les
masses exploitées, de résolution, de savoir, pour utiliser
cette crise au profit d’une révolution triomphante, aboutis-
sant au succès. » (61)

Quant à nos contradictions internes, qui dépendent directe-
ment de la marche de la lutte en Europe et dans le monde, elles
peuvent être intelligemment régularisées et atténuées par une
politique intérieure juste, basée sur une prévision marxiste ; mais
on ne pourra en triompher qu’en éliminant les contradictions de
classes, ce dont il ne peut être question avant que ne se produise
et que triomphe la révolution européenne. Staline a raison : il y a
divergence justement sur ce point et c’est la divergence fonda-
mentale qui existe entre le nationalisme réformiste et l’interna-
tionalisme révolutionnaire.

10. La théorie du socialisme dans un seul pays en tant que source
d’errements social-patriotiques inévitables

La théorie du socialisme dans un seul pays conduit inélucta-
blement à sous-estimer les difficultés dont il faut triompher et
exagérer les réalisations acquises. On ne saurait trouver d’asser-
tion plus anti-socialiste et anti-révolutionnaire que la déclaration
de Staline affirmant que les 90 % du socialisme sont réalisés chez
nous. Cela semble spécialement calculé pour le bureaucrate
suffisant. On peut de cette façon compromettre irrémédiable-
ment l’idée de la société socialiste aux yeux des masses travail-
leuses. Les succès du prolétariat soviétique sont grandioses si l’on
considère les conditions dans lesquelles ils ont été obtenus et le
faible niveau de l’héritage culturel. Mais ces réalisations pèsent
peu sur la balance de l’idéal socialiste. Pour ne pas condamner au
découragement l’ouvrier, le journalier agricole, le paysan pau-
vre, qui, en l’an XI de la révolution, voient autour d’eux la
misère, la pauvreté, le chômage, les queues devant les boulange-
ries, l’analphabétisme, les enfants vagabonds, l’ivrognerie, la
prostitution, il faut dire la vérité si cruelle soit-elle et non un
agréable mensonge. Au lieu de leur mentir en assurant que 90 %
du socialisme seraient déjà réalisés, il faut leur dire qu’actuelle-
ment notre niveau économique, nos conditions de vie quoti-
dienne et de culture, nous situent bien plus près du capitalisme,
et par-dessus le marché d’un capitalisme arriéré et inculte, que de
la société socialiste. Il faut leur dire que nous ne nous achemi-
nons vers la voie de la véritable construction du socialisme
qu’après la conquête du pouvoir par le prolétariat des pays les
plus avancés ; qu’il faut travailler à cette construction sans
relâche et en se servant de deux leviers, l’un court, celui de nos
efforts économiques à l’intérieur, l’autre long, celui de la lutte
internationale du prolétariat.

Bref, au lieu des phrases de Staline sur les 90 % du
socialisme déjà réalisé il faut leur citer ces paroles de Lénine :

« La Russie (indigente) ne deviendra telle (abon-
dante) que si elle rejette tout découragement et toute
phraséologie, que si, serrant les dents, elle recueille toutes
ses forces et tende chaque nerf et chaque muscle, que si elle
comprend que le salut est possible seulement dans la voie
de la révolution socialiste internationale, dans laquelle
nous sommes entrés. » (62)

On a même entendu avancer par des militants en vue de
l’Internationale communiste l’argument suivant : évidemment, la
théorie du socialisme dans un seul pays n’a pas de consistance,
mais elle offre une perspective, dans des conditions difficiles, aux
ouvriers russes, et de ce fait leur donne du courage. Il est difficile
de mesurer la profondeur de la chute, au point de vue théorique,
de ceux qui ne cherchent pas dans un programme un moyen de
s’orienter, un moyen de classe, ayant une base scientifique, mais
une consolation morale. Les théories consolatrices contredisant
les faits relèvent de la religion et non pas de la science. Or, « la
religion est l’opium du peuple » (63).

Notre parti a traversé sa période héroïque avec un pro-
gramme entièrement axé sur la révolution internationale, et non
pas sur le socialisme dans un seul pays. La Jeunesse communiste,
portant un étendard qui disait que la Russie arriérée ne construi-
rait pas le socialisme par ses seules forces, a traversé les années
les plus dures de la guerre civile, la famine, le froid, les pénibles
samedis et dimanches communistes, les épidémies, les études le
ventre creux, les victimes innombrables qui marquaient chaque
mouvement en avant. Les membres du parti et des Jeunesses
communistes ont combattu sur tous les fronts, traîné des poutres
dans les gares, non parce qu’ils espéraient construire avec elles
l’édifice du socialisme national, mais parce qu’ils servaient la
révolution internationale, qui exige que la forteresse soviétique
tienne bon ; et, pour la forteresse soviétique, chaque nouvelle
poutre a son importance. Voilà comment nous abordions la
question. Les délais ont changé, se sont déplacés (d’ailleurs, pas
tant que cela) ; mais la manière d’envisager le problème sous
l’angle des principes conserve encore toute sa vigueur. Le
prolétaire, le paysan pauvre partisan, le jeune communiste, ont
démontré d’avance, par toute leur conduite avant 1925, époque à
laquelle le nouvel évangile fut prêché pour la première fois, qu’ils
n’en avaient pas besoin. Mais il était nécessaire au fonctionnaire
qui regarde la masse de haut en bas, à l’administrateur qui lutte
pour des miettes et ne veut pas être inquiété, à l’homme de
l’appareil qui cherche à commander en se dissimulant derrière la
forme salutaire et consolatrice. Ce sont eux qui croient que le
peuple obscur a besoin d’une« bonne nouvelle », qu’on ne peut
maîtriser le peuple sans doctrines de consolation. Ce sont
justement eux qui se saisissent des paroles mensongères sur les
« 90 % du socialisme », car cette formule consacre leur position
privilégiée, leur droit à l’ordre, au commandement, leur désir de
se libérer de la critique des « hommes de peu de foi » et des
« sceptiques ».

Les plaintes et les accusations selon lesquelles la remise en
cause de la possibilité de construire le socialisme dans un seul
pays éteindrait l’esprit et tuerait l’énergie ressemblent, malgré
des conditions différentes, aux accusations que les réformistes
ont toujours lancées contre les révolutionnaires.« Vous dites aux
ouvriers qu’ils ne peuvent obtenir d’amélioration sensible de leur
situation dans les limites de la société capitaliste - voilà ce
qu’objectaient les réformistes - de ce fait, vous tuez en eux
l’énergie de la lutte. » En réalité ce n’est que sous la direction des
révolutionnaires que les ouvriers ont vraiment lutté pour des
conquêtes économiques et des réformes parlementaires.
L’ouvrier qui comprend qu’on ne peut construire le paradis
socialiste comme une oasis dans l’enfer du capitalisme mondial,
et que la destinée de la république soviétique et par conséquent
la sienne propre, dépendent entièrement de la révolution inter-
nationale, accomplira son devoir envers l’U .R.S.S. avec beau-
coup plus d’énergie que l’ouvrier auquel on aurait dit que ce qui
existe serait déjà 90 % du socialisme.« Cela vaut-il donc la peine
de tendre vers le socialisme ? » La manière réformiste d’aborder
la question, ici comme partout, frappe non seulement la révolu-
tion, mais aussi la réforme.

Dans l’article de 1915 déjà cité ci-dessus, consacré au mot
d’ordre des Etats-Unis d’Europe, nous écrivions :
« Examiner les perspectives de la révolution sociale
dans le cadre national signifierait être victime du même
esprit borné national qui constitue le fond du social-
patriotisme. Jusqu’à la fin de ses jours, Vaillant (64) crut que
la France était la terre promise de la révolution sociale ;
c’est précisément de ce point de vue qu’il voulait la
défendre jusqu’au bout. Lensch (65) et consorts (les uns
hypocritement, les autres sincèrement) estimaient que la
défaite de l’Allemagne signifierait d’abord la destruction de
la base de la révolution sociale ... Dans l’ensemble, il ne
faut pas oublier qu’à côté du réformisme le plus vulgaire il
existe encore dans le social-patriotisme un messianisme
révolutionnaire qui chante les exploits de son Etat national
parce qu’il considère que sa situation industrielle, sa forme
« démocratique » ou ses conquêtes révolutionnaires, l’ap-
pellent à amener l’humanité au socialisme ou à la « démo-
cratie ». Si la révolution victorieuse pouvait réellement se
concevoir dans les limites d’une nation mieux préparée, ce
messianisme, lié au programme de la défense nationale,
aurait en sa faveur une relative justification historique.

Mais en réalité il n’en a pas. Lutter pour conserver la base
nationale de la révolution par des méthodes qui sapent les
liaisons internationales du prolétariat, c’est en fait saper la
révolution ; celle-ci ne peut commencer autrement que sur
une base nationale, puisqu’elle ne peut être achevée sur
cette base, du fait de l’interdépendance économique,
politique et militaire des Etats européens, qui ne s’est
jamais manifestée avec autant de force qu’au cours de la
guerre actuelle. Précisément cette interdépendance, qui
conditionnera directement et immédiatement la coordina-
tion des actes du prolétariat européen au cours de la
révolution, est exprimée par le mot d’ordre des Etats-Unis
d’Europe. » (66)

Partant de l’interprétation fausse qu’il donnait de la polémi-
que de 1915, Staline a essayé plus d’une fois de présenter les
choses comme si la mention de l’ « esprit national » borné visait
Lénine. Il est difficile d’imaginer plus absurde. Quand je dus
polémiquer contre Lénine, je le fis toujours ouvertement,
toujours guidé seulement par des considérations d’idées. L’arti-
cle appelle par leur nom ceux qu’il accuse : Vaillant, Lensch, etc.
Il faut se rappeler que 1915 a été l’année de l’orgie social-
patriotique, alors que notre lutte contre elle battait son plein.

C’était la pierre de touche de toutes les questions. La question
fondamentale contenue dans la citation ci-dessus est posée
correctement : se préparer à construire le socialisme dans un seul
pays est un procédé social-patriotique.

Le patriotisme des social-démocrates allemands a commencé
par être un patriotisme tout à fait légitime de parti, leur parti, le
plus puissant de la IIe Internationale. La social-démocratie
allemande voulait construire « sa » société socialiste sur la base
de la haute technique allemande et des qualités supérieures
d’organisation du peuple allemand. Si on laisse de côté les
bureaucrates endurcis, les arrivistes, les mercantis parlemen-
taires et les escrocs politiques en général, le social-patriotisme du
social-démocrate du rang découlait précisément de l’espoir de
construire le socialisme allemand. On ne peut tout de même pas
penser que des centaines de milliers de militants formant des
cadres social-démocrates (sans parler des millions d’ouvriers du
rang) cherchaient à défendre les Hohenzollern ou la bourgeoisie.
Non, ils voulaient protéger l’industrie allemande, les routes et les
chemins de fer allemands, la technique et la culture allemandes,
et surtout les organisations de la classe ouvrière allemande, en
tant que prémisses nationales « nécessaires et suffisantes » du
socialisme.

En France aussi se déroulait un processus du même ordre.
Guesde, Vaillant et avec eux des milliers parmi les meilleurs
militants des cadres du parti, des centaines de milliers de simples
ouvriers, voyaient justement dans la France, avec ses traditions
de révolte, son prolétariat héroïque, sa population souple, douée
et hautement cultivée, la terre promise du socialisme. Ce ne sont
ni les banquiers, ni les rentiers que défendait le vieux Guesde 67 ,
Vaillant le communard, et avec eux des milliers et des centaines
de milliers d’honnêtes ouvriers. Ils croyaient sincèrement défen-
dre la base et la force créatrice de la société socialiste future. Ils
adoptaient entièrement, au départ, la théorie du socialisme dans
un seul pays ; ils sacrifiaient« provisoirement », croyaient-ils, la
solidarité internationale à cette idée (68).

Cette comparaison avec les social-patriotes appelle, bien
entendu, la réponse suivante : par rapport à l’Etat des soviets, le
patriotisme est un devoir révolutionnaire, tandis qu’envers l’Etat
bourgeois il constitue une trahison. C’est très vrai. Des révolu-
tionnaires adultes peuvent-ils même discuter une pareille ques-
tion ? Mais, plus on avance et plus une thèse indiscutable sert
d’écran scolastique à un point de vue dont on sait qu’il est une
falsification délibérée.

Le patriotisme révolutionnaire ne peut avoir qu’un caractère
de classe. Il commence par être le patriotisme de parti, de
syndicat et s’élève jusqu’à devenir patriotisme d’Etat quand le
prolétariat s’empare du pouvoir. Là où celui-ci est entre les mains
des ouvriers, le patriotisme est un devoir révolutionnaire. Mais
ce patriotisme doit être partie intégrante de l’internationalisme
révolutionnaire. Le marxisme a toujours enseigné aux ouvriers
que même la lutte pour les salaires et la limitation de la journée
de travail ne peut vaincre que si elle est conduite comme lutte
internationale. Et voilà qu’à présent, tout d’un coup, il se trouve
que l’idéal de la société socialiste peut être réalisé par les seules
forces d’une nation. C’est un coup mortel porté à l’Internatio-
nale. La conviction inébranlable que le but fondamental de classe
ne peut être atteint, encore bien moins que les objectifs partiels,
par des moyens nationaux ou dans le cadre d’une nation, est au
cœur de l’internationalisme révolutionnaire. Si l’on peut arriver
au but final à l’intérieur des frontières nationales par les efforts
du prolétariat d’une nation, alors l’épine dorsale de l’internatio-
nalisme est brisée. La théorie de la possibilité de réaliser le
socialisme dans un seul pays brise le lien interne entre le
patriotisme du prolétariat vainqueur et le défaitisme du proléta-
riat des pays bourgeois. Jusqu’à présent, le prolétariat des pays
capitalistes avancés ne fait encore qu’avancer vers le pouvoir.
Comment marchera-t-il vers celui-ci, quelles voies suivra-t-il dans
sa marche, tout cela dépendra complètement et entièrement de la
réponse qu’il donnera à la question de savoir s’il considère la
tâche de la construction de la société socialiste comme un
problème national ou international.

S’il est possible du point du vue des principes de réaliser le
socialisme dans un seul pays, on peut admettre cette théorie non
seulement après la conquête du pouvoir, mais aussi avant. Si le
socialisme est réalisable, dans le cadre national de l’U .R.S.S.
arriérée il l’est d’autant plus dans l’Allemagne avancée. Demain,
les dirigeants du parti communiste allemand développeront cette
théorie. Le projet de programme leur en donne le droit. Après-
demain viendra le tour du parti communiste français. Ce sera le
début de la désagrégation de l’Internationale communiste suivant
la ligne du social-patriotisme. Le parti communiste de n’importe
quel pays capitaliste, convaincu qu’il y a au sein de son Etat tous
les fondements « nécessaires et suffisants » pour construire par
ses propres forces « la société socialiste intégrale », ne se
distinguera au fond en rien de la social-démocratie révolution-
naire, qui elle non plus n’avait pas commencé par Noske (69), mais
qui a définitivement sombré sur cette question le 4 août 1914.

Quand on dit que le fait même de l’existence de !’U.R.S.S.
est une garantie contre le social-patriotisme, car le patriotisme
envers la république ouvrière est un devoir révolutionnaire, on
exprime justement l’esprit national borné à travers cette utilisa-
tion unilatérale d’une idée juste : on n’a en vue que l’U .R.S.S. et
l’on ferme les yeux sur tout le prolétariat mondial. On ne peut
aiguiller celui-ci sur la voie du défaitisme envers l’Etat bourgeois,
qu’en abordant dans le programme le problème essentiel du
point de vue international, en réfutant impitoyablement la
contrebande social-patriote qui, pour l’instant se camoufle
encore en s’infiltrant dans le domaine théorique du programme
de l’Internationale léniniste.

Il n’est pas trop tard encore pour revenir dans la voie de
Marx et de Lénine. Ce retour nécessaire ouvrira l’unique chemin
qui puisse mener en avant. C’est pour faciliter ce redressement
salutaire que nous présentons au VIe Congrès de l’Internationale
communiste cette critique du projet de programme.

II. LA STRATÉGIE ET LA TACTIQUE DE L’ÉPOQUE IMPÉRIALISTE

1. La totale inconsistance du chapitre principal du projet

Le projet de programme comporte un chapitre consacré aux
problèmes de la stratégie révolutionnaire. On ne saurait faire
moins que de reconnaître une bonne intention, conforme aux
buts et à l’esprit d’un programme international du prolétariat à
l’époque impérialiste.

L’idée d’une stratégie révolutionnaire ne s’est imposée que
dans l’après-guerre, au début certainement sous l’influence de la
terminologie militaire. Mais ce n’est pas par hasard qu’elle s’est
affirmée. Avant la guerre, nous ne parlions que de la tactique du
parti prolétarien : cette conception correspondait exactement
aux méthodes parlementaires et syndicales qui prévalaient alors
et ne dépassaient pas le cadre des revendications et tâches
courantes. La tactique n’est qu’un système de mesures concer-
nant un problème particulier qui vient à l’ordre du jour, ou bien
un domaine à part de la lutte des classes. La stratégie révolution-
naire recouvre tout un système d’actions qui, dans leur liaison et
leur succession, dans leur développement, doivent mener le
prolétariat à la conquête du pouvoir.

Il va de soi que les principes fondamentaux de la stratégie
révolutionnaire ont été formulés depuis que le marxisme a posé
aux partis révolutionnaires du prolétariat le problème de la
conquête du pouvoir sur la base de la lutte de classes. Mais au
fond, la 1re Internationale 70 n’a réussi qu’à formuler de façon
théorique ces principes et à les vérifier partiellement grâce à
l’expérience des divers pays. L’époque de la IIe Internationale (71)
a fait naître des méthodes et des conceptions comme, plus tard,
celle pour laquelle, suivant la fameuse expression de Bernstein (72) ,
« le mouvement est tout et l’objectif n’est rien ». En d’autres
termes, la tâche stratégique était réduite à néant, dissoute dans le
« mouvement » quotidien avec ses mots d’ordre de tactique.
C’est seulement la IIe Internationale (73) qui restaura les droits de
la stratégie révolutionnaire en lui subordonnant complètement
les méthodes de la tactique. Grâce à l’expérience inappréciable
des deux premières Internationales, sur les épaules desquelles se
dresse la IIIe, grâce au caractère révolutionnaire de l’époque
actuelle et à l’immense expérience historique de la révolution
d’Octobre, la stratégie de la 3e Internationale a tout de suite
manifesté une combativité bouillonnante de sève et une expé-
rience historique énorme. Mais la première décennie de la
nouvelle Internationale déroule sous nos yeux un panorama où il
n’y a pas seulement de gigantesques batailles, mais aussi de
cruelles défaites prolétariennes depuis 1918. Voilà pourquoi les
problèmes de stratégie et de tactique doivent de toute évidence
se trouver au centre du programme de l’Internationale commu-
niste. Or, en fait, le chapitre du projet consacré à la stratégie et à
la tactique de l’Internationale communiste - qui porte comme
sous-titre « La voie vers la dictature du prolétariat » - est le
chapitre le plus faible, presque inconsistant ; quant à la partie qui
concerne l’Orient, elle consiste en une généralisation des erreurs
déjà commises et la préparation de nouvelles.

La partie qui sert d’introduction à ce chapitre s’attache à la
critique de l’anarchisme, du syndicalisme révolutionnaire, du
socialisme constructif, du socialisme des guildes (74) , etc. Il s’agit là
d’une simple imitation littéraire du Manifeste du Parti commu-
niste de 1847 qui ouvrit l’ère d’une politique prolétarienne basée
sur la science par une critique serrée géniale des diverses variétés
du socialisme utopique. S’occuper, à l’occasion du 10c anniver-
saire de l’Internationale communiste, de critiquer à la hâte et
sommairement les théories de Cornelissen, Arturo Labriola,
Bernard Shaw (75) , ou de « guildistes » guère connus, ce n’est pas
répondre à un besoin politique, mais être victime d’un pédan-
tisme strictement littéraire. On peut hardiment rejeter du
programme ce poids mort et l’envoyer dans le domaine de la
littérature de propagande.

Sur les problèmes stratégiques proprement dits, le projet se
borne ensuite à proposer des modèles bons pour les écoles
primaires :

« Gagner de l’influence sur la majorité des membres
de sa propre classe ... Gagner de l’influence sur les larges
milieux de travailleurs en général... Le travail quotidien
pour la conquête des syndicats est particulièrement impor-
tant ... La conquête de larges secteurs de paysans pauvres a
aussi(?) une importance énorme »...

Toutes ces vérités élémentaires, indiscutables en elles-
mêmes, sont simplement énumérées les unes après les autres,
c’est-à-dire sans être reliées au caractère de l’époque historique ;
sous la forme scolaire et abstraite qu’elles revêtent actuellement,
elles pourraient prendre place sans difficulté dans une résolution
de la IIe Internationale.

Le problème de fond du programme, la stratégie du coup
d’Etat révolutionnaire (conditions et méthodes pour aborder
l’insurrection proprement dite, la conquête du pouvoir) est
examinée de façon aride et sèche dans un extrait schématique,
plus court que celui qui est consacré au socialisme « constructif »
et « des guildes » : cet examen est fait de façon abstraite et
pédante sans référence à l’expérience vivante de notre époque.

Il n’est fait mention ni des grandes batailles du prolétariat en
Finlande, en Allemagne, en Autriche, ni de la République des
soviets de Hongrie, des journées de septembre (1920) en Italie,
des événements de 1923 en Allemagne, de la grève générale (de
1926) en Angleterre, sauf dans une énumération chronologique
aride, pas dans le chapitre VI qui traite de la stratégie du
prolétariat, mais dans le chapitre II qui expose « la crise du
capitalisme et la première phase de la révolution mondiale ». En
d’autres termes, les grands combats prolétariens ne sont consi-
dérés que comme des événements objectifs, expression de la
« crise générale du capitalisme » et non comme l’expérience
stratégique du prolétariat. Il suffira d’indiquer que la condamna-
tion de l’esprit d’aventure révolutionnaire (« putschiste »), qui
est en soi un devoir, est formulée dans le projet sans qu’il soit
même tenté de répondre à la question de savoir si, par exemple,
le soulèvement en Esthonie, l’attentat dans la cathédrale de Sofia
en 1924 ou la dernière insurrection de Canton 76 ont été des
manifestations héroïques de l’esprit d’aventure révolutionnaire
ou au contraire des actions méthodiques entrant dans la stratégie
révolutionnaire du prolétariat. Un projet qui, sur le problème du
« putschisme », ne répond pas à cette question urgente, n’est
qu’une dérobade diplomatique de chancellerie, pas un document
de stratégie communiste.

Il est évident que, dans le projet considéré, la façon abstraite
de poser les problèmes de la lutte révolutionnaire du prolétariat
en se plaçant au-dessus de !’Histoire, n’est pas due au hasard. De
cette façon littéraire, pédantesque, raisonneuse, boukhari-
nienne, de poser les problèmes sans se placer au point de vue de
l’action révolutionnaire, il existe encore une autre cause : pour
des raisons qui ne sont que trop compréhensibles, les auteurs du
projet préfèrent, de façon générale, ne pas toucher de trop près
aux leçons stratégiques des cinq dernières années.

On ne peut cependant pas imaginer un programme d’action
révolutionnaire comme un simple recueil de thèses abstraites,
indépendantes de ce qui s’est passé pendant ces années histori-
ques. Un programme ne peut évidemment pas raconter tout ce
qui s’est produit, mais il doit en faire son point de départ et
d’appui, embrasser tous les événements, s’y référer. Il faut que le
programme permette de saisir, à travers ses thèses, tous les
grands événements de la lutte du prolétariat et tous les faits
importants de la lutte d’idées au sein de l’Internationale commu-
niste. Si c’est vrai pour l’ensemble du programme, ce l’est encore
plus pour sa partie consacrée aux questions de stratégie et de
tactique. Il faut ici, suivant l’expression de Lénine, enregistrer ce
qu’on a conquis aussi bien que ce qu’on a laissé échapper et qui
pourra devenir une « conquête » si on le comprend et l’assimile
parfaitement. L’avant-garde prolétarienne n’a pas besoin d’un
catalogue de lieux communs, mais d’un manuel d’action. C’est
pourquoi nous examinerons les problèmes du chapitre « straté-
gie » en les liant étroitement à l’expérience de la lutte d’après-
guerre, surtout des cinq dernières années, durant lesquelles la
direction a commis des erreurs tragiques.

2. Particularités essentielles de la stratégie au cours de l’époque
révolutionnaire et le rôle du parti

L’époque impérialiste est l’époque des révolutions proléta-
riennes, mais le chapitre du programme sur la stratégie et la
tactique ne se livre, de façon quelque peu cohérente, à aucune
comparaison du point de vue de la stratégie entre la période
actuelle et celle de l’avant-guerre.

Il est vrai que, dans le premier chapitre, il caractérise la
période du capitalisme industriel dans son ensemble comme
« une période d’évolution relativement continue de propagation
du capitalisme sur l’ensemble du globe terrestre grâce au partage
des colonies non encore occupées qui s’est opéré les armes à la
main ».

Il est vrai aussi que cette façon d’apprécier est assez
contradictoire, néanmoins elle embellit incontestablement l’épo-
que du capitalisme industriel qui a été celle de bouleversements
grandioses, de guerres et de révolutions, dépassant en violence
tout le passé de l’humanité. Mais n’aurait-il pas fallu la caractéri-
ser comme absolument idyllique, au moins pour justifier un peu
la burlesque affirmation récente des auteurs du projet selon
lesquels,« à l’époque de Marx et d’Engels »,il n’avait même pu
être question de la loi du développement inégal. Cependant, s’il
est faux de caractériser l’ensemble de l’histoire du capitalisme
industriel comme une « évolution continue », il est juste de
souligner ce fait : alors que l’époque vécue par l’Europe entre
1871 et 1914 ou tout au moins 1905, a vu s’accumuler les
contradictions, les rapports entre les classes sont restés dans le
cadre de la légalité et ceux entre les Etats dans celui de la paix
armée. C’est à cette époque qu’a surgi, puis s’est pétrifiée la
IIe Internationale dont le rôle historique progressiste se termine
au début de la guerre impérialiste.

La politique en tant que force historique de masse retarde
toujours sur l’économie. Si le règne du capital financier et des
monopoles des trusts commence déjà à la fin du x1xe, la nouvelle
époque qui reflète ce fait dans la vie politique mondiale
commence avec la guerre impérialiste, avec la révolution d’Octo-
bre et la fondation de la IIIe Internationale.

A la base du caractère explosif de la nouvelle époque, de
l’alternance brusque de flux et de reflux politiques, des spasmes
continuels de la lutte de classes entre le fascisme et le commu-
nisme, se trouve le fait qu’au point de vue de l’histoire le système
capitalisme mondial est épuisé, qu’il n’est plus capable de
progresser en bloc. Cela ne signifie pas que certaines branches
industrielles ou certains pays ne grandissent et ne grandiront pas
encore. Mais ce développement se réalise et se réalisera au
détriment de la croissance d’autres branches et d’autres pays. Les
frais de production du système capitaliste mondial dévorent de
plus en plus le revenu mondial qu’il produit. Or l’Europe,
habituée à dominer le monde en raison de la vitesse acquise par
sa rapide croissance d’avant-guerre et se poursuivant alors de
façon ininterrompue, s’est heurtée plus brutalement que toutes
les autres parties du monde au nouveau rapport des forces, à la
nouvelle répartition du marché mondial, à des contradictions
aggravées : aussi est-ce précisément elle qui subit la plus brutale
transition de l’époque« organique » de développement d’avant-
guerre à celle des révolutions.

Théoriquement, on ne peut pas dire qu’on ne puisse avoir
encore un nouveau chapitre de progrès capitaliste général dans
les pays capitalistes les plus avancés, ceux qui dominent et
animent. Mais, pour cela, il faudrait d’abord que le capitalisme
saute par-dessus des barrières élevées dans le domaine des classes
et des rapports entre Etats : il lui faudrait écraser pour longtemps
la révolution prolétarienne, réduire définitivement la Chine en
esclavage, renverser la République des soviets, etc. On en est
bien loin. Une éventualité théorique est loin d’être une probabi-
lité politique. Il va de soi que des choses dépendent de nous,
c’est-à-dire de la stratégie révolutionnaire de l’Internationale
communiste. Et, en dernière analyse, cette question sera tran-
chée à l’échelle mondiale. Mais, à l’époque actuelle, pour
laquelle précisément est établi ce programme, le développement
général du capitalisme se heurte à des barrières infranchissables
faites de contradictions qui le secouent dans de furieux remous.

C’est justement ce qui donne à cette époque un caractère
révolutionnaire et à la révolution un caractère permanent.

Le caractère révolutionnaire de l’époque ne consiste pas en
ce qu’elle permet de faire la révolution (c’est-à-dire de s’emparer
du pouvoir) à chaque instant. Il est constitué par des oscillations
brusques et amples : on passe d’une situation directement
révolutionnaire, celle où le parti communiste peut prétendre
s’emparer du pouvoir, à la victoire d’une contre-révolution
fasciste ou semi-fasciste, de cette dernière à un régime provisoire
de juste milieu (« bloc des gauches », entrée de la social-
démocratie dans la coalition au pouvoir en Allemagne, arrivée au
pouvoir du parti de MacDonald (77) etc.) pour que de nouveau les
contradictions deviennent tranchantes comme un rasoir et que se
pose à nouveau la question du pouvoir.

Qu’avons-vous vu en Europe dans les dernières décennies
d’avant-guerre ? Sur le plan économique, une puissante montée
des forces productives à travers des oscillations « normales » de
la conjoncture. Sur le plan politique : croissance de la social-
démocratie, avec des zigzags secondaires, au détriment du
libéralisme et de la « démocratie ». En d’autres termes : un
processus méthodique dans lequel s’aggravaient les contradic-
tions économiques et politiques : en ce sens, on assistait à
l’apparition des prémisses de la révolution prolétarienne.

Devant quoi nous trouvons-nous en Europe après-guerre ?

En matière économique, des contractions et des détentes irrégu-
lières, convulsives, de la production, gravitant en général, malgré
de grands progrès de la technique dans certaines branches,
autour du niveau d’avant-guerre. Dans le domaine politique, de
furieuses oscillations de la situation politique à gauche et à
droite. Il est tout à fait clair que les tournants brusques au cours
des deux ou trois dernières années ne sont pas déterminés par des
modifications des facteurs économiques fondamentaux, mais par
des causes, des poussées qui proviennent strictement du domaine
des superstructures, symbolisant l’extrême instabilité de l’ensem-
ble du système dont les fondations sont rongées par d’insurmon-
tables contradictions.

C’est seulement de ce caractère que se déduit intégralement
la pleine signification de la stratégie révolutionnaire par opposi-
tion à la tactique. C’est de là que découle également la
signification nouvelle du parti et de sa direction.

Le projet se borne à donner une définition formelle du parti
(avant-garde, théorie du marxisme, incarnation de l’expérience,
etc.) qui ne produirait aucune dissonance dans le programme de
la social-démocratie de gauche d’avant-guerre. A présent, c’est
tout à fait insuffisant.

Face à un capitalisme en expansion, la meilleure des
directions du parti ne pouvait qu’accélérer la formation du parti
ouvrier. En revanche, ses erreurs ne pouvaient que retarder cette
formation. Les prémisses-objectives de la révolution mûrissaient
lentement et le travail du parti conservait son caractère prépara-
toire.

A présent, toute nouvelle variation brusque de la situation
politique vers la gauche remet la décision entre les mains du parti
révolutionnaire. S’il laisse échapper le moment critique où la
situation change, elle se transforme en son contraire. Dans de
telles conditions, le rôle de la direction prend une exceptionnelle
importance. L’affirmation de Lénine que deux ou trois jours
peuvent décider du sort de la révolution internationale n’aurait
pas pu être comprise à l’époque de la IIe Internationale. A notre
époque, au contraire, elle n’a que trop été confirmée négative-
ment, à l’exception d’Octobre. C’est l’ensemble de ces conditions
qui explique la place tout à fait exceptionnelle que l’I.C. et sa
direction occupent dans le mécanisme général de l’époque
historique actuelle.

Il faut bien comprendre que la cause première et fondamen-
tale de la prétendue « stabilisation » est la contradiction entre
l’ébranlement général qu’a subi toute l’ambiance économique et
sociale de l’Europe capitaliste et de l’Orient colonial d’une part,
et la faiblesse, l’impréparation, l’irrésolution des partis commu-
nistes et les cruelles erreurs de leur direction, de l’autre.

Ce n’est pas une stabilisation venue d’on ne sait où qui a
arrêté le développement de la situation révolutionnaire des
années 1918, 1919 ou de celles qui ont suivi, mais cette situation,
qu’on n’avait pas su mettre à profit, et qui se transformait en son
contraire, donnant à la bourgeoisie la possibilité de lutter avec un
relatif succès pour la stabilisation. Les contradictions de plus en
plus aiguës de cette lutte de « stabilisation », ou, pour mieux
dire, de cette lutte pour la survie et la perpétuation du capita-
lisme, préparent à chaque étape nouvelle les conditions de
nouvelles explosions des classes et des rapports internationaux,
c’est-à-dire de nouvelles situations révolutionnaires dont le
développement dépend totalement du parti prolétarien.

Le rôle du facteur subjectif peut rester parfaitement secon-
daire dans une époque de lente évolution organique où apparais-
sent les proverbes du gradualisme : « Qui va lentement va
sûrement »,« A l’impossible, nul n’est tenu » etc., qui résument
la sagesse de la tactique de l’époque organique, laquelle ne peut
« sauter par-dessus les étapes ». Quand les prémisses objectives
sont mûres, alors la clé de tout le processus historique passe au
facteur subjectif, à savoir le parti. L’opportunisme, qui vit,
consciemment ou non, sous le poids du passé, est toujours enclin
à sous-évaluer le facteur subjectif, c’est-à-dire l’importance du
parti et de sa direction révolutionnaire. Le phénomène s’est
manifesté dans toute son ampleur au cours des discussions sur
 !’Octobre allemand, le comité anglo-russe et la révolution
chinoise. Dans ces circonstances comme dans d’autres moins
importantes, la tendance opportuniste est intervenue en fonction
d’une ligne qui comptait directement sur les « masses » et
négligeait par conséquent les problèmes du « sommet » de la
direction révolutionnaire. Cette façon d’aborder la question,
fausse sur le plan théorique, apparaît particulièrement funeste à
l’époque impérialiste.

La révolution d’Octobre a été le résultat d’un rapport spécial
des forces de classes en Russie et dans le monde et du
développement particulier qui fut le leur pendant la guerre
impérialiste. C’est l’A B C pour un marxiste. On ne contredit
néanmoins pas le marxisme en posant, par exemple, la question :

« Aurions-nous pris le pouvoir en Octobre, si Lénine n’avait pu
arriver en Russie à temps ? » Bien des signes indiquent que nous
aurions pu échouer. La résistance fut énorme, même Lénine une
fois arrivé, dans les sphères supérieures du parti (qui, soit dit en
passant, étaient dans une large mesure les mêmes que celles qui
déterminent la politique actuelle). Elle aurait été infiniment plus
forte si Lénine n’avait pas été là. Le parti aurait pu ne pas réussir
à prendre en temps voulu le cours nécessaire. Or le temps était
compté. En de telles périodes, quelques jours sont parfois
décisifs. Les masses ouvrières auraient exercé leur pression d’en
bas, avec beaucoup d’héroïsme, mais sans une direction mar-
chant consciemment et fermement vers le but. Il est peu probable
que nous eussions vaincu. Entre-temps, après avoir cédé Petro-
grad aux Allemands, écrasé les insurrections prolétariennes
dispersées, la bourgeoisie aurait pu consolider son pouvoir,
probablement sous une forme bonapartiste, en concluant avec
l’Allemagne une paix séparée et en prenant d’autres mesures.

Toute la marche des événements aurait pu suivre un cours tout
autre pendant des années.

Dans la révolution allemande de 1918, dans la révolution
hongroise de 1919, dans le mouvement du prolétariat italien en
septembre 1920, dans la grève générale anglaise de 1926, dans
l’insurrection de Vienne en 1927, pendant la révolution chinoise
de 1926-27 (78), à des degrés différents, sous des formes diverses,
c’est toujours la même contradiction politique qui s’exprime
devant une situation révolutionnaire arrivée à maturité non
seulement par ses bases sociales, mais souvent aussi par la
combativité des masses. Il manque le facteur subjectif, c’est-à-
dire un parti révolutionnaire de masse, ou bien ce parti n’a pas de
direction perspicace et courageuse.

Il va de soi que la faiblesse des partis communistes et de leur
direction n’est pas tombée du ciel, mais qu’elle est un produit de
tout le passé de l’Europe. Du fait de la maturité actuelle des
contradictions révolutionnaires objectives, les partis révolution-
naires pourraient se développer sur un rythme rapide si la
direction de l’I.C. agissait judicieusement, accélérant le proces-
sus de maturation au lieu de le freiner. Si la contradiction
constitue de façon générale la principale source de progrès, alors
une claire compréhension de la contradiction entre une maturité
révolutionnaire générale de la situation objective (en dépit de
flux et reflux) et l’immaturité du parti international du prolétariat
doit être la source de la marche en avant de l’I.C., au moins de
ses sections européennes.

Si l’on ne comprend pas dialectiquement, de façon large et
généralisée, que l’époque actuelle est celle des tournants brus-
ques, il est impossible d’éduquer réellement les jeunes partis,
d’assurer une direction juste stratégique de la lutte de classes, de
combiner correctement les tactiques, ni surtout de se réarmer
très vite, courageusement et de façon décisive à chaque tournant
de la situation. Et c’est précisément un tel tournant de deux ou
trois jours qui décide parfois du sort de la révolution internatio-
nale pour des années.

Le chapitre du projet de programme consacré à la stratégie
et à la tactique parle de la lutte du parti pour le prolétariat en
général, de la grève générale et de l’insurrection armée en
général. Mais il n’analyse pas le caractère particulier et le rythme
interne de l’époque actuelle. Si on ne les comprend pas théori-
quement, si on ne les « sent » pas politiquement, il n’est pas
possible d’avoir une direction révolutionnaire.

Voilà pourquoi ce chapitre est aussi pédant, aussi mince,
aussi inconsistant, du début à la fin.

3. Le Ille congrès et la question de la permanence du processus
révolutionnaire selon Lénine et selon Boukharine

Dans le développement politique de l’Europe après la
guerre, on peut distinguer trois périodes : la première de 1917 à
1921, la seconde de mars 1921 à octobre 1923 et la troisième
d’octobre 1923 à la grève générale anglaise, voire jusqu’à
aujourd’hui.

Le mouvement révolutionnaire des masses d’après la guerre
était tout à fait suffisant pour renverser la bourgeoisie. Mais il n’y
avait personne pour le faire. La social-démocratie, qui était à la
tête des vieilles organisations de la classe ouvrière, rassembla
toutes ses forces pour sauver le régime bourgeois. Comme nous
nous attendions, pendant cette période, à ce que le prolétariat
prît le pouvoir, nous escomptions que le parti révolutionnaire
mûrirait rapidement dans le feu de la guerre civile. Mais les délais
n’ont pas coïncidé. La vague d’après-guerre a reflué avant que les
partis communistes en lutte contre la social-démocratie aient
grandi et se soient suffisamment renforcés pour diriger l’insurrec-
tion.

En mars 1921, le parti communiste allemand fait une
tentative pour utiliser la vague qui reflue et abattre d’un coup
l’Etat bourgeois. L’idée qui inspirait le comité central allemand
était de sauver la république des soviets (la théorie du socialisme
dans un seul pays n’avait pas encore été proclamée) (79). Il se
trouva pourtant que la résolution de la direction et le méconten-
tement des masses n’étaient pas suffisants pour vaincre : il fallait
bien d’autres conditions et surtout un lien étroit entre la direction
et les masses, ainsi que la confiance de ces dernières dans leur
direction. Cette condition manquait.

Le Ille congrès de l’Internationale communiste est le jalon
qui sépare la première et la deuxième période- ; il constata que les
ressources politiques et d’organisation des partis communistes
n’étaient pas suffisantes pour conquérir le pouvoir, il lança le mot
d’ordre « Vers les masses », c’est-à-dire vers la conquête du
pouvoir par la conquête préalable des masses dans leur lutte et
leur vie quotidiennes. Car, même dans les conditions d’une
époque révolutionnaire, les masses vivent la vie de tous les jours,
bien qu’elles la vivent différemment.

Cette façon d’aborder le problème se heurta au congrès à
une résistance acharnée dont l’inspirateur sur le plan théorique
était Boukharine. Il se plaçait alors du point de vue de sa
révolution permanente et non de celle de Marx : puisque le
capitalisme est fini, alors il faut mener sans relâche l’offensive
révolutionnaire pour la victoire. La position de Boukharine se
ramène toujours à des syllogismes de ce genre.
Il va de soi que je n’ai jamais partagé la théorie de
Boukharine sur « la révolution permanente », laquelle ne peut
concevoir dans le processus révolutionnaire aucune disconti-
nuité, des périodes de stagnation, de recul, des revendications
transitoires, etc. Au contraire, dès les premiers jours d’Octobre,
j’ai combattu cette caricature de la révolution permanente.

Quand je parlais, comme Lénine, de l’incompatibilité entre
la Russie soviétique et le monde impérialiste, j’avais en vue la
grande courbe de la stratégie, non ses sinuosités tactiques. En
revanche, Boukharine, avant de se transformer en son contraire,
a invariablement développé sa caricature scolastique de la
conception marxiste de la révolution en permanence. Pendant
toute l’époque du « communisme de gauche », Boukharine
estimait que la révolution n’admettait ni retraites, ni compromis
provisoires avec l’ennemi. Très longtemps après Brest-Litovsk,
où mon attitude n’eut rien de commun avec celle de Boukha-
rine (80), ce dernier, avec toute l’aile ultra-gauchiste de l’Internatio-
nale communiste d’alors, adopta la ligne des journées de mars
1921 en Allemagne, estimant que si l’on n’ « électrisait » pas le
prolétariat européen, s’il ne se produisait pas encore et toujours
de nouvelles explosions révolutionnaires, le pouvoir des soviets
irait inévitablement à sa perte. Bien que j’eusse conscience des
incontestables dangers qui menaçaient ce pouvoir, cela ne
m’empêcha pas de lutter, la main dans la main avec Lénine, au
Ille congrès, contre cette parodie putschiste de la conception
marxiste de la révolution permanente (81). Nous avons répété des
dizaines de fois pendant ce congrès en nous adressant aux
gauchistes impatients (82) : « Ne vous hâtez pas de nous sauver,
vous ne feriez que vous perdre et par conséquent nous avec :
suivez la voie de la lutte systématique pour la conquête des
masses en vue de la conquête du pouvoir. C’est de votre victoire
que nous avons besoin et pas que vous soyez prêts à vous battre
pour nous dans des conditions défavorables. Nous autres, en
Russie soviétique, nous maintiendrons nos positions sur la base
de la Nep et nous avancerons un peu : vous, vous aurez encore le
temps de venir à notre aide au moment opportun en préparant
vos forces et en mettant à profit une situation favorable.

Bien que ce fût après le 10e congrès qui avait interdit la
formation de fractions, Lénine prit l’initiative de créer le noyau
d’une fraction pour lutter contre l’ultra-gauchisme. Dans nos
réunions restreintes, il posait nettement la question des voies à
suivre ultérieurement si le IIIe congrès en venait à adopter la
position de Boukharine. Notre« fraction » de l’époque n’eut pas
à s’élargir parce que nos adversaires, dès le congrès, « rétréci-
rent » beaucoup leur front.

Naturellement, Boukharine s’écartait du marxisme sur sa
gauche, plus que les autres. A ce même Ille congrès et après, il
combattit une idée que je développais : celle de l’inéluctabilité
d’un redressement de la conjoncture économique en Europe. Je
m’attendais pour ma part à ce qu’après une série de défaites du
prolétariat, ce redressement, loin de porter un coup à la
révolution, déclenchât au contraire une nouvelle poussée de la
lutte révolutionnaire. Boukharine qui s’en tenait à son idée
scolastique de la permanence non seulement de la crise économi-
que, mais de la révolution dans son ensemble, me combattit
longuement en fonction de cette idée, jusqu’à ce que les faits
l’obligent à reconnaître, comme toujours avec beaucoup de
retard, qu’il s’était trompé.

Aux Ille et IVe congrès, Boukharine combattit la politique
du front unique et des revendications transitoires à partir de sa
conception mécanique de la permanence du processus révolu-
tionnaire.

On pourrait suivre la lutte de ces deux tendances, celle de la
conception marxiste, synthétique, du caractère continu de la
révolution prolétarienne, et d’autre part celle de la parodie du
marxisme qui n’est nullement une particularité personnelle de
Boukharine, dans toute une série d’autres questions de détail
comme de première importance. Mais c’est inutile : au fond,
l’attitude actuelle de Boukharine est sa même scolastique ultra-
gauche de « la révolution permanente », mais à rebours. Par
exemple, alors que, jusqu’en 1923, Boukharine estimait que,
sans crise économique et guerre civile permanentes en Europe, la
République des soviets périrait, il a maintenant découvert une
recette qui permet de se passer de révolution internationale pour
construire le socialisme. La continuité boukharinienne retournée
n’en est pas devenue meilleure, d’autant que, trop souvent, les
actuels dirigeants de l’I.C. combinent l’opportunisme de leur
attitude présente avec l’esprit aventuriste qui les inspirait hier, et
vice versa.

Le Ille congrès a constitué un jalon de grande importance.
Ses enseignements demeurent vivants et féconds aujourd’hui. Le
IVe congrès n’a fait que les concrétiser. Le mot d’ordre du
Ille congrès ne disait pas seulement « Vers les masses ! », mais
« Vers le pouvoir par la conquête préalable des masses ! ».Après
que la fraction dirigée par Lénine - il l’appelait significative-
ment « la droite » - eut vigoureusement rappelé le congrès à
plus de réserve, Lénine, à la fin, convoqua une petite conférence
au cours de laquelle il lança cet avertissement prophétique :
« Souvenez-vous qu’il importe simplement de bien prendre l’élan
pour faire le saut révolutionnaire ; la lutte pour les masses, c’est
la lutte pour le pouvoir. »

Les événements de 1923 ont montré que non seulement les
« dirigés », mais nombre de dirigeants n’avaient pas accepté cette
conception de Lénine.

4. Les événements de 1923 en Allemagne et les Leçons d’Octobre

La nouvelle période du développement de l’Internationale
communiste s’ouvre avec les événements de 1923 en Allemagne.
L’occupation de la Ruhr par les troupes françaises (au début de
1923) signifiait une rechute de l’Europe dans le chaos guerrier.

Bien que ce second accès de la maladie fut incomparablement
plus bénin que le premier, du fait qu’il s’abattait sur l’organisme
profondément épuisé de l’Allemagne, il fallait s’attendre dès le
début à des conséquences révolutionnaires sérieuses. La direc-
tion de l’I.C. n’en tint pas compte à temps. Le parti communiste
allemand continua à suivre les consignes du Ille congrès qui
l’avaient fermement éloigné du putschisme, mais qu’il avait
assimilé de façon unilatérale. Nous avons déjà dit qu’à notre
époque de tournants brusques, le plus difficile, pour une
direction révolutionnaire, est de savoir au moment propice tâter
le pouls de la situation politique, percevoir son changement
brusque et donner à temps un ferme coup de barre. Semblables
qualités de direction révolutionnaire ne s’acquièrent pas seule-
ment en prêtant serment à la dernière circulaire de l’I.C. ; leur
acquisition exige, outre des bases théoriques indispensables,
l’expérience personnelle et la pratique de l’autocritique véritable.

Ce n’est pas sans mal que fut opéré le tournant brusque de la
tactique des journées de mars 1921 à une activité révolutionnaire
systématique dans la presse, les réunions, les syndicats, au
Parlement. Quand la crise due au tournant fut surmontée, on vit
grandir le danger du développement d’une nouvelle déviation
unilatérale de caractère opposé. La lutte quotidienne pour la
conquête des masses absorbe toute l’attention : elle élabore sa
propre routine dans la tactique, elle empêche de voir les
problèmes stratégiques qui découlent des modifications de la
situation objective.

A l’été 1923, la situation intérieure allemande tourna à la
catastrophe surtout en raison de la faillite de la tactique de la
résistance passive. Il devint tout à fait clair que la bourgeoisie
allemande ne parviendrait à sortir de cette situation « sans
issue » que si le parti communiste ne comprenait pas clairement
ce fait et n’en tirait pas pour son compte les conclusions
révolutionnaires nécessaires. Mais le parti communiste, qui avait
la clé entre les mains, s’en servit pour ouvrir les portes à la
bourgeoisie.

Pourquoi la révolution allemande n’est-elle pas parvenue à
vaincre ? Les causes de cet échec tiennent entièrement à la
tactique suivie et non à des conditions de hasard. Nous avons là
un exemple classique de situation révolutionnaire manquée. Le
prolétariat allemand aurait marché au combat s’il avait été
convaincu que, cette fois, ·1e problème de la révolution était
clairement posé, que le parti communiste était prêt à aller à la
bataille, qu’il était capable d’assurer le triomphe. Mais le parti
communiste effectua son tournant sans conviction et avec un
retard considérable. Non seulement les droitiers mais également
les gauchistes (83) , en dépit de la lutte acharnée à laquelle ils se
livraient, continuèrent à envisager jusqu’en septembre-octobre
avec un grand fatalisme le processus du développement de la
révolution.

Mais ce serait l’attitude d’un pédant, non d’un révolution-
naire, d’analyser à présent, après coup, la question de savoir dans
quelle mesure la conquête du pouvoir aurait été « garantie » avec
une politique juste. Contentons-nous de citer à ce sujet le
magnifique témoignage de la Pravda - un témoignage dû
pourtant exclusivement au hasard puisqu’il resta isolé et fut
contredit par toutes les autres appréciations portées par ce
journal :

« Si, en mai 1924, devant une certaine stabilisation du
mark, une certaine consolidation de la bourgeoisie, le
passage des couches moyennes et de la petite bourgeoisie
aux nationalistes, après une crise profonde du parti, après
une cruelle défaite du prolétariat, si, après tout cela, les
communistes ont réussi à recueillir 3 700 000 voix, il est clair
qu’en octobre 1923, en face d’une crise sans exemple de
l’économie, de la désagrégation complète des classes
moyennes, de la confusion la plus grande régnant dans les
rangs de la social-démocratie sur un fond de contradictions
puissantes et brutales au sein même de la bourgeoisie et
d’un état d’esprit combattif inouï des masses prolétariennes
dans les centres industriels, le parti communiste avait avec
lui la majorité de la population : il aurait pu et dû
combattre, il avait toutes les chances de réussir. » (84)

Citons encore les paroles d’un délégué allemand, dont le
nom nous est inconnu, parlant au Ve Congrès :

« Il n’existe pas en Allemagne un seul ouvrier cons-
cient qui ne sache que le parti aurait dû alors entrer dans la
bataille au lieu de l’éviter. Les dirigeants du parti commu-
niste allemand ont oublié que le rôle du parti est d’avoir sa
valeur propre : c’est là une des causes principales de la
défaite d’Octobre. » (85)

On a raconté, pendant les discussions, bien des choses sur ce
qui s’est passé dans le courant de 1923, et surtout dans la
deuxième moitié de l’année, dans les sphères supérieures du parti
communiste allemand et de l’I.C. Ce qu’on en a dit est pourtant
souvent loin de correspondre à ce qui s’est effectivement passé.

C’est avant tout Kuusinen qui a créé la confusion dans ces
questions ; en 1924-1926, sa tâche était de démontrer que la
direction Zinoviev avait été salutaire, et puis, à partir d’un
certain moment en 1926, il se mit à essayer de démontrer qu’elle
avait été funeste. L’autorité nécessaire à la formulation responsa-
ble de tels jugements est conférée à Kuusinen par le fait que lui-
même, en 1918, fit tout ce qui était à la mesure de ses modestes
forces pour mener à sa perte la révolution du prolétariat de
Finlande (86)

On a plus d’une fois essayé de m’attribuer après coup une
solidarité avec la ligne de Brandler (87). En U.R.S.S. cela se faisait
à mots couverts, car ceux qui savaient comment cela s’était passé
étaient trop nombreux. En Allemagne, on y allait carrément, car
personne ne savait rien. C’est tout à fait par hasard que j’eus
entre les mains un témoignage fragmentaire sur la lutte d’idées
intense qui se déroula dans notre comité central sur la question
des problèmes de la révolution allemande. Dans les documents
concernant la conférence de janvier 1924, je suis nettement
accusé par le bureau politique d’avoir eu une attitude de
méfiance et d’hostilité à l’égard du C.C. du parti communiste
allemand dans la période qui précéda sa capitulation. Voilà ce
qu’il y est dit :

« Le camarade Trotsky, avant de quitter la séance du
C.C. (plénum de septembre 1923), prononça un discours
qui troubla tous les membres du C.C. profondément et
dans lequel il prétendait que la direction du K.P.D. ne
valait rien, que le C.C. de ce parti était imprégné de
fatalisme, de mollesse. Le camarade Trotsky déclara donc
que la révolution allemande était vouée à la défaite. Ce
discours déprima profondément tous les assistants. Mais
l’énorme majorité des camarades estima que cette philippi-
que était liée à un épisode (?!) sans rapport avec la
révolution allemande qui s’était produit lors du plénum du
C.C. et que ce discours ne correspondait pas à la situation
objective. » (88)

De quelque façon que les membres du C.C. aient interprété
ma mise en garde, qui n’était pas la première, celle-ci n’était
dictée que par les soucis que m’inspirait le sort de la révolution
allemande. Malheureusement la suite des événements me donna
entièrement raison : entre autres, parce que la majorité du C.C.
de notre parti dirigeant n’avait, de son propre aveu, pas compris
à temps que mon avertissement « correspondait » parfaitement à
la« situation objective ».Je n’ai certes pas proposé de remplacer
précipitamment le C.C. brandlérien par quelque autre (pareille
substitution opérée à la veille d’événements décisifs aurait été
une initiative proprement aventuriste) ; j’avais proposé, dès l’été
de 1923, une façon plus opportune et plus décisive d’aborder la
question du passage à l’insurrection et par conséquent de la
mobilisation de nos forces pour aider le comité central du parti
allemand. La tentative de m’attribuer une solidarité avec la ligne
du C.C. brandlérien, dont les erreurs n’étaient que le reflet des
erreurs générales de la direction de l’I.C., est due avant tout à ce
que, après la capitulation du parti allemand, je me suis opposé à
ce qu’on fasse de Brandler un bouc émissaire bien que - ou
plutôt parce que je jugeais la défaite allemande infiniment plus
sérieuse que ne le faisait la majorité du C.C. Dans ce cas comme
d’autres, je me suis dressé contre un système inadmissible qui, à
titre de rançon de l’infaillibilité de la direction centrale, détrône
périodiquement les directions nationales, qui sont alors sauvage-
ment persécutées et même chassées du parti.

Dans les Leçons d’Octobre écrites sous l’influence de la
capitulation du C.C. allemand, j’ai développé l’idée que, dans les
conditions actuelles, une situation révolutionnaire peut en quel-
ques jours être perdue pour plusieurs années. C’est difficile à
croire, mais cette opinion a été qualifiée de « blanquiste » et
d’ « individualiste ». Les innombrables articles écrits contre
Leçons d’Octobre ont démontré à quel point l’expérience de
l’insurrection d’Octobre avait été oubliée et combien ses ensei-
gnements avaient peu pénétré dans les consciences. Reporter sur
les « masses » la responsabilité des erreurs de la direction ou
amoindrir la signification de la direction en général pour minimi-
ser ainsi sa culpabilité, est une attitude typiquement menche-
vique qui découle d’une incapacité à comprendre de façon
dialectique la superstructure en général, la superstructure de la
classe qu’est le parti, la superstructure du parti sous la forme de
sa direction centrale. II y a des époques où même Marx et Engels
ne peuvent faire gagner un seul pouce au développement
historique ; il en est d’autres où des hommes de moindre stature,
tenant la barre, peuvent retarder le développement de la
révolution internationale pour plusieurs années.

Les tentatives récentes pour expliquer que j’aurais répudié
les Leçons d’Octobre sont parfaitement absurdes. Bien sûr, j’ai
« reconnu » une erreur secondaire : quand j’ai écrit mes Leçons
d’Octobre, c’est-à-dire à l’été 1924, il me semblait que Staline
avait eu une position plus à gauche - c’est-à-dire centriste de
gauche - que Zinoviev à l’automne 1923. Je n’étais pas très bien
informé de la vie interne du groupe qui jouait le rôle de centre
secret de l’appareil de la fraction de la majorité. Les documents
publiés après la scission de ce groupement fractionnel, en
particulier la lettre purement brandlérienne de Staline à Zinoviev
et Boukharine (89) m’ont convaincu de mon erreur dans l’apprécia-
tion de ces groupements de personnes, ceci n’ayant rien à voir
avec le fond des problèmes posés. D’ailleurs cette erreur sur les
personnes ne fut pas si grave. C’est vrai que le centrisme est tout
à fait capable de faire des zigzags à gauche, mais, comme l’a une
fois de plus démontré l’ « évolution » de Zinoviev, il est tout à
fait incapable de mener une ligne révolutionnaire tant soit peu
systématique.

Les idées que j’ai développées dans Leçons d’Octobre
conservent leur pleine force aujourd’hui. Mieux, elles ont été
confirmées encore et encore depuis 1924.

Parmi les nombreuses difficultés de la révolution proléta-
rienne, il en est une tout à fait précise, concrète et spécifique :
eIIe découle de la situation et des tâches de la direction
révolutionnaire du parti, lors d’un brusque tournant des événe-
ments. Même les partis révolutionnaires courent le risque d’être
dépassés et d’opposer mots d’ordre et moyens de lutte d’hier aux
tâches et exigences nouvelles. Et de façon générale il n’est pas de
tournant plus aigu des événements que celui qui crée la nécessité
d’une insurrection armée du prolétariat. Et c’est là que surgit le
danger que la direction du parti, la politique du parti dans son
ensemble, ne correspondent pas à l’état d’esprit de la classe et
aux exigences de la situation. Quand la vie politique se développe
sur un rythme relativement lent, de pareilles discordances
finissent par se résorber : elles provoquent des dommages, pas
des catastrophes. Mais dans des périodes de crise révolutionnaire
aiguë, c’est précisément le temps qui manque pour surmonter le
déséquilibre et rectifier en quelque sorte le front sous le feu. Les
périodes pendant lesquelles la crise révolutionnaire atteint son
acuité maximale ont, de par leur nature même, un rythme rapide.

La discordance entre une direction révolutionnaire (hésitation,
oscillation, temporisation devant les assauts furieux de la bour-
geoisie) et les tâches objectives, peut conduire en quelques
semaines et même en quelques jours à une catastrophe et à la
perte de ce qu’il a fallu des années de travail pour préparer.

Il est évident que la discordance entre la direction et le parti,
voire entre le parti et la classe, peut être aussi inverse, à savoir
lorsque la direction devance le développement de la révolution en
confondant le cinquième mois de la grossesse avec le neuvième.

C’est en Allemagne en mars 1921 qu’on a pu en voir l’exemple le
plus éclatant. Nous avions là dans le parti une manifestation
extrême de la « maladie infantile du gauchisme » et sa consé-
quence - le putschisme (l’aventurisme révolutionnaire) (90). Ce
danger est une réalité, pour l’avenir également. C’est pourquoi
les enseignements du Ille Congrès conservent toute leur vigueur.

Mais l’expérience allemande de 1923 nous a cruellement présenté
en vraie grandeur le danger opposé : la situation est mûre, la
direction est en retard. Au moment où la direction réussit à
s’aligner sur la situation, cette dernière a déjà changé : les masses
battent en retraite et le rapport des forces devient brusquement
défavorable.

Dans la défaite allemande de 1923, il y eut évidemment
beaucoup de particularités nationales mais aussi des traits
profondément caractéristiques d’un danger général. On pourrait
dire que ce dernier est la crise de la direction révolutionnaire à la
veille du passage à l’insurrection. La base du parti prolétarien, par
sa nature même, n’est guère encline à subir la pression de
l’opinion publique bourgeoise. Mais, c’est bien connu, certains
éléments des couches supérieures et moyennes du parti subissent
inévitablement, plus ou moins, l’influence de la terreur maté-
rielle et intellectuelle exercée par la bourgeoisie au moment
décisif. Il est impossible de fermer les yeux sur ce danger. Sans
doute n’existe-t-il contre lui aucune recette salutaire valable dans
tous les cas. Mais le premier pas dans la lutte contre un danger est
d’en comprendre la source et la nature. L’apparition, inévitable,
et le développement d’un groupe de droite dans chaque parti
communiste au cours de la période de l’ « avant-Octobre »,
reflètent d’une part les difficultés objectives immenses et les
dangers du « saut » et, d’autre part, la furieuse pression de
l’opinion publique bourgeoise. C’est là le fondement et la
signification d’un groupe de droite·. C’est précisément pour cela
que surgissent au sein des partis communistes, au moment le plus
dangereux, hésitations et réticences. Chez nous, en 1917, l’hési-
tation s’empara d’une minorité dans les couches supérieures, et
elle ne fut vaincue que grâce à la sévère énergie de Lénine. En
Allemagne, la direction dans son ensemble hésita : son hésitation
se transmit au parti et, à travers lui, à la classe : on laissa
échapper une situation révolutionnaire. En Chine, les ouvriers et
les paysans pauvres se battaient pour qu’on prenne le pouvoir : la
direction centrale les combattit. Ce ne sont pas là évidemment les
dernières crises de direction à des moments historiques décisifs.

Réduire au minimum ces crises inévitables, c’est l’une des tâches
les plus importantes de chaque parti communiste et de l’Interna-
tionale communiste dans son ensemble. On ne peut y arriver que
si l’on a compris l’expérience d’Octobre 1917 et le fondement
politique de l’Opposition de droite qui existait alors dans notre
parti 9 en les confrontant avec l’expérience du parti allemand en
1923.

C’est précisément là le sens des Leçons d’Octobre.

5. L’Erreur stratégique radicale du Ve congrès

A partir de la fin de 1923, nous avons eu une série de
documents de l’I.C. et une série de déclarations de ses dirigeants
au sujet de l’ « erreur sur les délais » qu’ils auraient commise en
automne 1923, faisant inévitablement référence à Marx qui se
serait trompé, lui aussi, en fixant des délais. En même temps,
délibérément, on ne précisait pas si« l’erreur sur les délais » de
l’Internationale communiste serait d’avoir sous-estimé ou au
contraire surévalué la proximité du moment critique de la prise
du pouvoir. Conformément au régime de la comptabilité en
partie double qui a fini par devenir, ces dernières années, une
tradition de la direction, on a laissé place pour l’une ou l’autre de
ces deux interprétations.

Il n’est pourtant pas difficile de conclure de toute la politique
de l’I.C. de cette période qu’en 1924 et une bonne partie de 1925,
la direction de l’I.C. avait estimé qu’on n’avait pas encore atteint
le point culminant de la crise allemande. Il ne convenait donc pas
de se référer à Marx. S’il est arrivé parfois à Marx de voir la
révolution plus proche qu’elle ne l’était en réalité, on ne
trouverait aucun exemple où il n’ait pas reconnu le visage de la
révolution à son approche, ou bien où il se soit obstiné à
prétendre que la situation demeurait révolutionnaire alors qu’elle
avait nettement évolué.

Lors de la XIe conférence du parti communiste russe,
Zinoviev assura, tout en lançant la formule à double sens de
l’ « erreur sur les délais » :

« Le comité central et l’Internationale communiste
doivent vous dire que, si semblables événements devaient
se renouveler dans la même situation, il nous faudrait faire
la même chose » (92).

Cette déclaration sonnait comme une menace.

Le 2 février 1924, à la conférence du Secours rouge
international, Zinoviev a déclaré que la situation en Europe était
la suivante :

« L’on ne peut s’attendre à voir là-bas s’établir, fût-ce
temporairement, la tranquillité, la paix, même apparente.

L’Europe entre dans une phase d’événements décisifs ...
L’Allemagne, va, semble-t-il, vers une guerre civile
aiguë » (93).

Au début de février 1924, le présidium du comité exécutif de
l’I.C., dans une résolution sur les enseignements des événements
d’Allemagne, déclarait :

« Le parti communiste allemand ne doit pas enlever de
l’ordre du jour la question de l’insurrection et de la
conquête du pouvoir. Au contraire(!), cette question doit
être posée devant nous concrètement et dans toute son
urgence » (94).

Le 26 mars 1924, le comité exécutif de l’I.C. écrivait dans
son message au K.P .D. :

« L’erreur dans l’évaluation du rythme des événe-
ments (quelle erreur ? L. T.) commise en octobre 1923, à
cause de grosses difficultés à notre parti. Mais elle n’est
qu’un épisode. L’évaluation fondamentale demeure » (95).

Le C.E. de l’I.C. tire de tout ceci la conclusion suivante :

« Le K.P.D. doit, comme auparavant, continuer de
toutes ses forces son travail d’armement de la classe
ouvrière » (96).

Le grand drame historique de 1923, l’abandon sans combat
d’une grandiose position révolutionnaire, était considérée, six
mois après, comme un épisode, seulement un épisode. L’Europe
continue à subir les conséquences extrêmement pénibles de cet
« épisode ». Le fait que l’Internationale communiste ait pu,
pendant quatre ans, ne pas convoquer son congrès, de même que
les défaites successives de la gauche dans l’I.C. elle-même,
constituent également un résultat de l’ « épisode » de 1923.

Le Ve congrès se réunit huit mois après la défaite du
prolétariat allemand, alors que toutes les conséquences de la
catastrophe étaient déjà manifestes. On avait alors moins besoin
de prévoir l’avenir que d’étudier le présent. Les tâches essen-
tielles du Ve congrès auraient dû consister d’abord à désigner
clairement et impitoyablement la défaite par son nom et en
mettre à nu la cause « subjective », en ne permettant à personne
de se dissimuler derrière les conditions« objectives » ; deuxième-
ment, à établir que commençait une nouvelle étape au cours de
laquelle les masses allaient refluer, la social-démocratie grandir,
le P .C. perdre de son influence ; troisièmement, à préparer
l’I.C. pour qu’elle ne soit pas prise à l’improviste, à l’armer des
méthodes nécessaires aux batailles défensives et à consolider son
organisation jusqu’au nouveau tournant de la situation.

Sur toutes ces questions, le congrès prit l’attitude opposée.
Zinoviev définit au congrès le sens de ce qui s’était passé en
Allemagne :

« Nous attendions la révolution allemande, et elle
n’est pas venue ».

En réalité, la révolution était en droit de leur répondre :

« Moi, je suis venue, mais, vous, messieurs, vous étiez en retard
au rendez-vous. »

Les dirigeants du congrès, de même que Brandler, esti-
maient que nous avions« surévalué » la situation, tandis qu’en
réalité nous lui avions attribué, trop tard, un faible prix. Zinoviev
se consolait aisément de sa « surévaluation » prétendue : le mal
principal, il le voyait ailleurs :

« La surestimation de la situation n’était pas le pire.
Le pire, comme l’a montré l’exemple de la Saxe, c’est le fait
qu’il se soit trouvé dans les rangs de notre parti bien des
survivances de la social-démocratie » (98)

Zinoviev ne voyait pas la catastrophe et n’était pas le seul.

Avec lui, tout le Ve congrès passa à côté de la plus grande défaite
de la révolution mondiale. Les événements d’Allemagne furent
essentiellement analysés sous l’angle de la politique des commu-
nistes... au Landtag de Saxe. Dans sa résolution, le congrès
approuva le C.E. de l’I.C. d’avoir « condamné l’attitude opportuniste du C.C. allemand et
surtout la déviation de la tactique du front unique, qui s’est
produite pendant l’expérience gouvernementale en
Saxe » (99)

C’est à peu près la même chose que de condamner un
assassin « surtout » pour n’avoir pas quitté son chapeau en
entrant dans la maison de la victime. Et Zinoviev insistait :

« L’expérience de Saxe a créé une situation nouvelle.
Elle menaçait d’ouvrir la liquidation de la tactique révolu-
tionnaire de l’I.C. » (100)

Puisque « l’expérience de Saxe » était condamnée, Brandler
destitué, il ne restait plus qu’à passer à l’ordre du jour :

« Les perspectives politiques générales, assura Zino-
viev et le congrès avec lui, demeurent essentiellement
celles d’autrefois. La situation porte en elle la révolution.
De nouvelles batailles de classe sont déjà de nouveau en
cours ; une lutte gigantesque se déroule- », etc. (101)

Combien pareil « gauchisme » est fragile et mal assuré, qui
retient des moustiques dans son tamis et laisse passer des
chameaux ! Ceux qui savaient voir de leurs yeux la situation, qui
soulignaient l’importance de la défaite d’Octobre, qui démon-
traient qu’une longue période de reflux révolutionnaire et d’une
consolidation provisoire (« stabilisation ») du capitalisme, avec
toutes les conséquences politiques qui en découlent, étaient
inévitables, ceux-là, les dirigeants du Ve congrès essayaient de les
flétrir comme opportunistes et liquidateurs de la révolution. Tel
était l’objectif principal de Zinoviev et de Boukharine. Ruth
Fischer, qui sous-estimait comme eux la défaite de l’année
précédente, relevait chez l’Opposition russe
« la perte de la perspective de la révolution mondiale,
l’absence de foi en la proximité des révolutions allemande et
européenne, un pessimisme sans espoir, la liquidation de la
révolution européenne, etc. » (102)

Il est inutile d’expliquer que les fauteurs les plus directs des
défaites étaient les plus ardents à crier contre les« liquidateurs »,
c’est-à-dire contre ceux qui ne voulaient pas appeler les défaites
des victoires. Ainsi Kolarov (103) tonnait-il contre Radek qui avait
osé considérer comme décisive la défaite du parti bulgare :

« Ni en juin, ni en septembre, la défaite du parti ne fut
décisive. Le P.C. de Bulgarie est solide et se prépare à de
nouvelles batailles » (au Ve congrès).

Au lieu d’une analyse marxiste des défaites, c’est une
fanfaronnade bureaucratique irresponsable triomphant sur toute
la ligne. Pourtant, la stratégie bolchevique n’est pas compatible
avec la « kolarovtchina » suffisante et passive.

Il y a eu bien des choses justes et indispensables dans les
travaux du Ve congrès. La lutte contre les tendances de droite qui
tentaient de redresser la tête ne pouvait absolument pas être
différée. Mais elle se fourvoyait dans la confusion, s’égarait du
fait du jugement radicalement faux porté sur la situation : toutes
les cartes étaient brouillées. On classait dans le camp de la droite
ceux qui comprenaient simplement mieux ou plus clairement la
journée d’hier, d’aujourd’hui ou du lendemain. Si, au Ille con-
grès, les gauchistes de l’époque avaient triomphé, Lénine, pour
les mêmes raisons, aurait été classé dans la droite avec (Paul)
Levi, Clara Zetkin (104) et autres. La confusion dans les idées que
créa l’orientation politique erronée du Ve congrès devint par la
suite une source de nouveaux et grands malheurs.

Le jugement politique formulé par le congrès fut entière-
ment appliqué aussi dans le domaine de l’économie. Les symp-
tômes de la consolidation économique de la bourgeoisie alle-
mande, qui avaient déjà eu le temps de se manifester, étaient niés
ou considérés comme quantités négligeables. Varga (105) , qui
présente toujours les faits économiques en les adaptant à la
tendance politique dominante du jour, signalait cette fois encore
dans son rapport :

« Il n’existe pas de perspective d’assainissement du
capitalisme » (106)

Un an plus tard, quand l’assainissement fut, avec un peu de
retard, rebaptisé« stabilisation », Varga le découvrit avec zèle ...
après coup. Entre-temps, !’Opposition avait déjà été accusée de
ne pas reconnaître la stabilisation, puisqu’elle avait eu l’audace
de la voir commencer depuis un an et demi et puisque, dès 1925,
elle signalait les tendances qui la rongeaient (107)

Le Ve congrès voyait les processus politiques fondamentaux
et les groupements d’idées dans le miroir. incurvé de son
orientation fausse : c’est de là qu’est née sa résolution qualifiant
 !’Opposition russe de« déviation petite-bourgeoise ». L’histoire,
à sa façon, a corrigé cette erreur deux années plus tard en
obligeant Zinoviev, qui avait été l’accusateur public au Ve con-
grès, à reconnaître publiquement que le noyau de !’Opposition
de 1923 avait eu raison dans les questions fondamentales
soulevées par la lutte (108)

L’erreur stratégique du Ve congrès a entraîné l’incompré-
hension des processus qui se déroulaient dans la social-démocra-
tie allemande et internationale. Au congrès, on ne parla que de
son déclin, de sa désagrégation, de son écroulement. Faisant
référence aux résultats des élections au Reichstag qui donnèrent
3 700 000 voix au parti communiste, Zinoviev assurait :

« Si nous avons en Allemagne au parlement la propor-
tion de 62 communistes pour 100 social-démocrates, cela
doit servir à prouver à chacun à quel point nous sommes
près de conquérir la majorité de la classe ouvrière alle-
mande ». (109)

Zinoviev ne comprenait absolument pas la dynamique de ce
processus : au cours de cette année-là et de celles qui ont suivi,
l’influence du parti communiste n’a pas grandi, mais décliné : ses
3700000 voix n’étaient que le reste imposant de l’influence
décisive que ce parti avait eu à la fin de 1923 sur la majorité du
prolétariat allemand : lors des échéances ultérieures, ce chiffre
devait inévitablement diminuer.

Tandis que la social-démocratie, en 1923, s’effilochait
comme une natte pourrie, elle se redressa au contraire, après la
défaite de la révolution, et se développa en grande partie au
détriment du communisme. Comme nous l’avions prévu - com-
ment ne pas le prévoir ? - on attribua notre prescience à notre
« pessimisme ». Faut-il encore, après les dernières élections de
mai 1928, auxquelles la social-démocratie a recueilli plus de
9 millions de voix, démontrer que nous avions raison quand nous
disions au début de 1924 et écrivions que la renaissance de la
social-démocratie était inéluctable pour une certaine période, et
que les « optimistes » se trompaient grossièrement en lui chan-
tant des Requiem. Ce fut surtout le Ve congrès qui commit une
erreur grossière.

La deuxième jeunesse de la social-démocratie, avec tous les
traits de l’été de la Saint-Martin, n’est évidemment pas éternelle.
la mort de la social-démocratie est inéluctable. Mais son
échéance n’est établie nulle part. Elle dépend également de nous.
Pour en réduire les délais, il faut savoir regarder en face les faits,
distinguer à temps les modifications de la situation politique,
appeler défaite une défaite, apprendre à prévoir le lendemain.

Si la social-démocratie allemande constitue aujourd’hui
encore une force de plusieurs millions, particulièrement dans la
classe ouvrière, cela tient à deux causes immédiates : première-
ment la défaite capitularde du K.P.D. à l’automne 1923, deuxiè-
mement, l’orientation stratégique erronée du Ve congrès.
Tandis qu’en janvier 1924, le rapport entre électeurs com-
munistes et social-démocrates était presque de 2 à 3, quatre ans
après, cette proposition s’est aggravée et n’est plus que de 1à3.

Autrement dit, pendant cette période prise dans son ensemble,
nous ne nous sommes pas rapprochés, mais éloignés de la
conquête de la majorité de la classe ouvrière. Et cela malgré le
renforcement incontestable de notre parti au cours de l’année
dernière qui peut et doit, avec une politique juste, devenir le
point de départ de la véritable conquête de la majorité.

Nous reviendrons plus loin sur les conséquences politiques
de l’attitude du Ve congrès. Mais n’est-il pas clair dès à présent
qu’on ne peut sérieusement parler de stratégie bolchevique si l’on
ne sait embrasser du regard tant la courbe fondamentale de notre
époque dans son ensemble que ses différentes sinuosités à tout
moment, lesquelles ont pour la direction du parti la même
importance que les virages d’une voie ferrée pour le mécanicien
de la locomotive : aller à toute allure en plein tournant conduit
directement sur le talus.

Ce n’est pourtant qu’il y a quelques mois que la Pravda a
reconnu plus ou moins nettement l’exactitude du jugement que
nous avions émis précisément dès la fin de 1923. Le 28 janvier
dernier, elle écrivait :

« La phase de relative (!) apathie et dépression qui
débuta après la défaite de 1923 et qui permit au capital
allemand de consolider ses positions, commence à pas-
ser » (110).

La « relative » dépression qui commença à l’automne 1923
ne commence à passer qu’en 1928. Cette constatation, avec plus
de quatre ans de retard, constitue une condamnation impitoyable
de l’orientation erronée du Ve congrès comme du système de
direction qui, loin de divulguer, de mettre en lumière les erreurs
commises, les couvre, aggravant ainsi la confusion dans les idées.

Un projet de programme qui ne porte de jugement ni sur les
événements de 1923 ni sur la faute fondamentale du Ve congrès,
ne fait que tourner le dos aux véritables problèmes de la stratégie
révolutionnaire du prolétariat pendant l’époque impérialiste.

6. « L’ère démocratico-pacifiste » et le fascisme

La capitulation du K.P.D. à l’automne 1923, la disparition
de la gigantesque menace prolétarienne ont affaibli inévitable-
ment les positions du parti communiste, mais aussi celles du
fascisme (111). Une guerre civile, même si le capitalisme l’emporte,
sape les conditions dans lesquelles s’exerce l’exploitation capita-
liste. Dès cette époque, dès la fin de 1923, nous nous étions
élevés contre la surestimation des forces du fascisme allemand et
du danger qu’il représentait et nous avions souligné que le
fascisme allait être relégué au second plan, tandis que le devant
de la scène allait être occupé dans toute l’Europe pendant un
certain temps par les groupements démocratiques et pacifistes
(Bloc des Gauches, en France, Labour Party, en Angleterre),
dont le renforcement, à son tour, ferait grandir la social-
démocratie allemande. Au lieu de comprendre ce processus
inévitable et d’organiser la lutte suivant une ligne de front
nouvelle, la direction officielle a continué à identifier fascisme et
social-démocratie et à prophétiser leur mort à tous les deux dans
le cours de la guerre civile proche.

La question des rapports Etats-Unis/Europe était étroite-
ment liée à la question de la social-démocratie et du fascisme.

C’est la défaite de la révolution allemande en 1923 qui a permis
au capitalisme américain d’aborder la réalisation de ses plans
pour réduire au servage l’Europe, « de façon pacifique »... en
attendant. Dans ces conditions, il fallait poser le problème
américain dans toute son ampleur. Pourtant la direction du
congrès est simplement passée à côté. Elle a considéré la
situation à l’intérieur de l’Europe sans relever qu’un ajourne-
ment prolongé de la révolution européenne avait déplacé d’un
coup l’axe des rapports mondiaux vers une offensive de l’Améri-
que contre l’Europe. Cette offensive prenait le caractère d’une
« consolidation » économique de l’Europe, de sa normalisation,
de sa pacification et de l’ « assainissement » des principes
démocratiques. Ce n’étaient pas seulement le petit-bourgeois
ruiné, mais aussi l’ouvrier du rang qui se disaient : « Si le P.C.
n’a pu triompher, peut-être la social-démocratie nous donnera-
t-elle non pas la victoire - on ne l’attend pas d’elle-, mais un
morceau de pain, en ranimant l’industrie grâce à l’or américain.
Il aurait fallu comprendre que l’infâme fiction du pacifisme
américain, doublé de dollars (après la défaite de la révolution
allemande), devait devenir et était en train de devenir le facteur
politique le plus important de la vie de l’Europe. La social-
démocratie allemande s’est gonflée grâce à ce levain, mais c’est
aussi de son fait, dans une large mesure, que radicaux français et
Labour Party ont progressé.

Pour faire face à ce nouveau front ennemi, il aurait fallu
montrer que l’Europe bourgeoise ne pouvait vivre et subsister
qu’en tant que vassale financière des Etats-Unis, que le pacifisme
de ces derniers reflétait leur aspiration à imposer à l’Europe un
rationnement de famine. Mais, au lieu de prendre précisément
cette perspective comme point de départ de la lutte contre la
social-démocratie avec son nouveau culte de l’américanisme, la
direction de l’Internationale communiste a tourné la pointe de
son arme dans le sens opposé : on nous a attribué une médiocre
et stupide théorie sur l’impérialisme normalisé, sans guerre ni
révolutions, reposant sur le rationnement américain.

Au cours de la même séance de février où le présidium du
comité exécutif de l’Internationale communiste, quatre mois
avant ·Je congrès, mettait à l’ordre du jour du parti allemand
l’insurrection« dans toute son urgence concrète »,ce présidium
appréciait la situation en France, où précisément approchaient
alors des élections parlementaires « à gauche », de la façon
suivante :

« Cette animation pré-électorale touche aussi les partis
les plus médiocres et les plus insignifiants et même les
groupements politiques morts. Le parti socialiste, sous les
rayons des élections prochaines, se ranime et s’étale. » 112

Alors qu’en France se préparait manifestement une vague de
« gauche » pacifiste petite-bourgeoise qui, entraînant aussi de
larges secteurs ouvriers, affaiblissait simultanément aussi bien le
parti du prolétariat que les détachements fascistes du Capital,
tandis qu’en un mot, approchait la victoire du « Bloc des
Gauches », la direction de l’I.C. partait d’une perspective
directement opposée et niait catégoriquement la possibilité d’une
phase de pacifisme ; à la veille des élections de mai 1924, elle
parlait du parti socialiste français, c’est-à-dire du défenseur de
l’aile gauche du pacifisme petit-bourgeois, comme d’un« groupe-
ment politique déjà mort ». Nous avions protesté alors dans une
lettre spéciale adressée à la délégation du parti communiste
(bolchevik) de l’U .R.S.S. contre ce jugement porté à la légère
sur le parti social-patriote. En vain ! La direction de l’I.C.
considérait avec obstination que c’était à gauche de fermer les
yeux pour ne pas voir les faits. Telle fut l’origine de la polémique
sur le pacifisme démocratique, politique défigurée, dévoyée et
encrassée, comme toujours au cours des dernières années, qui
apporta tant de trouble dans la conscience des partis de 1’1.C. Les
représentants de l’Opposition étaient accusés d’avoir des pré-
jugés réformistes, simplement parce que nous ne partagions pas
ceux de la direction de l’I.C. et que nous avions prévu à temps
que la défaite sans combat du prolétariat allemand amènerait
inévitablement sur la scène (après une brève intensification des
tendances fascistes) les partis petits-bourgeois et renforcerait la
social-démocratie.

On a déjà signalé plus haut qu’à la conférence du S.R.I.,
trois ou quatre mois avant la victoire du Labour Party et du Bloc
des Gauches en France, Zinoviev, polémiquant visiblement
contre moi, déclara :

« Dans presque toute l’Europe, la situation est telle
qu’on ne peut s’attendre à voir là-bas s’établir, fût-ce
temporairement, la tranquillité, la paix, même apparente ...
L’Europe entre dans une phase d’événements décisifs .. .
L’Allemagne va, semble-t-il, vers une guerre civile
aiguë. » 113

Zinoviev semble avoir complètement oublié que, lors du
IVe congrès, en 1922 déjà, j’avais réussi en commission, contre la
résistance plutôt obstinée de Zinoviev lui-même et de Boukha-
rine, à introduire un amendement (assez édulcoré, il est vrai)
dans la résolution du congrès ; il parlait de l’instauration pro-
chaine d’une « ère pacifiste et démocratique », étape probable
dans la voie du déclin politique de l’Etat bourgeois en tant
qu’antichambre de la domination du communisme ou... du
fascisme.

Au Ve congrès, qui se tint après l’apparition des gouverne-
ments « de gauche » en Angleterre et en France, Zinoviev se
souvint très à propos de mon amendement qu’il lut à haute voix :

« La situation politique internationale actuelle est
caractérisée par le fascisme, l’état de siège et la vague de
terreur blanche qui grandit contre le prolétariat. Mais ceci
n’exclut pas la possibilité que, dans un avenir proche, dans
les pays les plus importants, se substitue à la réaction
bourgeoise ouverte« une ère démocratique et pacifiste » ...

Il ajouta avec satisfaction :

« Ce fut dit en 1922. Ainsi, l’ère démocratico-pacifiste
fut nettement prédite par l’Internationale communiste il y a
de cela un an et demi. » 114

La vérité est la vérité. La prévision dont on me fit longtemps
grief comme d’une déviation « pacifiste » (qui serait la mienne,
pas celle du cours des événements) arriva à point au VC congrès
pendant la lune de miel des ministères MacDonald et Herriot 115 •

Il en va malheureusement ainsi en général des prévisions.

Il faut ajouter à cela que Zinoviev et la majorité du
Ve congrès ont trop pris à la lettre l’ancienne perspective de
« l’ère pacifiste et démocratique » comme étape de la désagréga-
tion du capitalisme. C’est bien ce que Zinoviev a prêché au
Ve congrès : « l’ère démocratico-pacifiste »est un symptôme de
la désagrégation du capitalisme. Il le dit de nouveau dans son
discours de clôture :

« Je répète que précisément l’ère démocratico-paci-
fiste est un symptôme de la désagrégation du capitalisme et
de sa crise incurable. » 116

Cela aurait été vrai s’il n’y avait pas eu la crise de la Ruhr, si
le développement s’était fait de façon plus régulière, sans ce
« saut » de l’histoire. Et ç’aurait été doublement et triplement
vrai, si le prolétariat allemand avait triomphé en 1923. Dans ce
cas, les régimes de MacDonald et de Herriot n’auraient eu que la
signification de « kerenskysmes » anglais et français. Mais la
crise de la Ruhr a éclaté, posant nettement la question de savoir
qui serait le maître dans la maison. Ce n’est pas une victoire que
le prolétariat allemand remporta, mais bien une défaite décisive
qu’il subit et sous une forme telle qu’elle devait encourager et
renforcer au plus haut point la bourgeoisie allemande. La foi
dans la révolution était sapée dans toute l’Europe pour plusieurs
années. Dans ces conditions, les gouvernements MacDonald et
Herriot n’avaient nullement la signification de kerenskysme, ni
en général de désagrégation de la bourgeoisie : ils pouvaient et
devraient simplement devenir les éphémères précurseurs de
gouvernements bourgeois plus sérieux et plus solides, plus sûrs
d’eux-mêmes. Le Ve congrès ne le comprit pas : en effet, n’ayant
pas estimé à leur juste mesure les proportions de la catastrophe
allemande, en réduisant celle-ci à la simple question de la
comédie au Landtag de Saxe 117 ; il ne se rendit pas compte que le
prolétariat d’Europe, sur tout le front, battait déjà politiquement
en retraite, que la tâche n’était pas l’insurrection, mais une
nouvelle orientation, des batailles d’arrière-garde, la consolida-
tion, surtout dans les syndicats, des positions d’organisation du
parti.

C’est en rapport avec cette question de « l’ère » que s’est
développée une polémique sur le fascisme, non moins déformée
et désaxée. L’Opposition expliquait que la bourgeoisie n’avance
son instrument fasciste qu’à l’instant où un péril révolutionnaire
immédiat menace les bases même de son régime, lorsque les
organes normaux de l’Etat bourgeois se révèlent insuffisants. En
ce sens, le fascisme actif correspond à un état de guerre civile de
la part de la société capitaliste contre le prolétariat insurgé. En
revanche, la bourgeoisie est obligée de mettre en avant son
instrument de gauche, social-démocrate, ou bien, avant la guerre
civile, pour tromper, démobiliser et désagréger le prolétariat, ou
bien, après avoir sérieusement battu les larges masses populaires,
quand, pour rétablir le régime normal, on est forcé de les
mobiliser dans la vie parlementaire et, avec elles, les ouvriers qui
n’ont plus confiance dans la révolution. Pour contre-balancer
cette analyse absolument indiscutable au point de vue théorique,
justifiée par tout le cours de la lutte, la direction de l’I.C. a
avancé une affirmation absurdement simpliste sur l’identité de la
social-démocratie et du fascisme. Partant du fait incontestable
que la social-démocratie est tout aussi attachée aux bases
fondamentales de la société que le fascisme, qu’elle est toujours
prête, au moment du danger, à faire avancer ses Noske, la
direction de l’I.C. a biffé d’un trait et de façon générale toute
différence politique entre social-démocratie et fascisme, et, en
même temps, la distinction entre la période de guerre civile se
déroulant ouvertement et celle de la « normalisation » de la lutte
de classes. En un mot, tout a été culbuté, embrouillé, mélangé
pour préserver l’apparence d’une orientation vers le développe-
ment immédiat de la guerre civile, comme si rien ne s’était passé
de spécial en automne 1923 en Allemagne et en Europe : rien
qu’un épisode.

Pour montrer l’orientation et le niveau de cette politique, il
faut citer l’article de Staline « A Propos de la situation internatio-
nale » 118 • Polémiquant contre moi, il écrit :

« Certains pensent que la bourgeoisie est venue au
« pacifisme » et à la« démocratie », non pas par nécessité,
mais de sa propre volonté, par l’effet de son libre arbitre. »
Cette thèse fondamentale historique et philosophique sur
laquelle il serait humiliant d’insister, était suivie de deux conclu-
sions politiques essentielles :

« Premièrement, il est faux que le fascisme ne soit
qu’une organisation de combat de la bourgeoisie. Le
fascisme n’est pas seulement une catégorie (?) militaire et
technique. »

Il est difficile de comprendre pourquoi une organisation de
combat de la société bourgeoise doit être considérée comme une
« catégorie » technique et pas politique ! Mais qu’est donc le
fascisme ? Il y a à cette question une réponse indirecte :

« La social-démocratie est objectivement l’aile modé-
rée du fascisme. »

On peut dire que la social-démocratie est l’aile gauche de la
société bourgeoise : cette définition est tout à fait juste, à
condition seulement qu’on ne la comprenne pas de façon trop
simpliste. Il ne faut pas oublier que la social-démocratie continue
à entraîner des millions d’ouvriers ; elle est obligée de compter,
dans certaines limites, non seulement avec la volonté de ses
patrons bourgeois, mais aussi avec les intérêts de ses mandants
prolétariens qu’elle escroque. Mais il serait absurde de la définir
comme« l’aile modérée du fascisme ». Où est donc là-dedans la
démocratie bourgeoise ? Pour s’orienter, même de la façon la
plus élémentaire, en politique, il ne faut pas tout entasser pêle-
mêle, mais distinguer et voir que social-démocratie et fascisme
constituent les pôles du front bourgeois, unis au moment du
danger, mais pôles quand même. Faut-il insister là-dessus aujour-
d’hui, après les élections de mai 1928, caractérisées à la fois par le
déclin du fascisme et la croissance de la social-démocratie 119 , à
laquelle, soit dit en passant, le parti communiste proposait cette
fois encore de faire le front unique de la classe ouvrière ?

L’article poursuit :

« Deuxièmement, il est faux que les batailles décisives
soient déjà passées, que le prolétariat y ait été battu et que,
par conséquent, la bourgeoisie se soit consolidée. Il n’y a
pas encore eu de combats décisifs, ne serait-ce que (?!)
parce qu’il n’y a pas encore eu de partis bolcheviques de
masse. »

La bourgeoisie n’aurait pas pu se consolider, parce qu’il n’y
avait pas eu de bataille. Or il n’y a pas et de batailles« ne serait-
ce » que parce qu’il n’y avait pas de parti bolchevique. Ainsi, ce
qui empêche la bourgeoisie de se renforcer, c’est ... l’absence
d’un parti bolchevique. En réalité, c’est précisément parce qu’il
n’y avait pas, non pas de parti, mais plutôt de direction
bolchevique, que la bourgeoisie a pu consolider sa position. Si
une armée, dans une situation critique, capitule sans combat
devant l’ennemi, cela remplace parfaitement une « bataille
décisive », dans la politique comme à la guerre. En 1850 déjà,
Engels enseignait qu’un parti qui laisse échapper une situation
révolutionnaire disparaît pour longtemps de la scène. Mais qui
ignore donc encore qu’Engels, qui vécut « avant l’impéria-
lisme », est aujourd’hui périmé ? C’est bien ce que Staline écrit :

« Il est impossible sous l’impérialisme que soient livrés
des combats pour la dictature s’il n’existe pas de semblables
partis (bolcheviques) »

On en est réduit à croire que ces batailles étaient possibles à
l’époque d’Engels, quand la loi de l’évolution inégale n’avait pas
encore été découverte.

Tout cet enchaînement de dissertations est couronné,
comme il sied, par un pronostic politique :

« Enfin, il est faux aussi. .. que le « pacifisme » puisse
consolider le pouvoir de la bourgeoisie et ajourner la
révolution pour un temps indéterminé. »

Néanmoins, il y a bien eu un ajournement, non pas
conformément aux idées de Staline, mais à celles d’Engels. Un an
plus tard, quand il fut clair même pour des aveugles, que la
position de la bourgeoisie s’était renforcée et que la révolution
avait reculé pour une période indéterminée, Staline se mit à nous
accuser de ... nier la stabilisation. Cette accusation se fit particu-
lièrement pressante pendant la période où la « stabilisation »
commençait à nouveau à se fissurer, lorsque en Angleterre et en
Chine, grossissait un nouveau flot révolutionnaire. Et toute cette
désespérante confusion tenait lieu de ligne directrice ! Il faut
signaler que la définition du fascisme et de ses rapports avec la
social-démocratie donnée dans le Projet au chapitre Il, malgré
les ambiguïtés sciemment tolérées pour garder un lien avec le
passé, est bien plus raisonnable et plus juste que le schéma
stalinien cité plus haut qui était au fond celui du Ve Congrès.

Mais ce léger progrès ne tranche pas la question. Un programme
de l’Internationale communiste ne peut pas, après l’expérience
de la décennie écoulée, se dispenser de caractériser ce qu’est une
situation révolutionnaire, comment elle se forme et comment elle
disparaît, de signaler les erreurs classiques commises dans
l’analyse de cette situation, d’expliquer comment le mécanicien
doit conduire dans les virages - d’inculquer aux partis cette
vérité qu’il est des situations où le succès de la révolution
mondiale dépend de deux ou trois jours de lutte.

7. Politique ultra-gauche et levain de droite

Après la période du flux turbulent de 1923 a commencé celle
du long reflux qui signifiait dans la langue de la stratégie : retraite
en bon ordre, batailles d’arrière-garde, retranchement dans les
organisations de masse, revue de détail pour fourbir et aiguiser
armes théoriques et politiques. On qualifia cette position de
« liquidatrice ». Ces dernières années, on a grossièrement abusé
de cette notion comme d’autres du vocabulaire bolchevique : on
n’enseignait pas, on n’éduquait pas, on semait le trouble et on
induisait en erreur. L’esprit de liquidation, c’est le renoncement
à la révolution, c’est la substitution des méthodes du réformisme
à ses voies et à ses méthodes. La politique léniniste n’a rien de
commun avec cet esprit, mais elle n’a rien à voir non plus avec
cette façon de négliger les modifications de la situation objective,
de maintenir verbalement le cours vers l’insurrection alors que la
situation lui tourne déjà le dos, alors qu’il faut à nouveau prendre
le chemin du travail dans les masses, long, tenace, systématique,
minutieux, pour préparer le parti à une nouvelle révolution.

L’homme a besoin d’un certain type de mouvement quand il
monte un escalier, d’un autre quand il le descend. La position la
plus dangereuse est celle dans laquelle l’homme, après avoir
soufflé sa bougie, se prépare à lever le pied devant des escaliers
qui descendent. Chutes, bosses, luxations sont alors inévitables.

La direction de l’Internationale communiste a tout fait en 1924
pour éteindre la critique de l’expérience de !’Octobre allemand
et, de façon générale, toute critique. Quant à elle, elle répétait
obstinément : « L’escalier va vers le haut. » Rien d’étonnant
donc que les directives du Ve congrès appliquées dans le contexte
d’un reflux aient provoqué de cruelles chutes et des luxations
politiques.

Le numéro 5-6 du Mitteilungsblatt (Linke Opposition der
K.P.D.) 120 du 1er mars, assurait :

« La plus grosse erreur de la Gauche à ce congrès du
parti, (celui de Francfort, au printemps 1924, au cours
duquel la Gauche prit la direction) consiste en ce qu’elle ne
répéta pas inlassablement au parti la gravité de la défaite de
1923, qu’elle n’en tira pas les conclusions nécessaires, qu’elle
n’expliqua pas au parti avec sang-froid et sans rien enjoliver,
les tendances de la stabilisation relative du capital et, par
suite, ne formula pas le programme ni les mots d’ordre de la
période qui s’ouvrait ; il était parfaitement possible de le
faire tout en mettant l’accent, avec la rigueur indispensa-
ble, sur les thèses du programme : voilà ce qu’il aurait été
juste de faire » (souligné par moi. L. T.)

Ces lignes avaient montré qu’une partie de la Gauche
allemande qui, au Ve congrès, avait pris part à la lutte contre
notre prétendu « esprit liquidateur », avait bien compris les
enseignements de 1923-1924. C’est ce qui rendit possible par la
suite un rapprochement entre nous sur une base principielle.

C’est 1924 qui marque un tournant dans la situation. Pour-
tant, ce n’est qu’un an et demi plus tard qu’on reconnut cette
variation brusque (« stabilisation »). Il n’y a donc pas lieu de
s’étonner que 1924-1925 aient été des années d’erreurs
« gauche » et d’expériences putschistes. L’aventure terroriste
bulgare, ainsi que la tragi2ue histoire de l’insurrection estho-
nienne de décembre 1924 11 ont été des explosions de désespoir
consécutives à une orientation fausse. Le fait que ces tentatives
de violer le processus historique en suivant la voie du putschisme
n’aient pas été passées au crible de la critique provoqua une
rechute de ce mal à Canton à la fin de 1927. En politique, même
de légères erreurs ne demeurent pas impunies : c’est plus vrai
encore pour de grosses erreurs. Mais la pire est de dissimuler ses
erreurs, de contrecarrer la critique et d’empêcher de formuler à
leur égard un jugement marxiste judicieux.

Ce n’est pas l’histoire de l’Internationale communiste pen-
dant ces cinq dernières années que nous écrivons. Nous ne
faisons qu’illustrer par des faits, à l’occasion des étapes fonda-
mentales de cette période, les deux lignes stratégiques. Nous
soulignons ainsi en même temps l’inanité d’un programme pour
lequel toutes ces questions n’existent pas. Nous ne pouvons donc
décrire ici, même en nous contentant d’en présenter les traits
essentiels, le tableau des contradictions dans lesquelles se débat-
taient les partis de l’Internationale communiste, pris entre les
directives du Ve congrès d’une part, la réalité politique de l’autre.
On n’est certes pas sorti partout de ces contradictions par des
convulsions aussi funestes qu’en Bulgarie et en Esthonie en 1924.

Mais partout les partis se sentaient réduits à l’impuissance, ne
répondaient pas aux aspirations des masses, s’affublaient d’œil·
lères, perdaient le pas. Dans l’agitation et la propagande de parti,
dans l’activité syndicale, à la tribune parlementaire, partout, les
communistes traînaient avec eux le boulet de la position erronée
prise par le Ve congrès. Chaque parti était plus ou moins victime
de la fausse orientation de départ, pourchassait des fantômes,
négligeait les processus réels, transformait les mots d’ordre
révolutionnaires en phrases ronflantes, se compromettait aux
yeux des masses et perdait pied. Pour comble de malheur, la
presse de l’I.C., alors comme aujourd’hui, ne pouvait réunir et
publier faits et chiffres concernant l’activité des partis commu·
nistes au cours de ces dernières années. Après les défaites, les
fautes et les insuccès, la direction des épigones préfère battre en
retraite et punir aveuglément.

Comme les faits réels la démentaient chaque jour avec plus
de cruauté, la direction devait de plus en plus brandir des facteurs
imaginaires. Perdant pied un peu plus chaque jour, le C.E. de
l’I.C. était obligé de découvrir des forces et des jaillissements
révolutionnaires là où n’y en avait nulle trace et devait se
cramponner à des cordages pourris afin de garder l’équilibre.

Comme il y avait manifestement dans le prolétariat des
déplacements vers la droite, l’Internationale communiste entra
dans une phase d’idéalisation de la paysannerie, grossissant sans
les passer au crible les symptômes de sa « rupture » avec la
société bourgeoise, prêtant des couleurs vives à toutes sortes
d’organisations paysannes éphémères et adulant les démagogues
« paysans ».

A la tâche de l’avant-garde prolétarienne qui consiste à lutter
longuement et avec ténacité contre la bourgeoisie et la démago·
gie pseudo-paysanne pour influencer les couches les plus déshéri·
tées du village, on substituait de plus en plus l’espoir que la
paysannerie allait jouer un rôle révolutionnaire direct et indépen-
dant à l’échelle nationale et internationale.

Au cours de 1924, c’est-à-dire pendant l’année de la
« stabilisation »,la presse communiste fut pleine de données tout
à fait fantaisistes sur la puissance de l’Internationale paysanne
qui venait juste d’étre fondée 121 •

Son représentant, Dombal 122 , disait dans un rapport que, six mois après sa fondation, elle
comptait déjà plusieurs millions de membres.

C’est alors qu’éclata le scandale Radié 123 , le chef du parti
« paysan » croate qui, pour accroître ses chances de devenir
ministre dans Belgrade la blanche, fit passer sa route de Zagreb
la verte par Moscou la rouge. Le 9 juillet 1924, Zinoviev
racontait sa nouvelle « victoire » dans un bilan du V : congrès
devant les militants de Leningrad :

« Actuellement, il se produit dans la paysannerie
d’importants déplacements. Vous avez certainement tous
entendu parler du parti paysan croate de Radié. Radié
séjourne en ce moment à Moscou. C’est un véritable chef
populaire [... ] Il est suivi unanimement par tous les paysans
pauvres et moyens de Croatie [... ] Radié a décidé d’adhérer
au nom de son parti à l’Internationale. Nous estimons que
cet événement est très important. La fondation de l’Inter-
nationale paysanne est un fait de la plus haute importance.
Certains camarades ne voulaient pas croire qu’il en sortirait
une grande organisation [... ] Aujourd’hui, une grande
masse auxiliaire marche vers nous : la paysannerie. » 124
Et ainsi de suite, sur le même mode.

Pour faire pendant à Radié, le « vrai chef populaire », il y
avait de l’autre côté de l’Océan le « chef » La Follette 125 • Pour
faire avancer plus vite la « masse auxiliaire » des fermiers
américains, Pepper 126 , le délégué de l’Internationale commu-
niste 127 , entraîna le jeune et faible parti communiste américain
dans une aventure absurde et honteuse en constituant autour de
La Follette le Workers and Farmers’ Party afin de renverser plus
rapidement le capitalisme américain 128 •

La bonne nouvelle de l’approche d’une révolution aux Etats-
Unis appuyée sur les fermiers imprégnait à l’époque tous les
discours et articles des dirigeants officiels du comité exécutif de
l’Internationale communiste. Dans son rapport au 5e congrès,
Kolarov assurait :

« Aux Etats-Unis, les petits fermiers ont formé un
parti de fermiers et de paysans qui se radicalise de plus en
plus, se rapproche des communistes et se pénètre de l’idée
de la création aux Etats-Unis d’un gouvernement ouvrier et
paysan » 129 •

Ni plus ni moins !

Un membre de l’organisation de La Follette, Green, du
Nebraska, se rendit au congrès paysan de Moscou ; lui aussi, il
adhéra à quelque chose, puis, comme de coutume, lors de la
conférence de Saint-Paul 130, il contribua à faire échec au parti
communiste quand celui-ci essaya, sans trop de vigueur de
commencer à réaliser les intentions grandioses de Pepper, le
conseiller du comte Karolyi 131 , l’ultra-gauchiste du Ve congrès, le
réformateur du marxisme, l’un des égorgeurs de la révolution en
Hongrie 132 •

Dans son numéro du 29 août 1924, la Pravda se lamentait :

« Dans sa masse, le prolétariat américain ne s’est pas
encore élevé jusqu’à la compréhension de la nécessité d’un
parti, même aussi collaborationniste que l’est le Labour
Party anglais. » 133

Or, un mois environ auparavant, dans son rapport aux
militants de Léningrad, Zinoviev assurait :

« Plusieurs millions de fermiers, bon gré mal gré (!),
sont durement poussés vers la classe ouvrière par la crise
agraire. » 134

« Et directement vers le gouvernement ouvrier et paysan ! »,
ajouta Kolarov.

La presse ressassait qu’il se créerait bientôt en Amérique un
« Workers and Farmers’ Party » qui ne serait pas un parti
purement prolétarien mais tout de même un parti de classe
« pour renverser le capital ». Ce que signifie un parti pas
purement prolétarien tout en ayant un caractère de classe, il
n’existe aucun astrologue ni de ce côté de l’océan, ni de l’autre,
pour nous l’expliquer. Il ne s’agissait en fin de compte que de
l’édition pepperisée des« partis ouvriers et paysans biclassistes »
dont nous parlerons plus longuement à propos de la révolution
chinoise. Il nous suffira de signaler ici que l’idée réactionnaire de
partis non prolétariens qui seraient quand même des partis de
classe s’est développée en se fondant entièrement sur la préten-
due politique « de gauche » de 1924 qui, pour dissimuler ses
échecs, s’accrochait à Radié, à LaFollette et aux chiffres gonflés
de l’Internationale paysanne.

« Nous assistons à présent - déclare Milioutine 135 ,
académicien des lieux communs - au processus extrême-
ment significatif et important de la scission des masses
paysannes, qui se séparent de la bourgeoisie, de l’interven-
tion de la paysannerie contre le capitalisme et du renforce-
ment toujours plus grand du front unique de la paysannerie
et de la classe ouvrière luttant dans les pays capitalistes
contre le système capitaliste » 136 •

Pendant toute l’année 1924, la presse de l’Internationale
communiste ne se lassait pas de parler de la « radicalisation »
générale des « masses paysannes ». Comme si l’on pouvait
attendre un résultat valable de cette radicalisation des paysans, la
plupart du temps imaginaire, dans une période où, manifeste-
ment, les ouvriers vont à droite, où la social-démocratie se
renforce et où la bourgeoisie se consolide !

Nous retrouverons la même erreur de vision politique à la fin
de 1927 et au début de 1928 à propos de la Chine. Après toute
grande et profonde crise révolutionnaire, quand le prolétariat a
subi une défaite décisive, dont les conséquences sont durables,
pendant longtemps encore, des sursauts d’indignation explosent
dans les masses arriérées, semi-prolétariennes, des villes et des
campagnes, comme des ondes circulaires se dessinent après la
chute d’un rocher dans l’eau. Si la direction accorde à ces ondes
une valeur propre et les interprète sans tenir compte des
processus en cours dans la classe ouvrière, comme des signes de
l’approche de la révolution, sachez bien que c’est un symptôme
qui annonce sans aucun doute que la direction va vers des
aventures du genre de celles d’Esthonie et de Bulgarie en 1924 ou
de Canton en 1927.

Pendant cette même période d’ultra-gauchisme, le P.C.
chinois a été harcelé jusqu’à ce qu’il entre pour quelques années
dans le Guomindang 137 , que le Ve congrès proclama « parti
sympathisant » 138 , sans tenter sérieusement de définir son carac-
tère de classe. Plus on va et plus se développe l’idéalisation de la
« bourgeoisie nationale révolutionnaire ». C’est ainsi également,
qu’en Orient, le cours prétendu de gauche qui ferme les yeux sur
la réalité et brûle d’impatience, jette les bases de l’opportunisme
qui lui succède. C’est déjà à Martynov 139 , que l’on fit appel pour
le codifier : Martynov était, pour le prolétariat chinois, un
conseiller d’autant plus sûr que lui-même, au cours des trois
révolutions russes, trottina derrière la petite bourgeoisie.

En· cherchant à raccourcir artificiellement les délais, on se
raccrochait non seulement à Radié, à LaFollette, aux millions de
paysans de Dombal et Pepper, mais on élaborait aussi pour
l’Angleterre une perspective radicalement fausse. La faiblesse du
parti communiste anglais fit surgir alors le besoin de lui substituer
au plus vite quelque force plus impressionnante. C’est alors que
se manifesta une appréciation erronée des tendances du trade-
unionisme anglais. Zinoviev laissa entendre qu’il pensait que la
révolution viendrait, non à travers la porte étroite du parti
communiste anglais, mais en passant par la large barrière des
trade-unions. On substitua à la lutte, par l’intermédiaire du parti
communiste pour conquérir les masses organisées par les trade-
unions, l’espoir d’utiliser au plus vite dans des objectifs révolu-
tionnaires l’appareil tout fait de ces syndicats. C’est à partir de
cette façon de voir que se développa la politique du comité anglo-
russe 140 qui porta un coup aussi bien à l’Union soviétique qu’à la
classe ouvrière anglaise, qui ne le céda sous cet angle qu’à la
défaite de Chine ...

Les Leçons d’Octobre, écrites dès l’été 1924, réfutent cette
idée qui consiste à hâter la marche des événements en recourant
à l’amitié de Purcell et de Cook 141 , comme le démontra le
développement ultérieur de cette idée :

« La révolution prolétarienne ne peut triompher sans
parti, en dehors du parti, à côté du parti, par un succédané
de parti. C’est là le principal enseignement de la dernière
décennie. Il est vrai que les syndicats anglais peuvent
devenir un levier puissant de la révolution prolétarienne :
dans certaines conditions et pour une certaine période, ils
peuvent même remplacer les soviets ouvriers. Mais ils ne
peuvent jouer ce rôle en dehors du parti communiste et à
plus forte raison contre lui : ils ne peuvent le jouer qu’à la
condition que l’influence communiste devienne détermi-
nante dans les syndicats : Nous avons payé trop cher pour
arriver à cette conclusion sur le rôle et l’importance du parti
dans la révolution prolétarienne pour y renoncer aussi
aisément ou simplement l’atténuer » 142 •

Le même problème est posé de façon plus large dans « Où va
l’Angleterre ? » qui, de la première à la dernière page, est consacré
à démontrer l’idée que la révolution anglaise ne saurait passer,
elle aussi, que par la porte communiste. Avec une politique juste,
courageuse, intransigeante, sans illusion sur les raccourcis, le
parti communiste anglais peut grandir et mûrir par bonds et
s’élever en quelques années au niveau de ses tâches.

Les illusions gauchistes de 1924 ont prospéré à partir d’un
levain de droite. Pour dissimuler aux autres et à soi-même
l’importance des erreurs et des défaites de 1923, il a fallu nier
l’orientation vers la droite qui s’opérait dans le prolétariat et
exagérer de façon systématiquement optimiste les processus
révolutionnaires en cours dans les autres classes. Ce fut le début
du glissement qui a conduit de la ligne prolétarienne à la ligne du
centrisme, c’est-à-dire celle de la petite bourgeoisie. Avec la
consolidation de la stabilisation, elle devait ultérieurement jeter
son masque ultra-gauchiste et se révéler grossièrement collabora-
tionniste, en U.R.S.S., en Chine, en Angleterre, en Allemagne
et partout.

8. Période de glissement centre-droite

La politique des partis communistes les plus importants,
établie d’après l’orientation décidée au Ve congrès, manifesta
rapidement sa totale inefficacité. Les fautes du pseudo « gau-
chisme », qui retardèrent le développement des partis commu-
nistes, déterminèrent ensuite un nouveau zigzag empirique, à
savoir un glissement accéléré vers la droite. Chat échaudé craint
l’eau froide. Les comités centraux « de gauche » de toute une
série de partis furent détrônés de façon aussi abusive qu’ils
avaient été installés avant le Ve congrès. Le gauchisme des
aventuriers faisait place à un opportunisme ouvertement affiché,
du type centre-droite. Pour comprendre le caractère et l’allure du
tournant à droite dans l’organisation, il faut rappeler qu’en
septembre 1924 encore, Staline, qui présidait à ce tournant,
jugeait que le passage de la direction du parti aux mains de
Maslow, Ruth Fischer, Treint, Suzanne Girault, etc. était
l’expression de la bolchevisation des partis, répondant aux
revendications des ouvriers bolcheviques qui vont vers la révolu-
tion et « veulent avoir des chefs révolutionnaires » 143 •

« Le dernier semestre, écrivait Staline, est remarqua-
ble en ce qu’il présente une cassure totale des partis
communistes d’Occident dans le sens de la liquidation
résolue des survivances social-démocrates, de la bolchevi-
sation des cadres du parti, de l’isolement des éléments
opportunistes » 144 •

Environ dix mois après, les « bolcheviks - » authentiques, les
« chefs révolutionnaires », étaient qualifiés de social-démocrates
et de renégats, écartés de la direction et chassés du parti.

En dépit du caractère de panique de ce changement des
dirigeants et du recours fréquent à des mesures mécaniques,
grossières et déloyales de l’appareil, il est impossible de tracer
une ligne de démarcation rigoureuse dans les idées entre la phase
de la politique d’ultra-gauche et la politique de glissement
opportuniste qui la suivit.

Dans les problèmes de l’industrie et de la paysannerie en
U.R.S.S., de la bourgeoisie coloniale, des partis « paysans »
dans les pays capitalistes, du socialisme dans un seul pays, du rôle
du parti dans la révolution prolétarienne, les tendances révision-
nistes étaient en plein épanouissement en 1924-1925 : dissimulées
sous l’étendard de la lutte contre le« trotskysme »,ces tendances
ont trouvé une expression opportuniste éclatante dans les résolu-
tions de la conférence du P.C. (b) de l’U .R.S.S. en avril 1925.

Le cours de droite, pris dans son ensemble, a été une
tentative d’adaptation à demi aveugle, purement empiriste et
tardive, au retard subi par le développement de la révolution du
fait de la défaite de 1923. Boukharine, dans un premier temps, a
abordé la question en considérant le développement « perma-
nent » de la révolution au sens le plus direct et le plus mécanique
du mot. Boukharine n’admettait aucune « pause », ni interrup-
tion, ni retraite : il considérait comme un devoir révolutionnaire
de poursuivre « l’offensive » dans n’importe quelles conditions.

L’article de Staline cité plus haut, « De la situation internatio-
nale », qui constitue une sorte de programme (ce fut la première
intervention de Staline sur des problèmes internationaux) montre
que le deuxième auteur du projet se força lui aussi, dans la
première période de la lutte contre le« trotskysme », à admettre
la même conception mécanique « de gauche » pour laquelle il
n’existait jamais et invariablement que« la désagrégation » de la
social-démocratie, la « radicalisation des ouvriers », la « crois-
sance » des partis communistes, la révolution « qui approche ».

Quant à celui qui regarde autour de lui et opère des distinctions,
c’est un« liquidateur ».

Après le tournant de la situation européenne en 1923, il a
fallu un an et demi pour que cette « tendance » ressente quelque
chose de nouveau et, en pleine panique se transforme radicale-
ment. Dépourvue de toute compréhension synthétique de notre
époque et des tendances qu’elle renferme, la direction s’oriente à
tâtons (Staline) en complétant les fragments de conclusions ainsi
obtenus par des schémas scolastiques qu’elle renouvelait chaque
fois (Boukharine). C’est pourquoi, dans l’ensemble, sa ligne
politique constitue un enchaînement de zigzags. Sa ligne idéolo-
gique est un kaléidoscope de schémas qui tendent à pousser à
l’absurde chaque élément des zigzags staliniens.

Le VIe congrès agirait sagement s’il décidait la création
d’une commission spéciale chargée de réunir en un ensemble
unique toutes les théories de Boukharine pour servir de base à
son argumentation, par exemple pour chaque étape du comité
anglo-russe : il faudrait les disposer chronologiquement, les
arranger en système pour tenter de tracer le diagramme fébrile
de la pensée qu’elles contiennent. Ce serait un diagramme
stratégique fécond en enseignements. Il en va de même pour la
révolution chinoise, le développement économique de l’U .R.S.S.
et toutes les autres questions de moindre importance. Un
empirisme aveugle démultiplié par la scolastique, telle est cette
orientation qui n’a pas encore été impitoyablement condamnée.

Cet empirisme a eu des conséquences fatales dans les trois
questions capitales : la politique intérieure de l’U .R.S.S., la
révolution chinoise et le comité anglo-russe. Il s’est également
manifesté dans le même sens mais d’une manière moins funeste
quant aux conséquences immédiates dans toutes les questions de
la politique de l’Internationale communiste.

Dans les problèmes intérieurs de !’U.R.S.S., la politique de
glissement a été caractérisée de façon suffisamment complète
dans la Plate-forme des bolcheviks-léninistes (Opposition) 145 •

Nous sommes obligés de nous borner ici à y faire référence. La
Plate-forme reçoit aujourd’hui une sorte de confirmation des plus
inattendues ; toutes les tentatives de la direction actuelle du
V.K.P. (b) pour échapper aux conséquences de la politique de
1923-1928 sont basées sur des citations presque textuelles puisées
dans la Plate-forme dont les auteurs et les partisans sont dispersés
dans les prisons et les lieux d’exil. Le fait que les dirigeants
actuels aient recours à la Plate-forme par fragments sans mettre
aucun esprit de suite dans leurs actes, rend le nouveau revire-
ment à gauche extrêmement instable. Mais en même temps il
valorise d’autant plus la Plateorme qui exprime dans son
ensemble la position de Lénine.

Quant à la question chinoise, nous sommes obligés de la
soumettre à une analyse plus minutieuse dans un chapitre spécial
(le troisième), étant donné son importance décisive pour l’Inter-
nationale communiste et parce que, dans la Plate-/orme, il est
présentée sous un jour insuffisant, incomplet et parfois même
d’une façon vraiment inexacte due à Zinoviev 146 •

En ce qui concerne le comité anglo-russe, troisième question
par ordre d’importance dans l’expérience stratégique acquise par
l’I.C. au cours des dernières années, après tout ce qui a été dit
par l’Opposition dans une série d’articles, de discours, de thèses,
il ne nous reste plus qu’à dresser ici un court bilan.

Le point de départ du comité anglo-russe fut, comme nous
l’avons déjà vu, une aspiration impatiente à passer par-dessus le
jeune parti communiste qui se développait trop lentement. Cela a
donné à toute l’expérience, dès avant la grève générale, un
caractère erroné.

On considérait le comité anglo-russe non comme une
coalition conjoncturelle au sommet qui était appelée à être brisée
et le serait spectaculairement à la première épreuve sérieuse, afin
de compromettre le Conseil général ; non, on l’envisageait- et
pas seulement Staline, Boukharine, Tomsky, etc., mais aussi
Zinoviev - comme un « bloc amical » de longue durée, un
instrument destiné à révolutionner systématiquement les masses
ouvrières anglaises ; on voyait dans ce comité, sinon la porte, du
moins le seuil par où devrait passer la révolution du prolétariat
anglais. De plus en plus, le comité anglo-russe, qui était une
entente conjoncturelle, devenait un organisme intangible, au-
dessus de la lutte des classes. On le vit clairement pendant la
grève générale.

Le mouvement des masses, entrant ouvertement dans une
phase révolutionnaire, rejeta dans le camp de la réaction
bourgeoise les politiciens travaillistes libéraux qui étaient allés un
peu à gauche. C’est sciemment et ouvertement qu’ils trahirent la
grève générale ; puis ils sabotèrent et trahirent la grève des
mineurs. Le réformisme renferme toujours la possibilité d’une
trahison. Mais cela ne signifie pas encore que réformisme et
trahison s’identifient à tout moment. Il peut y avoir des accords
provisoires avec les réformistes quand ils font un pas en avant.

Mais lorsque, effrayés par le mouvement des masses, ils le
trahissent, le maintien de la coalition avec eux revient à tolérer
les traîtres et dissimuler leur trahison, ce qui est un crime.

La grève générale avait pour objectif d’exercer, par la force
de cinq millions d’ouvriers, une pression unie contre les indus-
triels et l’Etat, la question de l’industrie du charbon étant le
problème le plus important de la politique de l’Etat. Par la
trahison de la direction, la grève fut sabotée dès la première
étape. C’était une énorme illusion, après cela, que de croire que
la grève économique des mineurs, désormais seule, isolée,
obtiendrait ce que la grève générale n’avait pas obtenu. C’est en
cela que résidait la force du conseil général. Par un froid calcul, il
a mené les mineurs à la défaite pour que d’importantes couches
d’ouvriers se convainquent ainsi que les directives des Judas du
Conseil général étaient « justes » et « raisonnables ».

Le maintien de la coalition amicale avec celui-ci, l’aide
apportée en même temps à la grève économique des mineurs
isolée et se prolongeant, et que le conseil général combattait,
semblaient des manœuvres calculées d’avance pour permettre
aux dirigeants des trade-unions de se tirer avec un minimum de
pertes de ces épreuves terribles.

Les syndicats russes ont joué du point de vue révolutionnaire
un rôle tout à fait négatif et particulièrement piteux. Il va de soi
qu’il fallait aider la grève économique, même quand elle fut
isolée : entre révolutionnaires, il ne peut pas y avoir divergence
sur ce point. Mais ce secours ne devait pas avoir seulement un
caractère financier, mais aussi un caractère révolutionnaire,
politique. Les syndicats russes devaient dire ouvertement à la
fédération des mineurs et à la classe ouvrière anglaise tout
entière que la grève des mineurs n’avait de chance sérieuse de
réussir qu’au cas où, par son obstination, sa ténacité, son
envergure, elle était prête à frayer la voie à une nouvelle
explosion de la grève générale. On ne pouvait y arriver qu’en
luttant directement et ouvertement contre lC ? Conseil général,
agence du gouvernement et des patrons de l’industrie charbon-
nière. La lutte pour transformer la grève économique en grève
politique aurait dû signifier une guerre furieuse, politique et
d’organisation, contre le Conseil général ; le premier pas sur cette
voie aurait dû être la rupture du comité anglo-russe, devenu un
obstacle réactionnaire, un boulet aux pieds.

Aucun révolutionnaire qui pèse ses paroles n’affirmera
qu’en marchant dans cette direction la victoire était assurée. Mais
il n’était possible d’y arriver qu’en suivant cette voie. Une
éventuelle défaite aurait été subie sur un chemin qui pouvait par
la suite mener à la victoire. Une telle défaite instruit, c’est-à-dire
qu’elle renforce les idées révolutionnaires dans la classe ouvrière.

Au contraire, en ne soutenant que financièrement une grève
corporative qui traînait en longueur et finit par apparaître comme
sans issue - corporative par ses méthodes, révolutionnaire et
politique par ses buts - on ne faisait qu’amener de l’eau au
moulin du conseil général qui attendait tranquillement la fin de la
grève par épuisement pour prouver qu’il« avait raison ». Il va de
soi qu’il n’était pas facile d’attendre plusieurs mois en faisant
ouvertement le jaune. C’est précisément dans cette période
critique que le Conseil général avait besoin d’un camouflage
politique devant les masses : ce fut le comité anglo-russe. Ainsi
les questions de lutte de classes à mort entre le capital et le
prolétariat anglais, entre le Conseil général et les mineurs,
semblaient se convertir en problèmes relevant de la discussion
amicale entre alliés d’une même coalition, conseil général et
direction syndicale russe, sur la voie la meilleure à suivre dans le
moment présent : celle de l’accord ou celle de la lutte économi-
que isolée. La grève se termina inévitablement par un accord,
c’est-à-dire qu’elle trancha tragiquement la « discussion » ami-
cale en faveur du Conseil général.

Toute la politique du comité anglo-russe, en raison de son
orientation fausse, a été, du début à la fin, celle de l’appui au
Conseil général, du soutien au Conseil général, du renforcement
du Conseil général. Même le fait que la grève fut très longtemps
soutenue financièrement grâce à l’esprit de sacrifice des ouvriers
russes, ne servit ni les mineurs ni le parti communiste anglais,
mais toujours ce même Conseil général. A la suite du plus grand
mouvement révolutionnaire que l’Angleterre ait connu depuis le
chartisme 147 , le parti communiste anglais n’a guère progressé,
tandis que le Conseil général est plus solidement établi qu’avant
la grève générale.

Tels sont les résultats de cette « manœuvre stratégique »
unique en son genre.

Pour expliquer l’entêtement dont on fit preuve pour mainte-
nir la coalition avec le Conseil général - qui alla même jusqu’à
ramper devant lui lors de la honteuse conférence de Berlin en
avril 1927, on eut recours encore et toujours à la« stabilisation ».

Si la révolution tarde à venir, on doit se cramponner même à
Purcell. Cet argument, qui paraît extraordinairement profond à
un fonctionnaire soviétique ou à un trade-unioniste du type de
Melnitchansky 148 , constitue en réalité un échantillon parfait
d’empirisme aveugle, aggravé au surplus par la scolastique. Que
signifie la « stabilisation » appliquée à l’économie et à la politi-
que anglaise, surtout en 1926-1927 ? Développement des forces
de production ? Amélioration de la situation économique ?

Espoirs accrus pour l’avenir ? Aisance relative et calme des
masses ouvrières ? Absolument pas. La prétendue stabilisation
du capitalisme britannique repose entièrement sur la force
conservatrice des vieilles organisations ouvrières, dans toutes
leurs tendances et nuances, face à la faiblesse et à l’indécision du
parti communiste anglais. La révolution est complètement mûre
sur le plan des rapports économiques et sociaux en Angleterre.

La question se pose uniquement au point de vue politique. Les
principales assises de la stabilisation sont constituées par l es
sommets du Labour Party et des trade-unions qui, en Angleterre,
forment un tout mais pratiquent la division du travail. Compte
tenu de l’état d’esprit des masses ouvrières pendant la grève
générale, le rôle principal dans le mécanisme de la stabilisation
capitaliste a été joué, non plus par MacDonald et Thomas 149 ,
mais par Pugh 150 , Purcell, Cook et Cie. Ils agissent et Thomas
complète. Sans Purcell, Thomas perd tout point d’appui et
Baldwin 151 en même temps que Thomas. Le « gauchisme » de
Purcell, faux, diplomatique, de mascarade, qui fraternise tour à
tour ou simultanément avec les gens d’Eglise et avec les
bolcheviks, qui est toujours prêt non seulement à battre en
retraite, mais encore à trahir, voilà qui constitue le principal frein
à la révolution en Angleterre. La stabilisation, c’est le purcel-
lisme. On saisit par là l’absurdité théorique de l’opportunisme
aveugle quand il justifie par une illusoire « stabilisation » son
bloc politique avec Purcell. Mais, pour ébranler la stabilisation, il
fallait d’abord battre en brèche le purcellisme. Dans ces condi-
tions, conserver devant les masses ouvrières ne fût-ce que
l’ombre d’une solidarité avec le Conseil général, c’était le plus
grand des crimes, la pire des hontes.

Même la stratégie la plus juste n’amène pas toujours la
victoire. Pour savoir si un projet stratégique est juste, on vérifie
s’il suit exactement la ligne de progression des forces de classes,
s’il apprécie de façon réaliste les éléments de cette progression.
La défaite la plus pénible, la plus honteuse et la plus funeste pour
un mouvement - la défaite typiquement menchevique - est
celle qui est due à une fausse analyse des classes, une sous-
estimation des facteurs révolutionnaires, une idéalisation des
forces ennemies. Nos défaites en Chine et en Angleterre ont été
de ce genre.

Qu’attendait-on du comité anglo-russe, pour l’U .R.S.S. ?

En juillet 1926, Staline nous enseignait au plénum du comité
central et de la commission centrale de contrôle réunis :

« La tâche de ce bloc - le comité anglo-russe -
consiste à organiser un vaste mouvement de la classe
ouvrière contre de nouvelles guerres impérialistes et en
général contre toute intervention contre notre pays venant
plus particulièrement d’une des plus fortes puissances
impérialistes d’Europe, l’Angleterre. »

Et tout en nous enseignant à nous, oppositionnels, qu’il faut
avoir « le souci de défendre la première République ouvrière du
monde contre l’intervention » - naturellement nous ne le
savions pas-, Staline ajoutait :

« Si les syndicats réactionnaires anglais sont prêts à
former avec les syndicats révolutionnaires de notre pays
une coalition contre les impérialistes contre-révolution-
naires du leur, pourquoi n’approuverait-on pas ce bloc ? »

Si des « syndicats réactionnaires » étaient capables de lutter
contre leurs impérialistes, ils ne seraient pas réactionnaires.

Staline ne distingue plus la ligne de démarcation qui sépare les
notions de réactionnaire et de révolutionnaire. Par routine, il
qualifie les syndicats d’Angleterre de « réactionnaires », en
réalité il nourrit au sujet de leur « esprit révolutionnaire » de
piteuses illusions.

A la suite de Staline, le comité de Moscou de notre parti
faisait la leçon aux ouvriers de notre ville :

« Le comité anglo-russe peut et doit jouer, et sans
aucun doute jouera un rôle énorme dans la lutte contre
toutes sortes d’interventions dirigées contre !’U.R.S.S. Il
devient le centre d’organisation des forces internationales
du prolétariat, luttant contre les tentatives en tout genre de
la bourgeoisie internationale pour provoquer une nouvelle
guerre » 152 •

Que répondait !’Opposition ?

« Plus la situation internationale se tendra, et plus le
comité anglo-russe se transformera en instrument de
l’impérialisme britannique et international. »

Au même plénum, Staline qualifia de« passage du léninisme
au trotskysme » cette critique des espoirs staliniens placés en
Purcell, considéré comme l’ange gardien de l’Etat ouvrier.

« Vorochilov 153 : C’est juste.

Une voix : Vorochilov a mis son sceau.

Trotsky : Heureusement qu’on retrouvera tout ça dans
le compte rendu sténographique. »

Oui, tout cela se trouve dans le compte rendu sténographi-
que du plénum de juillet où des opportunistes aveugles, grossiers
et déloyaux ont eu l’audace d’accuser !’Opposition de « défai-
tisme ».

Ce dialogue, que je suis obligé de citer d’après mon ancien
article « A quoi s’attendait-on et qu’a-t-on obtenu ? », offre une
leçon de stratégie infiniment plus riche d’enseignements que le
texte pour séminaires concernant la stratégie qui est dans le
« Projet de programme ». La question A quoi s’attendait-on et
qu’a-t-on obtenu ? est en général le principal critère en matière de
stratégie. Il faut au vie congrès l’appliquer à toutes les questions
qui ont figuré à l’ordre du jour ces dernières années. On verra
alors de façon indiscutable que la stratégie du comité exécutif
l’Internationale communiste surtout à partir de 1926, est celle des
quantités imaginaires, des calculs faux, les illusions sur l’ennemi,
de la persécution des militants les plus purs et les plus fermes,
c’est, en un mot, la stratégie du centrisme pourri.

9. Du Caractère de manœuvre de la stratégie révolutionnaire

Il est à première vue impossible de comprendre pourquoi le
projet de programme passe totalement sous silence le problème
de la manœuvre et de la « souplesse » dans la stratégie bolchevi-
que. De toute cette question immense, un seul point est
examiné : les accords avec la bourgeoisie indigène des colonies.
Cependant, pendant la dernière période, l’opportunisme,
qui décrivait des zigzags de plus en plus marqués vers la droite,
est surtout intervenu sous le couvert de l’étendard de la
manœuvre dans la stratégie. Le refus de tout compromis sans
principe fut qualifié de manque de « souplesse ». La majorité
proclamait que son principe fondamental était la manœuvre.
Zinoviev, dès 1925, manœuvrait avec Radié et LaFollette. Staline
et Boukharine manœuvrèrent ensuite avec Tchiang Kaï-chek,
avec Purcell, avec le koulak. L’appareil a manœuvré sans cesse
avec le parti. Zinoviev et Kamenev manœuvrent maintenant avec
l’appareil.

Dans la routine quotidienne du bureaucratisme a surgi tout
un corps de spécialistes de la manœuvre, composé d’hommes qui
ne furent jamais des militants révolutionnaires et qui s’inclinent à
présent devant la révolution avec d’autant plus d’enthousiasme
après qu’elle ait pris le pouvoir. Borodine manœuvre à Canton,
Rafès à Pékin, D. Petrovsky autour de la Manche 154 , Pepper aux
Etats-Unis, mais on peut le faire aussi en Polynésie. Martynov
manœuvre à distance mais peut le faire dans toutes les parties du
monde. On a formé des équipes entières de jeunes académiciens
de la manœuvre qui, par souplesse bolchevique, entendent
l’élasticité de leur propre échine. La tâche de cette école
stratégique consiste à obtenir par la manœuvre tout ce qui ne
peut être conquis que par la force révolutionnaire de la classe. De
même que chaque alchimiste du Moyen âge, malgré les échecs de
tous les autres, espérait fabriquer de l’or, de même, les stratèges
actuels de la manœuvre, chacun à son poste, espèrent tromper
l’histoire. Il va de soi qu’il ne s’agit pas au fond de stratèges, mais
de combinards bureaucratiques de toutes tailles, sauf la grande.

Certains d’entre eux, après avoir épié la façon dont le maître
tranche des petites questions se sont imaginés qu’ils possèdent
tous les secrets de la stratégie. Au fond, c’est en cela que réside
toute la doctrine des épigones. D’autres, après avoir appris de
seconde ou de troisième main les secrets des combines, après
s’être convaincus dans les petites choses qu’elles peuvent faire de
grands miracles, ont conclu qu’elles convenaient d’autant mieux
pour les grandes entreprises. Toutes les tentatives cependant
pour appliquer la méthode bureaucratique des combines à la
solution des grandes questions, sous prétexte qu’elle est incom-
parablement plus « économique » que celle de la lutte révolu-
tionnaire, n’ont pas manqué de provoquer de honteuses faillites :
la doctrine des combines, appliquée par l’appareil du parti et de
l’Etat a brisé l’échine des jeunes partis et des jeunes révolutions.
Tchiang Kaï-chek, Wang Jingwei, Purcell, le koulak, tous sont
jusqu’à présent sortis vainqueurs de toutes les tentatives de la
réduire par des « manœuvres ».

Cela ne veut pas dire qu’en général toute manœuvre est
inadmissible, c’est-à-dire incompatible avec la stratégie révolu-
tionnaire de la classe ouvrière. Mais il faut bien comprendre la
valeur auxiliaire, subordonnée, des manœuvres, à utiliser stricte-
ment en tant que moyens, par rapport aux méthodes de la lutte
révolutionnaire. Il faut comprendre une fois pour toutes qu’une
manœuvre ne peut jamais décider d’une grande cause. Si les
combinaisons semblent réussir avantageusement dans les petites
affaires, c’est toujours au détriment de celles qui sont impor-
tantes. Une juste manœuvre ne fait qu’aider la solution soit en
permettant de gagner du temps, soit en obtenant plus au prix
d’efforts moindres. Mais il est impossible d’esquiver par une
manœuvre les difficultés fondamentales.

La contradiction entre le prolétariat et la bourgeoisie est une
contradiction fondamentale. Voilà pourquoi essayer de brider la
bourgeoisie chinoise en recourant à des manœuvres personnelles
ou d’organisation, l’obliger à se soumettre à des plans prévus
dans des combinaisons, ce n’est pas procéder à une manœuvre,
mais c’est se leurrer soi-même de façon méprisable, bien qu’il
s’agisse d’une opération d’envergure. On ne peut pas tromper les
classes. C’est vrai pour toutes les classes si on considère les
choses sous l’angle historique le plus large, mais c’est vrai tout
particulièrement pour les classes dominantes, possédantes,
exploiteuses, instruites. Leur expérience du monde est si grande,
leur instinct de classe si exercé, leurs moyens d’espionnage si
divers, qu’en tentant de les tromper, en feignant d’être ce que
l’on n’est pas, on arrive en réalité à attirer dans le piège non ses
ennemis mais ses amis.

La contradiction entre l’U.R.S.S. et le monde capitaliste est
une contradiction fondamentale qu’on ne saurait esquiver par des
manœuvres. Par des concessions claires et ouvertement formu-
lées, au Capital, en exploitant les contradictions entre ses
différents secteurs, on peut prolonger une pause, gagner du
temps, dans des conditions bien déterminées et pas à tout
moment. Croire qu’il est possible de « neutraliser » la bourgeoi-
sie mondiale avant de construire le socialisme - c’est-à-dire
échapper, par quelques manœuvres, aux contradictions fonda-
mentales-, c’est se leurrer lourdement, c’est risquer la tête de la
République soviétique. Seule la révolution internationale peut
nous affranchir des contradictions fondamentales.

Une manœuvre de notre part peut consister, soit à faire une
concession à l’ennemi, soit à conclure un accord avec un allié
provisoire et toujours douteux, soit à effectuer en temps voulu
une retraite calculée afin de ne pas permettre à l’adversaire de
nous écraser la poitrine, soit à faire alterner revendications
partielles et mots d’ordre destinés à provoquer la scission dans le
camp adverse. Telles sont les principales formes de la manœuvre.

On peut encore en citer d’autres, qui sont secondaires. Mais
toute manœuvre n’est par nature qu’un simple épisode en rapport
à la ligne stratégique fondamentale de la lutte. Or, dans les
manœuvres autour du Guomindang et du comité anglo-russe (il
faut toujours les avoir sous les yeux comme échantillons achevés
de manœuvres mencheviques, non bolcheviques
, c’est précisé-
ment le contraire qui s’est produit : ce qui n’aurait dû être qu’un
épisode de tactique s’est enflé jusqu’à devenir la ligne stratégique
(lutte contre la bourgeoisie et les réformistes, s’est émietté en
une série d’épisodes restreints et secondaires de tactique, à
caractère surtout décoratif.

Quand on opère une manœuvre, il faut toujours partir de
l’hypothèse la moins favorable aussi bien en ce qui concerne
l’ennemi auquel on fait des concessions que l’allié peu sûr avec
qui on conclut un accord. Il ne faut jamais oublier que l’allié peut
dès le lendemain devenir un ennemi. C’est vrai même pour un
allié comme la paysannerie :

« Se méfier de la paysannerie, s’organiser indépen-
damment d’elle, être prêt à lutter contre elle, dans la
mesure où elle intervient sur une position réactionnaire ou
contre-révolutionnaire. » 155

Ce n’est nullement en contradiction avec la grande tâche
stratégique du prolétariat que Lénine, le premier, a étudiée en
théorie et réalisée en profondeur avec tant de géniale profon-
arracher les couches inférieures des paysans exploités à
l’influence de la bourgeoisie et les entraîner avec le prolétariat.

Mais l’histoire ne présente pas l’alliance du prolétariat et de la
paysannerie sous une forme achevée ; elle ne peut se créer par de
doucereuses manœuvres, de triviales coquetteries ou de pathéti-
ques déclarations. L’alliance du prolétariat et de la paysannerie
est une question de rapport des forces politiques et exige par
conséquent l’indépendance du prolétariat par rapport à toutes les
classes. Un allié doit d’abord être éduqué. On peut y arriver en
témoignant d’abord une attention profonde à tous ses besoins
historiques, progressistes, et ensuite une défiance systématique à
son égard, une lutte inlassable et implacable contre toutes ses
tendances anti-prolétariennes.

Le sens et les limites de la manœuvre doivent toujours être
nettement médités et soulignés. Une concession doit s’appeler
une concession et une retraite une retraite. Il est beaucoup moins
dangereux d’exagérer les concessions et retraites auxquelles on
est obligé que de les sous-estimer. Il faut maintenir la vigilance de
classe et la défiance systématique de son propre camp et non les
endormir.

L’instrument essentiel d’une manœuvre, comme en général
de toute action historique de la classe ouvrière est le parti. Mais il
n’est pas simplement un instrument docile entre les mains de
« maîtres » de la manœuvre. C’est un outil conscient, agissant
par lui-même. De façon générale, il est l’expression suprême de
l’action propre du prolétariat. Chaque manœuvre doit donc être
bien comprise par le parti dans le cours de son élaboration et de
son exécution. Il ne s’agit évidemment pas de secrets diplomati-
ques, militaires ou conspiratifs, c’est-à-dire de la technique de la
lutte de l’Etat prolétarien ou du parti prolétarien sous le régime
capitaliste. Il s’agit du fond politique de la manœuvre. Les
explications que l’on chuchote pour assurer que le cours de 1924-
1928 fut une grande manœuvre avec le koulak sont donc absurdes
et criminelles. On ne trompera pas le koulak. Il juge non d’après
les paroles, mais selon les actes, les impôts, les prix ; il calcule en
espèces. Mais la classe ouvrière, mais son propre parti, on peut
les tromper. Rien ne ronge aussi profondément l’esprit révolu-
tionnaire du parti prolétarien que les combinaisons sans principe
au cours de manœuvres réalisées dans son dos.

La règle la plus importante, inébranlable et invariable, à
appliquer dans toute manœuvre, est la suivante : ne te permets
jamais de fondre, de confondre ou d’entrelacer ton organisation
de parti avec celle d’un autre, si « amicale » soit-elle pour le
moment. Ne te permets jamais des démarches qui, directement
ou indirectement, ouvertement ou en secret, subordonnent ton
parti à d’autres partis ou aux organisations d’autres classes, qui
réduisent ta liberté d’action ou qui te rendent, même partielle-
ment, responsable de la ligne politique d’un autre parti. Ne te
permets jamais de confondre ton drapeau avec les leurs, et, à
plus forte raison, cela va sans dire, de t’agenouiller devant le
drapeau des autres.

La pire et la plus dangereuse des manœuvres, c’est celle que
commande l’impatience opportuniste et le désir de devancer le
développement de son propre parti, de sauter par-dessus les
étapes inévitables de son développement - c’est justement le cas
où il ne faut pas sauter par-dessus les étapes-, et qu’on exécute
en liant de façon superficielle, hypocrite, diplomatique, combi-
narde, en escrocs, des organisations et des éléments qui tirent à
hue et à dia. Pareilles expériences, toujours dangereuses, sont
fatales aux partis jeunes et faibles.

Dans la manœuvre comme dans la bataille, ce n’est pas la
sagesse stratégique - et moins encore la ruse des combinaisons
 qui décide du résultat : c’est le rapport des forces. De façon
générale, une manœuvre, même bien menée, fait courir à un
parti révolutionnaire un danger d’autant plus grand qu’il est
jeune et faible par rapport à ses ennemis, alliés ou semi-alliés.
Voilà pourquoi- et nous abordons ici le point le plus important
pour l’Internationale communiste - le parti bolchevique, loin de
commencer par des manœuvres, qu’il ne considérait pas comme
des panacées, n’y eut recours que quand il fut assez grand pour
les exécuter parce qu’il enfonçait alors profondément ses racines
dans la classe ouvrière, s’était renforcé, avait atteint la maturité
politique des idées. ’

Là où le bât blesse, c’est que les épigones de la stratégie
bolchevique présentent aux jeunes partis communistes l’esprit de
manœuvre et la souplesse comme la quintessence de cette
stratégie en les coupant de leur axe historique et de leurs
principes de base, réalisant ainsi des combinaisons qui ressem-
blent trop souvent à la course de l’écureuil dans sa roue. Ce n’est
pas la souplesse qui constitua - et qui d’ailleurs maintenant aussi
ne doit pas constituer - le caractère fondamental du bolche-
visme, mais sa fermeté d’airain. C’est précisément de cette
qualité, qu’il possédait et que les ennemis et adversaires lui
reprochaient, que le bolchevisme était à juste titre fier. Non pas
« optimisme » béat, mais intransigeance, vigilance, défiance
révolutionnaire, lutte pour chaque pouce de son indépendance :
voilà les traits essentiels du bolchevisme. C’est par là que doivent
commencer les partis communistes d’Orient et d’Occident. Ils
ont encore à conquérir le droit aux grandes manœuvres, en
préparant d’abord la possibilité matérielle et politique de leur
réalisation, à savoir la force, la solidité et la sévérité dans le choix
des moyens qu’utilise leur propre organisation.

Les manœuvres mencheviques menées autour du Guomin-
dang et du Conseil général sont dix fois criminelles parce qu’elles
se sont abattues sur les épaules encore fragiles des communistes
de Chine et d’Angleterre. Elles ont non seulement entraîné la
défaite de la révolution et de la classe ouvrière, mais elles ont
écrasé, affaibli, sapé l’instrument essentiel de la lutte future, les
jeunes partis communistes. En même temps, elles introduisaient
des éléments de démoralisation dans le plus vieux parti de
l’Internationale communiste : le parti communiste de !’U.R.S.S.
(bolchevique).

Le chapitre du projet qui parle de la stratégie est absolument
muet au sujet de la manœuvre, c’est-à-dire du cheval de bataille
qui a été enfourché avec prédilection au cours des dernières
années. Des critiques indulgents diront que ce silence, c’est déjà
bien. Mais ce serait commettre une grosse erreur que de
raisonner ainsi. Comme nous l’avons déjà montré par une série
d’exemples et comme nous allons bientôt le démontrer, le projet
de programme a malheureusement lui aussi un caractère de
manœuvre, au mauvais sens du terme, autrement dit dans le sens
combinard du terme. Le projet se livre à des manœuvres autour
du parti. Il camoufle certains de ses points faibles « derrière
Lénine » et passe les autres sous silence. C’est ainsi qu’il
escamote la question de la stratégie des manœuvres. Il n’est pas
possible actuellement d’aborder ce sujet sans toucher l’expé-
rience récente de la Chine et de l’Angleterre. La simple mention
de l’esprit de manœuvre évoque les images de Tchiang Kai-chek
et de Purcell. C’est ce que les auteurs ne veulent pas. Ils
préfèrent se taire sur leur thème favori et laisser les mains libres à
la direction de l’I.C. Mais c’est intolérable. Il faut lier les mains
des combinards et des candidats combinards. C’est à cela que le
programme doit servir. Sinon il est inutile.

Il faut que le chapitre sur la stratégie expose les règles
fondamentales qui définissent et délimitent la manœuvre, c’est-à-
dire le procédé auxiliaire employé contre l’ennemi de classe dans
la lutte révolutionnaire, qui ne peut être qu’une lutte à mort. On
peut formuler de façon plus concise et plus précise les règles
ébauchées ci-dessus qui reposent sur l’enseignement de Marx et
de Lénine. Mais il faut à tout prix les inclure dans le programme
de l’Internationale communiste.

10. La stratégie de la guerre civile

Le projet de programme passe rapidement sur la question de
l’insurrection :

« Cette lutte est soumise aux règles de l’art de la
guerre : elle présuppose un plan militaire, le caractère
offensif des opérations de combat, le dévouement sans
réserve et l’héroïsme du prolétariat. »

Ici le projet se borne à répéter en les résumant quelques
observations de Marx. Nous avons pourtant d’une part l’expé-
rience de la révolution d’Octobre et, de l’autre, celle des défaites
des révolutions hongroise et bavaroise, de la lutte en Italie en
1920, de l’insurrection en Bulgarie en septembre 1923, du
mouvement de 1923 en Allemagne, de 1924 en Esthonie, de la
grève générale anglaise en 1926, de l’insurrection des ouvriers de
Vienne en 1927, de la deuxième révolution chinoise en 1925-
1927. Le programme de l’I.C. doit caractériser de façon tout
aussi concrète et précise les préalables sociaux et politiques de
l’insurrection que les conditions et les méthodes stratégiques et
militaires propres à en assurer le succès. Rien ne dénonce mieux
le caractère superficiel et littéraire du document que le fait que le
chapitre consacré à la stratégie révolutionnaire évoque Comelis-
sen et certains guildistes (Orage, Hobson, G.D.H. Cole) 156 en
désignant tous par leurs noms, mais ne donne pas une caractéri-
sation générale de la stratégie du prolétariat à l’époque impéria-
liste et ne définit pas non plus les méthodes de lutte pour la
conquête du pouvoir sur la base de références historiques
vivantes.

En 1924, après l’expérience tragique de l’Allemagne, nous
avons de nouveau soulevé la question en demandant que l’I.C.
inscrive à l’ordre du jour et examine les problèmes de la stratégie
et de la tactique de l’insurrection et de la guerre civile en général.

« Il faut reconnaître que la question du moment de
l’insurrection est considérée comme sans importance par
beaucoup de communistes occidentaux qui ne se sont
toujours pas débarrassés de leur manière fataliste et passive
d’aborder les principaux problèmes de la révolution. Rosa
Luxemburg en est encore le type le plus représentatif et le
plus talentueux. Psychologiquement, cela se comprend
bien. Elle s’était pour ainsi dire formée dans la lutte contre
l’appareil bureaucratique de la social-démocratie et des
syndicats allemands. Inlassablement, elle avait démontré
que cet appareil étouffait l’initiative du prolétariat. Elle ne
voyait salut et issue que dans une irrésistible poussée des
masses balayant toutes les barrières et défenses édifiées par
la bureaucratie social-démocrate. La grève générale révo-
lutionnaire débordant toutes les rives de la société bour-
geoise était devenue pour Rosa Luxemburg synonyme de la
révolution prolétarienne. Cependant, quelle que soit sa
puissance, la grève générale ne résout pas le problème du
pouvoir, elle ne fait que le poser. Pour s’emparer du
pouvoir, il faut, prenant appui sur la grève générale,
organiser l’insurrection. Toute l’évolution de Rosa Luxem-
burg fait penser qu’elle aurait fini par l’admettre. Mais
quand elle quitta la scène, elle n’avait pas encore dit son
dernier mot, ni son avant-dernier. Cependant il existait
encore récemment dans le K.P.D. un très fort courant vers
le fatalisme révolutionnaire. La révolution approche,
disait-on, elle apportera l’insurrection et nous donnera le
pouvoir. Quant au parti, son rôle est, dans ce moment, de
faire de l’agitation révolutionnaire et d’en attendre les
effets. Dans de telles conditions, poser carrément la
question de l’insurrection, c’est arracher le parti à la
passivité et au fatalisme, c’est le confronter aux principaux
problèmes de la révolution, notamment l’organisation
consciente de l’insurrection pour chasser l’ennemi du
pouvoir.

Nous consacrons beaucoup de temps et d’efforts dans
le domaine théorique à la Commune de Paris de 1871 et
nous laissons tout à fait de côté la lutte du prolétariat
allemand qui a déjà acquis une précieuse expérience de la
guerre civile ; nous ne nous occupons par exemple presque
pas de l’expérience de l’insurrection bulgare du mois de
septembre dernier, et enfin, ce qui est le plus étonnant,
nous avons en quelque sorte remisé aux archives l’expé-
rience d’Octobre. [... )

Il faut étudier de la façon la plus minutieuse l’expé-
rience de la révolution d’Octobre, la seule révolution du
prolétariat qui ait triomphé jusqu’à présent. Il faut établir
un calendrier stratégique et tactique d’Octobre. Il faut
montrer comment les événements grandissaient vague par
vague, quelle répercussion ils avaient dans le parti, dans les
soviets, au comité central, dans l’organisation militaire.

Quelle signification avaient les hésitations qui se manifes-
taient au sein du parti ? Quelle était leur importance
relative dans l’envergure générale des événements ? Quel
était le rôle de l’organisation militaire ? Voilà un travail
d’une importance inappréciable. Ce serait un véritable
crime que de le remettre à plus tard. [... )

En quoi consiste donc cette tâche ? Il s’agit de compo-
ser un formulaire universel, ou un guide, un manuel, voire
une instruction concernant les questions de la guerre civile
et donc, en premier lieu, de l’insurrection armée, moment
capital de la révolution. Il faut faire le bilan de l’expérience
acquise, analyser le contexte, étudier les erreurs, mettre en
évidence les opérations les plus judicieuses, tirer les
conclusions nécessaires. Enrichirons-nous ainsi la science,
c’est-à-dire la connaissance des lois du développement
historique ou l’art comme ensemble des règles d’action
déduites de l’expérience ? Je pense que les deux en
profiteront. Mais notre but est strictement pratique ; il
s’agit d’enrichir l’art militaire révolutionnaire.

Nécessairement, une instruction de ce type aura une
architecture très complexe. Il faut, avant tout, présenter les
traits caractéristiques des préalables fondamentaux de la
conquête du pouvoir par le prolétariat. Nous sommes
encore ici dans le domaine de la politique révolutionnaire :
l’insurrection est bien la continuation de la politique, mais
par d’autres moyens. L’analyse des préalables de l’insurrec-
tion doit tenir compte des divers types de pays. Il en existe
certains où la population est à majorité prolétarienne et
d’autres où le prolétariat est une insignifiante minorité et
où la paysannerie a une prédominance absolue. Entre ces
deux pôles se situent des pays d’un type intermédiaire. Il
faudrait donc poser à la base d’une étude de ce genre au
moins trois " types " de pays : industriel, agraire et inter-
médiaire. L’introduction (qui traite des conditions préala-
bles de la révolution) doit justement caractériser les
particularités de chacun de ces types envisagés sous l’angle
de la guerre civile. Nous considérons l’insurrection d’un
double point de vue : d’une part comme une étape bien
définie du processus historique, comme une réfraction bien
déterminée des lois objectives de la lutte des classes, de
l’autre d’un point de vue subjectif ou actif : comment
préparer et réaliser l’insurrection pour assurer la victoire
avec le maximum de certitude ? » 157

Un important groupe de personnes réunies autour de la
société des sciences militaires entreprit en 1924 un travail collectif
pour élaborer des directives pour la guerre civile, à savoir un
guide marxiste sur les problèmes de heurt direct entre classes et
de lutte armée pour la dictature. Ce travail se heurta cependant
très vite à une résistance de l’I.C. -partie intégrante du système
général de la lutte contre le prétendu trotskysme ; puis cette
activité fut complètement interrompue. Il serait difficile de
concevoir démarche plus légère et plus criminelle. A l’époque
des tournants brusques, les règles de la guerre civile, comprises
au sens exposé plus haut, doivent faire partie de l’inventaire
connu de tout cadre révolutionnaire, et, cela va sans dire, des
dirigeants des partis. Il faut sans cesse que tous étudient et
complètent ces statuts et chacun doit les confronter à l’expérience
récente acquise dans son propre pays. Ce n’est que grâce à une
étude de cette sorte que l’on peut obtenir une certaine garantie,
aussi bien contre des mouvements de panique et de capitulation,
dans des moments qui exigent du courage, et une grande
résolution, que contre des cabrioles d’aventuriers dans des
périodes qui exigent prudence et circonspection.

Si de telles règles figuraient dans les livres qu’un communiste
doit étudier sérieusement, de même qu’il doit connaître les idées
fondamentales de Marx, d’Engels et de Lénine, des défaites
comme celles qui sont survenues au cours des dernières années et
qui n’étaient nullement inévitables, en particulier le coup d’Etat
de Canton, exécuté avec une légèreté d’esprit puérile, ne se
seraient pas produites. Le « Projet de programme » traite ces
questions en quelques lignes, avec presque autant de parcimonie
que le gandhisme aux Indes. Il va de soi qu’un programme ne
peut entrer dans les détails. Mais il doit poser le problème
nettement, en présenter les données fondamentales et faire
référence aux succès et aux erreurs les plus importants.
Indépendamment de cette tâche, à notre avis, le Vic congrès
doit, dans une résolution spéciale, charger le comité exécutif
d’élaborer des règles de la guerre civile, en forme de directives,
de l’expérience passée des victoires et des défaites.

11. Les problèmes du régime intérieur du parti

Les problèmes d’organisation du bolchevisme sont indissolu-
blement liés à ceux du programme et de la tactique. Le projet
n’effleure ce sujet qu’en passant, en exprimant la nécessité « de
l’ordre révolutionnaire le plus strict dans le centralisme démocra-
tique ». C’est l’unique formule qui définisse le régime intérieur
du parti, et en outre elle est tout à fait nouvelle. Nous savions que
le régime était basé sur les principes du centralisme démocrati-
que. Il assurait au parti théoriquement - et il en fut d’ailleurs
ainsi en pratique - la possibilité complète de discuter, de
critiquer, d’exprimer son mécontentement, d’élire, de destituer,
en même temps qu’il permettait une discipline d’airain dans
l’action dirigée par des organes de direction élus et révocables. Si
l’on entend par démocratie la souveraineté du parti sur tous ses
organes, le centralisme correspond à une discipline consciente,
judicieusement établie, garantissant la combativité du parti.

Maintenant, au-dessus de cette formule du régime intérieur
justifiée par tout le passé, une adjonction : « L’ordre révolution-
naire le plus strict. » Ainsi le parti a besoin non pas seulement de
centralisme démocratique mais d’un certain ordre révolutionnaire
dans ce dernier. Cette formulation attribue à l’idée nouvelle une
valeur propre et la place au-dessus du centralisme démocratique,
c’est-à-dire au-dessus du parti.

Que signifie donc cet ordre révolutionnaire - et « le plus
strict » - dominant démocratie et centralisme ? Il correspond à
un appareil du parti, indépendant ou tendant à être indépendant
du parti, à une bureaucratie trouvant sa fin dans sa propre
existence, qui veille à l’ « ordre »sans s’occuper de la masse du
parti, qui abolit la volonté du parti et lui porte atteinte si
l’ « ordre » l’exige, qui foule aux pieds les statuts, ajourne les
congrès, en fait des fictions.

Depuis longtemps et par des voies diverses, la pensée de
l’appareil s’est orientée vers cette formule de l’ « ordre révolu-
tionnaire ». Au cours des deux dernières années, nous avons vu
les représentants les plus responsables de la direction du parti
offrir bien des définitions nouvelles de la démocratie dans le
parti, qui se réduisent au fond à dire que démocratie ainsi que
centralisme signifient simplement soumission aux organes hiérar-
chiques supérieurs. Toute la pratique s’est fortement développée
en ce sens. Mais un centralisme avec une démocratie étranglée et
vide est un centralisme bureaucratique. Un« ordre » de ce genre
est évidemment obligé de se dissimuler derrière les formes et les
rites de la démocratie, il la fouaille par d’innombrables circulaires
d’en haut, lui ordonne l’autocritique sous la menace de l’arti-
cle 58 (158) , il lui démontre que les atteintes à la démocratie
émanent, non du centre directeur, mais des prétendus « exécu-
tants ». Or il est impossible d’exiger quoi que ce soit d’eux pour
la bonne raison que chaque « exécutant »- se trouve être le
dirigeant de tous ceux qui sont ses subordonnés ?

Ainsi la nouvelle formule, absolument inconsistante sur le
plan théorique, démontre par sa nouveauté et son incohérence
qu’elle a pour fonction de satisfaire certaines aspirations déjà
mûres. Elle consacre l’appareil bureaucratique qui l’a engendrée.

Cette question est indissolublement liée à celle des fractions
et des groupements. Quand un problème prête à discussion,
quand il y a divergence de vues, la direction et la presse officielle
non seulement du V.K.P. (b), mais aussi de l’I.C. et de toutes ses
sections, font immédiatement dévier le débat sur le plan du
problème des fractions et des groupements. La vie des idées dans
le parti ne saurait se concevoir sans groupements provisoires sur le
terrain idéologique.

Naturellement, les groupements sont un« mal », autant que
les divergences. Mais ce mal constitue une composante aussi
nécessaire de la dialectique de l’évolution du parti que les toxines
pour la vie de l’organisme humain.

La transformation des groupements en fractions organisées
et surtout fermées sur elles-mêmes est un mal plus grand encore.
L’art de diriger le parti consiste précisément à prévenir cette
transformation.

Au Xe congrès, alors que grondaient l’insurrection de
Cronstadt et les révoltes de koulaks, Lénine fit adopter une
résolution qui interdisait fractions et groupements. On entendait
par groupements non les tendances éphémères qui se constituent
inévitablement au cours du processus de la vie du parti, mais ces
mêmes fractions se faisant passer pour des groupements. La
masse du parti comprit clairement le danger mortel du moment :
elle soutint son chef en adoptant une résolution rude et implaca-
ble dans sa forme : interdiction des fractions et groupements 159 •
Mais le parti savait bien que c’était le comité central dirigé par
Lénine qui aurait à interpréter cette formule, qu’il n’y aurait pas
d’interprétation brutale et déloyale ni, à plus forte raison, d’abus
de pouvoir (voir à ce sujet le Testament de Lénine 160). Le parti
savait qu’un an plus tard, voire un mois, si le tiers du parti le
demandait, au congrès suivant, le parti vérifierait l’expérience
acquise et apporterait les rectifications nécessaires. La décision
du Xe congrès fut une mesure tranchante, due à la situation
critique du parti gouvernemental, alors qu’il effectuait un virage
dangereux, passant du communisme de guerre à la Nep. Cette
mesure tranchante fut entièrement justifiée par la suite, car elle
ne faisait que compléter une politique juste et perspicace qui
enleva toute base solide aux groupements constitués avant le
passage à la Nep 161 •

Mais la résolution du Xe congrès sur les fractions et les
groupements, qui exigeait déjà alors d’être interprétée et appli-
quée de façon judicieuse, ne constitue nullement un principe
absolu qui dominerait tous les autres besoins de développement
du parti, indépendamment du pays, de la situation et de
l’époque.

Après la disparition de Lénine, la direction du parti,
s’appuyant formellement sur la résolution du Xe congrès sur les
fractions et groupements, afin de se défendre contre toute
critique, étrangla de plus en plus la démocratie du parti et perdit
de vue en même temps, de plus en plus, le but immédiat, à savoir
la suppression de l’esprit fractionnel. La tâche n’est pas en effet
d’interdire les fractions, mais bien de faire en sorte qu’elles
n’existent plus. Pourtant, l’esprit de fraction n’a jamais encore
autant ravagé le parti, autant morcelé son unité que depuis que
Lénine a quitté la barre. Jamais comme à présent n’a régné, en
dehors même de ce morcellement, le faux monolithisme à 100 %
qui sert tout simplement à camoufler les méthodes d’étrangle-
ment de la vie du parti.

La fraction de l’appareil qui se dissimule aux yeux du parti
s’est formée dans le P.C. (b) dès avant le XIIe congrès.
Ultérieurement, elle adopta un type d’organisation à la carbo-
nari 162 , avec son comité central illégal (la « bande des sept ») 163 ,
ses circulaires, ses agents, son langage chiffré, etc. L’appareil du
parti choisit en son sein un ordre fermé sur lui-même et
incontrôlable, disposant des ressources exceptionnelles de l’ap-
pareil, non seulement du parti, mais aussi de l’Etat, transformant
un parti de masse en instrument de camouflage et faisant de
celui-ci un outil subalterne, utilisé dans des manœuvres d’intri-
gants.

Mais, plus cette fraction de l’appareil fermée sur elle-même
échappe résolument au contrôle de la masse du parti - toujours
plus diluée grâce à toutes sortes de « levées » et de « promo-
tions » 164, plus le processus d’émiettement en fractions, non
seulement à la base, mais au sein même de l’appareil, devient
âpre et profond. Etant donné la domination complète et illimitée
de l’appareil sur le parti, déjà réalisée à l’époque du XIIIe
congrès, les divergences qui apparaissent au sein de l’appareil lui-
même ne trouvent pas d’issue : appeler le parti à fournir la
véritable solution, ce serait de nouveau lui subordonner l’appa-
reil, trancher la question litigieuse en recourant aux méthodes de
la démocratie de l’appareil, c’est-à-dire en interrogeant les
membres de la fraction secrète : seul le groupement qui est
certain d’avance d’avoir la majorité dans l’appareil est enclin à
adopter cette solution. Comme corollaire, il arrive que de
nouvelles fractions se forment dans la fraction dominante de
l’appareil et qu’elles s’efforcent non pas tant d’obtenir la majorité
au sein de la fraction commune, mais de trouver des points
d’appui dans les institutions de l’appareil d’Etat. La majorité du
congrès du parti, on se l’assure automatiquement puisque l’on
peut convoquer le congrès au moment le plus propice et le
préparer comme on l’entend. C’est ainsi que se développe
l’usurpation du pouvoir par l’appareil, laquelle constitue le plus
terrible des dangers aussi bien pour le parti que pour la dictatur 
du prolétariat.

Après que la première campagne « anti-trotskyste » de
1923-1924 eût été menée jusqu’au bout au moyen des fractions et
de l’appareil, il s’est dessiné une profonde fêlure dans la fraction
secrète dirigée par la« bande des sept ». La cause fondamentale
s’en trouvait dans le mécontentement de classe de l’avant-garde
prolétarienne de Léningrad devant le glissement qui commençait
à se manifester aussi bien à l’égard des problèmes de la vie
intérieure du pays que des problèmes internationaux. Les
ouvriers avancés de Léningrad continuaient en 1925 l’œuvre
commencée par les prolétaires d’avant-garde de Moscou en
1923 (165) • Mais ces profondes tendances de classe ne purent se
manifester ouvertement dans le parti : elles se reflétèrent seule-
ment dans la lutte sourde qui se déroula au sein de la fraction de
l’appareil (166) •

En avril 1925, le comité central diffusa à travers tout le parti
une circulaire qui démentait les bruits prétendument répandus
par les « trotskystes »(!!) assurant qu’il existait, au sein du noyau
des « léninistes » - la « bande des sept » - certaines diver-
gences de vue sur la paysannerie. Ce n’est que par cette circulaire
que de plus nombreux cadres du parti apprirent l’existence réelle
de semblables divergences, ce qui ne les empêcha nullement de
continuer à tromper le parti en affirmant que l’Opposition portait
atteinte au monolithisme de la « garde de Lénine ». Cette
propagande battait son plein quand le XIVe congrès précipita sur
le parti les différends existant entre les deux tronçons de la
fraction régnante, informes et confus, mais profonds du fait de
leurs sources de classe. Les organisations de Moscou et de
Leningrad, c’est-à-dire les principales forteresses du parti, adop-
tèrent à leurs conférences à la veille du congrès des résolutions
diamétralement opposées. L’une comme l’autre le firent évidem-
ment à l’unanimité. Moscou expliquait ce miracle de l’ « ordre
révolutionnaire » par l’oppression exercée à Leningrad par
l’appareil, tandis que celui-ci retournait l’accusation contre
Moscou. Comme s’il avait existé une cloison étanche entre les
organisations de ces deux villes ! Dans les deux cas, l’appareil
décidait, démontrant par son monolithisme à 100 % que le parti
était absent au moment où l’on tranchait les questions fondamen-
tales de sa propre existence. Le XIVe congrès fut donc obligé de
fournir une solution aux nouvelles divergences surgies de pro-
blèmes essentiels et de recomposer la direction dans le dos du
parti qui n’avait pas été consulté. Le congrès ne put faire
autrement que d’abandonner immédiatement le soin de trouver
cette solution à une hiérarchie soigneusement sélectionnée de
secrétaires du parti. Le XIVe congrès a posé un nouveau jalon
dans la voie de la liquidation de la démocratie du parti par les
méthodes de l’« ordre », c’est-à-dire du bon plaisir de la fraction
camouflée de l’appareil. L’étape suivante s’est déroulée récem-
ment. L’art de la fraction régnante consiste à placer chaque fois
le parti en présence d’une résolution déjà adoptée, d’une
situation irréparable, d’un fait accompli.

Cependant, cette phase nouvelle, plus élevée, « de l’ordre
révolutionnaire » n’a nullement signifié la liquidation des frac-
tions et des groupements. Au contraire, ils se sont développés de
façon extraordinaire, leurs rapports se sont aggravés, aussi bien
dans la masse du parti que dans l’appareil lui-même. En ce qui
concerne le parti, le châtiment bureaucratique infligé aux grou-
pements est devenu de plus en plus sévère et, signe d’impuis-
sance, il alla jusqu’à s’abaisser dans l’infamie de l’affaire de
l’officier de Wrangel 167 et de l’article 58. Simultanément, le
processus d’un nouvel émiettement de la fraction régnante elle-
même se poursuivait et se développe encore à présent. On ne
manque certes pas aujourd’hui non plus de fausses manifesta-
tions de monolithisme et de circulaires témoignant de l’unanimité
complète des sphères dirigeantes. En réalité, la lutte sourde,
acharnée, parce que sans issue, qui se déroulait dans les appareils
fermés des fractions, a pris, à en juger par tous les symptômes, un
caractère extrêmement tendu et mène le parti vers on ne sait
quelle explosion nouvelle.

Telles sont la théorie et la pratique de l’ « ordre révolution-
naire » qui, inévitablement, se transforment en théorie et prati-
que de l’usurpation.

Depuis longtemps toutefois, ces choses ne se limitent pas à
l’Union soviétique. En 1923, la campagne dirigée contre l’esprit
de fraction reposait avant tout sur l’argument selon lequel les
fractions sont des embryons de parti. Or, dans un pays où la
paysannerie a la majorité écrasante et qui est encerclé par les
capitalistes, la dictature du prolétariat n’admet pas la liberté des
partis 168 • En soi, cette thèse est absolument juste. Mais elle exige
aussi une politique juste et un régime approprié. Il est clair
pourtant qu’en posant ainsi la question, l’on renonçait à étendre
les résolutions du Xe congrès du P.C. (b), parti gouvernemental,
aux P.C. des Etats bourgeois. Mais le régime bureaucratique a sa
logique qui le dévore lui-même. S’il n’admet pas de contrôle
bureaucratique dans le parti soviétique, il ne le tolère pas
davantage dans l’I.C. qui, du point de vue formel, domine le P.C.
(b). Voilà pourquoi la direction a transformé en principe
universel son interprétation et son application brutale et déloyale
de la résolution du xe congrès, qui correspondait aux conditions
précisément déterminées de l’U.R.S.S. au moment considéré :
elle l’a étendue à toutes les organisations du globe terrestre.

Le bolchevisme a toujours été fort parce qu’il était concret
au point de vue historique lorsqu’il élaborait ses formes d’organi-
sation. Pas de schémas arides. En passant d’une étape à l’autre,
les bolcheviks modifiaient radicalement la structure de leur
organisation. Pourtant, à présent, le seul et même principe de
l’ « ordre révolutionnaire » est appliqué à la fois au puissant parti
de la dictature du prolétariat, au K.P.D. qui constitue une force
politique sérieuse, au parti chinois qui est brusquement entraîné
dans le tourbillon de la lutte révolutionnaire, au petit groupe
propagandiste qu’est le parti aux Etats-Unis. Il suffit qu’il
surgisse dans ce dernier des doutes quant à la justesse des
méthodes imposées par le Pepper du moment pour que des
châtiments frappent les sceptiques pour esprit fractionnel. Un
jeune parti, qui est un organisme politique tout à fait embryon-
naire, sans liaison véritable avec les masses, sans expérience de
direction révolutionnaire, sans entraînement théorique, est déjà
entièrement affublé de tous les attributs de l’ « ordre révolution-
naire »qui lui vont comme l’armure du père à son fils de six ans.

Le parti communiste de l’U.R.S.S. a une expérience révolu-
tionnaire des plus riches dans le domaine des idées. Mais, comme
l’ont montré les dernières années, lui non plus ne peut pas vivre
un seul jour impunément en se bornant à consommer les intérêts
de son capital : il doit constamment le reconstituer et l’augmen-
ter : ce n’est possible que par le travail théorique collectif du
parti. Que dire alors des P.C. étrangers, nés il y a seulement
quelques années, qui ne font encore que traverser leur période
primaire d’accumulation des connaissances théoriques et des
méthodes d’action ? Sans liberté véritable dans la vie du parti,
sans liberté de discussion, sans liberté d’élaborer collectivement,
y compris au sein de groupements de la voie à suivre, ces partis
ne deviendront jamais une force révolutionnaire décisive.

Avant le Xe congrès, où a été décidée l’interdiction des
fractions, le parti communiste de l’U.R.S.S. a vécu deux décennies
sans connaître cette interdiction. Ce sont justement ces deux
décennies qui l’ont éduqué de telle sorte que, devant un
revirement des plus difficiles, il sut accepter et supporter les
sévères résolutions du xe congrès. Or les partis communistes
occidentaux commencent directement par là.

Lénine, et nous avec lui, redoutions avant tout que le parti
communiste russe, disposant de puissantes ressources d’Etat,
exerce une influence excessive, écrasante, sur les jeunes partis
d’Occident qui venaient de s’organiser. Inlassablement, Lénine a
mis en garde contre un accroissement prématuré du centralisme
lisme contre des gestes exagérés du comité exécutif et de son
présidium en ce sens, et surtout contre des formes et méthodes
d’assistance qui se transformeraient en pure et simple prise de
commandement, n’admettant aucun appel.

La rupture s’est produite en 1924 sous le vocable de
« bolchevisation ». Si l’on entend par bolchevisation l’épuration
du parti par l’élimination des éléments et des habitudes étran-
gères, celle des fonctionnaires social-démocrates accrochés à leur
poste, des francs-maçons, des démocrates pacifistes, des confu-
sionistes spiritualistes, etc., alors cette besogne a été réalisée
dès le premier jour d’existence de l’Internationale communiste :
au IVe congrès, elle revêtit des formes particulièrement actives à
l’égard du parti communiste français. Mais cette bolchevisation
véritable était autrefois indissolublement liée à l’expérience
propre des sections nationales de l’I.C. et s’étendait à partir de
cette expérience : elle avait pour pierre de touche les questions
de politique nationale qui s’élevaient jusqu’à devenir des pro-
blèmes internationaux. La « bolchevisation » de 1924 ne fut
qu’une caricature. On mit le revolver sur la tempe des organisa-
tions dirigeantes des partis communistes en exigeant d’elles que,
sans information ni débat, elles prennent position tout de suite et
de façon définitive sur les divergences à l’intérieur du P.C. de
l’U.R.S.S. Elles savaient d’avance que, selon la position qu’elles
prendraient, elles resteraient dans l’I.C. ou en seraient chassées.

En 1924 pourtant, les P.C. européens n’étaient pas suffisam-
ment armés pour résoudre aussi vite les problèmes posés dans la
discussion russe où s’ébauchaient à peine, dans la nouvelle étape
de la dictature du prolétariat, deux tendances de principe.

Naturellement, après 1924, le travail d’épuration continuait à
être nécessaire et dans de nombreuses sections, des éléments
étrangers ont été à juste titre éliminés. Mais, considérée dans son
ensemble, la « bolchevisation » consistait à désorganiser chaque
fois les directions en train de se former dans les P.C. d’Occident
en utilisant comme un coin les différends entre Russes que
l’appareil d’Etat y enfonçait à coups de marteau. Tout cela se
dissimulait sous le drapeau de la lutte contre l’esprit de fraction.

S’il venait à se cristalliser au sein du parti de l’avant-garde
prolétarienne des fractions menaçant de le rendre pour long-
temps inapte au combat, il est bien évident que le parti serait
placé devant la nécessité de prendre une décision : faut-il laisser
au temps la possibilité d’opérer une vérification supplémentaire
ou bien faut-il reconnaître tout de suite que la scission est
inévitable ? Un parti de combat ne peut pas être une somme de
fractions tirant à hue et à dia. C’est là une vérité incontestable
sous cette forme générale. Mais utiliser la scission comme moyen
préventif contre les divergences, s’amputer de tout groupe ou
groupement qui fait entendre la voix de la critique, revient à la
transformation de la vie intérieure du parti en une succession
d’avortements. De telles méthodes, loin de contribuer à la
perpétuation et au développement de l’espèce, ne font qu’épuiser
l’organisme générateur, à savoir le parti. La lutte contre l’esprit
de fraction devient plus dangereuse que cet esprit lui-même.

Dans la situation présente, tous les pionniers et fondateurs
de presque tous les partis communistes du monde sont exclus de
l’Internationale, sans compter son ancien président 169 • Dans
presque tous les partis, les groupes qui en ont guidé le développe-
ment pendant deux périodes consécutives sont exclus ou écartés.

En Allemagne, le groupe Brandler n’a plus maintenant qu’un
pied dans le parti ; le groupe Maslow est de l’autre côté du seuil.
En France, les anciens groupes de Rosmer-Monatte, Loriot,
Souvarine 170 , sont exclus ; il en est de même pour le groupe
Girault-Treint qui fut à la direction pendant la période suivante.
En Belgique, on a exclu le groupe essentiel de van Overstrae-
ten 171 • Si le groupe Bordiga 172 qui a donné naissance au P.C.
italien, n’est qu’à moitié exclu, cela s’explique par les conditions
du régime fasciste. En Tchécoslovaquie, en Suède, en Norvège,
aux Etats-Unis, en un mot dans presque tous les partis du monde,
des événements à peu près du même ordre se sont produits
depuis la mort de Lénine 173 •

Il est incontestable que nombre d’exclus avaient commis des
fautes énormes : nous n’avons pas été les derniers à le signaler.
On ne peut pas davantage nier que nombre d’exclus, après avoir
été mis en dehors de l’I.C., sont dans une large mesure revenus à
leurs positions de départ, à la social-démocratie de gauche ou au
syndicalisme 174 • Mais la tâche de la direction de l’I.C. ne consiste
nullement à acculer automatiquement à une impasse les jeunes
dirigeants des partis nationaux et à vouer ainsi certains de ceux
qui les représentent à la dégénérescence idéologique. « L’ordre
révolutionnaire » de la direction bureaucratique est devenu un
terrible obstacle sur la voie du développement de tous les partis
de l’Internationale.

Les questions d’organisation sont inséparables de celles du
programme et de la tactique. Il faut bien comprendre qu’une des
sources les plus importantes de l’opportunisme dans l’I.C. est le
régime bureaucratique de son appareil et celui de son parti
dirigeant. Après l’expérience des années 1923-1928, personne ne
peut plus nier qu’en Union soviétique, la bureaucratie est
l’expression et l’instrument de la pression que des classes non
prolétariennes exercent sur le prolétariat. A ce sujet, le « Projet
de programme » de l’Internationale communiste donne une
formule juste quand il dit que les dépravations bureaucratiques
« surgissent inévitablement sur le terrain d’un manque de culture
des masses et d’influences de classe étrangères au prolétariat ».

C’est là que se trouve la clef qui permet de comprendre non
seulement la bureaucratie en général, mais son extraordinaire
accroissement au cours des cinq dernières années. Le degré de
culture des masses, tout en demeurant insuffisant, a grandi
pendant cette période, ce n’est pas douteux. On ne peut donc
chercher la cause de la progression de la bureaucratie que dans
l’accroissement des influences de classe étrangères au prolétariat.

Les P.C. d’Europe, c’est-à-dire essentiellement leurs noyaux
dirigeants alignent leurs organisations sur les poussées et les
regroupements qui se produisent dans le P.C. de !’U.R.S.S.

Aussi la bureaucratie des P.C.- étrangers n’est-elle dans une large
mesure que le reflet et le complément de celle du P.C. de
 !’U.R.S.S.

La sélection des dirigeants des P.C. étrangers s’est opérée et
s’opère encore d’après leurs aptitudes à accepter et approuver le
groupement le plus récent dans l’appareil du P.C. de !’U.R.S.S.

Ceux qui avaient le plus d’indépendance et de sens des responsa-
bilités, ceux qui n’acceptaient pas de se soumettre à des
changements effectués de façon strictement administrative, ont
été exclus du parti ou acculés à rejoindre la droite - souvent
prétendue droite - ou bien ont adhéré à !’Opposition de gauche.

C’est ainsi que le processus organique de la sélection, qui permet
la cohésion des cadres révolutionnaires sur la base de la lutte
prolétarienne, est interrompu, modifié, défiguré sous la direction
de l’Internationale communiste et parfois remplacé directement
par un tri administratif et bureaucratique d’en haut. Il est normal
que les dirigeants communistes les plus disposés à accepter des
décisions prises d’avance et à signer n’importe quelles résolu-
tions, l’aient fréquemment emporté sur des éléments ayant plus
l’esprit de parti et plus pénétrés du sentiment de la responsabilité
révolutionnaire. Le plus souvent, au lieu de choisir des révolu-
tionnaires stoïques et rigoureux, on a sélectionné ceux qui, en
bons bureaucrates, savaient s’adapter.

Tous les problèmes de la politique intérieure et internatio-
nale nous ramènent invariablement aux questions du régime
intérieur du parti. Il va de soi que les déviations qui nous ont
écartés de la ligne de classe dans les problèmes de la révolution
chinoise, du mouvement ouvrier anglais, de l’économie de
 !’U.R.S.S., des salaires, des impôts, etc., constituent en elles-
mêmes un danger des plus sérieux. Mais ce danger est décuplé
par l’impossibilité dans laquelle le parti, pieds et poings liés par le
régime bureaucratique, se trouve dans l’impossibilité de redres-
ser par des voies normales la ligne décidée au sommet. On peut
en dire autant de l’Internationale communiste. La résolution du
XIVe congrès du P.C. de !’U.R.S.S. sur la nécessité d’une
direction plus démocratique et plus collective de l’Internationale
communiste a été transformée en son contraire dans la pratique.
Le changement du régime intérieur de l’Internationale commu-
niste devient une question de vie ou de mort pour le mouvement
révolutionnaire international. Ce changement peut être atteint
de deux façons : ou bien parallèlement à un changement du
régime interne du P.C. de l’U.R.S.S. ou bien en luttant contre le
rôle dirigeant du P.C. de l’U.R.S.S. dans l’I.C. Il nous faut
tendre toutes nos forces pour faire prévaloir la première voie. La
lutte pour un changement du régime du P.C. de l’U.R.S.S. est
une lutte pour l’assainissement du régime de l’Internationale
communiste ; elle se propose aussi d’assurer la sauvegarde de nos
idées dans la direction de notre parti.

Il faut donc chasser impitoyablement du programme l’idée
même que les partis vivants et actifs puissent être subordonnés au
contrôle de « l’ordre révolutionnaire » d’une bureaucratie ina-
movible de parti et d’Etat. Il faut rendre au parti lui-même ses
propres droits. Il faut que le parti redevienne un parti. Il faut
l’affirmer dans le programme d’une façon qui ne laisse aucune
place à une justification théorique de la bureaucratie et des
tendances à l’usurpation.

12. Les causes des défaites de l’Opposition et les perspectives

A partir de l’automne 1923, l’aile gauche prolétarienne du
parti, qui a exposé ses vues dans toute une série de documents
dont le principal est la Plate- !orme des bolcheviks-léninistes
(Opposition) a été systématiquement détruite en tant qu’organi-
sation. Les procédés de répression étaient déterminés par le
caractère du régime interne du parti, de plus en plus bureaucrati-
que au fur et à mesure qu’augmentait la pression exercée par les
classes non prolétariennes contre le prolétariat. Le caractère
général de la période a permis la réussite de ces méthodes :
c’était l’époque où le prolétariat subissait de graves défaites et où
la social-démocratie reprenait vie tandis qu’au sein des partis
communistes se renforçaient les tendances centristes et opportu-
nistes, alors que, jusqu’aux tout derniers mois, le centrisme
glissait systématiquement vers la droite. La première répression
contre l’Opposition a été menée immédiatement après la défaite
de la révolution allemande dont elle fut en quelque sorte le
complément. Elle eût été impossible si le prolétariat allemand
avait triomphé, et ainsi renforcé de façon extraordinaire la
confiance de classe du prolétariat de l’U .R.S.S. et par consé-
quent sa capacité de résistance à la pression des classes bour-
geoises de l’intérieur et de l’extérieur et à la bureaucratie du parti
qui est leur courroie de transmission.

Pour éclairer le sens général des regroupements qui se sont
opérés dans l’Internationale communiste depuis la fin de 1923, il
serait de la plus haute importance d’examiner comment le groupe
dirigeant, aux différentes étapes de son glissement, expliquait ses
victoires d’ « organisation » sur !’Opposition. Il ne nous est pas
possible de faire ce travail dans le cadre de la critique du projet
de programme. Mais, pour atteindre notre but, il nous suffira
d’examiner comment fut comprise la première« victoire » rem-
portée contre !’Opposition en septembre 1924 d’après l’article où
Staline faisait ses débuts dans le champ des questions de politique
internationale :

« Il faut considérer la victoire décisive remportée dans
les partis communistes par l’aile révolutionnaire comme le
symptôme le plus sûr - écrivait Staline - des processus
révolutionnaires très importants qui ont lieu dans les profon-
deurs de la classe ouvrière. »

Et plus loin dans le même article :

« Si l’on ajoute à cela l’isolement total de la tendance
opportuniste au sein du P.C. russe, le tableau obtenu sera
complètement achevé. Le Ve congrès de l’I.C. n’a fait que
consolider la victoire de l’aile révolutionnaire dans les
sections fondamentales de l’I.C. 175 • »

Ainsi, la défaite de !’Opposition du parti communiste russe a
été présentée comme le résultat du fait que le prolétariat allait
vers la gauche, directement à la révolution, et, dans toutes les
sections, prend le dessus sur la droite. A présent, cinq années
après la plus grande des défaites du prolétariat international à
l’automne 1923, la Pravda est obligée de reconnaître que c’est
seulement maintenant qu’on commence à « remonter du creux
de la vague, l’apathie et la dépression qui commencèrent après la
défaite de 1923 et ont permis au capitalisme allemand de
renforcer ses positions » 17 •

Mais alors une question se pose, qui est nouvelle pour les
actuels dirigeants de l’I.C., sinon pour nous : il faut donc
expliquer l’échec de !’Opposition en 1923 et dans les années
suivantes par un déplacement de la classe ouvrière vers la droite
et non vers la gauche ? La réponse à cette question décide de
tout.

Celle qui a été donnée au Ve congrès de l’I.C. et plus tard
dans des discours et articles, était nette et catégorique : ce furent
le renforcement des éléments révolutionnaires du mouvement
ouvrier en Europe, le nouveau flot montant, l’approche de la
révolution prolétarienne, qui furent cause de la « débâcle » de
 !’Opposition de gauche.

Mais aujourd’hui, la cassure politique durable, brutale, qui
s’opéra vers la droite en 1923, et non vers la gauche, est un fait
établi, admis de tous, incontestable. Par conséquent, il est clair
que le déchaînement de la lutte contre l’Opposition et son
aggravation, avec les exclusions et déportations, est intimement
lié au processus politique de stabilisation de la bourgeoisie. Il est
vrai que ce processus a été interrompu au cours des quatre
dernières années par d’importants événements révolutionnaires.

Mais de nouvelles erreurs de la direction, plus cruelles encore
qu’en 1923 en Allemagne, ont chaque fois donné la victoire à
l’ennemi dans les pires conditions pour le prolétariat et le parti
communiste et créé ainsi de nouveaux facteurs de la stabilisation
bourgeoise. Le mouvement révolutionnaire international a subi
des défaites, et avec lui l’aile gauche prolétarienne du P.C. de
l’U .R.S.S. (bolchevik) et l’Internationale communiste ont essuyé
des échecs.

L’explication serait incomplète si nous n’ajoutions pas les
processus internes de l’économie et de la politique de l’U.R.S.S.
qui, partis de la Nep, se sont aggravés du fait que la direction ne
comprenait pas les problèmes de la « smytchka » entre villes et
campagnes, le déséquilibre de l’industrialisation et l’importance
de son approche sur la base d’une économie planifiée, etc.

L’augmentation de la pression économique et politique des
milieux petits-bourgeois et bureaucratiques dans le pays sur fond
de défaites de la révolution prolétarienne en Europe et en Asie,
voilà l’enchaînement historique qui, pendant ces quatre années,
s’est resserré comme un nœud coulant autour de la gorge de
l’Opposition. Celui qui ne le comprend pas ne comprend rien.

Nous avons dû, dans cet exposé, confronter presque à
chaque étape, la ligne appliquée et celle qui fut écartée sous le
nom de « trotskysme ». Le sens de cette lutte, son aspect
général, apparaissent tout à fait nettement aux yeux d’un
marxiste. Si les accusations partielles de « trotskysme »,
appuyées par une accumulation de citations réelles et imagi-
naires, s’étendant sur une période de 25 ans, pouvaient dérouter,
en revanche, un jugement cohérent et généralisé de la lutte dans
le domaine des idées livrée au cours des cinq dernières années,
montre que deux lignes se sont affirmées. L’une était consciente
et méthodique. Elle prolongeait et développait des principes
stratégiques léninistes dans leur application aux problèmes
intérieurs de !’U.R.S.S. et de la révolution mondiale. C’est celle
de l’Opposition. L’autre, inconsciente, contradictoire, hésitante,
glissant en zigzags, déviant du léninisme sous la pression des
forces de classe ennemies dans une période de reflux politique
international : c’est celle de la direction officielle. Quand les
hommes varient, ils abandonnent plus souvent, plus facilement,
des conceptions que des mots auxquels ils sont habitués. C’est la
loi générale des mutations dans le domaine des idées. Au fond, la
direction a révisé Lénine dans presque toutes les questions
fondamentales, mais elle faisait passer cette révision pour un
développement du léninisme et qualifiait de « trotskysme » ce
qui est son essence révolutionnaire, internationale, afin de se
camoufler non seulement en apparence mais même en son for
intérieur, afin de mieux s’adapter au processus de son propre
glissement.

Qui voudra comprendre cela ne nous fera pas le reproche
ridicule d’avoir lié la critique du projet de programme à la mise à
nu de la légende du trotskysme. Le présent projet a mûri dans
une époque imprégnée de cette légende. Ce sont avant tout ses
auteurs qui l’ont alimentée, l’ont prise comme point de départ,
jugeant tout à sa lumière. Aussi cette époque se reflète-t-elle
dans le projet.

Un nouveau chapitre extraordinairement instructif vient de
s’ajouter à l’histoire de la politique. On peut dire qu’il prouve la
force que peut avoir la création des mythes, ou, pour parler plus
simplement, la calomnie utilisée comme arme politique dans le
domaine des idées. L’expérience démontre qu’on ne doit pas
sous-estimer sa valeur. Nous sommes encore loin d’avoir accom-
pli « le saut qui fera passer du règne de la nécessité dans celui de
la liberté ». Nous vivons dans une société de classe qu’il est
impossible de concevoir sans obscurantisme, sans préjugés et
sans superstitions. Un mythe, qui correspond à certains intérêts
ou habitudes traditionnelles, peut toujours, dans une société
divisée en classes, acquérir une grande puissance. Néanmoins, en
se basant seulement sur un mythe, même planifié et disposant de
toutes les ressources de l’Etat, il est impossible de bâtir une
politique large, une politique révolutionnaire surtout, et plus
particulièrement à notre époque de ruptures brusques. La
création de mythes s’empêtre inévitablement dans ses propres
contradictions. Nous n’en avons cité qu’une petite partie, quoi-
que ce soit peut-être la plus importante. Tout à fait indépendam-
ment de savoir si les circonstances extérieures nous permettront
de mener jusqu’au bout notre analyse, nous comptons ferme-
ment que l’analyse objective des événements viendra étayer
l’analyse subjective.

La radicalisation des masses ouvrières d’Europe est un fait
indiscutable qui s’est manifesté au cours des dernières élections
parlementaires. Mais elle ne fait que traverser sa phase élémen-
taire. Elle est contrecarrée par des facteurs comme la défaite
récente de la révolution chinoise qui font le lit de la social-
démocratie. Nous n’avons pas l’intention de prédire ici la vitesse
à laquelle elle se fera. Il est clair en tout cas qu’elle ne deviendra
le signe précurseur d’une situation révolutionnaire nouvelle qu’à
partir du moment où l’attraction du parti communiste s’exercera
de plus en plus au détriment des grandes réserves de la social-
démocratie. Nous n’en sommes pas là. Mais nous y viendrons car
cela résulte d’une rigoureuse nécessité.

L’orientation incertaine actuellement suivie par la direction
de l’I.C. qui s’efforce de donner un coup de barre à gauche ne
concorde pas avec la politique menée à l’intérieur de l’U .R.S.S.
Or l’on ne voit pas se modifier le régime ni mettre un terme à la
lutte contre les éléments révolutionnaires qui ont résisté à toutes
les épreuves. Ce caractère contradictoire résulte non seulement
des difficultés intérieures de l’U .R.S.S. - ce qui confirme
entièrement l’opinion de !’Opposition - mais correspond aussi
tout à fait à la première phase de la radicalisation des masses
ouvrières d’Europe. L’éclectisme de la politique de la direction
de l’I.C., l’éclectisme du projet de programme, constituent en
quelque sorte un instantané de l’état actuel de la classe ouvrière
internationale poussée à gauche par les événements mais qui n’a
pas encore déterminé sa voie et qui a accordé plus de 9 millions
de suffrages à la social-démocratie allemande.

La future progression révolutionnaire correspondra à un
immense regroupement qui s’opèrera au sein de la classe
ouvrière et dans toutes ses organisations, y compris l’Internatio-
nale communiste. On ne voit pas encore clairement l’allure de ce
processus mais les voies de son évolution concrète sont nettes.
Les masses ouvrières, couche par couche, passeront de la social-
démocratie au communisme. L’axe de la politique communiste se
déplacera de la droite vers la gauche. La ligne bolchevique
conséquente au groupe qui a, depuis 1923, depuis la défaite du
prolétariat allemand, su remonter le courant sous une grêle
d’accusations et de persécutions, recueillera une sympathie
croissante.

Les méthodes d’organisation grâce auxquelles triompheront
dans l’Internationale communiste et par conséquent dans
l’ensemble du prolétariat international, les idées du léninisme
véritable qu’on ne peut contrefaire, dépendent pour une très
large part de la direction actuelle de l’Internationale communiste
et par conséquent directement du Vic congrès.

Cependant, quelles que soient les décisions de ce congrès -
nous sommes prêts au pire -, le jugement général qui résulte de
l’époque présente et de ses tendances internes, dont la cause a
été instruite en particulier par l’expérience des cinq dernières
années, nous dit que les idées de !’Opposition n’ont pas besoin de
se frayer un chemin en dehors de l’Internationale communiste.
Personne ne nous en fera dévier. Les idées que nous défendons
deviendront ses idées et elles trouveront leur expression dans le
programme de l’Internationale communiste.

III. BILAN ET PERSPECTIVES DE LA RÉVOLUTION CHINOISE :

SES ENSEIGNEMENTS POUR LES PAYS D’ORIENT

ET POUR L’INTERNATIONALE COMMUNISTE TOUT ENTIÈRE

C’est en analysant l’expérience, les erreurs et les tendances
de la révolution de 1905 que se sont définitivement constituées le
bolchevisme, le menchevisme et l’aile gauche de la social-
démocratie allemande et internationale. L’analyse de l’expé-
rience de la révolution chinoise a aujourd’hui la même impor-
tance pour le prolétariat international.

Pourtant cette analyse, loin d’être commencée, est interdite.

La littérature officielle s’occupe d’ajuster rapidement les faits aux
résolutions du comité exécutif de l’I.C. dont l’inconsistance s’est
pleinement manifestée. Le projet de programme arrondit autant
que possible les angles vifs du problème chinois, mais, pour
l’essentiel, il avalise la politique funeste suivie par le C.E. de
l’I.C. On substitue à l’analyse d’un des plus grands processus de
l’histoire une plaidoirie littéraire en faveur de schémas qui ont
fait faillite.

1. La nature de la bourgeoisie coloniale

Le Projet de programme dit :

« Des accords provisoires (avec la bourgeoisie indi-
gène des pays coloniaux ne sont admissibles que dans la
mesure où elle ne fait pas obstacle à l’organisation révolu-
tionnaire des ouvriers et des paysans et mène une lutte
effective contre l’impérialisme ? »

Cette formule, bien que délibérément intercalée dans une
proposition subordonnée, est une des thèses fondamentales du
projet, au moins pour les pays d’Orient. La proposition princi-
pale parle évidemment de « la libération (des ouvriers et des
paysans) de l’influence de la bourgeoisie indigène ». Cependant
nous ne jugeons pas en grammairien, mais en homme politique :
utilisant notre expérience propre, nous disons donc : « La
proposition principale n’a ici qu’une valeur secondaire, tandis
que la proposition subordonnée contient l’essentiel. Quant à la
formule dans son ensemble, c’est le nœud courant menchevique
passé autour du cou des prolétaires d’Orient. »

De quels accords provisoires parle-t-on ? En politique, de
même que dans la nature, tout est « provisoire ». Peut-être
s’agit-il d’ententes circonstancielles strictement pratiques ? Il va
de soi que nous ne pouvons pour l’avenir renoncer à de tels
accords rigoureusement délimités, portant sur des mesures
précises, servant chaque fois un but bien défini. Il en est ainsi par
exemple quand il s’agit de s’entendre avec des étudiants du
Guomindang pour organiser une manifestation anti-impérialiste
ou bien de secours versés par des marchands chinois aux grévistes
d’une concession étrangère. De pareils cas ne sont nullement
exclus à l’avenir, même en Chine. Mais alors, que viennent donc
faire ici des conditions politiques d’ordre général : « Pour autant
qu’elle (la bourgeoisie) ne s’oppose pas à l’organisation révolu-
tionnaire des ouvriers et des paysans et mène une lutte effective
(!) contre l’impérialisme ? »

L’unique « condition » de tout accord avec la bourgeoisie,
accord séparé, pratique, limité à des mesures à prendre, adapté à
chaque cas envisagé, consiste à ne pas mélanger les organisations
et les drapeaux, ni directement, ni indirectement, ni pour un
jour, ni pour une heure, à distinguer le rouge du bleu 177 , et ne
croire en aucune façon que la bourgeoisie soit capable - voire
disposée-de mener une lutte réelle contre l’impérialisme et à ne
pas faire obstacle aux ouvriers et aux paysans. L’autre condition
nous est absolument inutile pour des accords pratiques, portant
sur des mesures à prendre. Au contraire, elle ne pourrait que
nous être nuisible, brisant la ligne générale de notre lutte contre
la bourgeoisie, lutte qui ne s’arrête pas, même pendant la brève
période de l’ « accord ». On a dit depuis longtemps que des
ententes strictement pratiques, qui ne nous lient d’aucune façon,
qui ne nous obligent à rien du point de vue politique, peuvent, si
elles sont avantageuses à un moment donné, être conclues avec le
diable en personne. Mais il est absurde d’exiger en même temps
qu’à cette occasion le diable se convertisse totalement au christia-
nisme et se serve de ses cornes non contre les ouvriers et les
paysans, mais exclusivement pour des œuvres pieuses. En
présentant de telles conditions, nous agirions déjà, au fond,
comme les avocats du diable, et nous lui offririons de devenir ses
parrains.

En posant ces conditions absurdes, en embellissant d’avance
la bourgeoisie, le Projet de programme dut très clairement et
nettement - malgré le caractère diplomatiquement subordonné
de la proposition - qu’il s’agit précisément de coalitions
politiques de longue durée et non d’accords occasionnels conclus
pour des raisons pratiques en vue de mesures immédiates. Mais
que signifie dans ce cas exiger que la bourgeoisie lutte« effective-
ment » et « ne fasse pas obstacle » ? Formulons-nous ces condi-
tions à la bourgeoisie elle-même et exigeons-nous qu’elle fasse
publiquement une promesse ? Elle en fera autant qu’on voudra !

Elle enverra même ses délégués à Moscou, adhérera à l’Interna-
tionale paysanne, se joindra en tant que sympathisante à
l’Internationale communiste 178 , lancera des œillades à l’interna-
tionale syndicale rouge, en un mot promettra tout ce qui lui
permettra - avec notre aide - de mieux tromper, plus
facilement, plus complètement, ses ouvriers et ses paysans, en
leur jetant de la poudre aux yeux ... jusqu’à la première occasion,
comme celle qui leur a été offerte à Shanghai 179 •

Peut-être ne s’agit-il pas ici de promesses politiques de la
part de la bourgeoisie qui, répétons-le, en fera immédiatement,
s’assurant de la sorte notre garantie devant les masses ouvrières ?
Peut-être d’un jugement « objectif », « scientifique », porté sur
la bourgeoisie indigène, d’une expertise en quelque sorte« socio-
logique », des aptitudes de cette bourgeoisie à combattre et à
« ne pas faire obstacle » ? Hélas, comme en témoigne l’expé-
rience la plus récente, de pareilles expertises font habituellement
passer les experts pour des imbéciles. Ce ne serait rien s’il ne
s’agissait que des experts.

Aucun doute ne peut subsister : il est précisément question
dans le texte de politiques de longue durée. Il serait superflu
d’inclure la question des accords pratiques, circonstanciels, dans
le programme, il suffisait d’une révolution de tactique « sur le
moment actuel » traitant des mesures à adopter. Mais il s’agit de
justifier et de consacrer dans le programme l’orientation, suivie
hier, envers le Guomindang, qui mena à l’écrasement la seconde
Révolution chinoise et est capable d’en mener encore plus d’une
à sa perte 180 •

Conformément à la pensée de Boukharine, véritable auteur
du projet, on mise précisément sur une appréciation générale de
la bourgeoisie coloniale dont les aptitudes à combattre et à ne pas
faire obstacle doivent être prouvées non pas par son propre
serment, mais par un schéma strictement « sociologique », c’est-
à-dire le 1001ème schéma scolastique adapté à cette œuvre opportu-
niste.

Pour que la démonstration soit plus claire, citons ici le
jugement porté par Boukharine sur la bourgeoisie coloniale.

Après une référence au « fond anti-impérialiste » des révolutions
coloniales et à Lénine (tout à fait hors de propos), Boukharine
déclare :

« La bourgeoisie libérale a joué en Chine, pendant
nombre d’années et non pas seulement de mois, un rôle
objectivement révolutionnaire, puis s’est épuisée. Ce ne fut
nullement une « journée glorieuse » comparable à la
révolution libérale russe de 1905. »

Tout est faux ici du début à la fin. Lénine enseignait en effet
qu’il faut distinguer rigoureusement la nation bourgeoise oppri-
mée de celle qui opprime. Il en découle des déductions d’une
exceptionnelle importance, par exemple dans le cas d’une guerre
entre pays impérialiste et colonial. Pour un pacifiste, cette guerre
ressemble à n’importe quelle autre ; pour un communiste, la
guerre d’une nation coloniale contre une nation impérialiste est
une guerre bourgeoise-révolutionnaire. Lénine plaçait les mou-
vements de libération nationale, les insurrections coloniales et les
guerres des nations opprimées au niveau des révolutions démo-
cratiques bourgeoises en particulier du 1905 russe. Mais Lénine
ne mettait pas du tout, comme actuellement Boukharine après
son revirement à 180°, les guerres de libération nationale au-
dessus des révolutions bourgeoises démocratiques. Lénine exi-
geait la distinction entre la bourgeoisie du pays opprimé et celle
du pays oppresseur. Mais il n’a nulle part présenté ce problème
 et n’aurait pas pu le faire - en affirmant que la bourgeoisie
d’un pays non colonial à l’époque de la lutte pour la libération
nationale devait être plus progressiste et plus révolutionnaire que
la bourgeoisie d’un pays non colonial pendant une période de
révolution démocratique. Sur le plan théorique, rien ne l’exige.
L’histoire ne le confirme pas. Si pitoyable que soit le libéralisme
russe, bien que sa moitié de gauche - la démocratie petite-
bourgeoise, les s.r. et les mencheviks - fasse figure d’avorton, il
n’est guère possible d’affirmer que le libéralisme et la démocratie
bourgeoise en Chine aient montré plus d’élévation et de capacité
révolutionnaire que leurs homologues russes.

Présenter les choses comme si le joug colonial donnait
nécessairement un caractère révolutionnaire à la bourgeoisie
nationale, c’est reproduire à l’envers l’erreur fondamentale du
menchevisme, lequel estimait que la nature révolutionnaire de la
bourgeoisie russe avait absolument découler de l’oppression
absolutiste et féodale.

La question de la nature et de la politique de la bourgeoisie
est tranchée par toute la structure interne de classe de la nation
qui mène la lutte révolutionnaire, par l’époque historique à
laquelle se déroule cette lutte, par le degré de dépendance
économique, politique et militaire qui lie la bourgeoisie indigène
à l’impérialisme mondial dans son ensemble ou à une partie
déterminée de celui-ci, enfin - et c’est là l’essentiel - par le
degré d’activité de classe du prolétariat indigène et par l’état de
ses liens avec le mouvement révolutionnaire international.

Une révolution démocratique ou la libération nationale
peuvent permettre à la bourgeoisie d’approfondir et d’étendre les
possibilités d’exploitation. L’intervention autonome du proléta-
riat sur l’arène révolutionnaire menace de les lui enlever complè-
tement.

Voyons les choses de plus près. Les animateurs actuels de
l’I.C. répètent inlassablement que Tchiang Kaï-chek a fait la
guerre à l’impérialisme tandis que Kerensky (181) a marché la main
dans la main avec les impérialistes. Conclusion : il fallait mener
contre Kerensky une lutte implacable, alors qu’il fallait appuyer
Tchiang Kai-chek.

La liaison entre le kerenskysme et l’impérialisme est incon-
testable. On peut remonter en arrière et souligner que la
bourgeoisie russe « détrôna » Nicolas II (182) avec la bénédiction
des impérialistes anglais et français. Non seulement Milioukov-
Kerensky (183) soutinrent la guerre de Lloyd George-Poincaré (184) ,
mais aussi Lloyd George et Poincaré appuyèrent la révolution de
Milioukov-Kerensky d’abord contre le tsar, ensuite contre les
ouvriers et les paysans. Cela ne fait absolument aucun doute.

Mais comment les choses se passèrent-elles sur ce point, en
Chine ? La révolution de « février » s’accomplit en Chine en
1911. Ce fut un grand événement progressiste, bien qu’elle se soit
effectuée avec la participation la plus directe des impérialistes.

Sun Yat-sen (185) raconte dans ses Mémoires comment son organi-
sation, dans toute son activité, fut soutenue par l’ « aide » des
pays impérialistes, tantôt du Japon, tantôt de la France, tantôt
des Etats-Unis (186). Si en 1917, Kerensky continuait à participer à
la guerre impérialiste, la bourgeoisie chinoise, elle aussi, elle qui
était « nationale », « révolutionnaire », etc. appuya l’interven-
tion de Wilson (187) dans la guerre, espérant que l’Entente aiderait
à libérer la Chine. En 1918, Sun Yat-sen s’adressa aux gouverne-
ments de l’Entente (188) avec ses projets de relèvement économique
et de libération politique de la Chine. Il n’existe aucune raison
permettant d’affirmer que la bourgeoisie chinoise, dans sa lutte
contre la dynastie mandchoue, a fait preuve de plus de qualités
révolutionnaires que la bourgeoisie russe combattant le tsarisme,
ou bien qu’il y aurait une différence de principe entre l’attitude
adoptée à l’égard de l’impérialisme par Tchiang Kai-chek et par
Kerensky.

Mais, affirme le comité exécutif de l’I.C., Tchiang Kai-chek
a tout de même fait la guerre à l’impérialisme. Présenter les
choses de cette façon, c’est travestir grossièrement la réalité.
Tchiang Kai-chek a fait la guerre aux seigneurs de la guerre
chinois, agents de l’un des Etats impérialistes. Ce n’est pas du
tout la même chose que de faire la guerre à l’impérialisme. Même
Tan Pingshan le comprenait (189). Dans le rapport qu’il a présenté
au vue plénum de l’exécutif de l’I.C., fin 1926, il caractérisait de
la façon suivante la politique du centre du Guomindang qui avait
à sa tête Tchiang Kai-chek :

« Il a, dans le domaine de la politique internationale,
une attitude passive, dans le sens complet du terme ... Il est
enclin à ne lutter que contre l’impérialisme anglais ; quant
aux impérialistes japonais, dans certaines conditions, il est
prêt à admettre avec eux un compromis. » (190)

L’attitude du Guomindang à l’égard de l’impérialisme fut,
dès le début, non pas révolutionnaire mais toute de collabora-
tion : il tendait à battre et repousser les agents de certaines
puissances impérialistes pour commencer à marchander avec ces
puissances ou d’autres à des conditions plus avantageuses. Tout
simplement.

Toute cette façon d’aborder le problème est fausse. Ce qu’il
faut considérer, ce n’est pas l’attitude de chaque bourgeoisie
indigène à l’égard de l’impérialisme « en général », mais sa
position face aux tâches historiques révolutionnaires à l’ordre du
jour dans son pays. La bourgeoisie russe a été celle d’un Etat
impérialiste oppresseur. La bourgeoisie chinoise est celle d’un
pays colonial opprimé. Le renversement du tsarisme féodal a été
une tâche progressiste dans l’ancienne Russie. Renverser le joug
impérialiste est en Chine une tâche historique progressiste. Mais
la conduite de la bourgeoisie chinoise par rapport à l’impéria-
lisme, au prolétariat et à la paysannerie non seulement n’est pas
plus révolutionnaire que l’attitude de la bourgeoisie russe à
l’égard du tsarisme, et les classes révolutionnaires de Russie,
mais elle est peut-être plus réactionnaire et plus lâche encore.

Voilà la seule façon de poser la question.

La bourgeoisie chinoise est suffisamment réaliste et elle
connaît d’assez près le visage de l’impérialisme mondial pour
comprendre qu’une lutte vraiment sérieuse contre lui exige une
poussée des masses révolutionnaires tellement forte que, dès le
début, c’est elle, la bourgeoisie, qui sera menacée. Si la lutte
contre la dynastie mandchoue fut une tâche d’envergure histori-
que moindre que le renversement du tsarisme, en revanche, la
lutte contre l’impérialisme mondial est historiquement un pro-
blème plus vaste. Et si, dès nos premiers pas, nous avons appris
aux ouvriers de Russie à ne pas croire que le libéralisme soit
disposé et que la démocratie petite bourgeoise soit capable de
culbuter le tsarisme et d’abolir le féodalisme, nous aurions dû,
avec autant de force, inoculer dès le début aux ouvriers chinois ce
sentiment de défiance. Au fond, la nouvelle théorie de Staline-
Boukharine, tout à fait fausse, sur « l’immanence » de l’esprit
révolutionnaire de la bourgeoisie coloniale n’est que du menche-
visme traduit dans le langage de la politique chinoise. Elle sert
simplement à faire de· la situation opprimée de la Chine une
prime politique au profit de la bourgeoisie chinoise : elle jette sur
le plateau de la balance, du côté de la bourgeoisie, un supplé-
ment de poids qui contrebalance le plateau du prolétariat chinois
triplement opprimé.

Mais, nous disent Staline et Boukharine, les auteurs du
Projet de programme, la campagne du Nord de Tchiang Kai-
chek (191) a provoqué un puissant réveil des masses ouvrières et
paysannes. C’est incontestable. Mais le fait que Goutchkov et
Choulguine (192) apportèrent avec eux à Petrograd l’acte d’abdica-
tion de Nicolas II ne joua pas un rôle révolutionnaire, ne réveilla
donc pas les couches populaires les plus écrasées, les plus
fatiguées, les plus timides. Mais le fait qu’hier le « travail-
liste » (193) Kerensky devint président du conseil des ministres et
commandant en chef des armées, n’éveilla donc pas la masse des
soldats, ne la poussa pas vers les meetings, ne dressa pas les
villages contre les hobereaux ?

On peut aussi poser la question de façon plus large. Est-ce
que, de façon générale, toute l’activité du capitalisme n’éveille
pas les masses, ne les arrache pas, suivant l’expression du
Manifeste du Parti communiste, à la stupidité de la vie des
campagnes, ne lance pas dans la lutte les bataillons prolétariens ?

Mais on ne peut substituer un jugement historique sur le rôle
objectif du capitalisme dans son ensemble ou de certaines actions
de la bourgeoisie en particulier à notre attitude active, de classe,
révolutionnaire, à l’égard du capitalisme et l’activité de la
bourgeoisie ? La politique opportuniste s’est toujours fondée sur
un « objectivisme » de ce genre, non dialectique, conservateur,
suiviste. Le marxisme a toujours enseigné que les conséquences
révolutionnaires de certains actes que la bourgeoisie est obligée
d’accomplir en raison de sa situation, seront d’autant plus
décisives, incontestables et durables que l’avant-garde proléta-
rienne sera plus indépendante de la bourgeoisie, et moins encline
à se laisser prendre les doigts dans l’engrenage bourgeois, à se
laisser éblouir par la bourgeoisie, en surestimer l’esprit révolu-
tionnaire et l’aptitude à établir « le front unique » et la lutte
contre l’impérialisme.

Le jugement de Boukharine sur la bourgeoisie coloniale ne
résiste pas plus à la critique dans le domaine théorique, histori-
que et politique. Pourtant, c’est précisément ce jugement que le
Projet de programme, comme nous l’avons vu, tente de consa-
crer.

Une faute non reconnue et non condamnée en entraîne
toujours une autre tout de suite après ou la prépare.

Si, hier, la bourgeoisie chinoise était incorporée au front
unique révolutionnaire, aujourd’hui on proclame qu’ « elle est
passée définitivement dans le camp de la contre-révolution ».

Mais il n’est pas difficile de découvrir à quel point ces enrôle-
ments et ces transferts effectués de façon tout administrative,
sans analyse marxiste un tant soit peu sérieuse, manquent de
fondement.

Il est tout à fait évident que la bourgeoisie ne rejoint pas les
révolutionnaires par hasard, à la légère, mais parce qu’elle subit
la pression de ses intérêts de classe. Par crainte des masses, elle
abandonne ensuite la révolution ou manifeste ouvertement
contre elle une haine jusque-là dissimulée. Mais elle ne peut
passer définitivement dans le camp de la contre-révolution, c’est-
à-dire se libérer de la nécessité de « soutenir » de nouveau la
révolution ou tout au moins de flirter avec elle, que lorsque, par
des méthodes révolutionnaires ou autres - celles de Bis-
marck (194) , par exemple - elle réussit à satisfaire ses aspirations
de classe fondamentales. Rappelons l’histoire des années 1848 et
1871. Rappelons que la bourgeoisie russe n’a pu tourner aussi
résolument le dos à la révolution que parce qu’elle avait reçu
d’elle la Douma d’Etat, à savoir le moyen d’agir directement sur
la bureaucratie et se livrer à des tractations avec elle. Néanmoins,
quand la guerre de 1914-1917 eut révélé que le régime« rénové »
était incapable d’assurer la satisfaction des intérêts principaux de
la bourgeoisie, celle-ci se retourna de nouveau du côté de la
révolution et son revirement fut plus brutal qu’en 1905.

Peut-on dire que la révolution de 1925-27 en Chine ait donné
satisfaction au moins partielle aux intérêts fondamentaux du
capitalisme chinois ? Non, la Chine est actuellement aussi éloi-
gnée d’une véritable unité nationale et de son indépendance
qu’avant 1925 (195) • Pourtant, pour la bourgeoisie chinoise, la
création d’un marché intérieur unique, sa protection contre des
marchandises étrangères à meilleur marché, constituent presque
une question de vie ou de mort, la seconde par ordre d’impor-
tance, après celle du maintien des bases de sa domination de
classe sur le prolétariat et les paysans pauvres. Mais pour les
bourgeoisies anglaise et française, le maintien de la Chine à l’état
de colonie n’a pas moins d’importance que pour la bourgeoisie
chinoise l’autonomie économique. Voilà pourquoi il y aura
encore de nombreux zigzags vers la gauche dans la politique de la
bourgeoisie chinoise. Il ne manquera pas à l’avenir de tentations
pour les amateurs de front unique national. Dire aujourd’hui aux
communistes chinois : « Votre coalition avec la bourgeoisie a été
juste de 1924 à la fin 1927, mais maintenant elle ne vaut plus rien,
parce que la bourgeoisie est passée définitivement du côté de la
contre-révolution », c’est désarmer de nouveau les communistes
chinois dans les revirements objectifs qui vont s’opérer dans la
situation et devant les zigzags à gauche que la bourgeoisie
chinoise va inévitablement décrire. Déjà la guerre de Tchiang
Kai-chek contre le Nord est en train de culbuter complètement le
schéma mécanique des auteurs du projet de programme.

Mais l’erreur de principe commise dans la manière officielle
de poser la question apparaîtra sans doute de la façon la plus
éclatante, la plus convaincante et la plus indiscutable si nous
rappelons ce fait, tout récent et d’une grande importance, que la
Russie tsariste fut une combinaison de nations oppresseuses et de
nations opprimées, c’est-à-dire de Grands Russes et d’ « allo-
gènes » dont beaucoup se trouvaient totalement dans la situation
de colonies ou de semi-colonies. Lénine, non seulement exigeait
la plus grande attention à la question nationale des peuples de la
Russie tsariste, mais il proclama contre Boukharine et consorts
que le devoir élémentaire du prolétariat de la nation dominante
était d’appuyer la lutte des nations opprimées pour leur droit à
disposer d’elles-mêmes allant jusqu’à la séparation. Mais le parti
en a-t-il tiré la conclusion que la bourgeoisie des nationalités
opprimées par le tsarisme (Polonais, Ukrainiens, Tatars, Juifs,
Arméniens, etc.) était plus progressiste, radicale, révolutionnaire
que la bourgeoisie russe ? L’expérience de l’histoire témoigne
que la bourgeoisie polonaise, bien que le joug absolutiste se
combinât avec le joug nationaliste, fut plus réactionnaire que la
bourgeoisie russe : dans les Doumas, elle sentit l’attrait non des
cadets mais bien des octobristes (196). Il en fut de même de la
bourgeoisie tatar. La privation inouïe de droits frappant les Juifs
n’a pas empêché la bourgeoisie juive d’être plus couarde encore,
plus réactionnaire et plus lâche que celle de Russie. Ou bien les
bourgeois esthoniens, lettons, géorgiens ou arméniens furent-ils
plus révolutionnaires que ceux de Grande-Russie ? Comment
peut-on donc oublier pareils enseignements de !’Histoire ! Mais
peut-être doit-on à présent reconnaître après coup que le
bolchevisme se trompait quand, contrairement au Bund, aux
dachnaks, aux membres du parti socialiste polonais, aux menche-
viks géorgiens et autres 197 , il exhortait, dès l’aube de la révolu-
tion bourgeoise démocratique, les ouvriers de toutes les nations
opprimées, de tous les peuples coloniaux de la Russie tsariste à se
regrouper dans une organisation autonome de classe, à rompre
tout lien d’organisation non seulement avec les partis libéraux
bourgeois, mais aussi avec les partis révolutionnaires de la petite
bourgeoisie, à conquérir la classe ouvrière dans la lutte contre ces
derniers et, par l’intermédiaire des ouvriers, lutter contre eux
pour influencer les paysans ? N’avons-nous pas commis ici une
erreur « trotskyste » ? N’avons-nous pas sauté, en ce qui
concerne ces nations opprimées, y compris certaines, très arrié-
riées, par-dessus la phase de développement correspondant au
Guomindang ? Comme il est aisé en effet d’édifier une théorie
suivant laquelle le P.P.S., le Danchak-Tsoutioun, le Bund, etc.,
furent des formes « particulières » d’une collaboration nécessaire
entre classes diverses luttant contre l’absolutisme et le joug
national ! Peut-on oublier de telles leçons de l’Histoire ?

Dès avant les événements de Chine de ces trois dernières
années, il était clair pour un marxiste (et cela doit paraître clair à
présent, même pour un aveugle) que l’impérialisme étranger, en
tant que facteur direct de la vie intérieure de la Chine, rend les
Milioukov et les Kérensky chinois plus lâches en dernière analyse
que leurs prototypes russes. Ce n’est pas pour rien que le premier
Manifeste de notre parti avait proclamé que, plus on allait vers
l’Orient et plus la bourgeoisie devenait mesquine et lâche, plus
les tâches du prolétariat devenaient importantes. Cette « loi »
historique s’applique aussi intégralement à la Chine (198).

« Notre révolution est bourgeoise ; c’est pour cela que
les ouvriers doivent soutenir la bourgeoisie, disent les
politiciens dépourvus de toute clairvoyance venant du
camp des liquidateurs. Notre révolution est bourgeoise,
disons-nous, nous, marxistes ; c’est pour cela que les
ouvriers doivent ouvrir les yeux au peuple en lui faisant
voir les tromperies des politiciens bourgeois, lui enseigner à
ne pas ajouter foi aux mots, à ne compter que sur ses
forces, son organisation, son union, son armement. » (199)

Cette thèse de Lénine conserve toute sa validité pour
l’Orient tout entier : il faut à tout prix qu’elle ait sa place dans le
programme de l’Internationale communiste.

2. Les étapes de la révolution chinoise

Pour le Guomindang, la première étape a été une période de
domination de la bourgeoisie indigène sous l’enseigne apologéti-
que du « bloc des quatre classes » (200). La deuxième période,
après le coup d’Etat de Tchiang Kaï-chek, a été celle de
l’expérience de la domination parallèle et « autonome » du
kerenskysme chinois. Si les populistes (201) russes et les mencheviks
donnèrent à leur « dictature » éphémère ouvertement la forme
d’une dualité de pouvoirs, en revanche, la « démocratie révolu-
tionnaire » chinoise n’avait pas suffisamment grandi pour attein-
dre même ce niveau. Comme l’histoire, de façon générale, ne
travaille pas sur commande, il ne reste plus qu’à comprendre
qu’il n’y a pas et qu’il n’y aura pas d’autre dictature « démocrati-
que » que celle que le Guomindang a exercée depuis 1925. Cela
reste vrai, indépendamment du fait que la semi-unité de la Chine
obtenue par le Guomindang se maintienne dans l’avenir immé-
diat ou que le pays soit à nouveau démembré. Mais précisément
lorsque la dialectique de classe de la révolution, après avoir
épuisé toutes ses autres ressources, mit à l’ordre du jour la
dictature du prolétariat entraînant des millions et des millions
d’opprimés et de déshérités des villes et des campagnes, le comité
exécutif de l’Internationale communiste mit au premier plan le
mot d’ordre de la dictature démocratique (c’est-à-dire bourgeoise
et démocratique) des ouvriers et des paysans. La réponse à cette
formule fut l’insurrection de Canton, qui, bien qu’elle ait été
prématurée, et malgré sa direction aventuriste, lève le voile sur
l’étape nouvelle ou, plus exactement, la future révolution chi-
noise, la troisième (202). Il est nécessaire d’insister là-dessus.
En cherchant une assurance contre les péchés du passé, la
direction, vers la fin de l’année passée, imprima de façon
criminelle à la marche des événements une allure forcée qui
aboutit à l’avortement de Canton. Mais même un avortement
peut nous apprendre beaucoup sur l’état de la mère et sur le
processus de l’accouchement. L’énorme importance, véritable-
ment décisive au point de vue théorique, que les événements de
Canton ont par rapport aux problèmes essentiels de la révolution
chinoise, est justement conditionnée par le fait que nous sommes
ici en présence de ce qui arrive si rarement en histoire et en
politique ; une expérience de laboratoire à une échelle gigantesque.

Nous l’avons payée cher ; mais cela nous oblige d’autant plus à en
assimiler bien les enseignements (203).

Un des mots d’ordre de combat du coup d’Etat de Canton,
d’après ce qu’écrit la Pravda (n° 31) fut le cri d’ « A bas le
Guomindang ! ». Or, déjà au lendemain de la « trahison » de
Tchiang Kai-chek et après celle de Wang Jingwei 197 (trahison,
non de classe, mais de nos ... illusions), le C.E de l’I.C. fit des
promesses solennelles : « Nous n’abandonnerons pas le drapeau
du Guomindang » (204). Les ouvriers de Canton interdirent le
Guomindang en mettant hors la loi toutes ses tendances. Cela
signifie que, pour accomplir les tâches nationales fondamentales
de la bourgeoisie, non seulement la grande bourgeoisie, mais
aussi la petite, n’ont point présenté de force politique, de parti,
de fraction, à côté desquels le parti du prolétariat aurait pu
résoudre les problèmes de la révolution bourgeoise-démocrati-
que. Précisément, la clef qui permet d’entrer dans la position
consiste en ce que le problème de la conquête du mouvement des
paysans incombe déjà entièrement au prolétariat, directement au
parti communiste ; pour aborder la véritable solution des pro-
blèmes bourgeois-démocratiques de la révolution, il faudrait que
le pouvoir soit tout entier concentré dans les mains du proléta-
riat.

La Pravda communique au sujet de l’éphémère pouvoir
soviétique de Canton :

« Les décrets du soviet de Canton ont décidé dans
l’intérêt des ouvriers [... ] contrôle sur la production par les
ouvriers, réalisant ce contrôle par les comités d’usines [... ]
nationalisation de la grande industrie, des transports et des
banques. »

Plus loin, on cite des mesures de ce genre :

« Confiscation de tous les appartements de la grande
bourgeoisie au profit des travailleurs. » (205)

Ainsi, c’étaient les ouvriers de Canton qui étaient au
pouvoir. En outre, le pouvoir appartenait en fait au parti
communiste. Le programme du pouvoir nouveau ne comprenait
pas seulement la confiscation des terres des hobereaux pour
autant que celles-ci existent dans le Guangdong, le contrôle
ouvrier sur la production, mais aussi la nationalisation de la
grande industrie, des banques, des transports et même la
confiscation des appartements de la bourgeoisie et de tous ses
biens au profit des travailleurs. Si ce sont là les méthodes de la
révolution bourgeoise, on se demande à quoi peut bien ressem-
bler la révolution prolétarienne en Chine ?

Bien que les directives du C.E. de l’I.C. n’aient rien dit de la
dictature prolétarienne et des mesures socialistes, bien que
Canton se distingue par son caractère petit-bourgeois, Shanghai,
Hankou et autres centres industriels du pays, le coup d’Etat
révolutionnaire mené contre le Guomindang, a abouti automati-
quement à la dictature du prolétariat qui, dès ses premiers pas,
fut obligée, en raison de l’ensemble de la situation, d’appliquer
des mesures plus radicales que celles par lesquelles débuta la
révolution d’Octobre. Et ce fait, malgré son apparence para-
doxale, découle normalement tant des rapports sociaux en Chine
que de tout le développement de la révolution.

La propriété foncière, grande et moyenne, telle qu’on la
trouve en Chine, s’entrelace de la façon la plus intime avec le
capitalisme des villes, capital étranger compris (206). II n’existe pas
en Chine de caste de hobereaux s’opposant à la bourgeoisie.

L’exploiteur le plus répandu, le plus commun et le plus haï dans
les campagnes, est le koulak-usurier, agent du capital financier
des villes. Ainsi la révolution agraire a-t-elle tout autant un
caractère anti-féodal qu’anti-bourgeois. II n’y aura pas, ou
presque pas, en Chine, d’étape semblable à la première étape de
notre révolution d’Octobre pendant laquelle le koulak marchait
avec les paysans pauvres et moyens, souvent à leur tête, contre le
propriétaire foncier. La révolution agraire dans ce pays signifie et
signifiera désormais insurrection non seulement contre hobe-
reaux et bureaucrates véritables, à vrai dire peu nombreux, mais
aussi contre le koulak et l’usurier. Si, chez nous, les comités de
paysans pauvres ne sont intervenus qu’à la seconde étape de la
révolution d’Octobre, vers le milieu de 1918, en revanche, en
Chine, sous quelque aspect que ce soit, ils entreront en scène dès
que renaîtra le mouvement agraire. La « dékoulakisation » sera
en Chine le premier pas et non le second de l’Octobre chinois.

La révolution agraire ne constitue cependant pas à elle seule
le fond unique de la lutte historique qui se déroule actuellement
en Chine. La révolution agraire la plus radicale, le partage des
terres - il va de soi que le P.C. l’appuiera jusqu’au bout- ne
permettra pas à lui seul de sortir de l’impasse économique. La
Chine a tout autant besoin de son unité nationale, de sa
souveraineté économique, c’est-à-dire de l’autonomie douanière
ou plus exactement du monopole du commerce extérieur ; or cela
exige qu’elle se libère de l’impérialisme mondial. Pour ce dernier,
la Chine ne demeure pas seulement la source la plus importante
d’enrichissement : elle garantit aussi son existence en constituant
une soupape de sûreté pour les explosions qui se produisent
aujourd’hui à l’intérieur du capitalisme européen et se produi-
ront demain à l’intérieur du marché américain.

C’est ce qui détermine d’avance l’immense envergure et la
monstrueuse âpreté de la lutte par laquelle les masses populaires
chinoises devront passer, tous les acteurs de ce combat ont déjà
l’occasion d’en prendre la mesure.

Le rôle énorme du capital étranger dans l’industrie chinoise
et l’habitude qu’il a prise, pour défendre ses appétits, de
s’appuyer directement sur des baïonnettes« nationales » rendent
le programme du contrôle ouvrier encore moins réalisable en
Chine qu’il ne le fut chez nous (207). L’expropriation directe des
entreprises capitalistes étrangères d’abord, chinoises ensuite,
sera très vraisemblablement imposée par le cours de la lutte au
lendemain de l’insurrection victorieuse.

Les mêmes causes objectives, sociales et historiques, qui ont
déterminé l’issue d’ « Octobre » dans la révolution russe, se
présentent en Chine sous un aspect plus âpre encore. Les pôles
bourgeois et prolétarien de la nation chinoise s’opposent avec
plus d’intransigeance encore, si possible, qu’en Russie, étant
donné que, d’une part, la bourgeoisie chinoise est directement
liée avec l’impérialisme étranger et son appareil militaire et que,
d’autre part, le prolétariat chinois a pris dès le début contact avec
l’Internationale communiste et l’Union soviétique. Numérique-
ment, la paysannerie chinoise est une masse plus prédominante
encore que la paysannerie russe (208) ; mais serrée dans l’étau des
contradictions mondiales, de leur résolution desquelles, dans
quelque sens que ce soit, dépend son destin, la paysannerie
chinoise est plus encore que la paysannerie russe incapable de
jouer un rôle dirigeant. A présent, ce n’est plus une prévision
théorique, mais un fait vérifié jusqu’au bout et sous tous ses
aspects.

Ces préalables sociaux et politiques fondamentaux et indis-
cutables de la troisième révolution chinoise montrent non
seulement que la formule de la dictature démocratique est
périmée sans aucun espoir de retour, mais aussi que la troisième
révolution chinoise, malgré le grand retard de la Chine, ou plutôt
à cause de ce retard par rapport à la Russie, ne verra pas de
période« démocratique »,ne serait-ce que pour six mois, comme
ce fut le cas lors de la révolution d’Octobre de novembre 1917 à
juillet 1918 : elle sera forcée, dès le début, d’opérer le grand
bouleversement et la suppression de la propriété privée dans les
villes et les campagnes.

II est vrai que cette perspective ne correspond pas à la
conception pédante et schématique des rapports entre économie
et politique. Mais la responsabilité de cette discordance qui
ébranle les préjugés à nouveau enracinés, bien qu’Octobre leur
ait pourtant déjà porté un coup sérieux, incombe non pas au
« trotskysme » mais à la loi du développement inégal. Dans ce
cas, elle est justement applicable.

Ce serait faire preuve de pédantisme que d’affirmer que, si
une politique bolchevique avait été menée pendant la révolution
de 1925-1927, le parti communiste se serait à coup sûr emparé du
pouvoir. Mais affirmer que cette possibilité était complètement
exclue serait du philistinisme, honteux. Le mouvement de masse
des ouvriers et des paysans était tout à fait suffisant 2œ, de même
que la désagrégation des classes dominantes. La bourgeoisie
indigène envoyait ses Tchiang Kai-chek et ses Wang Jingwei à
Moscou ; par l’intermédiaire de ses Hu Hanmin 210 , elle frappait
aux portes de l’I.C. précisément parce qu’en face des masses
révolutionnaires, elle se sentait faible au dernier degré : elle
comprenait sa faiblesse et cherchait à se protéger d’avance. Les
ouvriers et les paysans n’auraient pas suivi la bourgeoisie
indigène si nous ne les avions pas entraînés après elle, pris au
lasso. Si la politique de l’I.C. avait été un tant soit peu juste,
l’issue de la lutte du P.C. pour conquérir les masses était décidée
d’avance : le prolétariat chinois aurait soutenu les communistes
et la guerre paysanne aurait appuyé le prolétariat révolution-
naire.

Si, dès le début de la campagne du Nord, nous avions
commencé à établir des soviets dans les régions « libérées » - les
masses y tendaient spontanément de toutes leurs forces - nous
aurions gagné la base et l’élément révolutionnaire nécessaires,
nous aurions concentré autour de nous les insurrections agraires,
nous aurions créé notre armée, nous aurions désagrégé celle des
ennemis ; malgré sa jeunesse, le P.C. chinois aurait pu mûri
grâce à une direction judicieuse de l’I.C. au cours de ces années
exceptionnelles, et arriver au pouvoir, sinon dans toute la Chine,
d’un seul coup, du moins dans une partie considérable de son
territoire. Et surtout, nous aurions eu un parti.

Mais c’est précisément dans le domaine de la direction qu’il
s’est produit une chose absolument monstrueuse, une véritable
catastrophe historique : l’autorité de l’Union soviétique, du parti
des bolcheviks, de l’Internationale communiste, a servi entière-
ment et avant tout à soutenir Tchiang Kai-chek contre la
politique propre du parti communiste, ensuite à appuyer Wang
Jingwei comme dirigeant de la révolution agraire. Après avoir
piétiné la base même de la politique léniniste et brisé les os du
jeune P.C. chinois, le C.E. de l’I.C. détermina d’avance la
victoire du kerenskysme chinois sur le bolchevisme, des Miliou-
kov chinois sur les Kerensky, de l’impérialisme anglo-japonais
sur les Milioukov chinois.

Voilà la signification - l’unique signification - de ce qui
s’est passé en Chine en 1925-1927.

3. Dictature démocratique ou dictature du prolétariat ?

Comment le dernier plénum du C.E. de l.’I.C. a-t-il donc
jugé l’expérience acquise dans la révolution chinoise, y compris
celle qu’a fournie l’insurrection de Canton ? Quelles sont les
perspectives d’avenir qu’elle a ébauchées ? La résolution du
plénum de février 1928, clef qui permet d’aborder les parties du
Projet de programme consacrées à ce sujet, dit à propos de la
révolution chinoise :

« Il n’est pas exact de la caractériser comme une
« révolution permanente ») (la position du représentant du
C.E. de l’I.C.). La tendance à sauter(?) par-dessus l’étape
bourgeoise et démocratique de la révolution tout en
estimant en même temps (?) que cette révolution est
« permanente » est une erreur analogue à celle de Trotsky
en 1905. »

Depuis que Lénine a quitté la direction, c’est-à-dire depuis
1923, la vie de l’Internationale communiste consiste essentielle-
ment à lutter contre le prétendu « trotskysme » et plus particuliè-
rement contre la « révolution permanente ». Comment a-t-il
donc été possible que, sur le problème fondamental de la
révolution chinoise, non seulement le C.C. du P.C.C., mais aussi
le délégué officiel de l’I.C., - c’est-à-dire un dirigeant qui avait
reçu des instructions spéciales - commettent justement l’ « er-
reur » pour laquelle des centaines d’hommes sont en Sibérie et en
prison ? La lutte autour de la question chinoise dure déjà depuis
deux ans et demi. Quand l’Opposition dit que l’ancien comité
central (Chen Duxiu) (211) , subissant l’influence des directives
erronées de l’I.C., pratiquait une politique opportuniste, ce
jugement fut qualifié de « calomnie ». La direction du P.C.
chinois fut considérée comme irréprochable. Le célèbre Tan
Pingshan, avec l’approbation de tout le VIIe plénum du C.E. de
l’I.C., jurait :

« Dès que surgit le trotskysme, le parti et les J.C.
chinoises adoptèrent immédiatement, à l’unanimité, une
résolution contre lui » (212).

Or, quand, malgré toutes ces « conquêtes » les événements
développèrent leur tragique logique, qui aboutit d’abord à la
première débâcle de la révolution, puis à la seconde, plus
épouvantable encore la direction du parti chinois fut en 24 heures
débaptisée, qualifiée de menchevique et destituée (213). Mais dès
qu’arriva une nouvelle étape sérieuse, le nouveau C.C. du P.C.
chinois fut accusé d’être passé (comme nous l’avons déjà vu non
pas en paroles mais en actes) à une attitude de soi-disant
« révolution permanente ». Le délégué de l’I.C. entra dans la
même voie. Ce fait frappant, réellement inconcevable, ne peut
s’expliquer que par les ciseaux « béants » qui séparent les
directives du C.E. de l’I.C. de la véritable dynamique de la
révolution.

Nous n’insisterons pas ici sur le mythe de la « révolution
permanente » de 1905 qui fut mis en circulation en 1924 pour
semer le trouble et dérouter. Bornons-nous à examiner comment
ce mythe s’est réfracté dans le problème de la révolution
chinoise.

Le premier paragraphe de la résolution de février auquel a
été empruntée la citation présentée plus haut, justifie ainsi son
appréciation négative à l’égard de la prétendue « révolution
permanente » :

« La période actuelle de la révolution chinoise est celle
de la révolution bourgeoise et démocratique qui n’est
achevée ni du point de vue de l’économie (le bouleverse-
ment agraire et l’abolition des rapports féodaux) ni de celui
de la lutte contre l’impérialisme (unité de la Chine et
indépendance nationale), ni du point de vue du caractère
de classe du pouvoir (dictature du prolétariat et de la
paysannerie) ... »

Cet exposé des motifs est un enchaînement ininterrompu
d’erreurs et de contradictions.

Le C.E. de l’I.C. enseignait que la révolution chinoise doit
assurer à la Chine la possibilité de se développer dans la voie du
socialisme. On ne peut atteindre ce but que si la révolution ne
s’arrête pas simplement à la réalisation des tâches bourgeoises
démocratiques, mais si, en grandissant, en passant d’une phase à
l’autre, c’est-à-dire en se développant sans interruption - ou
d’une façon permanente - elle conduit la Chine vers un
développement socialiste. C’est justement cela que Marx enten-
dait par révolution permanente. Comment parler alors, d’une
part, de la voie non capitaliste suivie par le développement de la
Chine, et, de l’autre, nier le caractère permanent de la révolution
en général ?

Mais, réplique la résolution du C.E. de l’I.C., la révolution
n’est achevée ni du point de vue du bouleversement agraire, ni du
point de vue de la lutte nationale contre l’impérialisme. On en
déduit le caractère démocratique bourgeois de la révolution
chinoise dans la période actuelle. En réalité, la période actuelle
est celle de la contre-révolution. Sans doute le C.E. de l’I.C.
veut-il dire que la nouvelle marée de la révolution chinoise, ou
plus exactement la troisième révolution chinoise aura un caractère
bourgeois démocratique, étant donné que la deuxième révolution
chinoise de 1925-1927 n’a résolu ni la question agraire, ni le
problème national. Toutefois, même sous cette forme amendée,
ce raisonnement repose sur une incompréhension totale de
l’expérience et des enseignements tant de la révolution chinoise
que de la révolution russe.

La révolution de février 1917 avait laissé sans solution en
Russie tous les problèmes intérieurs et internationaux qui y
avaient abouti : le féodalisme dans les campagnes, l’ancienne
bureaucratie, la guerre et la débâcle économique. C’est en
parlant de cette situation que non seulement les socialistes
révolutionnaires et les mencheviks, mais aussi nombre de chefs
de notre propre parti démontraient à Lénine que « la période
actuelle de la révolution est celle d’une révolution bourgeoise
démocratique ». Dans cette considération essentielle, la résolu-
tion du C.E. de I’I.C. ne fait que reproduire les objections des
opportunistes contre Lénine et la lutte pour la dictature du
prolétariat en 1917.

On dit plus loin que la révolution démocratique bourgeoise
est inachevée non seulement du point de vue économique et
national, mais également« du point de vue de la nature de classe
du pouvoir (dictature du prolétariat et des paysans pauvres) ».
Cela ne peut signifier qu’une chose : il est interdit au prolétariat
chinois de lutter pour la conquête du pouvoir aussi longtemps
qu’il n’y aura pas à la tête de la Chine un « véritable »
gouvernement démocratique. Malheureusement, on n’indique
pas où le prendre. -

La confusion grandit encore du fait que le mot d’ordre des
soviets pour la Chine a été repoussé ces deux dernières années
parce que, nous disait-on, la création de soviets n’est admissible
que quand on passe à la révolution prolétarienne (théorie de
Staline) (214). Or, quand l’insurrection eut lieu, quand ceux qui y
participèrent tirèrent la conclusion que c’était justement là le
passage à la révolution prolétarienne, on les accusa de « trots-
kysme ». Peut-on avec de telles méthodes éduquer le parti et
l’aider à réaliser les plus grandes tâches ?

Pour sauver une position désespérée, la résolution du C.E.
de l’I.C. (rompant avec tout le cours des autres idées) met en
avant en toute hâte son ultime argument : elle invoque l’impéria-
lisme. Il se trouve que la tendance à sauter par-dessus l’étape
bourgeoise-démocratique « est d’autant plus nuisible qu’en posant ainsi la question,
on élimine (?) la particularité nationale la plus importante
de la révolution chinoise qui est une révolution semi-
coloniale ».

L’unique signification éventuelle de ces phrases absurdes est
l’idée que le joug impérialiste sera renversé par une sorte de
dictature non prolétarienne. Autant dire que l’on invoque « la
particularité nationale la plus importante », au tout dernier
moment, pour embellir soit la bourgeoisie chinoise indigène, soit
la « démocratie » petite-bourgeoise chinoise. Cet argument ne
peut avoir d’autre sens. Mais nous avons déjà examiné d’une
façon suffisamment détaillée cette conception dans le chapitre
qui traite « de la nature de la bourgeoisie coloniale ». Inutile d’y
revenir.

Il faut que la Chine connaisse encore une lutte gigantesque,
acharnée, sanglante, longue, pour des conquêtes aussi élémen-
taires que la liquidation des formes les plus « asiatiques » de
servitude, la libération et l’unité du pays. Mais, comme l’a
montré le cours des événements, c’est justement de là que
découle pour l’avenir l’impossibilité de l’existence d’une direc-
tion et même d’une semi-direction bourgeoise de la révolution.
L’unité et l’émancipation de la Chine constituent aujourd’hui un
problème international, comme l’existence de l’U .R.S.S. On ne
peut le résoudre qu’en suivant la voie de la lutte acharnée des
masses populaires, écrasées, affamées, persécutées, sous la
direction directe de l’avant-garde prolétarienne, lutte non seule-
ment contre l’impérialisme mondial, mais aussi contre ses agents
économiques et politiques, en Chine, contre la bourgeoisie, y
compris la bourgeoisie« indigène »,contre toute sa valetaille. Or
c’est cela la voie de la dictature du prolétariat.

A partir d’avril 1917, Lénine expliquait à ses adversaires qui
l’accusaient de se mettre à « défendre la révolution perma-
nente », que la dictature du prolétariat et de la paysannerie
s’était déjà en partie réalisée au cours de la période de dualité de
pouvoirs. Il précisa plus tard que cette dictature avait trouvé son
prolongement pendant la première période du pouvoir des
soviets, quand la paysannerie tout entière faisait la révolution
agraire avec les ouvriers tandis que la classe ouvrière ne
procédait pas encore à la confiscation des fabriques et des usines
et faisait l’expérience du contrôle ouvrier. En ce qui concerne la
« nature de classe du pouvoir », la« dictature » socialiste révolu-
tionnaire et menchevique donna ce qu’elle pouvait donner :
l’avorton de la dualité de pouvoirs. Quant à la révolution agraire,
elle mit au monde un bébé tout à fait sain et robuste, mais ce fut
déjà la dictature du prolétariat qui fut son accoucheuse. En
d’autres termes, tout ce que la formule théorique de la dictature
du prolétariat et de la paysannerie cherchait à unir se trouva
décomposé en différents facteurs par le cours de la lutte de
classes. L’école vide du demi-pouvoir fut provisoirement trans-
mise à Milioukov-Tsereteli, tandis que le véritable noyau de la
révolution agraire et démocratique était l’apanage de la classe
ouvrière victorieuse. Telle fut la dissociation dialectique de la
dictature démocratique que les dirigeants du C.E. de l’I.C. n’ont
pas comprise. Ils s’enfoncèrent dans l’impasse politique, condam-
nant mécaniquement le procédé qui consiste à « sauter par-
dessus les étapes bourgeoises et démocratiques » et en tentant de
diriger un processus historique à coup de circulaires. Si l’on
entend par étape bourgeoise et démocratique l’accomplissement de
la révolution agraire en suivant la voie de la dictature « démocrati-
que », alors c’est la révolution d’Octobre qui sauta audacieuse-
ment« par-dessus » l’étape bourgeoise et démocratique. Faut-il la
condamner pour autant ?

Comment, dans ces conditions, ce qui fut historiquement
inéluctable en Russie, ce qui y fut l’expression suprême du
bolchevisme, se trouve-t-il être du « trotskysme » en Chine ?
Sans doute en vertu de la même logique qui proclame que la
théorie des Martynov, flétrie pendant vingt ans en Russie par le
bolchevisme, convient à la Chine.

Mais peut-on d’une façon générale admettre sur ce sujet une
analogie avec la Russie ? Nous répondons que le mot d’ordre de
la dictature du prolétariat et de la paysannerie est formulé par les
dirigeants du C.E. de l’I.C. exclusivement et entièrement selon la
méthode des analogies, mais des analogies littéraires, formelles
et non d’après la méthode du matérialisme historique. On peut
parfaitement admettre une analogie entre la Chine et la Russie si
on aborde correctement la comparaison. Lénine le fit superbe-
ment. En outre, ce ne fut pas après coup mais par anticipation,
prévoyant en quelque sorte les erreurs à venir des épigones.
Lénine eut à défendre des centaines de fois la révolution
prolétarienne d’Octobre, qui eut l’audace de conquérir le pou-
voir bien que les problèmes bourgeois et démocratiques n’eus-
sent pas encore reçu de solution. Lénine répondait : c’est
précisément pour cette raison, et c’est justement pour leur donner
une solution.

Le 16 janvier 1923, Lénine écrivait à l’adresse des pédants
qui se prononçaient contre la conquête du pouvoir, se référant à
un argument « incontestable » 215 ; le fait que la Russie n’était pas
mûre pour le socialisme :

« Il ne leur vient même pas à l’idée, par exemple, que
la Russie, qui se trouve à la limite des pays civilisés et des
pays que la guerre entraîne pour la première fois définitive-
ment vers la civilisation, des pays de tout l’Orient, des pays
situés hors d’Europe, que, justement pour cette raison, la
Russie devait manifester certaines particularités, qui sont
évidemment disposées dans la ligne générale de l’évolution
du monde, mais qui font que sa révolution se distingue de
toutes celles qui l’ont précédée dans les pays de l’Europe
occidentale et qui apportent certaines innovations par-
tielles au cours de la transition qui conduit aux pays
orientaux. » (216)

Pour Lénine, la « particularité » qui rapprochait précisé-
ment la Russie des pays de l’Orient, c’était que, dès l’aube du
mouvement, le jeune prolétariat devait, pour se frayer la voie
vers le socialisme, balayer lui-même la barbarie féodale et toutes
les autres vieilleries.

Par conséquent, si l’on part de l’analogie relevée par Lénine
entre la Chine et la Russie, il y a lieu de dire : du point de vue de
la nature politique du pouvoir, tout ce qui pouvait être obtenu en
tant que dictature démocratique a été tenté en Chine, d’abord
dans le Canton de Sun Yat-sen, ensuite dans la marche de
Canton à Shanghai, puis à Wuhan 217 , où le Guomindang de
gauche apparut sous sa forme chimiquement pure, c’est-à-dire,
selon les directives du C.E. de l’I.C., comme l’organisateur de la
révolution agraire et en réalité comme son bourreau. Quant aux
tâches de la révolution bourgeoise et démocratique, elles devront
remplir la première période de la future dictature du prolétariat
et des paysans pauvres chinois. Alors que non seulement le rôle
de la bourgeoisie chinoise, mais aussi celui de la« démocratie »,
a pu se révéler, alors qu’il est devenu absolument incontestable
que, dans les futures batailles, la « démocratie » exercera ses
fonctions de bourreau plus encore que dans le passé, lancer
maintenant le mot d’ordre de dictature démocratique du proléta-
riat et de la paysannerie, c’est permettre simplement de dissimu-
ler de nouvelles variétés du Guomindang et de tendre un piège au
prolétariat.

Pour être complet, rappelons ce que Lénine dit brièvement
des bolcheviks qui continuaient à opposer à l’expérience S.R. et
menchevique le mot d’ordre d’une « véritable » dictature démo-
cratique :

« Celui qui ne parle que de " la dictature révolution-
naire démocratique du prolétariat et de la paysannerie ",
celui-là retarde sur la vie, celui-là en fait est passé du côté
de la petite bourgeoisie contre la lutte -de classes proléta-
rienne, celui-là doit être relégué aux archives des raretés
" bolcheviques " d’avant la révolution (on pourrait dire :
les archives des « vieux » bolcheviks. ») (218)

Ces paroles sonnent aujourd’hui comme si elles étaient
actuelles.

Il va de soi qu’il ne s’agit nullement, à présent, d’exhorter le
P.C. chinois à se soulever immédiatement pour conquérir le
pouvoir. L’allure à suivre dépend uniquement des circonstances.
On ne peut supprimer les conséquences d’une défaite en révisant
simplement la tactique. Actuellement, la révolution est en train
de refluer. Les verbiages, à moitié dissimulés par la résolution du
C.E. de l’I.C., assurant que la révolution est placée devant une
nouvelle montée parce qu’il y a en Chine d’innombrables
traductions françaises antérieures portent Ou-chang ou Wuchang au lieu de
Wuhan, un véritable non-sens puisque Trotsky emploie Wuhan au sens de
« gouvernement de Wuhan ».

Signalons à ce propos que toutes les exécutions et une cruelle
crise commerciale et industrielle, témoignent d’une criminelle
légèreté et de rien d’autre. Après trois défaites considérables,
une crise économique n’excite pas,
au contraire, elle déprime le prolétariat, déjà épuisé. Les
exécutions détruisent le parti, politiquement affaibli 219 • Nous
sommes entrés en Chine dans une période de reflux, donc
d’approfondissement dans le domaine de la théorie, d’auto-
éducation critique du parti, de création et de renforcement de
points d’appui solides dans tous les domaines du mouvement
ouvrier, de constitution de cellules dans les villages, de direction
et d’unification des combats partiels, d’abord défensifs et ensuite
offensifs, des ouvriers et des paysans pauvres.

Par où commencera le nouveau flux des masses ? Quelles
sont les circonstances qui donneront à l’avant-garde proléta-
rienne, placée à la tête de millions de prolétaires, l’élan
révolutionnaire nécessaire ? On ne peut le prédire. C’est l’avenir
qui montrera si les processus internes y suffisent ou si c’est un
choc venant de l’extérieur qui y aidera.

Il existe des raisons suffisantes de penser que la débâcle de la
révolution chinoise, étroitement conditionnée par une direction
fourvoyée, permettra aux bourgeoisies chinoise et étrangère de
triompher dans une certaine mesure de l’effroyable crise écono-
mique qui ravage actuellement le pays : il va de soi que cela se
fera sur le dos des ouvriers et des paysans. Cette phase de
« stabilisation » groupera de nouveau les ouvriers, leur donnera
de la cohésion, leur rendra leur confiance de classe en eux-
mêmes, pour les opposer ensuite, de nouveau, plus brutalement,
à l’ennemi, mais à une étape historique plus élevée. Ce n’est que
quand se lèvera une nouvelle vague de l’offensive du mouvement
prolétarien que l’on pourra évoquer sérieusement la perspective
d’une révolution agraire.

Il n’est pas exclu que la première étape de cette troisième
révolution future reproduise sous une forme très abrégée et
modifiée les étapes déjà traversées, en présentant, par exemple,
quelque nouvelle parodie de« front national uni ». Mais c’est à
peine si cette première étape suffira pour permettre au P.C. de
mettre en avant et de proclamer devant les masses populaires ses
« thèses d’avril », c’est-à-dire son programme et sa tactique de
conquête du pouvoir.

Or que dit à ce sujet le Projet de Programme ?

« Ici (en Chine), la transition vers la dictature du
prolétariat n’est possible qu’à travers toute une série de
degrés préparatoires(?), qu’à la suite de toute une période
de transformation pendant la croissance (?) de la révolu-
tion bourgeoise démocratique en révolution socialiste. »

Autrement dit, tous les « degrés » passés ne comptent pas,
le Projet de programme voit devant ce qui se trouve derrière.

C’est une manière suiviste d’aborder la question. C’est ouvrir
grand la porte à de nouvelles expériences dans le genre de
l’orientation de Guomindang. C’est ainsi qu’en dissimulant des
fautes anciennes, on prépare inévitablement la voie à des erreurs
nouvelles.

Si nous abordons la nouvelle montée, qui se développera
inévitablement à une allure incomparablement plus rapide que
les précédentes, en conservant le schéma périmé de « dictature
démocratique », on peut être certain que la troisième révolution,
comme la deuxième, ira à sa perte.

4. L’Aventurisme, conséquence de l’opportunisme

Le deuxième paragraphe de la même résolution du plénum
de février du C.E. de l’I.C. dit :

« La première vague du vaste mouvement révolution-
naire des ouvriers et des paysans, qui marcha, pour
l’essentiel, sous les mots d’ordre et pour une grande part,
sous la direction du parti communiste, est passée. Elle se
terminera dans toute une série de centres du mouvement
révolutionnaire par les plus cruelles défaites des ouvriers et
des paysans, par la destruction matérielle des communistes,
et en général des cadres révolutionnaires du mouvement
ouvrier et paysan » (Souligné par nous. L. T.)

Quand « la vague » montait, le C.E. de l’I.C. disait que tout
le mouvement marchait derrière le drapeau bleu et de la
direction du Guomindang, qui se substituait même aux soviets.

C’est précisément pour cela que le P.C. était subordonné au
Guomindang. Mais c’est aussi justement pour cette raison que le
mouvement révolutionnaire s’est terminé par « les plus cruelles
défaites ». A présent que ces défaites sont reconnues, on tente
d’effacer complètement le Guomindang, de faire comme s’il
n’avait pas existé, comme si le C.E. de l’I.C. n’avait pas proclamé
que le drapeau bleu était aussi son étendard (220).

Autrefois, on nous disait qu’il n’y avait pas eu une seule
défaite, ni à Shanghai ni à Wuhan : il n’y avait que des étapes de
la révolution qui allait vers un stade plus élevé ». C’est ce qu’on
nous enseignait. A présent, on proclame brusquement que la
somme de toutes ces étapes constitue « les plus cruelles
défaites ». Toutefois, pour camoufler dans une certaine mesure
cette faillite inouïe dans la prévision et l’appréciation, le para-
graphe de conclusion relève :

« Le C.E. de l’I.C. prescrit comme un devoir à toutes
les sections de l’I.C. de lutter contre la calomnie de la
social-démocratie et des trotskystes affirmant que la révo-
lution chinoise est liquidée (?). »

On nous disait dans le premier paragraphe de la résolution
que le « trotskysme » consistait à estimer que la révolution
chinoise était permanente, c’est-à-dire qu’elle se transformait au
cours de sa croissance, passant précisément maintenant de la
phase bourgeoise à la phase socialiste. D’après le dernier
paragraphe, nous apprenons que, suivant la conception des
« trotskystes »,« la révolution chinoise est liquidée ».Comment
une révolution liquidée peut-elle être permanente ? C’est du
Boukharine tout pur. Il faut être d’une légèreté irresponsable
pour se permettre d’avancer pareilles contradictions qui sapent à
sa racine toute pensée révolutionnaire.

Si, par « liquidation » de la révolution, on entend le fait que
l’offensive des ouvriers et des paysans a été repoussée et noyée
dans le sang, que les masses sont en recul et en reflux, qu’avant
une nouvelle poussée, il doit encore se produire, outre les autres
circonstances, dans les masses elles-mêmes, des processus molé-
culaires qui exigent un temps impossible à évaluer d’avance. Si
c’est cela qu’on entend, par« liquidation », elle ne se distingue
en rien des « plus cruelles défaites » que le C.E. de l’I.C. a
finalement dû reconnaître.

Ou bien faut-il comprendre littéralement le mot « liquida-
tion » comme l’anéantissement de la révolution chinoise, c’est-à-
dire de toute possibilité, de toute éventualité de renaissance lors
d’une nouvelle étape ? On ne pourrait parler sérieusement d’une
telle perspective autrement que pour semer la confusion, que
dans deux cas : si la Chine était vouée au démembrement et à la
disparition totale, mais il n’y a pas la moindre raison pour cette
hypothèse ou bien si la bourgeoisie chinoise se montrait capable
de résoudre les problèmes fondamentaux de la vie chinoise par
ses propres moyens non révolutionnaires. N’est-ce pas cette
dernière variante que cherchent à nous attribuer à présent les
théoriciens du « bloc des quatre classes » qui ont fait ployer le
P.C. sous le joug de la bourgeoisie ?

L’histoire se répète. Les aveugles, qui,-pendant un an et
demi, n’ont pas compris l’ampleur de la défaite de 1923, nous ont
accusés, à propos de la révolution allemande, d’être des « liqui-
dateurs ». Mais même cette leçon, qui coûta assez cher à
l’Internationale, ne leur a pas profité. Actuellement, reprenant
leurs vieilles formules, ils les appliquent non plus à l’Allemagne,
mais à la Chine. Il est vrai qu’ils éprouvent, avec plus d’urgence
qu’il y a quatre ans, le besoin de trouver des« liquidateurs » ;en
effet, maintenant, il est trop patent que, s’il y eut vraiment
quelqu’un qui « liquida » la seconde révolution chinoise, ce sont
bien les auteurs du cours en direction du Guomindang.

La force du marxisme réside dans sa capacité de prévision.
En ce sens, l’Opposition peut invoquer la confirmation complète
de ses prévisions par l’expérience : d’abord sur le Guomindang
dans son ensemble, ensuite à propos du Guomindang « de
gauche » et du gouvernement de Wuhan et enfin en ce qui
concerne l’ « acompte »pris sur la troisième révolution, c’est-à-
dire le soulèvement de Canton. Peut-il exister meilleure confir-
mation de la justesse de nos vues dans le domaine théorique ?
La même ligne opportuniste qui, à travers une politique de
capitulations devant la bourgeoisie, provoqua déjà au cours de la
révolution, lors des deux premières étapes, les plus cruelles
défaites, « s’est transformée en s’aggravant » pendant la troi-
sième étape jusqu’à devenir une politique de raids aventuristes
contre la bourgeoisie, parachevant ainsi l’échec.

Si la direction ne s’était pas tellement hâtée hier d’oublier les
défaites qu’elle avait elle-même provoquées, elle aurait com-
mencé par expliquer au P.C. chinois qu’on n’obtient pas la
victoire en un tournemain, qu’il y a dans la voie qui conduit à
l’insurrection encore toute une période de luttes tendues, inlassa-
bles, furieuses, pour la conquête politique des ouvriers et des
paysans.

Le 27 septembre 1927, nous disions au présidium du C.E. de
l’I.C. :

« Les journaux d’aujourd’hui annoncent que l’armée
révolutionnaire a pris Shantou. Voici déjà quelques
semaines que les armées de He Long et Ye Ting 221
avancent. La Pravda les qualifie de révolutionnaires. Mais
moi je vous demande : quelles sont les perspectives qui
s’ouvrent à la révolution chinoise à la suite du mouvement
de l’armée révolutionnaire qui s’est emparée de Shantou ?
Quels sont les mots d’ordre du mouvement ? Quel en est le
programme ? Quelles doivent en être les formes d’organisa-
tion ? Où est allé se fourrer le mot d’ordre des soviets
chinois soudain mis en avant - pour un jour - par la
Pravda en juillet ? »

Sans opposer, au préalable le P.C. au Guomindang dans son
ensemble, sans agitation de ce parti dans les masses en faveur des
soviets et du pouvoir des soviets, sans mobilisation propre des
masses sous les mots d’ordre de la révolution agraire et de la
libération nationale, sans la création, l’extension, le renforce-
ment sur place des soviets de députés, des ouvriers, des paysans
et des soldats, l’insurrection de He Long et Ye Ting, indépen-
damment même de l’opportunisme de leur politique, ne pouvait
être qu’une aventure révolutionnaire, du makhnovisme (222)
pseudo-communiste. Elle ne pouvait que se briser contre son
propre isolement, et elle se brisa (223).

Le soulèvement de Canton fut une reproduction, à plus
grande échelle et en plus grave, de l’aventure de He Long et Ye
Ting, avec des conséquences infiniment plus tragiques.

La résolution de février de C.E. à l’I.C. combat l’état
d’esprit putschiste dans le P.C. chinois, c’est-à-dire la tendance à
organiser des engagements armés. Elle ne dit pas toutefois que
ces tendances constituent une réaction contre toute la politique
opportuniste de 1925-1927 et la conséquence inévitable de l’ordre
strictement militaire, venu d’en haut, de « changer d’allure »
sans qu’on ait porté un jugement sur tout ce qui a été fait, sans
révision ouverte des bases de la tactique, sans une vue claire de
l’avenir. La campagne de He Long et le soulèvement de Canton
ont été - et dans ces conditions, il ne pouvait en être autrement,
des explosions de putschisme.

On ne peut pas élaborer de véritable contrepoison contre le
putschisme et l’opportunisme si on ne comprend pas parfaite-
ment cette vérité : la direction de l’insurrection des ouvriers et
des paysans pauvres, la conquête du pouvoir et l’instauration de
la dictature révolutionnaire reposent dorénavant de tout leur
poids sur le P.C. chinois. Si ce dernier se pénètre entièrement de
cette perspective, il sera tout aussi peu enclin à improviser des
raids militaires contre les villes ou des insurrections-pièges que de
courir servilement derrière l’étendard de l’ennemi.

La résolution du C.E. de l’I.C. se condamne elle-même à la
stérilité, ne serait-ce que parce qu’elle disserte de façon tout à fait
abstraite sur le caractère inadmissible du saut par-dessus les
étapes, sur la nocivité du putschisme, et qu’elle passe complète-
ment sous silence le fond de classe du soulèvement de Canton et
de l’éphémère régime soviétique auquel il a donné naissance.
Nous oppositionnels, nous savons que ce soulèvement fut une
aventure tentée par la direction pour sauver son « prestige ».

Mais il est clair pour nous que même une aventure se déroule
d’après des lois déterminées par les structures du milieu social.
Voilà pourquoi nous cherchons à découvrir dans l’insurrection de
Canton les traits de la future étape de la révolution chinoise. Ces
traits coïncident entièrement avec l’analyse historique que nous
avions établie avant cette insurrection. Mais il est tout autant du
devoir du C.E. de l’I.C., qui considère que le soulèvement de
Canton fut une étape juste et normale de l’enchaînement de la
lutte, de le caractériser nettement du point de vue de classe.

Pourtant, la résolution du C.E. de l’I.C. ne dit pas un mot là-
dessus, quoique le plénum ait siégé tout de suite après les
événements de Canton ? N’est-ce pas là la preuve la plus
convaincante que la direction actuelle de l’I.C., en s’entêtant à
suivre une ligne fausse, est obligée de se contenter de parler de
prétendues erreurs commises en 1905 ou à un autre moment,
mais n’ose pas aborder l’insurrection de Canton de 1927 dont la
signification met par terre le schéma de la révolution en Orient
tel que l’établit le Projet de programme.

5. Les soviets et la révolution

La résolution de février du C.E. de l’I.C. rend« le camarade
N[eumann] 224 et d’autres » responsables du fait qu’il « n’y eut
point à Canton de soviet élu » comme organe de l’insurrection
(souligné dans le texte de la résolution (225). Cette accusation recèle
en réalité un étonnant aveu.

Le rapport de la Pravda (n° 31), établi sur la base d’une
documentation directe, annonçait que le pouvoir des soviets était
instauré à Canton. Mais il ne comportait pas un seul mot
indiquant que le soviet cantonais n’était pas élu, c’est-à-dire
n’était pas un soviet (car comment un soviet ne serait-il pas élu ?).

Nous avons appris cela par une résolution. Méditons-le un peu.
Le C.E. de l’I.C. enseigne à présent qu’on a besoin d’un soviet
pour faire l’insurrection, mais qu’on n’en a pas besoin avant. Or
voilà que, quand l’insurrection est décidée, il n’existe pas de
soviet ! Ce n’est pas chose simple que de créer un soviet élu : il
faut que les masses sachent par expérience ce que c’est, qu’elles
le comprennent, que leur passé les ait habituées à une organisa-
tion soviétique élue. Il n’en fut même pas question en Chine,
parce que le mot d’ordre des soviets fut qualifié de trotskyste
précisément au cours de la période où il aurait dû devenir le nerf
de tout le mouvement. Quand, en toute hâte, on décréta
l’insurrection pour faire oublier ses propres défaites, il fallut
simultanément désigner aussi un soviet par voie de commande-
ment. Si l’on ne met pas à nu jusqu’au bout les racines de cette
erreur, on peut transformer même le mot d’ordre des soviets en
nœud coulant pour étrangler la révolution.

Lénine a expliqué en son temps aux mencheviks que la tâche
historique fondamentale des soviets est d’organiser ou d’aider à
organiser la conquête du pouvoir pour devenir, au lendemain de
la victoire, l’appareil de ce pouvoir. Les épigones - et non les
disciples - en tirent comme conclusion qu’on ne peut organiser
des soviets qu’à la douzième heure. Ils transforment après coup
la généralisation de Lénine en une courte petite recette qui, loin
de servir la révolution, la met en danger.

Avant la prise du pouvoir, en octobre 1917, par les soviets
bolcheviques, il y avait eu pendant neuf mois des soviets s.r. et
mencheviques. Douze ans auparavant, les premiers soviets
révolutionnaires avaient existé à Saint-Pétersbourg, à Moscou et
dans plusieurs dizaines d’autres villes. Avant que le soviet de
1905 ne s’étendît aux usines et aux fabriques de la capitale, il
s’était créé à Moscou pendant la grève un soviet de députés des
ouvriers de l’imprimerie. Quelques mois auparavant, en mai
1905, la grève d’lvanovo-Voznessensk avait fait surgir un orga-
nisme dirigeant qui présentait déjà les traits essentiels d’un soviet
de députés ouvriers. Plus de douze ans se sont écoulés entre le
premier essai de création d’un soviet de députés ouvriers et la
gigantesque expérience de l’établissement du pouvoir des soviets.

Evidemment, ce terme ne s’applique pas du tout obligatoirement
aux autres pays, entre autres à la Chine. Mais s’imaginer que les
ouvriers chinois seront capables d’ériger des soviets en se servant
d’une courte recette ne substituant à la généralisation de Lénine,
c’est remplacer la dialectique de l’action révolutionnaire pour
une ordonnance impuissante et ennuyeuse de pédant. Ce n’est
pas à la veille de l’insurrection, avec le mot d’ordre de la
conquête immédiate du pouvoir, qu’il faut établir des soviets ; en
effet, si les choses en sont arrivées à la conquête du pouvoir, si les
masses sont prêtes pour l’insurrection, sans qu’il existe de soviets,
c’est qu’il y a eu alors d’autres formes et d’autres méthodes
d’organisation qui ont permis d’effectuer la besogne de prépara-
tion assurant le succès de l’insurrection ; alors la question des
soviets n’a plus qu’une importance secondaire, se réduit à un
problème d’organisation ou, moins encore, à une question de
vocabulaire. La tâche des soviets ne consiste pas simplement à
exhorter les masses à l’insurrection ou à réaliser celle-ci, mais
bien à amener les masses au soulèvement à travers les étapes
nécessaires. Au début, le soviet ne gagne pas du tout les masses
par le mot d’ordre d’insurrection, mais grâce à d’autres mots
d’ordre partiels. Ce n’est que par la suite, pas à pas, qu’il amène
les masses à ce mot d’ordre, sans les éparpiller en cours de route,
empêchant l’avant-garde de se couper de l’ensemble de la classe.

Le plus souvent et surtout, le soviet se constitue sur la base de la
lutte gréviste, qui a devant elle une perspective de développe-
ment révolutionnaire, mais qui, au moment considéré, se limite à
des revendications économiques. Dans l’action, la masse doit
sentir et comprendre que le soviet est son organisation à elle,
qu’il groupe ses forces pour la lutte, pour la résistance, pour
l’autoprotection et pour l’offensive. Ce n’est pas dans l’action
d’un seul jour, ni en général dans une action faite en un seul
coup, qu’elle peut le sentir et le comprendre, mais bien grâce à
l’expérience acquise pendant plusieurs semaines, mois, voire
années, avec ou sans discontinuité. Voilà pourquoi seule une
direction d’épigones et de bureaucrates peut retenir une masse
qui se réveille et qui se dresse pour créer des soviets, alors que le
pays traverse une époque de secousses révolutionnaires que la
classe ouvrière et les paysans pauvres dans les campagnes voient
s’ouvrir devant eux la perspective de la conquête du pouvoir, ne
serait-ce que dans une étape ultérieure et même si dans l’étape
envisagée cette perspective n’est accessible qu’à une minorité.

Voilà la conception que nous avons toujours eue des soviets.
Nous les avions appréciés en tant que forme d’organisation large
et souple ouverte à des masses qui ne font que s’éveiller, dès les
premiers pas de leur montée révolutionnaire, et capable d’unir la
classe ouvrière dans son ensemble, quel que soit le nombre de
tous ceux qui, dans son sein, sont assez développés pour
comprendre les problèmes de la conquête du pouvoir.

Faut-il encore citer à ce sujet des témoignages écrits ? Voilà
ce qu’écrivait Lénine au sujet des soviets à l’époque de la
première révolution :

« Le parti ouvrier social-démocrate russe n’a jamais
renoncé à utiliser, lors d’une montée révolutionnaire plus ou
moins forte, certaines organisations sans-parti, dans le
genre de soviets de députés ouvriers, afin d’augmenter
l’influence des social-démocrates sur la classe ouvrière et
consolider le mouvement ouvrier social-démocrate. » (226)

Les témoignages littéraires et historiques de ce genre que
nous pourrions citer sont innombrables. Mais il semble que la
question est déjà claire sans cela.

Prenant le contre-pied de cette manière de voir, les épigones
ont transformé les soviets en uniforme de parade dont le parti
revêt simplement le prolétariat à la veille de la conquête du
pouvoir. Mais c’est justement alors qu’il apparaît qu’on ne peut
pas improviser des soviets en 24 heures, sur commande, directe-
ment dans le but de déclencher l’insurrection. Des expériences de
ce genre revêtent inévitablement le caractère d’une fiction,
destinée à masquer, par l’apparence rituelle du système soviéti-
que, l’absence des conditions nécessaires à la conquête du
pouvoir. C’est ce qui s’est produit à Canton où le soviet a
simplement été désigné sur ordre pour respecter le rituel. Voilà
où mène la façon dont les épigones posent la question.

Lors de la polémique qui s’est déroulée au sujet des
événements de Chine, !’Opposition a été accusée d’une contra-
diction, paraît-il, flagrante : tandis qu’à partir de 1926 !’Opposi-
tion a proposé le mot d’ordre des soviets en Chine, ses
représentants s’étaient prononcés contre en Allemagne à l’au-
tomne 1923. Jamais peut-être l’esprit de scolastique politique ne
s’est manifesté de façon aussi éclatante que dans cette accusation.
Oui, nous exigions qu’on aborde en Chine la création de soviets
en tant qu’organisations des ouvriers et des paysans ayant leur
valeur propre en temps voulu, quand le flot montait. Le sens
principal des soviets aurait dû consister à opposer les ouvriers et
les paysans à la bourgeoisie du Guomindang et à son agence, sa
gauche. Le mot d’ordre des soviets en Chine signifiait en premier
lieu qu’il fallait rompre le honteux « bloc des quatre classes » qui
conduisait au suicide et faire sortir le P.C. du Guomindang. Le
centre de gravité ne se trouvait donc pas dans une forme abstraite
d’organisation, mais une ligne de classe. En revanche, en
Allemagne, à l’automne 1923, il ne s’agissait que d’une forme
d’organisation. Par suite de la passivité extrême, du retard, de la
lenteur de la direction de l’Internationale communiste et du
K.P.D., on avait laissé passer le moment pour appeler les
ouvriers à former des soviets : les comités d’usine, d’eux-mêmes,
sous la pression de la base, occupaient dans le mouvement
ouvrier allemand en automne 1923 la place qu’auraient prise les
soviets, certainement avec beaucoup plus de succès, si le parti
communiste avait pratiqué une politique juste et audacieuse.

Pendant ce temps, la situation était très grave. Perdre encore du
temps, c’était laisser échapper définitivement une situation
révolutionnaire. L’insurrection fut finalement mise à l’ordre du
jour et en outre son déclenchement prévu dans les délais les plus
brefs. Lancer dans de pareilles circonstances le mot d’ordre des
soviets aurait été la plus grande bêtise théorique concevable. Le
soviet n’est pas un talisman contenant un pouvoir miraculeux.

Dans la situation d’alors, des soviets créés à la hâte n’auraient été
que des doublures des comités d’usine. Il aurait fallu enlever à
ces derniers leurs dernières fonctions révolutionnaires et les
transférer aux soviets nouvellement créés, sans autorités encore
et jusqu’à quand ? Dans des conditions où chaque jour comptait.

On aurait substitué à l’action révolutionnaire le jeu le plus
néfaste, celui qui consiste à jouer avec des vétilles dans le
domaine de l’organisation.

Il est incontestable que la forme d’organisation soviétique
peut avoir une énorme importance, mais seulement quand elle
traduit en temps voulu une ligne politique juste. En revanche,
elle peut revêtir une signification négative, d’une portée aussi
considérable lorsqu’elle devient une fiction, un fétiche, une
coquille vide. Des soviets allemands créés au tout dernier
moment à l’automne 1923 n’auraient rien apporté de nouveau
politiquement, mais ils auraient introduit beaucoup de confusion
dans le domaine de l’organisation. A Canton, ce fut pire encore.

Le soviet, créé à la hâte pour observer les rites, n’a servi qu’à
camoufler un putsch aventuriste. C’est pourquoi nous avons
appris après coup que le soviet de Canton était comme un vieux
dragon chinois, simplement dessiné sur le papier. La politique
des marionnettes et des dragons de papier n’est pas la nôtre.

Nous nous opposions à ce qu’on improvise en Allemagne des
soviets par télégraphe, en septembre 1923. Nous étions pour
créer des soviets en Chine en 1926. Nous aurions été opposés à la
création d’un soviet de carnaval à Canton en décembre 1927. Il
n’y a pas là de contradiction. Au contraire, il y a une ·profonde
unité dans la conception de la dynamique du mouvement
révolutionnaire et de ses formes d’organisation.

Le problème du rôle et de la signification des soviets qui a
été défiguré, embrouillé et obscurci par la théorie et la pratique
appliquées au cours des dernières années, n’a nullement été
éclairé dans le Projet de programme.

6. Le problème du caractère de la future révolution chinoise

Le mot d’ordre de la dictature du prolétariat entraînant
derrière lui les paysans pauvres est indissolublement lié au
problème du caractère socialiste de la future, de la troisième
révolution en Chine. Or, comme il n’y a pas que l’histoire qui se
répète et que les erreurs opposées par les hommes à ses exigences
se renouvellent aussi, nous entendons déjà formuler l’objection
suivante : la Chine n’est pas encore mûre pour la révolution
socialiste. Mais c’est là une façon abstraite et morte de poser la
question. La Russie, prise isolément, était mûre pour le socia-
lisme ? D’après Lénine, non. Elle l’était pour la dictature du
prolétariat, l’unique méthode pour résoudre les problèmes
nationaux urgents. Or la destinée de la dictature dans son
ensemble est déterminée en dernière analyse par la marche de
l’évolution mondiale, ce qui n’exclut pas, mais, au contraire,
présuppose évidemment une politique juste de la dictature
prolétarienne, la consolidation et le développement de l’alliance
des ouvriers et des paysans, le recours à toutes les mesures
favorisant l’adaptation d’une part aux conditions nationales et,
de l’autre, à la marche de l’évolution mondiale. C’est également
entièrement vrai pour la Chine.

Dans le même article, « sur notre révolution », (16 janvier
1923), dans lequel Lénine établit que les traits originaux de la
Russie reproduisent dans leur développement les particularités
de l’évolution des pays de l’Orient, il qualifie d’ « infiniment
banal » l’argument de la social-démocratie européenne qui
affirme que « nous ne sommes pas assez grands pour atteindre le
socialisme, que nous n’avons pas, suivant l’expression de toutes
sortes de « savants » messieurs de chez eux, les prémisses
économiques objectives du socialisme ». Mais si Lénine se
moque des « savants » messieurs, ce n’est pas parce qu’il
reconnaît lui-même l’existence des fondements économiques du
socialisme en Russie, permettant de construire le socialisme par
ses propres forces, mais parce qu’il ne découle nullement de leur
absence - qu’il faille renoncer à la conquête du pouvoir comme
le pensaient et continuent à le penser encore les pédants et les
philistins. Dans cet article, Lénine répond pour la cent unième ou
la mille et unième fois aux sophismes des héros de la ne Interna-
tionale : « Cette thèse incontestable (que la Russie n’était pas
mûre pour le socialisme) n’est pas décisive pour juger notre
révolution. » (227) Voilà ce que ne veulent ni ne peuvent compren-
dre les auteurs du Projet de programme. En elle-même, la thèse
du défaut de maturité économique et culturelle, aussi bien de la
Russie que de la Chine - et évidemment plus encore de la Chine
que de la Russie - ne peut être contestée. Mais on ne peut
nullement en déduire que le prolétariat doive renoncer au
pouvoir quand cette conquête est dictée par toute l’ambiance
historique et par une situation révolutionnaire dans le pays.

La question historique concrète, politique, actuelle se réduit
à savoir non pas si la Chine est économiquement mûre pour
établir son propre socialisme, mais bien de savoir si, dans le
domaine politique, elle est mûre pour la dictature du prolétariat.

Ces deux questions ne sont nullement identiques. Elles le
seraient s’il n’existait dans le monde une loi du développement
inégal. Dans le cas présent, cette loi, qui s’étend entièrement aux
rapports réciproques de l’économie et de la politique, est
parfaitement applicable. La Chine est-elle donc mûre pour la
dictature du prolétariat ? Seule l’expérience de la lutte peut
répondre d’une façon incontestable à cette question. Pour cette
raison même, la lutte seule peut décider quand et dans quelles
conditions s’effectuera l’unification, la libération et la renais-
sance de la Chine. Qui dit que la Chine n’est même pas mûre
pour la dictature du prolétariat affirme par là même que la
troisième révolution chinoise est ajournée pour de nombreuses
années.

Il ne resterait certainement guère d’espoir si les survivances
du féodalisme étaient réellement dominantes dans l’économie
chinoise comme l’affirment les dirigeants du C.E. de l’I.C. Mais
heureusement,· des survivances, de façon générale, ne peuvent
pas dominer. Sur ce point-là non plus, le Projet de programme ne
répare pas les erreurs commises, mais au contraire les réaffirme
de façon détournée et nébuleuse. Le projet parle de « la
prédominance des rapports féodaux moyenâgeux aussi bien dans
l’économie du pays que dans sa superstructure politique ». C’est
radicalement faux. Que signifie prédominance ? S’agit-il du
nombre de personnes concernées ? Ou du rôle dominant et
dirigeant qu’elles jouent dans l’économie du pays ? Une crois-
sance interne extrêmement rapide de l’industrie fondée sur
l’importance du capital commercial et bancaire et sur sa conquête
du pays, la dépendance complète dans laquelle se trouvent les
régions paysannes les plus importantes par rapport au marché, le
rôle énorme et grandissant du commerce extérieur, la subordina-
tion totale aux villes des campagnes chinoises, tous ces faits
affirment la prédominance totale, la domination directe des
rapports capitalistes en Chine. Les rapports sociaux de servage et
de demi-servage sont certes très importants. Ils remontent en
partie à l’époque féodale, mais ils sont pour une autre part des
formations nouvelles, des résurgences du passé dues au retard du
développement des forces productives, à la surpopulation
agraire, à l’action du capital commercial et usuraire, etc. Mais ce
qui domine, ce ne sont pas les rapports « féodaux » (ou plus
exactement le servage et en général les rapports précapitalistes),
mais bien les rapports capitalistes. C’est seulement ce rôle
prédominant des rapports capitalistes qui permet d’ailleurs
d’envisager sérieusement la perspective de l’hégémonie du prolé-
tariat dans la révolution nationale. Autrement, les extrêmes ne se
rejoindraient pas.

« La force du prolétariat dans n’importe quel pays
capitaliste est infiniment plus grande que la proportion du
prolétariat dans la population totale. Cela parce que le
prolétariat commande économiquement le centre et les
nerfs de tout le système de l’économie capitaliste et aussi
parce que, dans le domaine économique et politique, le
prolétariat exprime sous la domination capitaliste les
intérêts réels de l’énorme majorité des travailleurs.
Aussi le prolétariat, même lorsqu’il constitue une
minorité dans la population (ou quand c’est l’avant-garde
du prolétariat, consciente et vraiment révolutionnaire, qui
constitue cette minorité), est capable de renverser la
bourgeoisie et d’entraîner à ses côtés de nombreux alliés
venus de la masse des semi-prolétaires et des petits-
bourgeois, masse qui ne se prononcera jamais à l’avance
pour la domination du prolétariat, qui ne comprendra pas
les conditions et les tâches de cette domination, mais se
convaincra seulement par son expérience ultérieure, de
l’inéluctabilité, de la justice, de la légitimité de la dictature
prolétarienne. » (228)

Le rôle du prolétariat chinois dans la production est déjà
considérable. Il ne fera que grandir au cours des années qui
viennent. Comme l’ont montré les événements, son rôle politi-
que aurait pu être grandiose. Mais toute la ligne de conduite de la
direction a été orientée contre la possibilité offerte au prolétariat
de s’assurer du rôle dirigeant.

Le projet de programme dit que la construction du socia-
lisme en Chine ne pourra réussir qu’« à condition d’être directe-
ment appuyée par les pays de dictature prolétarienne ». Ainsi
reconnaît-on ici à propos de la Chine ce que le parti a toujours
admis en ce qui concerne la Russie. Mais s’il n’existe pas en
Chine des forces internes suffisantes pour construire par elles-
mêmes la société socialiste, alors, conformément à la théorie
Staline-Boukharine, le prolétariat chinois ne devrait pas prendre
le pouvoir, à aucune étape de la révolution. Ou bien le fait que
 !’U.R.S.S. existe résout-il la question en sens inverse ? Alors, il
se trouve que notre technique serait suffisante pour construire la
société socialiste non seulement chez nous en U.R.S.S. mais
aussi en Chine, c’est-à-dire dans deux grands pays les plus
arriérés au point de vue économique avec une population de
600 millions d’habitants. Ou bien peut-on admettre en Chine le
caractère inéluctable de la dictature du prolétariat parce que cette
dictature sera introduite dans le circuit de la révolution socialiste
mondiale et deviendra non seulement un chaînon de celle-ci mais
aussi une de ses forces motrices ? Mais c’est précisément de cette
façon que Lénine posait le problème de la révolution d’Octobre,
dont l’ « originalité » consiste précisément dans un développe-
ment analogue à celui des pays d’Orient. Nous voyons ainsi
comment la théorie révisionniste du socialisme dans un seul pays,
créée en 1925 pour combattre le« trotskysme », sème le trouble
et la confusion chaque fois qu’est abordé un problème révolu-
tionnaire important et nouveau.

Le Projet de programme va plus loin encore dans cette voie.
Il oppose à la Chine et à l’Inde « la Russie d’avant 1917 », la
Pologne (« etc. ») comme des pays « disposant d’un certain
minimum d’industrie suffisant pour construire triomphalement le
socialisme », ou bien (comme on le dit d’une façon plus précise et
plus erronée ailleurs) comme des pays qui ont « les bases
matérielles nécessaires et suffisantes pour construire le socialisme
intégral ». Il s’agit ici, comme nous le savons déjà, d’un véritable
jeu de mots au sujet de l’expression de Lénine sur les bases
« nécessaires et suffisantes ». Il s’agit là d’une tricherie inadmissi-
ble, car Lénine énumère avec précision les bases politiques et
d’organisation, y compris celles de la technique, de la culture et
du rôle international. Mais l’essentiel demeure le problème de
savoir comment on peut déterminer a priori le minimum d’indus-
trie suffisant pour construire le socialisme complet, alors qu’il
s’agit d’une lutte mondiale entre deux systèmes économiques,
entre deux régimes sociaux, et qu’en outre notre base économi-
que dans cette lutte est infiniment plus faible ?

Si l’on ne considère que le levier économique, il est clair que
le nôtre, celui de l’U.R.S.S. et à plus forte raison celui de la
Chine et de l’Inde, est infiniment moins puissant que celui du
capitalisme mondial. Mais le problème tout entier sera résolu par
la lutte révolutionnaire entre deux systèmes, lutte d’envergure
mondiale. Dans la lutte politique, le levier le plus puissant est de
notre côté, ou, pour parler plus exactement, peut et doit, si l’on
pratique une politique juste, tomber entre nos mains.

Toujours dans le même article « Sur notre révolution »,
après les mots « pour créer le socialisme il faut un certain niveau
culturel », Lénine fait remarquer :« Quoique personne ne puisse
dire quel est ce niveau. » Pourquoi personne ne peut-il le dire ?
Parce que cette question est résolue par la lutte, par l’émulation
d’envergure mondiale entre deux systèmes sociaux et deux
cultures. Rompant complètement avec cette pensée de Lénine,
qui se déduit du fond même du problème, le projet de pro-
gramme affirme que la Russie d’avant 1917 possédait précisé-
ment ce « minimum de technique » et par conséquent aussi de
culture, nécessaire pour construire le socialisme dans un seul
pays. Les auteurs du projet tentent de dire dans le programme
qu’a priori, « personne ne peut dire » ...

Il est impossible, il est absurde de chercher le critère d’un
« minimum suffisant » dans une statistique nationale (« Russie
d’avant 1917 ») alors que tout le problème se résout par la
dynamique révolutionnaire. C’est sur ce critère mensonger,
arbitraire, isolé au point de vue national, que repose précisément
la base théorique de l’esprit national borné en politique qui est la
source d’inévitables errements nationaux-réformistes et sociaux-
patriotes dans l’avenir.

7. De l’idée réactionnaire des « partis ouvriers et paysans biclas-
sistes » pour l’Orient.

Les leçons de la seconde révolution chinoise sont des
enseignements pour toute l’Internationale communiste, mais
avant tout les pays d’Orient.

Tous les arguments présentés pour défendre la ligne men-
chevique dans la révolution chinoise devraient avoir, si on les
prenait au sérieux trois fois plus de force appliquée à l’Inde. Le
joug de l’impérialisme a là-bas, dans cette colonie classique, des
formes infiniment plus directes et concrètes qu’en Chine. Les
survivances des rapports féodaux, c’est-à-dire du servage, sont
dans l’Inde incomparablement plus profondes et considérables.

Néanmoins (et pour parler plus exactement, précisément pour
cette raison), les méthodes appliquées en Chine et qui ont ruiné
la révolution, auront aux Indes des conséquences encore plus
funestes. Seul un mouvement immense et indomptable des
masses populaires qui, en raison même de son envergure et de
son caractère indomptable, de ses buts et de ses liens internatio-
naux, ne peut tolérer dans sa direction aucune demi-mesure,
aucune compromission, aucun opportunisme, ne pourra renver-
ser les hobereaux indiens, la bureaucratie anglo-saxonne et
l’impérialisme britannique.

La direction de l’Internationale communiste a déjà fait aux
Indes pas mal de fautes. Les circonstances n’ont pas encore
permis à ces erreurs de se manifester sur une échelle aussi vaste
qu’en Chine. On peut donc espérer que les enseignements des
événements chinois permettront de mieux redresser à temps la
ligne politique de la direction en Inde et dans les autres pays
d’Orient.

Pour nous, la question cardinale est ici, comme partout et
toujours, celle du P.C., de son indépendance complète, de son
caractère de classe intransigeant. Dans cette voie, le plus grand
danger est celui de la création de soi-disant partis « ouvriers et
paysans » dans les pays orientaux.

A partir de 1924, qui comptera comme l’année de la révision
ouverte de toute une série des thèses fondamentales de Marx et
de Lénine, Staline a mis en avant la formule « des partis ouvriers
et paysans biclassistes pour les pays de l’Orient ». Elle était
encore basée sur ce même joug national qui servit en Orient de
camouflage à l’opportunisme au même titre que la « stabilisa-
tion » en Occident. Les télégrammes d’Inde, ainsi que du Japon,
où il n’y a pas d’oppression nationale, ont souvent annoncé au
cours de la dernière période des interventions de « partis ouvriers
et paysans » provinciaux, elles en parlent toutes comme d’organi-
sations proches, amies de l’I.C., presque comme d’organisations
« siennes », sans toutefois dessiner concrètement leur silhouette
politique, en un mot de la façon dont on parlait et écrivait encore
très récemment à propos du Guomindang.

Déjà la Pravda assurait en 1924 :

« Certains indices montrent que le mouvement de
libération nationale en Corée, prend graduellement forme
au point de vue organisation, adoptant celle de la création
d’un parti ouvrier et paysan. » 229

Entre-temps, Staline enseignait aux communistes de
l’Orient :

« Les communistes doivent passer de la politique du
front unique national [... ] à celle du bloc révolutionnaire
des ouvriers et de la petite bourgeoisie. Dans de tels pays,
ce bloc peut prendre la forme d’un parti unique, parti
ouvrier et paysan, dans le genre du Guomindang. » (230)

Les petites « réserves » qui suivaient au sujet de l’autonomie
des partis communistes (sans doute conforme à l’ « autonomie »
du prophète Jonas dans le ventre de la baleine) ne servaient que
de camouflage. Nous sommes profondément convaincus que le
Vie congrès devrait dire que, dans ce domaine, la moindre
équivoque est funeste et sera repoussée. Il s’agit là d’une façon
tout à fait nouvelle, complètement fausse, entièrement anti-
marxiste, de poser la question fondamentale du parti, de ses
rapports avec la classe et les classes.

On a défendu la nécessité pour le parti d’entrer dans le
Guomindang en assurant que ce dernier, par sa composition
sociale, était un parti des ouvriers et des paysans, que les 9/10 du
Guomindang - ce chiffre fut répété des dizaines de fois -
appartenaient à la tendance révolutionnaire et étaient prêts à
marcher la main dans la main avec le parti communiste.

Pourtant, au moment des coups d’Etat de Shanghai et Wuhan et
après, ces révolutionnaires du Guomindang, ces 9/10, disparu-
rent comme s’ils étaient tombés à l’eau. Personne n’en a retrouvé
les traces. Et les théoriciens de la collaboration des classes en
Chine, Staline, Boukharine, etc., ne se sont même pas donnés la
peine d’expliquer où étaient allés se loger les 9/10 des membres
du Guomindang, les 9/10 d’ouvriers et paysans, révolutionnaires,
sympathisants, tout à fait « siens » ? Pourtant la réponse qu’ap-
pelle cette question a une importance décisive pour comprendre
le destin de tous ces partis « biclassistes » prêchés par Staline et
pour en concevoir plus clairement l’idée même, laquelle nous
rejette très loin en arrière non seulement du programme du
V.K.P. (b) de 1919, mais même du Manifeste du parti commu-
niste de 1847.

La question de savoir où ont disparu les fameux 9/10 ne nous
apparaîtra clairement que si nous comprenons l’impossibilité,
1° de l’existence d’un parti biclassiste, c’est-à-dire d’un parti de
deux classes exprimant simultanément deux lignes historiques qui
s’excluent mutuellement, celle du prolétariat et celle de la petite
bourgeoisie, 2° qu’on ne peut fonder dans la société capitaliste un
parti paysan jouant un rôle indépendant, c’est-à-dire exprimant
les intérêts de la paysannerie en même temps qu’indépendant du
prolétariat et de la bourgeoisie.

Le marxisme a toujours enseigné, et le bolchevisme a repris,
que le prolétariat et la paysannerie sont des classes différentes,
qu’il est faux d’identifier de quelque façon que ce soit, leurs
intérêts dans la société capitaliste, qu’un paysan ne peut adhérer
au parti communiste que pour autant qu’il passe du point de vue
du propriétaire à celui du prolétariat. Sous la dictature du
prolétariat, l’alliance des ouvriers et des paysans n’infirme pas
cette thèse, mais, dans une situation différente, elle la confirme
par d’autres voies. S’il n’y avait pas des classes diverses ayant des
intérêts différents, il ne serait non plus pas question d’alliance.

Celle-ci n’est compatible avec la révolution socialiste que pour
autant qu’on l’introduise dans le cadre de fer de la dictature
prolétarienne. On ne peut concilier chez nous l’existence de cette
dictature avec celle d’une Ligue soi-disant paysanne, précisément
parce que toute organisation paysanne « ayant sa valeur pro-
pre »,prétendant résoudre les problèmes politiques qui se posent
à toute la nation, finira inévitablement en devenant un instru-
ment entre les mains de la bourgeoisie.

Les organisations qui, dans les pays capitalistes, s’intitulent
partis paysans constituent en réalité une variété des partis
bourgeois. Tout paysan qui n’adopte pas l’attitude du prolétaire
en abandonnant le point de vue du propriétaire sera inévitable-
ment entraîné par la bourgeoisie dans les questions fondamen-
tales de la politique. II va de soi que tout parti bourgeois, qui
s’appuie ou qui veut s’appuyer sur les paysans et, si c’est possible,
sur les ouvriers, est obligé de se camoufler, c’est-à-dire de se vêtir
de teintes combinant plusieurs couleurs. La fameuse idée des
partis « ouvriers et paysans » semble être conçue spécialement
pour camoufler les partis bourgeois obligés de chercher un appui
chez les paysans, mais disposés à englober aussi dans leurs rangs
des ouvriers. Désormais le Guomindang est entré pour toujours
dans l’histoire comme type classique d’un parti de ce genre.

Comme on le sait, la société bourgeoise est construite de
façon à ce que les masses non possédantes, mécontentes et
trompées, se trouvent en bas tandis que les escrocs satisfaits sont
en haut. C’est suivant ce principe qu’est également établi tout
parti bourgeois s’il est vraiment un parti, c’est-à-dire s’il
embrasse la masse dans des proportions assez considérables. II
n’y a dans la société divisée en classes qu’une minorité d’exploi-
teurs, d’escrocs et de profiteurs. Aussi tout parti capitaliste est-il
obligé de reproduire et de refléter d’une façon ou de l’autre dans
ses rapports internes les rapports qui existent dans la société
bourgeoise en général. Dans tout parti bourgeois de masse, la
base est plus démocratique, plus « à gauche » que le sommet.

C’est vrai pour le Zentrum allemand, pour les radicaux français
et d’autant plus pour la social-démocratie. C’est pour cela que les
jérémiades inlassables de Staline-Boukharine, etc., se plaignant
de ce que la base « gauche » du Guomindang, les sommets, sont
tellement naïves et sans excuses. Ce que l’on présente dans ces
bizarres jérémiades comme un malentendu éphémère, gênant et
qu’il fallait éliminer par des mesures d’organisation, des instruc-
tions et des circulaires, est en réalité le trait caractéristique
essentiel d’un parti bourgeois, surtout au cours d’une époque
révolutionnaire.

C’est bien sous cet angle qu’il faut juger l’argument fonda-
mental des auteurs du Projet de programme défendant tous les
blocs opportunistes en général, tant en Angleterre qu’en Chine.
Selon eux, la fraternisation avec les sommets se fait exclusive-
ment dans l’intérêt de la base. Comme on le sait, l’Opposition
exigeait que le parti sortît du Guomindang. « On se demande
pourquoi, dit Boukharine. Parce qu’en haut les chefs du Guo-
mindang hésitent (?). Et la masse du Guomindang, n’est-ce que
du bétail ? Depuis quand décide-t-on de l’attitude envers une
organisation de masse d’après ce qui se passe dans sa« sphère la
plus élevée (231) » ?

Il semble invraisemblable qu’un argument pareil puisse être
avancé dans un parti révolutionnaire. « Et la masse du Guomin-
dang, n’est-ce que du bétail ? » demande Boukharine. Certaine-
ment, c’est du cheptel. Dans tout parti bourgeois, la masse est
toujours un cheptel, quoiqu’elle le soit à des degrés divers. Mais
enfin, pour nous, ce n’est pas un cheptel ? En effet, mais,
précisément, c’est pour cela qu’il nous est interdit de la pousser
dans les bras de la bourgeoisie en camouflant celle-ci sous le nom
de parti ouvrier et paysan. C’est justement pour cela qu’il nous est
interdit de subordonner le parti du prolétariat à celui de la
bourgeoisie, mais qu’au contraire nous devons à chaque pas les
opposer l’un à l’autre. Le sommet du Guomindang, dont
Boukharine parle avec ironie comme de quelque chose de
secondaire, est en réalité l’âme du Guomindang, son essence
sociale.

La bourgeoisie n’est certes dans le parti qu’un « sommet »
comme elle l’est aussi dans la société. Mais ce sommet est
puissant par son capital, ses connaissances, ses relations, la
possibilité qu’il a toujours de s’appuyer sur les impérialistes et
surtout par son pouvoir de fait dans l’Etat et dans l’armée, qui se
confond intimement avec la direction du Guomindang lui-même.

C’est lui justement qui a rédigé les lois contre les grèves, étouffé
les interventions des paysans, refoulé les communistes dans
l’ombre, leur permettant dans le meilleur des cas, de ne
constituer que le tiers de leur parti, leur faisait jurer de placer le
sun yatsénisme petit-bourgeois au-dessus du marxisme 232 • La
base se rapprochait de ce sommet et lui servait, comme Moscou,
de point d’appui « à gauche » tandis que les généraux, les
compradores, les impérialistes, l’appuyaient sur sa droite. Consi-
dérer le Guomindang non comme un parti bourgeois, mais
comme une arène neutre dans laquelle on lutte pour avoir les
masses avec soi, lancer comme un atout les 9/10 de « base de
gauche » pour masquer la question de savoir qui est maître dans
la maison, signifiait consolider la puissance et le pouvoir du
« sommet » : c’était l’aider à transformer les masses de plus en
plus nombreuses en « cheptel » et préparer, dans les conditions
les plus favorables dans ce sommet, le coup d’Etat de Shanghai.

Se fondant sur l’idée réactionnaire du« parti biclassiste », Staline
et Boukharine s’imaginaient que les communistes obtiendraient
avec les « gauches » la majorité dans le Guomindang et par là le
pouvoir dans le pays, puisqu’en Chine le pouvoir est aux mains
du Guomindang. En d’autres termes, ils s’imaginaient que, par
de simples réélections dans les congrès du Guomindang, le
pouvoir passerait des mains de la bourgeoisie à celles du proléta-
riat. Peut-on concevoir dévotion plus attendrissante, plus idéa-
liste à l’égard de la « démocratie du parti »... quand c’est d’un
parti bourgeois qu’il s’agit ? Car l’armée, la bureaucratie, la
presse, les capitaux sont entre les mains de la bourgeoisie. C’est
justement pour cette raison aussi qu’elle tient le gouvernail du
parti au pouvoir. Le« sommet » bourgeois ne tolère ou n’a toléré
« 9/10 » de « gauches » (et de gauches de cette sorte) que dans la
mesure où ils ne portent pas atteinte à l’armée, à la bureaucratie,
à la presse, aux capitaux. Grâce à ces puissants moyens, le som-
met bourgeois maintient dans la soumission non seulement 9/10
des membres « de gauche » du parti, mais les masses populaires
dans leur ensemble. Or la théorie du bloc des classes, la théorie
du Guomindang comme parti ouvrier et paysan aide de son
mieux la bourgeoisie. En revanche, quand la bourgeoisie se
heurte ensuite en ennemie aux masses et les mitraille, dans cette
collision entre deux forces réelles, la bourgeoisie et le prolétariat,
on n’entend même pas bêler les fameux 9/10. La pitoyable fiction
démocratique disparaît sans laisser de traces devant la sanglante
réalité de la lutte des classes.

Voilà, le mécanisme politique véritable, l’unique possible
des « partis ouvriers et paysans biclassistes en Orient ». Il n’en
existe et n’en existera pas d’autres.

Quoique l’idée des partis biclassistes cite dans l’exposé des
motifs l’oppression nationale qui abroge prétendument la doc-
trine de Marx sur les classes, nous connaissons déjà des avortons
« ouvriers et paysans » au Japon où il n’existe pas de joug
national. Mais cela ne suffit pas : l’affaire ne se borne pas au seul
Orient. L’idée « biclassiste » essaie de s’universaliser. Dans ce
domaine, la tentative qui fut la plus caricaturale, fut celle,
mentionnée plus haut, que fit le C.P.A. en soutenant la
candidature présidentielle du sénateur bourgeois « anti-trust »
LaFollette, afin d’amener ainsi les farmers américains à la
révolution sociale. Pepper, le théoricien de la manœuvre, un de
ceux qui assassinèrent la révolution hongroise parce qu’il n’avait
pas remarqué la paysannerie magyare 233 , fit en Amérique, sans
doute par désir de compenser, un gros effort pour détruire le
P.C.A. en le dissolvant parmi les farmers. La théorie de Pepper
consistait en ce que la super-plus-value du Capital américain
transforme le prolétariat d’Amérique en aristocratie ouvrière
mondiale ; en revanche, la crise agraire ruinerait les farmers et les
pousserait dans la voie de la révolution socialiste. Le parti,
comptant quelques milliers de membres, surtout des immigrés,
aurait dû, selon la conception de Pepper, s’emboîter avec les
farmers, par l’intermédiaire d’un parti bourgeois et, après avoir
formé un parti « biclassiste », assurer la révolution socialiste
devant la passivité ou la neutralité d’un prolétariat corrompu par
la super-plus-value. Cette idée délirante a eu des partisans et des
semi-partisans dans les sphères supérieures de l’I.C. Pendant
plusieurs semaines, la balance a oscillé tantôt d’un côté, tantôt de
l’autre jusqu’à ce qu’on fit enfin une concession à l’A B C du
marxisme - on disait en coulisses « aux préjugés du trots-
kysme » - Il fallut attraper au lasso le C.P .A. des mains du parti
de LaFollette (234), lequel mourut avant son fondateur.

Tout ce que le nouveau révisionnisme invente d’abord pour
l’Orient est ensuite transporté en Occident. Si Pepper tenta de
l’autre côté de l’Océan de violer l’histoire avec son parti
biclassiste, les derniers renseignements reçus montrent que
l’entreprise menée avec le Guomindang a trouvé des imitateurs
en Italie où l’on tente, paraît-il, d’imposer à notre parti le mot
d’ordre monstrueux d’une « assemblée républicaine (?) s’ap-
puyant (?!) sur des comités ouvriers et paysans. » 235 Dans ce mot
d’ordre, l’esprit de Tchiang Kaï-chek donne l’accolade à celui de
Hilferding (236). Vraiment, en arriverons-nous là ?

Pour conclure, il nous reste encore à rappeler que l’idée d’un
parti « ouvrier et paysan » rejette de l’histoire du bolchevisme
toute la lutte contre les populistes, sans laquelle il n’y aurait pas
de parti bolchevique. Quelle était la signification de cette lutte
historique ? Lénine écrivait en 1900 sur les socialistes révolution-
naires :

« L’idée fondamentale de leur programme n’était
nullement qu’il fallait une « alliance des forces » entre le
prolétariat et la paysannerie ; mais qu’il n’y avait pas un
abîme de classe entre l’un et l’autre, qu’il ne fallait pas
tracer une ligne de démarcation de classe entre eux ; que la
conception social-démocrate du caractère petit-bourgeois
de la paysannerie, la distinguant du prolétariat, était
radicalement fausse » (237).

En d’autres termes, le parti biclassiste, ouvrier et paysan, est
l’idée cardinale du populisme russe. Ce n’est qu’en luttant contre
elle que le parti d’avant-garde prolétarienne dans la Russie
paysanne a pu se développer.

Lénine répéta, avec ténacité, inlassablement, à l’époque de
la révolution de 1905 :

« Se méfier de la paysannerie, s’organiser indépen-
damment d’elle, être prêt à lutter contre elle, pour autant
qu’elle intervienne d’une façon réactionnaire ou anti-
prolétarienne » (238)

Lénine écrivait en 1906 :

« Un dernier conseil : prolétaires et semi-prolétaires
des villes et des campagnes, organisez-vous séparément.
Ne faites confiance à aucun petit propriétaire, même petit,
même « travailleur » [... ] Nous soutenons entièrement le
mouvement paysan, mais nous devons nous souvenir que
c’est le mouvement d’une autre classe, pas de celle qui peut
accomplir et qui accomplira le bouleversement socia-
liste » (9)

Peut-on condamner de façon plus cinglante, plus impitoya-
ble, plus meurtrière, l’idée même d’un parti ouvrier et paysan ?

Quant à Staline, il enseigne :

« Le bloc révolutionnaire, anti-impérialiste [... ] peut
prendre, mais ne doit pas toujours (!) obligatoirement (!)
prendre la forme d’un parti ouvrier et paysan unique, lié au
point de vue de sa forme par une plate-forme unique » 240 •
Lénine enseignait que l’alliance des ouvriers et des paysans
ne devait en aucun cas et à aucun moment, conduire à l’unification
des partis. Staline, lui, ne fait à Lénine qu’une concession :
d’après lui, le bloc des classes doit prendre« la forme d’un parti
unique, d’un parti ouvrier et paysan, dans le genre du Guomin-
dang », cela n’est pas toujours obligatoire. Merci tout au moins
pour cette restriction.

C’est avec la même intransigeance que Lénine pose la
question à l’époque de la révolution d’Octobre. Généralisant
l’expérience des trois révolutions russes, Lénine, à partir de 1918,
ne laisse échapper aucune occasion de répéter que, dans une
société où prédominent les rapports capitalistes, il y a deux forces
qui décident : la bourgeoisie et le prolétariat.
« Si le paysan ne suit pas les ouvriers, il marche à la
remorque de la bourgeoisie ; il n’y a pas et ne peut y avoir
de milieu » (241)

Pourtant un « parti ouvrier et paysan » représente précisé-
ment une tentative de donner une solution moyenne.
Si l’avant-garde du prolétariat russe ne s’était pas opposée à
la paysannerie, si elle n’avait pas mené une lutte sans merci
contre la confusion petite-bourgeoise de cette paysannerie, elle
se serait inévitablement dissoute elle-même dans les éléments
petits-bourgeois, par l’intermédiaire du parti s.r. ou de quelque
autre « parti biclassiste », lequel, à son tour, l’aurait inévitable-
ment soumise à la direction de la bourgeoisie. Pour arriver à
l’alliance révolutionnaire avec la paysannerie - et ce n’est pas
sans peine qu’on y arrive- il faut au préalable que l’avant-garde
prolétarienne et, par elle, la classe ouvrière dans son ensemble,
s’affranchisse des masses populaires petites-bourgeoises ; cela ne
se peut qu’en éduquant le parti prolétarien dans un esprit
d’intransigeance de classe bien trempé.

Plus le prolétariat est jeune, plus ses « liens » de parenté
avec la paysannerie sont récents et intimes, plus la proportion de
la population qu’elle constitue est grande et plus la lutte contre
toute alchimie politique « biclassiste » revêt d’importance. En
Occident, l’idée du parti ouvrier et paysan est simplement
ridicule. En Orient, elle est funeste. En Chine, aux Indes, au
Japon, elle est l’ennemie mortelle, non seulement de l’hégémo-
nie du prolétariat dans la révolution, mais aussi de l’autonomie la
plus élémentaire de l’avant-garde prolétarienne. Le parti ouvrier
et paysan ne peut être qu’une base, un écran, un tremplin pour la
bourgeoisie.

Fatalement, dans cette question essentielle pour tout
l’Orient, le révisionnisme actuel ne fait aussi que répéter les
erreurs de l’ancien opportunisme social-démocrate d’avant la
révolution. La majorité des chefs de la social-démocratie euro-
péenne considérait comme une erreur notre lutte contre les s.r. et
recommandait avec insistance la fusion des deux partis, pensant
que pour l’ « Orient » russe, le parti ouvrier et paysan viendrait à
point. Si nous avions écouté ces conseils, nous n’aurions jamais
réalisé ni l’alliance des ouvriers et des paysans, ni la dictature du
prolétariat. Le parti ouvrier et paysan « biclassiste » des s.r.
devint chez nous, et il ne pouvait pas en être autrement, une
agence de la bourgeoisie impérialiste ; autrement dit, il tenta
vainement de jouer le rôle historique que, de façon différente,
« originale »,à la manière chinoise et grâce aux révisionnistes du
bolchevisme, le Guomindang joua avec succès. Sans condamna-
tion impitoyable de l’idée même des partis ouvriers et paysans en
Orient, il n’y a pas et il ne peut y avoir de programme de
l’Internationale communiste.

8. Il faut vérifier ce qu’a donné l’Internationale paysanne

Une des principales, sinon la plus importante des accusa-
tions lancées contre l’Opposition, fut d’avoir « sous-estimé » la
paysannerie. Sur ce point aussi la vie a apporté sa leçon tant à
l’intérieur du pays que sur le plan international. Les dirigeants
officiels ont été coupables sur toute la ligne de sous-estimer le rôle
et l’importance du prolétariat par rapport à la paysannerie. On
peut envisager sur ce point les erreurs les plus graves dans le
domaine économique, politique, international.

Il y a là la base de toutes les fautes commises à l’intérieur en
1923, une sous-estimation de l’importance, par rapport à
l’ensemble de l’économie nationale et à l’alliance avec la
paysannerie, de l’industrie d’Etat sous l’autorité du prolétariat
qui la gère. En Chine, la révolution a été perdue du fait de
l’incompréhension du rôle dirigeant décisif du prolétariat dans la
révolution agraire. C’est du même point de vue qu’il faut vérifier
et apprécier l’activité de l’Internationale paysanne qui ne fut
depuis le début qu’une simple expérience exigeant en outre la
plus grande circonspection et beaucoup de rigueur dans le choix
des moyens et leur conformité aux principes : il n’est pas difficile
de comprendre pourquoi.

La paysannerie, du fait de son histoire et de ses conditions
de vie, est la moins internationale de toutes les classes. Ce que
l’on appelle l’originalité nationale a précisément sa source
principale dans la paysannerie. On ne peut l’entraîner - et
encore seulement ses masses semi-prolétariennes - dans la voie
internationale que sous la direction du prolétariat. Ce n’est que
dans la mesure où la paysannerie indigène s’arrache, grâce au
prolétariat, à l’influence de la bourgeoisie indigène, et apprend
ainsi à voir en lui non seulement son allié mais son guide, qu’il est
possible de l’entraîner sur le chemin de la politique internatio-
nale. Quant aux tentatives de grouper la paysannerie des
différents pays en une organisation internationale par-dessus la
tête du prolétariat et en dehors des partis communistes natio-
naux, elles sont vouées d’avance à l’échec et ne peuvent, en
dernière analyse, que nuire à la lutte du prolétariat indigène pour
gagner de l’influence chez les ouvriers agricoles et les paysans
pauvres.

Dans le cours des révolutions bourgeoises comme des
contre-révolutions, à partir des guerres paysannes du xv1c siècle
et même avant 242 , la paysannerie représentée par ses couches
diverses, a joué un rôle considérable et parfois décisif. Mais elle
n’a jamais joué un rôle indépendant. Directement ou non, la
paysannerie a toujours soutenu une force politique contre une
autre. Mais elle n’a jamais été elle-même une force en elle-même
capable de résoudre les problèmes politiques nationaux. A
l’époque du capital financier, la polarisation de la société
capitaliste s’est considérablement aggravée par rapport aux
phases précédentes de l’évolution capitaliste. Cela signifie qu’au
lieu de grandir, le poids spécifique de la paysannerie a diminué.

En tout cas, à l’époque de l’impérialisme, la paysannerie est
encore moins capable de suivre une ligne politique indépendante,
même à l’échelle nationale, sans parler de l’échelle internatio-
nale, qu’à l’époque du capitalisme industriel. Aux Etats-Unis
actuellement, les farmers sont infiniment moins capables de jouer
un rôle politique indépendant qu’il y a quarante ou cinquante
ans, comme en témoigne l’expérience du mouvement popu-
liste 243 , où ils n’ont pas pu créer un parti à l’échelle nationale.

La brève mais sérieuse secousse qui a touché l’agriculture, à
la suite du déclin économique provoqué par la guerre, a, pendant
un moment, entretenu des illusions sur le rôle que pouvaient
jouer des partis « paysans », c’est-à-dire des partis bourgeois
« pseudo-paysans » s’opposant de façon démagogique aux partis
bourgeois. Si l’on pouvait, dans la période de tumultueuse
agitation paysanne des années d’après-guerre, prendre le risque
de tenter l’expérience risquée de l’Internationale paysanne pour
expérimenter les nouveaux rapports entre prolétariat et paysan-
nerie, entre paysannerie et bourgeoisie, il est grand temps
désormais de dresser le bilan de l’expérience de cinq ans
d’internationale paysanne, d’en dévoiler les côtés cruellement
négatifs, d’essayer d’en voir les aspects positifs.

Une conclusion en tout cas est indiscutable. L’expérience
des partis « paysans » de Bulgarie, de Pologne, de Roumanie, de
Yougoslavie (c’est-à-dire de tous les pays arriérés), l’expérience
ancienne de nos socialistes-révolutionnaires et l’expérience
récente (le sang est encore chaud) du Guomindang, les expé-
riences épisodiques dans les pays capitalistes avancés, particuliè-
rement l’expérience LaFollette-Pepper aux Etats-Unis- toutes
ont démontré sans discussion qu’à l’époque du déclin du capita-
lisme il y a encore moins de raison qu’à celle de son ascension
d’espérer voir apparaître des partis paysans indépendants, révolu-
tionnaires, anti-bourgeois.

« La ville ne peut être l’égale de la campagne. La
campagne ne peut être l’égale de la ville, dans les condi-
tions historiques de cette époque. Inévitablement, la ville
entraîne derrière elle la campagne. Inéluctablement, la
campagne suit la ville. La question est de savoir quelle
classe de " celles de la ville " saura entraîner avec elle la
campagne. » (244)

La paysannerie jouera encore un rôle décisif dans les
révolutions d’Orient. Mais ce rôle ne sera pas dirigeant et n’aura
pas de valeur propre. Les paysans pauvres, du Hubei, du
Guangdong ou du Bengale peuvent jouer un rôle d’envergure
non seulement nationale mais internationale. Ils n’y parviendront
qu’à condition d’appuyer les ouvriers de Shanghai, de Hankou,
de Canton et de Calcutta. C’est l’unique issue qui permet à la
paysannerie révolutionnaire de déboucher dans la voie internatio-
nale. La tentative d’unir directement le paysan du Hubei à celui
de la Galicie ou de la Dobroudja, le fellah égyptien au farmer du
Far West américain, est sans espoir.

Mais il est dans la nature de la politique que tout ce qui ne
sert pas directement les intérêts d’une classe devient inévitable-
ment un instrument utilisé pour d’autres fins, souvent totalement
opposées. N’existe-t-il pas d’exemples de partis bourgeois,
appuyés sur la paysannerie ou y aspirant, jugeant de leur intérêt
de contracter une assurance auprès de l’Internationale paysanne,
s’ils ne pouvaient le faire auprès de l’I.C., contre les coups portés
par le P.C. de leur pays (245) , de même que Purcell, dans le
domaine syndical, se protégeait par l’intermédiaire du comité
anglo-russe ? Si LaFollette n’a pas cherché à se faire inscrire à
l’Internationale paysanne, cela tient à l’extrême faiblesse du
C.P.A., d’autant que son leader de l’époque, Pepper, avec un
total désintéressement et sans qu’on le lui ait demandé, ouvrait
quand même les bras à LaFollette. Déjà Radié, le dirigeant-
banquier des koulaks croates, avait éprouvé le besoin, sur le
chemin qui le conduisait à un portefeuille ministériel, de déposer
sa carte de visite à l’Internationale paysanne. Le Guomindang est
allé bien plus loin : après avoir réservé sa place dans l’Internatio-
nale paysanne et la Ligue anti-impérialiste, il alla frapper aussi à
la porte de l’Internationale communiste et reçut la bénédiction
pour cela du bureau politique du parti communiste de
 !’U.R.S.S., à l’exception d’une voix.

Il est particulièrement caractéristique de la politique des
dirigeants ces dernières années que, tandis que les tendances à la
liquidation de l’Internationale syndicale rouge étaient très fortes
 son nom même fut rayé des statuts des syndicats soviéti-
ques -, si nous avons bonne mémoire, on n’a jamais soulevé
dans la presse officielle la question de savoir en quoi consistaient
exactement les conquêtes de l’Internationale paysanne.

Il faut que le VIe congrès contrôle sérieusement l’activité de
l’ « Internationale » paysanne sous l’angle de l’internationalisme
prolétarien. Il serait temps d’établir le bilan marxiste de l’expé-
rience, qui continue. Il faut sous une forme ou sous une autre,
l’introduire dans le programme de l’Internationale communiste ;
le projet actuel ne souffle mot ni des « millions » d’adhérents de
l’Internationale paysanne ni même de son existence.

9. Conclusion

Nous avons présenté une critique de certaines thèses fonda-
mentales du projet de programme et nous sommes loin d’avoir
présenté nos critiques de toutes les thèses, notre temps étant
limité puisque, pour l’ensemble de ce travail, nous ne disposions
que de deux semaines. Nous nous sommes trouvés dans l’obliga-
tion de nous en tenir aux problèmes les plus actuels, les plus
étroitement liés à la lutte révolutionnaire et à la lutte qui s’est
déroulée dans le parti au cours de la période récente.

L’expérience des prétendues « discussions » antérieures
nous avait enseigné à l’avance que des phrases extraites sans
ménagement de leur contexte, voire des erreurs de plume,
peuvent devenir la source bouillonnante de nouvelles théories
qui « écrabouillent le trotskysme ». Toute une période a été
pleine de clameurs triomphantes de ce genre. Nous considérons
avec un calme absolu les médiocrités théoriques qui vont une fois
de plus s’abattre sur nous.

Il est toutefois infiniment probable que les auteurs du projet
de programme préféreront ne pas utiliser, pour nous accuser
encore, des articles trop révélateurs de critique, mais vont
simplement procéder à une extension du vieil article 58. Inutile
de dire que cet « argument » nous paraît moins convaincant
encore.

Le VIe congrès doit adopter un programme. Nous nous
sommes efforcés de montrer par l’ensemble de notre travail qu’il
n’existait pas la moindre possibilité de prendre le projet élaboré
par Staline et Boukharine comme base du programme.

Le moment présent est un tournant dans la vie du P.C.U.S.
et de l’I.C. tout entière. Toutes les décisions et démarches
récentes du comité central de notre parti, du plénum de février
du comité exécutif de l’Internationale communiste, en témoi-
gnent. Ces mesures sont tout à fait insuffisantes, les résolutions
sont contradictoires et certaines, comme la résolution du plénum
de février du comité exécutif de l’I.C. sur la révolution chinoise
sont radicalement fausses. A travers elles se dessine néanmoins
une tendance à un tournant à gauche. Nous n’avons aucune
raison de la surestimer, d’autant qu’elle se dessine à un moment
où on écrase l’aile révolutionnaire, tout en protégeant la droite.

Nous ne songeons pourtant pas un instant à négliger le fait que
cette tendance à gauche est imposée par l’impasse dans laquelle a
conduit le cours ancien. Tout révolutionnaire authentique fera
tout son possible, à son poste, pour que le zigzag de gauche qui
s’ébauche se transforme, avec le moins possible de difficultés et
de heurts pour le parti, en une véritable orientation léniniste
révolutionnaire. Mais nous en sommes encore loin aujourd’hui.
L’Internationale communiste est peut-être en train de traverser
aujourd’hui la période la plus difficile de son histoire, celle où le
cours antérieur est loin d’avoir été totalement abandonné cepen-
dant que le cours nouveau fait irruption en introduisant des
éléments étrangers. Le projet de programme reflète dans son
ensemble comme dans ses détails cet état de transition. Or de
pareilles périodes, par leur nature même, sont les moins propices
à l’élaboration de documents qui doivent déterminer l’activité de
notre parti international pour nombre d’années à venir. Aussi
pénible que ce doive être, il nous faudra attendre encore, après
avoir pourtant déjà perdu tant de temps. Il faut permettre aux
eaux troubles de se décanter, à la confusion de se dissiper, aux
contradictions de disparaître et au nouveau tournant de prendre
définitivement forme.

Le congrès ne s’est pas réuni depuis quatre ans. L’Interna-
tionale communiste a vécu neuf ans sans un programme établi. Il
n’y a aujourd’hui qu’une seule façon d’aborder cette question :
décider que le vue congrès aura lieu l’année prochaine, en finir
une fois pour toutes avec les tentatives d’usurpation des droits
suprêmes de l’I.C. dans son ensemble, rétablir, dans tous les
partis et par conséquent dans l’I.C. tout entière, un régime
normal rendant possible une discussion véritable du projet de
programme et nous permettant d’opposer à ce sujet éclectique un
autre projet, marxiste, léniniste. Pour l’Internationale commu-
niste, pour les réunions et conférences de ses sections, pour sa
presse, il ne doit pas y avoir de questions interdites. Il faut,
pendant cette année, labourer profondément, avec la charrue du
marxisme, le champ tout entier. Ce n’est que par un tel travail
que le parti international du prolétariat pourra se doter d’un
programme, c’est-à-dire d’un grand phare qui jettera sur le passé
une lumière exacte et en projettera les rayons très loin dans
l’avenir.

https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/volumes/Tome_I.pdf

Notes

0. Trotsky : " En 1928, ma fille cadette, Nina, dont le mari avait été incarcéré dans " un isolateur " par Staline et qui s’y trouve depuis cinq ans, s’alita, bientôt après sa déportation à Alma-Ata, dans un hôpital. On diagnostiqua en elle la phtisie galopante. Une lettre toute personnelle d’elle à moi, sans aucun rapport avec la politique, vous l’avez retenue soixante-trois jours, de sorte que ma réponse ne lui est pas arrivée de son vivant. Elle mourut à vingt-six ans... Je me borne à ce communiqué, sans en tirer d’autres déductions. Pour les déductions, le temps viendra. "

https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1933/12/lt19331204.htm

1. Article de discussion (T3117)

2. Au IVe congrès de l’I.C. (novembre-décembre 1922), plusieurs « projets de programme » avaient été soumis, par Boukharine, Thalheimer et Kabaktchiev notamment. Aucun n’avait été retenu et le congrès avait décidé de continuer le travail. En juin 1924, le Ve congrès (celui de la « bolchevisation ») avait créé une « commission du programme » et renvoyé la décision au VIe congrès. Pour le VIe congrès, il n’y avait plus qu’un nouveau projet de Boukharine, présenté avec Staline, dont Trotsky critique ici le texte.

3. Pour les communistes, la date du 4 août 1914 marque la fin de la IIe Internationale (sa « faillite »). La fraction du S.P.D. au Reichstag avait en effet voté les crédits de guerre et accepté la Burgfriede (paix civile) alors que les députés socialistes français faisaient de même et s’engageaient dans l’union sacrée. Le Bureau socialiste international s’ajourna sine die : Lénine ironisait sans douceur mais pas sans douleur sur le fait que « ces gens-là » n’avaient plus besoin d’une Internationale en temps de guerre.

4. Pravda, 15 janvier 1928.

S. Pravda, 29 mai 1928

6. C’est en 1924 que Trotsky, pour la première fois, avait souligné le rôle
mondial nouveau des Etats-Unis, notamment dans des articles reproduits dans
Europe et Amérique.

7. L. Trotsky ; Programme de la Paix, t. III, 1, p. 85.

8. Ibidem, p. 92.

9. Ibidem, p. 90.

10. Ibidem.

11. Lénine, Œuvres, XXVII, p. 95.

12. Ibidem, p. 239.

13. Ibidem, XVI, 102.

14. Ibidem, XXX, 518.

15. Ibidem, XXXII, 484.

16. Ibidem, XXXII, 511.

17. « Thèses sur la tactique du P.C.R.., ibidem.

18. Lénine, Œuvres, XXXII, p. 511.

19. La « crise de la Ruhr » fut marquée par l’occupation en janvier 1923 par
les troupes françaises et belges, du bassin de la Ruhr, « saisie de gage productif »
pour obliger au paiement des réparations allemandes : elle marqua le début de la
crise allemande de cette année-là et un réalignement international.

20. La date de l’insurrection en Allemagne fut déterminée en septembre par
une réunion de l’exécutif et des dirigeants russes.

21. Vadim M. Podbielsky (1887-1920), bolchevik en 1920, dirigeait alors à
Moscou le Social-demokrat.

22. Lénine, Œuvres XXIX, p. 186.

23. Compte rendu sténographique, p. 14.

24. Œuvres XXI, p. 354.

25. Ibidem, XXVII, p. 349.

26. Ibidem, p. 312.

27. Ibidem, ib.

28. Ibidem, XXX, 205.

29. Les trois mots d’ordre principaux de l’agitation bolchevique sous le
tsarisme étaient « république démocratique », « journée de 8 heures », « confis-
cation des terres au bénéfice des paysans ». On les appelait « les trois colonnes »
ou encore « les trois baleines » - par allusion au vieux mythe selon lequel le
monde reposerait sur trois baleines- du bolchevisme. C’est entre autres sur ces
trois mots d’ordre que les bolcheviks s’affrontaient aux liquidateurs dont les
revendications démocratiques étaient étudiées pour pouvoir être concédées par le
tsarisme.

30. Lénine, Œuvres, XXI, 434.

31. Ibidem, XXIII, 400.

32. Ibidem, XXXIII, 481.

33. Ibidem.

34. Ibidem, XVIII, 488.

35. Ibidem, XVIII, p. 486.

36. Ibidem, 8, XXXIII.

37. Pravda, 12 novembre 1926.

38. La traduction renvoie à J. Staline, De Lénine et du léninisme, Gosizdat,
Moscou, 1924, pp. 40-41. La traduction française parue en 1947 aux Editions
sociales liées au P.C.F. et « soigneusement revue » selon l’éditeur, assure dès la
seconde phrase : « Ayant consolidé son pouvoir et entraîné la paysannerie à sa
suite, le prolétariat du pays victorieux peut et doit édifier la société socialiste. »
En revanche, la seconde phrase du texte ci-dessus a disparu.

39. N. Boukharine, Klassovaja bor’ba i revoljucija v Rossii, (La Lutte des
classes et la révolution en Russie), 1917, pp. 3-4.

40. N. Boukharine, « La Dictature du prolétariat en Russie et la révolution
mondiale », Kommunistitcheskij International, n° 5, sept. 1919, p. 614.

41. C.r. sténo, p. 115.

42. L’Opposition de gauche (ou « opposition de 1923 », « bolcheviks-
léninistes »appelés« trotskyste par ses adversaires) était née à Moscou en 1923
sur la double question de la démocratie dans le parti et du rôle de la planification
industrielle. La lettre de Trotsky du 8 octobre 1923 sur le« cours nouveau »avait
donné le signal de l’apparition au grand jour d’un conflit jusqu’alors cantonné au
bureau politique. Le 15 octobre 1923, Trotsky avait reçu l’appui des« 46 »vieux
bolcheviks (parmi lesquels, Piatakov, Préobrajensky, Sérébriakov, 1. N. Smir-
nov, Antonov-Ovseenko, Boubnov, T. V. Sapronov, V. M. Smirnov, L. S.
Bogouslavsky, Rafail, Varvara Iakovleva, V. V. Kossior, A. G. Beloborodov,
Alsky, N. I. Mouralov, Sosnovsky, Voronsky, Drobnis, B. M. Eltsine, etc.)
Rakovsky et Krestinsky n’avaient pas signé parce qu’en poste à l’étranger. En
1926, I’ « opposition de 1923 » avait fusionné avec la« nouvelle opposition »dite
aussi « de Léningrad » et formé I’ « opposition unifiée » dont les membres
avaient été exclus en décembre 1927.

43. Otto Bauer (1881-1938), fils de riche famille juive, après des études de
droit et d’économie et une collaboration avec Kautsky, était devenu le principal
dirigeant social-démocrate autrichien. Prisonnier de guerre en Russie, puis chef
de file de l’austro-marxisme après l’échec de la révolution.

44. La Nep désigne la nouvelle politique économique adoptée en 1921 et
visant à ranimer l’économie à partir du marché des produits alimentaires.

45. Oswald Spengler (1882-1936), auteur d’un ouvrage sur le Déclin de
l’Occident, incarnait le pessimisme weimarien.

46. Pjat let Kominterna (Les cinq premières années de l’I.C.), pp. 491-492.

47. Georg Heinrich von Vollmar (1850-1922), dirigeant du S.P.D. en
Bavière, est généralement considéré comme l’ancêtre de sa droite révisionniste,
donc du réformisme et en tout cas de l’alliance électorale avec les partis bourgeois
démocrates.

48. G. Vollmar, « Die isolierte Sozialistische Staat » (L’Etat socialiste
isolé), Jahrbuch für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, Zürich, 1979, pp. 54-75.

49. « 0 karakter nachei revoljutsii u Vochmojnosti pobedonosnogo socialis-
titcheskogo stroitel’stav v SSSR » (Du Caractère de notre révolution et de la
possibilité de la construction victorieuse du socialisme en U.R.S.S.), Bolchevik,
n° 19/20, 1926, pp. 28-59.

50. Lénine, Œuvres, XXXIII, p. 231.

51. « Le système de l’établissement du Plan », Planovoie Khoziastvo
(L’Economie planifiée), janvier 1927, p. 27.

52. « Lénine, 1919 »est la seule référence donnée ici par Trotsky.

53. Lénine, Sotchinenija, XVII, p. 409.

54. Ibidem, XVII, p. 102.

55. La smytchka (liaison) est le mot qui, dans le code bolchevique, sert à
désigner l’alliance entre travailleurs des villes et des campagnes.

56. L’Utopie est le pays imaginaire où règne un gouvernement idéal, cérit
par Thomas More (1478-1535), chancelier, humaniste et martyr de la foi
catholique, et l’Atlantide le royaume disparu redécouvert dans le roman paru en
1919 sous ce titre écrit par Pierre Benoît (1886-1962).

57. Compte rendu sténographique du Vir plénum du C.E. de l’I.C.
(Trotsky), p. 100.

58. Pravda, 12 novembre 1926.

59. Compte rendu sténographique, II, 10.

60. Ibidem, II, p. 116.

61. Lénine, Œuvres, XVII, p. 264.

62. Ibidem, XV, p. 165.

63. « La religion est l’opium du peuple » est la phrase souvent citée d’un
texte qui mérite d’être plus longuement rappelé : « La religion est le soupir de la
créature opprimée, la chaleur d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de
conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple » (Intro-
duction de Marx à la Critique du Droit politique hégélien, éditions sociales,
pp. 198 sq).

64. Edouard Vaillant (1840-1915), ancien communard, leader des blan-
quistes après Blanqui, se rallia en 1915 à l’union sacrée et traqua, dans le parti
socialiste, les minoritaires de gauche.

65. Paul Lensch, (1873-1926), après des études d’économie, journaliste au
Leipziger Volkszeitung, était un des porte-parole de la gauche avant la guerre.
Député, il vota en 1914 pour le refus des crédits de guerre à la fraction puis
retourna brusquement sa veste et quitta le S.P.D., passant au journal des gens de
l’industrie lourde, la Deutsche Allgemeine Zeitung.

66. Trotsky, Sotchinenija, Ill, pp. 90-91. Traduction française dans La
Guerre et la Révolution, Il, p. 322.

67. Jules Basile, dit Jules Guesde (1845-1922), Communard, introduisit le
marxisme dans le mouvement ouvrier français fondant le P.O.F. en 1879. Il se
rallia en 1914 à l’union sacrée, devenant ministre d’Etat.

68. Trotsky explique ici une orientation politique qui lui répugne, sans
attaquer personnellement l’homme qui en était porteur, une attitude fréquente
chez lui, mais contraire à sa « légende ,., d’où la liberté que nous prenons de le
signaler.

69. Gustav Noske (1868-1946), un ancien bûcheron, avait été ministre de la
Reichswehr ; organisateur des Corps francs, il les avait lancés contre les conseils
d’ouvriers. C’est alors qu’il était ministre que Rosa Luxemburg et Karl
Liebknecht furent assassinés par les subordonnés de ce social-démocrate.

70. La 1re Internationale ou association internationale des travailleurs, était
née à St-Martin’s Hall à Londres le 24 septembre 1864 avec des représentants des
syndicats britanniques et des délégués français et italiens, des observateurs
individuels d’Allemagne et de Pologne. Karl Marx fut élu à son premier conseil
général. Elle mourut pratiquement du conflit avec Bakounine, remporté par les
marxistes qui transférèrent le siège aux E. U. où le dernier congrès eut lieu à
Philadelphie le 15 juillet 1976.

71. La IIème Internationale était née à Paris en 1889 d’un congrès convoqué par
des militants allemands et français. Elle était une organisation assez lâche de
formations nationales avec plus un échange d’opinions qu’une véritable disci-
pline. Elle prit cependant des décisions importantes comme lors du congrès
d’Amsterdam où elle condamna le révisionnisme bernsteinien et le ministéria-
lisme et fut le principal agent de l’unification des socialistes français. Elle avait
volé en éclats de fait en 1914 et fut en quelque sorte restaurée par sa fusion en
1923 à Hamburg avec l’Internationale 2 112, l’union des partis socialistes
qu’animaient les socialistes autrichiens.

72. Eduard Bernstein (1850-1932), un autodidacte devenu proche collabora-
teur d’Engels, souleva à partir de 1896 dans Die neue Zeit où il publia la série
« Problèmes du socialisme » les thèses du « révisionnisme ». Il avait dès le début
lancé cette célèbre formule faisant du socialisme une sorte de nécessité morale
( « Dieses Ziel ... ist mir gar nichts, die Bewegung alles » - qui sonnait la charge
contre le socialisme de Marx qu’il ne croyait pas « scientifique ».

73. La IIIe Internationale était née en mars 1919 à Moscou d’une conférence
internationale convoquée par le parti bolchevique. Elle avait l’ambition d’être le
« parti mondial de la révolution socialiste » et attira avec elle la majorité de
nombreux partis socialistes et des militants et courants jusque-là inspirés par
l’anarchisme ou le syndicalisme.

74. Le socialisme « constructif » se proposait l’imprégnation de l’appareil
d’Etat par le socialisme ; celui des guildes, rarement appelé « guildiste » voulait
faire de l’Etat représentant les consommateurs (dans les guildes) le propriétaire
des moyens de production, l’industrie étant dirigée par les syndicats.

75. Le Hollandais Christian Comelissen (1864-1942), marqué par l’influence
libertaire, l’Italien Arturo Labriola (1875-1959), le Britannique George Bernard
Shaw (1856-1950), théoricien du« gradualisme »de la Fabian Society, pouvaient
certes être considérés comme les « utopistes » du XXC, mais ils n’avaient pas
l’envergure d’un Owen ou d’un Fourier...

76. Les trois épisodes mentionnés ici mériteraient en effet une étude
exhaustive. En ce qui concerne l’insurrection bulgare, le fait que l’initiative en
était bel et bien revenue au P.C. bulgare, longtemps nié, a été en définitive
confirmé par Georgi Dimitrov au 5c congrès du P.C.B. (G. Dimitrov, Selected
Speeches and Articles (London, Lawrence & Wishart), pp. 202-203. A son procès,
il avait assuré que c’était la police qui avait posé la bombe à la cathédrale de
Sofia, tuant 150 personnes, blessant le roi et ses ministres, faisant plus de 500
blessés ... La bombe avait été posée par des militants communistes agissant sur
instructions du parti. L’insurrection d’Esthonie, ou encore insurrection de Reval,
se déroula dans la seule journée du 1cr décembre 1924 et est relatée en détail dans
Neuberg, L’insurrection armée, pp. 60-79. Sur l’insurrection de Canton, au
caractère différent, mais où la répression fut énorme, cf. pp. 89-93.

77. En mai 1924, avec la victoire électorale du Cartel des gauches formé
essentiellement du parti radical et du parti socialiste, un gouvernement « de
gauche » arrivait au pouvoir pour la première fois depuis la fin de la guerre. La
même année, le parti travailliste (Labour Party) devenait le premier parti à la
Chambre des Communes et James Ramsay MacDonald devenait premier
ministre d’un gouvernement de coalition, avec les libéraux, qui n’allait durer que
quelques mois.

78. La « révolution de novembre » en Allemagne avait été liquidée politi-
quement au congrès des conseils ouvriers pan-allemand, avant de l’être militaire-
ment par les Corps Francs de Noske. La politique opportuniste des révolution-
naires hongrois (la fusion du P.S. et du P.C.), selon Lénine, et aussi l’opposition
farouche de la paysannerie, avaient pavé la voie de l’intervention alliée en sous-
main qui avait abattu le gouvernement de Béla Kun. Le gouvernement italien
avait accordé le « contrôle ouvrier » - qu’il était décidé à vider de son contenu
 devant des métallos qui occupaient les usines et voulaient s’en emparer : ce
répit laissa le passage au fascisme. La grève générale britannique, mal préparée,
fut abandonnée au bout de quelques jours et les mineurs laissés livrés à eux-
mêmes pour une longue et vaine lutte où ils durent finalement capituler.
L’insurrection des ouvriers de Vienne contre un verdict de classe le 15 juillet
1927, fut réprimé par une violence brutale et ouvrit la crise finale de la social-
démocratie autrichienne. Enfin, la révolution chinoise s’était terminée tragique-
ment avec le coup de Tchiang Kai-chek en avril 1927 et la fuite des communistes
dans les campagnes, que certains interprètent toujours comme« un tournant vers
les paysans ».

79. Notons que Trotsky rejette la responsabilité de I’ « action de mars » 1921
sur la direction du K.P.D. Or il semble bien que l’I.C. avait une responsabilité
directe. Béla Kun se trouvait à Berlin et Lénine allait forger l’expression
« bélakunerie » pour caractériser sa politique à cette époque. Il semble bien que
l’inspiration apportée par Béla Kun en Allemagne ait été alors celle de Zinoviev.
Elle était aussi celle des partisans de la fameuse« théorie de l’offensive », avec
Boukharine en tête, dont les cibles étaient Lénine et Trotsky.

80. Boukharine était opposé à la signature du traité de paix de Brest-
Litovsk, un diktat imposé par l’état-major allemand. Trotsky préconisait la
formule « ni paix ni guerre ». Il commença par faire bloc au C.C. avec
Boukharine qui soutint sa position : les Russes ne signaient pas, mais arrêtaient
unilatéralement la guerre. Avec l’offensive allemande et l’effondrement des
unités russes, Trotsky fut obligé de rallier précipitamment la position de Lénine et
d’approuver la signature du traité à des conditions aggravées.

81. La théorie de l’offensive était inspirée par la théorie boukharinienne, les
militants de la Gauche allemande la poussaient jusqu’au bout ; ainsi Maslow pour
qui on était bolchevik quand on attaquait et menchevik quand on se contentait de
se défendre.

82. Les principaux porte-parole de ce courant qui fut sérieusement malmené
par Lénine et Trotsky furent notamment l’italien Terraccini et l’ Allemand
Thalmann. Les « gauchistes » russes se taisaient, Lénine et Trotsky s’étant
assurés la majorité chez les Russes, par la cooptation de Kamenev.

83. La majorité du comité central était dirigée par les « droitiers,. à la tête
desquelles se trouvait le président du K.P.D., Heinrich Brandler, avec son
conseiller Thalheimer. La Gauche, qu’animaient Ruth Fischer et Maslow, sembla
à plusieurs reprises sur le point de scissionner (Cf. Pierre Broué, Révolution en
Allemagne, 1918-1923).

84. Pravda, 25 mai 1924.

85. Pravda, 24 juin 1924.

86. Nous ignorons si Kuusinen eut une responsabilité particulière dans la
défaite de la révolution de Finlande, mais il semble que Trotsky avait son opinion
là-dessus. Otto W. Kuusinen (1881-1964), professeur de philosophie était
rédacteur en chef du journal du parti social-démocrate depuis 1907, député en
1908. En janvier 1918, il fut commissaire du peuple à l’éducation, puis se réfugia
en Russie soviétique où il fut l’un des fondateurs du P.C. en août de la même
année. Il était membre du présidium de l’I.C. et servit Zinoviev, puis Boukha-
rine.

87. Heinrich Brandler (1881-1967), ouvrier maçon, avait pris la tête du parti
au lendemain de l’action de mars 1921 sur la ligne de« conquête des masses »et y
resta. Il avait beaucoup d’admiration pour Trotsky qui semble-t-il, réussit un
instant à le convaincre en 1923 que la victoire révolutionnaire était possible. Mais
il se rangea très vite du côté de ceux qui le calomniaient, ne réussissant cependant
pas à se racheter par cette « trahison » aux yeux des adversaires de Trotsky.

88. Matériaux pour la conférence du parti russe, janvier 1924, p. 14.

89. Dans cette lettre que Trotsky date à tort du 7 août 1923, Staline
déconseillait aux dirigeants de l’I.C. de laisser le K.P.D. passer outre à
l’interdiction de sa manifestation antifasciste du 25 juillet : « On doit retenir les
Allemands et non les stimuler. »

90. En qualifiant de « putsch » l’action de mars-ou certains de ses aspects,
Trotsky va plus loin que le congrès. C’est en effet Paul Levi qui avait
publiquement dénoncé l’action de mars comme un putsch. La décision du congrès
avait été de condamner Levi pour « indiscipline » et pour avoir faussement
caractérisé l’action ; en revanche, la porte devait rester ouverte devant lui et la
« théorie de l’offensive » était condamnée. En fait, bien des éléments connus
depuis le congrès démontrait qu’il s’agissait bien d’un putsch pour lequel avaient
été utilisées des méthodes de provocation.

91. L’opposition à l’insurrection d’Octobre unissait Zinoviev et Kamenev à
Rykov. C’étaient les deux premiers qui devaient aller le plus loin en prenant
publiquement position contre l’insurrection dans le journal de Gorky. C’est à
cette occasion que Lénine les avait traités de « jaunes ».

92. Pravda, 25 janvier 1924.

93. Pravda, 2 février 1924.

94. Ibidem, 7 février 1924.

95. Ibidem, 20 avril 1924.

96. Ibidem, 19 avril 1924.

97. Ibidem, 24 juin 1924.

98. Ibidem.

99. Ibidem, 29 juin 1924.

100. Ibidem, 24 juin 1924.

101. Ibidem.

102. Ibidem, 26 juin 1924.

103. Vassil Kolarov (1877-1950), social-démocrate en 1899, appartint à la
fraction des tesnjaki proche des bolcheviks et fut secrétaire du C.C. du parti
bulgare à sa fondation en 1919. En 1921 il était devenu membre du présidium, du
secrétariat et du bureau d’organisation de l’I.C. dont il était l’un des hommes-
clés.

104. Paul Levi (1883-1930), avocat de Rosa Luxemburg, avait rejoint le
noyau internationaliste pendant la guerre puis était devenu le dirigeant du K.P.D.
en 1919 et l’avait épuré de ses « putschistes » d’alors. Il avait publiquement
qualifié de « putsch » l’action de mars et avait été exclu de l’I.C. Nous avons
expliqué (cf. La Révolution allemande 1918-1923) que, selon nous, sa divergence
avec Lénine et Trotsky portait sur la discipline qu’il avait cru possible d’enfrein-
dre publiquement, mais, sur la question politique, il disait que ce qu’ils pensaient.
Clara Zetkin (1857-1933) défendit à l’époque Paul Levi et négocia les conditions
de son éventuelle réintégration. Vétéran de la gauche social-démocrate liée à
Rosa Luxemburg, organisatrice des femmes socialistes et dirigeante de masse,
elle n’avait jamais eu de faiblesse pour le « gauchisme ».

105. Jenô Varga (1879-1964), ancien commissaire du peuple dans le gouver-
nement de Béla Kun, alors qu’il était professeur d’économie à Budapest était
devenu le« spécialiste » des questions économiques dans l’I.C. Il avait présenté
des thèses sur la situation économique avec Trotsky au Ille congrès.

106. Pravda, 28 juin 1924.

107. Trotsky fait allusion ici à son livre Où va l’Angleterre ? datant de mai
1926, montrant la stabilisation et les limites de celle-ci, donc les possibilités d’un
développement révolutionnaire juste à la veille de la grève générale.

108. Zinoviev avait déclaré au comité central de juillet 1926 : « On ne peut
plus maintenant douter que le noyau fondamental de !’Opposition de 1923,
comme l’a démontré l’évolution de la fraction actuellement dirigeante, a
justement mis en garde contre les dangers de dévier de la ligne prolétarienne et
celui de la croissance menaçante du régime d’appareil ... Oui, dans la question de
l’oppression appareil-bureaucratique, Trotsky a eu raison contre nous. ,. (Compte
rendu sténographique du plénum du C.C., IV, p. 33).

109. Pravda, 22 juin 1924.

110. Ibidem, 28 janvier 1928.

111. Le parti nazi de Hitler s’effondra au lendemain de son échec à Munich
et de la condamnation de son chef. Le parti n’allait remonter que peu à peu la
pente et ne s’engager vraiment dans la voie du succès qu’avec les conséquences
sociales de la crise mondiale de 1929.

112. Pravda, 7 février 1924.

113. Ibidem, 2 février 1924.

114. Ibidem, 22 juin 1924.

115. Edouard Herriot (1872-1957) maire de Lyon, dirigeant du parti radical,
devint le premier président du conseil des ministres du gouvernement du « cartel
des gauches » en 1924.

116. Ibidem, 1er juillet 1924.

117. Le 12 octobre 1923, le socialiste de gauche Zeigner, chef du gouverne-
ment de Land de Saxe avait élargi son cabinet en le transformant en « gouverne-
ment ouvrier »par l’entrée de trois ministres communistes, Paul Bôttcher, Heinrich
Brandler et Fritz Heckert. L’I.C. avait télégraphié au K.P.D. pour presser cette
opération : il s’agissait en principe de faciliter l’armement des ouvriers pour faire
de la Saxe (et de la Thuringe) un bastion dans l’insurrection qu’on préparait. La
Reichswehr prépara immédiatement la contre-offensive, couverte par le gouver-
nement central : lors de son entrée, quelques militaires conduits par un sous-
officier portèrent de force les « ministres ouvriers » devant la porte de leurs
ministères.

118. Pravda, 20 septembre 1924.

119. Les élections, qui avaient été avancées au mois de mai 1928 se tinrent le
20. Les nazis eurent 810000 voix contre 903000 en 1925, 12 députés au lieu de 13.
Les social-démocrates, avec 9153 000 voix, dépassaient leur score de 1919, frôlant
les 30 %, tandis que le K.P.D. obtenait 3265000 voix, 10,6 %.

120. La Mitteilungsblatt avait été lancée au début de 1927 par les anciens
dirigeants du C.C. du K.P.D. exclus quelques mois auparavant Ruth Fischer,
Arkadi Maslow, Werner Scholem, Hugo Urbahns, etc. Il allait devenir Die Fahne
des Kommunismus.

121. L’Internationale paysanne (Krestintern) avait été fondée en octobre
1923 au cours d’une conférence à Moscou. Elle s’était dotée d’un« conseil paysan
international ».

122. Tomasz Dombal (1890-1937), fils de paysan, ancien« légionnaire » de
Pilsudski, avait organisé en 1918 les paysans galiciens et adhéré au P.C. polonais
en 1919. Condamné à la prison en 21, échangé et envoyé à Moscou en 1923 il avait
été effectivement l’un des organisateurs de la première conférence du Krestin-
tern.

123. Stjepan Radié (1871-1928), avait organisé en 1904 le parti paysan croate
d’opposition nationaliste à l’Empire austro-hongrois. Il était hostile à la constitu-
tion de la Yougoslavie initialement, mais se rallia finalement au régime et fut
ministre d’Alexandre avant d’être assassiné (il mourut des suites d’un attentat
commis le 20 juin 1928). Il sortait de prison quand il choisit de jouer le jeu du
Krestintern - qu’il ne joua pas longtemps.

124. Pravda, 22 juillet 1924.

125. Il s’agit de Robert M. LaFollette Jr (1895-1953), sénateur progressiste
du Wisconsin.

126. Pepper était le pseudonyme du Hongrois Jozef Pogany (1886-1937)
journaliste, avait été le signataire socialiste de la fusion des socialistes et
communistes hongrois, commissaire du peuple dans le gouvernement Béla Kun.
Il s’était réfugié à Moscou et travaillait pour l’I.C.

127. En fait, Pepper avait été envoyé aux Etats-Unis comme bien d’autres
délégués de l’I.C., pour s’en débarrasser, mais son prestige et son bagoût le
rendirent capable de parler avec l’autorité de la Russie soviétique tout entière !

128. C’est au congrès de Chicago en juillet 1923 que plusieurs Labor et
Farmer partis des Etats-Unis s’étaient fédérés en Federated Workers and Labor
Party qui allait devenir le principal soutien de LaFollette dans son aventure
présidentielle.

129. Pravda, 6 juillet 1924.

130. La conférence de Saint Paul du F.W.F.P. en juin 1924 marqua la fin de
l’alliance des communistes, mais non celle de l’aventure.

131. Le comte Mihaly Karolyi (1875-1955) était le chef du premier gouver-
nement de la république populaire hongrois depuis le 16 novembre 1918 et son
seul appui matériel, jusqu’à sa chute le 12 mars 1919 était la force armée du
conseil de soldats de la capitale dont Pogany fut longtemps l’inspirateur.

132. Nous ne connaissons aucun épisode particulier qui explique ce juge-
ment en ce qui concerne Pogany personnellement, mais nous savons que pour
Trotsky c’est la politique du P.C. hongrois tout entière qui vaut ce qualificatif à sa
direction.

133. Pravda, 29 août 1924.

134. Ibidem, 22 juillet 1922.

135. Vladimir P. Milioutine (1884-1938), membre du P.C. en 1910, « droi-
tier » en 1917, était membre de l’Académie communiste et l’un des éditeurs de la
Grande encyclopédie soviétique.

136. Pravda, 21 juillet 1924.

137. La proposition de faire entrer les communistes dans le Guomindang
avait été faite en 1921 par le délégué de l’I.C. en Chine, le Hollandais Henk
Sneevliet, dit Maring. La direction du P.C. chinois autour de Chen Duxiu avait
résisté, mais la décision avait été finalement prise en août 1922.

138. Pravda, 25 juin 1924.

139. Aleksandr S. Piker dit Martynov (1865-1935) était un ancien menche-
vik, « économiste » puis « liquidateur », qui n’avait rejoint les bolcheviks qu’en
1923 après avoir combattu sa politique à tous les moments décisifs. Il avait
défendu dans les colonnes de la revue de l’I.C. au sujet de la Chine sa position de
toujours sur « la révolution par étapes ».

140. A la suite d’un séjour à Moscou en novembre 1924 d’une délégation du
Trade-Union Congress conduite par A. A. Purcell, une délégation soviétique
syndicale, conduite par Tomsky avait été reçue au congrès de Hull. Le 14 mai
1925 avait été signé un protocole d’accord constituant un « comité syndical anglo-
russe » avec représentation paritaire des syndicats de ces deux pays et comme
objectifs la réunification syndicale à l’échelle mondiale, la lutte contre la réaction,
la lutte contre la guerre. Le comité n’avait pas été remis en question du côté russe
même à l’époque de l’abandon par le T.U.C. des mineurs en grève.

141. Arthur J. Cook (1894-1931) secrétaire de la Fédération des mineurs et
membre influent du Mouvement national minoritaire (N.M.M.) était un« com-
pagnon de route » du P.C., un meneur d’hommes mais pas un dirigeant
révolutionnaire - et en tout cas pas le « Lénine britannique » de sa légende.

142. Trotsky, Sotchinenija, III, p. 9.

143. Avant le Ve congrès, la direction Souvarine-Monatte-Rosmer avait été
écartée en France au profit de celle de Treint-S. Girault ; en Allemagne,
Brandler-Thalheimer avaient laissé la place à Ruth Fischer-Maslow ; en Pologne,
la vieille garde Warski-Kostrzewa avait été éliminée au profit de Lenski. Moins
de deux ans plus tard, Warski-Kostrzewa avaient repris leur place, Thalmann-
Neumann ayant écarté Fischer-Maslow et Sémard-Thorez-Doriot la direction
Treint-Girault.

144, Pravda, 20 septembre 1924.

145. La Plate·forme de l’Opposition avait été rédigée au cours de l’été dans
le cours d’un travail collectif auquel avaient pris part selon Trotsky des dizaines
de militants. Sa publication dans la presse du parti avait été refusée - un fait sans
précédent - et la publication clandestine du texte par les dirigeants de
l’Opposition avait vu se développer contre elle la provocation policière connue
sous le nom de « l’affaire de l’officier de Wrangel ».

146. Zinoviev s’était refusé évidemment à approuver- donc à inclure dans
la plate-forme commune - la théorie de la révolution permanente ; en outre les
zinqviévistes refusaient la proposition de Trotsky de sortie des militants du
P.C.C. du Guomindang.

147. Le Chartisme, organisé en 1838 autour de la Charte du Peuple,
revendiquait l’égalité politique. II fut la première organisation de masse de la
classe ouvrière britannique à l’époque de la révolution industrielle et de ses
conséquences sociales sauvages : selon E. Dolléans, c’est « un mouvement qui
tend à réaliser la démocratie sociale par les voies de la démocratie politique ». Le
Chartisme a été aussi l’école où Engels a appris la lutte des classes.

148. Grigori N. Melnitchansky (1886-1937), métallo, ancien du Potemkine,
émigré aux E.-U. de 1910 à 1917, président de la fédération du textile, partisan de
Tomsky jusque-là, préparait son ralliement à Staline.

149. James Henry Thomas (1874-1949), dirigeant des cheminots, incarnait la
droite, ouvertement bourgeoise, du mouvement syndical ; il avait été secrétaire
d’Etat aux colonies en 1924.

150. Arthur Pugh (1876-1955) avait travaillé dans une aciérie dès 1894 et prit
ses premières responsabilités syndicales importantes.

151. Stanley Baldwin (1867-1947), industriel sidérurgiste, leader conserva-
teur, premier ministre en 1923-1924, puis à nouveau à la fin de 1924.

152. Thèses du comité de Moscou.

153. Vorochilov était proche des droitiers qu’il allait abandonner.

154. Moisei G. Rafès (1883-1938) était un ancien militant du Bund, d’abord
hostile aux bolcheviks, puis venu au P.C. par le Kombund. Mikhail M. Grosen-
berg dit Borodine (1884-1951), ancien du Bund, émigré aux E.-U., en était
revenu en 1917 et avait été chargé de mission au Mexique, puis en Espagne. Il est
surtout connu pour sa mission en Chine en septembre 1923 comme représentant
soviétique auprès du Guomindang. David Lipec était né en Ukraine, il était
devenu Max Goldfarb aux Etats-Unis, était dit Bennett, D. Petrovsky, Humbold,
etc. Emigré enfant, il était en 1917 journaliste au Daily Forward, journal juif de
New York et anti-bolchevik. Il se convertit pourtant à l’issue d’un voyage en
Russie soviétique, s’engagea dans l’Armée rouge puis fut embauché par le
Comintern. Trotsky énumère ici des hommes qui avaient combattu la révolution
en 1917 et la représentaient maintenant !

155. Lénine, Œuvres, VI, p. 113.

156. S. O. Hobson (1864-1940) et A. R. Orage (1873-1914) ont collaboré
ensemble à New Age puis à la National Guilds League et collaboré aussi au livre
National Guilds. Ils n’ont pas la notoriété de leur ami et compagnon d’idées,
l’historien George Douglas Howard Cole (1889-1959).

157. Trotsky, discours prononcé le 29 juillet 1924 à la Société des Sciences
militaires, Pravda, 6 septembre 1924.

158. L’article 58 du Code pénal soviétique autorisait la déportation, à savoir
l’exil intérieur pour les personnes engagées dans une activité antisoviétique. Bien
entendu, personne n’avait imaginé qu’il pût être appliqué pour des divergences
dans le parti.

159. L’interdiction des fractions fut proposée par Lénine au moment où le
parti, du fait de son monopole, risquait de devenir le champ clos des fractions,
donc de forces sociales derrière elles. Il ne s’accompagnait pas d’une proscription
des discussions, du droit d’opposer ligne à ligne, préservait l’élection du C.C. sur
des programmes concurrents, etc. Mais cette interdiction allait devenir aux mains
de l’appareil un instrument de choc contre la démocratie ouvrière.

160. Le « Testament » de Lénine est une lettre au congrès écrite le
25 décembre 1922, suivi d’un post-scriptum du 4 janvier 1923. C’est là qu’il
recommande d’écarter Staline du secrétariat général à cause de sa grossièreté et
de sa brutalité.

161. Trotsky fait allusion notamment à !’Opposition ouvrière de Chliapni-
kov et Kollontai et probablement aux « décistes » de V. M. Smirnov et Sapronov.

162. Historiquement, les carbonari étaient les membres d’une société
secrète italienne du début du x1XC, luttant pour l’unité italienne et un régime
libéral. Le terme est ici synonyme de « membre d’un réseau secret ».

163. Le « septiumvirat », traduction littérale et traditionnelle à laquelle
nous avons préféré « bande des sept », était, comme l’avaient révélé Zinoviev et
Kamenev au plénum de juillet 1926, la réunion fractionnelle - hors de la
présence de Trotsky et en se cachant de lui - des six autres membres du bureau
politique (Zinoviev, Kamenev, Staline, Boukharine, Kalinine et Vorochilov) et
du président de la commission de contrôle, V. V. Kouibychev.

164. La mort de Lénine avait été suivi d’un recrutement massif d’ouvriers au
parti, la « Levée Lénine ».

165. Les ouvriers communistes avaient fourni les cadres de l’Opposition de
gauche pendant la discussion de 1923. Au moment où Trotsky écrivait, ils étaient
nombreux à être déportés (Klementiev, Tamarkine, Stoukolkine, Novikov et
autres).

166. A la XIVe conférence, la délégation de Leningrad s’opposa au rapport.
Elle était dirigée par Zinoviev et Kamenev, avec Sokolnikov, Sarkis, Lachévitch,
Vuyovic et Kroupskaia, la veuve de Lénine, tous hiérarques du parti.

167. Après la« découverte,. par le G.P.U. de I’ « imprimerie clandestine,.
sur laquelle avait été imprimée la Plate-forme de /’Opposition, les staliniens
accusèrent !’Opposition d’avoir utilisé les services d’un ancien officier de
Wrangel. Le chef du G.P.U., le vieux bolchevik Menjinsky, dut cependant
admettre que cet ancien officier blanc était en fait un agent du G.P.U. envoyé
comme provocateur dans les rangs de !’Opposition. Il avait refusé de donner son
nom, invoquant les services qu’il avait rendus au pays. L’homme se faisait appeler
Stroilov, mais les services secrets polonais pensaient qu’il s’agissait du célèbre
Oupeninch plus connu sous le nom d’Opperput. Ce dernier était l’agent qui avait
construit pour le G.P.U. le« Trust », fausse organisation blanche en U.R.S.S., la
plus grosse opération de provocation jamais réalisée au détriment des Blancs et
réussi à attirer et capturer Boris Savinkov et l’as de l’intelligence Service Sidney
Reilly.

168. Zinoviev avait été président de l’I.C. de mars 1919 à novembre 1926.
Trotsky avait approuvé l’interdiction des autres partis au début de la Nep et ne
pensait pas possible d’autoriser un parti qui pourrait être celui des koulaks. Ce
n’est qu’en exil qu’il se prononcera pour la« pluralité des partis soviétiques »,
précisant que seuls les électeurs auraient à dire quels partis étaient « soviéti-
ques ».

169. Zinoviev avait été président de l’I.C. de mars 1919 à novembre 1926.

170. Fernand Loriot (1870-1932), syndicaliste enseignant et socialiste, était
devenu minoritaire en 1915 et avait été secrétaire du comité pour la reprise des
relations internationales (C.R.R.I.). Il était en 1919 secrétaire du comité de la
me Internationale et trésorier de la S.F.I.O. Sérieusement malade à partir de
1922, il avait quitté le P.C. en 1926 et s’était lié à l’opposition animée par Maurice
Paz.

171. War van Overstraeten 1891-1981), secrétaire général du P.C. belge,
avait obtenu de cet organisme un vote condamnant la répression en U.R.S.S.
contre !’Opposition de gauche ; à égalité dans un vote sur les perspectives
quelques semaines plus tard, il avait été mis en minorité à la conférence
nationale.

172. Amadeo Bordiga (1899-1970), ingénieur, avait été le leader de l’aile
« abstentionniste » (gauchiste, partisan du boycottage des élections) du P.S.
italien, puis le véritable fondateur du P.C. d’I. au congrès de Livourne. Ecarté de
la direction en 1926, lors du congrès de Lyon, en mars, il avait été arrêté en Italie
à la fin de l’année. Il était encore en prison et pas encore exclu du P.C. d’I.

173. En fait le gros des exclusions était encore à venir : Trotsky les
prévoyait.

174. Monatte et Loriot étaient revenus finalement au syndicalisme, d’autres
étaient alors en transition vers la social-démocratie, qu’ils allaient d’ailleurs
colorer de gauche et rendre attrayante pour des éléments jeunes.

175. Pravda, 20 septembre 1924, souligné par L. T.

176. Ibidem, 28 janvier 1928.

177. Le bleu était la couleur du drapeau du Guomindang.

178. Le Guomindang fut admis comme « parti sympathisant » dans l’I.C. au
début 1926, avec un vote favorable du bureau politique du P.C.U.S. (Trotsky
étant le seul à voter contre). Hu Hanmin délégué fraternel au vie plénum de
l’I.C. était également membre de l’Internationale paysanne : homme à poigne, il
était l’un des hommes forts de la droite du Guomindang. Tchiang Kaï-chek lui-
même était « membre d’honneur » du présidium de l’I.C.

179. Tchiang Kai-chek avait frappé son premier coup avec ce qu’on a appelé
le « petit coup d’Etat de Canton » et avait alors interdit tout recrutement aux
communistes dans le Guomindang. Entré à Shanghai après avoir laissé écraser
l’insurrection locale par les troupes du seigneur de la guerre, Tchiang avait
soigneusement préparé son attaque pendant trois semaines et s’attaqua le 12 avril
1927 à Shanghai à des ouvriers qui, sur ordre du parti et des syndicats avaient livré
ou enterré leurs armes.

180. La première révolution chinoise, en 1911 avait renversé la dynastie
mandchou et résisté à deux tentatives de restauration. La guerre avait accéléré le
développement industriel et vu le développement d’un mouvement intellectuel,
dont l’ « un des inspirateurs était le professeur Chen Duxiu qui avait débouché
sur un mouvement de masse contre les traités de paix le 4 mai 1919. Les grèves de
solidarité avec les étudiants avaient marqué alors la naissance du mouvement
ouvrier contemporain.

181. Aleksandr F. Kerensky, avocat socialiste, avait été le dernier chef du
gouvernement provisoire renversé par l’insurrection d’octobre 1917

182. Nicolas II Aleksandrovitch Romanov (1868-1918), fils d’Alexandre III
avait succédé à son père en 1894 et avait été exécuté avec toute sa famille au cours
de la guerre civile.

183. Pavel N. Milioukov avait été ministre des affaires étrangères du
premier gouvernement provisoire.

184. David Lloyd George (1863-1945), politicien libéral devenu le chef du
gouvernement d’union sacrée pendant la Première Guerre mondiale et Raymond
Poincaré (1860-1934), président de la République française symbolisent ici les
puissances du camp impérialiste vainqueur de la guerre.

185. Sun Yat-sen est la graphie coutumière en France de Su Zhongshan
(1866-1925) père du nationalisme chinois.

186. Dans “Memoirs of a Chinese Revolutionary”, Londres 1927, p. 173, Sun
raconte qu’il avait préparé un plan détaillé pour une collaboration des puissances
à un plan de développement de la Chine, qui fut publié en 1922.

187. Les « onze points » de paix de Woodrow Wilson (1856-1924), 28e prési-
dent des Etats-Unis, devenus des buts de guerre avec l’entrée en guerre des E.U.
promettaient le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ; il semble qu’il y ait eu
des dirigeants chinois pour croire que la Chine se verrait reconnaître l’égalité des
droits en vertu de ce texte.

188. L’Entente, ce sont les Alliés occidentaux. Sun se présentait -et c’était
largement vrai - comme un Chinois « occidentaliste ».

189. Tan Pingshan (1887-1956), vétéran nationaliste et disciple de Sun avait
rejoint le P.C. chinois à sa fondation. Il avait été ministre en 1927 dans le
gouvernement du « Guomindang de gauche » de Wuhan et avait lutté contre le
mouvement paysan d’occupation et de mise en culture des terres. Devenu bouc
émissaire de cette politique désastreuse, il avait été exclu et avait ensuite fondé
avec le Guomindanguiste de gauche Deng Yenda le« tiers-parti ».

190. Compte rendu sténographique du VIe plénum de l’J.C., 1, p. 406.

191. Ayant concentré entre ses mains tous les pouvoirs après le« petit coup
d’Etat de Canton » le 20 mars 1926, Tchiang commença en juillet la conquête,
dite « campagne du Nord » du reste de la Chine avec conseillers et armes
soviétiques et un programme promettant des lois sociales et une réduction des
fermages de 25 % . Cela fut suffisant pour provoquer un soulèvement des ouvriers
et des paysans qui fit de sa campagne une marche triomphante et l’obligea bientôt
à ralentir à l’approche des villes pour laisser œuvrer la répression des seigneurs de
la guerre qu’il combattait en principe : il devait par exemple intégrer dans son
armée le gouverneur de Shanghai qui avait réprimé l’insurrection ouvrière.

192. Aleksandr 1. Goutchkov (1862-1936) était le président du parti octo-
briste (libéral de droite), ministre de la guerre et de la marine dans le premier
gouvernement provisoire. Vassilij V. Choulguine (1878- ?) journaliste d’extrême
droite fut dans les années 20 la célèbre victime du Trust d’Opperput.

193. Le nom exact est« trudoviki » (travailleurs) : c’était le second groupe
en importance dans la Douma impériale, représentant la petite bourgeoisie,
notamment rurale qui, après avoir collaboré avec les cadets s’étaient alliés aux
social-démocrates, mencheviks.

194. Otto von Bismarck-Schönhausen (1815-1898) réalisa l’unité allemande
autour du roi de Prusse par les méthodes militaires et autocratiques en prenant
soin de ne pas laisser un pouce de terrain à la démocratie.

195. Depuis le traité sino-britannique de Nankin de 1842, les droits de
douane des Chinois étaient limités à 5 % ad valorem. Toutes les puissances
bénéficiaient en outre de la clause de la « nation la plus favorisée ». Les
puissances n’avaient pas accédé à la demande chinoise de revoir les tarifs lors de
la conférence de la paix. La conférence des neuf puissances en décembre 1925
proposa de restituer l’autonomie douanière à la Chine le 1°’ janvier 1929 : la
révolution grondait dans les rues. L’autonomie douanière, avec bien des
restrictions, ne fut finalement concédée à la Chine qu’en 1931.

196. Les cadets ou K.O. (constitutionnels démocrates) peuvent être définis
comme des libéraux « de gauche » et les « octobristes » comme des libéraux « de
droite ».

197. Le P.P.S. (parti socialiste polonais), le Daschnak -Tsoutioun et le
Bund étaient respectivement des organisations nationalistes « de gauche » et
même socialisantes, petites-bourgeoises, de Pologne, des provinces arméniennes
et des habitants juifs de l’Empire. Le Bund avait quelque temps été membre du
P.O.S.D.R.

198. Dans son étude intitulée Problèmes de la révolution chinoise, Boukha-
rine définit le Guomindang comme un « parti intermédiaire » entre un parti
politique et des soviets (Paris, 1927, p. 50). Au VIIIe plénum, Staline le qualifie
de« parlement révolutionnaire » et Martynov, dans la Pravda du 10 avril 1927
écrit que le Guomindang est lui-même un « bloc de quatre classes ». La
possibilité pour le Guomindang de prendre révolutionnairement le pouvoir était
ouverte dans ses définitions.

199. Lénine, Œuvres, XIV, 1, p. 11.

200. Le 6e plénum de l’I.C. en mars 1926 avait défini le Guomindang comme
« un bloc révolutionnaire des ouvriers, des paysans, des intellectuels et de la
démocratie urbaine sur la base de la communauté de leurs intérêts dans la lutte
contre les impérialistes et l’ordre militaro-féodal ». C’était là la première
énumération des« quatre classes », la« démocratie urbaine » étant un pseudo-
nyme, parfois levé, de la« bourgeoisie nationale ».

201. Les « populistes » (narodniki) étaient un mouvement d’intellectuels de
la fin du XIXe- XXe, violemment antimonarchistes, convaincus du rôle révolutionnaire
de la paysannerie et de la valeur exemplaire des actes terroristes des minorités
agissantes. Ils avaient fondé l’organisation La Volonté du Peuple (Narodnaia
Volia) ; le courant populiste s’était divisé, l’une de ses branches, avec Plékhanov
et Véra Zassoulitch s’orientant vers les marxistes et les autres fondant le parti
socialiste révolutionnaire.

202. La première révolution avait commencé en 1911, la seconde en 1925.

203. Le soulèvement de Canton commença le 11 décembre 1927 et fut écrasé
50 heures plus tard avec 5 700 insurgés tués : on l’appelle parfois « Commune de
Canton ». Selon Ye Ting, chef militaire de l’insurrection, les insurgés n’étaient
pourtant au départ que 4200, dont 1200 élèves-officiers et 3000 ouvriers face à
50000 hommes de troupe. Aucun mouvement de masse n’avait porté ni même
soutenu ce mouvement qui, pour tenir, lança des mots d’ordre de contenu
« socialiste ».

204. Boukharine, dans sa brochure citée n. 183, Stetsky dans lnpreko", et la
résolution même du plénum de juin 1927 ont martelé cette affirmation qu’il
ne fallait pas « laisser aux traîtres » le « drapeau du Guomindang ».

205. Pravda, 31 janvier 1928.

206. Une évaluation du total des investissements en Chine reproduite dans
les notes de l’édition américaine mentionne ici trois milliards de dollars
d’investissement, dont 78,l % dans des entreprises industrielles ou commer-
ciales, et 21,9 % dans des prêts au gouvernement. Le capital étranger dominait
en 1931 (c’est donc pour 1928 un ordre d’idées valable) la moitié de l’industrie du
coton, le tiers des chemins de fer, sans compter les hypothèques, etc. En 1927,
compte non tenu de la police des concessions, des bateaux de guerre, grands et
petits, avec leurs équipages, dans les ports ou au large des côtes, il y avait en
Chine 11800 soldats et marins nord-américains et européens.

207. Le « contrôle ouvrier fut de brève durée et l’expropriation rapide.

208. Nous manquons de statistiques précises. Une évaluation du prolétariat
et demi-prolétariat donne 15 millions d’individus. La paysannerie comprenait
74 % de paysans pauvres.

209. Il y avait en 1923 230000 syndiqués, un chiffre porté aux environs de
trois millions en 1927. Le mouvement paysan du Hunan mobilisa environ dix
millions d’individus.

210. Hu Hanmin 1879-1936) était le troisième homme de la Chine et le vrai
patron de l’appareil du Guomindang, chef de file de la réaction.

211. Chen Duxiu (1878-1942) était de très loin l’intellectuel le plus éminent
et le plus prestigieux de la Chine du xXC, animateur de la fameuse revue La
Nouvelle Jeunesse et maître à penser de la génération du 4( mouvement du 4 mai
1919 ». Il avait été l’un des fondateurs du parti communiste de Chine et son
secrétaire général jusqu’en 1927.

212. Compte rendu sténographique du VIIIe plénum, p. 205.

213. Chen Duxiu avait démissionné de la direction du P.C. chinois quand le
gouvernement du Wuhan avait commencé à frapper le mouvement ouvrier et
paysan et quand l’I.C. avait réitéré ses instructions au P.C. de demeurer dans le
Guomindang. La conférence d’août mit en place une nouvelle direction avec Qu
Qiu Bai, Li Lisan, Zhou Enlai et Zhang Guotao, qui se targuait d’avoir 4( arraché
la déviation de droite » de Chen, mis en accusation pour avoir appliqué la
politique dictée par Moscou.

214. Au sujet de la« théorie de Staline »,on ne trouvera rien dans le recueil
Les Problèmes du Léninisme. En revanche le compte rendu du plénum de
l’exécutif de l’I.C. reproduit, pp. 66 sq., son intervention sur la question chinoise.
assure en effet qu’on ne peut comparer la situation en Russie en 1917 en Chine en
1927, « non seulement parce que la Russie était alors à la veille de la révolution
prolétarienne tandis que la Chine est devant la révolution bourgeoise démocrati-
que, mais aussi parce que le gouvernement provisoire en Russie à cette époque
était un gouvernement contre-révolutionnaire tandis que celui de Hankou
(Wuhan) est un gouvernement révolutionnaire au sens bourgeois-démocratique
du terme ». Son aventure dans le domaine théorique l’emporte d’ailleurs puisqu’il
assure : « Il est possible qu’il n’y aurait pas eu de soviets formés en Russie s’il y
avait existé à l’époque une large organisation révolutionnaire du type de l’actuel
Guomindang de gauche. »

215. Lénine, Œuvres, XVIII, 2, p. 119.

216. Ibidem, p. 118.

217. Le Guomindang était arrivé au pouvoir pour la première fois à Canton
au début des années 20, avec Sun Yat-sen. Après la mort de ce dernier, il s’était
divisé : en 27 s’opposaient le pouvoir de l’armée avec Tchiang à Shanghai et celui
du 4e gouvernement » de Wang à Wuhan.

218. Lénine, Sotch., XVIII, 1, 19.

219. Au Ve congrès du P.C. chinois, Chen Duxiu avait indiqué que le parti
comptait en 1927 57967 membres dont 53,8 % d’ouvriers et 18,7 % de paysans.
Au Ve congrès, Zhou Enlai donnait la proportion de 10 % d’ouvriers.

220. Après l’échec de la collaboration avec le gouvernement de Wuhan,
l’I.C. tourna brutalement à gauche. La Pravda du 25 juillet 1927 parlait d’appeler
les masses à bâtir leurs soviets. La conférence d’août avait pour instructions
« d’organiser des soulèvements d’ouvriers et de paysans sous le drapeau de la
gauche révolutionnaire du Guomindang. Ce fut le signal du soulèvement de
Nanchang (1er août) sous les chefs militaires He Long et Ye Ting et de celui « de
la moisson d’automne », tous écrasés. Le 30 septembre, la Pravda parlait des
soviets comme d’un mot d’ordre d’action. Le plénum du P.C.C. de novembre
parlait de « la faillite du Guomindang de gauche » et affirmait que le drapeau
bleu était « le drapeau de la terreur blanche » : pour lui il existait dans toute la
Chine une situation directement révolutionnaire. Le plénum de février du C.E.
de l’I.C. assignait au P.C.C. la tâche« d’organiser et mener à bien l’insurrection
armée des masses »… tout en critiquant le « putschisme » du P.C.C.

221. He Long (1896-1969), ancien « bandit » devenu officier dans une armée
de seigneur de la guerre, passé au Guomindang en 1925 et proche du P.C., et Ye
Ting (1897-1946), officier de carrière, membre du Guomindang en 1922, élève à
Moscou où il avait adhéré au P.C., commandant de division, furent, avec Zhou
Enlai les personnages principaux du soulèvement de Nanchang. Ce dernier fut
conduit sous le drapeau d’un « comité révolutionnaire se réclamant du Guomin-
dang avec Deng Yenda (déjà sur la route de l’exil), Song Qingling, la veuve de
Sun Yatsen et Eugene Chen, sans doute pas informés. Sur place, on promettait de
confisquer les terres des très grands propriétaires. Cette armée échoua devant
Swatou et une partie des hommes forma le noyau des armées rouges du Jiangxi.

222. Nestor Makhno (1889-1935) avait mené la guérilla tantôt contre les
Blancs alliés aux Rouges, tantôt sur deux fronts, entre 1919 et 1920. II subissait
l’influence anarchiste et aussi celle du milieu rural (antisémitisme, par exemple)
et refusa d’être intégré dans une armée centralisée. En fait l’affaire de Nanchang
sema des grains qui germèrent.

223. Les groupes armés de He Long et Ye Ting formèrent à long terme les
noyaux des « armées rouges chinoises ».

224. L’initiale N. désigne l’Allemand Heinz Neumann (1902-1937), un
homme de Staline dans le K.P.D. où il était entré en 1920, représentant à Moscou
en 1925, suppléant du C.C. en 1927. Il avait été envoyé en mission en Chine avec
son ami Lominadzé fin 1927.

225. Le Conseil des délégués des Ouvriers, Paysans et Soldats de Canton,
qui prit le pouvoir le 11 décembre 1927 au petit matin comprenait onze membres
qui avaient été choisis secrètement dans une réunion secrète des organisateurs du
soulèvement quatre jours auparavant : neuf d’entre eux étaient censés représen-
ter les ouvriers communistes du port, trois le régiment d’élèves-officiers et trois
les paysans, mais deux de ces derniers n’arrivèrent qu’après la bataille.

226. Lénine, Œuvres, VII, p. 215.

227. Ibidem, Il, pp. 118-119.

228. Ibidem, XVI, p. 458.

229. Pravda, 2 mars 1924.

230. Staline, Les Questions du Léninisme (1928), p. 264.

231. Boukharine, La situation actuelle dans la révolution chinoise.

232. Au lendemain du « petit coup d’Etat de Canton », l’événement fut
caché par la presse de l’I.C. Tchiang avait fait adopter par l’exécutif du
Guomindang la décision d’interdire toute réserve sur Sun Yat-sen ou « ses
principes », d’exiger du P.C. la remise d’une liste de ses adhérents membres du
Guomindang, d’interdire aux membres du P.C. d’occuper certaines responsabi-
lités : en outre, ils ne devaient pas constituer plus d’un tiers du total des membres
des comités municipaux, provinciaux et du comité central : tout recrutement leur
était en outre interdit dans le Guomindang. Ces conditions furent acceptées par le
délégué de Moscou, Borodine, et les dirigeants du P.C.C. protestèrent en vain.

233. L’accusation portée ici par Trotsky contre Pepper démontre que les
reproches politiques qu’il lui faisait s’adressaient non à lui personnellement mais
aux dirigeants dont il était, qui avaient dressé en Hongrie la paysannerie contre le
pouvoir des conseils. Il n’y avait pas eu en Hongrie de confiscation suivie de
partage des terres ; sans tenir compte des aspirations paysannes, les communistes
avaient décidé la socialisation de toutes les terres et leur mise en exploitation
collective sans transition, ce qui parut aux paysans pauvres et moyens une pure et
simple spoliation et les amena à soutenir les grands propriétaires qui étaient l’âme
de la contre-révolution. Lénine critiqua vigoureusement cette politique opposée à
la sienne.

234. Dans American Communism and Soviet Russia, l’historien du P.C.
américain Theodore Draper écrit, p. 75, que le Federated Farmer-Labor Party
(F.F.-L.P.) était venu au monde « mort-né i.. L’entreprise de LaFollette, la
création d’un « troisième parti », se poursuivit jusqu’à la candidature de sénateur
progressiste aux présidentielles de novembre 1924 auxquelles il obtint
4 825 000 voix (contre 15 720 000 au républicain Coolidge, 8 380 000 au démocrate
Davis, 33300 à W. Z. Foster, candidat d’un P.C. désormais déchaîné contre
LaFollette « instrument du grand capital », « candidat des gangsters de la
politique », « ennemi du mouvement ouvrier », etc.

235. Le mot d’ordre d’ « assemblée républicaine sur la base des comités
ouvriers et paysans » avait été lancé par le P.C. italien en juin 1925 comme
réponse à « l’Aventin » - la réunion des députés opposés au fascisme qui avaient
quitté l’assemblée en signe de protestation au cours de la crise qui avait suivi le
meurtre de Matteotti. Il était une combinaison curieuse de préoccupations et
orientations contradictoires : appel unitaire aux partis ouvriers pour une action
sur une base démocratique, mais aussi front unique « à la base », Il avait été
réaffirmé et placé au premier plan par la conférence de Basilea en janvier de 1928
 à propos de laquelle Trotsky avait sans doute été informé.

236. Rudolf Hilferding (1877-1941), d’origine autrichienne, médecin et
économiste (auteur de Finanzkapitaf), dirigeant social-démocrate allemand, avait
appartenu à l’U.S.P.D. (social-démocrates indépendants) et défendu avec sa
majorité l’idée d’une combinaison entre le pouvoir d’une assemblée élue au
suffrage universel et celui des conseils ouvriers.

237. Lénine, Œuvres, XI, p. 198.

238. Ibidem, VI, p. 113.

239. Ibidem, IX, p. 410.

240. Staline, Les Questions du Léninisme, 1928, p. 265.

241. Lénine, Œuvres, XVI, « 1919 », p. 219.

242. En Allemagne, avec « la guerre des paysans » en 1525, en Russie, avec
le « temps des troubles », de façon générale, dans l’Europe entière, avec le
développement des groupes armés que l’on appelait les « brigands », le XVIe est
en effet un siècle de « guerres et insurrections paysannes », mais seulement leur
début.

243. Le Populist Party fut fondé en 1891 et incarna quelque temps le
mécontentement des ruraux au lendemain de la Guerre de Sécession. Ce « tiers
parti » comptait dans ses rangs des fermiers, des ouvriers, des petits artisans ou
entrepreneurs et généralement des gens de l’Ouest. Il revendiquait la frappe libre
et sans limite de l’argent, l’abolition de la National Bank, la nationalisation des
chemins de fer, des lignes de vapeurs, du téléphone et du télégraphe, l’élection
directe des sénateurs et un impôt sur le revenu progressif. Son candidat en 1892
aux présidentielles obtint un peu plus d’un million de suffrages ; en 1894, le parti
eut 1400 000 voix élisant 6 sénateurs et 6 représentants. Il devait se rallier aux
démocrates.

244. Lénine, Œuvres, XVI, « 1919 », p. 442.

245. Trotsky fait probablement allusion - au moins - à la Yougoslavie et
au parti paysan croate de Radié.

Sur la crise de l’internationale communiste en 1928 :

https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1928/07/lt19280712.htm

https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ical/ical1.html

https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ical/ical212.html

https://wikirouge.net/texts/fr/L%27Internationale_Communiste_apr%C3%A8s_L%C3%A9nine

https://wikirouge.net/texts/fr/La_prosp%C3%A9rit%C3%A9_de_Molotov_en_science

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