Accueil > 24- COMMENTAIRES DE LIVRES > Rosa Luxemburg - Chapitre 1 : La jeunesse (Paul Frölich, 1939)

Rosa Luxemburg - Chapitre 1 : La jeunesse (Paul Frölich, 1939)

mardi 4 février 2025, par Alex

Pour comprendre Rosa Luxemburg, en particulier ses premiers textes sur la Pologne à partir de 1892, nous ne devons pas oublier qu’elle fut d’abord, et resta toute sa vie, une révolutionnaire polonaise, un produit du mouvement ouvrier de Lodz, Varsovie, etc.

Qui mieux qu’un autre militant du mouvement ouvrier comme P. Frölich, élève de Rosa Luxemburg, peut faire revivre des éléments peu connus mais qui furent décisif comme

1) l’insurrection polonaise de 1863
2) La révolution industrielle qui s’ensuivit, notamment à Lodz
3) Le Shtetl
4) Le parti Prolétariat et ses militants L. Warynski, M. Kasprzak

Chapitre 1

Traduit de l’allemand par Jacqueline Bois, 1965. Apparaissent en gras la correction de quelques coquilles présentes dans la version publiée par L’Harmattan.

La maison paternelle

Zamosc est une petite bourgade polonaise du district de Lublin, tout près de l’ancienne frontière russe. Les conditions de vie y sont étriquées et misérables, le niveau culturel de la population est bas. Après avoir maté le soulèvement de la noblesse en 1863, le tsarisme a procédé en Pologne à une grande réforme agraire, pour avoir l’appui des paysans contre la noblesse terrienne ; mais les liens de dépendance, les tourments et la misère qui sont les séquelles du servage continuent longtemps encore de peser sur les couches inférieures. La pénétration de l’économie monétaire n’apporte guère à ces régions éloignées des centres industriels que les souffrances consécutives à la destruction de l’ancien ordre social, sans leur apporter pour autant les avantages liés au nouvel ordre social.

Le sort pèse particulièrement sur la nombreuse population juive. Elle partage l’oppression et la détresse dont est victime son entourage, la dureté et l’arbitraire de l’absolutisme qui règne sur l’empire russe, la domination étrangère sur la Pologne et la pauvreté de la campagne. A cela vient s’ajouter le mépris auquel elle est en butte. Dans cet empire où chacun est le chien de son supérieur ou de la couche sociale d’au-dessus, le juif est le chien même du plus misérable et, depuis le sommet de la pyramide sociale jusqu’en bas, tous les coups de pied aboutissent finalement à lui. Un antisémitisme haineux l’entoure, l’épie, l’intimide. Les maigres droits civiques que l’absolutisme concède au reste de la population ne valent pas pour le juif. La grande masse de la population juive est enserrée dans des lois d’exception, parquée dans des ghettos, exclue de la plupart des professions, livrée à l’arbitraire et au chantage d’une bureaucratie toute-puissante. Elle défend péniblement son droit à une existence misérable. Devant l’hostilité environnante, elle se retranche derrière le rempart de sa religion. Elle cherche à s’affirmer stoïquement dans une foi messianique ou dans un fanatisme étroit. C’est un monde à part et arriéré de renoncement et de détresse.

Une très mince couche supérieure de grands commerçants et d’intellectuels a réussi à s’élever au-dessus de cette misère matérielle et spirituelle. Pendant les dix années qui ont suivi la salutaire défaite de Crimée (1856-1865), cette couche, presque seule, s’est vue libérée, tout au moins, des pires lois d’exception. La jeune génération aspire à se dégager de l’oppressante étroitesse de la scolastique hébraIque. Elle voudrait ardemment goûter aux fruits défendus de la culture occidentale. Elle s’enthousiasme pour la liberté de pensée, pour le darwinisme et le socialisme, elle cherche la jonction avec le mouvement d’émancipation en Russie, qui se déploie puissamment après 1860 et dont les martres et les propagandistes ont nom Tchernichewski, Lavrov et Herzen. En Pologne, cette jeune génération s’est lancée généreusement dans le soulèvement de 1863 ; elle a — malgré l’attitude réservée des dirigeants polonais du soulèvement — entrainé derrière elle d’importantes fractions de la population juive et la défaite lui a imposé de lourds sacrifices. Cette jeunesse intellectuelle d’après 1860 a été le premier contingent des nombreuses forces mises par les juifs de Russie au service du mouvement d’émancipation, et particulièrement du mouvement socialiste dans l’empire des Tsars.

Parmi la nombreuse population juive de la petite ville de Zamosc, on retrouve, dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, ces deux couches sociales. Quelques familles émergent, chez lesquelles la culture occidentale et les idées progressistes ont droit de cité. C’est à Zamosc que vit, après 1870, l’écrivain Leon Perez, un des premiers juifs polonais rationalistes, dont les récits de jeunesse sont une protestation contre la tyrannie des traditions ancestrales et révèlent en même temps les abus sociaux, l’exploitation des ouvriers, la terrible misère des pauvres dans les provinces polonaises. La famille Luxemburg a sans doute entretenu des relations étroites avec Perez. C’est à Zamosc, en effet, que Rosa Luxemburg est née, le 5 mars 1871 ; et la famille Luxemburg était un flot de culture dans la ville. Le grand-père avait déjà atteint une certaine aisance. Son commerce de bois ne l’avait pas seulement mis en relation avec la noblesse, il fut aussi amené à faire des voyages d’affaires en Allemagne et s’éleva ainsi au-dessus de l’étroitesse de son milieu. II donna à ses enfants une éducation moderne, envoya ses fils dans des écoles commerciales de Berlin et de Bromberg. Le père de Rosa en rapporta des idées libérales et de l’intérêt pour ce qui se passait dans le monde et particulièrement pour la littérature d’Europe occidentale. II se sentait étranger à la foi juive orthodoxe et au rigoureux ghetto, mais il servait son peuple à sa façon en encourageant les aspirations culturelles. L ’hostilité envers le tsarisme, les convictions démocrates et l’amour de la littérature polonaise venaient parfaire, chez lui, ce qui avait encore manqué à son père pour s’assimiler complètement au peuple polonais. Toutes ses sympathies allaient sûrement au mouvement polonais pour une révolution nationale, mais il n’était pas actif politiquement et se consacrait là aussi à des tâches culturelles, en particulier à l’enseignement polonais. C’était un homme énergique, à qui l’aisance et la culture avait donné confiance en lui-même et qui, au-delà de sa famille et de son activité professionnelle, se sentait poussé à agir pour le bien de la communauté. II appartenait à cette couche sociale qui a donné naissance aux grands artistes, aux grands chercheurs, aux grands lutteurs juifs.

Les renseignements sur l’enfance de Rosa sont rares. Elle-même n’en parlait guère, car elle était le plus souvent très discrète en ce qui concernait sa personne. Ce n’est qu’en prison, quand les souvenirs l’assaillaient et qu’elle voulait rompre le silence de plomb, qu’elle se laissait à l’occasion aller à raconter dans ses lettres les événements de sa jeunesse. Ce sont alors des épisodes auxquels elle donne une forme littéraire et un contenu fortement affectif. Leur contenu matériel est le plus souvent trop insignifiant pour pouvoir nous donner une image des conditions extérieures de sa vie d’enfant ; et il est difficile de faire la distinction, dans les considérations qui entourent le noyau matériel, entre ce qui relève du monde mental et affectif de l’enfant et ce qui relève de l’artiste mfire. Elle raconte un épisode de ce genre dans une lettre à Luise Kautsky, écrite de la prison de Zwickau en 1904 [1]. Elle raconte que dans son enfance elle se glissait aux premières heures du jour à la fenêtre pour observer de là l’éveil de la grande cour où le « grand Antoni », le valet, encore tout songeur et ensommeillé faisait entendre un bâillement sonore avant de se mettre au travail : « ... Le calme auguste de l’heure matinale s’étendait sur la trivialité du pavé ; là-haut, dans les petites fenêtres, étincelaient les premiers ors du jeune soleil et, plus haut encore, nageaient de petits nuages vaporeux, teintés de rose, avant de se dissoudre dans le ciel gris de la grande ville. En ce temps-là, je croyais fermement que la « vie », la « vraie » vie, était quelque part bien loin, là-bas, par-delà les toits. En fin de compte, tout se jouait abominablement de moi, et la vraie vie est restée justement là-bas, dans cette cour... » Qui peut dire si cette croyance enfantine en la vraie vie au-delà des toits était plus que l’interrogation, vivante chez tout enfant, devant le monde inconnu qui s’étend au-dehors ? S’il y avait déjà en germe l’inquiétude, la nostalgie et l’élan qui ont poussé Rosa Luxemburg, devenue adulte, à sortir de la mesquinerie du monde quotidien et lui furent un constant aiguillon dans l’action ?

Nous en sommes réduits, presque exclusivement, à ce que tes frères et sœurs de Rosa ont raconté de cette enfance. Ce fut, dans l’ensemble, une époque heureuse. Il y eut sans doute parfois des difficultés matérielles ; une fois, Rosa alluma la lampe avec un morceau de papier qui se révéla ensuite être le dernier billet de banque de la maison. Mais sa vie était, en général, aisée et assurée. avec cette intimité qui règne habituellement dans les familles juives.

Rosa était la plus jeune de cinq enfants. Une douleur à la hanche, qui fut soignée par erreur comme une tuberculose osseuse et laissa des traces chroniques, la cloua au lit toute une année. Rien d’étonnant à ce que cela ait déjà concentré sur elle l’affection de tous. Elle était en outre une enfant gaie, particulièrement éveillée et active, qui gagnait rapidement tous les cœurs. A cinq ans, elle pouvait déjà lire et écrire. Voulant imiter les grandes personnes, elle écrivit bientôt des lettres sur tout ce qui occupait son esprit à ses parents et à ses frères et sœurs et exigea des réponses prouvant que son jeu était pris au sérieux. Elle envoya ses premiers (« essais littéraires » à un journal pour enfants. Une fibre pédagogique se manifesta aussi dès l’enfance. A peine avait-elle appris à lire qu’elle obligea les domestiques de la maison à devenir ses élèves.

La mère de Rosa exerça une grande influence sur elle et sur ses frères et sœurs. Sa culture et son ouverture d’esprit étaient au-dessus de celles de la moyenne des femmes juives. Elle ne s’enflammait pas seulement pour la Bible, mais encore pour la littérature classique allemande et polonaise. On vouait, dans sa maison, un véritable culte à Schiller. Mais Rosa y fut manifestement très vite infidèle et ce n’est que beaucoup plus tard, sous l’influence de Mehring, qu’elle apprit de nouveau à apprécier Schiller. Recourant à Freud, on a voulu voir dans cette aversion une protestation inconsciente contre la mère. Mais cette aversion pour le poète classique des sentences est un phénomène courant dans la jeunesse ; et il était normal que l’esprit critique de Rosa, tôt éveillé à la réflexion politique, proteste contre le pathos idéaliste et éthéré de Schiller avec ses tirades enflammées sur la liberté, pathos qui rencontrait apparemment un grand écho dans la famille Luxemburg. Rosa n’en était que plus fidèle aux poètes polonais classiques, surtout à Mickiewicz qu’elle a même parfois placé au-dessus de Gœthe. Nous ne savons pas quand elle a découvert la poésie russe dont elle a parlé plus tard avec un grand enthousiasme. En tout cas, la maison des Luxemburg était pleine de la culture polonaise et allemande et de l’amour pour la littérature de ces pays. Rosa se l’assimila avec ferveur. Elle fut sensible dès son enfance à la magie du vers et de la rime et s’essaya elle-même à écrire des poèmes. Le développement précoce des facultés intellectuelles de Rosa faisait naturellement la fierté de ses parents qui ne pouvaient résister à la tentation de montrer l’enfant prodige aux visiteurs. Une répulsion instinctive contre toute affectation protégeait la jeune Rosa contre les dangers de telles exhibitions. Elle réagissait souvent par une attitude de défit, avait recours à son sens inné de la moquerie et à son don pour découvrir rapidement les points faibles d’autrui. C’est ainsi qu’elle accueillait les visiteurs, venant de l’étranger et ne manifestant pas une très grande intelligence, par une poésie dont la morale pouvait se résumer en ceci : les voyages ne rendent pas les gens bêtes plus intelligents !

La lutte commence

Quand Rosa avait environ trois ans, sa famille déménagea et s’installa à Varsovie. Le père Luxemburg voulait assurer à ses enfants une meilleure éducation scolaire que Zamosc ne pouvait leur en offrir. L’école ne causa guère de tourments à Rosa, fillette éveillée et sûre d’elle-même pour qui c’était un jeu que d’apprendre ; elle était naturellement toujours à .la première place. Mais le régime scolaire en vigueur dans la Pologne opprimée l’a sûrement poussée dans la voie qui devait devenir le but de sa vie. La politique tsariste de russification était appliquée d’une manière particulièrement draconienne dans les établissements scolaires polonais. Le premier Lycée de Varsovie était presque entièrement réservé aux enfants russes, enfants de fonctionnaires et d’officiers. Seuls quelques Polonais, membres des familles russifiées les plus considérées, y avaient accès i les juifs en étaient totalement exclus. Même dans le second lycée de jeunes fines, que Rosa fréquentait, il y avait un rigoureux numerus clausus pour les jeunes fines juives.

L’usage de la langue maternelle polonaise était strictement interdit à l’école, même entre élèves, et les maitres russes recouraient à de basses méthodes d’espionnage pour faire respecter cet interdit. Ces mesures répressives bornées ne manquaient pas d’éveiller chez les élèves un esprit de résistance. Ils étaient en état d ’hostilité ouverte envers leurs professeurs, hostilité qui se déchargeait en des manifestations de rébellion, surtout quand la lutte politique s’animait au-dehors. Les établissements secondaires étaient des foyers de conjurations politiques qui avaient certes, le plus souvent, un caractère puéril et romantique, mais entretenaient cependant des relations avec les véritables organisations politiques. Aussi l’opposition à la russification dans les écoles, animée d’abord par le nationalisme polonais, conduisait facilement au mouvement révolutionnaire socialiste dont les porte-parole se recrutaient à cette époque-là presque exclusivement parmi la jeunesse intellectuelle. L’esprit libéral et la conscience nationale polonaise de sa famille, sa haine tôt éveillée contre l’absolutisme, son sens de l’indépendance poussèrent la jeune Rosa dans les rangs de cette opposition lycéenne. Un incident prouve éloquemment son rôle dirigeant dans ce mouvement et permet en même temps de supposer, dès ses premières années scolaires, un contact avec le mouvement révolutionnaire réel : la médaille d’or à laquelle ses succès scolaires lui donnaient indiscutablement droit à la fin de sa scolarité - dans toutes les matières, elle avait la note « excellent » ou « très bien » - lui fut refusée, « à cause de son attitude d’opposition envers les autorités ». Si nous ne pouvons plus établir aujourd’hui dans quelle mesure cette opposition était consciemment socialiste et en liaison avec une organisation illégale, il est sûr que peu après sa sortie du Lycée, en 1887. Rosa Luxemburg milita avec le « Parti Révolutionnaire Socialiste Prolétariat » et collabora étroitement avec le dirigeant du groupe de Varsovie à l’époque, l’ouvrier Martin Kasprzak.

Rosa Luxemburg entra dans la lutte politique à une époque où le mouvement révolutionnaire de Russie et de Pologne traversait une grave crise et venait d’atteindre le point le plus bas de la dépression. Elle a décrit elle même la situation d’alors dans l’Accumulation du capital :

En Russie les années 1870-1890 représentent à tous égards une époque de transition, une période de crise intérieure avec tous ses tourments. La grande industrie fêtait justement ses débuts sous les auspices d’un protectionnisme intensif... L’ « accumulation primitive » du capital prospérait magnifiquement grâce aux faveurs de l’Etat, à ses subventions, ses garanties, ses primes et ses commandes, et recueillait des profits qui, en Occident, étaient déjà du domaine d’un passé légendaire. Cependant, la situation intérieure russe offrait un tableau qui n’ avait rien d’attirant ni de prometteur. A la campagne, le déclin et la décomposition de l’économie paysanne, sous la pression de la fiscalité et de l’économie monétaire, provoquaient une misère affreuse, des famines et des troubles périodiques. D’un autre côté, dans les villes, le prolétariat des usines n’était pas encore soudé, socialement et mentalement, en une classe ouvrière moderne... Des formes primitives d’exploitation suscitaient des formes primitives de défense. Ce n’est qu’après 1880 que les mouvements spontanés dans les usines de la région de Moscou, au cours desquels des machines furent brisées, donnèrent l’impulsion aux premiers fondements d’une législation des fabriques dans l’empire des tsars.

Tandis que la vie économique en Russie présentait ainsi à chaque pas les dissonances criantes d’une période de transition. une crise correspondante sévissait sur le plan des idées. Après le fiasco de son expression révolutionnaire extrême, le parti terroriste de la Narodnaïa Volia (liberté du peuple), le socialisme « populiste » russe [2] attaché au terroir et basé sur les caractères spécifiques de la structure agraire russe, avait fait politiquement faillite (après l’attentat contre Alexandre II en 1881). D’autre part les premiers ouvrages de Plekhanov qui allaient faire pénétrer en Russie les idées marxistes, ne parurent qu’en 1883 et 1885 et n’exercèrent encore pendant une décade qu’une faible influence. Après 1880 et jusqu’après 1890 même, la vie intellectuelle de l’intelligentsia russe, et en particulier de l’intelligentsia oppositionnelle socialiste, fut caractérisée par un curieux mélange de vestiges de populisme attaché au « terroir » et d’éléments empruntés à la théorie de Marx, mélange dont le trait dominant était le scepticisme envers les possibilités de développement d’un capitalisme russe. ..

Rosa Luxemburg a dépeint l’état d’esprit de l’intelligentsia russe de cette époque dans son introduction au livre de Korolenko Histoire de mon contemporain :

ans les années qui suivirent l’attentat contre Alexandre II en 1881, s’ouvrit en Russie une période de désespoir figé. Les réformes libérales d’après 1860 furent partout remises en question, dans la justice, dans l’auto-administration des campagnes. La paix des cimetières régnait sous la chape de plomb du gouvernement d’Alexandre III. La résignation, l’accablement s’emparèrent de la société russe, découragée tant par la vanité des espoirs mis dans des réformes pacifiques que par l’apparente inefficacité du mouvement révolutionnaire.

Cette atmosphère d’apathie et de découragement favorisa parmi l’intelligentsia russe des courants métaphysiques mystiques... L’influence de Nietzsche était sensible dans les belles-lettres, dominait le ton pessimiste et désespéré des nouvelles de Garchine et des poésies de Nadson. Mais à cette ambiance, répondait surtout le mysticisme de Dostoïevski, tel qu’il s’exprime dans les Frères Karamazov, et aussi l’ascétisme professé par Tolstoï. La propagande en faveur de la « non-résistance au mal » , la condamnation de tout recours à la violence dans la lutte contre la réaction triomphante, à laquelle ne devait être opposée que la « purification intérieure » de l’individu, ces théories de la passivité sociale devinrent, dans l’atmosphère de ces années, un danger sérieux pour l’intelligentsia russe, d’autant plus qu’elles avaient à leur service des moyens aussi persuasifs que la plume et l’autorité morale de Léon Tolstoï.

La Pologne était économiquement plus évoluée et spirituellement plus proche de l’Occident. Mais sur elle aussi pesait la chape de plomb de la dépression générale. Le mouvement d’émancipation nationale animé par la noblesse terrienne était mort. La bourgeoisie dansait autour du veau d’or, maudissait toutes les idées non transformables immédiatement en profit et se soumettait à l’absolutisme par un misérable calcul. Le parti « Prolétariat », précurseur plein de promesses du mouvement socialiste moderne, avait été entrainé dans la défaite de la Narodnaïa Volia. L’incarcération de ses dirigeants dans la forteresse de Schlusselbourg et les arrestations massives de ses adhérents l’avait presque éliminé ; il subit aussi une décadence idéologique. Après les premières grandes grèves, la classe ouvrière polonaise était retombée dans son apathie. La jeunesse intellectuelle avait pris peur. Depuis quelques années, son apport au mouvement révolutionnaire avait presque complètement tari. Cependant, juste au moment où Rosa Luxemburg quittait le lycée, un réveil se manifestait et ouvrait une période de régénération qui devait porter ses fruits cinq ans plus tard environ.

Le passage de la rébellion sur les bancs de l’école au socialisme révolutionnaire était tracé à Rosa par le destin. La situation de la Russie faisait peser sur elle un triple joug : elle appartenait au peuple russe enchainé par le tsarisme, au peuple polonais écrasé par la domination étrangère et à la minorité juive foulée aux pieds. Toujours prête à se dépenser pour les malheureux et les opprimés, elle ressentait chaque coup qui frappait les autres ; la compassion pour les humiliés et les offensés constituait le fondement le plus profond de son activité et animait ses moindres paroles jusqu’aux plus hauts sommets des abstractions théoriques. Mais cette compassion ne pouvait se satisfaire d’une aide partielle et de palliatifs. Son extrême sensibilité fût très tôt tenue en bride par une intelligence rigoureuse. Elle avait de bonne heure reconnu ce Qu’elle écrivit beaucoup plus tard, après le
déclenchement de la première guerre mondiale, à son ami Hans Diefenbach : Quand un malheur atteignait les dimensions d’un drame historique mondial, l’appréciation historique objective s’imposait à elle et faisait reculer à l’arrière-plan tout le reste. Et porter une appréciation historique, c’était pour elle rechercher l’origine commune de tous les phénomènes particuliers, les forces motrices de l’évolution et la synthèse qui apporte la solution du conflit. Les dispositions naturelles de Rosa Luxemburg en ce domaine durent être fortement encouragées dans les petits cercles du parti (( Prolétariat)). Elle y rencontra une petite élite d’ouvriers avancés qui conservaient l’héritage théorique du « Prolétariat » . Elle y découvrit la littérature illégale dont sûrement des œuvres de Marx et d’Engels qui devinrent le fondement de sa conception de la vie. A la fin de son séjour à Varsovie, un air nouveau se mit à souffler dans le mouvement ouvrier. De nouveaux cercles se formèrent dans les usines. Rosa Luxemburg a probablement pu encore participer à la fondation d’une nouvelle organisation, l’Alliance ouvrière polonaise ; en tout cas elle en fut très proche dès sa formation en 1889.

Mais elle dut, cette année-là, quitter la Pologne. Son activité dans les cercles révolutionnaires avait été découverte par la police. Elle risquait le cachot, éventuellement la déportation en Sibérie. Elle était prête à supporter toutes les conséquences de son action. Mais ses camarades estimèrent que, plutôt que de se laisser condamner à l’inactivité en Sibérie, elle devait partir étudier à l’étranger et, de là-bas, rendre service au mouvement. Martin Kasprzak organisa sa fuite. Des contrebandiers devaient lui faire passer la frontière germano-russe. A la frontière, des difficultés surgirent. Alors Kasprzak eut recours à une ruse de guerre. Il alla voir le prêtre catholique de l’endroit et lui expliqua qu’une jeune fille juive avait l’ardent désir de devenir chrétienne, mais ne pouvait le faire qu’à l’étranger car sa famille s’y opposait violemment. Rosa Luxemburg entra si habilement dans le jeu que le prêtre fournit l’aide nécessaire. Elle passa la frontière et gagna la liberté, cachée sous la paille d’une charrette de paysans.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par les responsables.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.