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Le 1er mai 1892 à Lodz (Pologne) vu par I. J. Singer dans "Les Frères Ashkenazi"

samedi 24 mai 2025, par Alex

Israël Joshua Singer est à ne pas confondre avec son frère Isaac Bashevis Singer, prix Nobel de littérature, en conséquence plus connu et publié.

Pour les militants révolutionnaires, les livres du premier, dont "Les frères Ashkenazi" dont nous retranscrivons le chapitre 31, récit du 1er mai 1892 à Lodz, ont mille fois plus d’intérêt que ceux du second.

Le 1er mai 1892 à Lodz est peu connu. Or il marque une date fondamentale pour le Royaume de Pologne alors sous domination du tsar russe : la classe ouvrière fait irruption sur la scène nationale comme en juin 1848 le prolétariat parisien.

La prétendue fondation du Parti socialiste polonais (PPS) à Paris en novembre 1892 à l’initiative de quelques intellectuels bourgeois, est un mensonge historique, qu’on retrouve dans quasiment toutes les biographies de Rosa Luxemburg. Ces nationalistes bourgeois ne fondèrent qu’une Union des socialistes polonais de l’étranger, désirant donner un programme patriotique et bourgeois à un mouvement ouvrier qui était antipatriotique depuis Warynski, et prit le 1er mai 1892 une ampleur soudaine.

Ce n’est pas un hasard si Rosa Luxemburg commençe en 1892, avant Lénine, ses écrits politiques, en particulier avec sa brochure Le 1er mai 1892 à Lodz.

Ce n’est pas un hasard si Engels préface en 1892 la nouvelle traduction du Manifeste en polonais.

Chapitre 31

Les ouvriers de Lodz s’arrêtèrent de travailler pour manifester, non pas le 1er Mai comme les révolutionnaires l’avaient prévu, ni même le 3 mai, fête nationale des patriotes polonais, mais le 5 mai qui était un jour très ordinaire. Après une paralysie quasi totale de près d’un an, les usines avaient repris leur rythme normal. Mais, voulant rattraper leur manque à gagner, les industriels diminuèrent les salaires des ouvriers de dix pour cent. Exaspérés par cette longue période de privation, couverts de dettes, excités par la propagande des révolutionnaires et des groupes clandestins de patriotes polonais qui appelaient, pour des raisons différentes, à la rébellion et à l’insurrection, les ouvriers refusèrent la diminution de salaire et se mirent en grève.

Tous n’arrêtèrent pas le travail. Lorsque les grévistes furent à court d’arguments convaincants ils en vinrent aux mains. Armés de bâtons et de pieux ils prirent leurs usines d’assaut. Des ateliers de tissage, les grévistes passèrent aux salles des chaudières où les chauffeurs eurent toutes les peines du monde à les empêcher de tout casser pour ne pas faire sauter l’usine, et eux-mêmes avec.

Tisserands , fileurs , chauffeurs, cochers et couturières, la tête couverte d’un fichu, défilèrent en chantant des chants révolutionnaires et patriotiques, accompagnés des inévitables badauds et autres sympathisants. Ils allèrent d’usine en usine, forçant les ouvriers à cesser le travail. Patrons et contremaîtres eurent beau faire fermer les portes, la foule pénétra de force. On entendit crier : « Mort aux patrons, mort aux vampires, affameurs du peuple ! »

Terrifiés , les petits employeurs juifs cédèrent aussitôt et rétablirent les salaires, mais les patrons d’entreprises plus importantes ne capitulèrent pas. Les ouvriers de l’usine Huntze envoyèrent une délégation que les barons refusèrent de recevoir. Casquettes à la main, têtes baissées, essuyant la boue de leurs chaussures sur le seuil, les membres de la délégation abordèrent timidement le directeur Albrecht.

« Que voulez -vous ? demanda-t-il sèchement.
— Nous voudrions prier très humblement notre noble directeur de pas réduire nos salaires, dit leur porte-parole.
— Il faut que je consulte Leurs Excellences les Barons en attendant reprenez le travail !
— Non , nous voulons d’abord des assurances sur leurs intentions, très noble monsieur.
— Nous ne donnons aucune assurance. De toute façon , il revient à Leurs Excellences les Barons de vous accorder cette faveur, si tel est leur bon vouloir. Veuillez rejoindre vos postes.
— Nous espérons que notre noble directeur ne nous en voudra pas, dit un ouvrier plus âgé, mais est-ce qu’au moins ceux qui ont femme et enfants pourraient ne pas avoir de réduction ? Avec ce qu’on nous donne, on ne peut pas nourrir nos familles.
— Pourquoi , bon Dieu, se marier et faire des gosses quand on n’est pas capable de les nourrir ? demanda Albrecht , le directeur célibataire. L’usine n’est quand même pas responsable, non ? »

La timidité des ouvriers s’évanouit comme par enchantement .
<< Salaud ! hurla un Allemand en pantalon de velours .
— Fils de pute ! s’écria un autre en polonais.
— Cochon de Souabe !
— Cassez-lui la gueule, pour toutes nos filles qu’il s’est payées pour quelques kopecks !
— Qu’on lui botte sa graisse pour toutes nos femmes qu’il a forcées à coucher avec lui ! »

Albrecht, étonné et affolé par ce changement de ton, essaya lourde ment de se lever de son imposant siège, mais avant d’avoir pu bouger une dizaine de mains s’abattirent sur lui et le propulsèrent dans le cou loir. Melchior, dans son costume vert de chasse, tenta de s’interposer mais en vain. Il s’écroula, le visage en sang. Les ouvriers traînèrent jusque dans la cour de l’usine Albrecht qui hurlait de toute sa voix, lui arrachèrent ses vêtements et le battirent comme plâtre .
<< Pendez-le, pendez-le, hurlait-on, qu’on lui fasse la peau !
<< Déculottez-le, fouettez-le ! » hurla une femme. Ils fourrèrent un sac sur la tête du directeur, l’attachèrent, lui mirent un balai entre les mains, l’installèrent dans une brouette destinée à trans porter briques et détritus, et lui firent faire le tour de la cour de l’usine. Crachant sur lui, proférant d’ignobles insultes à son égard, riant à s’en étouffer, ils promenèrent leur charge grotesque parmi la foule.
<< Bien fait ! » hurlèrent des couturières montrant leurs derrières nus au directeur qui ne voyait rien.

Puis la foule se dirigea vers l’usine de Flederbaum ; ivre de colère, il fallait du sang.
« Qu’on pende ce salaud de Juif ! » Elle se précipita vers la grille qu’elle trouva fermée, gardée par une rangée des soldats armés sous le commandement d’un officier et d’une douzaine de gendarmes dirigés par un grand commissaire russe barbu, que Flederbaum avait alerté. Flederbaum, assis, un revolver posé devant lui, était entouré du commissaire de police et de quelques officiers. Le commissaire posa la même question à tous les ouvriers que l’on faisait entrer un par un, sans même attendre leur réponse.

Pourquoi n’êtes-vous pas à votre poste ? » Puis il hurlait : « Ta gueule, ordure ! » lorsque l’ouvrier tentait de se justifier. S’il continuait à parler, les gendarmes le faisait taire à coups poing. Certains ne furent même pas interrogés.
« Celui-là, il a bien la tête d’un criminel ! Arrêtez-le ! » Lorsque le couloir fut plein d’ouvriers en état d’arrestation , les gendarmes s’apprêtèrent à les escorter jusqu’au poste de police. Mais, à la grille de l’usine, la masse compacte des grévistes ne les laissa pas emmener leurs camarades. L’officier qui gardait l’entrée, tirant son épée, donna à la foule l’ordre de se disperser.
« Foutez le camp, chiens ! »
La foule ne bougea pas.
« Foutez-moi le camp ou je tire ! » Les hommes s’approchèrent plus près encore des grilles , et les femmes, secouant leurs foulards , dirent d’un ton plein de douceur : Eh, les gars , vous n’iriez quand même pas nous tirer dessus ? Hein, n’iriez pas descendre des gens du même sang ? Des Chrétiens comme vous ? »
Jetant un coup d’œil sur la foule, l’officier prit peur. Quelque chose disait qu’il fallait faire vite, que les soldats pouvaient se laisser attendrir.
« En joue ! » hurla-t-il. Les soldats portèrent leur fusil à l’épaule. L’officier eut une seconde d’hésitation. Ce geste allait-il suffire ? La foule ne bougeait toujours pas.
« Feu ! » tonna-t-il . Une salve de coups déchira le silence. L’atmosphère s’emplit de fumée, de cris, de hurlements. Ce fut la débandade. Les soldats poussèrent devant avec leurs baïonnettes une masse gesticulante qui écrasa les blessés sous elle. Lorsque la place devant l’usine fut vide et quel ’ordre fut revenu, commissaire de police félicita chaleureusement l’officier et lui offrit un vrai havane que Flederbaum lui avait donné.
« Demain le travail reprendra normalement » , dit-il en accompagnant es mots d’un coup d’œil.

Malgré sa prédiction, le lendemain les usines ne rouvrirent pas. C’est par dizaines de milliers que les ouvriers, en habits du dimanche, descendirent dans la rue, s’en prirent à la police, demandant à voir le chef de la police en personne, exigeant la libération de leurs camarades . Pendant la nuit il s’était produit un incident sans précédent dans les annales de Lodz. Pour venger son père fouetté à mort au poste de police, un ouvrier s’était emparé du chien du commissaire, un chien-loup de la plus pure race, et l’avait poignardé. Il fut pris et condamné à cent coups de fouet. Au soixante-dixième coup il ne criait plus, au soixante-quinzième, il ne bougeait plus. Au centième l’homme était mort. Le commissaire répri manda son fouetteur :

« Imbécile, tu ne pouvais pas le laisser souffler tous les vingt-cinq coups ? » Il fit enterrer le corps en dehors de la ville , dans les bois, espérant que personne n’en entendrait parler. Mais les ouvriers eurent vent de l’affaire et vinrent exiger qu’on leur rendît le corps de leur camarade. Le commissaire donna l’ordre aux pompiers d’arroser la foule. L’eau froide ne servit qu’à attiser sa colère. Les ouvriers se mirent à arracher les pavés et à en bombarder les fenêtres du bureau de police . Ailleurs, ils attaquèrent des magasins de spiritueux, monopole d’Etat. Pris de peur le commissaire câbla au gouverneur à Piotrkow : « Donnez ordres. » Et les câbles succédèrent aux câbles câble du gouverneur général à Varsovie : « Donnez ordres. » Câble du gouverneur général à Saint-Pétersbourg : « Donnez ordres. » Câble de Saint-Pétersbourg à Varsovie : « Ecrasez sans merci. » Câble de Varsovie à Piotrkow : « Ecrasez sans merci. » Câble de Piotrkow à Lodz : « Ecrasez sans merci. » Câble du commis-saire au gouverneur : « Pas assez de troupes . Envoyez cosaques. »

Piotrkow envoya le message à Varsovie qui dépêcha un régiment de cosaques craints et honnis. En attendant leur arrivée les rebelles étaient maîtres de la ville. Ils commencèrent par casser toutes les boutiques de spiritueux et boire tout leur saoul. Ce qu’ils ne pouvaient boire ils le jetèrent dans le ruisseau, malgré la recommandation expresse de leurs responsables politiques de se conduire avec dignité. Des gens s’allongèrent dans le caniveau pour y laper l’eau-de-vie répandue. Quand ils furent ivres morts, ils partirent, armés de torches allumées, à travers les rues à la recherche de nouveaux divertissements . Ils s’emparèrent d’un petit tailleur juif terrifié qui avait une bosse et de grandes moustaches noires. Le soulevant en l’air, ils le proclamèrent Roi de Pologne.

« Longue vie au Roi de Pologne ! » hurlèrent-ils en le portant sur leurs épaules à la tête de leur procession.
— « Hourrah ! » s’écrièrent les femmes venues embrasser les pieds ballants du tailleur.
Puis soudainement la foule changea d’humeur.
« A bas les Juifs ! Mort aux Juifs ! »
Les meneurs marchèrent sur Balut.

« Défonçons leurs boutiques ! Ça leur donnera une leçon ! »
Les émeutiers entrèrent dans les boutiques juives , s’attaquèrent à des archands juifs qui se trouvaient dans des fiacres et les battirent à grands coups. Les boutiquiers s’enfuirent, laissant leurs marchandises à la merci attaquants. Des femmes s’évanouirent. Toutes les portes des maisons juives furent clouées. La résistance fut rude. Bouchers, charretiers, forgerons et apprentis les repoussèrent à coups de hache, de bâtons et de de fer. Rue Feiffer, la rue des mendiants, des voleurs et des maquereaux, les résidents arrosèrent les intrus d’eau bouillante . Un jeune boucher mania si agilement sa hache qu’il fendit en deux le crâne d’un émeutier. La foule recula, emportant avec elle le corps horriblement mutilé exhibèrent dans les rues.

« Chrétiens, voyez l’œuvre des Juifs ! »
De fausses rumeurs se répandirent comme l’éclair : les Juifs avaient le feu à une église, détruit les icônes et craché dessus.
« A bas les Juifs ! Qu’on coupe la gorge à ces blasphémateurs ! »
Les Cosaques atteignirent Lodz le lendemain accompagnés du gouverneur von Müller. Le commissaire de police alla les rejoindre.
Quelles nouvelles, commissaire ? demanda le gouverneur.
— Un pogrom contre les Juifs , Excellence, répondit le commissaire au garde-à-vous.
— Parfait, dit le gouverneur avec un sourire, ça les occupera quelque temps ... »
Et, se penchant vers le colonel du régiment de cosaques qui partageait sa voiture :
« Nous camperons ici un jour ou deux, jusqu’à ce que ces chiens de Polonais soient rassasiés. Ensuite on leur fera tâter de la poudre . »
Après trois jours d’émeute et de carnage, les cosaques prirent lentement possession de la ville. Gorgés de sang, abrutis d’alcool, les émeuytiers n’offrirent guère de résistance . Des centaines d’hommes et de femmes furent arrêtés, le malheureux « Roi de Pologne » fut amené devant le gouverneur. Les yeux écarquillés, blanc comme un linge, tremblant de peur, il essaya de comprendre ce dont on l’accusait.
« Alors, c’est vous le " Roi de Pologne" ? demanda le gouverneur dissimulant un sourire.
— Votre Honneur, que Dieu vous bénisse et vous garde. Je ne sais pas qui s’est passé. Je suis tailleur de métier. Je marchais dans la rue quand gens se sont emparés de moi et ont déclaré que j’étais le Roi de Pologne. Je jure devant Dieu, devant le fils de Dieu et ses blessures sacrées, je n’ai jamais demandé à être proclamé Roi de Pologne.
— Que faut-il faire de lui, Excellence ? demanda le commissaire de police.
— Qu’on botte le derrière de Sa Majesté , et qu’on le renvoie chez lui. » Le gouverneur se rendit ensuite chez les barons Huntze et chez Flederbaum qu’il trouva la tête bandée. Malgré ses habits et Chrétien, ses taches retroussées, Maximilien Flederbaum avait été traité comme le nier des plus misérables petits Juifs de Balut en calotte et caftan.
« Herr Flederbaum, je ne puis vous dire à quel point je suis navré », dit le gouverneur.
Il se garda bien de lui dire qu’il avait consigné les cosaques deux je en dehors de la ville pendant que le pogrom faisait rage.
« Si vous pouviez m’indiquer, continua-t-il, qui sont ces vandales, veillerais à ce qu’ils soient traités avec la plus grande sévérité. »
Flederbaum pencha sa tête bandée et remercia le gouverneur de sympathie.

Les boutiques juives rouvrirent l’une après l’autre. Les vitriers remplacèrent les vitres cassées, les Confréries du Dernier Devoir enterrèrent les cadavres, les médecins pansèrent les blessés, le Grand Rabbin clama un jour de jeûne et, dans les oratoires, des Juifs très pâles récitèrent les prières des jours de jeûne.

Les ouvriers non juifs, domptés et abattus, se pressaient aux portes des usines et imploraient, tête basse, qu’on les réembauchât à n’importe quel prix. Les directeurs les reprirent, non sans réduire les salaires comme ils l’entendaient. A nouveau les cheminées crachèrent leurs colonnes de fumée vers le ciel, polluant l’atmosphère comme avant, les sirènes déchirèrent le matin, les machines se remirent à gronder. Une chanson nouvelle monta du côté de la rue Feiffer , chantée par les mendiants en commémoration du massacre :

Ecoutez, bonnes gens, écoutez
Ce qui à Lodz, s’est passé .
Au premier jour du mois d’Iyar
Les goyim rassemblés sont descendus pour nous piller.

Comme autant de chiens enragés
Les ouvriers ont arraché,
Dépecé, brûlé, tué,
Malheur à ceux qui les ont rencontrés.

Seigneur, Toi dont la miséricorde est infinie,
Sache que Tes agneaux n’ont jamais de répit.
Etends sur nous Ta puissante main,
Ramène-nous sur notre terre, enfin.

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