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Déterminisme et causalité

jeudi 25 décembre 2008, par Robert Paris

Henri Poincaré : "Une loi, c’est une relation constante entre le phénomène d’aujourd’hui et celui de demain, en un mot c’est une équation différentielle."

dans "La valeur de la science"

Comme l’expose Bernard Sapoval dans « Universalités et fractales », « Lorsqu’on parle d’équilibre, il convient de distinguer s’il s’agit d’équilibre statique ou d’équilibre dynamique. (…) Certains systèmes dynamiques les plus simples, par exemple ne dépendant que d’une seule variable, peuvent avoir un comportement hautement imprévisible. (…) Le point fondamental de ce chaos déterministe est la reconnaissance que des systèmes simples, déterministes, peuvent avoir un comportement apparemment aléatoire. Le déterminisme exprime l’idée que, si les conditions d’existence d’un phénomène sont posées et déterminées, ce phénomène ne peut pas ne pas se produire. (…) Dans le cadre du déterminisme, l’existence d’un chaos ne peut résulter que de la méconnaissance des causes telle que nous l’avons décrite pour le cas du lancer de dé. (…) Mais ce dont il s’agit, c’est du « chaos déterministe », terme employé pour décrire une autre forme d’évolution apparemment et pratiquement chaotique bien que complètement déterminée par des équations simples que l’on applique dans des conditions connues. (…) La sensibilité aux conditions initiales caractérise le régime chaotique. (…) Dans le régime chaotique, si l’on part de deux points voisins, même très voisins, on se trouvera au bout d’un certain temps dans des positions très éloignées. »

Hasard, le film

Le déterminisme

La causalité


Déterminisme et causalité

Les deux questions, attenantes mais différentes, du déterminisme et de la causalité ont été profondément bouleversées par les trois révolutions de la physique contemporaine : la relativité, la quantique et la dynamique non-linéaire. Rapportons-en rapidement les éléments fondamentaux. Il faut d’abord rappeler quelle était l’ancienne version de la causalité et du déterminisme. Dans le sens général, le déterminisme est une position philosophique qui considère que tout effet a une cause ou une série de causes identifiables, et que la démarche scientifique consiste à chercher ces causes. Elle est donc un élément de base de la définition de la science. Mais la causalité suppose une suite d’événements dans le temps et pose donc la question : est-ce que deux événements ayant lieu en même temps est une notion de physique et est-il toujours possible dire qu’une événement a eu lieu avant l’autre ? La physique relativiste répond que non. Un mouvement se fait-il toujours dans le sens de la flèche du temps. la physique quantique répond que non.

La connaissance des lois signifie-t-elle nécessairement la connaissance des conséquences, connaissant les causes avec suffisamment de précision. Le chaos déterministe répond que non et ce "non" s’appelle la "sensibilité aux conditions initiales".

La causalité est-elle nécessairement linéaire ? Le chaos déterministe répond que non. Est-elle à sens unique ? La physique quantique répond que non. Une interaction entre particule est un échange de photons mais personne ne peut dire dans quel sens ....

On a longtemps pensé que la connaissance des lois permettait, à partir de la connaissance de l’état à un moment donné, de prévoir la suite du mouvement et de deviner aussi le passé à tout moment précédent. On confondait donc déterminisme et prédictibilité. D’autre part, la causalité était envisagée seulement comme une interaction instantanée entre objets indépendants et sans interaction avec le reste de l’environnement. Du coup, il y avait une cause ne dépendant de rien d’autre qui entraînait un effet. Si on reproduisait exactement la cause, on avait exactement le même effet, de la même manière et au même moment. Le meilleur exemple de loi de la physique semblait être le mouvement du boulet de canon dont on pouvait calculer exactement la trajectoire. L’existence de telles courbes du mouvement semblaient être le modèle même des lois de la nature. L’objet passait successivement par toutes les positions de la courbe et on pouvait connaître à la fois la vitesse et la position en chaque point de la trajectoire.

Voilà l’essentiel des anciennes conceptions qui ont dû être revues et corrigées. Doit-on déduire que nous en savons moins sur la nature que ce que nous croyions savoir dans cette ancienne conception ? Non, nous comprenons que les lois de la nature sont différentes de ce que nous croyions. Elles ne sont pas du type une cause- un effet ni du type une loi = une trajectoire. Fondamentalement, la raison en est que le monde n’est pas décomposable en unités séparables et indépendantes de l’environnement. Même dans le vide, la matière interagit avec son environnement : les particules virtuelles du vide. Via le vide et le rayonnement, toutes les interactions agissent sur la matière. Il n’existe pas de matière qui se contente de se déplacer dans un espace passif servant de toile de fond. Cet espace, devenu un espace-temps et même un espace-temps-matière, se déforme du fait du mouvement de la matière. En effet, il n’est pas insensible au passage de la matière et le mouvement de la matière n’est pas insensible à la déformation de l’espace-temps.

Physique quantique, le film

Physique quantique et indéterminisme

Voici un exemple de considérations sur la physique quantique et la notion qui semble en découler d’"indéterminisme" :

"La porte de la physique sur l’homme s’est ouverte sans bruit, à l’insu de tous, vers les années 1930, quand la mathématique des phénomènes atomiques a dévoilé le mystère apparemment insoluble et absurde de l’indétermination

Voici un électron qui vole dans le vide du tube cathodique. Où est-il ? Tant qu’il n’a pas atteint le détecteur mis là pour nous le dire, nous n’en savons rien. Et quand il l’a atteint et que l’aiguille fait un bond, accusant l’action de sa charge, nous apprenons qu’il était là, mais qu’il n’y est plus. Quelque appareillage qu’on imagine, les inégalités de Heisenberg nous avertissent qu’on n’en peut imaginer aucun qui nous dise à la fois sa position et sa quantité de mouvement Tout le monde sait cela depuis un demi-siècle. De là est née une discussion d’abord seulement physique, puis philosophique. Ce que l’on a appelé l interprétation de Copenhague », indéfiniment démontrée à chaque nouvelle expérience, obligea d’admettre que l’impossibilité de savoir ne tenait pas à l’insuffisance de notre savoir, mais a la réalité de l’indétermination .

De cette indétermination réelle, fondée dans la nature même des choses, tout, depuis 1930, nous montre la généralité. Passé une certaine petitesse, celle de l’atome, de l’électron, du photon, celle des phénomènes qui se manifestent par l’apparition des ondes et des corpuscules, tout se fait en vertu d’une mécanique unique, mystérieuse, qu’une équation de Schrodinger permet de calculer, de décrire en chiffres, mais que l’esprit est impuissant à voir sous forme d’image, et qu’on appelle le collapse de l’onde psi 9. Tout cela a été maintes fois vulgarisé, quelques philosophes y ont eux-mêmes rajouté leurs fioritures, et pourtant le sens réel général de l’indétermination n’a que très tardivement pris sa véritable dimension, même dans l’esprit des savants 10.

Je crois que le cas d’indétermination le plus frappant pour les profanes, dont je suis, est celui de la désintégration du noyau atomique (le decay » du franglais). Voici un caillou de radium pur, disons pesant deux grammes ; il est formé d’un agrégat d’atomes tous rigoureusement identiques (c’est ce que signifie sa pureté » : il n’y a que des atomes de radium dont chacun est identique à chacun des autres). Ce caillou est radioactif, c’est à dire qu’a chaque instant, inexorablement, un certain nombre de ses atomes se désintègrent en se transformant en radiations diverses, toujours les mêmes, elles aussi. Le decay » est d’une régularité absolue que rien ne peut faire varier, si bien qu’au bout de 1590 ans (sa période »), le caillou de deux grammes sera réduit à un gramme. Encore 1590 ans, il ne restera plus qu’un demi-gramme. A chaque période, il perd la moitié de sa masse.

Tout cela semble simple tant qu’on ne se demande pas pourquoi, parmi tous ces atomes identiques, certains se désintègrent maintenant et d’autres dans 10 000 ans ou 10000 siècles. Chaque période voit disparaître la moitié des noyaux. Dans mille milliards d’années, ou de siècles, il restera donc encore une moitié de moitié de moitié (et ainsi de suite). Il y a là quelque chose qui résiste à l’imagination et à tout raisonnement : si, en effet, nous considérons un seul parmi tous ces noyaux, il n’y a rien en lui qui détermine s’il va se désintégrer dans la seconde qui suit ou dans cent ans. Peut-être sera-t-il encore là dans mille milliards de siècles. Quelle est la différence entre deux noyaux dont l’un explose en ce moment même et un autre qui survivra à la fin du monde ? La physique quantique est en mesure de trancher entre l’hypothèse qu’il existerait entre les deux noyaux une différence que nous ne percevrions pas et l’hypothèse de l’indétermination réelle, c’est-à-dire de l’explosion qui survient sans cause. Et c’est cette dernière hypothèse qui seule rend compte de ce qui se passe non seulement dans le cas du decay, mais dans l’ensemble de tous les phénomènes physiques. (...) Quoi qu’on fasse, les physiciens ont en effet, depuis trente ans, tenté d’innombrables façons de franchir ce seuil de l’inconnaissable, si connaître est expliquer par les causes. Ces nombreuses tentatives sont, pour la plupart, d’un abord intellectuellement difficile. Commençons par celles-là.

La plus classique est celle de la mesure 12, Il n’y a de connaissance scientifique que du mesurable. Mais le subquantique, par définition, se refuse à la mesure puisque, dans toutes les directions de la physique, le subquantique commence précisément là où le mesurable finit. Dans toutes les directions, il existe une mesure qui est la plus petite possible, et elle est toujours un multiple de la constante de Planck : h. Au-delà (au-dessous) du mesurable, du quantitatif, qu’y a-t-il donc ? On est obligé de répondre aveuglément, sans discerner à quoi cette réponse entraîne, qu’au-delà du quantitatif seul existe le qualitatif. Mais qu’est-ce que ce qualitatif ?

La théorie de l’information, élaborée surtout dans ce cas particulier par Szilard, Brillouin et Costa de Beauregard *, fournit une indication philosophique en réponse à cette question. Précisons bien : leur analyse est purement physique, elle fait abstraction de toute spéculation métaphysique, elle s’exprime en équations. Cependant elle oriente la pensée vers une appréhension philosophique.

Par le célèbre théorème qui porte son nom, Brillouin a montré que toute acquisition d’information se paie en énergie. Aucune information n’est énergétiquement gratuite. Illustrons cela d’une image. Si vous voulez visiter un parterre de fleurs, vous ne le pourrez sans écraser les fleurs. Vous pourrez, par la pensée, vous alléger de tout l’inutile, ne garder qu’un pied, un oeil et votre cerveau gauche, il y aura toujours quelques fleurs écrasées. Supprimez le pied, l’oeil, le cerveau, les fleurs resteront, certes, intactes, mais personne n’en saura plus rien ! Y a-t-il seulement encore des fleurs ?

Ici, Costa de Beauregard insiste sur le sens double du mot "information". C’est ce que l’on "apprend ", mais c’est aussi, en physique, l’ordre de toute structure, ordre qui se mesure en "bits" (unités d’information) ; on ne peut acquérir de l’information sur un système physique quelconque qu’en la lui prenant, c’est-à-dire en détruisant une part correspondante d’ordre, de structure 13

La nouvelle physique » généralise encore ces idées. En 1966, J.S. Bell énonçait un théorème qui en est, peut-on dire, le fondement ; le voici, dans sa belle abstraction : il ne saurait exister de théorie de la réalité affirmant que des événements séparés soient indépendants sans entrer en » contradiction avec la physique quantique 14. »

Rappelons ici que l’ événement fondamental » en physique est le collapse. Il n’y a donc pas dans la nature deux collapses indépendants !

Or toute acquisition d’information suppose au moins un collapse (par exemple, c’est par un collapse que tout photon se manifeste au fond de notre oeil). Donc tout collapse, et par conséquent tout événement de la nature, est aussi un échange d’information. On hésite à comprendre. Cela voudrait-il dire que rien ne se passe dans la nature sans que quelque chose en ait conscience ? Nous voyons apparaître pour la première fois ce mot conscience ». J’en ai reculé l’utilisation aussi tard que possible dans cet exposé. Mais c’est bien ce que veulent dire les physiciens de la nouvelle physique » 15. Le lecteur perplexe (comme je le fus) se demandera si cela veut bien dire que même une seule modification d’une seule particule atomique au centre de la plus lointaine étoile suppose l’intervention d’une conscience. Eh bien, c’est exactement cela que les physiciens veulent dire. C’est cela qu’ils envisagent (voir, par exemple, le deuxième texte de Sarfatti de la référence 15 ci-contre). Ils n’affirment pas encore une chose si énorme, du moins dans leur majorité, mais tous se demandent comment on peut y échapper, compte tenu de la voie apparemment irréfutable par où l’on y arrive.

Telle que je viens de l’exposer, cette voie est abstraite et difficile. Il en existe une autre qui, elle, au moins, est brévissime et lumineuse. Si brève et lumineuse que, livrée telle quelle, hors du contexte général de la physique actuelle tout entière, on pourrait se demander si elle ne constitue pas un paradoxe isolé dont la résolution ne saurait tarder. Or, tout au contraire, c’est ce paradoxe qui est sous-entendu dans toutes les autres discussions. Costa de Beauregard le formule ainsi : Toutes les mécaniques existantes décrivent le phénomène élémentaire comme fondamentalement symétrique entre avenir et passé . 16 »

Expliquons. Le phénomène élémentaire, c’est le collapse. Rappelons une fois de plus que tous les autres phénomènes se font par celui-là. Et voyons ce qu’est cette symétrie », seuil du labyrinthe.

Ma main, tenant un caillou, est tendue au-dessus d’un étang immobile. Vous filmez la scène avec une caméra. Je lâche la pierre. La pierre tombe : jaillissement circulaire de gouttes d’eau, retombée des gouttes, ondes circulaires s’éloignant concentriquement sur l’étang à partir du point de chute. Vous continuez de filmer, tandis que je retire ma main, jusqu’à l’amortissement des ondes sur l’eau. Vous arrêtez de filmer quand l’étang a repris son immobilité initiale. Vous développez votre film dont vous faites deux tirages qu’ensuite vous collez l’un à la suite de l’autre, mais le premier à reculons, la fin mise en début, et inversement.

Vous obtenez ainsi un nouveau film qui, projeté, vous montrera les mouvements successifs suivants : étang immobile, apparition d’ondes concentriques se mouvant vers le centre en devenant de plus en plus hautes jusqu’à un moment cataclysmique », très bref, où vous verrez des gouttes jaillir de l’eaumais vers le centre, la disparition subite des ondes au centre, avec apparition simultanée et du caillou remontant de l’eau et de ma main se tendant pour s’en emparer. Ici l’on atteint le point de collage des deux films, et tout recommence exactement à l’envers, c’est-à-dire à l’endroit : vous revoyez en projection ce que vous avez vu en réalité tout à l’heure lors du tournage. Dans le film résultant du montage, vous avez assisté à un événement rigoureusement symétrique par rapport au moment où le collage passe sur l’écran. Il est symétrique, car vous pouvez passer le film résultant du collage dans n’importe quel sens sans que la moindre différence soit discernable. Si vous le projetez à l’envers, vous ne ferez que revoir ce que vous avez vu à l’endroit. Si vous n’avez pas noté l’envers et l’endroit, vous ne pourrez plus reconnaître l’un de l’autre.

Tel est exactement le collapse, rigoureusement symétrique dans le temps.

A première vue, cela n’a l’air de rien. Mais repassez votre film (votre double film symétrique grâce au collage). Sa deuxième partie ne heurte pas le bon sens. Tout s’y explique par voie de causalité : je lâche le caillou, jaillissement circulaire de gouttes d’eau, etc. ; on comprend très bien l’enchaînement des causes. La première partie, au contraire, est proprement miraculeuse, au sens strict du mot : si en effet je savais, en étendant la main sur un étang endormi, y susciter des ondes rétrogrades, en tirer un caillou et répéter la chose à volonté, je serais un thaumaturge, car je commanderais aux éléments comme Jésus à la tempête.

Les physiciens ont appelé ondes avancées » (en anglais precursor, ce qui est plus clair encore) la probabilité brusquement croissante surgissant de rien et qui aboutit au collapse. C’est une inversion du hasard, autrement dit une évolution finalisée. Nous avons vu que le subquantique est complètement a causal. Et cependant il est infiniment actif ! Mais à la façon d’un acte en chaque point finalisé, en chaque point suscité par une volonté élémentaire, dans un but élémentaire. Chaque collapse réalise l’infiniment improbable, il est l’essence même de ce qu’à notre niveau nous définissons du mot volonté. Un physicien américain a appelé the push of a will, impulsion d’une volonté », ce phénomène élémentaire, source de tous les autres. Ce n’est pas une analogie : c’est sauf, naturellement, si la physique quantique tout entière n’est qu’une immense illusion la volonté à l’état pur, I’intentionnalité pure, la finalité dans son absolue définition.

L’infinie multiplication des collapses élémentaires engendre l’univers des apparences, celui où nous vivons, celui de la statistique, du désordre, celui du hasard et de la nécessité. Mais il n’y a de nécessité que dans les grands nombres. De même, les compagnies d’assurances savent que, samedi prochain, tant de voitures s’emboutiront sur les routes de France, bien que le propriétaire de chaque voiture ait choisi librement de prendre la route. Le decay » obéit à une loi rigoureuse comme la nécessité rêvée par Monod, exprimée par l’équation de Poisson. Mais cette loi est statistique et résulte d’une infinité de collapses qui tous échappent à toute nécessité. Chacun est "the push of a will".

Qui ne se sent, sachant cela, envahi par les curiosités fondamentales des présocratiques ? Qu’est-ce que ce chaos primordial des volontés » élémentaires d’où émerge le monde des apparences ? Pourquoi ce chaos de pure indétermination traduit-il son vouloir » dans un phénomène élémentaire d’une structure telle que, le temps infatigable s’écoulant, il s’organise irrésistiblement en ondes et corpuscules stables, en noyaux d’atomes, molécules, en galaxies, étoiles, planètes, en macromolécules, acides aminés, cellules vivantes, en êtres organisés évoluant tout droit vers la pensée qui finalement découvre tout cela en prenant conscience des lois d’où elle sort ? Connais-toi toi-même ? Mais, ô le plus sublime des faux-monnayeurs, la science te répond : Chiche ! » Et doublement : d’abord par le constat d’échec, deux fois millénaire, de la philosophie à éclaircir le mystère de l’homme, échec par elle-même démontré, aboutissant à sa démission dûment signée, clé sous le paillasson et recyclage dans les idéologies de désespoir et les verbiages ténébreux ; et surtout par l’arrivée de la science elle-même sur les décombres abandonnés par ta descendance, ô Socrate ! et la retrouvailles (ou, pour mieux dire, la découverte) de la réalité spirituelle tout justement là où tu avais voulu nous faire croire qu’elle n’était pas. Finalement, constate un physicien, et conformément à la plus haute tradition philosophique 17, la pure conscience » est maintenant considérée comme l’ultime essence de l’univers, y compris l’univers physique 18 »

Deux millénaires et demi ont changé le langage. L’interrogation de l’âme identique par-dessus le temps écoulé a pris forme dans la rigueur des équations. Mais c’est bien la même interrogation. Écoutons dialoguer ces Sages que sépare le temps.

Le bruit fondamental 19 est sans forme. Le bruit fondamental est pure absence de structure ( patternlessness). Le bruit fondamental est l’Océan primordial du chaos d’où toutes les structures ont tiré leur forme. Plonger dans cet océan vierge de routes (pathless) peut être la prochaine aventure de l’espèce humaine, au coeur du mystère de l’Etre, dans un voyage sans boussole à travers la mystérieuse profondeur des pré-phénomènes, derrière le char audacieux de la physique 20. »

Ni l’eau ni aucun autre élément n’est le fondement des choses (archê), mais quelque chose de différent qui est sans bornes et d’où naissent à l’être et les cieux et tous les mondes qu’ils contiennent 21. »

Le fondement des choses (archê) n’a pas d’origine, mais est à l’origine de tout, embrasse et dirige tout 22. » (L’arche d’Anaximandre peut ainsi se traduire en anglais scientifique par essence noise. J’ai souligné dirige : se rappeler the push of a will).

Anaximène [...] dit que l’archê est un air infini d’où procède tout ce qui vient, est venu ou viendra à l’être, même les dieux et le divin [...]. Il est mouvement perpétuel, car autrement les choses qui changent ne changeraient pas 23 »

Les modernes présocratiques disent, nous I’avons vu, que la conscience peut être un état quantique macroscopique dans le cerveau. Voici ce qu’enseignait Diogène d’Apollonie, d’après Simplicius :

L’espèce humaine et les autres êtres vivants viennent de l’air (identifié à l’archê) y compris leur âme et leur esprit. Selon moi, possède l’intelligence ce que l’on appelle air, et cela a pouvoir sur tout, car c’est précisément cette substance que je tiens pour dieu. » (Guthrie, à qui j’emprunte la plupart de ces citations, souligne que le verbe grec, traduit ici par a pouvoir sur », kykernein, est le mot même par lequel Anaximène désigne l’action de l’illimité, en grec apeiron, dans les textes anglais boundless, caractéristique de l’essence noise, de l’a causal.)

Des citations parallèles pourraient remplir cette revue. Concluons :

L’évidence que les objets physiques et les essences spirituelles ont une forme de réalité très semblable a beaucoup contribué à ma paix intérieure, et, de toute façon, on ne connaît aucune autre conception qui satisfasse à la mécanique quantique. » C’est un prix Nobel de physique, Eugène Wigner, qui s’exprime ainsi 24,

L’apeiron, I’illimité, le boundless, l’a-causal spirituel dans son essence, volitif, conscient, idée unique, vertigineuse, née dans l’esprit des Grecs avant que Socrate eût entrepris de les convertir à sa psychanalyse et que l’on croyait effacée de notre route, est donc à nouveau devant nous comme notre prochaine aventure ».

Jusqu’ici, rien ne permet de prévoir si cette aventure est une borne : Tu n’iras pas plus loin », ou bien une porte prête à s’ouvrir. Dans l’un et l’autre cas, I’homme ne sera plus le même.

Quant à moi, je vois une raison de parier pour la porte : c’est que la solution réside en nous puisque nous pensons. La porte cachée attend dans notre cerveau, dans notre conscience qui a trouvé et défini le problème. L’énigme que le Sphynx s’est à lui-même posée, il saura la résoudre.

Les Présocratiques.
Aimé Michel

Socrate, avons-nous appris, fit descendre la philosophie du "ciel 1 sur la terre".

C’est-à-dire qu’ayant proposé "l’homme comme mesure de toutes choses", la sagesse, après lui, prit l’homme pour premier objet. Souvent comme unique objet.

O Socrate à la bouche d’or ! Il n’a rien écrit, et pourtant, deux millénaires et demi plus tard son précepte reste fidèlement reçu :"L’homme, l’homme, toujours l’homme, même quand c’est pour le détruire, ou s’imaginer qu’on le détruit, ou qu’on le restitue au monde minéral" comme Lévi Strauss. Oublions le nom du sage contemporain auteur de cette forte parole : "la Nature m’emm... ".

La Nature ennuyait sûrement Socrate, ce citadin qui, pas une fois, ne se dérangea pour voir la mer, qui ne sortit d’Athènes que pour accomplir, comme on dit, son devoir de soldat. Il fit donc descendre "la philosophie sur terre". Mais descendre d’où ? A quoi les hommes pensaient-ils avant de ne plus penser qu’à eux-mêmes ?

A la loi primordiale. A l’univers. A l’espace céleste. A l’origine des choses. A leur fin. A la signification de l’Etre. Au changement. Au temps. A l’infinie multiplicité des mondes.

C est Thalès, le plus ancien des présocratiques qui personnifie le mieux ces temps primitifs. Thalès qui, étant sorti la nuit pour contempler les astres, tomba, dit-on, dans un puits. Thalès qui, selon Aristote, disait : "Le monde est plein de dieux". Thalès encore qui, selon Aristote et Hippias (cités par Diogène Laërce), attribuait la vie même aux choses inanimées et citait, comme argument, les propriétés de l’aimant et de l’ambre (de l’ambre ionisé par frottement qui attire ou repousse les objets légers).

Ou bien c’est Anaximandre, autre présocratique de Milet. Comme tous les sages Milésiens, il croit qu’une substance unique, qu’il appelle "illimitée" (apeiron), est à la source de toutes choses. D’après Simplicius, Anaximandre enseignait que les opposés eux-mêmes se trouvaient d’abord dans la substance primordiale, sans borne, qui par la suite se différencia .2

Un autre Milésien, Anaximène, précise, selon Hippolyte, que de la substance primordiale procède tout ce qui est, a été, est, ou sera, y compris les dieux et le divin.3.

La vie est-elle inhérente à la matière ? Est-elle ce qui meut en même temps que ce qui est mû ? Guthrie, I’un des plus récents historiens de la pensée grecque, souligne que ces questions ne vont plus cesser de tourmenter les grands esprits jusqu’à Socrate. 4.

Vers 450 donc, la philosophie descend des cieux sur la " terre" : ciguë. Puis c’est Dieu qui descend sur la terre : crucifixion, l’humanité continue. Quatre siècles plus tard, le dernier Sage grec, Hiéroclès, enseigne pour la dernière fois la Loi Primordiale : Honore d’abord les dieux immortels, dans l’ordre qui leur fut assigné par la Loi .5.

Hiéroclès sait qu’il est le dernier, que son monde est en train de finir. A Constantinople, il a v u de près le monde nouveau qui déjà le remplace. Arrêté pour son enseignement "païen" et condamné à la flagellation, il a pris dans sa main son sang qui coule et l’a tendu au magistrat chrétien : Tiens, dit-il, bois, Cyclope, toi qui manges la chair "humaine !" C’est un vers d’Homère que l’autre, sans doute ne reconnaît même pas 6 !

Parlant de Socrate, Hiéroclès compare ses raisonnements aux dés qui retombent toujours sur pied, de quelque façon qu’on les jette. Le mot de la fin de l’Antiquité est un suprême effort de conscience pour le rejet de la fascination socratique. Mais à quoi sert désormais d’exorciser Socrate, lui-même oublié ?

Contemplons un instant les ténèbres illimitées où va se "passer" l’acte de création [...]. Nous flottons dans un espace où le temps n’existe pas encore puisqu’il n’y a pas de mouvement. La matière fait apparaître le mouvement, avec lui le temps. Cet espace [...] est le fond immobile, éternel, immuable, d’où jaillit la création. Il ressemble beaucoup à l’absolu. Est-il l’absolu ? Ou bien n’est-il qu’un aspect de l’absolu ?

A un discours ainsi commencé, on entend la réponse sarcastique de Socrate, son éclat de rire : D’abord, connais-toi " toi-même". Et en écho, le ricanement de la philosophie moderne. Mais Pythagore, mais Anaximandre, Thalès, Héraclite, Xénophane, eux, auraient eu sur-le-champ quelque chose à répondre. L’auteur des lignes ci-dessus est un présocratique bien reconnaissable. Il croit que l’on peut valablement s’interroger sur le commencement des choses, sur la Loi Primordiale, sur l’Absolu, sur l’Apeiron.

Il s’appelle Itzhak Bentov, il est américain, il se soucie peu de philosopher, étant ingénieur, et du genre bricoleur : il invente des appareils de biologie et de médecine. Bentov : un inconnu qu’aucun philosophe professionnel ne lira, même en Amérique. Voilà trente ans que Koestler annonce la mort de la philosophie professionnelle, proprement suicidée à la roulette socratique ou cartésienne, et sa résurrection chez les savants. Eh bien, ça y est ! J’ai cité Bentov. J’en pourrais nommer vingt autres, peut-être cent, tous scientifiques, tous ignorés de la philosophie scolaire (et réciproquement). Ils ont soudain éprouvé, ensemble, sans se connaître, au même moment, pendant les merveilleuses années "soixante-dix ", comme dit l’un d’eux, le besoin d’expliquer comment ils voient le monde, I’homme dans le monde, la relation de la science et de la conscience, de la physique quantique et de l’esprit 7. C’est une floraison, et d’autant plus intéressante que tous ces hommes et femmes (il y a des femmes, elles aussi "hommes de science") appartiennent à au moins trois générations. Certains pourraient avoir été mon père ou ma mère, d’autres mes enfants. Il y a eu maturation, parfois très longue, parfois commencée en plein triomphalisme rationnel, dans les années vingt. De grands esprits se posaient déjà secrètement ces questions quand j’apprenais à lire, et cela ne se sait qu’un demi-siècle plus tard.

"Mon ambition de construire une "théorie" de l’univers remonte au temps où j’étudiais les mathématiques à Princeton en 1927 ", avoue A.M. Young, qui attendra 1976 pour publier, coup sur coup, deux livres résumant les résultats de ses méditations. Dans l’intervalle, il a, entre autres choses, inventé I’hélicoptère Bell 8, Pourquoi a-t-il, comme les autres, attendu les merveilleuses années "soixante-dix" ?

Parce que c’est alors que la science modèle, la science matérialiste par excellence, bref, la physique en développant, selon sa logique propre, mathématique et expérimentale, une démarche remontant exactement au début du siècle a débouché dans l’univers du miracle et de la magie. Dans cet univers, certains physiciens, comme le Français Costa de Beauregard, avaient pénétré dès les années cinquante. Mais ce qu’ils disaient était tellement nouveau, tellement effrayant, tellement injurieux au bon sens que vingt ans de discussions ne leur furent pas de trop pour se faire entendre. Ce n’est que vers le début des années soixante dix (pour cette raison "merveilleuses") que leurs collègues commencèrent à prendre au sérieux, puis à examiner attentivement leurs raisons, enfin à convenir, non sans effarement, que la physique était arrivée à son heure de vérité. Tous désormais ne "pensent qu’à ça ".

Je vais maintenant expliquer de quoi il s’agit. Je n’ai guère besoin pour cela d’être physicien, quoique la source en soit, comme je l’ai dit, dans la physique. C’est que les physiciens eux-mêmes se sont donné la peine de dire en langage commun les grandes idées qui les inspirent. Et aussi que l’univers de réflexion que maintenant ils explorent est de lui-même sorti de la physique, sans aucunement l’abandonner, pour retrouver les intuitions fondamentales de l’âme, celles vers lesquelles le génie grec en sa naissance s’était spontanément tourné pour tenter d’y percer les ultimes secrets. Après un détour de plus de vingt siècles pendant lesquels la science, pour être pure, avait abandonné l’homme aux contradictoires disputes des philosophes, la voici qui, ayant poussé la pureté aux limites, se voit contrainte de les franchir et de prendre enfin l’homme en compte dans ses calculs. Par une coïncidence où tout pythagoricien verrait l’accomplissement de la Loi Primordiale à quoi rien n’échappe, la retrouvailles de la science avec l’homme survient au moment même où les prétendues sciences humaines se flattent de n’avoir plus d’objet, l’homme étant, disent-elles restitué par elles à la trivialité du caillou.

Justement, le caillou, c’est l’affaire des physiciens. Et les physiciens disent : "Non. " L’homme rendu aux physiciens retrouve, par eux, ce dont on le voulait priver : son essence spirituelle.

La porte de la physique sur l’homme s’est ouverte sans bruit, à l’insu de tous, vers les années 1930, quand la mathématique des phénomènes atomiques a dévoilé le mystère apparemment insoluble et absurde de l’indétermination

Voici un électron qui vole dans le vide du tube cathodique. Où est-il ? Tant qu’il n’a pas atteint le détecteur mis là pour nous le dire, nous n’en savons rien. Et quand il l’a atteint et que l’aiguille fait un bond, accusant l’action de sa charge, nous apprenons qu’il était là, mais qu’il n’y est plus. Quelque appareillage qu’on imagine, les inégalités de Heisenberg nous avertissent qu’on n’en peut imaginer aucun qui nous dise à la fois sa position et sa quantité de mouvement Tout le monde sait cela depuis un demi-siècle. De là est née une discussion d’abord seulement physique, puis philosophique. Ce que l’on a appelé l interprétation de Copenhague », indéfiniment démontrée à chaque nouvelle expérience, obligea d’admettre que l’impossibilité de savoir ne tenait pas à l’insuffisance de notre savoir, mais a la réalité de l’indétermination .

De cette indétermination réelle, fondée dans la nature même des choses, tout, depuis 1930, nous montre la généralité. Passé une certaine petitesse, celle de l’atome, de l’électron, du photon, celle des phénomènes qui se manifestent par l’apparition des ondes et des corpuscules, tout se fait en vertu d’une mécanique unique, mystérieuse, qu’une équation de Schrodinger permet de calculer, de décrire en chiffres, mais que l’esprit est impuissant à voir sous forme d’image, et qu’on appelle le collapse de l’onde psi 9. Tout cela a été maintes fois vulgarisé, quelques philosophes y ont eux-mêmes rajouté leurs fioritures, et pourtant le sens réel général de l’indétermination n’a que très tardivement pris sa véritable dimension, même dans l’esprit des savants 10.

Je crois que le cas d’indétermination le plus frappant pour les profanes, dont je suis, est celui de la désintégration du noyau atomique (le decay » du franglais). Voici un caillou de radium pur, disons pesant deux grammes ; il est formé d’un agrégat d’atomes tous rigoureusement identiques (c’est ce que signifie sa pureté » : il n’y a que des atomes de radium dont chacun est identique à chacun des autres). Ce caillou est radioactif, c’est à dire qu’a chaque instant, inexorablement, un certain nombre de ses atomes se désintègrent en se transformant en radiations diverses, toujours les mêmes, elles aussi. Le decay » est d’une régularité absolue que rien ne peut faire varier, si bien qu’au bout de 1590 ans (sa période »), le caillou de deux grammes sera réduit à un gramme. Encore 1590 ans, il ne restera plus qu’un demi-gramme. A chaque période, il perd la moitié de sa masse.

Tout cela semble simple tant qu’on ne se demande pas pourquoi, parmi tous ces atomes identiques, certains se désintègrent maintenant et d’autres dans 10 000 ans ou 10000 siècles. Chaque période voit disparaître la moitié des noyaux. Dans mille milliards d’années, ou de siècles, il restera donc encore une moitié de moitié de moitié (et ainsi de suite). Il y a là quelque chose qui résiste à l’imagination et à tout raisonnement : si, en effet, nous considérons un seul parmi tous ces noyaux, il n’y a rien en lui qui détermine s’il va se désintégrer dans la seconde qui suit ou dans cent ans. Peut-être sera-t-il encore là dans mille milliards de siècles. Quelle est la différence entre deux noyaux dont l’un explose en ce moment même et un autre qui survivra à la fin du monde ? La physique quantique est en mesure de trancher entre l’hypothèse qu’il existerait entre les deux noyaux une différence que nous ne percevrions pas et l’hypothèse de l’indétermination réelle, c’est-à-dire de l’explosion qui survient sans cause. Et c’est cette dernière hypothèse qui seule rend compte de ce qui se passe non seulement dans le cas du decay, mais dans l’ensemble de tous les phénomènes physiques.

Que le lecteur excuse cette insistante pédagogie. Elle a pour but de préparer le face-à-face avec une réalité qui constitue le fond des choses, puisque tout, dans l’univers jusqu’ici connu, survient par cette mécanique de collapse, absolument tout, de la physique des étoiles à la chimie de la digestion, à celle du système nerveux, à celle du rêve et de la veille, de la douleur et du bien-être, face-à-face qui nous fait découvrir dans ce fond des choses une complète a causalité.

Le principe de causalité, instrument de toute explication, disparaît totalement dans l’infiniment petit (le subquantique) duquel naissent toutes choses existantes.11

L’infiniment petit qui enfante notre être n’agit pas par enchaînement de causes et d’effets. "C’est un univers d’où est totalement exclue la nécessité". Le pire qui pourrait arriver, avait dit Planck, serait que l’on nous imagine une "philosophie fondée sur une physique qui n’existe plus ". Monod prophétisé.

Mais il nous faut renoncer a cette philosophie et scruter celle que nous impose la nouvelle physique.

Ce monde a-causal qui supporte le nôtre, ce monde fermé au seul système d’explication connu de la science, du moins jusqu’ici, qu’est-il donc ?

Le lecteur remarquera que nous ne sommes pas encore sortis de la physique, que, tout au contraire, nous n’avons fait dans les pages qui précèdent que nous y enfoncer de plus en plus profondément. Et c’est là justement, en son plus profond, que, quoi qu’on fasse, on va se trouver forcé d’en émerger.

Quoi qu’on fasse, les physiciens ont en effet, depuis trente ans, tenté d’innombrables façons de franchir ce seuil de l’inconnaissable, si connaître est expliquer par les causes. Ces nombreuses tentatives sont, pour la plupart, d’un abord intellectuellement difficile. Commençons par celles-là.

La plus classique est celle de la mesure 12, Il n’y a de connaissance scientifique que du mesurable. Mais le subquantique, par définition, se refuse à la mesure puisque, dans toutes les directions de la physique, le subquantique commence précisément là où le mesurable finit. Dans toutes les directions, il existe une mesure qui est la plus petite possible, et elle est toujours un multiple de la constante de Planck : h. Au-delà (au-dessous) du mesurable, du quantitatif, qu’y a-t-il donc ? On est obligé de répondre aveuglément, sans discerner à quoi cette réponse entraîne, qu’au-delà du quantitatif seul existe le qualitatif. Mais qu’est-ce que ce qualitatif ?

La théorie de l’information, élaborée surtout dans ce cas particulier par Szilard, Brillouin et Costa de Beauregard *, fournit une indication philosophique en réponse à cette question. Précisons bien : leur analyse est purement physique, elle fait abstraction de toute spéculation métaphysique, elle s’exprime en équations. Cependant elle oriente la pensée vers une appréhension philosophique.

Par le célèbre théorème qui porte son nom, Brillouin a montré que toute acquisition d’information se paie en énergie. Aucune information n’est énergétiquement gratuite. Illustrons cela d’une image. Si vous voulez visiter un parterre de fleurs, vous ne le pourrez sans écraser les fleurs. Vous pourrez, par la pensée, vous alléger de tout l’inutile, ne garder qu’un pied, un oeil et votre cerveau gauche, il y aura toujours quelques fleurs écrasées. Supprimez le pied, l’oeil, le cerveau, les fleurs resteront, certes, intactes, mais personne n’en saura plus rien ! Y a-t-il seulement encore des fleurs ?

Ici, Costa de Beauregard insiste sur le sens double du mot "information". C’est ce que l’on "apprend ", mais c’est aussi, en physique, l’ordre de toute structure, ordre qui se mesure en "bits" (unités d’information) ; on ne peut acquérir de l’information sur un système physique quelconque qu’en la lui prenant, c’est-à-dire en détruisant une part correspondante d’ordre, de structure 13

La nouvelle physique » généralise encore ces idées. En 1966, J.S. Bell énonçait un théorème qui en est, peut-on dire, le fondement ; le voici, dans sa belle abstraction : il ne saurait exister de théorie de la réalité affirmant que des événements séparés soient indépendants sans entrer en » contradiction avec la physique quantique 14. »

Rappelons ici que l’ événement fondamental » en physique est le collapse. Il n’y a donc pas dans la nature deux collapses indépendants !

Or toute acquisition d’information suppose au moins un collapse (par exemple, c’est par un collapse que tout photon se manifeste au fond de notre oeil). Donc tout collapse, et par conséquent tout événement de la nature, est aussi un échange d’information. On hésite à comprendre. Cela voudrait-il dire que rien ne se passe dans la nature sans que quelque chose en ait conscience ? Nous voyons apparaître pour la première fois ce mot conscience ». J’en ai reculé l’utilisation aussi tard que possible dans cet exposé. Mais c’est bien ce que veulent dire les physiciens de la nouvelle physique » 15. Le lecteur perplexe (comme je le fus) se demandera si cela veut bien dire que même une seule modification d’une seule particule atomique au centre de la plus lointaine étoile suppose l’intervention d’une conscience. Eh bien, c’est exactement cela que les physiciens veulent dire. C’est cela qu’ils envisagent (voir, par exemple, le deuxième texte de Sarfatti de la référence 15 ci-contre). Ils n’affirment pas encore une chose si énorme, du moins dans leur majorité, mais tous se demandent comment on peut y échapper, compte tenu de la voie apparemment irréfutable par où l’on y arrive.

Telle que je viens de l’exposer, cette voie est abstraite et difficile. Il en existe une autre qui, elle, au moins, est brévissime et lumineuse. Si brève et lumineuse que, livrée telle quelle, hors du contexte général de la physique actuelle tout entière, on pourrait se demander si elle ne constitue pas un paradoxe isolé dont la résolution ne saurait tarder. Or, tout au contraire, c’est ce paradoxe qui est sous-entendu dans toutes les autres discussions. Costa de Beauregard le formule ainsi : Toutes les mécaniques existantes décrivent le phénomène élémentaire comme fondamentalement symétrique entre avenir et passé . 16 »

Expliquons. Le phénomène élémentaire, c’est le collapse. Rappelons une fois de plus que tous les autres phénomènes se font par celui-là. Et voyons ce qu’est cette symétrie », seuil du labyrinthe.

Ma main, tenant un caillou, est tendue au-dessus d’un étang immobile. Vous filmez la scène avec une caméra. Je lâche la pierre. La pierre tombe : jaillissement circulaire de gouttes d’eau, retombée des gouttes, ondes circulaires s’éloignant concentriquement sur l’étang à partir du point de chute. Vous continuez de filmer, tandis que je retire ma main, jusqu’à l’amortissement des ondes sur l’eau. Vous arrêtez de filmer quand l’étang a repris son immobilité initiale. Vous développez votre film dont vous faites deux tirages qu’ensuite vous collez l’un à la suite de l’autre, mais le premier à reculons, la fin mise en début, et inversement.

Vous obtenez ainsi un nouveau film qui, projeté, vous montrera les mouvements successifs suivants : étang immobile, apparition d’ondes concentriques se mouvant vers le centre en devenant de plus en plus hautes jusqu’à un moment cataclysmique », très bref, où vous verrez des gouttes jaillir de l’eaumais vers le centre, la disparition subite des ondes au centre, avec apparition simultanée et du caillou remontant de l’eau et de ma main se tendant pour s’en emparer. Ici l’on atteint le point de collage des deux films, et tout recommence exactement à l’envers, c’est-à-dire à l’endroit : vous revoyez en projection ce que vous avez vu en réalité tout à l’heure lors du tournage. Dans le film résultant du montage, vous avez assisté à un événement rigoureusement symétrique par rapport au moment où le collage passe sur l’écran. Il est symétrique, car vous pouvez passer le film résultant du collage dans n’importe quel sens sans que la moindre différence soit discernable. Si vous le projetez à l’envers, vous ne ferez que revoir ce que vous avez vu à l’endroit. Si vous n’avez pas noté l’envers et l’endroit, vous ne pourrez plus reconnaître l’un de l’autre.

Tel est exactement le collapse, rigoureusement symétrique dans le temps.

A première vue, cela n’a l’air de rien. Mais repassez votre film (votre double film symétrique grâce au collage). Sa deuxième partie ne heurte pas le bon sens. Tout s’y explique par voie de causalité : je lâche le caillou, jaillissement circulaire de gouttes d’eau, etc. ; on comprend très bien l’enchaînement des causes. La première partie, au contraire, est proprement miraculeuse, au sens strict du mot : si en effet je savais, en étendant la main sur un étang endormi, y susciter des ondes rétrogrades, en tirer un caillou et répéter la chose à volonté, je serais un thaumaturge, car je commanderais aux éléments comme Jésus à la tempête.

Les physiciens ont appelé ondes avancées » (en anglais precursor, ce qui est plus clair encore) la probabilité brusquement croissante surgissant de rien et qui aboutit au collapse. C’est une inversion du hasard, autrement dit une évolution finalisée. Nous avons vu que le subquantique est complètement a causal. Et cependant il est infiniment actif ! Mais à la façon d’un acte en chaque point finalisé, en chaque point suscité par une volonté élémentaire, dans un but élémentaire. Chaque collapse réalise l’infiniment improbable, il est l’essence même de ce qu’à notre niveau nous définissons du mot volonté. Un physicien américain a appelé the push of a will, impulsion d’une volonté », ce phénomène élémentaire, source de tous les autres. Ce n’est pas une analogie : c’est sauf, naturellement, si la physique quantique tout entière n’est qu’une immense illusion la volonté à l’état pur, I’intentionnalité pure, la finalité dans son absolue définition.

L’infinie multiplication des collapses élémentaires engendre l’univers des apparences, celui où nous vivons, celui de la statistique, du désordre, celui du hasard et de la nécessité. Mais il n’y a de nécessité que dans les grands nombres. De même, les compagnies d’assurances savent que, samedi prochain, tant de voitures s’emboutiront sur les routes de France, bien que le propriétaire de chaque voiture ait choisi librement de prendre la route. Le decay » obéit à une loi rigoureuse comme la nécessité rêvée par Monod, exprimée par l’équation de Poisson. Mais cette loi est statistique et résulte d’une infinité de collapses qui tous échappent à toute nécessité. Chacun est "the push of a will".

Qui ne se sent, sachant cela, envahi par les curiosités fondamentales des présocratiques ? Qu’est-ce que ce chaos primordial des volontés » élémentaires d’où émerge le monde des apparences ? Pourquoi ce chaos de pure indétermination traduit-il son vouloir » dans un phénomène élémentaire d’une structure telle que, le temps infatigable s’écoulant, il s’organise irrésistiblement en ondes et corpuscules stables, en noyaux d’atomes, molécules, en galaxies, étoiles, planètes, en macromolécules, acides aminés, cellules vivantes, en êtres organisés évoluant tout droit vers la pensée qui finalement découvre tout cela en prenant conscience des lois d’où elle sort ? Connais-toi toi-même ? Mais, ô le plus sublime des faux-monnayeurs, la science te répond : Chiche ! » Et doublement : d’abord par le constat d’échec, deux fois millénaire, de la philosophie à éclaircir le mystère de l’homme, échec par elle-même démontré, aboutissant à sa démission dûment signée, clé sous le paillasson et recyclage dans les idéologies de désespoir et les verbiages ténébreux ; et surtout par l’arrivée de la science elle-même sur les décombres abandonnés par ta descendance, ô Socrate ! et la retrouvailles (ou, pour mieux dire, la découverte) de la réalité spirituelle tout justement là où tu avais voulu nous faire croire qu’elle n’était pas. Finalement, constate un physicien, et conformément à la plus haute tradition philosophique 17, la pure conscience » est maintenant considérée comme l’ultime essence de l’univers, y compris l’univers physique 18 »

Deux millénaires et demi ont changé le langage. L’interrogation de l’âme identique par-dessus le temps écoulé a pris forme dans la rigueur des équations. Mais c’est bien la même interrogation. Écoutons dialoguer ces Sages que sépare le temps.

Le bruit fondamental 19 est sans forme. Le bruit fondamental est pure absence de structure ( patternlessness). Le bruit fondamental est l’Océan primordial du chaos d’où toutes les structures ont tiré leur forme. Plonger dans cet océan vierge de routes (pathless) peut être la prochaine aventure de l’espèce humaine, au coeur du mystère de l’Etre, dans un voyage sans boussole à travers la mystérieuse profondeur des pré-phénomènes, derrière le char audacieux de la physique 20. »

Ni l’eau ni aucun autre élément n’est le fondement des choses (archê), mais quelque chose de différent qui est sans bornes et d’où naissent à l’être et les cieux et tous les mondes qu’ils contiennent 21. »

Le fondement des choses (archê) n’a pas d’origine, mais est à l’origine de tout, embrasse et dirige tout 22. » (L’arche d’Anaximandre peut ainsi se traduire en anglais scientifique par essence noise. J’ai souligné dirige : se rappeler the push of a will).

Anaximène [...] dit que l’archê est un air infini d’où procède tout ce qui vient, est venu ou viendra à l’être, même les dieux et le divin [...]. Il est mouvement perpétuel, car autrement les choses qui changent ne changeraient pas 23 »

Les modernes présocratiques disent, nous I’avons vu, que la conscience peut être un état quantique macroscopique dans le cerveau. Voici ce qu’enseignait Diogène d’Apollonie, d’après Simplicius :

L’espèce humaine et les autres êtres vivants viennent de l’air (identifié à l’archê) y compris leur âme et leur esprit. Selon moi, possède l’intelligence ce que l’on appelle air, et cela a pouvoir sur tout, car c’est précisément cette substance que je tiens pour dieu. » (Guthrie, à qui j’emprunte la plupart de ces citations, souligne que le verbe grec, traduit ici par a pouvoir sur », kykernein, est le mot même par lequel Anaximène désigne l’action de l’illimité, en grec apeiron, dans les textes anglais boundless, caractéristique de l’essence noise, de l’a causal.)

Des citations parallèles pourraient remplir cette revue. Concluons :

L’évidence que les objets physiques et les essences spirituelles ont une forme de réalité très semblable a beaucoup contribué à ma paix intérieure, et, de toute façon, on ne connaît aucune autre conception qui satisfasse à la mécanique quantique. » C’est un prix Nobel de physique, Eugène Wigner, qui s’exprime ainsi 24,

L’apeiron, I’illimité, le boundless, l’a-causal spirituel dans son essence, volitif, conscient, idée unique, vertigineuse, née dans l’esprit des Grecs avant que Socrate eût entrepris de les convertir à sa psychanalyse et que l’on croyait effacée de notre route, est donc à nouveau devant nous comme notre prochaine aventure ».

Jusqu’ici, rien ne permet de prévoir si cette aventure est une borne : Tu n’iras pas plus loin », ou bien une porte prête à s’ouvrir. Dans l’un et l’autre cas, I’homme ne sera plus le même.

Quant à moi, je vois une raison de parier pour la porte : c’est que la solution réside en nous puisque nous pensons. La porte cachée attend dans notre cerveau, dans notre conscience qui a trouvé et défini le problème. L’énigme que le Sphynx s’est à lui-même posée, il saura la résoudre.

Notes :

1. Aristote : de anima, 1, 411 a7. par dieux il faut entendre ce que l’on entendait à l’époque : les habitants du vaste ciel (hoï en tô euru ourano, comme dit homère ), maîtres des hommes et de leur destinée, mais eux-mêmes soumis à une loi supérieure et universelle.
2. Simplicius : physique, 150, 22. simplicius, né vers l’an 500 de notre ère, fut un des derniers lecteurs de l’héritage antique dont l’holocauste était déjà largement avancé.
3. Hippolyte : Réfutation de toutes les hérésies, 1, 7, i, a7. hippolyte est un des premiers théologiens chrétiens (début du siècle). ayant beaucoup réfuté donc cité, il se trouve avoir sauvé, de ses ennemis, quelques débris promis à la destruction.
4. Guthrie (w.k.c.) : a history of greek philosophy (cambridge University press, 1971, vol. t, p . 145 ) .
5. C’est le premier des vers d’or pythagoriciens.
6. l’odysée : IX vers 347. Épisode rapporté par Suidas..
7. En France seulement trois ou quatre philosophes éminents mais marginaux s’intéressent à la science : R. Ruver, François Meyer, Merleau Ponty (Jacques, pas Maurice).
8. Arthur M. Young : the Geometry of Meaning (Géométrie de la signification) et `the reflexive Universe (I’Univers réflexif) tous deux chez Delacorte Press, 1976 .
9. Le "psi" des physiciens.
10. Il y a des exceptions illustres : Louis de Broglie : Einstein qui, voyant avant tout autre où conduisait l’indétermination quantique, prononça le mot bien connu : Si c’était à refaire, je me ferais plombier."
11. La nécessité, I’enchaînement des causes et des effets n’existent que dans les macro-phénomènes, où l’accumulation infinie de faits a causals fait apparaître les effets statistiques, seuls étudiés (souvent sans le savoir) par l’ancienne physique
12. Ted Bastin et autres auteurs : Quantum Theory and Beyond (Cambridge University Press 1971, 3è partie, pp 41-91).
13. En augmentant son entropie ce que dit aussi le théorème de Brillouin .
14. J.S. Bell the Problem of hidden Variables in Quantum theory Tl in Review of modern Physics, juillet 1966 p. 447,
15. On peut une idée de ce problème en suivant la discussion poursuivie dans les premiers numéros de Psychoenergetic systems (Gordon and Breach Science publishers) entre D.Bohm, R. Hiley et J. Sarfatti.
16.O .Costa de Beauregard : Le second principe de la science du temps (Paris, le Seuil, 1963, p.39.)
17. Ce physicien, L.H. Domash entend par Ià la tradition orientale voir la suite de cet article .
18. Lawrence H Domash : La Conscience pure est-elle un état quantique macroscopique dans le cerveau ?(Meru, Departement of physics , Weggis, Suisse paper 100) (en anglais ) .
19. Essence noise c’est à dire l’agitation a-causale du monde subquantique.
20. Patterns of process, core Physics Vistas (Nick Herbert, C-life Institute N· 3735 décembre 1976)
21. Anaximandre, d’après Aristote : Physique, 24 13.
22. Physique, 203 b.
23. Hippolyte, réf 1,7, 1A7.
24. E. Wigner : Symmetries and Reflections (Indiana University Press, Bloomington, 1967, p. 192 ).

Le Collapse

Depuis les premières découvertes de Louis de Broglie, vers 1923, on a pris l’habitude de considérer la matière, la lumière et les ondes électromagnétiques en général, comme des entités formées de réalités complémentaires », I’onde et le corpuscule. Toute particule comportait aussi son onde associée ». Une particularité bien étrange de cette complémentarité était que le corpuscule et l’onde ne pouvaient pas être mis en évidence simultanément. La notion de la " réalité complémentaire " s’est alors propagée de la physique à la philosophie et de là, au langage de tous les jours.

En physique, on imaginait une onde accompagnant réellement le déplacement de la particule matérielle. Les deux réalités complémentaires » étaient conçues comme simultanément réelles, quoique refusant de se laisser appréhender ensemble. Une méditation d’un demi-siècle sur cet étrange refus a conduit l’imagination scientifique, par un nouvel effort, à ce qu’on appelle maintenant une prise de conscience " : les " réalités complémentaires ", n’étaient qu’un expédient verbal pour se débarrasser d’un fait plus insaisissable et plus profond, s’exprimant dans la théorie quantique des champs c’est l’onde seule qui existe tant qu’on ne regarde pas ; dès qu’une expérience décèle l’onde (dès qu’on regarde) c’est le corpuscule qui se manifeste ; mais aussitôt qu’il s’est manifesté, il n’existe plus, c’est de nouveau l’onde (ou le champ qui seule existe. Le collapse est cet événement mystérieux : (mais décrit par l’équation de Schrodinger) au cours duquel I’onde se manifeste sous la forme d’un corpuscule qui cesse d’exister en se manifestant, redevenant une onde dans un champ.

La lumière par exemple est une onde tant qu’elle ne se manifeste pas. Mais qu’elle frappe un écran, c’est un photon qui frappe, il n’y a plus d’onde ; que le photon soit alors absorbé ou réfléchi, il cesse d’exister en tant que photon et redevient une onde, de nouveau se propageant comme une onde et restant indétectable en tant qu’onde.

On appelle aussi le collapse transition quantique ». L’équation de Schrodinger prévoit les probabilités de ce qui se passera au cours d’une transition, ou collapse. Mais ce phénomène fondamental, sur quoi repose l’univers physique tout entier, n’en est pas moins un défi à la logique, défi radical, auquel on ne discerne actuellement aucune réponse sauf en acceptant de sortir de la physique au sens strict."

Le point de vue de Yves Lecerf dans

DE LA CAUSALITE AU DETERMINISME

"Le monde horloge

La notion de déterminisme s’est imposée au 17ème siècle. On peut se demander pourquoi elle n’est pas apparue plus tôt et ce qui justifie qu’un philosophe comme Karl Popper désire l’abandonner non seulement en ce qui concerne la démarche épistémologique mais également en ce qui concerne l’ensemble de la philosophie (éthique, politique etc.).

Popper associe le déterminisme à une vision du monde-horloge qui débouche sur, un système fermé, sur une certaine métaphysique et sur une opposition à une société ouverte (193). La question du déterminisme n’est donc pas pour Popper une simple querelle concernant des spécialistes de la philosophie des sciences rompus aux derniers développements de la mécanique quantique (194). On peut en effet penser que la totalité de la philosophie poppérienne repose sur na négation du déterminisme. I1 s’agit là de la clé de voûte de son approche.

Il est raisonnable de penser que l’argument de Hume a été déterminant dans le refus poppérien de l’induction d’une part et du déterminisme de l’autre. Le philosophe viennois, en effet, a toujours cherché à détruire une vision du monde Parménidienne, au non d’un certain rationalisme critique, sans faire intervenir les derniers développements de la physique. I1 montre à plusieurs reprise qu’une analyse attentive du principe du déterminisme est incompatible avec la physique classique et montre par ailleurs que ce principe n’a aucune base logique et ne peut être fondé sur l’expérience.

193 : K. Popper, L’Univers irrésolu, plaidoyer pour l’indéterminisme, Hermann, Paris, 1984, pp. 16-17 ; et Of Clouds and Clocks, an approach to the problem of rationality and the freedom of man, in Objective Knowledge, Oxford University Press, 1974, pp. 206 sq.

194 : K. Popper, L’Univers irrésolu, Hermann, Paris 1984, pp. 58-65.

Emanation d’un désir moral

Avant d’examiner l’argumentation de Popper, il est nécessaire de voir comment est apparu ce principe. Les anciens avaient une idée des lois de la nature qui reposait sur une volonté divine. La causalité a sans doute son origine dans une question d’organisation sociale fondée sur la responsabilité. Hans Kelsen pense qu’elle reflète chez les Grecs le culte de l’ordre social, de l’harmonie et qu’elle est une émanation d’un désir moral (195). En ce sens, l’égalité de l’action et de la réaction serait l’expression d’une croyance sociale d’après laquelle la peine égale le crime. On peut parler de fatalisme, de providence, d’existence d’une cause nécessaire à la production d’un effet, toutefois l’avenir n’est pas connaissable, sauf par les oracles ou les devins. Aristote lui-même insite sur le caractère imprédictible du future (196). Le déterminisme n’est jamais énoncé en tant que tel. Les premières formulations explicites datent du 17ème siècle avec Galilée, Spinoza et Leibniz.

195 : Hans Kelsen, Society and Nature, University of Chicago Press, 1943.

196 : Aristote, De l’Interprétation, chapitre 9.

La naissance du déterminisme.

Classiquement on fait remonter à Galilée (en l’opposant souvent à Descartes) l’invention de la méthode expérimentale. Galilée n’a évidemment rien d’un empiriste au sens strict du terme et l’on peut voir chez lui de nombreuses influences platoniciennes. Pour la première fois il formule une méthode d’investigation du réel opposée à la recherche systématique de réalités substantielles permettant d’expliquer les phénomènes par des qualités cachées. I1 veut au contraire donner du monde une description quantitative, ce qui justifie son recours à l’expérience. On le sait, les lois de Galilée n’ont la plupart du temps pas été obtenues grâce à des expériences réelles. I1 décrit souvent des processus qui se produisent dans des conditions idéales (par exemple la description du mouvement rectiligne uniforme etc.). Le modèle de Galilée est moins empirique que géométrique. Certes il n’est pas dépourvu de métaphysique, mais il est débarrassé des qualités essentielles dont se servait la physique aristotélicienne pour expliquer le monde. Avec Galilée, on abandonne la description verbale pour admettre une description numérique.

Dans une certaine mesure, l’ethnométhodologie reprend à son compte ce projet. La description numérique est en effet la seule qui soit totalement compatible avec le principe d’indïfférence.

A. Koyré montre dans ses Etudes Galiléennes comment les anciens schémas métaphysiques sont remplacés par une conception entièrement nouvelle : Ceux-ci me semblent pouvoir être ramenés à deux éléments principaux, d’ailleurs étroitement liés entre eux, à savoir la destruction du Cosmos, et la géométrisation de l’espace, c’est-à-dire :

a) la destruction du monde conçu comme un tout fini et bien ordonné, dans lequel la structure spatiale incarnait une hiérarchie de valeur et de perfection, monde dans lequel au-dessus de la Terre lourde et opaque, centre de la région sublunaire du changement et de la corruption, s’élevaient les sphères célestes des astres impondérables, incorruptibles et lumineux, et la substitution à celui-ci d’un univers indéfini, et même infini, ne comportant plus aucune hiérarchie naturelle et uni seulement par l’identité des lois qui le régissent dans toutes ses parties, ainsi que par celle de ses composants ultimes placés, tous, au même niveau ontologique ;

b) le remplacement de la conception aristotélicienne de l’espace, ensemble différencié de lieux intramondains, par celle de l’espace de la géométrie euclidienne -extension homogène et nécessairement infiniedésormais considéré comme identique en sa structure, avec l’espace réel de l’univers. Ce qui, à son tour, impliqua le rejet par la pensée scientifique de toutes considérations basées sur les notions de valeur, de perfection, d’harmonie, de sens ou de fin, et finalement, la dévalorisation complète de l’Etre, le divorce total entre le monde des valeurs et le monde des faits (197).

197 : A. Koyré, Du Monde clos à l’univers infini, Gallimard, Idées, pp. 1112.

L’exigence analytique

Nous reviendrons plus tard sur cette dévalorisation du monde de l’Etre. Remarquons simplement pour l’instant qu’à la déduction, admise sans contestation dans la géométrie euclidienne, il fallait faire correspondre, dans le monde des faits, un principe ayant une force déductive comparable. C’est bien pourquoi, tout au long du 17ème siècle, on ne cessa pas d’insister sur l’aspect analytique de la causalité et de sa version forte, le déterminisme.

La plupart des auteurs affirment en effet que la causalité est un principe métaphysique, qu’elle n’est pas donné par l’expérience, qu’elle ne vient pas de notre esprit et qu’elle est en conséquence une espèce d’idée platonicienne, par opposition aux essences aristotéliciennes, qui sont contenues dans les choses, sans avoir d’existence séparée.

On peut certes soutenir que Galilée n’est pas vraiment un épistémologue : Galileo ... was mainly occupied with purely scientific matters and the discussion of specific problems. He did not construct a methodical philosophy of science, though Che elements of such a philosophy may be extracted from his works écrit Hall qui remarque plus loin que l’argumentation de. Galilée ne repose pas sur l’expérience (198) cette dernière est utilisée à titre de corroboration du raisonnement. Certes, on avait utilisé les mathématiques avant Galilée pour traiter certaines questions physiques (par exemple les problèmes d’optique, de réfraction de la lumière). Mais il fut le premier à étendre sa méthode à la totalité de la physique et à prétendre que c’était là la seule méthode valide.

La célèbre formule d’après laquelle le livre de la nature s’écrit en langage mathématique, signifie que l’architecture du monde réel est en réalité l’architecture abstraite d’Euclide et qu’en conséquence il n’y a pas de distinction perceptible entre une vérité mathématique et une vérité réelle. C’est donc légitimement qu’on a pu qualifier Galilée de platonicien.

198 : A. R. Hall, The Scientific Revolution 1500-1800, the formation of the modern scientific attitude, Beacon Press, 1966, p. 168.

La permanence des lois de la nature

Ce qui ressort évidemment de ses travaux est l’affirmation que tout ce qui est physique est "rationnel", c’est-à-dire mathématique. Inversement, si une vérité mathématique s’impose dans la résolution d’un problème, il devient légitime d’en chercher la contrepartie dans la nature. On sait ce qu’est la déduction mathématique, elle est indispensable à tout raisonnement, il lui faut donc avoir une correspondance physique. La déduction n’est en général pas vue comme une proposition particulière, mais plutôt comme une liaison nécessaire entre deux propositions (comme chez Descartes). Le déterminisme va jouer un rôle identique, c’est-à-dire qu’il n’est pas un fait, mais l’exhibition de la relation nécessaire qui existe entre deux phénomènes.

De la même manière que Dieu est le garant de la raison chez Descartes, la permanence des lois de la nature est le résultat de la toute puissance divine. Boyle écrira par exemple : Cod established those rules of motion, and Chat order amongst things corporeal, which we call the lauws of nature. Thus, the uni verse being once framed by God, and the laws of motion settled, the philosophy teaches that the phenomena of the world are physically produced by the mechanical properties of the parts of matter (199). Les lois de la nature ont donc un statut transcendantal et la loi particulière d’après laquelle les mêmes causes produisent les mêmes effets peut être déduite de l’existence d’un principe divin transcendantal, ou immanent dira Spinoza.

Loin d’être un empiriste, Galilée ne se contente pas de vouloir décrire comment les choses se passent, il cherche aussi à révéler la nature des choses. Seulement, la nature des choses est à chercher dans les relations et non dans une essence physique. Par exemple, c’est à partir de la nature des lois du mouvement (vues d’un point de vue mathématique) qu’on pourra comprendre comment se meut tel mobile particulier.

I1 y a donc avec Galilée une différence fondamentale de l’approche causale aristotélicienne. Il considère que si la cause de B est A, notre premier objet d’étude doit rester B lui-même, étant donné que c’est à partir de B qu’on infère l’existence de A (200). On est loin d’Aristote qui affirme que connaître c’est connaître par les causes. Pour Galilée, décrire les phénomènes revient à décrire une relation causale. Cette relation n’est pas le résultat d’une induction mais celui d’un principe abstrait. Si donc une loi est juste, c’est d’une part parce qu’elle est vérifiée par une expérience réelle ou théorique et d’autre part parce qu’elle découle de la nature abstraite de la classe de phénomènes étudiés. La méthode galiléenne repose certes en partie sur l’induction mais repose surtout sur le déterminisme.

199 : R. Boyle, The Excellence and Grounds of the Mechanical Philosophy, in Philosophical Works, abridged by Peter Shaw (London, 1725), vol. I, p. 187 (condensed).

200 ; A. R. Hall, op. cit. p. 176.

Comme le dit Reichenbach, l’application de la méthode mathématique a trouvé son expression la plus frappante dans la conception de la causalité qui résultait de la physique classique ... Puisqu’il était possible d’exprimer les lois physiques sous la forme d’équations mathématiques, il apparut que la nécessité physique pouvait être transformée en nécessité mathématique ... Les lois de la nature ont la structure des lois mathématiques, leur nécessité et leur universalité (20l). Mais pour Galilée les mathématiques ne sont qu’un instrument permettant de révéler la causalité profonde qui unit les phénomènes, il écrit par exemple : il convient d’étudier et d’expliquer congrûment la définition de celui dont se sert la nature. Car, bien qu’il soit licite d’envisager les propriétés qui en découlent, la nature, cependant, dans ses mouvements emploie un certain mode déterminé d’accélération (202). I1 y a là l’affirmation d’une position réaliste en opposition au quasi instrumentalisme de Copernic qui ne prétendait pas décrire les vrais mouvements des astres mais simplement décrire un système théorique plus simple.

201 : H. Reichenbach, L’Avènement de la philosophie scientifique, Flammarion, 1955, pp. 95-96.

202 : Galilée, Discours concernant deux Sciences nouvelles, trad. M. Clavelin, A. Colin, 1970, p. 131.

Le déterminisme métaphysique

Spinoza énonce au début de l’Ethique le principe du déterminisme. I1 le range dans la catégorie des axiomes non démontrables, mais à la suite des définitions de la cause (de soi) et de Dieu. La notion de cause ellemême n’est pas explicitement définie chez Spinoza, comme si elle était par elle-même suffisamment évidente. En d’autres termes, le principe de causalité ne saurait être sérieusement mis en doute et on peut se passer de justification pour poser le déterminisme : D’une cause déterminée que l’on suppose donnée, suit nécessairement un effet, et au contraire si nulle cause déterminée n’est donnée, il est impossible qu’un effet suive (203). I1 ajoute immédiatement après : La connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe (204). La propostion III, Si des choses n’ont rien de commun entre elles, l’une d’elles ne peut être cause de l’autre, implique l’existence d’un lien (au moins conceptuel permettant le passage de la cause à l’effet (205). Là encore, la cause est considérée anlytiquement, quoique d’une façon fort différente de celle de Galilée.

Ces points étant établis, Spinoza en arrive tout naturellement à l’idée d’une nature totalement déterminée et d’une liberté humaine illusoire. Certes, le livre V de l’éthique indique une possibilité pour l’homme d’avoir une certaine liberté, mais celle-ci ne peut s’opposer à la nécessité. Il s’agit d’une liberté de l’entendement qui ne débouche pas sur la possibilité de modifier effectivement le cours du monde car : Les choses n’ont pu être produites par Dieu d’aucune manière autre et dans aucun ordre autre, que de la manière et dans l’ordre où elles ont été produite (206) et La volonté ne peut être. appelée cause libre, mais seulement cause nécessaire (207).

203 ; Spinoza, Ethique, I, axiome 3, trad. Ch. Appuhn.

204 : id. I, axiome 4.

205 . id. I, axiome 5.

206 : id. I, proposition XXXIII.

207 : id. I, proposition XXXII.

I1 est évidemment légitime de penser que la contrainte et la liberté sont inconciliables. Mais cela ne signifie pas que la nécessité soit le contraire de la liberté. Supposer en effet que l’homme ait la possibilité de se poser comme une cause autonome par rapport au cours du monde, revient à voir en celui-ci un univers particulier échappant d’une manière ou d’une autre aux lois universelles de la nature. L’action humaine, comme tous les phénomènes, est nécessairement déterminée par des causes extérieures selon des lois précises. I1 n’y a pas de libre arbitre et la liberté, si on veut l’admettre, ne saurait être le contraire de la nécessité.

Spinoza en toute logique nie l’existence du possible simplement possible et celle d’une contingence quelconque. La liberté humaine n’est pas autre chose que la connaissance de la nécessité et la recherche de la cause adéquate de l’action. Une telle conception se rapprocherait du stoïcisme si elle ne reposait pas sur le principe du déterminisme. En effet, la simple notion de causalité permet d’arriver à la conclusion du fatalisme, mais pas à celle d’un monde entièrement nécessaire. Nous verrons par la suite que Popper semble à plusieurs reprises confondre fatalisme et déterminisme. On notera enfin que Spinoza ne justifie pas le déterminisme qui est donc dogmatiquement imposé. Une telle attitude a de quoi surprendre.

Bouter la cause hors de la science

Le déterminisme du 17ème siècle est une nouveauté radicale par rapport aux modes de pensée antérieurs. Mais, curieusement, les savants de l’époque qui l’ont énoncé pour la première fois de manière explicite, ne semblent pas avoir eu une pleine conscience de leur originalité en la matière. I1 serait sans doute exagéré de parler d’une confusion entre la notion de cause et celle de déterminisme (Spinoza, en particulier, fait bien la différence entre les deux) mais le déterminisme semble aller de soi quand on a accepté la notion de causalité.

On verra qu’au XXème siècle certains savants font un même amalgame lorsqu’à partir de la négation du déterminisme, ils en arrivent à contester la causalité elle-même : Quant à l’idée d’une stricte causalité, non seulement la science, après toutes ces années la juge-t-elle un concept non essentiel, mais elle démontre aussi que, d’après la théorie des quanta, la stricte causalité. est fondamentalement et intrinsèquement indémontrable. Donc elle n’est plus un vrai concept scientifique et doit être rejetée du domaine de la science actuelle (208)."

208 : Banesh Hoffmann, L’Etrange histoire des quanta, trad. C. de Richemont, Seuil, 1981, p. 175

suite à venir...

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