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Crise révolutionnaire

dimanche 7 décembre 2008, par Robert Paris

Août 1921

Léon Trotsky

Nouvelle Étape

Rapport sur la crise économique mondiale et les nouvelles tâches de l’I.C.
I. — La Situation mondiale (1917-1921)

La Situation mondiale (1917-1921)

Camarades ! Le problème auquel sera consacré mon rapport est très complexe ; aussi ai-je peur que mon discours ne soit trop long. Je me vois obligé de vous prier de lui prêter une attention soutenue, d’autant plus que je ne suis pas sûr d’avoir réussi à grouper les données que je possède, de façon que mon rapport nécessite un moindre effort de la part de mes auditeurs ; c’est dire que je ne suis pas sûr de pouvoir exposer mes idées, concernant la situation internationale, avec l’ordre et la clarté nécessaires.

Depuis la guerre impérialiste, nous sommes entrés dans une période révolutionnaire, c’est-à-dire dans une période pendant laquelle les bases mêmes de l’équilibre capitaliste sont ébranlées et tombent peu à peu en ruines. L’équilibre capitaliste est un phénomène très complexe ; le régime capitaliste construit cet équilibre, le rompt, le reconstruit et le rompt de nouveau en élargissant en même temps les cadres de sa domination. Dans le domaine économique, les crises et les recrudescences d’activité constituent les ruptures et les rétablissements de l’équilibre. Dans le domaine des relations entre les classes, la rupture d’équilibre consiste en grèves, en lock-outs, en lutte révolutionnaire. Dans le domaine des relations entre Etats, la rupture d’équilibre c’est la guerre tout court, ou bien, sous une forme affaiblie, la guerre des tarifs douaniers, la guerre économique ou le blocus. Le capitalisme a ainsi un équilibre instable qui, à tour de rôle, se rompt et se rétablit. Mais en même temps, cet équilibre possède une plus grande force de résistance, dont nous avons la meilleure preuve dans ce fait que le monde capitaliste ne s’est pas encore écroulé.

La dernière guerre impérialiste constitue l’événement que nous avons considéré avec raison comme un coup terrible, sans précédent jusqu’à ce jour dans l’histoire porté à l’équilibre du monde capitaliste. En effet, après la guerre commence l’époque des très grands mouvements de masse et des luttes révolutionnaires. La Russie, qui constituait l’anneau le plus faible de la chaîne capitaliste, perdit la première son équilibre, et la première aussi entra dans la voie de la révolution, au mois de mars 1917. Notre révolution de mars eut une grande répercussion dans les masses laborieuses d’Angleterre. L’année 1917 fut, en Angleterre, celle des grèves immenses pendant lesquelles le prolétariat anglais réussit à arrêter le processus de l’abaissement du standard of life des travailleurs, processus provoqué par la guerre. En novembre 1917, la classe ouvrière de Russie s’empara du pouvoir. Une vague de grèves déferla sur le monde capitaliste entier en commençant par les pays neutres. En automne 1918, le Japon subit les grands troubles dits « du riz » qui, d’après certaines données, entraînèrent dans le mouvement jusqu’à 25% de la population du pays et provoquèrent des persécutions cruelles de la part du gouvernement du mikado. En janvier 1918, une grève de masse éclata en Allemagne. A la fin de 1918, après la débâcle du militarisme germanique, des révolutions ont lieu en Allemagne et en Autriche-Hongrie. Le mouvement révolutionnaire prend une ampleur de plus en plus grande. L’année 1919, la plus critique pour le capitalisme, du moins pour celui d’Europe, commence. En mars 1919, une république des Soviets est proclamée en Hongrie. En janvier et en mars 1919, des combats cruels entre les ouvriers révolutionnaires et la république bourgeoise ont lieu en Allemagne. En France, pendant la démobilisation, la situation devient tendue, mais l’illusion de la victoire et l’espoir de ses fruits d’or sont encore trop puissants ; la lutte n’atteint pas ici, même de loin, une intensité égale à celle qu’elle revêt dans les pays vaincus. Aux Etats-Unis, à la fin de 1919, les grèves, ont une très grande ampleur et entraînent dans le mouvement les cheminots, les mineurs, les métallurgistes, etc. Le gouvernement de Wilson commence des persécutions furieuses contre la classe ouvrière. Au printemps 1920, en Allemagne, la tentative contre-révolutionnaire de Kapp mobilise et pousse au combat la classe ouvrière. Cependant, le mouvement intense et désordonné des ouvriers allemands est étouffé cette fois encore par la république d’Ebert, qu’ils viennent de sauver. En France, la situation politique est le plus tendue au mois de mai de l’année 1920, lors de la proclamation de la grève générale, qui d’ailleurs n’est jamais devenue telle, qui a été mal préparée et qu’ont trahie les chefs opportunistes qui, tout en n’osant pas l’avouer, ne l’avaient jamais voulue. En août, la marche de l’Armée Rouge sur Varsovie, qui constitue aussi une partie de la lutte révolutionnaire internationale, subit un échec. En septembre, les ouvriers italiens, prenant à la lettre l’agitation révolutionnaire, purement verbale, du parti socialiste, s’emparent des usines et des fabriques, mais, trahis honteusement par le parti, subissent une défaite sur toute la ligne et sont soumis depuis ce jour à une contre-offensive implacable de la part de la réaction coalisée. En décembre, a lieu une grève révolutionnaire de masse en Tchéco-slovaquie. Enfin, au cours de l’année 1921, un combat révolutionnaire, qui laisse après lui un grand nombre de victimes, se développe dans l’Allemagne centrale, et une nouvelle grève opiniâtre des mineurs éclate en Angleterre.

Lorsque, pendant la première période qui suivit la guerre, nous observions le développement du mouvement révolutionnaire, plusieurs de nous pouvaient croire, avec des raisons historiques suffisantes, que ce mouvement, croissant de plus en plus en force et en ampleur, devait aboutir directement à la prise du pouvoir par la classe ouvrière. Cependant, près de trois ans ont passé depuis la guerre. Dans le monde entier, sauf en Russie, le pouvoir reste entre les mains de la bourgeoisie. Certainement, pendant tout ce temps, le monde capitaliste ne restait pas immuable. Il changeait. L’Europe, le monde entier ont traversé une période de démobilisation, extrêmement dangereuse pour la bourgeoisie, période de démobilisation des hommes et des choses, c’est-à-dire de l’industrie, période où il s’est produit un surcroît monstrueux de l’activité commerciale après la guerre et ensuite une crise qui n’est pas encore terminée. Et c’est ainsi qu’une question se pose devant nous dans toute son ampleur : l’évolution qui se produit en ce moment tend-elle réellement vers la révolution, ou bien faut-il admettre que le capitalisme a vaincu les obstacles créés par la guerre et que, s’il n’a pas encore rétabli l’équilibre capitaliste , il ne soit au moins en train de le rétablir sur des bases d’après-guerre nouvelles ?

La bourgeoisie se tranquillise

Si, avant d’analyser cette question en corrélation avec sa base économique, nous l’étudions d’abord uniquement au point de vue politique, force nous sera de constater que toute une série de signes, de faits, de déclarations témoignent que la bourgeoisie, considérée comme une classe dirigeante, est devenue plus forte et plus stable, ou du moins qu’elle se croit telle. En 1919, la bourgeoisie européenne était en plein désarroi ; c’était pour elle une époque de terreur panique, réellement folle, devant le bolchevisme qu’elle s’imaginait sous une forme vague et d’autant plus menaçante, et que les affiches, à Paris, montraient sous les traits d’un homme au couteau entre les dents. En réalité, la bourgeoisie européenne personnifiait dans le fantôme bolchevik au couteau la peur du châtiment pour les crimes commis par elle pendant la guerre. Elle savait, en tout cas, à quel point les résultats de la guerre ne répondaient pas aux promesses qu’elle avait faites. Elle connaissait exactement l’étendue des sacrifices en hommes et en biens. Elle craignait le règlement des comptes. L’année 1919 fut, sans aucun doute, l’année la plus critique pour la bourgeoisie. En 1920 et 1921, on voit son assurance lui revenir de plus en plus, et en même temps son appareil gouvernemental qui, immédiatement après la guerre dans certains pays, en Italie par exemple, s’est trouvé en pleine décomposition, se renforce sans aucun doute. L’aplomb de la bourgeoisie a pris sa forme la plus frappante en Italie après la lâche trahison du parti socialiste, au mois de septembre. La bourgeoisie croyait rencontrer sur son chemin des brigands menaçants et des assassins ; et elle s’est aperçue qu’elle n’avait devant elle que des poltrons... Une maladie m’ayant empêché, ces temps derniers, de m’adonner à un travail actif, j’ai eu la possibilité de lire en grand nombre les feuilles étrangères et j’ai amassé tout un dossier de coupures qui caractérisent clairement le changement de sentiments de la bourgeoisie et son appréciation nouvelle de la situation politique mondiale. Tous les témoignages se réduisent à un seul : le moral de la bourgeoisie est en ce moment, sans aucun doute, beaucoup meilleur qu’en 1919 et même qu’en 1920. Ainsi, par exemple, les correspondances publiées dans une feuille suisse sérieuse et nettement capitaliste, la Neue Züricher Zeitung, sur la situation politique en France, en Italie et en Allemagne, sont très intéressantes sous ce rapport. La Suisse, dépendant de ces pays, s’intéresse beaucoup à leur situation intérieure. Voici, par exemple, ce qu’écrivait ce journal au sujet des événements de mars en Allemagne :

« L’Allemagne de 1921 ne ressemble plus à celle de 1918. La conscience gouvernementale s’est raffermie partout, à ce point que les méthodes communistes rencontrent actuellement une vive résistance dans toutes les couches de la population, bien que la force des communistes, qui n’étaient représentés pendant la révolution que par un petit groupement d’hommes résolus, ait augmenté depuis de plus de dix fois ».

En avril, le même journal, à l’occasion des élections au parlement italien, peint la situation intérieure de l’Italie de la façon suivante :

« Année 1919 : la bourgeoisie est en désarroi, le bolchevisme attaque en rangs serrés. Année 1921 : le bolchevisme est battu et dispersé, la bourgeoisie attaque en rangs serrés ».

Un journal influent français, Le Temps, a écrit à l’occasion du 1er. Mai de cette année que pas une trace n’est restée de cette menace d’un coup d’état révolutionnaire qui avait empoisonné l’atmosphère en France au mois de mai de l’année passée, etc.

Ainsi le fait que la classe bourgeoise ait repris courage n’est pas douteux, comme n’est pas non plus douteux le renforcement de l’appareil policier des Etats après la guerre. Mais ce fait, tout important qu’il soit, ne résout nullement le problème, et nos ennemis en tout cas se pressent un peu trop d’en tirer des conclusions au sujet de la faillite de notre programme. Assurément, nous avons espéré que la bourgeoisie serait par terre en 1919. Mais il est évident que nous n’en étions pas sûrs, et que certainement ce n’est pas en vue de cette échéance précise que nous avons fondé notre plan d’action. Quand les théoriciens des Internationales 2 et 2 1/2 disent que nous avons fait faillite en ce qui concerne nos prophéties, on peut croire qu’il s’est agi de prédire un phénomène astronomique : que nous nous sommes trompés dans notre calcul mathématique, suivant lequel une éclipse aurait lieu à une certaine date, et il est apparu ainsi que nous étions de mauvais astronomes. Cependant, en réalité, il ne s’agit nullement de cela : nous n’avons pas prédit une éclipse de soleil, c’est-à-dire un phénomène en dehors de notre volonté et du champ de notre action. Il s’agissait d’un événement historique qui devait s’accomplir et qui s’accomplira avec notre participation. Lorsque nous parlions de la révolution qui devait résulter de la guerre mondiale, cela signifiait que nous tentions et que nous tentons encore d’exploiter les suites de cette guerre, afin d’accélérer l’avènement d’une révolution universelle. Si la révolution n’a pas eu lieu jusqu’à ce jour dans le monde entier ou du moins en Europe, cela ne signifie nullement que « l’I.C. ait fait faillite », son programme n’étant pas basé sur des dates astronomiques. Ceci est clair pour tout communiste qui a analysé tant soit peu son point de vue. Mais la révolution n’étant pas venue sur les traces chaudes de la guerre, il est tout à fait évident que la bourgeoisie a profité d’un moment de répit sinon pour réparer, du moins pour masquer les conséquences les plus terribles et les plus menaçantes de la guerre. Y a-t-elle réussi ? Elle y a réussi en partie. Dans quelle mesure ? C’est le fond même de la question qui touche le rétablissement de l’équilibre capitaliste.

L’équilibre mondial est-il reconstitué ?

Que signifie l’équilibre capitaliste, dont le menchevisme international parle aujourd’hui avec une belle assurance ? Cette conception d’équilibre n’est ni analysée ni expliquée par les social-démocrates. L’équilibre capitaliste est déterminé par des faits, des phénomènes et des facteurs multiples : principaux, de deuxième ordre et de troisième ordre. Le capitalisme est un fait mondial. Il a réussi à dominer le monde entier et on l’a vu de la façon la plus frappante, pendant la guerre et le blocus, lorsqu’un pays produisait en surplus, sans avoir un marché où écouler sa marchandise, cependant qu’un autre avait besoin de produits qui étaient pour lui inaccessibles. Et en ce moment même, l’interdépendance des différentes parties du marché mondial se fait partout sentir. Au point qu’il a atteint avant la guerre, le capitalisme est basé sur la division internationale du travail et sur l’échange, lui aussi international, des produits. Il faut que l’Amérique produise une certaine quantité de blé pour l’Europe. Il faut que la France fabrique une certaine quantité d’articles de luxe pour l’Amérique. Il faut que l’Allemagne confectionne un certain nombre d’objets courants et bon marché pour la France. Cependant, cette division de travail n’est nullement constante, déterminée une fois pour toutes. Elle s’établit historiquement, elle est troublée par des crises, par la concurrence, sans parler des guerres de tarifs, elle se rétablit et se désorganise tour à tour. Mais, en général, l’économie mondiale est basée sur ce fait que la production est répartie plus ou moins entre les différents pays. Cette division même du travail universel, qui a été troublée jusqu’au fond par la guerre, est-elle reconstituée, oui ou non ? C’est un des côtés de la question.

Dans chaque pays, l’agriculture produit pour l’industrie des objets, les uns d’usage personnel pour les ouvriers, d’autres d’usage industriel (matières premières) pour l’industrie ; de son côté, l’industrie fournit à la campagne des objets d’usage personnel et domestique, ainsi que des instruments de production agricole. Ici aussi, une certaine réciprocité s’établit. Enfin, à l’intérieur de l’industrie elle-même, nous assistons à la fabrication d’instruments de production et d’objets d’usage courant, entre lesquels s’établit une certaine corrélation qui se dérange et se rétablit continuellement, sur des bases nouvelles. La guerre a détruit tous ces rapports, déjà par cela même que pendant toute sa durée, l’industrie de l’Europe et, dans une grande mesure, de l’Amérique et du Japon, ne produisait pas tant des objets d’usage courant et des instruments de production, que des moyens de destruction. Que si même on fabriquait des objets d’usage personnel, ces objets étaient employés plutôt par les destructeurs, soldats des armées impérialistes, que par les producteurs ouvriers. Eh bien, ces rapports détruits entre les villes et les campagnes, entre les différentes branches du travail à l’intérieur de l’industrie des pays particuliers, ont-ils été rétablit, oui ou non ?

Et puis, il faut encore, considérer l’équilibre des classes basé sur celui de l’économie nationale. Dans la période qui précédait la guerre, une paix armée existait, non seulement dans les rapports internationaux, mais aussi en grande mesure entre la bourgeoisie et le prolétariat, grâce à un système d’accords collectifs concernant les salaires, accords conclus par des syndicats centralisés et le capital industriel, centralisé a son tour de plus en plus. Cet équilibre a été aussi rompu par la guerre, ce qui a provoqué un mouvement formidable de grèves dans le monde entier. L’équilibre relatif des classes dans la société bourgeoise, équilibre sans lequel toute production devient impossible, est-il rétabli, oui ou non ? Et sur quelles bases ?

L’équilibre des classes se trouve en relation étroite avec l’équilibre politique. La bourgeoisie, pendant la guerre et même avant la guerre, bien que nous nous en aperçussions moins, tenait en équilibre son mécanisme intérieur à l’aide des social-démocrates, des social-patriotes qui étaient ses principaux agents et maintenaient la classe ouvrière dans les cadres d’un équilibre bourgeois. C’est uniquement grâce à cela que la bourgeoisie a eu la possibilité de faire la guerre. A-t-elle reconstitué à présent son système politique, et dans quelle mesure les social-démocrates ont-ils conservé ou perdu leur influence sur les foules et sont-ils capables de jouer leur rôle de gardiens de la bourgeoisie ?

Plus loin se pose la question de l’équilibre international, c’est-à-dire de la co-existence des Etats capitalistes, sans laquelle, évidemment, la reconstruction de l’économie capitaliste devient impossible. L’équilibre a-t-il été atteint dans ce domaine, oui ou non ?

Tous les côtés du problème doivent être analysés pour sue nous puissions répondre à la question, si la situation mondiale continue à être révolutionnaire ou bien, au contraire, si ceux-là ont raison qui considèrent nos visées révolutionnaires comme utopiques. L’étude de chaque aspect de ce problème doit être illustrée de faits nombreux et de chiffres qu’il est difficile de soumettre à une grande assemblée et qu’on retient avec peine. Aussi tâcherai-je d’exposer seulement quelques données essentielles qui nous permettront de nous orienter dans ce problème.

Une nouvelle division internationale du travail s’est-elle établie ? Dans ce domaine, le fait décisif est le transfert du centre de gravité de l’économie capitaliste et de la puissance bourgeoise de l’Europe en Amérique. C’est un fait essentiel qu’il faut que chacun de vous, camarade, grave dans sa mémoire de la façon la plus précise, afin que vous puissiez comprendre les événements qui se déroulent devant nous et qui se dérouleront encore au cours des années qui vont suivre. Avant la guerre, c’est l’Europe qui était le centre capitaliste du monde ; elle était son dépôt principal, sa principale usine et sa principale banque. L’industriel européen, anglais en premier lieu et allemand ensuite ; le commerçant européen, anglais surtout ; l’usurier européen, anglais en premier lieu, français ensuite, étaient les directeurs effectifs de l’économie mondiale et, par conséquent, de la politique universelle. Ceci n’est plus ; l’Europe est rejetée au second plan.

Décadence économique de l’Europe exprimée en chiffres

Essayons de déterminer en chiffres, du moins approximatifs, ce fait du transfert du centre de gravité économique et de mesurer la déchéance économique de l’Europe. Avant la guerre, la propriété nationale, c’est-à-dire l’ensemble des fortunes de tous les citoyens et de tous les Etats qui ont participé à la dernière guerre, était évaluée à 2400 milliards de marks-or environ. Le revenu annuel de tous ces pays, c’est-à-dire toute la quantité d’objets qu’ils produisaient dans le courant d’une année, était estimé à 340 milliards de marks. Combien la guerre en a-t-elle dépensé et détruit ? Ni plus ni moins que 1200 milliards de marks-or, c’est-à-dire juste la moitié de ce que les pays belligérants avaient amassé pendant toute leur existence. Il est évident qu’on couvrait les dépenses de guerre d’abord avec les revenus courants. Mais si nous admettons que le revenu national de chaque pays a diminué pendant la guerre seulement d’un tiers par suite d’une diminution énorme de la main-d’œuvre, et qu’il a atteint ainsi 225 milliards de marks ; si, d’autre part, nous prenons en considération le fait que toutes les dépenses, en dehors des dépenses de guerre, absorbaient 55%, force nous sera de conclure que les revenus nationaux courants n’ont pu couvrir les dépenses de guerre que dans la proportion de 100 milliards de marks-or par an, ce qui fait pour les quatre années de guerre, 400 milliards de marks. Par conséquent, les 800 milliards de marks qui manquaient, devaient être prélevés sur le capital même des nations belligérantes et principalement au moyen de la non reconstitution de leur appareil producteur. Il s’ensuit donc que la fortune générale des pays belligérants ne vaut plus, après la guerre, 2400 milliards de marks-or, mais seulement 1.600, c’est-à-dire qu’elle a diminué d’un tiers.

Cependant, tous les pays qui avaient pris part à la guerre ne s’étaient pas appauvris dans les mêmes proportions. Au contraire, il y a parmi les pays belligérants, comme nous le verrons encore, des pays qui se sont enrichis, tels les Etats-Unis et le Japon. Cela veut dire que les Etats européens qui avaient participé à la guerre ont perdu plus d’un tiers de leur richesse nationale, et certains, tels : l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Russie, les Pays Balkaniques, beaucoup plus de la moitié.

Vous n’ignorez pas que le capitalisme, considéré comme une organisation économique, est plein de contradictions. Ces contradictions ont atteint des proportions colossales pendant la guerre. Afin de se procurer les moyens de mener la guerre, l’Etat a eu principalement recours aux deux mesures suivantes : en premier lieu, il émettait du papier-monnaie et, d’autre part, il lançait des emprunts. C’est ainsi que la circulation des soi-disant valeurs augmentait de plus en plus ; grâce à ce moyen, l’Etat tirait du pays des valeurs matérielles effectives et les détruisait à la guerre. Plus l’Etat dépensait, c’est-à-dire plus il détruisait de valeurs réelles, plus s’amoncelaient dans le pays les valeurs fictives. Les titres d’emprunt s’entassaient partout. Il semblait que le pays s’était extraordinairement enrichi, mais, en réalité, ses fonctions économiques faiblissaient de plus en plus, étaient de plus en plus ébranlées, tombaient en ruines. Les dettes d’Etat ont atteint environ 1.000 milliards de marks-or, ce qui constitue 62% de la richesse nationale actuelle des pays belligérants. Avant la guerre, il y avait en circulation du papier-monnaie et des titres de crédit pour 28 milliards de marks-or environ ; il y en a en ce moment 220-280 milliards, c’est-à-dire dix fois plus, sans compter, il est évident, la Russie, puisque nous ne parlons que du monde capitaliste. Tous ceci concerne principalement, sinon exclusivement, les pays d’Europe, surtout ceux du continent et, en premier lieu l’Europe Centrale. En général, au fur et à mesure que l’Europe devenait et continuait à devenir plus pauvre, elle se recouvrait et elle se recouvre d’une couche de plus en plus épaisse de valeurs-papier ou de ce qu’on appelle capital fictif. Ce capital fictif : papiers de crédit, bons du Trésor, titres d’emprunts, bank-notes, etc., représente soit le souvenir du capital défunt, soit l’espoir d’un capital nouveau. Mais ce moment, aucun capital réel ne lui correspond. Lorsque l’Etat négociait un emprunt pour des oeuvres productives, comme par exemple pour le canal de Suez, les valeurs en papier émises par l’Etat, avaient leur contrepartie dans une valeur réelle, le canal de Suez, par exemple, qui laisse passer des bateaux, en touche une rémunération, donne des revenus, en un mot participe à l’économie nationale. Mais lorsque l’Etat empruntait pour la guerre, les valeurs mobilisées au moyen de l’emprunt détruisaient et ruinaient en même temps des valeurs nouvelles. Cependant les titres d’emprunt sont restés dans les poches et dans les portefeuilles des citoyens ; l’Etat leur doit des centaines de milliards, ces centaines de milliards existent sous la forme de richesse-papier dans la poche de ceux qui ont prêté à l’Etat. Mais où sont-ils ces milliards réels ? Ils n’existent pas. Ils ont été détruits, ils ont été brûlés. Le détenteur de ce papier, qu’espère-t-il ? Si c’est un Français, il espère que la France arrachera ces milliards à l’Allemand, avec la chair du débiteur, et le payera.

La destruction des fondations des nations capitalistes, c’est-à-dire la destruction de leur appareil producteur a été poussée, en réalité, sous plusieurs rapports plus loin que les statistiques ne peuvent l’établir. Ce fait est tout particulièrement frappant dans la question du logement. Vu les bénéfices énormes du temps de guerre et d’après-guerre, toutes les forces du capital ont été tendues vers la production des objets nouveaux de consommation personnelle ou militaire. Quant à la reconstruction de l’appareil de production fondamental, on l’a négligé de plus en plus. Ceci concerne surtout la construction des habitations urbaines. On réparait mal les vieilles maisons, on ne construisait les immeubles nouveaux qu’en quantité insignifiante. Ceci a provoqué un besoin colossal de logements dans le monde capitaliste. Si en ce moment, à la suite de la crise pendant laquelle les principaux pays capitalistes n’utilisent qu’une moitié ou un tiers de leurs possibilités de production, la ruine de l’appareil producteur n’est pas si visible, par contre, dans le domaine des habitations, grâce à l’accroissement incessant de la population, le désordre de l’appareil économique apparaît dans toute sa force. On a besoin de centaines de milliers et même de millions de locaux d’habitation en Amérique, en Angleterre, en Allemagne, en France. Mais les travaux nécessités par ces besoins rencontrent des difficultés insurmontables provoquées par l’appauvrissement général. L’Europe capitaliste est obligée et sera obligée encore pendant de longues années, de se tasser, de rétrécir son champ d’action, d’abaisser le niveau de vie.

Comme je l’ai déjà dit, dans le cadre de l’appauvrissement général de l’Europe, différents pays se sont appauvris dans des proportions différentes. Prenons par exemple l’Allemagne, comme étant le pays qui a souffert le plus de toutes les grandes puissances capitalistes. Je citerai quelques chiffres fondamentaux qui caractérisent la situation économique de l’Allemagne avant la guerre et aujourd’hui. Ces chiffres ne sont pas très exacts. L’Anarchie capitaliste rend le calcul statistique de la richesse et des revenus nationaux très difficile. Un calcul réel des revenus et de la richesse ne sera possible que dans les régimes socialistes et s’exprimera en unités de travail humain ; il est évident que nous parlerons en l’occurrence du régime socialiste bien organisé et fonctionnant régulièrement, que nous sommes encore très, très loin d’atteindre. Mais même les chiffres qui ne sont pas tout à fait exacts nous seront utiles en nous donnons une idée approximative des changements qui se sont produits dans la situation économique de l’Allemagne et des autres pays, pendant les 6 ou 7 dernières années.

On évaluait la richesse de l’Allemagne, à la veille de la guerre, à 225 milliards de marks-or et le revenu national annuel à 40 milliards de marks. Comme on sait, avant la guerre, l’Allemagne s’enrichissait très rapidement. En 1896, son revenu était de 22 milliards. En 18 ans (1896-1913) il a augmenté de 18 milliards, c’est-à-dire en moyenne d’un milliard par an. Ces 18 ans furent l’époque d’une croissance formidable du capitalisme dans le monde entier et surtout en Allemagne. Aujourd’hui, la richesse nationale allemande est estimée à 100 milliards de marks et le revenu national à 16 milliards de marks, soit à 40% de celui d’avant-guerre. Certes, l’Allemagne a perdu une partie de son territoire, mais ses pertes les plus grandes sont causées par les dépenses de guerre et par le pillage de l’Allemagne après la guerre. L’économiste allemand Richard Lalwer, considère qu’aussi bien dans le domaine de l’industrie que dans celui de l’agriculture, l’Allemagne produit en ce moment beaucoup moins que la moitié des richesses qu’elle produisait avant la guerre. Ainsi, les calculs de l’économiste allemand confirment en tous points les chiffres que je viens de citer. En même temps, la dette de l’Etat allemand s’est accrue jusqu’à concurrence de 250 milliards de marks, c’est-à-dire qu’elle est deux fois et demi plus grande que la richesse de l’Allemagne. En outre, on a imposé à l’Allemagne une contribution de 132 milliards de marks. Si les Anglais et les Français avaient décidé de toucher cette somme en entier et immédiatement, ils seraient obligés de mettre dans leur poche l’Allemagne entière, depuis les mines de Stinnes jusqu’aux boutons de manchette du président Ebert. La monnaie-papier, en Allemagne, se chiffre actuellement à 81 milliards de marks. Cinq milliards à peine en sont garantis par l’encaisse-or. Ainsi la valeur intérieure du mark allemand n’atteint pas en ce moment 7 pfennigs.

Certes, l’Allemagne, après la guerre, a paru victorieuse sur le marché mondial en exportant à un prix très bas ses marchandises. Si cette modicité de prix a laissé des bénéfices considérables aux négociants et aux exportateurs allemands, c’était, en fin de compte, la ruine pour la population allemande, prise comme un tout. En effet, les bas prix sur le marché mondial étaient obtenus en diminuant les salaires et en affamant les ouvriers, en faisant participer l’Etat à l’achat du pain, en taxant, dans une certaine mesure, des loyers, ce qui provoquait à son tour l’arrêt complet dans la construction des immeubles, en limitant les réparations, etc. De cette façon, chaque article allemand jeté sur le marché du monde, emporte avec lui une partie de la richesse nationale allemande, contre laquelle l’Allemagne ne touche aucun équivalent.

Afin d’« assainir » l’économie allemande, il faut stabiliser le cours de sa monnaie, c’est-à-dire qu’il faut arrêter l’émission des valeurs en papier et diminuer la quantité de celles qui sont en circulation. Mais pour arriver à ce résultat, il faut renoncer au payement des dettes, c’est-à-dire proclamer la faillite de l’Etat. Cependant, cette mesure équivaut par elle-même à un ébranlement terrible de l’équilibre, car elle est liée avec le passage de la propriété d’une main à l’autre et doit provoquer ainsi une lutte acharnée des classes, pour une distribution nouvelle des revenus nationaux. En attendant, l’Allemagne continue à s’appauvrir et à décliner.

Prenons maintenant un pays victorieux : la France. Si nous comparons la situation actuelle de la France avec celle des années 1918-1919, nous dirons : oui, on y voit quelques améliorations. Je citerai tout de suite les chiffres dont s’enorgueillissent les économistes bourgeois français et qui tendent à établir la réalité de la reconstitution de l’économie capitaliste. Examinons par exemple l’état de l’agriculture française. La France produisait avant la guerre 86 millions de quintaux métriques de froment, 52 millions d’avoine, 132 de pommes de terre par an. L’année 1919 a donné 50 millions de froment, la récolte de 1920 : 63 millions. En 1919, on a récolté 77 millions de quintaux de pommes de terre, en 1920 : 103 millions. Examinons l’état du cheptel : en 1913, on comptait en France 16 millions de moutons, on en compte aujourd’hui (1921), 9 millions ; il y avait en France 7 millions de porcs en 1913, il y en a maintenant 4 millions. Comme on voit, la diminution est considérable. Voyons un peu la production du charbon, cette base essentielle de l’industrie. En 1913, on a extrait en France 41 millions de tonnes de charbon contre 22 millions en 1919 et 25 en 1920 ; si nous prenons en considération la production de l’Alsace-Lorraine et du bassin de la Sarre, nous arrivons, pour la production de 1920, au chiffre de 35,6 millions de tonnes. Par conséquent, nous constatons ici une augmentation de la production, mais celle-ci est encore loin d’atteindre le niveau d’avant-guerre. Cependant, par quels moyens a-t-on obtenu ce progrès, tout modeste qu’il soit ? Dans l’agriculture, on le doit surtout au travail acharné du paysan français. Mais dans le domaine purement capitaliste, on y est arrivé principalement par le pillage de l’Allemagne, à laquelle on a pris des vaches, des graines, des machines, des locomotives, de l’or et surtout du charbon.

Au point de vue de l’économie générale, il n’y a donc aucun relèvement, aucune valeur nouvelle n’ayant été créée ; il s’agit principalement en l’occurrence d’un déplacement des valeurs anciennes. Il faut encore ajouter que l’Allemagne perdait en même temps une fois et deux ou deux fois plus que la France ne recevait.

Ainsi nous voyons que la France, en particulier, tout en ayant enlevé à l’Allemagne ses principaux districts de production métallurgique et charbonnière, est loin d’atteindre son propre niveau de production d’avant-guerre. Prenons le commerce extérieur français. Le bilan commercial caractérise l’équilibre économique international, c’est-à-dire l’état des échanges entre divers pays. Un pays capitaliste considère sa situation comme favorable, s’il exporte à l’étranger plus qu’il n’importe. La différence lui est payée en or. Un pareil bilan s’appelle actif. Si un pays est obligé d’importer plus qu’il ne peut exporter, son bilan est passif et force est à ce pays d’ajouter aux marchandises exportées par lui une partie de son encaisse-or. Cette dernière fond peu à peu et c’est ainsi que la base de son système monétaire et de son crédit est à peu près ruinée. Si nous prenons la France de ces deux dernières années, 1919-1920, c’est-à-dire des deux années que la bourgeoisie française a consacrées au travail de « reconstruction », nous verrons que le passif commercial de 1919 se chiffrait par 24 milliards et en 1920 par 13 milliards. Le bourgeois français n’a jamais vu de pareils chiffres, même dans ses cauchemars les plus terribles d’avant la guerre. Le passif commercial de ces deux années est de 27 milliards. Certes, pendant le premier trimestre de l’année 1921, la France a fait son bilan commercial sans passif, c’est-à-dire que ses exportations ont égalé les importations. Quelques économistes bourgeois ont, pour cette raison, chanté victoire : la France serait en train de reconstituer, disaient-ils, son équilibre commercial. Mais l’organe dirigeant de la bourgeoisie française Le Temps, écrivait en substance à ce sujet le 18 mai : « Vous faites erreur, nous n’avons pas à verser de l’or pour ces trois mois, ayant importé très peu de matières premières. Mais ceci signifie tout simplement que pendant la deuxième moitié de cette année, nous exporterons peu de produits que nous fabriquons en général avec les matières premières étrangères et en premier lieu américaines. Par conséquent, si nous avons un bilan commercial favorable pendant ces trois mois, notre passif commercial augmentera infailliblement dans l’avenir ».

Il y avait avant la guerre moins de 6 milliards de francs de papier-monnaie en circulation ; il y en a plus de 38 actuellement. En ce qui concerne la puissance d’achat du franc, le même journal fait observer que, vers fin mars, lorsque la crise avait déjà commencé dans le monde entier, les prix en Amérique avaient augmenté de 23%, c’est-à-dire de moins d’un quart par rapport à ceux d’avant-guerre, tandis qu’en France ils avaient augmenté de 260%, c’est-à-dire qu’ils étaient plus de trois fois et demi plus élevés que ceux d’avant-guerre. Cela signifie que la puissance d’achat du franc est devenue plusieurs fois plus petite. Examinons maintenant le budget français. Il est divisé en deux parties : ordinaire et extraordinaire. Le budget ordinaire est évalué à 23 milliards de francs, chiffre inconnu avant la guerre ! Où vont ces sommes monstrueuses ? 15 milliards sont destinés à couvrir les intérêts des dettes ; 5 milliards à entretenir l’armée ; total : 20 milliards. C’est tout ce que l’Etat français s’apprêtait à tirer du contribuable. En réalité, on n’a réussi à en tirer qu’environ 17 milliards 1/2. Par conséquent les recettes « ordinaires » de l’Etat ne suffisent même pas, et de combien ! pour payer les intérêts des dettes et pour entretenir l’armée. Mais nous avons encore des dépenses extraordinaires : plus de 5 milliards pour les troupes d’occupation et 23 milliards pour toutes sortes de rétributions et de reconstructions consécutives à la guerre. Ces dépenses sont inscrites au compte de l’Allemagne. Mais il est tout à fait clair que, plus on va, moins l’Allemagne pourra payer. Entre temps, l’Etat français continue à vivre grâce aux nouveaux emprunts ou bien en imprimant du papier-monnaie. Un des journalistes financiers français les plus en vue, directeur d’un journal économique des plus importants, l’Information, M. Léon Chavenon, préconise l’impression continuelle du papier-monnaie, en déclarant : « Nous n’éviterons pas cette nécessité autrement que par une faillite ouverte ». De cette façon, il n’existe que deux éventualités : une faillite masquée, grâce à l’impression illimitée du papier-monnaie ou bien une faillite franche. Voilà où nous en sommes en France, pays victorieux qui, au milieu d’une Europe en ruines, se trouve dans une situation favorable, en ce sens qu’elle a pu et qu’elle peut reconstituer son équilibre aux frais de l’Allemagne. La situation de l’Italie et de la Belgique n’est pas en tout cas meilleure que celle de la France.

Passons maintenant au pays le plus riche et le plus puissant de l’Europe, à la Grande-Bretagne. Nous nous sommes habitués pendant la guerre à dire que l’Angleterre s’enrichit à la guerre, que la bourgeoisie anglaise a poussé l’Europe à la guerre et qu’elle se chauffe maintenant auprès du feu qu’elle a attisé. Ceci était vrai, mais seulement jusqu’à un certain point. L’Angleterre s’enrichissait pendant la première période de la guerre, mais elle a commencé à perdre dans la seconde. L’unité de l’Europe et en particulier de l’Europe Centrale, a troublé les relations commerciales entre l’Angleterre et le Continent. Cette circonstance devait, en fin de compte, porter un coup terrible à l’industrie et aux finances de l’Angleterre et elle le leur porta. D’autre part, l’Angleterre a eu à supporter des dépenses formidables dues à la guerre. Elle se trouve actuellement en décadence et cette déchéance s’accentue de plus en plus. Ce fait peut être illustré au moyen des chiffres relatifs à l’industrie et, au commerce que je vais citer, mais il n’est sujet à aucun doute et il trouve son expression dans une série de déclarations ouvertes et tout à fait officielles des banquiers et des industriels anglais les plus en vue. Dans le courant des mois de mars, d’avril et de mai, on a publié dans les périodiques anglais les comptes rendus des assemblées annuelles des sociétés par actions, des banques, etc. Ces assemblées, auxquelles les directeurs des entreprises ont lu leurs rapports sur la situation générale des affaires du pays, ou bien de leurs branches d’industries respectives, offrent une documentation extrêmement instructive. J’ai réuni tout un dossier de ces rapports. Ils témoignent tous du même fait : le revenu national de l’Angleterre, c’est-à-dire l’ensemble de tous les revenus des citoyens de l’Etat lui-même, est devenu beaucoup moindre qu’il n’avait été avant la guerre.

L’Angleterre s’est appauvrie. La productivité du travail y a diminué. Son commerce international a baissé en 1920, par rapport à celui de la dernière année d’avant guerre, au moins du tiers, et dans certaines branches, les plus importantes, beaucoup plus encore. Ce changement est surtout frappant dans l’industrie houillère, qui constituait la branche principale de l’économie anglaise, ou plutôt la base de tout le système économique mondial de l’Angleterre, le monopole charbonnier constituant l’assise de la puissance et de la prospérité de toutes les autres branches de l’industrie anglaise. Aucune trace de ce monopole ne subsiste aujourd’hui. Voici les données de fait relatives à l’état de l’économie anglaise : en 1913, les charbonnages anglais ont fourni 287 millions de tonnes de houille ; en 1920 on en a extrait 233 millions de tonnes, soit 20% de moins. L’Angleterre a produit 10,4 millions de tonnes de fonte ; en 1920, un peu plus de 8 millions, soit encore 20% de moins. Elle a exporté, en 1913, 73 millions de tonnes de houille et en 1920 : 25 millions à peine, c’est-à-dire un tiers. Mais la débâcle de l’industrie et de l’exportation houillère en 1921 devient tout à fait terrible. On a extrait : en janvier, 19 millions de tonnes ; en février, 17 ; en mars, 16. Ensuite a eu lieu la grève générale pendant laquelle l’extraction du charbon est tombée presque à zéro. L’exportation, pour les premiers cinq mois de 1921, en est 6 fois moindre que celle de la période correspondante de l’année 1913. L’exportation entière du mois de mai 1921, calculée en argent, est trois fois moindre que celle du mois de mai de l’année 1920. La dette de l’Angleterre se chiffrait, le 1er Août 1914, à 71 millions de livres sterlings ; elle était, le 4 juin 1921, de 770,9 millions de livres sterlings ; c’est-à-dire qu’elle a augmenté onze fois. Le budget a triplé.

L’écroulement de l’économie anglaise a trouvé une expression éclatante dans les cours du change de la livre sterling. Sur le marché financier mondial, la livre a toujours occupé une situation prépondérante. Les devises de tous les autres pays se conformaient à la valeur de la livre que les Anglais appellent « sovereign », c’est-à-dire souverain. En ce moment, la livre a perdu son rôle directeur. Sa place a été prise par le dollar, maître actuel du marché financier. La livre sterling a perdu à présent, par rapport au dollar, 24% de sa valeur nominale. Voici quelle est la situation de l’Angleterre, pays le plus riche de l’Europe, qui a eu le moins à souffrir des opérations militaires et qui s’est enrichi le plus pendant la première période de la guerre.

Les données que nous venons de citer caractérisent suffisamment la situation de l’Europe entière. De tous les pays qui avaient participé à la guerre, l’Autriche occupe un pôle à titre de pays qui a le plus souffert (si nous ne parlons pas de la Russie), l’Angleterre se trouve à l’autre pôle. Entre ces deux pays se placent : l’Allemagne, l’Italie, la Belgique, la France. Les pays Balkaniques sont ruinés complètement et retournés à l’état de barbarie économique et culturale. En ce qui concerne les pays neutres, ils se sont enrichis sans aucun doute, pendant la première période de la guerre, mais ne pouvant pas jouer un rôle économique autonome comme étant intercalés entre les grandes puissances et dépendant au point de vue économique entièrement de ces dernières, la ruine des principaux Etats de l’Europe a eu comme corollaire d’énormes difficultés économiques pour les pays neutres, qui ont également laissé beaucoup par rapport au niveau qu’ils avaient atteint pendant la première période de la guerre.

Ainsi, le revenu de l’Europe, dans son ensemble, c’est-à-dire la quantité des richesses matérielles produites par la population européenne tout entière, a diminué au moins du tiers par rapport à celui d’avant-guerre. Mais ce qui est encore plus essentiel, comme je l’ai déjà dit, c’est la ruine de l’appareil économique fondamental. Le paysan ne trouvait plus d’engrais chimiques, d’instruments aratoires, de machines agricoles, le propriétaire de mines, désirant atteindre les prix les plus élevés pour son charbon, ne renouvelait plus son outillage, les dépôts de locomotives se vidaient, les voies ferrées ne restauraient pas suffisamment leur matériel, etc. A la suite de ces circonstances, la trame même de la vie économique devint plus faible, plus mince, moins résistante. Comment faire pour mesurer ces phénomènes, comment s’en rendre compte ? La statistique capitaliste n’y est pas parvenue. L’inventaire, c’est-à-dire l’estimation de la valeur exacte de l’économie, non seulement d’un pays mais de l’Europe entière, nous aurait sans aucun doute prouvé que le régime de guerre, aussi bien que celui d’après la guerre, a été soutenu et se soutient encore aux dépens du capital productif fondamental de l’Europe. Cela veut dire, par exemple, que l’Allemagne, au lieu d’employer cinquante mille ouvriers pour améliorer l’état de ses mines, occupe cinquante mille ouvriers de plus pour extraire le charbon qu’elle est obligée de fournir à la France. D’un autre côté, la France tendant à exporter le plus de produits possible à l’étranger pour diminuer son déficit commercial, ne reconstruit pas, à son tour, son outillage dans les proportions voulues. Et ceci concerne tous les pays de l’Europe, car l’Europe a, dans son ensemble, un bilan commercial déficitaire, c’est-à-dire passif. L’affaiblissement des bases de l’économie européenne sera plus grande demain qu’il ne fut hier et qu’il n’est aujourd’hui. Le grand ver de l’histoire ronge la fondation même de la structure économique de l’Europe.

Le développement économique de l’Amérique

Si nous passons à l’autre hémisphère, un tout autre tableau se présente à nos yeux. Le développement de l’Amérique a suivi une direction diamétralement opposée. Elle s’est enrichie énormément pendant ce temps. Elle a pris part à la guerre surtout à titre de fournisseur. Certes, elle a eu aussi des dépenses relatives à la guerre, mais ces dépenses paraissent insignifiantes, si nous les comparons non seulement à ses bénéfices de guerre, mais encore à tous les avantages que le développement économique de l’Amérique a tirés de la guerre. Les Etats-Unis ont non seulement trouvé dans l’Europe un marché presque illimité qui achetait tout au prix fort, mais ils se sont encore débarrassés, pour de longues années, de leurs concurrents sur le marché mondial, de l’Allemagne et de l’Angleterre qui ont principalement servi la guerre. Presque jusqu’à la guerre, les Etats-Unis exportaient surtout des produits agricoles et des matières premières qui constituaient les deux tiers de leurs exportations générales. Au cours de la guerre, les exportations des Etats-Unis augmentèrent sans arrêt et avec une rapidité fiévreuse. Il suffit de dire que l’excédent de leurs exportations sur les importations, dans le courant de six années (1915-1920), est évalué à 18 milliards de dollars. En même temps, le caractère de leurs exportations a changé radicalement. Les Etats-Unis exportent actuellement des produits manufacturés pour 60% et des produits agricoles, du bétail, des matières premières, telles que le coton et d’autres, pour 40% à peine.

Afin de caractériser le rôle présent des Etats-Unis dans l’économie mondiale, je citerai les quelques chiffres fondamentaux suivants : 6% de la population du globe habite le territoire des Etats-Unis, qui occupe 7% de la surface de la terre ; 20% de la production globale de l’or est fourni par ce pays ; les Etats-Unis possèdent 30% du tonnage de la flotte commerciale du monde, tandis qu’ils n’en avaient que 5% avant la guerre. La production de l’acier et du fer, aux Etats-Unis, constitue 40 % de la production mondiale ; celle du plomb, 49% ; de l’argent, 40% ; du zinc, 50% ; du charbon, 45% ; de l’aluminium, 60% ; autant du cuivre et du coton ; du pétrole, de 66 à 70% ; du maïs , 75%, et des automobiles 85%. Il existe aujourd’hui, dans le monde entier, 10 millions d’automobiles, dont l’Amérique possède 8 millions et demi et tout le reste du monde 1 million 400 mille. On compte, en Amérique, une auto pour 12 habitants.

Ainsi, la domination sur le marché h

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  • Krachs boursiers : un cycle évitable ?

    « C’est une chance que les gens de la nation ne comprennent pas notre système bancaire et monétaire parce que, si tel était le cas, je crois qu’il y aurait une révolution avant demain matin », déclarait Henry Ford (1863-1947), fondateur de la célèbre marque automobile et adepte de la division scientifique du travail. Une citation d’actualité, qui introduit une histoire des krachs boursiers proposée ce soir par France 2. En dix dates clés, ce documentaire expose les mécanismes de la crise financière actuelle qui a de troublantes similitudes avec la Grande Dépression de 1929. Le schéma est en effet le même. Quelques mois avant le krach, le cours des actions augmente démesurément. Une grande firme fait faillite –le groupe Hatry en 1929, Lehman Brothers en 2008 – et déclenche un mouvement de panique chez les spéculateurs. Ces derniers veulent vendre à tout prix leurs actions, et ne trouvent aucun acheteur. Les titres perdent de leur valeur, les grandes firmes se fragilisent, les banques ne peuvent plus suivre – la moitié des banques américaines ont fait faillite après le krach de 1929. Les conséquences de la crise actuelle sont moins tragiques que lors de la Grande Dépression – 25 % de chômage aux Etats-Unis – parce que les Etats ont renfloué les caisses des grandes banques. Mais au vu de ce documentaire, cette politique interventionniste masque difficilement un gâchis monstrueux et évitable.

    Krachs, France 2, jeudi 29 octobre 2009.

    L’histoire des grands krachs du XXe siècle, ce soir, sur France 2.

  • « Krachs boursiers : un cycle évitable ?

    « C’est une chance que les gens de la nation ne comprennent pas notre système bancaire et monétaire parce que, si tel était le cas, je crois qu’il y aurait une révolution avant demain matin », déclarait Henry Ford (1863-1947), fondateur de la célèbre marque automobile et adepte de la division scientifique du travail. Une citation d’actualité, qui introduit une histoire des krachs boursiers proposée ce soir par France 2. »

    Ce qui est intéressant dans ce commentaire d’un grand bourgeois industriel qui a vécu et subi la crise de l’époque, c’est qu’il confirme une chose que nous pensons.

    D’une part, il confirme le point de vue de Trotsky de 1921, selon lequel la crise révolutionnaire était à venir.

    Dans les propos de Trotky, il s’agissait de la crise révolutionnaire immédiate, et qui a effectivement suivi en 1922 et 1923. Cependant, une autre a eu lieu dans les années 30, qui a été massacrée. Ce qui montre donc que même une crise révolutionnaire perdue peut en préparer une autre, et n’empêche pas qu’une autre puisse suivre. Ce qui signifie qu’une défaite n’est jamais définitive. Il s’agit donc toujours de se préparer, même après une défaite, à la crise suivante, en misant sur et en faisant tout pour sa victoire.

    D’autre part, ce commentaire du grand bourgeois industriel nous arme pour aujourd’hui. La conscience qui manquait tant à nos aînés pour la révolution des années 1920, 1930, nous manque tout autant aujourd’hui, et même hier, le mois dernier, l’an passé.

    Avec la crise et l’éclatement soi-disant des supbrimes de 2007, le krach de 2008, le retour à la spéculation sur des titres pourris de 2009, les prévisions catastrophiques de déficit pour 2010, etc.

    Tout cela, il suffit d’être armé d’une conscience de classe pour comprendre qu’il s’agit d’un système que les bourgeois, les gouvernements, les industriels, ne maîtrisent pas et qu’en conséquence, les ouvriers et les paysans, les cadres, de même que les petit-bourgeois, et même les bourgeois, tous vont subir la crise, et les attaques qui en découlent.

    Simplement, les bourgeois les feront retomber sur nous, les travailleurs, comme sur les autres classes de la société. Certains bourgeois même subiront et deviendront des déclassés, voire des pauvres. A moins qu’ils se suicident, comme certains l’ont déjà fait. Ceux qui resteront subiront le racisme, les guerres, les tortures ou les massacres à venir.

    Alors, la seule classe qui porte en elle le changement de société, la classe ouvrière (ouvriers, secrétaires, agents de maîtrise, cadres y compris), doit absolument prendre conscience , tout d’abord, que ce monde n’est pas le leur. Ensuite, prendre conscience que ce monde est fini, et que, pour son maintien, les solutions barbares, guerres, génocides, vont revenir. Elles sont d’ailleurs déjà là, effectivement ou en bourgeonnement.

    Il est donc temps de mettre fin à toutes les croyances irrationnelles selon lesquelles certains pourront s’en sortir, alors que des millions, des centaines de millions voire des milliards d’êtres humains succomberont aux conséquences de la crise.

    Nous sommes déjà en train de payer cette crise : suppressions de postes, pertes de salaires, salaires non-payés. Mais tout cela n’est rien relativement à ce qu’ils sont en train de nous préparer.

    Le commentaire de l’industriel est pleinement conscient. Lui savait ce qui allait suivre. De même que les dirigeants de ce monde savent totalement ce qui va suivre. Seuls les véritables victimes, d’aujourd’hui et de demain ne le savent pas.

    Pourtant, aujourd’hui, toutes les lois de l’économie sont connues. Il suffit de les étudier et les rattacher à la lutte des classes, au point de vue de notre classe pour comprendre ce qui se prépare, ce qu’ils nous préparent. Et d’en tirer les conséquences de la fin du système. Et donc de préparer le changement de système de suite pour ne pas subir une redite de l’histoire, qui sera bien pire que la précédente.

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