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Luttes ouvrières des années 1970-80 dans le monde

mardi 13 mai 2008, par Robert Paris

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Turquie, Corée du sud, Pologne, Thaïlande, Afrique du sud ... Qu’y a-t-il de commun entre les luttes ouvrières de ces pays aussi divers politiquement que socialement ? Le fait que tous ces pays aient été déstabilisés par des luttes ouvrières parce qu’ils étaient des régimes issus de la politique des blocs, ce qui empêchait toute évolution et contraignait les blocs à les maintenir en place malgré une impopularité croissante, qui amenait des dangers sociaux : celui que ce soit la classe ouvrière qui les renverse.

4-15-3 Turquie

Lire aussi le chapitre trente du même livre sur un siècle de luttes en Turquie


Chronologie :

 1950, le pouvoir met en place la centrale Türk-Is comme médiateur obligatoire entre les ouvriers et le patronat.

 1960 : coup d’Etat militaire

 1961, fondation par des syndicalistes du Parti ouvrier de Turquie (TIP, parti de gauche réformiste qui reconnaît la revendication kurde)

 13 février 1967, suite à une montée des grèves dans les années 60, un syndicat indépendant du pouvoir, la DISK, est fondé.

 1968 : montée des luttes et de la contestation, dans la jeunesse (en juin) puis dans la classe ouvrière. La première occupation d’usine à Istanbul, celle de Derby, un mois après le début de mai 1968, était le début d’un processus historique. L’occupation de l’usine de fer-forgé, l’une des citadelles de l’époque, la tentative de répression de la police et la défense héroïque des ouvriers et de leurs familles marqua l’histoire du mouvement ouvrier. L’armée intervient pour rétablir l’ordre.

 1969, fondation de la « Dev-Genc » (Fédération des étudiants révolutionnaires, ancêtre de Dev-Yol), qui regroupe des tendances maoïstes, castristes et trotskistes et affirme le droit du peuple kurde à la lutte armée.

 juin 1970, manifestation de masse contre un projet de loi syndicale répressive : 100 000 ouvriers descendaient dans la rue, s’affontaient avec la police, érigeaient des barricades, interdiction de la Disk et manifestations de protestations contre cette interdiction les 15 et 16 juin. Le mouvement kurde se développe.

 12 mars 1971, coup d’Etat militaire : des officiers renversent Demirel et installent la loi martiale. Pendant des années, des milliers d’opposants et de syndicalistes sont souvent assassinés par des milices, des fascistes, des éléments des forces armées et policières.

 1er mai 1977, fusillade de la place Taksim à Istanbul (37 morts parmi les centaines de milliers de manifestants ouvriers). En deux ans, des centaines de milliers de personnes furent arrêtées et plus de 98000 jugées, 21700 condamnées à des peines de prison, cinquante exécutées à l’issue de procès politiques.

 de 1979 à 1983, les prix sont multipliés par 12, les salaires par 8 seulement. La baisse des salaires réels est très forte dans les années 1980.

 janvier 1980, plan gouvernemental soi-disant « contre l’inflation » : restriction du crédit, diminution des investissements publics, blocage des salaires.

 février 1980, le complexe agro-industriel d’Izmir licencie des militants actifs et provoque la mobilisation des travailleurs, qui occupent les locaux. C’est l’intervention de l’armée, de l’extrême droite qui intervient en force supplétive du pouvoir d’État et des patrons, en pratiquant l’assassinat de syndicalistes et de militants d’extrême gauche.

 de janvier à septembre 1980, 2 000 personnes sont ainsi assassinées.

 12 septembre 1980, coup d’État du général Evren. Les organosations syndicales sont interdites pendant trois ans.

 1983, la langue kurde est interdite jusque dans les discussions privées.

 1986-1987 : reprise des grèves ouvrières

 printemps 1989, vague de grèves et de manifestations, avec une grosse mobilisation des travailleurs du secteur public, notamment ceux des chantiers navals.

 en 1990-1991, une seconde vague de grève, en, particulier dans les mines, contraint les patrons à céder des augmentations allant de 150 à 250 %

 1994, la crise économique plonge à nouveau les salaires vers le bas.

 1998, les métallurgistes de Renault et Tofas (filiale de Fiat) entrent en lutte aussi bien contre leur patron que contre le syndicat Metal-Is, filiale de Türk-Is (la plus importante confédération) qui a accepté une augmentation des salaires de 43 %, alors que l’inflation annuelle est de l’ordre de 100 %.

 1999, contre le recul de l’âge de la retraite et la baisse du pouvoir d’achat, des manifestations qui regroupent des centaines de milliers de travailleurs.

 février 2001, crise économique et dévaluation de la livre.

Pologne

« Mon destin m’a placé à la tête des gens. Ce que j’appelle marcher à la tête du troupeau. »
Lech Walesa
Dans son autobiographie intitulée
« Un chemin d’espoir »

Luttes ouvrières dans la Pologne des années 70-80
L’Etat polonais des années 1970-80 fait partie de ce que l’on a appelé les « démocraties populaires », traduisez dictature anti-ouvrière sous la domination de la bureaucratie et de l’armée russes. La mise en place de ce régime ne doit rien à une intervention des masses populaires de Pologne et encore moins à une révolution communiste, en Pologne ou nulle part ailleurs. Ce régime a été mis en place avec l’accord de l’impérialisme et non contre lui. C’est ainsi que s’est constitué toute la zone sous domination russe – et pas communiste – à l’Est. L’étatisme polonais ne découle nullement d’une perspective communiste, de renversement du capitalisme à l’échelle mondiale, mais de la lutte mondiale de l’impérialisme uni au stalinisme contre les risques révolutionnaires de l’après-guerre. C’est donc un Etat qui est dirigé de A à Z et dès le début contre la classe ouvrière. Sa mise en place a nécessité la destruction d’anciennes structures mais ni celles des anciennes classes, ni des anciens appareils de l’Etat. Non, il s’agit de celles des anciens partis et syndicats ouvriers, qui sont entièrement détruits et reconstruits par le nouvel Etat, y compris l’ancien Parti communiste (comme dans tous les « Pays de l’Est »). La mise en place du parti unique et du syndicat unique à partir de la guerre froide en 1947 ne sont nullement des mesures en faveur des travailleurs, au contraire. C’est la dictature politique et sociale qui s’abat sur les travailleurs qui sont privés de tout droit démocratique.
Dès que la classe ouvrière a tenté de protester, de revendiquer, elle a subi la répression violente de cet Etat. En 1956, alors que la révolution se déroulait en Hongrie, les ouvriers polonais sont également entrés en lutte. En juin 1956, ce sont notamment les 15.000 ouvriers des usines Staline de Pozna’n qui se mobilisent. Pour les écraser, le pouvoir envoie l’armée avec 200 tanks. Elle fait 53 morts et 400 blessés. Puis, en octobre 1956, tout le pays se couvre de conseils ouvriers, suivant l’exemple des ouvriers de l’usine Zéran de Varsovie. Le pouvoir parvient à détourner la colère des travailleurs, en faisant venir au pouvoir un prétendu réformateur, en fait un stalinien momentanément écarté : Gomulka. Il réussit à calmer les esprits.
C’est en 1970 qu’un nouveau mouvement massif de la classe ouvrière contre le pouvoir reprend. L’annonce d’une hausse des prix de 30% met le feu aux poudres. Des arrêts de travail spontanés dans toutes les villes du littoral de la Baltique, à Gdynia, Gdansk et Szczecin, sont suivies de manifestations où les travailleurs vont demander des comptes aux dirigeants des localités et du parti unique. A Gdynia, les membres du comité de grève qui ont négocié avec la direction des chantiers sont arrêtés. A cette nouvelle, une véritable foule ouvrière en colère attaque et met le feu à la direction du parti unique et fait le siège des commissariats. Il en va de même ensuite à Gdansk et Szczecin. Il en résulte des arrestations, des tortures et des assassinats dans les commissariats. Des ouvriers des chantiers de Gdansk sont fusillés près de l’entrée. L’armée fait évacuer les chantiers de Gdansk. A Gdynia, les travailleurs sont battus au cours d’une offensive d’une grande violence, à la mitrailleuse et par des attaques d’hélicoptères, le 16 décembre. Le lendemain, c’est Szczecin qui est le théâtre d’une terrible bataille de rue. L’armée et la milice tirent sur les grévistes qui occupent le chantier Warski.
Le régime a vaincu, mais il est discrédité. Gomulka est démissionné. Il doit laisser la place à un nouveau chef d’Etat, Gierek, qui s’adresse aux ouvriers, leur fait des excuses, retire les mesures anti-ouvrières, supprime les mesures de répression, annonce un nouveau type de relations avec les travailleurs, fait de nombreuses promesses et fait appel au sens des responsabilités des travailleurs. Avec succès.
Six ans plus tard, la classe ouvrière polonaise retrouve la voie de la lutte. Le 24 juin 1976, à l’annonce d’une hausse des prix de 39% décidée par Gierek, un mouvement de grève s’étend à tout le pays. C’est à Ursus dans la banlieue de Varsovie et à Radom que le mouvement est le plus dur. A Radom, la milice tire sur la foule et 17 personnes sont tuées. Le gouvernement prend peur. 24 heures après l’annonce des hausses de prix, elles sont annulées. Mais il craint que cette victoire ouvrière entraîne une montée irrépressible de la mobilisation et de l’organisation de la classe ouvrière, c’est-à-dire par une situation pré-révolutionnaire. Il accompagne donc ce recul d’une sérieuse répression. Des centaines de grévistes sont arrêtés, tabassés dans les locaux de la police. Certains travailleurs subissent des procès publics où ils sont contraints de faire leur autocritique. Des intellectuels s’organisent alors pour défendre les travailleurs qui subissent la répression et les licenciements. Ils fondent le KOR, comité de défense des ouvriers. Des dirigeants politiques apparaissent alors, qui vont jouer un rôle dirigeant dans la mobilisation qui suivra en 1980. Certains sont des fondateurs des « syndicats libres » comme Lech Walesa, Anna Walentynowicz, les frères Kaczinski, Jack Kuron, Modzlewski, ou Adam Michnik. La conception qu’ils ont tirée des événements des années 70 est nationaliste et réformiste. En résumé : pas question d’attaquer ou même de menacer le pouvoir stalinien, il fait créer un rapport de forces pour négocier, revendiquer des droits syndicaux hors des « syndicats » du pouvoir et, sans affrontement, viser au développement d’une opinion nationale, chrétienne, pro-occidentale. En somme, leurs conceptions sont tout sauf révolutionnaires. Leur modèle est souvent l’ancienne Pologne, que gouvernait le général Pilsudski, un dictateur anti-communiste et pro-occidental, meneur de pogromes anti-sémites, mis au pouvoir par les puissances impérialistes pour contrer la révolution prolétarienne. Il s’agit même de convaincre le pouvoir que la transformation de la société devient la seule manière d’éviter la révolution prolétarienne. La mobilisation de la classe ouvrière est le moyen de négocier la sortie de crise, en obtenant progressivement la mise en place d’un régime bourgeois. Adam Michnik écrit ainsi, cité par Lech Walesa dans « Un chemin d’espoir » : « La vérité est que sans entente entre le pouvoir et le peuple, on ne peut gouverner ce pays. (…) La vérité est la suivante : le seul gouvernement polonais accepté par les dirigeants de l’URSS est celui des communistes, et rien ne permet de penser que cet état de chose puisse changer du jour au lendemain. Qu’est-ce qu’il en résulte ? (…) Il en résulte que toute tentative de renversement du pouvoir communiste en Pologne porte directement atteinte aux intérêts de l’URSS. (…) Prenons bien soin de ne pas mettre en lambeaux ce qu’est l’Etat polonais dépouillé de sa souveraineté, mais toujours l’Etat, sans lequel notre sort serait infiniment plus pénible. » De 1976 à 1978, leur groupe est passé de 6 à 600 militants en faveur de syndicats libres. La montée de la classe ouvrière continuant, ils sont plusieurs milliers en 1979 et diffusent massivement leur journal, « L’ouvrier du littoral ». Lorsque Anna Walentynowicz, militante des syndicats libres, est licenciée à six mois de la retraite, trois jeunes ouvriers des chantiers naval de Gdansk décident de mettre les chantiers en grève et vont chercher Lech Walesa, licencié depuis des années, mais qu’ils font rentrer dans les lieux. Malgré un début du mouvement très difficile, ils parviennent finalement à mettre les chantiers de Gdansk en grève, un mouvement qui va gagner tout le pays, et contraindre le pouvoir aux négociations qu’espérait Lech Walesa et ses amis. Il a fallu non seulement mobiliser les travailleurs mais aussi les empêcher de s’en prendre au pouvoir et canaliser leur énergie dans un sens qui ne menace pas le pouvoir. Il a fallu que ces dirigeants issus du mouvement se montrent capables de prendre la tête des luttes ouvrières pour les calmer et s’imposer ainsi comme la force la plus importante face au pouvoir. Ils ont reçu pour cette tâche délicate un appui important : celui de L’Eglise et de la papauté. Ils ont également eu l’appui de la petite bourgeoisie nationaliste de Pologne. Le meilleur compte-rendu de cette stratégie réformiste est certainement son auteur, Lech Walesa lui-même. Si son passé est celui d’un leader ouvrier décidé, combatif qui comprend que le prolétariat est la principale force politique, il est aussi opposé à toute forme réelle de pouvoir ouvrier. Il sait négocier dans le dos d’un mouvement, imposer quand il ne convainc pas, effectuer un chantage avec succès, faire appel au sens des responsabilités des travailleurs pour les faire reculer. Dans ses mémoires, il ne s’en cache nullement et, comme tout bon leader nationaliste, il reconnaît volontiers qu’il n’est pas un défenseur des intérêts des opprimés, mais un défenseur de l’intérêt supérieur du pays, c’est-à-dire des perspectives nationales bourgeoises. Il est fier de s’être fait le pompier des grèves qui parcoure tout le pays dans un véhicule fourni par le pouvoir. Dès le début de la grève, Walesa parvient à se faire élire au comité de grève bien qu’il ne soit plus ouvrier des chantiers, étant parvenu à établir le lien entre la revendication de la réintégration d’Anna Walentynowicz et la sienne. Walesa s’avère un tacticien très habile dans les discussions avec les travailleurs, plus encore que dans celles avec les membres du pouvoir. Il sait parfaitement être radical quand c’est nécessaire pour garder son crédit et il sait aussi prendre complètement à rebrousse-poil toute une assemblée ouvrière. Mais ces grandes capacités personnelles sont mises au service d’une stratégie qui vise certes dans un premier temps à augmenter le rapport de forces des travailleurs, mais, ensuite, à préparer la mise en place d’un nouveau nationalisme polonais qui n’a que faire des revendications ouvrières. Walesa se considère comme l’un des piliers de la « nouvelle Pologne », les deux autres piliers étant le pouvoir et l’Eglise. C’est un partisan de l’ordre et un ennemi ouvert de la révolution, il l’affirme lui-même. Sans cesse, il prédit que, si on ne suit pas ses propositions, c’est la révolution, avec comme conséquence immédiate le bain de sang et, surtout, l’intervention de l’armée russe. Les leaders radicaux, il ne craint pas de les écarter de façon radicale, en se servant directement et grossièrement parfois de sa popularité. La révolution lui sert autant d’épouvantail que l’écrasement par l’Etat russe. Le pacifisme, une fois de plus, sert à rendre les opprimés pacifiques c’est-à-dire à les désarmer, mais pas à contraindre le pouvoir à être pacifique, en entraînant les petits soldats aux côtés des travailleurs. Loin d’avoir préparé les travailleurs, qui étaient pourtant massivement mobilisés et organisés, au risque d’intervention armée de l’Etat polonais, il les a ainsi complètement désarmé politiquement et ils seront complètement pris par surprise par le coup d’Etat militaire de Jaruzelski en 1981 parce qu’il était organisé par l’armée polonaise et non par la Russie, situation qu’ils refusaient politiquement d’envisager, par nationalisme.

La mobilisation ouvrière de 1980
Dès que la grève apparaît comme massive et qu’elle démontre qu’elle a une direction décidée à aller jusqu’au bout, elle gagne la totalité des Chantiers de Gdansk, car la seule chose qui retenait les travailleurs était la crainte d’une grève faible qui terminerait rapidement par un échec. Dès que la grève prend solidement, le 15 août 1980, toutes les entreprises travaillant pour l’industrie navale s’y joignent. Les Chantiers sont occupés et gardés nuit et jour. Le comité de grève choisit de faire des Chantiers un bastion de la lutte, plutôt que de se confronter aux forces de l’ordre dans les rues. Les leaders y dorment, y mangent et ne les quittent pas, pour éviter arrestations et intimidations. Au lieu d’aller chercher des soutiens dans la région et le reste du pays, il font des chantiers le point de rencontre de toutes le forces du pays opposées au pouvoir, et particulièrement de la classe ouvrière.
Devant le début de généralisation de la grève, de sa radicalisation et de la menace sociale dans une Pologne économiquement et politiquement dans l’impasse, la direction des chantiers cède le 16 août. Elle accepte une partie des revendications des travailleurs mais ne donne que 1500 zlotys au lieu des 2000 revendiqués. Cependant, malgré la montée de la lutte, ou à cause de celle-ci, Lech Walesa signe précipitamment le compromis proposé par la direction des Chantiers en ne consultant pas les salariés. Les travailleurs conspuent Lech Walesa revenu de sa signature aux cris de « 2000 ! 2000 ! ». Dans la nuit suivante, tous les chantiers se couvrent d’inscriptions « Walesa traître ! », « Walesa vendu ! ». Le lendemain, Walesa revient sur ses positions en disant : la grève des chantiers pour les alaires est terminée mais la grève de solidarité commence. Les autres salariés qui nous ont fait confiance et nous ont suivi doivent être soutenus par nous. Ce terme de « Solidarité », qui va donner son nom au mouvement puis au syndicat et qui est connu aux quatre coins du monde, provient seulement de la pirouette de Walesa pour garder la tête du mouvement, faute d’être parvenu à l’arrêter.
Le 18 août, l’occupation des Chantiers de Gdansk reprend donc et Walesa a été maintenu à sa tête. Walesa a dû accepter que le mouvement prenne un caractère nouveau. La direction du mouvement change de caractère et Walesa s’adapte à cette nouvelle situation. Pour garder sa place et la transformer en une direction de l’ensemble de la lutte, il doit convaincre ses anciens camarades, nationalistes et réformistes, de laisser les leaders radicaux du mouvement participer à la direction du mouvement. Le comité de grève des chantiers s’élargit à des délégués de toutes les entreprises de Gdansk qui seront bientôt rejoints par ceux d’entreprises de la région et au-delà. C’est la fondation du MKS, comité de grève inter-entreprises, de Gdansk qui sera imité par d’autres MKS dans le reste du pays quelques jours plus tard. Le MKS se dote d’un programme : les fameuses 21 revendications bien plus axées sur les libertés publiques que sur la lutte pour les revendications ouvrières. Cependant, ce programme a le mérite de placer la classe ouvrière en position de direction pour la transformation du pays, puisqu’elle met en avant des transformations politiques et sociales qui vont dans le sens des aspirations de toute la population, y compris la petite bourgeoisie et la bureaucratie elle-même. La Pologne toute entière, et bientôt le monde entier, a alors les yeux fixés sur les ouvriers du Littoral. Toute la capacité de Walesa va être de transformer ce potentiel révolutionnaire, qui est encore sur des bases de classe, en un capital pour la transformation bourgeoise de la Pologne. Il ne va pas être seul, loin de là, pour réaliser ce retournement impressionnant. La petite bourgeoisie afflue à Gdansk est Walesa saura en faire un contrepoids politique contre la classe ouvrière. C’est notamment l’instauration du système des « experts » qui remplacent les délégués de grévistes dans les négociations. C’est encore les conseillers dont il s’entoure et qui ne le quittent plus. C’est enfin la mise en place d’un réseau de journalistes et de militants de la petite bourgeoisie qui donnent le ton dans la presse de la grève. Mais l’Eglise, y compris sa haute hiérarchie liée au pouvoir, et le pape lui-même, a été le point principal qui a permis à Walesa de l’emporter sur les leaders ouvriers radicaux et surtout sur le caractère impétueux de la lutte des classes elle-même. Non seulement, la prière, l’évocation religieuse des morts de 1970 a servi à Walesa de donner un caractère solennel au mouvement, de le calmer, de donner un drapeau religieux à la lutte, drapeau sensé dépasser les revendications sociales de la classe ouvrière. Mais, surtout, la religion permet de donner un caractère nationaliste à la lutte. Les ouvriers des Chantiers sont ainsi transformés en défenseurs des droits des chrétiens contre un pouvoir athée ! La lutte qui pouvait devenir un affrontement menant au renversement du régime devient un combat moral pour réformer le pouvoir ! L’objectif premier, la transformation des conditions matérielles d’existence des travailleurs est remis à plus tard et le renforcement de la classe ouvrière face à ses ennemis bureaucrates et bourgeois, est devenu, miraculeusement, le renforcement des nationalistes, des religieux et des bourgeois, ainsi que des bureaucrates dits réformateurs. Ce coup de baguette magique de Walesa s’appuie sur des aspirations légitimes des ouvriers eux-mêmes : éviter le déferlement de violence que produirait, selon lui, une évolution vers un conflit direct avec le pouvoir, réaliser l’entente de tous les Polonais, obtenir leurs droits en tant que religieux catholiques, transformer le pays de manière pacifique et consensuelle en entraînant y compris les membres du régime. Ce rêve réformiste va petit à petit l’emporter parmi les grévistes, transformant une vague ouvrière de portée révolutionnaire en un mouvement syndical réformiste, qui va devenir très vite un syndicat dont la direction freine les grèves. Religion, nationalisme, pacifisme et réformisme syndical ont constitué un véritable programme politique national bénéficiant d’un grand nombre d’appuis, de militants, y compris au plus haut sommet de l’Etat.
Cependant, au début, rien de tout cela n’est joué. Jusqu’au 18 août, la force de la classe ouvrière grandit par l’élargissement du mouvement, en particulier l’extension à l’autre grand port du Littoral de la Baltique, Szczecin. Le pouvoir a tenté d’abord de proposer aux entreprises de négocier séparément, mais très peu d’entreprises l’acceptent. La direction politique du mouvement de la classe ouvrière est unanimement reconnue aux Chantiers de Gdansk. Le MKS refuse de rencontrer le pouvoir en dehors du contrôle des travailleurs eux-mêmes. Si bien que le Vice-premier ministre Jagielski est contraint de négocier dans les chantiers eux-mêmes, au beau milieu du chantier Lénine, fer de lance du mouvement ! Cela donne la mesure du rapport de forces à ce moment là. Les travailleurs, de nombreuses fois floués, ont exigé la publicité complète des négociations, avec diffusion en direct des débats à l’extérieur et avec enregistrements. Et les travailleurs seront massivement présents pour suivre la teneur des discussions. Cela n’empêchera pas les manœuvres bien entendu, mais là aussi les travailleurs imposent encore leur marque à la situation et empêchent l’essentiel des tromperies. Multipliant les tentatives de division, les calomnies, les menaces et les opérations pour acheter des délégués, Jagielski espère encore que les ouvriers se découragent et fait traîner les négociations pendant 9 jours.
Le 26 août, Jagielski est contraint de supplier Walesa de signer vite fait les accords. Il recule sur le droit de grève mais refuse toujours le droit à des syndicats indépendants. Les évêques, dirigeants de l’Eglise polonaise et soutiens en réalité du pouvoir, appellent alors publiquement les grévistes à faire preuve de sagesse et à reprendre le travail. Le 26 août, le Primat de Pologne donnait le ton à cette politique de l’Eglise qui peut se résumer ainsi : empêcher tout risque de dérapage vers une révolution ouvrière. Il déclare : « Je considère que parfois il ne faut pas réclamer, exiger, revendiquer beaucoup, pourvu que l’ordre règne. » Comme on le voit, l’Eglise n’est absolument pas une force de transformation radicale de la société polonaise. Parmi les travailleurs de chantiers, c’est l’indignation et il faut tout le poids acquis par Walesa pour les défendre et tâcher de rétablir la fiction selon laquelle l’Eglise serait du côté des travailleurs. Walesa, une nouvelle fois s’adapte à la situation, reconnaît que la grève doit continuer et affirme qu’il sera le dernier à reprendre le travail. A ce moment, le principal appui de Walesa n’est déjà plus l’ancien groupe de militants en faveur des syndicats libres du Littoral, de militants du KOR et de jeunes ouvriers radicaux avec lesquels il avait commencé à militer et qui le suivait jusqu’au démarrage de la grève. Ces anciens amis lui deviennent hostiles et pensent qu’il n’est pas à la hauteur ou qu’il trahit, comme Anna Walentynowycz avec laquelle il a démarré la grève et qui lui demande de se retirer de ses responsabilités à la tête du mouvement. Il est devenu le militant de l’appareil de l’Eglise (comme il l’affirme dans « un chemin d’espoir » en exposant qu’il suit la ligne du Primat de Pologne), appuyé complètement par ce grand appareil très puissant en Pologne. On peut le voir au fait qu’il ne se déplace plus sans les deux mentors politiques que l’Eglise lui a envoyé : Mazowiecki et Geremek. Si Walesa prétend faire accepter pacifiquement au pouvoir des syndicats libres, c’est avec l’idée que ceux-ci joueront un rôle d’intermédiaire, de pompiers des grèves, rôle qu’il va jouer réellement dès que l’occasion lui en sera offerte, rôle qu’il a toujours considéré comme le sien depuis les grèves de 1970, n’étant absolument pas l’ouvrier radicalement opposé au pouvoir que la presse a voulu fabriquer. Il a toujours prétendu chercher au contraire le terrain d’un accord qui convienne également au pouvoir. Il a toujours dit qu’il ne se considérait pas comme représentant politique de la classe ouvrière mais comme défenseur des intérêts supérieurs de la Pologne, intérêts face auxquels n’importe quel haut bureaucrate était aussi important que les travailleurs. Et l’Etat polonais, loin d’être considéré comme un adversaire, représente l’idéal de Lech Walesa. Le mouvement se confronte aux dirigeants politique du pays mais, selon lui, il ne vise pas même à l’affaiblissement de l’Etat, et même au contraire à son renforcement. Lorsqu’il expose en quoi il a suivi le même programme que le Primat de Pologne, pourtant très inféodé au pouvoir, il explique qu’il s’agit de s’opposer aux risques d’explosion d’une révolution ouvrière : « Mon objectif « était que la population ne s’oppose pas au pouvoir les armes à la main et prenne le pouvoir à sa place. Je défendais la même position que le Primat de Pologne, du haut de sa chaire, quand il disait qu’il était prêt à solliciter à genoux le pouvoir. Dès le début, j’ai fait part de mon alignement sur la position de l’Eglise de manière publique (…) »
Pour imposer son programme, Walesa n’a pas peur d’utiliser au sein du mouvement des méthodes de commandement bien peu démocratiques. Il s’appuie sur une fraction de la base qui lui est acquise sur la base d’un militantisme ouvertement religieux avec messes, croix et génuflexions. Il fait taire les délégués qui le dérangent, en les faisant siffler et couvrir leur voix par ses adeptes. Il se fait proclamer chef supérieur et seul véritable porte parole du mouvement. Il cultive son propre mythe et prétend que seuls ceux qui ont des ambitions personnelles peuvent y être opposés !
Fin août, le rapport de forces s’est considérablement accru en faveur des ouvriers. La grève a fait tâche d’huile dans tout le pays : à Wroclaw, à Varsovie, parmi les mineurs de Silésie. La production de charbon est bloquée.
Le 30 août, le Vice-premier ministre signe, devant des dizaines de milliers d’ouvriers assemblés, un accord qui restera dans les annales comme « Accords de Gdansk » qui, en principe, accepte les 21 conditions posées par les grévistes. Cette signature est une véritable victoire arrachée par les travailleurs de tout le pays. Mais en même temps, et c’est tout le problème, la signature de Walesa, obtenue à l’arrachée, au chantage, par Walesa contre la plupart des autres délégués des grévistes, est une trahison du mouvement. Et ce d’abord parce que le pouvoir est au bord du gouffre et que la signature de Walesa le sauve. Dans la pratique, les travailleurs constateront que les formulations, concoctées par les « experts » du MKS et le pouvoir, n’engagent à pas grand-chose. Par exemple, le MKS de Gdansk obtient le droit à des syndicats libres, mais seulement à Gdansk ! Les militants ouvriers emprisonnés dans tout le pays ne sont pas libérés, alors que c’était une condition répétée sans cesse lors des négociations. Le fait que les militants du KOR, des dirigeants importants du mouvement ne soient même pas libérés fait scandale. Walesa, hué par les ouvriers du chantier « La Commune » de Gdansk, fait marche arrière à nouveau : il exige du pouvoir la libération des membres du KOR. En apprenant que les troupes de Lublin, mobilisées pour se rendre à Gdansk se sont mutinées, le pouvoir recule et libère ces militants. On peut voir ainsi que le pouvoir est sur la corde raide : le crédit énorme des ouvriers de Gdansk est tel qu’ils pourraient appeler le pays tout entier à constituer des comités d’un nouveau pouvoir. Ils auraient alors non seulement la participation des travailleurs, mais le soutien de la majorité de la jeunesse, de la petite bourgeoisie et l’appareil d’Etat serait impuissant à enrayer le mouvement. C’est justement de ce danger que Walesa est parfaitement conscient et le rôle qu’il s’attribue est justement de sauver ce pouvoir polonais. Le prétexte avancé est qu’il vaut mieux être opprimé par un pouvoir polonais que de subir une occupation militaire russe, comme la Hongrie en 1956 ou comme la Tchécoslovaquie en 1968. L’épouvantail russe est, autant que le bain de sang avec les forces de l’ordre, un leitmotiv de Lech Walesa au nom duquel il affirme que toute la difficulté consiste à … ne pas gagner, et, même quand on a gagné, à ne pas en tirer profit. Il faut redonner du crédit à l’Etat, calmer les travailleurs et remettre le pays au travail, tel est le projet de Walesa !
C’est ce Walesa là que le pouvoir accepte de diffuser pour la première fois à la télévision nationale, lors de la diffusion de la signature des accords de Gdansk. Il est propulsé ainsi dirigeant national reconnu du mouvement ouvrier.
Le premier problème auquel se heurte alors Walesa, c’est de freiner l’aspiration qu’il a lui-même suscitée : la création de syndicats libres. Au début, c’était une manière de dire que l’objectif n’était pas le renversement du pouvoir, ni même l’obtention d’augmentations de salaires que le gouvernement ne pouvait pas accepter. Mais le mouvement en faveur des syndicats libres se heurte à nombre d’intérêts locaux des bureaucrates et suscite du coup des confrontations qui, même si elles ont un caractère local, menacent de ramener sur le devant de la scène la nécessité de renverser ce pouvoir honni. Walesa demande alors, et obtient, un service de voiturage permanent et gratuit, pour se propulser aux quatre coins du pays, et … y calmer tous les conflits ! Il déclare fièrement « je suis le pompier des grèves ! » En quelques jours, Lech Walesa avait obtenu la reprise du travail. Maintenant, il s’acharne efficacement à arrêter préventivement les mouvements explosifs qui éclatent un peu partout pour des motifs multiples, généralement sur des provocations de l’appareil bureaucratique local qui n’accepte ni ne comprend la nouvelle situation.
Mais la classe ouvrière aspire à s’organiser. Elle ne fait pas sur le terrain politique parce ses militants lui affirment que le seul objectif est revendicatif et de réforme. Elle a commencé à constituer partout des MKS, des comités interentreprises de la grève. Ces comités avaient tendance à se constituer en un double pouvoir politique mais, avec la fin de la grève, sous l’égide de Walesa, ils sont transformés en mouvement pour la constitution de syndicats libres qui s’intituleront « Solidarité » en souvenir du mouvement de grève, que Walesa a affirmé être un mouvement « de solidarité ». Mais, comment parvenir à donner une place à ces nouveaux syndicats alors que la bureaucratie s’est octroyé de multiples petits privilèges au nom de sa « représentation » prétendue la classe ouvrière dans un Etat où officiellement les travailleurs ont le pouvoir ? Le mouvement est tellement explosif que le contenir est une gageure. En quelques jours, dix millions de travailleurs adhèrent aux syndicats Solidarnosc. Il ne s’agit plus seulement des grandes entreprises, mais de toute la classe ouvrière. Les autres catégories de la population suivent : des garçons de café aux pompiers et des étudiants aux chauffeurs de taxis. Les artisans veulent leurs syndicats. Les paysans aussi et c’est même d’eux que vont venir plusieurs situations explosives parce que le pouvoir leur refuse le droit de se syndiquer !
Cette explosion syndicale change à nouveau la donne pour Walesa qui comprend parfaitement le danger. De nouveaux leaders ouvriers vont se constituer partout dans le pays, qui ne seront sous le contrôle de personne, à part la population travailleuse. Mais, désormais, il a des moyens et un crédit personnel pour intervenir partout et calmer ou écarter les leaders radicaux. Walesa écrit : « Les gens débarquaient au syndicat en très grand nombre avec des rapports, des déclarations, des plaintes, des demandes d’intervention dans tous les milieux où on empêchait la création des nouvelles organisations. (…) Les dix premiers jours, ce fut une tornade. (…) Ce n’était plus comme avant, quand chacun pouvait presque m’attraper par la moustache et me parler de tout ce qui lui passait par la tête. Quant aux membres des comités inter-entreprises qui étaient sous la pression des travailleurs, j’essayais en un sens de les protéger. » Walesa, une protection des dirigeants ouvriers contre la pression des travailleurs ! Il l’a toujours été, même durant la grève de 1970 ou la grève de 1980. Il expliquait ainsi qu’heureusement en 1970 c’était la dernière fois que les travailleurs s’inspiraient de notions comme la lutte des classes ! Il affirmait qu’en 1980, c’est lui qui est parvenu à faire en sorte qu’à la lutte des classes, on substitue la religion, le nationalisme et le pacifisme ! Il écrit cependant : « Je dois reconnaître que flottait encore en permanence un air de révolution ouvrière que l’irresponsabilité de bien des leaders entretenait et qu’il fallait combattre quasi continuellement. Ma chance, c’était mon contact personnel. Les ouvriers préféraient les discours des leaders les plus radicaux qui poussaient les flammes de la colère et s’appuyaient sur le fait que les ouvriers voulaient absolument en découdre avec le pouvoir. Mais personnellement, ils me préféraient moi et cédaient à mon sens des réalités. »
Le comité de Gdansk devient un centre de décision pour tout le pays, aussi puissant politiquement que le pouvoir du gouvernement. Mais, c’est pour mieux contrôler les luttes et les initiatives politiques des leaders ouvriers. Walesa demande et obtient que les comités, que les travailleurs le consultent avant toute décision d’action et d’organisation. Mais, en même temps, il transforme la signification de l’ancien comité dirigeant du MKS de Gdansk. Il produit un organisme de collaboration avec le pouvoir qui sera censé à la fois diriger la classe ouvrière et diriger aussi les négociations avec le pouvoir. C’est le praesidium de la Commission Nationale.
Le pouvoir va accepter cette intervention du nouveau pouvoir de Lech Walesa tant qu’il ne sera pas parvenu à calmer l’essentiel du potentiel explosif de la classe ouvrière. C’est seulement alors que viendra la répression, sous la forme du « coup d’Etat militaire » du général Jaruzelski en 1981. Durant tout cet intermède, on est sans cesse à la limite de l’explosion populaire. Le pouvoir ouvrier, une espèce de double pouvoir, est une réalité, puisque c’est du côté des organisations de travailleurs que tout le peuple polonais attend son avenir. C’est à elles qu’il pose toutes ses questions quotidiennes. Mais la direction de la classe ouvrière n’a en fait aucunement l’objectif de faire triompher ce bras de fer de la lutte des classes en faveur du prolétariat. Walesa le répètera à qui veut l’entendre : il n’est pas pour la lutte des classes qui se résume selon lui à l’idéologie de la bureaucratie stalinienne. Il est hostile à la révolution qui ne mène, selon lui, qu’à un bain de sang inutile. Il expose ouvertement sa stratégie : « Je soutenais qu’on ne pouvait absolument pas procéder à une opération aussi complexe que l’inversion du rapport des forces en Pologne dans un climat d’extrême tension, au bord de l’explosion sociale. Mon objectif était non pas l’affrontement, mais de durer le plus longtemps possible face au pouvoir pour montrer un aperçu de ce que pouvait être la Pologne. Bien sûr, au fur et à mesure, je me rendais compte que notre marge de manœuvre se réduisait ainsi que notre crédit parmi les travailleurs, parce que la volonté de coopérer du pouvoir atteignait ses limites. Mais mon objectif n’était nullement de le souligner. Au contraire, je cherchais toutes les possibilités de coopérations. (…) D’août 1980 à 1981, on m’a surnommé Lech-le-pompier. J’ai joué le rôle de celui qui allait partout éteindre les foyers de grèves. Et cela dans tout le pays que je parcourais en tous sens en voiture. »
En septembre 1980, la température sociale monte à nouveau dans la classe ouvrière. La confrontation ne peut plus être retardée. Lech Walesa affirme qu’il se prépare à une grève générale, mais il la retarde sans cesse. Et finalement, le 31 janvier 1981, le syndicat Solidarnosc signe un compromis pour décommander la lutte. Il prétexte qu’il a obtenu la semaine de cinq jours alors que le pouvoir voulait imposer les « samedis libres ». Libre veut dire prétendus volontaires mais surtout gratis : payés zéro !
Ce recul du syndicat empêche la classe ouvrière de construire son rapport de forces, mais n’empêche pas les affrontements. Des militants sont arrêtés, matraqués. Si bien que Solidarnosc est contraint d’appeler le 27 mars à une grève d’avertissement de quatre heures contre les brutalités policières. Malgré les efforts de Walesa, il ne parvient pas à empêcher le syndicat Solidarnosc d’appeler toute la classe ouvrière de Pologne pour le 30 mars. Par contre, le 29, il réussit à signer un nouvel accord avec le gouvernement et décommande la grève … du lendemain !
A nouveau, le 17 avril, le pays tout entier est à la limite de la confrontation du fait d’un affrontement entre les paysans qui veulent leur syndicat et le pouvoir qui ne veut pas d’un syndicat libre paysan. On assiste de nouveau aux opérations de Walesa et à sa stratégie démobilisation/conciliation.
Le 25 juillet, les pénuries alimentaires provoquent cependant des marches de la faim dans plusieurs villes, et la capitale Varsovie est bloquée pendant trois jours.
Dès fin juillet, il devient clair que la politique de Walesa est morte, que le pouvoir se prépare à la confrontation violente afin de détruire les formes d’organisation nées de la grève. Des généraux d’active entrent au gouvernement. La préparation du pouvoir à l’offensive, qu’on appellera « coup d’Etat » bien que ceux qui le réaliseront avaient déjà le pouvoir, les travailleurs vont en avoir maintes preuves du 31 juillet 1981 au 13 décembre, date du « coup d’Etat ». Pourtant, rien ne va être prévu pour que les organisations ouvrières s’y préparent et y préparent les travailleurs. Et surtout rien pour en avertir la classe ouvrière car cela aurait risqué de provoquer l’explosion ouvrière, la révolution que Walesa craignait plus que tout, plus que l’échec, plus que la répression, plus que l’écrasement du syndicat ou sa propre arrestation. Les jeunes soldats eux-mêmes viennent prévenir la direction du syndicat Solidarnosc, mais ils ne veulent surtout pas tenir compte de cet avertissement. S’adresser aux soldats, risquer de diviser l’armée, demander aux soldats de ne pas tirer sur le peuple, c’est risquer que la classe ouvrière casse l’Etat polonais. Pour le nationaliste, réformiste, pacifiste Lech Walesa, il n’y aurait pas de pire danger !
Il expose lui-même très clairement que le pire a été le résultat de sa politique et pas seulement la dureté de la répression : « le choc éprouvé a été terrible, sans commune mesure avec la force de la répression. Et cela parce que personne ne nous avait fait part de cette éventualité. Les responsables du mouvement ne l’ont pas fait. Peut-on dire que leur devoir avait été accompli ? Personne n’était préparé. Personne n’avait envisagé cette hypothèse. (…) Nous avons été totalement livrés à nous-mêmes. Plus que la répression, ce sentiment était la véritable cause de la défaite de Solidarnosc. »
Pourtant, tous les éléments montraient clairement ce qui se préparait. En septembre, une liste des dirigeants ouvriers à arrêter était établie. En octobre, le général Jaruzelski, déjà chef de l’armée, prenait la tête de l’Etat. En novembre, il se faisait donner les pleins pouvoirs.
Le 13 décembre, en une nuit, c’est le raz de marée. Des milliers de militants et la plupart des ouvriers combatifs sont arrêtés. Et pourtant, malgré l’absence de la moindre préparation, la classe ouvrière réagit. Il va falloir cinq jours à l’armée pour réduire la résistance spontanée des travailleurs qui s’est développée malgré un appel de Lech Walesa à ne pas réagir, pas même par la grève générale pacifique. Les mineurs, à bout, exaspérés, se sont enfermés et menacent de tout faire sauter si on donne l’assaut…
La violence de la répression est à la mesure de la crainte d’explosion révolutionnaire qu’a connu le pouvoir pendant tous ces mois. Il s’agit d’éradiquer tous les sentiments de la force de la classe ouvrière qui sont montés depuis 1980. On arrête des familles entières. On frappe. On torture. On tue. Les prisonniers sont emmenés par fourgons entiers dans les camps de détention éparpillés dans tout le pays.
Le nouveau régime s’intitule lui-même « l’état de guerre » ! L’Eglise, elle, appelle au calme et signe tout ce que veut le pouvoir. Glemp, le nouveau Primat de Pologne, est le seul appui d’un pouvoir complètement isolé. La population est démoralisée, mais pas résignée. Pendant des mois, les véhicules militaires sont hués à chaque fois qu’ils passent dans les quartiers ouvriers.

En décembre 1981, le réformisme a nouvelle fois produit ses effets : désarmer politiquement, moralement, matériellement la classe opprimée, donner à la classe dirigeante le temps de se préparer et de réagir. C’est encore une fois dans le sang des ouvriers que se sont payées les illusions sur une possibilité de collaboration entre une classe ouvrière mobilisée et un pouvoir dictatorial. La dictature mise en place en décembre 1981, les travailleurs polonais vont la subir jusqu’en 1988.
Cette fois, ce ne sera pas la mobilisation de la classe ouvrière qui démantèlera le régime, mais l’accord entre le pouvoir, la direction de la bureaucratie russe et les chefs de l’impérialisme. L’avertissement de 1980 en Pologne, comme celui des luttes ouvrières d’Afrique du sud, de Corée du sud, de Turquie auront permis aux classes dirigeantes de mesurer que le mode de domination du monde devait changer et d’organiser, pour éviter la révolution ouvrière, la fin de l’ancienne politique des blocs, la « chute du mur de Berlin ». La fin du stalinisme ne s’est pas réalisée par la révolution prolétarienne comme la Hongrie de 1956 pouvait le faire espérer, mais au bénéfice politique et social de la bourgeoisie.

DOCUMENTS

Sur les grèves de 1970

Extraits de « Gdansk, la mémoire ouvrière » de Jean-Yves Potel  :

« E : A Gdansk, le travail démarre dans une ambiance tendue. Vers neuf heures, à l’heure de la pause, les ouvriers commencent à se rassembler devant les bureaux de la direction du chantier. Ils exigent l’annulation de la hausse des prix. A part les postes de télé ou les frigo, tout a augmenté de 30%, à quinze jours de Noël : le saucisson, la farine, la semoule, la confiture, les produits de première nécessité. La direction s’avoue incompétente. (…) Nous nous dirigeons donc vers le siège du comité de voïvode du POUP. Là, très spontanément, une délégation est désignée (…) On les a baladés de bureau en bureau pour les écoeurer. Cette première délégation est, en fait, arrêtée. (…) Exaspérée pat l’attitude des autorités, la foule s’empare d’une voiture-radio de la milice qui appelait les gens à se disperser et utilise le haut-parleur pour diffuser slogans et revendications. Un cortège se forme derrière la voiture et traverse ainsi une partie de la ville, du chantier naval au chantier de réparations, puis vers le chantier Nord. Avant de rentrer, il s’arrête devant l’institut polytechnique de Gdansk. (…) Certains ouvriers ont pris des bâtons, d’autres des outils bien lourds, pour faire face à la milice en cas d’affrontement. Ouvriers et employés des bureaux marchent côte à côte. (…) Soudain, on les aperçoit. Ils sont là, près de l’hôtel Monopole ; plusieurs rangées de miliciens vêtus de cuir noir et leurs véhicules blindés dont dépassent ici ou là le nez d’une mitrailleuse ou d’autres engins. « C’est la Brigade noire » crie quelqu’un. (…) Devant la maison de la presse, la Brigade noire disperse les manifestants à coups de grenades. Les gens refluent, mais s’emparent au passage de pierres qui jonchent le sol du chantier de construction d’une banque. (…) Notre haut-parleur annonce : « Nous revenons vers le comité. » Devant le bâtiment, aucun milicien. Les cris montent vers la façade vide : « Du pain ! »

J : Subitement, le ciel s’éclaire autour du comité. On aperçoit de la fumée, puis des flammes qui montent derrière l’immeuble. Cette fois, les miliciens sont au rendez-vous. (…) Ils courent en file indienne et cognent à la matraque. (…)

Mardi 15 décembre
(…)
E : Dans les rues, l’atmosphère s’est durcie par rapport à la veille. Les ouvriers des chantiers ne sont plus seuls. Les travailleurs d’autres entreprises moins importantes se sont mis en grève et nous les retrouvons devant le bâtiment du comité. La foule qui s’y rassemble est considérable. (…)

J : J’ai l’impression, au début, qu’il s’agit d’une véritable insurrection nationale. (…) On entend des coups de feu. Ça vient de la rue Swierczewski ; je cours dans cette direction. Sur le pont qui nous sépare du siège de la milice et des bâtiments de la prison, miliciens et ouvriers se battent au corps à corps. (…) Un instant plus tard, l’immeuble de la milice et la prison sont pris d’assaut par des groupes d’ouvriers. (...) Entre-temps, les autorités ont barré les routes d’accès à la ville. Aucun train ne peut rentrer à Gdansk.

S : La ligne de front se stabilise à la hauteur du pont qui enjambe les voies de chemin de fer, rue Swierczewski. Vingt mille personnes, environ, sont massés dans les artères du centre ville, dont les ouvriers du chantier qui restent groupés ensemble et tentent de s’organiser. (…) Sur le pont, l’affrontement dure déjà depuis pus d’une heure. Excédée de ne pouvoir se frayer le passage jusqu’aux bâtiments gouvernementaux de la rue Swierczewski, la foule s’en prend au siège des syndicats, rue Kaliniovski. (…)

E : Devant la gare, les voitures de la milice flambent. Près du comité, c’est une voiture officielle. Deux tramways sont renversés. Rue Hewelisz, les barricades commencent à prendre une taille respectable. (…)

W : Ce même jour, mardi 16 décembre, on commence au chantier de réparation à organiser un peu mieux la grève. Des comités sont formés dans chaque atelier. Des personnes sont désignées pour protéger les installations contre des tentatives de sabotage et des provocations éventuelles : six environ par comité de grève d’atelier. Sur la base de ces comités, un comité de grève d’entreprise est constitué dont je fais partie. J’en fais partie. J’ai, comme les autres collègues élus, la confiance des travailleurs de ma boite. Nous prenons des dispositions pour assurer un service de santé en maintenant ouvert le dispensaire du chantier. (…) On décide de suspendre de ses fonctions le directeur général du chantier de réparations, Mr Zbigniew Gryglewski. (…) Nous sommes en grève, donc tous les ordres doivent émaner du comité de grève ; ainsi, c’est à nous de prendre la responsabilité des personnes et des biens sur tout le chantier. (…) Le Vice-premier ministre (…) a crié à la radio et à la télévision : « les ouvriers des Chantiers sont des hooligans, l’avant-garde des voyous et des bandits. »
(…) Nous avons été reçus par le camarade Hajer, ou par Starzewski, je ne sais plus lequel des deux. (…) Quand les chars quadrillent les rues qui grouillent de miliciens et de soldats, une chose et une seule : annoncer nos revendications. J’ai déclaré que si elles n’étaient pas satisfaites d’ici 48 heures, nous proclamerions la grève générale et qu’ainsi le monde entier apprendrait leurs crimes. Il a répondu que ce n’est pas nous qui disposions de la force. « Notre force, ai-je dit, ne réside pas dans l’armée mais dans la classe ouvrière. Nous sommes 14 millions, vous ne pourrez tous nous abattre. » (…)

Mercredi 16 décembre
E : Plusieurs heures avant l’aube, les chars passent (…) Nous trouvons le chantier encerclé par les chars. Devant le bâtiment de la direction, où tout le monde s’était d’abord rendu, un cortège se forme pour sortir en ville. Au moment où les rangs de tête atteignent la porte du chantier, on entend des rafales de mitraillettes. On pense au début qu’il s’agit d’intimidations, en l’air ou à blanc, mais cette illusion est de courte durée. Des personnes tombent, tuées sur le coup ou grièvement blessées.

J : La grève avec occupation est proclamée au chantier Lénine. On élit le comité de grève. (…) Soudain, les lignes téléphoniques sont coupées. Par haut-parleur, les voitures-radio de la milice diffusent un communiqué nous appelant à quitter les lieux, affirmant aussi que nous ne courrons aucun danger si nous obtempérons. Personne ne bouge. (…) Dans la soirée, nous apprenons que Stanislas Kociolek, ex secrétaire du comité de voïvodie du POUP à Gdansk et Vice-Premier ministre, est apparu devant les caméras de télévision. Il nous a traités de « provocateurs » et de « fauteurs de troubles » et a appelé à la reprise du travail pour le lendemain.

Jeudi 17 décembre
S : Nous entamons notre deuxième nuit de veille au chantier. La nourriture manque ; nous partageons ce que nous avons. (…) La nouvelle nous parvient que l’armée va pénétrer dans le chantier pour nous régler notre compte. (…) les autorités ont lancé un ultimatum définitif. (…) Il se peut même que le chantier soit bombardé par l’aviation. (…) La décision est prise d’arrêter la grève avec occupation et de quitter les lieux.

E : En janvier 1971, nos comités de grève ont repris vie. Des délégations sont allées voir Gierek. J’y étais. Nous avons demandé que la liste des victimes soit rendue publique. Quand on nous a dit qu’il n’y avait eu que 45 morts, nous ne savions plus s’il fallait rire ou pleurer. »


Extraits de « Un chemin d’espoir », autobiographie de Lech Walesa  :
« Lorsque j’eus franchi pour la première fois l’entrée des Chantiers (les chantiers navals de Gdansk), moi, la « main d’or » du Parc national des Machines agricoles, je me sentis terriblement perdu. Après avoir passé plusieurs années au milieu des vieilles carcasses de voitures que, par esprit de curiosité, je démontais jusqu’au dernier rivet, j’avais fini par devenir un bon technicien. Aux Chantiers, à peine grimpai-je pour la première fois sur un navire en construction que je me fourvoyai parmi les étages des échafaudages des cales sans pouvoir retrouver par où j’étais venu, et je dus convenir que je n’étais là rien de plus qu’un ouvrier parmi des milliers d’autres. C’était fort désagréable, mais je ne pouvais plus faire marche arrière : j’ai horreur de reculer. (..)
J’ai fait mes débuts à la brigade de Mosinski, une équipe d’électriciens chargée de poser les câbles à bord des navires-usines de pêche. Poser des dizaines de mètres de câbles de la grosseur d’un avant-bras depuis le générateur jusqu’au tableau général de commandes, sur une hauteur pouvant aller jusqu’à 60 mètres, n’est pas chose facile. La longueur du câble, ses coudes, ses ondulations et dérivations devaient tomber pile. (…)
La plupart des ouvriers des Chantiers souffraient de maux d’estomac. Au début, je n’arrivais pas à comprendre pourquoi. Mais il pouvait difficilement en être autrement. Se levant tôt le matin sans absorber le moindre petit déjeuner, on travaillait jusqu’à 9 heures, grillant une cigarette de temps en temps, alors que l’effort fourni était considérable. (…)
Les deux premières années de travail aux Chantiers constituaient une période d’essai. Tous ceux qui tenaient ces deux ans avaient des chances de pouvoir continuer. Les dépressions et les départs survenaient surtout durant la première année, au bout de quelques mois. (…)
La production sur les Chantiers est régie par le système du travail aux pièces. C’est un merveilleux moyen, pour la direction, de se décharger de ses responsabilités. Dans un tel système, tout un chacun est intéressé à gagner le maximum. Personne, cependant, n’est là pour livrer là où il faut les matériaux nécessaires. Les Chantiers sont en mouvement perpétuel. (…)
Peu à peu, je parvins à cerner la différence essentielle entre l’activité dans une entreprise aussi dispersée que le Parc national des Machines agricoles et le travail aux Chantiers. (…) Les Chantiers étaient régis par des lois radicalement différentes : chacun y apparaissait comme une petite vis, fraction infime d’une énorme mécanique, tout en représentant une certaine force dont il fallait tenir compte. De cela, tout le monde était conscient. Quand les choses ne tournaient pas rond – et, à ma connaissance, c’était en permanence -, on travaillait dans une atmosphère morose, en état de tension perpétuelle. (…)
Dans les années 60, le régime serra la vis. Cette fois, compte tenu des événements de Poznan de 1956, le pouvoir se garda de mettre son plan en œuvre de façon directe, en réduisant les salaires horaires : il préféra faire donner ses « cerveaux » : économistes, ingénieurs, financiers. Pour faire des économies, ils mirent sur pied le système suivant : désormais, l’ouvrier n’était pas simplement chargé de fabriquer une table, par exemple, mais le temps qui lui était imparti pour la fabriquer lui était imposé. Il n’était plus payé pour fabriquer une table, mais pour consacrer un certain nombre d’heures à cette tâche. (…) Conformément aux dispositions prises en haut lieu, cette politique d’économies se traduisit aux Chantiers par une diminution globale d’environ un million d’heures de travail par an. L’ingénieur, qui ne devait pas dépasser les coûts de production du navire – chiffrés en heures -, était ainsi amené à réduire le temps prévu pour chaque tâche. (…)
Je commençais à bien m’en rendre compte et à le comprendre quand la mort de 22 ouvriers vint alourdir le climat des Chantiers. Ils furent brûlés vifs en faisant des heures supplémentaires dans une cale, dans la fièvre de l’achèvement d’un navire qui devait à tout prix être prêt plus tôt que prévu. (…) Là encore se reproduisait le même scénario qu’à l’école, à l’armée, au Parc de Machines agricoles : de jour en jour, j’avais autour de moi un peu plus de gens pour m’écouter et me souffler ce que j’ignorais encore. Au sein de mon équipe, je me liai d’amitié avec Henryk Lenarciak, (…) amitié qui ne s’était pas démentie en août 1980, quand Lenarciak prit la tête du Comité pour l’édification du monument aux ouvriers des Chantiers tombés en 1970. Avant 1970, les Chantiers vivaient encore sous le coup de la révolte estudiantine de mars 1968, présentée de manière déformée par la propagande officielle. (…) Au lendemain des affrontements entre étudiants et forces de l’ordre, quelqu’un remarqua dans les vestiaires un stagiaire couvert d’ecchymoses causées par des coups de matraques. Nous l’avons promené, le dos nu, à travers les Chantiers en scandant : « Laisserons-nous tabasser nos enfants, enfants d’ouvriers et de paysans ? » Le même jour, les forces de l’ordre furent mises à mal à Wrzeszcz, dans la banlieue de Gdansk. (…) L’émeute n’était plus le fait d’intellectuels, mais d’ouvriers qui avaient pris le parti des étudiants. (…)

Décembre 1970
Nous avons débrayé à l’annonce par le gouvernement de l’augmentation des prix des articles de première nécessité, y compris les denrées alimentaires. Juste avant les fêtes, on avait décrété cette hausse des prix à la consommation alors que l’ouvrier n’arrivait déjà pas à joindre les deux bouts et n’avait plus les moyens de se procurer certains produits de base. (…)
La grève sur les Chantiers navals a démarré le lundi, aux ateliers de mécanique et aux « coques ». Les ouvriers qui y travaillaient avaient fait des stages chez Zulzer, en Suisse, et chez Baumeistr, au Danemark. C’était le sel des Chantiers, l’élite, et ils étaient très unis. Nantis d’un bon bagage de connaissances et d’expérience, ils formaient une équipe parfaitement organisée. Devant les cuisines se retrouvaient les conducteurs d’une trentaine d’engins qui servaient aussi, pendant la pause casse-croûte, à distribuer le café dans les ateliers. Ces conducteurs qui gagnaient un salaire de misère, étaient à la pointe du mouvement. En même temps que le café, ils servirent à tous le mot d’ordre de la grève…
Nous avons rejoint ceux des « coques » pour nous rendre devant le bâtiment de la direction. Nous étions environ quatre mille, peut-être d’avantage. (…) Très vite, la foule rassemblée s’est mise à scander ses revendications à l’adresse du directeur qui, en compagnie du secrétaire du Parti pour les Chantiers, répondait depuis sa fenêtre. (…)
Finalement, nous résolûmes à quelques-uns d’aller trouver le directeur. Une fois chez lui, nous nous sommes placés contre la fenêtre afin qu’on nous voie et nous entende d’en bas. (…) J’ai demandé au directeur s’il était à même d’obtenir la libération des ouvriers arrêtés la veille, et s’il était en mesure de faire rapporter l’augmentation des prix des denrées alimentaires. (…) Sa réponse fut négative. Dans son bureau, il y avait un porte-voix. Je m’en suis emparé pour faire part à la foule de ce que je venais d’entendre. Et j’ai demandé : « Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? » Ceux d’en bas se sont écriés : « On y va ! » (…)
Un groupe s’est dirigé vers le commissariat de police de la rue Svierczewskiego (…) je me retrouve devant le commissariat de police. (…) Je demande à le voir (le commissaire). (…) Je déclare que je suis venu chercher les nôtre : s’ils sont libérés sur le champ, tout va se passer dans le calme, car nous ne cherchons pas la bagarre. (…) Un moment je parviens à calmer la foule. Je dis que la milice est d’accord pour relâcher les nôtres sans affrontement. (…) La milice se met à charger des deux côtés, encerclant carrément la foule. J’entend crier à mon adresse : « Traître ! Salaud ! « Les gars sont persuadés que je les ai menés en bateau. (…) J’entends les gens crier que je les ai trompés, que je ne suis qu’un mouchard, un espion. (…) Je retourne au commissariat de police dont je me suis esquivé une heure plus tôt. La milice a réussi à disperser la foule, à moins que les gens ne soient partis d’eux-mêmes. Le bâtiment est en feu… Je réalise que la situation devient dangereuse. (…) le premier venu n’aura aucun mal à les inciter (les ouvriers) à la violence. Il faut faire quelque chose. Je vais voir ce que fabrique la milice. Je retourne rue Svierczewskiego, au commissariat, et y rencontre un commandant. Je lui demande ce que comptent faire les autorités : « Les magasins sont pillés, les gens se saoulent. S’ils continuent à picoler, ça va faire du vilain. » Il me répond qu’il n’en sait trop rien, mais qu’à l’intérieur se trouve quelqu’un qui peut me répondre. C’est un civil. Je lui repose ma question sur ce que comptent faire les autorités. (…) « Nous nous en occupons », me répond-il. Il me montre du doigt les munitions qu’il est en train de distribuer. Des étuis en carton contenant une vingtaine de balles.
Qu’est-ce que vous êtes en train de mijoter ? Mais c’est un … Des Polonais tirer sur des Polonais ?
Comment s’en sortir autrement ? Vous voyez une autre solution ?
Je pense en avoir une
Laquelle ?
J’essaie d’en improviser une à toute allure et lui répond :
On ne pourra s’en sortir qu’en s’organisant. Il faut faire le tour de la ville à pied ou à bord d’une voiture découverte. Il faut que ce soient des ouvriers des Chantiers, des copains, des anciens. Qu’ils disent aux ouvriers de se réunir sur leur lieu de travail et d’y choisir des délégués avec lesquels pourront s’ouvrir des négociations.
J’arrête tout, dit le civil après m’avoir écouté. (…)
Dès mon arrivée dans l’atelier, mes copains me choisissent comme délégué. Avec ceux des autres ateliers, nous nous retrouvons dans le bureau de la direction pour constituer un comité de grève. Nous sommes plutôt nombreux. Ma candidature est avancée pour faire partie de ce comité qui ne doit compter que trois membres. (…) Me voici élu président. (…) Je refusais de prendre seul la direction de cette grève. Elle fut dirigée par une équipe qui changea sans cesse, qui n’avait pas de conception cohérente et se montrait trop molle dans les pourparlers. Ce fut un échec. (…)
Le mercredi matin, (…) les Chantiers étaient bouclés par l’armée. (…) les gens réagissaient diversement, mais la plupart sifflaient les soldats. Une femme s’est approchée d’eux en criant : « Alors les enfants, commença vous allez nous tirer dessus ? » Quelque chose en nous venait de se briser. (…) Dans notre atelier, nous faisions tout ce qui était en notre pouvoir pour empêcher les ouvriers de descendre. Ailleurs, il n’en allait pas toujours ainsi. Certains se regroupaient déjà pour débouler dans le rue, ce qui était d’ailleurs impossible, les grilles d’entrée, bien qu’ouvertes, étant bloquées par l’armée. Le chef de notre atelier, Lesinievski, Lenarciak, Suzko et moi-même nous nous rendîmes chez Zaczek, le directeur. Nous voulions négocier avec les responsables régionaux de la Sécurité afin d’éviter que la troupe n’ouvre le feu. (…) c’est en revenant dans l’atelier que j’entendis les premiers coups de feu. (…) Un meeting houleux s’était tenu sur l’esplanade devant le bâtiment directorial. On racontait que les ouvriers, curieux d’apprendre ce qui se passait, serrèrent de près les premiers rangs (…) Un ouvrier se détacha alors de la foule et s’adressa aux soldats. (…) Des sommations furent lancées mais la foule continua d’avancer. Un officier donna alors l’ordre de charger. (…) Oui, c’était bien l’arme et la police polonaise, ce sont nos soldats qui ont tiré. Nous ignorons combien ont été tués. (…) Nous avons tenté de nous organiser. Un comité a été élu, puis un autre, composé de sept à dix membres, lui a succédé. (…) Les chars piaffaient d’impatience devant les grilles d’entrée (…) Les blindés, les cordons de la milice, ceux de l’armée avaient également pris position autour des autres Chantiers. Les canons des chars étaient pointés sur nos ateliers. (…) Les gars de l’atelier de soudure se mirent alors à réfléchir au moyen de faire sauter un char à l’aide d’une bombe à acétylène. .. Nous avons dû abandonner la place. (…) Lorsque nous quittâmes les Chantiers, l’armée et la milice nous cédèrent le passage. Nous fûmes ainsi vingt mille à sortir, et non pas six mille, chiffre que l’on nous avait communiqué peu auparavant. L’immense cohorte n’en finissait pas de se dérouler…
C’est à Gdynia que les événements de décembre se sont le plus fortement gravés dans les mémoires. Rien d’étonnant à cela. C’est là qu’il y eut le plus de victimes, que le parjure du pouvoir bouleversa le plus les gens. (…) Le mardi 15 décembre, la foule des salariés des entreprises de Gdynia, après avoir attendu en vain devant le Comité de ville du Parti, s’était regroupée devant le siège du PMRN (Conseil national pour la ville de Gdynia). Jan Marianski, à l’époque président de ce conseil, (…) après avoir signé avec les délégués ouvriers un protocole d’accord, (…) fit arrêter le Comité inter-entreprises de grève de la ville de Gdynia. Vint ensuite cette dramatique journée du jeudi : le feu des mitrailleuses ouvert sur les ouvriers qui se rendaient au travail. (…) Et, pour finir, les enterrements de nuit opérés par la milice. (…)
A Szcecin, le 17 décembre, les ouvriers du chantier « Waeski » descendirent dans la rue sans s’être fixé de but bien précis. Une heure plus tard se forma un autre rassemblement constitué par les ouvriers du chantier « Gryfia », séparé du premier par un canal. Mis au courant, le Premier secrétaire du Parti pour la région, Walasek, prit ses cliques et ses claques et déguerpit du Comité régional. Ses collègues lui emboîtèrent le pas, si bien que les ouvriers trouvèrent le bâtiment vide. Ils le mirent à sac et l’incendièrent. Puis, ils prirent d’assaut le Commissariat régional de la Milice et le siège du Conseil régional des syndicats ouvriers, mettant le feu à ces deux bâtiments qui ne brûlèrent pas complètement. (…) Durant cette même nuit, les chars prirent position aux points névralgiques de la ville, y compris devant le chantier « Warski ». Le 18 décembre, la grève avec occupation fut proclamée sur les deux chantiers navals. Des comités de grève furent élus. D’un commun accord, ils rédigèrent 21 revendications dont voici quelques-unes :
1°) dissolution du Conseil central des syndicats
2°) création de syndicats indépendants
3°) baisse des prix à leur valeur antérieure
4°) augmentation des salaires de 30%.
La grève générale gagna alors toute la ville. Le chantier naval « Warszava » devint le centre de ralliement des grévistes et de tous les gens solidaires du mouvement. (…)
Le 20 décembre furent signées les « résolutions » qui étaient censées mettre fin à la grève. Mais lesdites « résolutions » avaient été si bien vidées de leur substance qu’elles furent rejetées par la majorité des grévistes et le mouvement repartit de plus belle. Au chantier « Warski » eut lieu une scission : environ mille ouvriers rentrèrent chez eux. Dans la nuit du 20 au 21, le comité de grève coopta 5 nouveaux membres, dont Edmunt Baluka. Le 22, à dix heures du matin, la grève dut être interrompue à cause de l’épuisement des grévistes. (…) Le 22 janvier, au chantier « Warski », la grève éclate à nouveau, aussitôt suivie par la ville entière. (…) Des tracts lancés par hélicoptère informent qu’un petit groupe de terroriste retient le personnel de force. (…) Au quatrième jour de grève, les autorités cèdent : les prix d’avant le 12 décembre 1970 sont rétablis. (…) L’ordre de licencier tous ceux qui étaient descendus dans la rue arriva aux Chantiers navals de Gdansk et de Gdynia. Aux Chantiers « Commune de Paris » de Gdynia, on licencia jusqu’à 800 personnes. A ceux de Gdansk, on n’en vira que 18 (…)

En 1976, voyant que les choses allaient de mal en pis, que de nouveaux soulèvements étaient inévitables, je décidai de faire une déclaration en mon nom propre, mettant à profit la campagne des élections syndicales sur les Chantiers (…) Je ne fus pas licencié sur le champ, on m’a seulement donné congé.
Tout cela coïncida avec l’annonce, en juin 1971, de la hausse des prix des denrées alimentaires de base. Aux Chantiers, le temps vira à l’orage. Pourtant, cette fois, ce ne fut pas Gdansk, mais Radom et Ursus qui infléchirent le cours des événements en Pologne. Là-bas, tout se passa selon le scénario qu’avait connu Gdansk en 1970. (…) C’est dans cette atmosphère que, peu après les évènements de Radon et Ursus, fut fondé le Comité de défense des ouvriers (KOR). Les intellectuels essayèrent de faire ce que nous n’étions pas parvenus à faire aux Chantiers : nous organiser pour nous défendre nous-mêmes et enrayer une catastrophe en marche. (…)
Après mon départ des Chantiers, les soucis financiers commencèrent à pleuvoir sur nous et je me fis embaucher sans tarder dans une entreprise de réparations mécaniques, la « Zremb », située non loin de chez nous. (…) Durant le premier semestre de 1978 commencèrent à circuler les premiers numéros d’un journal bimensuel des Syndicats libres, Robotnik (« L’Ouvrier »). Il était rédigé par une petit groupe de gens qui affichaient bien haut leurs idées : le journal comportait un encadré avec les noms et adresses de toute la rédaction. (…) Je n’étais pas là quand fut élaborée la déclaration annonçant la création des syndicats libres à Gdansk. (…) La même idée avait fait son chemin en différents endroits de Pologne : Kazimierz Switon et ses amis avaient organisé les premiers Syndicats libres dans la région industrielle de Silésie. (…) J’attends qu’un groupe se constitue, auquel je puisse me joindre. Je tombe alors (…) sur un numéro de « L’ouvrier du Littoral ». (…) Un autre groupe formé d’anciens lycées et connu comme le Mouvement de la Jeune Pologne consacre son action à la commémoration des événements de décembre 70 à Gdansk. (…)
Alors que je travaillais à la « Zremb », je fus élu délégué à la KSR (Conférence pour l’Autogestion des Travailleurs, organisation fondée par le gouvernement pour répondre au besoin d’organisation des travailleurs). (…) A une conférence (…) : « J’ai là un recueil de pensées, une brochure de Jacek Kuron, où il écrit que ce que vous dites là est une pure absurdité. » (…) peu après, je suis licencie. (…) »

Sur les grèves de 1976
Extraits de « La révolte ouvrière de juin 1976 » par le Comité de défense des ouvriers KOR, tiré de « La Pologne, une société en dissidence » :
« Le gouvernement annonce le 25 juin la hausse des prix de la plupart des produits alimentaires, bloqués depuis la fin de 1970. La viande et les charcuteries vont augmenter de 60%, le sucre de 100%, le beurre et les fromages de 50%, le poisson de 69%, les légumes de 30% et les volailles de 30%. Seuls restent bloqués les prix du pain et du lait. Les ouvriers de Radom et Ursus et autres villes industrielles arrêtent, le 25 juin, le travail et sortent dans la rue.
Ursus
Dans les premières heures du vendredi 25 juin, presque tout le personnel des Ateliers mécaniques d’Ursus (fabrique de tracteurs) se met en grève. Vers neuf heures, les ouvriers quittent les ateliers et se rassemblent devant les bâtiments de la direction. Ils demandent que les représentants des instances les plus élevées viennent négocier avec eux. Cette revendication ayant été rejetée par la direction, les ouvriers sortent sur les voies de chemin de fer voisines et bloquent les lignes Varsovie-Kultno (c’est-à-dire la ligne internationale Moscou-Varsovie-Berlin-Paris) et Varsovie-Skiernievice. Des trains sont bloqués ; parmi eux un train international. Des rails sont démontés. Une locomotive est poussée sur le ballast. Un wagon de marchandises contenant des œufs est saisi et son contenu réparti entre grévistes et passants. Un autre wagon contenant du sucre est arrêté et une partie de son chargement distribuée. Vers vingt heures, le Premier ministre, dans une allocution radiodiffusée, annonce l’annulation de la hausse des prix. Des ouvriers commencent à rentrer chez eux. C’est à ce moment que les détachements de la milice les attaquent avec des grenades offensives et des gaz lacrymogènes ; ils se frayent un chemin à coups de matraques, assomment à coups de pieds ceux qui gisent à terre. Un total de deux à trois cent personnes sont arrêtés cette nuit-là. (…) Ceux qui, à la suite des mauvais traitements subis, étaient hors d’état de marcher, sont traînés par les pieds et jetés dans une voiture de police. (…) Les personnes arrêtées sont accusées d’avoir attaqué les miliciens, d’avoir désobéi aux ordres de dispersion et d’avoir gravement endommagé des boutiques et des wagons de chemin de fer – accusations non fondées dans la plupart des cas. (…) Quelques jours plus tard, tous les ouvriers qui ont été arrêtés sont congédiés sans préavis (…) Ceux qui habitaient dans des logements ouvriers appartenant à l’usine doivent décamper le jour même de leur licenciement. (…) Les 16 et 17 juillet, le tribunal de la voïvodie de Varsovie juge sept ouvriers accusés d’avoir fait dérailler une locomotive électrique. Aucun d’entre eux n’avait de condamnation antérieure à son casier. (…) Les accusés sont condamnés à des peines de trois, quatre, quatre et demi et cinq ans de emprisonnement. (…)

Radom
Vers dix heures du matin, nous sortons pour aller à l’usine de conserves de viande. A l’extérieur se forme un cortège de camions chargés de viande pour montrer qu’il y en avait beaucoup. Personne n’en vole. Les camions sont ramenés à l’intérieur aussi pleins qu’ils étaient sortis. Vers onze heures, le cortège descend dans la rue, chantant « L’Internationale » et l’hymne national. On crie : « Non à la hausse des prix ! » La plupart des manifestants sont des jeunes. Le cortège est tout à fait ordonné et pacifique. (…) Puis on arrive au siège du comité de voïvodie du parti. Les ouvriers envahissent le bâtiment. (…) Il y a alors une esquisse de négociation : les manifestants exigent des négociations avec le Comité central et l’annulation de la hausse des prix. Une réponse est attendue dans les deux heures. Vers midi, la direction du parti établit un pont aérien. Les effectifs de l’école de sous-officiers de la milice et des services de sécurité de Pila arrivent à l’aéroport militaire de Radom avec un armement spécial pour combats de rue. Les unités spéciales arrivent avec des appareils de l’armée, des quadrimoteurs du type Ukraine et des bimoteurs. Des unités de milice de Lublin, Rzesrow, Tarnobzeg et d’autres villes foncent sur Radom, phares allumés, à cent à l’heure. Beaucoup plus tard arrive aussi l’unité spéciale de milice de Golendzinow. Les unités de la milice arrivent par compagnie, en formation d’assaut, en tout mille hommes environ, casqués, armés de gourdins de 85 centimètres et de lance-grenades lacrymogènes. Des fusées éclairantes sont également tirées sur la foule. (…) Vers cinq heures, la milice arrive avec des lances d’incendie et des tubes lance-grenades à gaz. Ils progressent en rangs serrés par la rue Slowacki en direction du comité de voïvodie. Les manifestants mettent le feu aux voitures qui servent de barricade, se dispersent sur les côtés et commencent à attaquer la milice sur ses arrières. Une fois dispersée la manifestation devant l’immeuble du comité de voïvodie du parti, on commence à se rassembler autour du siège des bureaux de la voïvodie. Vers cinq heures de l’après-midi, deux morts, couverts de sang, sont transportés sur des voitures de trolleybus le long des rues. Les gens serrent les poings et tiennent bon. Vers vingt-trois heures, les forces de sécurité et le parti restent maîtres du terrain à Radom. Quelques milliers de personnes ont été arrêtées. (…) Toutes les personnes arrêtées furent brutalement maltraitées au moment de leur arrestation ou de leur interrogatoire par la milice. Un ouvrier est mort des tortures subies lors de son interrogatoire. (…)

Plock
Vers dix-sept heures, un cortège composé de quelques dizaines de manifestants est parti des Etablissements de raffinerie et de pétrochimie de Mazovie. Au cours du trajet de quelques kilomètres pour arriver à la ville, des gens se sont mêlés aux manifestants. (…) la foule a fait le siège du bâtiment de voïvodie du parti. (…) Une voiture fut envoyée, avec un mégaphone annonçant que la hausse avait été annulée. Personne ne crut à cette nouvelle et, dans un mouvement de colère, les gens renversèrent la voiture et malmenèrent le conducteur. Une partie de la foule se mit à lancer des pierres dans les vitres. D’autres se ruèrent dans le hall, d’où, au bout d’un instant, ils furent repoussés. Des divisions de la milice, probablement venues de Lodz, entrèrent en action et dispersèrent la foule.

Gdansk
Le département W4 des électriciens fut le premier à envoyer une délégation d’ouvriers à la direction. Le directeur des docks accepta de rencontrer les travailleurs. (…) Les ouvriers demandèrent l’annulation de la hausse des prix ou sa réduction ; ils firent remarquer que le problème du logement n’était toujours pas réglé. En réponse, le directeur les menaça de licenciement, mais on ne lui permit pas de terminer son intervention et on lui reprit le micro. (…) Le groupe de représentants des travailleurs des docks, qui s’était formé spontanément, alla au micro et lança le mot d’ordre de grève si le lendemain à sept heures la direction n’avait pas accordé satisfaction aux exigences des travailleurs. Cela dura donc jusqu’à quatorze heures. On ne travailla plus, jusqu’à la fin de la journée, sur les chantiers navals.
Le 26, au soir, Piotr Jaroszovicz, Premier ministre annonce dans une brève allocution radiotélévisée qu’il s’est adressé au Parlement de la République pour lui demander d’annuler la hausse des prix.
Le comité de défense des ouvriers victimes de la répression consécutive aux événements du 25 juin 1976 lance l’appel suivant :
« La protestation des ouvriers contre l’augmentation des prix reflète l’attitude de la population tout entière ; elle a entraîné des poursuites brutales. A Ursus, à Radom et dans d’autres villes de Pologne, on a battu, frappé à coups de pied, emprisonné les manifestants. Des licenciements ont été pratiqués sur une grande échelle, ce qui, en plus des arrestations, a frappé les familles des victimes de la répression. (…) Les victimes de la répression actuelle ne peuvent compter sur aucune aide ou défense de la part des organismes dont ce devrait être la tâche, par exemple les syndicats, dont le rôle est lamentable. Les agents de la protection sociale, eux aussi, refusent toute aide. Dans cette situation, c’est la population, au service de laquelle les personnes victimes de la répression se sont exposées, qui doit assumer ce rôle. En effet, la population n’a d’autres moyens de défense contre l’arbitraire que la solidarité et l’aide mutuelle. C’est pourquoi les personnes soussignées décident de constituer le présent « Comité de défense des ouvriers », afin de prendre l’initiative de toutes les formes de défense et de soutien. »

Des théoriciens de la réforme de la Pologne :

Leszek Kolakowski dans des extraits de « Thèses sur l’espoir le désespoir » (octobre 1966) :
« Résumons, tout d’abord, les principaux arguments avancés d’ordinaire par ceux qui soutiennent que le système communiste sous forme actuelle est irréformable. Les tenants de cette thèse affirment que la principale fonction sociale de ce système est le maintien du pouvoir incontrôlé monopolisé par l’appareil dirigeant (…) Le monopole d’un pouvoir despotique ne peut pas être supprimé partiellement. (…) Seules des catastrophes brutales et périodiques peuvent conduire à des modifications (…) Les fonctions fondamentales de ce système social sont dirigées contre la société qui se trouve démunie de toute forme institutionnelle d’autodéfense. Dès lors, l’unique transformation concevable est une révolution violente. Qui plus est, cette révolution ne peut être envisagée qu’à l’échelle du système socialiste mondial, puisque la supériorité militaire soviétique, comme le montre l’expérience, sera toujours mise à profit pour étouffer toute tentative révolutionnaire locale. Une telle révolution aurait pour conséquence – selon les espoirs des uns – une société socialiste, au sens défini par la tradition marxiste (c’est-à-dire la gestion sociale des processus de production et de répartition, impliquant un système représentatif), ou – selon l’espoir des autres – le passage au modèle occidental de capitalisme qui, face à la faillite économique et idéologique du socialisme, serait l’unique voie de développement digne de confiance. (…)
Si je me prononce pour l’idée « réformiste », je n’entends nullement par là qu’on peut identifier le réformisme avec l’emploi des moyens « légaux » opposée aux moyens « illégaux ». Cette distinction est proprement impossible dans une situation où ce n’est pas le droit qui décide de la légalité mais l’interprétation arbitraire de lois confuses par la police et les autorités du parti. Là où les dirigeants peuvent, s’ils le veulent, arrêter et condamner des citoyens pour détention d’un livre « illégal », pour une conversation en petit cercle sur des sujets politiques ou pour des opinions exprimées dans une lettre privée, la notion de légalité politique n’a aucun sens. Le meilleur moyen de réagir contre les poursuites pour ces genres de « délits » est de les commettre en très grand nombre. Si je parle d’orientation réformiste, c’est au sens d’une foi dans la possibilité de pressions partielles et progressives efficaces exercées dans une perspective de longue durée, c’est-à-dire dans la perspective de la libération sociale et nationale. Le socialisme despotique n’est pas un système absolument rigide, de tels systèmes n’existent pas. Des indices de souplesse sont apparus au cours des dernières années dans des domaines où régnait naguère l’idéologie officielle : les fonctionnaires du parti ne prétendent plus connaître mieux la médecine que les professeurs de médecine, bien qu’ils continuent à connaître la littérature mieux que les écrivains. (…) Le principe de la nature irréformable du système peut donc servir d’absolution anticipée à la lâcheté et à la passivité. Le fait qu’une grande partie de l’intelligentsia polonaise se soit laissée convaincre de la totale rigidité du système honteux dans lequel elle vit est sûrement en grande partie responsable de la passivité dont elle a fait preuve au moment du combat dramatique livré par les ouvriers polonais en décembre 1970. (…) »

Adam Michnik dans des extraits de « Une stratégie dans l’opposition polonaise » (1977) :
« Les événements historiques que nous désignons sous le nom d’Octobre polonais ont été la source principale d’un espoir d’évolution du système communiste. Cet espoir d’exprimait par deux visions ou concepts d’évolution, que nous appellerons « « révisionniste » et « néo-positiviste ».
La conception révisionniste reconnaissait une certaine possibilité d’évolution à l’intérieur du parti. Jamais formulée sous forme de programme politique, elle impliquait la possibilité d’humanisation et de démocratisation du système d’exercice du pouvoir, ainsi que la capacité d’assimilation par la doctrine marxiste officielle de certaines notions des sciences humaines et sociales actuelles. Les révisionnistes désiraient agir dans la cadre du parti communiste et de la doctrine marxiste. (…)
L’autre concept d’évolution, Stanislaw Stomma, l’un de ses meilleurs représentants l’appelait orientation « néopositiviste ». C’était une tentative d’appliquer la stratégie que Roman Dniowski avait préconisée, au début du 20e siècle, aux conditions politiques nouvelles. Dirigeant du groupe catholique Znak, Stalinaw Stomma prenait en considération les facteurs géopolitiques du pays, comme son catholicisme, partie intégrante et indispensable de la vie publique polonaise. (…) La conception évolutionniste de Stomma différait considérablement du révisionnisme. Son néopositivisme impliquait surtout la loyauté à l’égard de l’URSS, considéré comme la puissance russe d’autrefois, tout en rejetant la doctrine marxiste et l’idéologie socialiste. (…) Cependant, révisionnistes et néopositivistes se rejoignaient : pour réaliser leurs projets, les uns et les autres, comptaient sur des changements venant d’en haut ; ils s’attendaient à une évolution du parti, résultat de la politique réaliste de dirigeants intelligents. Ils n’envisageaient pas de forcer cette évolution par une pression sociale continue et organisée ; ils misaient sur la raison du prince communiste plutôt que sur la lutte pour l’établissement d’institutions souveraines aptes à contrôler le pouvoir. (…)
Les événements du mois de mars 1968 ont marqué la limite du révisionnisme. A ce moment-là, le lien qui unissait l’intelligentsia révisionniste du parti fut définitivement coupé : on ne pouvait plus compter sur une démocratisation de la direction du parti. (…) Penser jusqu’au bout le révisionnisme et le néopositivisme mène inévitablement à accepter lors du conflit le point de vue du pouvoir. En effet, toute solidarité avec les ouvriers en grève, avec les étudiants qui manifestent, avec les intellectuels contestataires remet en question les stratégies révisionnistes, cherchant à agir à l’intérieur du parti, et celles des néopositivistes, qui préconisent la politique de l’entente. Le conflit ouvert, les deux stratégies se trouvent brusquement privées d’une composante essentielle : la référence au pouvoir.
Le dilemme des mouvements de gauche du 20e siècle « réforme ou révolution » n’est pas un dilemme pour l’opposition polonaise. Postuler un renversement révolutionnaire de la dictature du parti, s’organiser dans ce but, serait aussi irréaliste que dangereux : on ne peut pas compter sur le renversement du régime tant que la structure politique de l’URSS est ce qu’elle est. Dans un pays où la culture politique et les normes démocratiques sont presque absentes, des activités conspiratrices ne peuvent qu’aggraver les maux de la société sans apporter des résultats bénéfiques. (…) A mon avis, la seule voie à prendre pour les dissidents des pays de l’Est est celle d’une lutte incessante pour les réformes en faveur d’une évolution qui élargira les libertés civiques et garantira le respect des droits de l’homme. L’exemple polonais démontre que la pression exercée sur le pouvoir apporte des concessions non négligeables. L’opposition polonaise (…) compte sur des changements progressifs et partiels plus que sur un renversement violent du système en place. (…) La nouvelle stratégie de l’opposition implique des changements lents et progressifs. Cela ne signifie pourtant pas que ce mouvement sera toujours pacifique ni qu’il pourra éviter de faire des victimes. (…) »

Extraits de Jacek Kuron dans « Pour une plate-forme unique de l’opposition » (1976) :
« Nous commencerons par définir le système en termes généraux. Ensuite, nous procéderons à une discussion des buts de l’opposition et à une analyse des conditions dans lesquelles elle doit travailler. (…)
Dans un système totalitaire, le pouvoir et le peuple sont séparés. Tout le pouvoir de proposer, de réfléchir et de décider réside exclusivement dans le gouvernement. Les gens sont destinés à former une masse amorphe, dépourvue de droits personnels quels qu’ils soient. Ce système met en danger notre survie nationale et si, par souveraineté nationale nous entendons la capacité pour la nation à décider de son propre destin, le système est contraint de la détruire. Le système totalitaire a été imposé en Pologne il y a quelques trente ans par les forces armées de l’Union soviétique avec l’approbation des puissances occidentales, en particulier, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. La stabilité du système est garantie par la propension déjà démontrée trois fois par l’Union soviétique à se réimposer par la force à toute nation qui tenterait de se libérer. Nous ajouterons que ce sont là des raisons sérieuses pour penser que le gouvernement polonais doit se prêter à toutes les décisions importantes prises par la direction soviétique. L’Etat polonais n’est pas souverain et, dans l’esprit de notre peuple, c’est là le mal qui est à la racine de notre vie politique. (…) L’opposition lutte pour la souveraineté du peuple et de l’Etat polonais. Retenons pour le moment cette définition, quoique je suis d’accord avec ceux qui pensent que nos objectifs ne peuvent être pleinement réalisés dans notre situation géographique et politique actuelle. (…)
Le mouvement paysan est né de besoins personnels et particuliers. Mais, en défendant la propriété privée, il prenait également position pour l’indépendance de la vie villageoise et il préservait l’agriculture d’une dévastation plus grave. C’est ainsi qu’il bénéficia à la totalité de la communauté. Je considère également le mouvement de protestation des travailleurs pour la défense de leurs salaires en termes de pouvoir d’achat réel comme socialement bénéfique. Des grèves locales éclatent assez souvent (…) Ces grèves sont brisées avec une grande promptitude par la police dépêchée par le parti, l’administration et les syndicats. (…) A trois occasions durant les trente dernières années, les grèves ont donné toute sa dimension à un mouvement social : en 1956-57, en 1970-71 et en 1976. Les travailleurs ont payé un prix très lourd, mais ces trois mouvements se sont terminés par une victoire. (…) Le troisième exemple de mouvements de protestation sociale est l’activité des fidèles dans la défense de l’Eglise catholique. Je pense ici aux participations massives aux processions, aux pèlerinages, aux activités paroissiales et également aux démonstrations et même aux manifestations pour la défense des constructions d’églises (…)
L’opposition doit immédiatement commencer à organiser un certain nombre de groupes liés exprimant une variété de points de vue la plus large possible. En premier lieu, il faut une représentation organisée des travailleurs industriels, en particulier ceux qui sont employés dans les très grandes entreprises. L’organisation devrait commencer au niveau de l’usine et s’étendre ensuite. Ses revendications devraient s’entourer des avis de professionnels de l’économie, d’ingénieurs, d’hommes de loi et de sociologues. (…) Le plus important, et peut-être le plus spécifique, des revendications actuelles concerne la pleine réintégration des travailleurs licenciés après le 25 juin et une amnistie pour ceux qui ont été condamnés pour des actes en relation avec les événements de juin. Pour que cette demande soit entendue et acceptée, il est nécessaire de disposer du soutien uni d’une organisation de travailleurs de l’industrie. »


Sur la grève de 1980
Extraits de « Gdansk, la mémoire ouvrière » de Jean-Yves Potel  :
« Un des gars a collé des affiches dans les vestiaires entre cinq et six heures du matin. Les gens surent ainsi que la grutière Anna Walentynowicz avait été licenciée, cinq mois avant la retraite, pour avoir défendu les ouvriers. C’était cela la « faute grave » dont la direction l’accusait. Décorée des croix du Mérite de bronze, d’argent et d’or, elle avait derrière elle trente ans de travail irréprochable. Le tribunal avait annulé le licenciement, mais le directeur refusait de la réintégrer. Anna Walentynowicz avait fait partie du comité de grève en 1970. Ici, sur le Littoral, ce sont les choses qui comptent.
C’est la grève. Ce seul mot a suffi pour faire sortir du monde de la cale des constructions, des nefs de montage et des autres ateliers. Certains ont hésité, mais au bout d’une demi-heure la plupart ont laissé tomber leurs outils et se sont rendus sur la grande place du chantier, précédés d’une banderole où l’on venait d’inscrire « 2000 zlotys d’augmentation – Une prime de vie chère – Réintégrez la grutière Walentinowicz ! » Sur la place, tous se sont tus pour une minute de silence en hommage aux ouvriers du chantier tombés en 1970. Lech Walesa a fait son apparition. Ouvrier électricien, licencié lui aussi pour faits de grève en 1976, participant actif des grèves de 1970-1971, il a escaladé les grilles pour rejoindre les grévistes. On a crié « Hourrah ! ». Un discours a été improvisé du hait d’une excavatrice. Le directeur principal, Gniech, y est monté à son tour pour tenter de convaincre les gens de reprendre le travail. Sans succès ; les cris ont couvert sa voix. Lech Walesa a proposé une grève avec occupation. Chacun avait ses raisons de la faire, tous l’ont soutenue. (…)
La grève a déferlé comme une vague, chacun y a adhéré de son côté en compagnie des collègues de l’atelier. (…) On buvait beaucoup trop au chantier des derniers temps (…) Les piquets de grève brisaient les bouteilles de bière et de vodka aux portes du chantier. Cette mesure, d’ailleurs, a impressionné tout le monde. La direction de la grève n’a fait aucune exception. Après trois jours de grève, les négociations avec la direction ont abouti à un accord. En son propre nom, le directeur a accordé une augmentation de 1500 zlotys, sur les 2000 demandés. Cet après-midi là, nous étions devant la grille de l’entrée quand Lech Walesa annonça que la grève prenait fin. La nouvelle que les revendications seraient satisfaites avait déjà fait le tour de la ville. Pour les délégués des autres usines, l’arrêt du mouvement au chantier était catastrophique. On ne leur avait rien promis, à eux. Les représentants de 21 entreprises en grève sont venus au chantier Lénine pour faire pression sur les ouvriers : « Nous vous avons apporté notre appui. A vous maintenant de nous donner le vôtre. » Un délégué de WPK a demandé que la grève continue, ici comme ailleurs, et pas mal de gens l’ont applaudi. Dans ce cas, a dit Walesa, je reste avec vous. Je vous ai promis de sortir le dernier. Entre-temps, la plupart des travailleurs du chantier, à l’appel du directeur, avaient quitté les lieux.
(…) Le samedi, tard dans la soirée, les délégations présentes au chantier constituent un comité de grève interentreprises. Ce comité, le MKS, élabore une liste de revendications qui, dans sa version finale, comportera 21 points. Le premier est essentiel : c’est l’acceptation des syndicats libres, indépendants du parti et des employeurs. La deuxième, c’est le droit de grève. Voilà les garanties pour lesquelles la lutte continue. Ce sont les seules qui, si elles sont acquises, pourront donner aux travailleurs la certitude que les échecs, les pièges du passé ne se répèteront pas. Suivent ensuite, jusqu’au point 6, les revendications relevant du domaine de la démocratie : la liberté d’expression, la réintégration des licenciés pour faits de grève ou délit d’opinion et la libération des prisonniers politiques ; une information complète et permanente sur la situation socio-économique du pays et une discussion publique sur les programmes de réformes. (…) Les points suivants mis en avant par le MKS concernent justement ce socialisme-là : l’accès aux logements, aux crèches et aux maternelles, le droit à la santé, aux jours de repos, à un salaire convenable pour un travail honorable, à une retraite méritée. L’exigence, également, que se réduise le fossé entre les très pauvres et les très riches, entre les spoliés et les privilégiés, que tous puissent vivre décemment. (…) Au fil des heures passées ici, se renforce l’impression que la grève s’est donnée un groupe de leaders solides décidés à aller jusqu’au bout. La liste des « 21 Tak » - « oui aux 21 revendication » - est colportée d’une rue à l’autre dans les Trois-Villes. On la colle partout, sur les poteaux, les murs et les palissades. Ses formules nettes, carrées, peuvent sembler provocantes à certains, car les gens n’en ont guère l’habitude. Aucune réaction de la part des autorités. Cependant, l’atmosphère, on le sent, est devenue pesante. Il fait lourd, l’air est chargé d’électricité.
Premier dimanche, première messe aux grilles du chantier. Le prêtre qui fait l’office prononce des paroles d’apaisement. Il appelle au calme, à la dignité. Quelques milliers de personnes sont agenouillées. Beaucoup ont pleuré. (…) La nuit précédente, les grévistes ont construit une croix en bois. Après la messe, ils l’ont emmenée au-delà de la porte principale, là où devra s’élever un monument aux ouvriers tombés en décembre 1970. (…)
Dans la salle du praesidium du comité de grève, on a installé la maquette (du futur monument aux morts) et les dons ont commencé à affluer pour la réalisation du projet. Un extraordinaire élan de générosité du littoral, puis de toute la Pologne.
Lundi 18 août, nombre de ceux qui avaient quitté le chantier samedi y sont revenus. (…) Au chantier Commune de Paris à Gdynia, ce sont les jeunes qui tiennent la barre de la grève. Les principes ont été plus sévères, les divisions plus rigoureuses. (…) Les tièdes, les hésitants, on ne les a pas laissé entrer. (…)
Le directeur empêche le MKS d’accéder à la radio intérieure. Il fait également couper le circuit d’alimentation des hauts-parleurs de la porte numéro 2 pour contrer la popularisation de la grève vers l’extérieur. D’un avion, on lance des tracts : « La grève au chantier s’est conclue sur un accord. Elle est poursuivie par des irresponsables, alors qu’une large majorité entend reprendre le travail. » (…) Un coup très dur, c’est la coupure des lignes téléphoniques qui isole les Trois-Villes du reste du pays. Pendant ce temps-là, la milice s’active. Elle arrête les voitures qui se dirigent vers le chantier et celles qui en viennent, fouille les passagers, relève l’identité des conducteurs, et ceux qu’ils transportent. Les miliciens ne sont pas armés mais multiplient les intimidations. (…)
Bientôt, toutes les entreprises de la voïvode ont rejoint le MKS. Le mouvement est irrésistible et cependant les manœuvres de dernière heure ne manquent pas. (...) Samedi 23 août, dixième jour de grève. Lech Walesa se met derrière la table du praesidium. (…) Les négociations préparatoires commencent, pour le moment à l’échelon du voïvode. (…) Le 28 août s’engage le troisième tour des négociations avec la commission gouvernementale. Le vice Premier ministre Jagielski a l’air maître de lui. (…) On discute ici de liberté d’expression et de conscience garantie par la constitution ; on parle beaucoup de la situation morale et sociale des croyants. Monsieur Jagielski souligne que la dialogue entre l’Etat et l’Eglise se développe bien… (…) La discussion est très animée. « En gros, nous sommes d’accord » dit Monsieur Jagielski. Mais, de fait, le débat n’a guère avancé. (…) Au dessus de la porte numéro 2 du chantier Lénine, les ouvriers ont suspendu une longue banderole « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »
(…) La finale est âprement disputée. Vendredi 29, par deux fois les négociations sont reportées à plus tard. (…) L’énervement croît d’heure en heure, l’agressivité remonte à la surface. Car, si le travail reprend, on va se retrouver du jour au lendemain face au directeur, au secrétaire de cellule, ou même … Demain, la moitié de cette salle peut se retrouver en taule, s’est écrié quelqu’un sur un ton hystérique. De nouvelles délégations font leur entrée, venant d’autres voïvodes. (…) Le nouvel arrivant est embarrassé. Il ne sait pas où s’installer. Il vient du bassin du cuivre et représente 20.000 travailleurs. (…)
Samedi 30 août. La commission gouvernementale vient pour la quatrième fois au chantier. « Il me semble, dit le vice Premier ministre Jagielski, que le moment est venu de terminer nos travaux »
Dimanche. La signature des accords de Gdansk entre le MKS et Jagielski est retransmise à la télévision.
Compte-rendu de Henrika Dobisz et Andrej Zianecki


Extraits de « Un chemin d’espoir », autobiographie de Lech Walesa  :
« Le moment décisif survint après le 3 mai 1980, date de l’arrestation de représentants du Mouvement de la Jeune Pologne et du Mouvement pour la Défense des Droits de l’Homme – Dariusz Robzdej et Tadeusz Szczudlowski -, à la suite de leur discours prononcé devant le monument au roi Jan II Sobieski. On se lance quasi ouvertement dans une large diffusion de tracts.

La grève
Je descendis devant les Chantiers et le dirigeai vers l’entrée. Le matin, avant l’embauche, des tracts et le bulletin « L’Ouvrier du Littoral » avaient pu être distribués dans le train de banlieue et dans les tramways qu’empruntent la plupart des ouvriers pour se rendre au travail. L’information essentielle concernait le licenciement disciplinaire d’Anna Walentynowicz, survenu le 7 août, cinq mois avant qu’elle ne prenne sa retraite Le texte des tracts était le suivant :
« Aux ouvriers des Chantiers navals de Gdansk !
« Nous nous adressons à vous, collègues d’Anna Walentynowicz. Elle travaillait aux Chantiers depuis 1950 : 16 ans comme soudeur, puis comme conducteur d’un pont-roulant à l’atelier n°2. Elle s’est vue décerner la médaille de bronze, celle d’argent, puis en 1979, la Croix d’or du Mérite. Elle a toujours été une ouvrière irréprochable. Elle s’est toujours insurgée contre toute injustice, toute inégalité. C’est pourquoi elle a décidé de s’engager dans l’action qui avait pour but la mise sur pied d’un syndicat libre. C’est là que commencèrent pour elle les ennuis : elle a été mutée à deux reprises dans une autre unité pour avoir distribué « L’Ouvrier du Littoral », et elle s’est vue infliger un blâme. (…) En arrêt-maladie, Anna Walentynowicz a reçu une lettre de licenciement prenant effet le 7 août pour avoir enfreint le règlement….
(…) C’est pourquoi nous vous lançons cet appel : défendez Anna Walentynowicz ! Si vous ne le faites pas, nombreux sont ceux qui risquent de se retrouver dans une situation semblable. Nous signalons d’autre part à la direction qu’un pareil acte, en cette période où une vague de grèves déferle sur notre pays, paraît un défi au bon sens.
Signé : comité de fondation des syndicats libres »

Trois garçons de vingt ans, Jurek Borowczyk, Ludwig Pradzynski et Bogdan Felski, affiches, tracts et bulletins en mains, avaient su mettre en grève l’ensemble des Chantiers. (…) A la revendication en faveur d’Anna Walentynowicz, j’ajoutai ma propre réintégration et l’érection d’un monument (…) aux trois ouvriers abattus devant l’entrée des Chantiers en décembre 1970. (…) Ce qui concernait tout le monde, c’était la hausse individuelle de 2000 zlotys. Nous nous cramponnâmes donc à cette dernière exigence comme préalable à toute négociation (…) Au début, nous branchâmes des micros dans la salle du Service Hygiène et de la Sécurité du Travail où se déroulaient les négociations, ainsi qu’un autre à l’extérieur de la salle. Nous pouvions diffuser dans tous les ateliers, les halls de production. Par la suite, le nécessaire fut fait pour que les débats soient entendus dans les chantiers voisins et dans les entreprises de la rue Walowa. Plus tard encore, nos délégués emportèrent les enregistrements pour les faire écouter en d’autres entreprises. (…)
Non, la grève n’a rien d’un épisode harmonieux, elle passe par des phases de vive exaltation auxquelles succèdent des périodes de compromis, voire des moments de peur. (…) Personne n’a trouvé de scénario idéal pour le déroulement d’une chose comme la grève, ni ne saurait d’ailleurs en concevoir. La grève, c’est la foule qui réagit à sa manière, diverse et changeante. Moi, je n’avais pas de scénario, mais je sentais la foule. Quand je me retrouve au milieu d’une foule, je sais toujours ce que les gens veulent. (…)
Notre grève à nous arrivait à son terme : en ce troisième jour, le samedi après-midi, elle avait pris fin ; tout son élan, toutes ses motivations essentielles s’étaient évanouis. Comme j’avais affaire à un directeur qui avait su faire face à la situation (…), je m’étais senti obligé de contenir notre conflit dans certaines limites. Ça n’avait pas été une révolution s’appuyant sur le désordre, mais un mouvement où chaque objectif était soumis à un jugement public. Je ne pouvais et ne voulais personnellement exprimer que CELA. (…)
Voici un témoignage :
« A peu près au moment même où Walesa s’apprêtait à mettre fin à la grève (…), un représentant des employés des transports se trouva propulsé sur le podium, devant le micro, et exposa leur cause. Son discours se termina par une demande de soutien. Au bout d’un moment, des employés des tramways, sortant du bâtiment, se joignirent à lui. Des jeunes entourèrent le podium – cent, deux cents, cinq cents garçons : « Solidarité ! », « Solidarité ! », « Solidarité ! » (…) Sur les murs, la nuit, des inscriptions avaient fait leur apparition : « Walesa, traître ! ». Déjà, le samedi après-midi, (…) deux émissaires femmes des grévistes de Gdansk avaient eu des mots très durs contre Walesa (…) Le dimanche 17 août, Walesa, tel Simon de Cyrène, prit sur ses épaules une croix en bois et la porta devant l’entrée, jusqu’au lieu où l’on prévoyait d’élever à l’avenir le Monument. La croix fut cimentée dans le sol (…) Dans la nuit de dimanche à lundi, on fit disparaître les inscriptions diffamant (ou dénonçant) Walesa. La même nuit, Walesa affermit sa position en prenant officiellement la tête du Comité de grève créé solidairement pour la défense des intérêts des entreprises de Gdansk, Gdynia, Elblag, Pruszcz, Tczew, Lebork, … entre beaucoup d’autres. Le lundi matin, le directeur avait co-signé avec Walesa, le samedi, les accords concernant les Chantiers, s’efforça à nouveau de faire appel au loyalisme du personnel, et reprocha à Walesa d’avoir rompu leurs accords. Walesa ne sut que lui donner raison. » (…)
Dès le début de la grève, j’exerçai un certain ascendant sur les gens, par exemple au sein du Comité inter-entreprises qui se rassemblait dans la grand-salle de réunion des Chantiers. Je me rendais compte d’emblée que les gars étaient beaucoup trop excités, que les passions étaient à leur comble, ce qui excluait toute discussion sérieuse et interdisait qu’on prenne aucune décision. J’avais établi le rituel suivant : je pénétrai dans la salle, la traversais d’un pas assuré, et, parvenu jusqu’au petit podium, je me retournai brusquement face à l’auditoire, gardais le silence une seconde, puis déclarais ouverte la session du Comité en proposant d’entonner l’hymne national. Tout le monde se levait, et les gars se mettaient à chanter à l’unisson. Les gens qui, dix minutes avant la réunion, étaient venus avec la ferme résolution de donner libre cours à leur colère, ne contestaient plus les décisions prises, se contentant de conciliabules en petits cercles. Et le moment où je me levais signifiait irrévocablement la clôture de la réunion : les gens emboîtaient le pas. (…)
Au moment-clé où furent formulées les 21 revendications du mouvement et où l’on discuta avec passion de leur version définitive, la direction des syndicats libres n’était pas unanime. Dans leur hiérarchie informelle, je ne suis alors que le numéro trois ou quatre, peut-être même cinq. C’est à ce moment difficile que je me retrouve propulsé à la première place, que je me sens avancer seul dans le rôle de dirigeant, que je suis amené à imposer ma volonté, en dépit de l’amertume justifiée de certains, que je ne peux pas ne pas percevoir. (…) je sais que, pour l’heure, il faut nous montrer modérés, contrôler et limiter certaines revendications irréalistes, si fondées qu’elles soient, afin de gagner plus tard. (…) Il s’agissait de pouvoir dire en toute confiance aux représentants du gouvernement, dès leur arrivée chez nous : « A l’exemple de l’ordre qui règne ici et qui est accepté par tous, instaurons ensemble un ordre nouveau dans notre pays, dans toute la Pologne. » C’était un ordre sans vodka : à l’entrée des Chantiers, nous brisions les bouteilles apportées par ceux qui n’étaient pas encore au courant. C’était un ordre avec le Pape : son portrait fut suspendu à l’entrée dès le premier jour de grève. (…)
Le programme comprenant nos « 21 revendications » vit rapidement le jour (…) :
reconnaissance des syndicats libres, indépendants du Parti et des employeurs (…)
garantie du droit de grève, de la sécurité des grévistes et des personnes qui leur viennent en aide
respect des libertés d’expression et de publication (…)
rétablissement dans leurs droits des personnes licenciées (…) des étudiants exclus de l’enseignement supérieur (…), libération des prisonniers politiques (…)
rendre publique le comité inter-entreprises et ses revendications
information de toute la population sur la situation économique et sociale
paiement des jours de grève (…)
augmentation mensuelle du salaire de base de chaque travailleur de 2100 zlotys (…)
Instauration de l’échelle mobile des salaires
Approvisionnement en produits alimentaires (…) »

(…) Le 22 août au soir, la délégation du praesidium du MKS a rencontré le président de la Commission gouvernementale, Monsieur le vice-premier ministre Mieczyslaw Jagielski, et lui a remis le message suivant : « Le MKS informe la Délégation gouvernementale dirigée par le vice-Premier ministre qu’il est prêt à entreprendre des pourparlers sur la base des 21 revendications, qui pourraient mettre un terme à la grève. »
(…) Tadeusz Mazowiecki et Borislav Geremek sont venus de Varsovie en voiture par un chemin détourné. Ils vont travailler en temps qu’experts auprès du Comité. Ils ont reçu un accueil très chaleureux. (…)
Gdansk devient alors une sorte de Mecque où affluent les délégués d’entreprises de l’ensemble du pays, venus apporter leur soutien et prêts à se joindre à la grève. (…)
Le tournant décisif de la grève est le vendredi 22 août, marqué par la venue à Gdansk de Mieczyslaw Jagielski, vice-premier ministre, nommé à la place de Pyka qui vient d’être révoqué. La rencontre avec nos délégués a eu lieu le soir même (…) De retour, avant même d’avoir franchi la grille, ceux-ci crient déjà victoire : cette victoire réside dans la décision d’entamer des pourparlers entre le gouvernement et le Comité de grève inter-entreprises sur la base de nos 21 revendications. Un combat difficile nous attend alors. « Nous savons ce que nous voulons » ai-je dit à Mazowwicki et à Geremek lors de notre première entrevue sur le coup de minuit. (…) Comme tant d’autres, ils étaient venus avec un texte de soutien. Le voyant, je m’étais dit que ce n’était là qu’une motion de plus. Je leur ai demandé ce qu’ils avaient concrètement à nous proposer, car nous avions vraiment besoin d’aide. « Comme intellectuels, nous ne pouvons faire grand-chose, hormis vous servir de conseillers, d’experts. » Excellente idée ! Nous venions de trouver le maillon manquant à notre chaîne. Tout le monde s’accorda sur la nécessité de désigner une commission d’experts, à défaut desquels nous aurions bien été incapables de faire se rencontrer la « dialectique » du pouvoir et la côté un peu fruste et élémentaire de nos revendications. (…) Cette base de départ nous convenait tout à fait et n’était pas non plus pour déplaire aux autorités : non sans raison, celles-ci redoutaient les formulations trop radicales de gens simples, à bout de nerfs, qui mettent à mal respectabilités et convenances, et usent parfois d’un vocabulaire à rester pantois. Les uns comme les autres, nous avions besoin d’être assurés qu’il serait possible de trouver une réponse commune. Autrement, la situation était sans issue. Le fait de nommer une commission d’experts ouvrit cette perspective d’entente. Dans le courant de la nuit, ils définirent la marche à suivre : dans un premier temps, nous ne devions pas aller plus loin que le quatre premières revendications. (…) En cette journée du 23 août, (…) les gens se pressent de part et d’autre de la seconde grille d’entrée des Chantiers. Devant, sont assemblées plusieurs milliers de personnes informées de l’arrivée tant attendue de la Commission gouvernementale. (…) Hostiles, les gens reculent à contrecœur. (…) Le car ne peut avancer : devant lui, se dresse un mur d’ouvriers en bleus de travail usés. Ils se tiennent là, bras croisés, visages fermés. (…) Je m’avance en compagnie de Gniech, le directeur, et du Comité inter-entreprises. Jagielski descend du car. Pâle, les traits tirés, dossier noir sous le bras, le vice-premier ministre met pied à terre, suivi de Fizbach et des autres. Je m’approche, lui tends la main pour lui souhaiter la bienvenue aux Chantiers. (…) « Les-zek ! Les-zek ! » se met à scander d’une seule voix la foule - c’est son vote de confiance, le rappel à la partie adverse que le Comité est mandataire pleinement reconnu par tous les grévistes. Ceux-ci forment une véritable forêt humaine. Une frondaison de bras levés aux poings serrés. (…) Un hors d’œuvre aux pourparlers de la force et de la discipline sur lesquelles reposent notre attachement à la démocratie – et qui seront essentielles au moment où il faudra entériner l’accord intervenu. En cas de contestation, il y a bien sûr l’instance d’appel que constituent les Chantiers, ces milliers d’ouvriers qui attendent rassemblés autour du bâtiment et qui suivent le déroulement des négociations à travers les baies vitrées. Les délégués, présents dans la grand-salle, sont pour moi un appui considérable, de même que les experts, ou encore l’Eglise dont le soutien se fait de plus en plus ouvert. En ce qui concerne les syndicats libres, c’est déjà moins évident ; les relations les plus confuses existent entre le Praesidium du Comité de grève et moi : ce dernier compte en son sein une tendance radicale qui s’oppose aux vues « réalistes ». On y considère d’un mauvais œil toute tentative de contact direct avec les représentants du pouvoir, contacts pourtant nécessaires à la réussite de toute négociation. Ces « Jacobins » d’août 1980 épient les moindres faits et gestes de chacun. Ils sont obsédés par la crainte d’une manipulation politique et leur méfiance n’épargne pas les experts. En l’occurrence, j’ai dû me montrer intransigeant et ne pas céder aux pressions visant leur élimination. J’ai également cherché à éviter que ces divergences n’apparaissent en cours de négociations. Elles ont été tenues secrètes jusqu’à la fin de la grève. (…)
Walesa : « Monsieur le vice-Président, nous vous accueillons au nom du Comité de grève inter-entreprises représentant près de 370 entreprises de la région de Gdansk et un certain nombre de celles d’Eblag et de Slupsk. Conscients de représenter des centaines de milliers d’hommes, nous sommes tout aussi convaincus de lutter pour la bonne cause. Vous avez la possibilité de visiter aujourd’hui un chantier naval autogéré par les ouvriers. Vous pouvez constater que l’ordre y règne. (…)
Jagielski : (…) Je pense en premier lieu à un changement de la loi sur les syndicats (..) Il faudra à mon avis que le personnel des Chantiers et que les travailleurs des autres entreprises du Littoral participent à l’élaboration de cette loi (…) Le second facteur, à mon sens, concerne l’analyse et l’appréciation de l’évolution du pouvoir d’achat des diverses catégories professionnelles, qui devrait être évaluée et suivie par les syndicats indépendamment de l’administration d’Etat. (…) Si j’ai bien compris, le deuxième point porte sur la garantie du droit de grève, ainsi que sur la sécurité des personnes en grève et de ceux qui leur viennent en aide. (…) J’en suis à me demander s’il est bien opportun de prendre une telle décision aujourd’hui (…) A ce propos, il serait peut être utile d’écouter ce qu’en pense l’opinion publique. (…) Si nous laissions ce problème ouvert à la discussion. Pour ce qui est de la sécurité des personnes qui font grève, ainsi que pour celles qui les soutiennent, cette sécurité n’est pas menacée. (…)
Florian Wisnievski : Florian Wisnievski, je viens d’Elektromontaz. (…) Nous ne sommes pas du même bord : nous autres, nous sommes en contact des travailleurs, au sein des entreprises. Cela fait longtemps que je travaille dans les syndicats, et les choses sont loin de se passer aussi simplement. (…) Le Code du travail autorise l’entreprise à licencier sur le champ toute personne qui fait grève. (…) ici, sur le Littoral, étant donné l’atmosphère que vous savez (…) ce n’est plus le moment de consulter l’opinion publique. (…)
Jagielski : S’il s’agit du troisième point, à savoir : « respecter les libertés d’expression » (…) la Constitution garantit les libertés d’expression, d’édition, de publication, n’est-ce pas ? Le problème se pose, comment dire, au niveau de l’application de ces textes. (…) L’ouverture des médias aux représentants de toutes les confessions est une revendication à examiner. (…) Si quelqu’un me pose des conditions, je voudrai répondre ceci. Moi, je n’ai posé aucune condition. J’ai seulement exprimé mes souhaits. (…)
Walesa : (…) Je prose d’élaborer ensemble un communiqué commun. (…) Nous demandons au surplus une retransmission radiophonique au moins sur Gdansk. (…) Je propose de chanter ensemble l’hymne national. (Ils chantent.) Nous attendrons gentiment, sagement, sans aucune … Mesdames, Messieurs, je voudrai que nous saluions courtoisement la délégation avant de nous séparer. Nos finirons sans doute par nous entendre. »
(…) Nous avons trouvé une formule nouvelle, résultant de la fusion de plusieurs éléments : religion, patriotisme, stéréotype de la « classe ouvrière » - oui, cette tradition-là aussi … C’était une manière de « révolution à genoux », avec prière, chapelet et messe. La prière nous protégeait, mais nous avons magnifié son importance, cela n’avait plus rien à voir avec la dévotion.
(…) On joua contre nous le contenu du sermon prononcé à Jasna-Gora par Mgr Stefan Wyzynski. (…) Les gars qui priaient sur les Chantiers, eux, accueillirent avec incrédulité et désarroi les propos du Primat. (…)
Arrive la dernière séance de pourparlers avec la Commission gouvernementale, le samedi 30 août. Le climat de la discussion n’est plus le même. Jagielski est pressé d’aboutir, fait pression pour que des solutions rapides soient trouvées, sans trop ergoter sur les formulations de détail : « les points numéro un et deux des revendications … nous les paraphons ! » Puis, de but en blanc, il déclare qu’il souhaite revenir aux Chantiers avec ces textes revêtus de l’aval – donc de l’approbation – du plenum du Comité central. Il suggère déjà les termes du communiqué final. (…) Le plénum du Comité de grève inter-entreprises exige que je transforme l’affaire des prisonniers en ultimatum. Aucun accord ne doit être signé avant leur libération. (…) Aussi bien parmi l’assemblée des délégués qu’au sein du Præsidium du Comité de grève, commencent à s’exacerber les points de vue. (…) Nous convenons qu’un accord existe bel et bien pour le moment et que, pour le reste, nous ferons au mieux… Le lendemain, la célébration de la messe ramène le calme dans la grand-salle. (…) L’affaire s’éternisa pour des raisons pratiques. (…) Jagielski, tendu, blêmit et déclare : « je vous en prie… Je ne sais pas si, dans une heure, je pourrai encore signer cet accord… » (…) Nous avons apposé nos signatures.

Quand je veux évoquer la période qui a suivi les événements qui se sont alors déroulés dans notre pays, et que je cherche une image qui résume à la fois le climat et l’état d’esprit des gens (…) je compare volontiers la société polonaise d’après août 80 à un pauvre qui occupait jusque là un petit coin dans une belle maison dont il n’était pas propriétaire. Et voici que subitement, il devient clair que la maison est son ancienne propriété et qu’en réalité, tout lui appartient ! (…) Psychologiquement parlant, une telle situation n’est commode ni pour l’ancien ni pour le nouveau gestionnaire, et force est d’admettre que le tempérament de chacun commande ses actions. (…) Mais les Accords de Gdansk avaient lancé des ponts, ouvert des possibilités d’entrer dans une nouvelle étape de coexistence, fait apparaître la nécessité d’une « convivialité du pouvoir ». (…)
Le lundi matin, ouverture des premiers locaux du Syndicat, rue Marchlewskiego, dans le vieux Wrescz. (…) Bientôt, la file d’attente s’étend jusqu’à la rue. (…) Gdansk devait expliquer, défendre, organiser, conférer son label. La capitale de la Pologne avait déménagé sur le Littoral. (…) La période difficile venait de commencer. De jour en jour, une force réelle se constituait ; les maillons syndicaux se multipliaient à une vitesse vertigineuse dans toutes les entreprises, les écoles, les hôpitaux, et cette force cherchait naturellement à s’exercer : elle entendait influencer les décisions concernant le Plan, les questions salariales, celles de la productivité, les cas individuels. Les directions d’entreprise lui refusaient généralement ce rôle. Il n’existait pas de jurisprudence indiquant avec précision comment comprendre les Accords d’août 80, dont les formulations étaient souvent trop générales. Les controverses se multipliaient (...) Toutes affaires devaient être réglées par le MKZ : le Comité inter-entreprises de fondation des syndicats indépendants autogérés. Nous n’étions que 18 et il nous revenait d’accomplir sur le champ la réforme du système. (…) Quand il devin manifeste que toute notre expérience acquise dans les Syndicats libres n’y suffirait pas (…) je découvris la voie menant à moi-même par l’Eglise, par la foi, qui m’avait été révélée dans les moments difficiles de la grève. (…) Durant les premiers jours de septembre nous parvint un signal de Varsovie : le Primat souhaitait rencontrer Walesa et l’équipe des dirigeants de la grève. Ainsi allait donc avoir lieu ce contact personnel, cette rencontre en tête à tête avec celui qui personnifiait la majesté de l’Eglise polonaise, qui représentait le lien principal entre la tradition nationale, toujours vivante, et le présent. (…) Nous avons commencé par une messe matinale au cours de laquelle le cardinal Wyszynski, s’adressant à nous, déclara : « (…) Les plus grandes énergies doivent se déployer afin de donner des fruits pour le bien des travailleurs qui entreprennent dans notre Patrie un immense effort. Mais comme il faut être sage ! Comme il faut savoir embrasser à la fois le présent et l’avenir de cette nation (…) » Il déclara un peu plus tard : « Il ne faut pas vouloir changer les gens en place, ce sont eux qui doivent changer, devenir autres. » (…) Je me sentais très proche du primat sur tous ces sujets ! (...) Le Primat surprenait parfois par son indulgence et sa générosité, si éloignés d’une tactique sommaire et plus aisée à adopter, tentante même. Il en avait été ainsi en 1970, après les événements de décembre, quand l’Eglise était à même d’exiger beaucoup d’un pouvoir affaibli par les récents bouleversements… Le Primat déclara alors qu’on ne pouvait « gagner » grâce qu sang ouvrier qui avait été répandu, que l’Eglise devait être forte de sa propre force, non de la faiblesse de l’adversaire. (…) Novice comme je l’étais à l’époque, ce sont là des éléments qui me permirent de construire ce qu’on a plus tard appelé la « ligne Walesa », qui ne faisait alors que s’esquisser. (…) En août, ce but était clair aux yeux de tous, tout était simple : il fallait arrêter la grève, formuler nos revendications, amener le pouvoir à les accepter. (…) Prendre le pouvoir, rétablir l’ordre par un nouveau pouvoir installé par nous ? Non ! Plutôt, un profond changement intérieur du pouvoir en place, puisque rien ne garantissait qu’un autre serait meilleur (…)
Ce pendait, près du feu, là où tout se décidait, les affaires se révélaient beaucoup plus complexes. J’étais celui qui choisissait les éléments de l’alliage, mais, parallèlement, d’autres éléments s’y infiltraient à mon insu : par les côtés, par en haut, par derrière… Il y avait même des gens qui agissaient de leur propre initiative, sans demander la moindre autorisation. La température montait constamment. Situation nouvelle : dans la grève, nous étions la force motrice, nous dosions les problèmes à résoudre, le mouvement obéissait à un programme, donnait lui-même le tempo des événements qui, cette fois, se déroulaient indépendamment de nous. L’aiguillage avait été dévié : il fallait redoubler de force pour contrôler le cours de l’actualité, proposer à temps des corrections de trajectoires, éviter les catastrophes, servir de butoir là où des revendications déchaînées menaçaient directement l’existence de certaines structures concrètes du pouvoir. Au cours de dizaines de réunions, il me fallut combattre la tendance générale au règlement de comptes avec des chefs de services, des directeurs compromis dans leurs entreprises, des représentants du pouvoir à divers niveaux. Les gens étaient emportés par la fureur de tout nettoyer tout de suite. (…)
Quelques jours après la grève, je reçus la visite d’Anna Walentynowicz, dans notre nouvel appartement, rue Pilotow, dans le quartier neuf de Zaspa. (…) Mme Anna vint me voir avec une proposition amicale bien concrète : « Donne ta démission du Comité inter-entreprises ! » Je n’avais pas les épaules assez larges, à ce qu’elle disait, il fallait un type dans le genre d’Andrej Gwiazda, de Kuron, de Modzelewski ou de tel autre encore… Le candidat n’était pas précisé, mais l’intention n’en était pas moins claire : d’après elle, j’étais trop faible, pas assez « révolutionnaire » dans mes revendications, trop mou avec les autorités. Cette idée n’émanait pas uniquement de madame Anna, il y avait derrière elle une fraction pas très nombreuse mais influente des syndicats libres du Littoral. (…) Il était devenu évident que le Comité inter-entreprises de Gdansk s’employait sans cesse à contester la position que j’avais acquise, il faut le reconnaître, grâce à la grève. Aux yeux de certains, je pouvais encore apparaître comme un « usurpateur ». (…) Ainsi Jacek Kuron était indiscutablement un homme aux idées bien arrêtées, initiateur de conceptions assez radicales. C’était le même homme avec qui j’avais eu une discussion interminable à l’époque où je faisais mes tout premiers pas dans les syndicats libres. C’est à lui que j’étais redevable de l’aide que le KOR (Comité de Défense des Ouvriers) avait apportée à moi-même et à beaucoup d’autres en période de chômage ou de difficultés personnelles. (…)
Sous le label Solidarnosc, les Comités inter-entreprises régionaux iront tous ensemble se faire enregistrer au tribunal. (…) A présent, le groupe de conseillers et d’experts varsoviens travaillait à nos statuts qui devaient refléter à la fois notre expérience syndicale, la signification d’août 80, la tradition polonaise. (…) Dans le même temps, une équipe de télévision polonaise m’interroge sur le sort de la première grève d’avertissement annoncée par Solidarnosc. Ils ont du mal à comprendre que la proclamation de cette grève d’avertissement canalise toutes les grèves sauvages qui explosent comme des pétards dans tout le pays contre les autorités qui s’opposent à divers échelons aux inévitables revendications de la population. A cela s’ajoute encore en arrière-plan la création de l’organisation syndicale rurale qui est en train de se mettre précipitamment en place. »
Sur les « grèves de solidarité ouvrière », notamment aux revendications des agriculteurs, Walesa cite la bande son d’un film :
« Walesa : (…) C’est à Gdansk que ça se passe. Poznan a débrayé aussi, j’ai stoppé. J’ai tout de même stoppé deux grèves ! (…) Ce serait pire s’ils faisaient grève sans nous. Ce serait la révolution. (…) Je pense donc que ce que nous avons fait constituait l’issue la plus logique. (…) Nous étions obligés de nous prononcer, et nous nous sommes prononcés pour la maîtrise de ce mouvement. Le pire aurait été qu’il échappe à notre contrôle. Nous ne souhaitons pas la grève, parce qu’il en viendra alors sans cesse de nouveaux pour multiplier les revendications, et tout risque alors de mal tourner. C’est pourquoi nous n’en voulons pas. (…) Bien sûr que nous pouvons y aller, mais nous sommes bien placés pour savoir que, d’ici une heure, il peut aussi bien éclater une révolution. (…) Nous forçons les choses, poussés par des hourrah, de telle manière qu’il n’y ait plus de solution du tout ! »
« Walesa : « Walesa à l’appareil. Monsieur le directeur, il y a deux affaires dont je voudrais vous parler. (…) En ce qui concerne cette grève. Vous savez, nous ne tenons pas à ce qu’il y ait des grèves en ce moment… (…) C’est pourquoi il serait bien que vous fassiez en sorte que (…) je m’entretienne avec eux (les grévistes), ou pour qu’ils viennent chez nous… Nous leur expliquerions en quoi ça fait problème. (…) Réponse de l’assistant du voïvode : nous enverrons des voitures vous chercher. »
Les voitures sont bien arrivées, mais l’annulation de la première grève d’avertissement d’après août n’a pas été prononcée pour autant pour la simple raison qu’elle ne pouvait pas l’être. (…) De toute façon, j’allais mettre fin à ces grèves (…)
La césure dans la brève existence officielle du syndicat se situe à mon avis en mars 1981. Elle correspond à la crise de Bydgoszcz, engendrée par l’agression perpétrée par la milice contre Rulewski, responsable de Solidarnosc pour cette région, et d’autres qui tentaient de présenter à la session du conseil régional de Bydgoszcz le problème de la reconnaissance du syndicat des agriculteurs privés. Cette crise de mars a été surmontée, mais nous avions déjà presque atteint le point limite. J’ai eu le plus grand mal à apaiser le climat de mobilisation générale qui s’était créé autour de la raison d’être de Solidarnosc, et qui, étant donné l’attitude du pouvoir, menaçait de conduire à la catastrophe. J’eus alors le sentiment d’avoir désamorcé une énorme charge de dynamite et d’avoir mené à bien quelque chose d’irréversible. A partir de ce moment-là, Solidarnosc ne bénéficierait certes plus jamais d’une conjoncture aussi favorable, mais, d’un autre côté, jamais une confrontation générale avec ce pouvoir aux abois n’avait été aussi lourde de dangers.
L’affaire de mars est en effet une date clé pour comprendre l’histoire du syndicat. Je soutenais qu’on ne pouvait absolument pas procéder à une opération aussi complexe que l’inversion du rapport de forces en Pologne dans un climat d’extrême tension, au bord de l’explosion sociale. Je tablais sur une issue évolutive. Malheureusement, le pouvoir ne tira de la mobilisation qu’une seule conclusion : qu’il était très menacé et, qu’en l’espace d’une journée, l’ensemble de la population pouvait se dresser contre lui. Après ces événements, j’étais néanmoins certain d’une chose : tant que nous pourrions naviguer, tant que Solidarnosc continuerait d’exister, il serait possible, ne fût-ce que très lentement, de consolider les changements, de donner aux gens ne fût-ce qu’un aperçu de ce que pourrait être la vraie vie en Pologne. (…) Parfois, on préfèrerait presque que tout nous tombe dessus : on verra bien, ça nous tranchera peut-être pas la tête, si nous savons rester raisonnables ; le cas échéant, nous reviendrons alors sur nos pas… Je me représentais toujours l’avenir comme une marche par étapes, jamais comme une course d’une seule traite. (…)
Si l’espoir était immense, les chances de réussir ici et maintenant n’étaient vraiment pas énormes. J’étais au contraire d’avis qu’elles étaient infimes. Elles résidaient dans le simple fait que la cause d’août 80 était commune à tous les Polonais. Elles reposaient sur l’espoir que le pouvoir représenterait le peuple dans cette mesure au moins où il serait capable de comprendre ses aspirations et il accepterait de participer à ce difficile processus. (…)
Quoiqu’on puisse en penser, à aucun moment l’attitude de Solidarnosc n’avait abouti à aggraver les difficultés économiques, même si telle était alors la version des faits la plus courante parmi ceux qui défendaient les intérêts gouvernementaux. En voici une illustration : c’est la création des syndicats indépendants qui constituait la revendication principale des grévistes d’août 80, bien que les revendications salariales eussent dominé dans un premier temps. Les ouvriers des Chantiers cédèrent sur ces dernières jusqu’à y renoncer pour ainsi dire totalement. On en eut terminé avec une augmentation de quelques centaines de zlotys, et plutôt pour le principe, afin d’en finir avec l’aspect purement économique de la grève. Il y avait de notre part une grande compréhension des difficultés du pays. Les gens étaient prêts à consentir des sacrifices. Il y eut même des propositions comme quoi ceux qui en avaient encore les moyens allaient se cotiser pour rembourser ne fût-ce qu’une toute petite partie de la dette polonaise ?
(…) Novembre 80 élargit dangereusement le champ de confrontation avec le pouvoir. Deux incidents y contribuèrent : le premier, lié à l’enregistrement du syndicat ; le second, concernant l’affaire Jan Narozniak, un mathématicien de l’Université de Varsovie qui avait rendu public un texte confidentiel du procureur général. (...) Dans le même temps déferle une vague de revendications plus générales : dans la région montagneuse, à Bielsko-Biala, à Jelenia-Gora. Un puissant mouvement social se développe, exigeant que soient restitués de nombreux centres de loisirs luxueusement équipés, des maisons de repos, des bâtiments publics appartenant jusqu’alors aux différents organes gouvernementaux et inaccessibles au reste de la population. (…) D’où une vague de grèves dans toutes les régions de Pologne. Je passe cette période à voyager sans cesse pour participer aux négociations entre grévistes et autorités. Les conseillers et experts du syndicat ne me quittent pas un instant. Ils sont partout où les conflits se propagent. (…) L’Eglise jouait avec succès le rôle de médiateur entre les grévistes et le pouvoir. L’image en est devenue classique et restera longtemps dans les mémoires : trois évêques assis à la table des pourparlers entre représentants des autorités et de Solidarnosc. C’est le moment où la tension à Bielsko-Biala était à son comble. (…) Je me suis mis en route en janvier 1981. A Rome m’attendait un grand Polonais, le pape Jean Paul II, et cette rencontre fut pour moi le temps fort de mon séjour en Italie. Nous apportions au Pape le message de Solidarnosc, et j’avais grandement conscience de l’importance de ce que nous reçûmes de lui qui, publiquement, à la face du monde, approuva nos idéaux. (...) J’avais reçu une invitation à me rendre à Genève pour participer, au début de juin, à la prochaine session annuelle de l’Organisation Internationale du Travail. (…) Nous sommes partis en juin de Varsovie avec le ministre Jerzy Obodowski et un petit groupe de ses conseillers représentant la « sphère des employeurs ». Pour ma part, j’étais accompagné par Bronislaw Geremek, Andrej Stelmachowski et Ryszard Kalinowski qui avait, au sein de son syndicat, la responsabilité des contacts avec l’étranger. Dès le décollage de l’avion se créa entre nous une bonne atmosphère : après tout nous partions représenter conjointement la Pologne à une assemblée internationale où on ne se priva pas de nous scruter attentivement. (…) L’appui de la France se révéla alors essentiel, dissipant les malentendus auxquels se heurtait l’idéal de Solidarnosc et éclairant par contrecoup le malaise de l’équipe dirigeante polonaise. Il fit mieux comprendre à l’opinion politique internationale le sens et la portée réels de l’ »été polonais ». (…) Les cinq grandes organisations syndicales représentées ce jour-là reflétaient à elles seules tout l’éventail des tendances existantes, depuis le mouvement d’inspiration chrétienne jusqu’aux communistes. Toutes soulignèrent néanmoins – et cette unanimité était capitale – l’importance de l’expérience polonaise pour le mouvement syndical mondial. (…) Ce sont les chrétiens de la CFTC qui percevaient le mieux la nature de notre attachement à la religion et à l’Eglise. (…)
Mes déplacements en Pologne même commencèrent à compter d’octobre 1980. (…) Je devais enfourcher ce cheval là – exprimer certaines choses en usant de la langue de bois de la politique – afin de ne pas permettre à ce cheval de me désarçonner, et pour mieux le freiner ensuite. »

Témoignage de Mieczyslaw Wachoowski cité par Walesa :
« Il faut commencer par dire que Lech avait une passion pour les voyages et les foules. (…) Déjà, à cette époque, on le surnommait « Lech-le-pompier », il jouait le rôle de celui qui allait partout éteindre les foyers de grèves. (…) A Jelenia-Gora, c’étaient Wielowieyski et Sila-Nowicki qui menaient les pourparlers. (…) Lech arrive et explique que vouloir aujourd’hui confisquer quoi que ce soit à la milice est une pure bêtise, qu’on se faire briser les reins pour des futilités. (...) Résultat : le bâtiment fut concédé, les gens rentrèrent chez eux, le problème était réglé. Lech eut ce mot de la fin : « Encore une grève d’éteinte. »

Témoignage d’Anna Kowalczyk cité par Walesa :
« Leszek n’aimait décidément pas ce déferlement de grèves. Prétendre qu’il les soutenait n’est que calomnie. Il y allait plutôt en tant que « pompier », pour étouffer l’incendie. »

Walesa  :
« En février 1981 survient un changement important. Pietkowski est remplacé à son poste par le général Wojciech Jaruzelski qui devient Premier ministre tout en conservant le portefeuille de la Défense qu’il détient depuis 1968. (…) Dans sa première allocution, le général-Premier ministre appelle à 90 jours de trêve, tout en exposant un programme anti-crise en dix points. A peine nommé vice-Premier ministre Rokowski entreprend des négociations avec Solidarnosc. On note alors de rapides progrès dans l’action visant à apaiser les menaces de grève dans l’ensemble du pays (…) Tous ces acquis peuvent paraître bien minces. Mais l’opinion prévaut que le Général fait montre de bonne volonté et qu’il convient donc de l’aider. Le 18 février 1981, une semaine après l’entrée en fonctions de Jaruzelski comme Premier ministre, les grèves ont cessé et le calme règne partout dans le pays. Mais, dans le même temps, une règle arbitraire, limitant considérablement le droit de grève, est introduite par décret : le pouvoir se réserve de décider de la conformité d’une grève aux conditions prévues dans les conventions, et il exige que la durée de préavis soit portée à au moins sept jours. (…) On assiste à une nouvelle vague de représailles à l’encontre de militants de Solidarnosc. (…)
En dépit de tout cela, on parvient à m’organiser un premier entretien en tête à tête avec Jaruzelski. (…) Je ne me dissimule pas pour autant l’estime instinctive que je voue à l’uniforme. Le fait que le Général ait revêtu l’uniforme pour cette rencontre si attendue n’est d’ailleurs pas dénué de signification… (…) La rencontre elle-même se déroule dans un climat qu’il serait exagéré de qualifier de chaleureux, mais, entre nous, le courant passe qui avait été complètement absent de ma première rencontre avec Kania (…) Je nourris en revanche une certaine estime pour Jaruzelski, probablement liée au port de l’uniforme, mais pas seulement. (…) Tout donne alors à croire qu’il existe un langage commun, susceptible d’être employé et compris par l’un et par l’autre. (…)
Quelle est la situation au moment où éclate l’incident de Bydgoszcz ? Dans le Nored de la Pologne se déroulent de grandes manœuvres du Pacte de Varsovie. On nous signale que plane sur le pays la menace d’une instauration de l’état d’urgence. On sait également que sont constituées des listes de militants que les autorités ont à l’œil. (…) Nous n’étions pas à même de nous battre. J’avais confiance en la sagesse de notre population, je ne concevais pas qu’on en arriverait à une telle situation, même au cas où une certaine « aide » extérieure viendrait nous tomber dessus. Les événements ne pouvaient tourner au tragique, puisque la population n’était pas armée, n’était nullement préparée et ne souhaitait pas lutter de cette façon-là. (…) Bydgoszcz ouvrit cette faille si contraire à ma conception : je savais que si nous commencions et si nous nous révélions incapables de nous arrêter, ceux d’en haut n’auraient plus le choix. C’est pourquoi je ne tenais pas à aborder ainsi ce genre de problèmes. Il fallait y faire face, mais pour leur trouver une solution toujours possible, et non de manière offensive, comme l’on se prépare à un conflit. Je misais sur une longue et patiente obstination (…)
A la veille du Congrès de Solidarnosc, je me rendais bien compte que de nos trois courants : pragmatique, représenté en principe par notre groupe d’experts, organisationnel, représenté par les délégués arrivés à Gdansk, c’était le troisième, celui de l’action pratique, qui devait se voir accorder la plus grande importance : pour ce courant, la question était de savoir si et comment nous pourrions arriver à passer avec le pouvoir un compromis permettant d’insérer Solidarnosc dans le paysage politique polonais en tant que force populaire indépendante, non soumise au Parti. (...) Le problème était que les membres de cette assemblée voulaient à tout prix briller, voler plus haut que leurs ailes ne le leur permettaient. (…) La mode était aux slogans, on en braillait pour un oui, pour un non. (…) L’ensemble des décisions et motions adoptées n’avait à mes yeux qu’une valeur toute théorique car, en vérité, une seule chose comptait désormais : savoir si on parviendrait à créer en Pologne un système tripartite entre le pouvoir, l’Eglise et Solidarnosc. Prenant part à la discussion pour soutenir ce point de vue, j’eus plusieurs fois l’occasion de perdre patience, et ne pus le dissimuler jusqu’à la clôture des débats. Quelqu’un se déclara même scandalisé lorsque j’avouai ne pas connaître dans le détail l’assez volumineux projet de plate-forme soumis au vote des congressistes…
Voici le témoignage d’un participant au Congrès sur son déroulement :
« Au cours des débats du Congrès de Solidarnosc, Walesa n’est apparemment attentif qu’à une chose : il essaie et finit par obtenir une composition des instances dirigeantes qui lui assure un plein contrôle sur le syndicat. (…) Il réclame au Congrès les pleins pouvoirs. Cette proposition ne soulève guère l’enthousiasme. (…) La motion présentée par Karol Modzlewski, mise aux voix, est adoptée, de même que le projet de loi pour l’autogestion ouvrière. Celui-ci balaie le projet gouvernemental adressé à la Diète : au lieu de faire nommer les directeurs par un organe d’Etat, il réclame leur désignation par voix d’élections. Cette autogestion ouvrière s’inscrit ainsi comme une contestation radicale de la nomenklatura. »

Walesa :
« A la conférence de presse clôturant les longs et orageux débats du Congrès, j’expose à nouveau mon idée de « triple entente » entre le gouvernement, l’Eglise et Solidarnosc. C’est au cours des derniers mois de l’année 1981, les plus tendus, lors de la rencontre du « grand trio » Jaruzelski-Glemp-Walesa, que sera formulée officiellement la proposition suivante ; pour Solidarnosc, non pas une voix sur trois, mais tout au plus une voix dans un chœur de sept. Dans le projet de création d’un Front d’Entente nationale, le grand syndicat ne disposera que d’un strapontin aux côtés de multiples autres organisations sociales. (…) Quelques jours avant la rencontre du « grand trio » se déchaîne une violente campagne contre Solidarnosc (…) Le général Jaruzelski y parle de la folie des grèves, de la campagne de haine déclenchée contre le pays, le socialisme et ses alliés naturels. (…) Le 4 novembre dans l’après-midi, Lech Walesa est accueilli par le primat Jozef Glemp. C’est bientôt l’heure de la rencontre avec Wojzech Jaruzelski. (…) Le texte de proposition d’élaboration d’une ligne commune entre Solidarnosc et le pouvoir, rédigé par Tadeuz Mazowiecki n’est même pas examiné lors de cette rencontre. » (…) La rencontre du « trio » a finalement abouti à une impasse, elle n’a donné aucun résultat. Ce qui ne veut pas dire que je suis resté sourd aux arguments du pouvoir. Après cette rencontre et jusqu’au 12 septembre, tous les foyers de grève furent étouffés ; la dernière grève, objet de discussion entre le Primat et moi - , celle des étudiants, allait se terminer par une messe solennelle au sanctuaire de Jasna Gora, à Czestochova. Les autorités en furent elles aussi informées. Je déclarai également que la meilleure solution au problème des grèves serait la création de commissions paritaires : une grève générale ou régionale ne pourrait être déclenchée qu’après qu’on ait épuisé toute possibilité de médiation. Cela vaudrait aussi bien à l’échelon local, jusqu’au niveau des entreprises ; interdit de déclencher une grève sans médiation préalable, sauf peut-être en cas d’attaque directe contre le syndicat… (…) J’ai présenté tout un catalogue de propositions semblables, la principale, sciemment passée sous silence par les autorités, devait contribuer à changer le fonctionnement de la Commission Nationale (…) lui permettant de s’occuper d’avançage de solutions pratiques aux problèmes au lieu de se sentir investie de la mission de formuler en permanence une litanie de revendications emblématiques. (…) Une modification fut apportée en toute connaissance de cause, pendant le Congrès, à la liste des membres de l’instance dirigeante du mouvement, autrement dit du Praesidium de la Commission Nationale. N’y figurait plus aucune « personnalité » dont le cas eut risqué de paraître politiquement « épineux » aux yeux du pouvoir. On me reprocha d’ailleurs d’avoir ainsi créé un « praesidium-croupion », mais, en ces temps de transition difficile, ce n’était pas une mauvaise chose. Qui en était membre ? Des gens compétents, non plus des meneurs de grèves, mais des hommes capables de travailler. (…) je pouvais compter sur l’équipe qui m’entourait et sur moi-même. Ayant déjà une certaine expérience, je pensais que nous pourrions maintenir les choses le plus longtemps possible et que nous serions capables d’empêcher ce qui s’était passé avec les conseils ouvriers après 1956, avec l’autogestion après 1970. (…)
Le 13 décembre 1981, le général Wojciech Jaruzelski fait sa rentrée sur la scène nationale dans un tout nouveau rôle. (…) L’état de guerre (…) ressemble à une action militaire de grande envergure. (…) J’ai compris que, pour le moment, notre mouvement est stoppé. Il faut l’accepter, de même qu’on a accepté les règles du jeu. Quand vient le tour du joueur qu nous fait face, il faut savoir se retirer, réfléchir à tête reposée, garder bon moral et refaire ses forces pour affronter la suite. (…)
A Gdansk et sur les Chantiers, la situation durant ces journées critique est la suivante :
« Décret instaurant l’Etat de guerre et toutes les dispositions qui en découlent : couvre-feu, interdiction de voyager, coupure des liaisons téléphoniques et du telex, suppression de la liberté d’expression, réduction des programmes de la radio et de la télévision, suspension des cours dans les écoles et les universités, contribution obligatoire au profit des forces armées, militarisation de nombreuses entreprises, service de défense civile, suspension des activités des organisations étudiantes et des associations, blocage des retraits d’argent polonais et étranger. (…) Les gens accourus devant le bâtiment de la Direction régionale du syndicat forment une foule considérable. Un jeune homme a planté sur le toit le drapeau de Solidarnosc. (…) De l’intérieur, on annonce par hauts-parleurs : « Nous nous attendons à une intervention de la milice, nous vous prions de ne pas rester devant l’entrée. » (…) Il est terrible le coup de massue reçu par les militants de Solidarnosc. Comme tout le monde, ils ne s’y attendaient pas. Puis la stupeur laisse place à la réflexion : « n’aurait-on pas dû préparer l’opinion à cette éventualité ? Si les responsables du mouvement ne l’ont pas fait, peut-on dire que leur devoir a été rempli ? » Il est exact que le syndicat avait élaboré un plan précis, mais qui ne s’appliquait qu’au cas où la Diète se serait apprêtée à voter des pouvoirs spéciaux au gouvernement. « 
(…) Une réunion a lieu à laquelle participent les membres des trois comités de grève : national, régional et celui des Chantiers. (…) Le président de la réunion passe le micro au Père Jankowski qui affirme s’être entretenu avec Lech, interné pour le moment à Varsovie :

 Il nous demande d’attendre sa décision. Ce soir ou demain matin, Lech parlera avec les représentants du gouvernement.
A peine le Père Jankowski a-t-il terminé sa phrase qu’un homme se presse en s’écriant :

 A quoi bon attendre ? (…) Les dirigeants de Solidarnosc sont-ils arrêtés ? Ils le sont ! Il ne reste donc qu’une seule réponse face à ces événements : la grève générale !
Madame Walesa a demandé la parole : (…) Lech vous demande de ne pas prendre de décisions irréfléchies….
La salle est parcourue par des mouvements divers. Quelqu’un lance :

 Walesa n’est pas le syndicat à lui tout seul ! (…)
La détermination des gens est telle que plus personne ne veut entendre parler de vote : la décision est déjà prise (la grève générale).
(…) Au fond, je savais bien qu’il n’était pas dans la tradition de ce pays que sa population s’oppose par la force, les armes à la main, au pouvoir en face ; notre chemin n’était pas celui-là. C’était également la façon de penser du Primat qui appelait en chaire à l’ouverture de pourparlers, disant qu’il était disposé à aller les solliciter à genoux. Sur ce point, il n’y avait guère de divergences entre nous et j’ai clairement fait part de mon alignement sur la position de l’Eglise. (…) Je ne suis pas candidat au suicide. Je ne vais pas me lancer dans des histoires stupides, je n’ai nulle intention d’ameuter les foules ni d’organiser des grèves. Je veux aider à une sortie progressive de la grève, car je sais qu’on ne peut impunément plonger la société dans le chaud pour brusquement l’exposer au froid... (…) La période de l’état de guerre, même si elle doit durer une année, pourrait être mise à profit pour changer progressivement de modèle en en discutant en commun ; je la considère également comme une solution préférable à toute intervention extérieure. J’ai moi-même connu des difficultés à maîtriser certaines tendances. (…)
La décision de dissoudre Solidarnosc n’ayant pas été prise dès le début, tout pouvait encore s’arranger ; il fallait simplement attendre : un jour, une semaine, un mois…
(…) La Vistule déborde. Des milliers d’hommes et de femmes se retrouvent coupés du monde. (…) Les gens se révoltent. Les rues sont le théâtre de manifestations, d’affrontements. (…) Des dizaines, des centaines de bulletins et d’éditoriaux clandestins voient le jour (…)
Le 11 novembre 1982, pour le 64e anniversaire de l’indépendance de la Pologne, la Commission (de ccordination provisoire du syndicat Solidarnosc) lance un appel à une manifestation massive. Pour ma part, j’étais plutôt sceptique sur les chances de réussite à grande échelle d’une telle manifestation. Je craignais que ces impulsions successives ne rapportent rien, sauf un regain de rafles et d’arrestations préventives de nos syndicalistes. (…) Je décidai de risquer une ouverture. (…) j’écris au général Jaruzelski (…) Le lendemain, la presse publia le texte de cette lettre assorti du commentaire suivant : « (…) Le ministre de l’Intérieur a ordonné au commandant de la Milice de Gdansk de lever la décision d’internement de Lech Walesa. » Le climat est alors le suivant : j’apprend que la Commission de Coordination provisoire, après avoir lancé un appel à la population, annonce des manifestations pour le 11 novembre. Je suis persuadé que ce sera un échec. (…) En ces circonstances, j’essaie de prévenir un éventuel échec de la manifestation. J’ai également présent à l’esprit, d’après ce que j’ai pu entendre, que l’armée risque de passer à l’action, ce qui ne peut me laisser indifférent. Voilà comment j’ai l’idée de rédiger cette lettre. »

Témoignage de Jan Mur, cité par Walesa :
« (…) La clandestinité lance un appel à une grève d’avertissement d’une durée de huit heures. (…) La télévision nous montre la lettre manuscrite de Walesa adressée au général Jaruzelski (…) Cette lettre annonçait une certaine ouverture. (…) Mais les dirigeants de la clandestinité, que deviennent-ils dans tout cela ? La lettre place-t-elle Walesa en retrait par rapport à leur décision ? (…)

Walesa lors de son premier discours le 16 décembre :
« Notre cause n’est pas dirigée contre quoi que ce soit. Nous ne cherchons pas à renverser le pouvoir, nous acceptons les réalités politiques crées par l’environnement mondial et par l’Histoire. C’est dans ces conditions que nous entendons servir notre patrie. (…) je vous demande, à vous qui attendez la concrétisation de ces espoirs, de rentrer chez vous dans le calme. (…) Ne nous laissons pas écarter de la voie pacifique que nous avons choisie (…) »


4-15-3 Turquie

Chronologie :

 1950, le pouvoir met en place la centrale Türk-Is comme médiateur obligatoire entre les ouvriers et le patronat.

 1960 : coup d’Etat militaire

 1961, fondation par des syndicalistes du Parti ouvrier de Turquie (TIP, parti de gauche réformiste qui reconnaît la revendication kurde)

 13 février 1967, suite à une montée des grèves dans les années 60, un syndicat indépendant du pouvoir, la DISK, est fondé.

 1968 : montée des luttes et de la contestation, dans la jeunesse (en juin) puis dans la classe ouvrière. La première occupation d’usine à Istanbul, celle de Derby, un mois après le début de mai 1968, était le début d’un processus historique. L’occupation de l’usine de fer-forgé, l’une des citadelles de l’époque, la tentative de répression de la police et la défense héroïque des ouvriers et de leurs familles marqua l’histoire du mouvement ouvrier. L’armée intervient pour rétablir l’ordre.

 1969, fondation de la « Dev-Genc » (Fédération des étudiants révolutionnaires, ancêtre de Dev-Yol), qui regroupe des tendances maoïstes, castristes et trotskistes et affirme le droit du peuple kurde à la lutte armée.

 juin 1970, manifestation de masse contre un projet de loi syndicale répressive : 100 000 ouvriers descendaient dans la rue, s’affontaient avec la police, érigeaient des barricades, interdiction de la Disk et manifestations de protestations contre cette interdiction les 15 et 16 juin. Le mouvement kurde se développe.

 12 mars 1971, coup d’Etat militaire : des officiers renversent Demirel et installent la loi martiale. Pendant des années, des milliers d’opposants et de syndicalistes sont souvent assassinés par des milices, des fascistes, des éléments des forces armées et policières.

 1er mai 1977, fusillade de la place Taksim à Istanbul (37 morts parmi les centaines de milliers de manifestants ouvriers). En deux ans, des centaines de milliers de personnes furent arrêtées et plus de 98000 jugées, 21700 condamnées à des peines de prison, cinquante exécutées à l’issue de procès politiques.

 de 1979 à 1983, les prix sont multipliés par 12, les salaires par 8 seulement. La baisse des salaires réels est très forte dans les années 1980.

 janvier 1980, plan gouvernemental soi-disant « contre l’inflation » : restriction du crédit, diminution des investissements publics, blocage des salaires.

 février 1980, le complexe agro-industriel d’Izmir licencie des militants actifs et provoque la mobilisation des travailleurs, qui occupent les locaux. C’est l’intervention de l’armée, de l’extrême droite qui intervient en force supplétive du pouvoir d’État et des patrons, en pratiquant l’assassinat de syndicalistes et de militants d’extrême gauche.

 de janvier à septembre 1980, 2 000 personnes sont ainsi assassinées.

 12 septembre 1980, coup d’État du général Evren. Les organosations syndicales sont interdites pendant trois ans.

 1983, la langue kurde est interdite jusque dans les discussions privées.

 1986-1987 : reprise des grèves ouvrières

 printemps 1989, vague de grèves et de manifestations, avec une grosse mobilisation des travailleurs du secteur public, notamment ceux des chantiers navals.

 en 1990-1991, une seconde vague de grève, en, particulier dans les mines, contraint les patrons à céder des augmentations allant de 150 à 250 %

 1994, la crise économique plonge à nouveau les salaires vers le bas.

 1998, les métallurgistes de Renault et Tofas (filiale de Fiat) entrent en lutte aussi bien contre leur patron que contre le syndicat Metal-Is, filiale de Türk-Is (la plus importante confédération) qui a accepté une augmentation des salaires de 43 %, alors que l’inflation annuelle est de l’ordre de 100 %.

 1999, contre le recul de l’âge de la retraite et la baisse du pouvoir d’achat, des manifestations qui regroupent des centaines de milliers de travailleurs.

 février 2001, crise économique et dévaluation de la livre.

4-15-4 Corée du sud

En Corée, au cours d’une succession impressionnante de mouvements durant vingt ans, la classe ouvrière a constitué d’imposantes forces militantes combatives et déterminées, des organisations de masse considérables par rapport à celles de nombreux pays, et notamment un syndicat, le KCTU, qui a été construit malgré l’opposition violente du pouvoir refusant toute autre organisation que le syndicat officiel KFTU (le KCTU revendique aujourd’hui 500.000 adhérents et le KFTU en a un million). On se souvient encore des combats du syndicat KCTU en 1997-98, combats violents qui ont finalement mené à sa reconnaissance en mars 1998. Pendant quatre décennies, la classe ouvrière coréenne a eu en face d’elle un des régimes militaires les plus féroces, répressif et réactionnaire développant une idéologie violemment anticommuniste. La dictature a été nécessitée, pour les classes dirigeantes coréennes comme pour l’impérialisme américain qui l’a parrainée, à la fois par le besoin du régime d’imposer une exploitation féroce sur la classe ouvrière (ni droit d’association, ni droit syndical libre, ni droit de grève) et par le fait que le pays a été le point le plus chaud de la guerre froide entre les deux blocs, avec la guerre de Corée. Et encore aujourd’hui, non seulement le rideau de fer entre les deux Corées n’est pas tombé, non seulement le Nord maintient une idéologie stalinienne avec une dictature qui proclame périodiquement sa volonté d’imposer la réunification des deux Corées mais au sud l’anti-communisme est toujours aussi fort. Il suffit pour aller en prison de se dire communiste ou même simplement de prétendre étudier le marxisme comme universitaire. Il suffit même d’avoir fait un voyage en Corée du nord ou même d’entretenir une correspondance avec sa famille là-bas. En Corée du sud, non seulement il n’est pas autorisé de s’intituler parti communiste mais même les termes d’ouvrier et de social sont interdits dans le nom d’un parti. La police politique reste un pouvoir à part au sein de l’Etat et loin de s’effacer avec l’éloignement de la dictature militaire, la KCIA est de plus en plus riche et puissante.
La dictature qui a gouverné la Corée du sud depuis la deuxième guerre mondiale, si elle a écrasé bien des mouvements, n’est jamais parvenue à mettre au pas la fraction radicale des dirigeants ouvriers : elle les a au contraire poussé à se radicaliser. Cette confrontation violente continuelle a donné au mouvement ouvrier ce caractère ultra-combatif et militant qui a impressionné le monde lors des grands épisodes de lutte. La Corée a connu une série de rebondissements politiques, de crises du pouvoir, la dictature militaire étant régulièrement secouée par des coups d’Etat et par des contestations violentes des étudiants et des ouvriers, crises qui l’ont contraint de passer d’un pouvoir dictatorial de l’armée intervenant sans cesse pour réprimer les mouvements populaires à un régime bourgeois plus classique dominé par la droite qui a lui-même croulé sous les scandales pour finalement laisser la place à un gouvernement de centre-gauche : celui de Kim Dae Jung . Le caractère combatif, explosif et quasi révolutionnaire des luttes ouvrières qu’a connu la Corée n’est pas dû seulement à l’affrontement sur le terrain économique et social entre ouvriers et patrons (avec des revendications comme les salaires, le refus de la flexibilité ou la reconnaissance d’un syndicat libre) mais lié tout autant à cette situation politique et au combat mené avec les étudiants pour contester la dictature et reposer le problème de l’unification du pays. C’est ce contexte qui donne ce caractère explosif du mouvement social, mais aussi son caractère ultra politique dans lequel la revendication démocratique et la question nationale ont été des questions déterminantes chez les ouvriers comme chez les étudiants. C’est ce qui explique le poids des dirigeants nationalistes sur les militants ouvriers. D’ailleurs nombre de militants de l’ancien mouvement étudiant sont devenus des dirigeants des syndicats ouvriers et des associations populaires et une majorité d’entre eux sont des nationalistes qui considèrent que l’unification du pays est à mettre en première place, avant les intérêts de classe des travailleurs.
Loin d’être le représentant de ce mouvement social, le soi-disant homme de gauche Kim Dae Jung a choisi comme premier ministre Kim Jong Pil, un des officiers putschistes de 1961, ancien chef de la police politique, la KCIA, détestée des milieux populaires et qui rappelle les pires moments de la dictature du général Park. Même s’il a obtenu les voix des ouvriers, s’il a été élu en grande partie grâce au soutien militant du syndicat KFTU et à celui d’une partie du mouvement social, en réalité Kim Dae Jung n’est pas de ce bord. Il a un discours à double sens déclarant ainsi : «  la démocratie et l’économie de marché sont les deux facettes de la même pièce », ce qui signifie à la fois soutien au capitalisme mais est interprété par ceux qui le soutiennent comme l’opposition entre libéralisme et chaebols, synonymes de dictature politique et sociale. Le président social-démocrate n’avait pas encore officiellement pris ses fonctions que déjà il se déclarait en faveur de licenciements massifs, justifiant son retournement en prétendant qu’il venait de découvrir l’étendue des dégâts économiques. Et le 11 janvier 1998, le porte parole du parti de Kim Dae Jung déclarait à la presse : « nous devons sacrifier 30% de ce que nous avons pour ne pas avoir à perdre 100% ». C’est avec un discours catastrophiste que Kim Dae Jung, a débuté : « nous ignorons si nous serons en faillite demain ou après-demain » et il s’en est servi pour mettre au pied du mur les organisations ouvrières, leur imposer des négociations tripartites : état/patronat/syndicat et leur faire signer un accord autorisant les licenciements collectifs. Aujourd’hui l’homme de gauche a même pour conseiller le financier Georges Soros !
On pourrait penser que ce n’est pas ce libéral à peine coloré à gauche qui va réussir à tromper ou à appâter des organisations ouvrières qui ont derrière elles un passé fait de bien autres engagements contre le pouvoir. On pourrait se dire que les dirigeants ouvriers coréens qui, dans le passé, ont su lutter dans la clandestinité, tenir devant la répression, l’emprisonnement et même la torture, ne pas céder aux pressions politiques ni aux menaces, seront capables de ne pas céder à une politique anti-ouvrière même présentée par un social-démocrate. Pourtant, on assiste à une volte face de la direction du KCTU qui ne peut être comprise comme une faiblesse face aux patrons ou à la répression mais comme un choix politique de la direction ultra-nationaliste du courant syndical dite « djouchéiste », celle qui soutient le régime de Corée du Nord. En effet, cet alignement sur la politique de Kim Dae Jung ne peut qu’être mise en parallèle avec la politique de celui-ci de dialogue avec la Corée du nord et de collaboration avec le mouvement nationaliste, jusque là non seulement écarté totalement par les différents régimes mais dont les militants étaient condamnés à mourir en prison. Non seulement Kim Dae Jung en a libéré quelques uns mais certains anciens leaders djouchéistes ont pu recevoir des postes et on a eu le spectacle étonnant d’anciens leaders radicaux du mouvement nationaliste participant à la collecte d’or pour soutenir la monnaie nationale et aussi ... la propagande de Kim Dae Jung, sous prétexte de soutien nécessaire au pays face à la crise qui est attribuée au FMI et aux financiers étrangers.

La bourgeoisie coréenne : de l’expansion à la crise

La crise économique a frappé la Corée dès 1995 mais elle n’a été reconnue officiellement qu’en novembre 1997, à partir du moment où l’Etat coréen a été contraint de se déclarer au bord de la faillite et de faire la demande humiliante d’un prêt du FMI. Malgré l’accord du FMI obtenu rapidement pour une aide financière massive et dont une partie donnée immédiatement, la Corée a plongé dans la crise en décembre 97, le pays n’étant plus capable de faire face à ses dettes et la monnaie chutant irrémédiablement. La Corée, qui se voyait dans le peloton de tête des pays riches en appartenant au cercle fermé de l’OCDE, pouvait être traitée comme n’importe quel pays sous-développé comme le soulignait Camdessus, directeur général du FMI, interrogé en décembre 97 par le journal « le Monde » : « Le FMI n’a pas assorti son plan de redressement de la Corée de conditions plus dures que dans le cas du Mexique.(...) Il nous faut passer du mythe du « miracle asiatique » qui n’a jamais existé à une vision plus réaliste ». Et depuis, le FMI y dicte sa loi qui se traduit en fermetures massives d’entreprises, destructions massives de moyens de production, réductions drastiques des investissements et licenciements massifs et déclare à qui veut l’entendre que le gouvernement coréen est un élève bien obéissant. Bien des commentateurs financiers ont tenu à se rassurer en disant que la crise asiatique ne faisait que ramener à leur vraie valeur les économies de ces pays gonflées par une spéculation effrénée. Certains allaient jusqu’à présenter leurs économies comme de simples créations fictives de la finance. C’était bien entendu une manière de ne pas accuser le capitalisme mondial de cette nouvelle crise qui le frappe.
Il est certain que la revue américaine « fortune » qui mettait la Corée en tête pour ses chances de succès n’a pas fait le bon pari mais peut-on, avec Camdessus, qualifier de mythe ce « nouveau pays industriel » alors que l’industrie occupe 13 millions d’ouvriers parmi lesquels un million travaillent dans des unités de plus de 1000 salariés ? Il n’y a certes pas de « miracle » dans le développement du capitalisme coréen, comme le dit Camdessus mais pas au sens où il l’entend : les profits générés l’ont été non par le miracle des opérations financières qui ne font que transvaser des capitaux d’une forme du capital dans une autre mais par l’exploitation des travailleurs. Ce qui a rendu ce pays attractif pour les capitaux internationaux, c’est que la dictature militaire en a fait un terrain d’exploitation féroce de la classe ouvrière tout en garantissant une certaine sûreté des investissements par la répression. Et ces profits se sont faits d’abord dans l’industrie et pas dans la spéculation boursière.
C’est vers des investissements productifs massifs dans l’industrie que s’est tourné l’Etat coréen à partir des années 60, quand la dictature militaire du général Park a imposé ce que l’on a appelé « la dictature du développement ». C’est un régime économique dirigiste où l’Etat se porte l’organisateur et le garant des investissements dans des grandes firmes industrielles privées : les chaebols. Le KMF (fédération des managers coréens), l’équivalent du CNPF, est le symbole mme de la force des chaebols car il regroupe les 50 plus importantes sociétés capitalistes du pays en une organisation politique et économique. Ces trusts n’ont pas été de simples officines financières mais d’abord et avant tout des grands conglomérats industriels dont les 5 principales sont : Samsung dans le commerce, la distribution et la microélectronique, Hyundai dans l’automobile, la construction navale, le bâtiment et la pétrochimie, Lucky-Goldstar dans la chimie, l’électronique et la pétrochimie, Daewoo dans l’électronique, l’automobile et le commerce, SK dans le pétrole et les télécommunications. Si la bourgeoisie coréenne se gonfle d’orgueil en nommant ses trusts : trois étoiles (Samsung), modernité (Hyundai) grand cosmos (Daewoo) ou encore l’excellence pour SK, c’est à l’Etat qu’elle doit tout. C’est lui qui a concentré la quasi totalité des investissements privés et des subventions étatiques vers ces conglomérats et c’est encore l’Etat qui a trouvé les débouchés, qui a créé le protectionnisme nécessaire à leur développement, et a donné les garanties et su intéresser les capitaux internationaux à de tels investissements. Il a bénéficié pour cela de la situation politique : la guerre froide amenant les USA à le soutenir à grands coups de dollars. Il a aussi bénéficié de l’aide technologique du Japon et de ses investissements car ce dernier a pu ainsi exporter vers les USA. Se situer d’emblée à l’échelle internationale, la bourgeoisie coréenne n’en était pas capable et c’est seulement la crédibilité du régime militaire coréen auprès des japonais et des américains qui pouvait permettre ce développement très particulier, à la fois national et sur des bases internationales.
Ces conditions politiques ont été déterminantes, et c’est ce qui rend ridicule l’expression de « modèle coréen de développement », mais la condition première c’est que la Corée du sud est devenue dans les années 70 l’un des pays au taux d’exploitation le plus élevé au monde ! Selon un rapport de la banque mondiale, la valeur ajoutée par travailleur a été multipliée par six dans l’industrie de 1966 à 1990 et le même rapport indique que la valeur ajoutée dans l’industrie est passée de 1,8 milliards de dollars en 1970 à 85,4 milliards de dollars en 1992 ! Et ces profits industriels, c’est bien sur le dos d’une classe ouvrière en chair et en os qu’ils se sont réalisés. Une seule statistique en dit long : dans la seule année 1993, il y a eu deux mille ouvriers morts par accident du travail sur les chantiers. Le prix du « miracle » est une longue litanie : 101 ouvriers morts dans la construction du métro à Taegu, 500 morts dans le grand magasin Sampoong de Séoul, etc ...sans compter les victimes des massacres du régime militaire. Et à ce prix, le patronat a eu une main d’oeuvre durement exploitée. Si dans les luttes des années 80-90, la classe ouvrière de certains grands conglomérats a imposé des reculs importants au patronat, notamment de fortes augmentations de salaires, l’exploitation est restée féroce pour l’essentiel des travailleurs, en particulier ceux des petits ateliers (3,5 millions d’ouvriers y travaillent dans des conditions atroces) et pour les travailleurs immigrés.
De cette exploitation a été tirée non seulement une fortune pour la bourgeoisie coréenne mais aussi pour les USA et le Japon qui sont propriétaires respectivement de 18 et de 24% de l’économie coréenne. Et ces capitaux étrangers ne sont pas venus en Corée simplement pour spéculer. L’accroissement de la fortune de la Corée du sud de 1960 à 1998 est loin d’une simple création artificielle de la finance mondiale, d’un capital purement virtuel comme on dit en langage informatique, d’un simple jeu de cavalerie monétaire, ou d’une bulle spéculative qui n’aurait correspondu à aucun développement ni à aucune création de richesses réelles. La croissance économique coréenne a été due à un taux d’investissement productif record par rapport au reste du monde : en dix ans, 35% du PIB a été réinvesti dans la production. Le passage de la Corée au onzième rang mondial a correspondu à un accroissement important et rapide de la production et des échanges. Dans un monde capitaliste dont le développement s’est ralenti, la croissance coréenne était plutôt impressionnante : de 1963 à 1997, le produit intérieur brut a été multiplié par 15 et la production industrielle a augmenté en quinze ans de 450 %. En trois décennies, la Corée est passée au deuxième rang mondial pour la construction navale, au troisième pour l’électronique grand public, au cinquième pour l’automobile, au sixième pour la sidérurgie et au douzième rang mondial pour l’importation et l’exportation de marchandises. En 97, la Corée a produit par exemple 43 millions de tonnes d’acier, supplantant l’Allemagne de sa place de 5e producteur mondial et les chantiers navals coréens ont atteint le même niveau que ceux du Japon. Le résultat a été un enrichissement important touchant aussi le niveau de vie de la population et permettant de constituer une petite bourgeoisie nombreuse et consommatrice. Le revenu moyen par habitant est passé de 100 dollars en 1965 à 10000 dollars en 1997.
Lorsque la crise économique a débuté en Corée du sud, en 1995, son économie était lancée dans une expansion sans frein, alors qu’il n’en était pas de même du reste du monde et la croissance coréenne s’est donc arrêtée, butant sur les limites d’absorption du marché mondial. Or en régime capitaliste, on ne peut pas s’arrêter : c’est la spirale ascendante ou la spirale descendante. Le taux de croissance qui était de 15,2 % par an en 76 est passé à 9,2% en 95 et n’a cessé de chuter brutalement depuis atteignant 7% en 96 et 5,3% au moment de la crise de 97. Déjà en 95, 14.000 PME ont fait faillite. Les chaebols ont trouvé une issue provisoire dans la fuite en avant, le fait d’être chaebol et de justifier de nouveaux investissements massifs entraînant des aides massives de l’Etat. Si les débouchés de la production se sont restreints et avec eux les bénéfices industriels, la Corée est restée un investissement rentable relativement sur le marché des capitaux internationaux avec un taux de croissance de 7% relativement à un taux de 2% dans les pays occidentaux. C’est là que le phénomène spéculatif a pris son envol. Le maintien d’apports importants en capitaux internationaux a permis aux entreprises, aux banques et à l’état coréen de tenir momentanément, de payer leurs dettes grâce à la fameuse fuite en avant. Ils ont ainsi pu, pendant deux ans, continuer à distribuer des profits alors que la machine économique était grippée. C’était reculer pour mieux sauter. En effet la crise a révélé la fragilité de la structure financière de ces conglomérats coréens qui ont toujours fonctionné sur une faible part de capitaux propres (Hyundai, le plus grand des conglomérats, appartient à une famille qui ne détient que 5% des capitaux). Les chaebols, littéralement la maffia du capital, n’ont jamais été propriétaires d’une part importante des capitaux de leurs entreprises. L’essentiel des fonds qu’elles font tourner provient des banques, de l’Etat et des financiers japonais et américains. Tout allait bien tant que la rentabilité était assurée et que l’on ne leur demandait pas de rembourser mais seulement de verser de copieux bénéfices. Pour satisfaire leurs actionnaires, elles ont dû distribuer plus que ce qu’elles possédaient : 25 des 30 plus grandes compagnies coréennes se sont révélées avoir des dettes trois fois supérieures à leur actif et dix ont des dettes plus de cinq fois supérieures d’après « l’économiste » de novembre 1998. Ainsi la firme Halla de construction navale, fondée par l’un des frères du patron d’Hyundai, a chuté avec 5,3 millions de dollars de dettes soit vingt fois son actif sans même qu’Hyundai ose intervenir pour empêcher la faillite ! Cela a fait un choc pour tous ceux qui pensaient que du moment qu’on était chaebol puissant, rien ne pouvait vous arriver...
En janvier 1997, le premier signe de la crise des chaebols a été la faillite du trust Hanbo travaillant dans l’acier et l’industrie pharmaceutique. Puis en mars 97, Sammi, n°3 mondial des aciers spéciaux a été déclaré en cessation de paiement suivi en août par Jinro, trust de la distribution et le premier pour l’alcool et par le constructeur automobile Kia en septembre. Cette dernière faillite a été le signal que tout le système était en train de s’effondrer, Kia menaçant d’entraîner la Korean First Bank dans sa chute. Seuls neuf des trente premiers chaebols sont restés bénéficiaires en 1997. En octobre, le krach des bourses asiatiques a entraîné la faillite des sociétés de courtage coréennes. Les chaebols étaient très implantées dans ce domaine du courtage afin de s’assurer de l’utilisation immédiate des fonds internationaux. Le système consistait en des prêts à très courts terme (un à deux jours avec d’énormes pourcentages de bénéfices) mais garantis par les banques nationalisée et en dernier ressort par l’Etat. L’Etat, qui était le garant à la fois des banques, nationalisées pour la plupart, et des trusts, s’est retrouvé menacé de faillite et la monnaie, le won, a chuté brutalement de 50%. Les capitaux internationaux ont engagé un retrait massif, les chaebols n’ont plus eu de fonds pour poursuivre leur production. La production a chuté de 4% par mois. Et la Corée s’est retrouvée contrainte de faire appel au FMI. En cas d’effondrement, l’impérialisme a craint une crise générale incontrôlable et a préféré intervenir. La Corée a obtenu le rééchelonnement de sa dette et des fonds pour tenir.
Si le « plan de sauvetage » pour la Corée est le plus important de l’histoire du FMI avec 330 milliards de dollars (le FMI va jusqu’à dire qu’il ne lui restait plus que 30 milliards en caisse !), la contrepartie a été un plan d’austérité draconien pour l’Etat, les banques et toute l’industrie. La Corée s’est engagée à ouvrir aux investisseurs étrangers son marché monétaire et obligataire et le capital de ses entreprises jusqu’à 55% et le Figaro s’est félicitée : « la crise aura été le vecteur de l’accélération de réformes indispensables ». Immédiatement, le gouvernement a fermé cinq banques, licenciant 10.000 salariés, annoncé la fermeture de 55 entreprises et des plans de licenciements dans tous les trusts. Dès l’annonce des plans de licenciements, il y a eu 10 000 salariés licenciés par jour ! Le chômage a atteint les 10% avec 3 millions de chômeurs et il s’achemine à grande vitesse vers les 15%. Les prix ont subi des hausses vertigineuses à partir de la crise de janvier : jusqu’à 100% en dix jours alors que les salaires sont en baisse, pour ceux qui en ont encore un … Les 400 000 étudiant en fin d’étude et demandeurs d’emploi ont 1000 postes à se partager ! Mais la police coréenne leur propose 5.000 postes sur deux ans ! Les soupes populaires ont repris dans les rues de Séoul comme à l’époque de la guerre de Corée. Bien des salariés ne sont même pas licenciés mais ... renvoyés volontaires (on les appelle des « retraités d’honneur » et ils reçoivent une petit prime !). Des salariés qui ont conservé leur emploi se voient demander de remplir des lettres de démission, à utiliser au cas où ...
Devant cette catastrophe généralisée pour la population, une seule question : le gouvernement du social-démocrate Kim Dae Jung parviendra-t-il à faire passer les sacrifices en évitant une crise politique et sociale majeure ?

La social-démocratie peut-elle résoudre la crise politique ?
Son arrivée au pouvoir est l’aboutissement d’une série de crises politiques et de scandales à côté desquels les scandales des politiciens français sont des enfantillages. Le pouvoir militaire a été nécessaire aux classes dirigeantes coréennes car, après le départ de l’occupant japonais, les possédants n’étaient pas capables d’organiser l’Etat. En 1945, comme au Vietnam et dans toute l’Indochine, des soulèvements ont suivi le départ des troupes japonaises. Des comités du peuple se sont formés partout, organisés sous forme soviétique et se préparant en vue du pouvoir. L’armée américaine a dû les écraser dans le sang avant de mettre à la tête d’une dictature militaire au sud son homme de paille Sungman Rhee (qui s’est tout de suite distingué en écrasant lui aussi dans le sang les puissantes grèves générales de 1946 et 48) alors que le nord était occupé par les troupes russes qui ont placé à la tête du pays Kim Il Sung, un leader de guérilla militaire contre le Japon. Au sud, les militaires ont remis sur pied à la fois l’Etat et l’économie et ils ont instauré des relations privilégiées avec les trusts, les chaebols, relations qui institutionnalisent la corruption : un véritable système d’aide mutuelle qui a permis aux chaebols comme aux généraux de prospérer. Samsung doit tout au premier président le féroce dictateur Sungman Rhee et Daewoo ne serait rien sans le président Park. En contrepartie, certains ont fait fortune comme Roh qui a constitué la modeste cagnotte de 650 millions de dollars ! Ce pays qui a été gouverné dictatorialement par des équipes de chefs militaires s’est vu contraint de les retirer de la scène politique : les généraux Chun Doo-hwan et Roh Tae-woo qui ont gouverné respectivement de 80 à 87 et de 88 à 92 ont été contraints de démissionner de l’armée. Le général Roh a été condamné à 22 ans et demi de prison pour corruption. Le général Chun a été condamné à la peine capitale (commuée en prison à vie) pour avoir conduit le putsch militaire de 79 et réprimé dans le sang une manifestation étudiante. Tous les deux ont été également déclarés responsables du massacre de la commune de Kwanju en mai 80. C’est dire à quel point actuellement l’armée est sur le plan politique complètement mise à l’écart de la direction des affaires.
C’est dans les années 80 que la bourgeoisie coréenne a commencé à trouver le prix de la dictature militaire trop coûteux. Le pays devenant riche et développé, elle préférait une autre forme de direction politique, sans coups d’Etat, sans répression et révoltes permanentes. Et c’est aussi de là que vient l’explosion de 87. En effet, les militaires se sont accrochés au pouvoir et on a vu pendant des années non seulement les classes pauvres et les travailleurs mais toute une partie des fils de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie se battre pour en finir avec la dictature militaire, participant à des manifestations, arrêtés, torturés, assassinés, choisissant une vie militante dans des organisations clandestines plutôt que l’intégration sociale, pour lutter contre ce pouvoir détesté. De là est né le mouvement démocratique radical de masse des ouvriers et des étudiants.
Mais il a encore fallu de nombreuses luttes pour que la dictature militaire cède la place puisque c’est seulement à partir de 1993 qu’il n’y a plus eu de militaires au pouvoir. Le problème n’était pas pour autant réglé car le pouvoir civil qui a tenté de régler la crise de l’Etat s’est lui même effondré, victime des scandales, de la corruption d’une société aux mains de maffias capitalistes qui ne valent pas mieux que les clans militaires.
En 1992, Kim Jun San, premier civil arrivé au pouvoir a promis de nettoyer le pays de la corruption. Il a instauré la frugalité à la présidence : une soupe de nouilles à déjeuner ! Il a contraint les fonctionnaires à dévoiler leur patrimoine. Il a profité d’une époque de prospérité où une partie de la population a un peu bénéficié du développement économique et c’est sous sa présidence que la Corée est entrée à l’OCDE. Sa loi sur la flexibilité de la durée du travail (alors que la durée moyenne est de 49 heures par semaine), votée comme un cadeau aux chaebols et en l’absence des députés de l’opposition, a relancé l’agitation sociale. En décembre 1996, les travailleurs se sont mobilisés pour la première grande grève générale que le pays ait connu. Le mouvement dirigé par la KCTU syndicat indépendant non reconnu par le pouvoir et il a été suivi aussi par le syndicat KFTU, la mesure du gouvernement réussissant à réunir pour la première fois toutes les organisations syndicales et le KFTU s’est même réellement radicalisé. Le gouvernement a répondu par une répression violente mais a dû finalement négocier avec le KCTU et lui reconnaître une existence légale. Kim Jun San a renforcé les pouvoirs et les finances de la police politique, la KCIA. Il est ainsi apparu comme celui qui n’a réglé ni la question sociale ni la question de la démocratie. Les relations avec la Corée du nord se sont elles aussi dégradées faisant resurgir la crainte d’une intervention militaire du nord. Et loin d’en finir avec la corruption, Kim Jun San a lui même été désigné du doigt et son fils momentanément emprisonné. A peine plus d’un mois après le grand mouvement de grève contre la loi sur la flexibilité, Hanbo Steel, l’un des principaux groupes sidérurgiques et filiale du chaebol Hanbo, a annoncé en janvier sa cessation de paiement avec 6 milliards de dettes et le gouvernement est accusé d’avoir reçu des pots de vin pour étouffer l’affaire. Les fondateurs du groupe Hanbo ont été arrêtés ainsi que plusieurs banquiers et politiciens Le ministre de l’intérieur, un des dirigeants du parti présidentiel ont été mis en cause. Kim Jun San, qui risquait d’être inculpé, a dû se retirer en faisant ses excuses à la nation...
Cet échec retentissant de la droite a amené la gauche au pouvoir alors qu’aux élections précédentes la gauche réunissait royalement ... 1% des voix ! Pour Kim Dae Jung, le premier président de gauche de toute l’histoire de la république de Corée du sud, les gongs et les torchent qui ont marqué l’événement étaient « le son de la réconciliation et la flamme de l’espoir vers un nouveau bond en avant ». L’espoir en question c’est que l’Etat coréen parvienne à se stabiliser car rien ne serait plus redoutable pour la bourgeoisie qu’un Etat faible face à une classe ouvrière forte et ... face aussi à la Corée du nord.
C’est là que Kim Dae Jung peut leur être utile car, lui peut trouver moyen d’allier nationalistes de droite et de gauche et même les nationalistes radicaux djouchéistes. Ces derniers n’oublient pas qu’il a frôlé l’exécution capitale à une époque pour avoir osé prôner le dialogue avec le nord. Mais s’il a fait appel à des djouchéistes, il s’est surtout uni au parti de Kim Jong Pil, homme de droite de l’époque du général Park devenu leader d’un parti d’opposition avec lequel il a remporté les élections et qu’il a choisi comme premier ministre. Sa volonté de jouer sur tous les tableaux a été indiquée dès le début par la libération d’un côté de quelques prisonniers - pas tous - parmi les anciens leaders étudiants et syndicalistes ouvriers mais également celle des généraux emprisonnés : Roh et Chun qui a choqué la population ! La marge étroite du social-démocrate est là : composer avec des dirigeants d’un mouvement social puissant sans incommoder ses commanditaires capitalistes eux aussi puissants et un secteur ultra-réactionnaire lié à l’armée et à la police politique qui s’est mis en réserve mais reste puissant. La venue au pouvoir de la gauche dans ce pays très à droite est le témoignage que les classes dirigeantes ont peur et craignent la classe ouvrière.
Car la classe ouvrière représente une menace politique. Elle a mené des mobilisations sur le terrain politique de nombreuses fois. Même son combat pour un syndicat indépendant du pouvoir avait un contenu politique. Le KCTU apparaissait comme la première étape vers la constitution d’un parti ouvrier. C’était régulièrement formulé par les militants. Le retournement du KCTU a d’autant plus surpris les militants radicaux de la classe ouvrière qu’ils ne le considéraient pas du tout comme un syndicat réformiste classique mais comme une opposition politique au régime, ouvrière et radicale.
La liaison entre luttes grévistes et luttes politiques, luttes ouvrières et luttes étudiantes a existé dès le début. Ainsi, après l’assassinat du général Park en 79, les luttes étudiantes déclenchent des grèves ouvrières massives en 1980. C’est le combat pour la démocratie qui est à l’origine de la révolution de Kwangju, ville d’une région pauvre et peu ouvrière. Favorable à Kim Dae jung, elle s’est battue contre son arrestation. Les militaires ont décidé d’y faire un exemple, entourant la ville et la massacrant avec un fort appui militaire américain. Ensuite la répression a touché les ouvriers dans tout le pays et le syndicat libre été écrasé. En 85, à nouveau les ouvriers parviennent à la suite de la grève de Daewoo à Inchon (4ème ville du pays et important centre industriel) à fonder deux syndicats indépendants qui manifestent en 86 à Séoul avec les étudiants et un parti d’opposition (le nouveau parti démocratique coréen qui donnera naissance à deux formations politiques : celle de Kim Yong-sam et celle de Kim Dae-jung) aux cris de « Minjok, Minjou, Minjung » (nation, démocratie, peuple). Déjà les nationalistes et la gauche cherchaient à s’appuyer sur la force des travailleurs avec leurs propres visées
Le mouvement ouvrier a été déterminé par sa tendance politique dès 1987 qui est l’année de l’explosion sociale. Dès ce moment, deux courants politiques ont marqué les militants ouvriers : l’un nationaliste soutenant Kim Dae Jung et l’autre pour un front populaire où la classe ouvrière jouerait un rôle dirigeant (c’est cette dernière qui sera à l’origine de groupes d’extrême gauche). Le premier courant s’appellera le NL (National Liberation) et l’autre le PD (People’s Democracy).
En 1990, le Chonohyop (alliance des syndicats authentiques) qui était l’ancêtre illégal et clandestin du KCTU a été fondé comme un syndicat chargé de fonder un parti ouvrier et déclarait dans sa résolution de fondation être « pour une réforme sociale et économique, pour un changement de la situation des travailleurs, pour la démocratie, l’indépendance et la réunification nationale politique ». Mais ce parti ouvrier n’a finalement pas été fondé à l’époque par les militants syndicalistes, une partie du mouvement syndical ayant jugé qu’il valait mieux mettre toutes ses forces uniquement dans la lutte syndicale. Non par apolitisme mais en pensant que le syndicat pouvait être une meilleure arme politique.
Aujourd’hui, le KCTU est encore une organisation politique autant que syndicale. Les djouchéistes ou anciens djouchéistes y ont un poids important. C’est entre autres eux qui dans la grève de 97 ont poussé le syndicat à ne pas aller à l’affrontement et à accepter le compromis pourri qui n’annulait pas réellement la flexibilité. Pour présenter le dirigeant du KCTU comme candidat aux élections présidentielles, les nationalistes ont en effet fait alliance avec l’extrême gauche et d’autres secteurs de l’opposition. Mais il n’a eu qu’environ 1% des voix (soit beaucoup moins que le nombre d’adhérents du syndicat), le succès de l’opération politique de Kim Dae Jung ayant drainé toutes les voix de gauche. Et à la suite des élections, les nationalistes ont cassé leur alliance avec l’extrême gauche. Des dirigeants du KCTU, qui appartiennent au mouvement nationaliste dont le slogan était jusque là « victoire du peuple », ont fondé une organisation politique nommée : « victoire nationale 21 » (21 représente le 21ème siècle qui doit consacrer le triomphe du parti...) qui vise à regrouper non seulement les travailleurs et les étudiants ou paysans mais « tous les acteurs sociaux ». Et par ce terme, le mouvement nationaliste a toujours entendu les patrons pas chaebols, ceux en somme qui seraient démocrates et auraient le sens de l’intérêt national. Cette tentative du courant djouchéiste (pro-Corée du nord) se fait cependant au nom du parti ouvrier coréen car il est évident que la classe ouvrière est la principale force. Ce courant essaie donc de capitaliser politiquement la révolte et les combats de la classe ouvrière. Ainsi il appelle à manifester le 8 novembre dans la capitale. En Corée du sud, le djouchéisme est l’expression du rejet de la politique de la petite minorité dirigeante par l’immense majorité qui comprend aussi bien les ouvriers que bien des couches petites bourgeoises. Pour ce courant, si le mouvement ouvrier peut être un moyen, il n’est certes pas la direction des luttes sociales et politiques. Les djouchéistes ne se présentent que rarement au grand jour, notamment à cause de l’interdiction au sud de faire de la propagande en faveur du régime du nord, mais ils sont très influents dans les organisations militantes sud coréennes.

Le djouchéimse, une idéologie nationaliste réactionnaire
et faussement anti-impérialiste
La djouché est la philosophie qui a été mise en avant par le régime du nord en 1960, quand celui-ci a eu besoin de se distinguer de ses deux « grands frères » chinois et russe. C’est une idéologie qui affirme la capacité de la Corée à se débrouiller seule. Littéralement djouché veut dire : se suffire à soi-même. Le développement autarcique, c’est en somme le socialisme dans un seul pays... moins le socialisme ! La djouché est exposée dans l’équivalent du petit livre rouge : 50 volumes de justifications théoriques ! A peu près la taille de l’autoglorification de Kim Il Sung, son «  chef génial, bien-aimé et soleil de la Corée » qui a d’ailleurs eu pour successeur son propre fils (apparemment, se revendiquer du marxisme n’empêche pas de léguer le pouvoir de père en fils !). Mais la djouché a un autre objectif que la mégalomanie : donner une base apparemment intellectuelle au courant qui se revendique de la réunification en Corée du sud, ce qui permettait de pénétrer au sud malgré la fermeture de la frontière et d’y exercer une pression politique.
Au sud où la question de la réunification a toujours été une question brûlante, les djouchéistes ont été le courant largement dominant dans toutes les luttes étudiantes et ils ont fait en sorte qu’elles se polarisent sur la question de la réunification avec le nord. Ils ont été le courant le plus important parmi les militants ouvriers, dépassant généralement les social-démocrates, les autres nationalistes qui n’étaient pas pro-Corée du nord, les religieux...
En Corée du sud de nombreuses organisations du mouvement social sont animées par des djouchéistes dont les principales après le KCTU sont Kyung Sil Yun (l’organisation civile pour la justice économique), association démocratique contre la dictature et Chamyou Younde, c’est-à-dire l’alliance des ouvriers et de la société civile, bien qu’il n’y ait pas d’ouvriers dans cette organisation qui programme des manifestations sur le thème très vague de la démocratie. Toutes les deux permettent au mouvement nationaliste d’avoir une base militante de masse en dehors de la classe ouvrière. Ces associations ont appuyé à fond Kim Dae Jung. Les djouchéistes ont un poids prépondérant dans bien d’autres milieux comme le milieu étudiant avec la confédération des étudiants coréens. Le principal slogan des djouchéistes est Ja Min Tong (Autonomie, démocratie, réunification) mais avant tout ce qui les distingue est le soutien au régime du nord.
Depuis la partition de la Corée en 1953, après la fin de la guerre entre les USA, la Chine et les deux Corées, les coréens vivent continuellement dans la hantise d’un nouveau conflit. Aucune des deux Corée n’a admis la partition et les populations ne l’acceptent pas non plus. Chacun des deux pays est resté symbolique des deux camps de l’époque : pro-stalinien et pro-impérialisme américain. En effet, la Corée du nord reste dominée par l’une des dernières dictatures du bloc stalinien et la Corée du sud reste dépendante des USA selon le statut de 1953. Cela signifie 40 000 marines en permanence, une base militaire en plein milieu de Séoul et de nombreuses autres sur tout le territoire, financées par la Corée et un statut de dépendance militaire et politique. Les négociations entre les deux Corées, par exemple, ne peuvent se dérouler qu’en présence des USA. Et cette opposition nord-sud est la base y compris de la politique intérieure des deux pays. Au nord, l’armée représente environ un tiers du budget et occupe deux millions de soldats sur une population de 26 millions ! Au sud, c’est aussi un tiers du budget pour le budget de l’armée et au moindre conflit social ou politique, les classes dirigeantes et les USA font planer la menace d’une intervention militaire de la Corée du nord qui profiterait du désordre au sud. De là à accuser de trahison nationale quiconque s’agite ou fait grève, c’est très facile. C’est ce qui a justifié l’intervention militaire américaine lors de la révolte populaire du Kwangju en mai 1980 quand la population s’est révoltée contre le coup d’Etat du général Chun et l’arrestation du leader de la région qui n’était autre que Kim Dae Jung. La menace du nord a été pour les américains un prétexte pour écraser une révolution populaire dans le sang et soutenir la dictature militaire.
Ces dernières années, l’isolement de la Corée du nord s’est accentué du fait du blocus américain et des liens un peu distendus avec la Chine (complètement avec la Russie). Ses relations économiques étant réduites, son développement économique s’est effondré et une grave crise le frappe faisant revenir la famine. La Corée du nord est un pays montagneux et c’est moins d’un quart du territoire qui peut être cultivé, si bien que la question de l’alimentation y a toujours été une question difficile. Pyongyang a longtemps dépendu sur ce plan de l’aide de la Chine, aide qui est devenue moins avantageuse à partir de 1989 pour se tarir en 1995 du fait de difficultés internes de la Chine, au moment même où les inondations entraînaient en Corée du nord une catastrophe alimentaire. Du fait du blocus des informations et de la propagande des deux côtés, personne ne peut dire quelle est la gravité réelle de cette catastrophe subie par 26 millions de nord coréens. Les USA et les Nations Unies prétendent que c’est en grande partie du bluff et affirment que les aides alimentaires des organisations humanitaires sont revendues par le régime à la Chine mais en même temps les organisations caritatives américaines prétendent que la Corée du nord est au bord du gouffre. Les occidentaux refusent de lever le blocus, la Corée du Nord ayant été décrétée « ennemi de l’Amérique » et prévoient des sanctions contre toute entreprise qui ne s’y conformerait pas. Les conditions mises par les USA pour une reprise des relations sont l’ouverture du pays, le renoncement à l’arme nucléaire, le paiement des dettes de 3,2 milliards de dollars et l’évolution du régime. C’est bien les USA qui bloquent et pas la Corée du nord puisqu’à chaque fois que les USA ont levé la sanction, des échanges ont pu se réaliser : par exemple l’exportation de magnésite ou encore la création des communications téléphoniques par AT et T, l’échange de céréales contre des minéraux avec le trust américain Cargill. L’accord conclu en octobre 94 avec General Motors pour un investissement en Corée du Nord a été bloqué par les USA. Les 280 000 tonnes de pétrole qui devaient être livrées par les USA ne l’ont pas été en raison d’un refus du congrès américain. La construction de centrales à eau légère acceptée par les USA en 1994 en échange d’un gel du programme nucléaire nord coréen n’est toujours pas été achevée. La Corée du nord a créé une zone franche pour que les capitalistes étrangers puissent investir, à Raijin-Sonbong, à l’extrémité nord-est du pays. Certains chaebols du sud ont même pu investir au nord comme Daewoo pour une centrale et une usine automobile. Le seul chaebol qui a pu réellement investir à la fois au nord et au sud est un chaebol dont la base est aux USA : c’est la secte Moon !
Cependant les conditions d’investissement au nord ont été considérablement assouplies et de nombreux patrons du sud l’ont fait ou y sont très intéressés. Ainsi Hyundai envisage d’y investir. Le nord comme le sud ont leur stratégie, chacun prétendant que le développement d’investissements croisés, qui va rapprocher les deux pays, va le faire en faveur de son propre régime. C’est la stratégie de la réunification dite pacifique que prône Kim Dae Jung. Il n’empêche que pour la population, il n’y a rien de changé : toujours pas moyen de traverser pour aller voir des membres de sa famille. Pire même, il est interdit de chercher à échanger des courrier avec sa famille de l’autre côté du 38ème parallèle ! Jim Dae Jung a même déclaré que l’ « on ne doit pas confondre économie et politique » pour justifier que pour lui l’essentiel n’est pas que les coréens retrouvent leur famille mais que le nord s’ouvre aux capitaux du sud et ce n’est pas les chaebols qui le contrediront ! C’est d’ailleurs l’un d’entre eux, le patron de Hyundai, qui a servi d’ambassadeur auprès de la Corée du nord pour le président Kim Dae Jung ! L’ouverture du marché reste un espoir de tous les patrons sud coréens en mal d’acheteurs et aussi de main d’oeuvre bon marché. Ces pas en avant dans les bonnes relations n’ont pas empêché les incidents de se multiplier entre la Corée du nord et la Corée du sud. En juin 98, un sous-marin nord coréen a coulé près des côtes sud coréennes. Et fin août, la Corée du nord a lancé un satellite que le Japon a déclaré être un missile, mettant ainsi la région à la limite de la confrontation militaire et les USA déployant immédiatement six bombardiers stratégiques !
Depuis 25 ans, des négociations ont commencé sous l’égide des USA pour signer enfin la paix, mais sans succès. Un dernier épisode de ce feuilleton à rebondissements multiples a encore eu lieu le 27 octobre où le nord s’est dit disposé à négocier ... à condition que les USA retirent leurs troupes de Corée du sud.
Si Kim Dae Jung a semblé attacher de l’importance au rapprochement nord-sud, a même accepté de reconnaître le régime du nord, il a fait bien plus que des pas vers un autre rapprochement : celui avec le Japon, ce qui est très contradictoire. Ainsi le président sud-coréen en visite au Japon a annoncé que les productions artistiques japonaises seront désormais autorisées en Corée et vice versa. Il n’y a pas que les spice girls qui pourront chanter dans les deux langues : Kim Dae Jung a accepté les excuses du Japon pour les souffrances subies par le peuple coréen pendant l’occupation coloniale japonaise, sujet pourtant aussi brulant que la division du pays ! Et bien sûr, tout cela n’a pas que des buts culturels et moraux mais économiques, les deux économies étant de longue date très interpénétrées.

Le nationalisme, un danger mortel pour la classe ouvrière
Cette orientation du gouvernement signifie que la question nationale risque fort de rester encore longtemps explosive en Corée. Et la crise économique n’a fait qu’aggraver les choses.
Elle a favorisé la montée de la xénophobie et peu après l’annonce de l’effondrement économique, une campagne anti-étrangers a débuté. Pour bien des gens la crise est synonyme de FMI. Ils considèrent que le capital étranger a fait exprès de couler l’économie coréenne. Partir en voyage à l’étranger est devenu comme un acte de trahison nationale. Des campagnes nationalistes ont été lancées comme « 100% coréen  », « achetez des produits de notre pays » ou « ne vous chaussez pas en dollars » et des associations, qui ont un énorme succès, se sont développées dans la petite bourgeoisie uniquement sur ces bases. On a déjà cité la campagne de collecte de l’or pour soutenir le pays : l’or des bijoux de famille est revendu pour fournir le pays en devises. Dans ces conditions, la politique de Kim Dae Jung risque plus de faire grandir le nationalisme que de le discréditer. Le nationalisme radical risque fort d’être le principal danger politique pour la classe ouvrière. Et une stratégie décourageante pour les luttes grévistes peut très bien se coupler avec un radicalisme politique nationaliste et même avec des affrontements réguliers avec les forces de l’ordre sans chercher réellement à renverser par la lutte le rapport des forces. On en a eu récemment une démonstration avec les grèves de juillet-août.
Le problème des luttes à venir de la classe ouvrière n’est pas une simple question de combativité, c’est un problème politique, celui des perspectives politiques que se sont données ses dirigeants et ses militants. Pour nombre d’entre eux, le combat principal est celui de l’unification avec la Corée du nord et souvent sous la forme d’un soutien direct et sans critique au régime du nord. Le président Kim Dae Jung joue sur ce nationalisme auquel il laisse des espoirs en faisant croire qu’il serait prêt à faire des pas en vue d’un rapprochement avec le nord. Il se sert aussi du nationalisme pour mettre de son côté une partie du mouvement social. Il s’en sert même pour faire accepter les sacrifices à la population pour la reconstruction d’une économie forte et faire reculer les syndicats comme on l’a vu avec le KCTU. Même si ce jeu est un peu de la corde raide, même s’il échoue et ne peut empêcher l’explosion sociale, c’est d’abord au nationalisme radical que cela risque de profiter dans une situation où il est facile de tout axer sur la responsabilité dans la crise coréenne des financiers étrangers, du FMI, des puissances impérialistes, notamment l’Amérique et le Japon.
Et ce nationalisme radical, en cas de grave crise sociale, risque d’être la dernière issue pour la bourgeoisie coréenne. Que ce soit en Pologne avec Lech Walesa ou en Iran avec Khomeiny, on a vu que des nationalistes radicaux n’hésitaient pas à s’appuyer sur la révolte sociale, sur la classe ouvrière même, pour parvenir au pouvoir mais certainement pas pour défendre les intérêts des opprimés ni pour jouer le rôle de transformation sociale qui est celui du prolétariat. Même si, jusqu’à présent c’est le mouvement nationaliste pro-Corée du nord au sein des étudiants, des ouvriers et des milieux populaires qui a été le plus réprimé par les différents régimes, ce n’est pas lui qui est socialement le plus à craindre pour la bourgeoisie mais un courant ouvrier révolutionnaire qui prendrait la tête de l’ensemble des aspirations populaires et démocratiques, en ne craignant pas de combattre à la fois la dictature capitaliste du sud et la dictature néo-stalinienne du nord. Face à la crise, il ne suffit pas que les travailleurs coréens descendent dans la rue, fassent une nouvelle fois preuve de leur combativité. Il leur faut une politique révolutionnaire. Il leur faut une stratégie des luttes qui se fonde sur l’extension des luttes plutôt que sur la négociation secteur par secteur qui les divise et les maintient sur la défensive. Il leur faut un programme de revendications qui fasse de la classe ouvrière le centre de toutes les luttes des opprimés et qui souligne l’opposition avec tous les possédants, même ceux qui se disent purement nationaux ou démocrates. Il leur faut un parti qui lie leur combat à celui de leurs frères du nord comme à ceux de tous les pays, et notamment ceux aujourd’hui en révolte comme l’Indonésie et la Malaisie. Si la crise a montré quelque chose, c’est qu’il n’y a pas de protection possible derrière des frontières nationales. Il leur faut un parti qui ne se laisse pas arrêter par des considérations nationalistes, qui ne craigne pas de faire payer la crise à ses responsables : les capitalistes, et d’abord les patrons coréens.

ANNEXE

grève de 1997 en Corée du sud

1. Un vote décisif par une Assemblée croupion

Le 18 décembre, le parti au pouvoir en Corée du Sud (le Parti de la Corée Nouvelle - PCN) n’a pu faire passer devant l’Assemblée nationale deux ensembles de lois qui étaient débattues depuis plusieurs mois. L’un avait trait à une réorganisation des organes de sécurité (National Security Planning Agency qui devait remplacer l’ancienne KCIA, c’est-à-dire la CIA de Corée du Sud). L’autre concernait une modification importante de la loi sur le travail.Face à cet échec, le 26 décembre à 6 heures du matin le PCN organise une réunion "spéciale" de l’Assemblée nationale, présidée par le vice-président de cette Assemblée (Ho Se-eung). Au total, 11 lois sont votées en bloc en 6 minutes. Le PCN dispose de 157 sièges à l’Assemblée nationale qui réunit 299 députés. Seuls 154 députés du PCN étaient présents lors de cette réunion "spéciale".

2. Des lois antisyndicales
Parmi les modifications de la nouvelle loi sur le travail, on peut mentionner :

a) Seul un syndicat peut exister dans une entreprise ou une branche industrielle (art. 3, paragraphe 5 du Trade Union Act). Ce syndicat doit être enregistré auprès des autorités administratives (art. 13). Cette législation a pour but d’empêcher la reconnaissance légale de syndicats qui ne sont pas reconnus, c’est-à-dire qui ne sont pas membres de la Fédération des syndicats de Corée (FKTU, Nochong), seule centrale syndicale autorisée à l’échelle nationale par le gouvernement. Une telle décision est en opposition avec l’art. 2 de la Convention n°ree ; 87 de l’Organisation internationale du travail et du Bureau international du travail (OIT/BIT) ayant trait au pluralisme syndical. La fonction essentielle de ces articles est d’empêcher l’implantation syndicale d’organisations liées à la Confédération coréenne des syndicats (KCTU, Minjunochong) dans des secteurs ou des entreprises où existent déjà des organisations rattachées à la FKTU. De plus, la KCTU n’est pas reconnue (donc est illégale) en tant que confédération représentative à l’échelle nationale.

b) La Constitution coréenne, dans son art. 21, reconnaît le droit et la liberté d’association et, dans son art. 33, reconnaît le droit et la liberté des salarié(e)s à des négociations collectives et à entreprendre des actions collectives dans le cadre de ces négociations. Toutefois, une restriction importante existe dans le même article : les employés du service public (fonctionnaires) ne peuvent s’organiser et engager une action collective que dans cadre de ce qui est strictement permis par la loi. Or, le statut des fonctionnaires - à l’échelle nationale et à l’échelle locale - nie les droits d’action collective de l’essentiel des fonctionnaires. Des exceptions existent pour une partie des "travailleurs manuels" du secteur médical, des chemins de fer et des télécommunications, qui disposent de droits syndicaux. Les amendements à la loi confirment ces restrictions du droit d’organisation et de négociations collectives dans le secteur public. L’interdiction la plus forte touche le secteur des enseignants. Lorsque les enseignants ont créé en 1989 la Fédération des enseignants et des travailleurs de l’éducation (KTU), 45 enseignants ont été emprisonnés et 831 ont été expulsés des écoles publiques. La KTU reste une organisation non reconnue au plan légal.

c) La législation (art. 12.2 du Trade Union Act et 13.2 du Labour Dispute Adjustment Act - qui font partie de l’ensemble de la législation sur le travail) empêche l’intervention d’un tiers. Autrement dit, une confédération syndicale ou un syndicat d’une autre entreprise ne peuvent agir comme conseil, intermédiaire ou organiser des actions de solidarité à l’occasion d’un conflit entre un employeur et le syndicat reconnu légalement. Cela vise à empêcher l’activité de la KCTU et les actions de solidarité. Ces dispositions facilitent les arrestations de militants syndicaux.

d) L’art. 12 du Trade Union Act interdit toute activité qualifiée de politique par les syndicats.

e) La nouvelle législation du travail prévoit de même la possibilité : 1°ree ; de licencier sans restriction en invoquant des modifications technologiques, des nécessités de restructuration, la détérioration de la situation financière de l’entreprise ou une modification de la gestion pour accroître la productivité ; or, un système d’allocation de chômage est tout à fait embryonnaire en Corée du Sud ; il n’existe que depuis un an sous la forme d’une assurance de type privé ; pour toucher des allocations, il faut avoir cotiser dix ans ; dès lors, la perte d’un emploi a des conséquences très graves, d’autant plus dans une situation économique qui se péjore ; 2°ree ; de pouvoir remplacer par des travailleurs intérimaires les travailleurs en grève ; 3°ree ; de permettre à des sociétés de travail temporaire (qui sont contrôlées par les grands conglomérats sud-coréens appelés chaebol) d’entrer sur le marché du travail plus stable des grandes entreprises ; 4°ree ; d’introduire une flexibilité maximale dans l’horaire de travail avec un maximum de 56 heures hebdomadaires sans que soient payées des heures supplémentaires (dans l’industrie, hors heures supplémentaires, le temps de travail hebdomadaire était de 48,7 heures en 1995, ce qui est supérieur au temps de travail de Taïwan... et de l’ensemble des pays membres de l’OCDE).

Conclusion
L’ensemble de ces mesures ont pour but de modifier les relations de forces sur le marché du travail et de tendre à freiner la hausse salariale. Depuis 1992, l’effort principal des chaebols et de la Confédération des employeurs coréens vise à réduire au maximum la hausse du salaire minimum mensuel dont le niveau influence le revenu de l’essentiel des salarié(e)s de Corée du Sud travaillant dans les petites et moyennes entreprises.
La dimension démocratique et politique du mouvement social qui a pris son essor depuis fin décembre s’explique par la conjonction de trois facteurs : 1°ree ; les modalités choisies par le gouvernement de Kim Young-sam pour imposer les deux ensembles de lois et le renforcement des organes de répression ; 2°ree ; les restrictions à l’activité syndicale, plus spécifiquement à l’action du mouvement syndical indépendant et démocratique ; 3°ree ; la tentative de dégrader les conditions salariales et de travail, conditions qui étaient la contrepartie d’un travail très intensif et de longue durée.

3. Première étape d’une grève générale

Jeudi 26 décembre
Dès le vote par l’Assemblée des deux ensembles de lois, la KCTU a appelé à une grève générale illimitée jusqu’au retrait de la nouvelle loi sur le travail. C’était le premier appel à une grève générale depuis 1948.Les huit syndicats membres de la Fédération des syndicats du groupe Hyundai (Hyonchongnyon) - syndicats représentant les plus de 70’000 travailleurs de huit grandes entreprises du conglomérat (chaebol) Hyundai dans la ville de Ulsan - soutiennent l’appel de la KCTU. Un premier meeting de protestation est organisé devant la Cathédrale Myongdong à Seoul. La FKTU annonce qu’elle rejoindra la grève. Les partis d’opposition - le Congrès national pour une nouvelle politique (dirigé par Kim Dae-jung) l’Union des démocrates libéraux (dirigé par Kim Jong-pil) - déclarent de même la loi nulle et non avenue. La Confédération des employeurs de Corée (KEF) soutient la loi et réclame du gouvernement une attitude ferme. Elle déclare que les jours de grève ne doivent pas être payés.

Vendredi 27 décembre
Quelque 210’000 travailleurs rejoignent la grève. La mobilisation est particulièrement forte, dans cette phase, au sein de l’industrie automobile, des chantiers navals, des entreprises de la pétrochimie. De grands conglomérats sont touchés par la grève ou par des mobilisations de protestation : Kia (automobiles), Deawoo (automobiles), Ssangyong (automobiles). Des travailleurs du secteur hospitalier entrent en grève dans des hôpitaux de Seoul, Inchon, Suwon, etc. Le gouvernement déclare les grèves illégales.

Samedi 28 décembre
220’000 travailleurs continuent la grève. Les travailleurs du métro de Seoul rejoignent le mouvement. D’importantes manifestations ont lieu à Seoul.

Dimanche 29 décembre
214 entreprises doivent suspendre leur production. Les travailleurs du métro de Pusan entrent en grève des 4 heures du matin. Les autorités judiciaires menacent de poursuivre et d’arrêter les dirigeants syndicaux.

Lundi 30 décembre
215’000 travailleurs sont en grève. Le syndicat des télécommunications vote son adhésion à la grève. La police anti-émeute intervient pour bloquer l’accès aux centres de télécommunications.
La KCTU déclarera la suspension temporaire de la grève durant les fêtes de fin d’année. Un mouvement de soutien aux grévistes se développe parmi les professeurs de diverses universités.

Mardi 31 décembre
La direction de la KCTU organise devant la Cathédrale de Myongdong un sit-in permanent. Le parvis de la cathédrale devient le "quartier général" de la mobilisation sociale et démocratique.

4. Deuxième étape de la grève générale

Vendredi 3 janvier
Le mouvement est relancé le vendredi 3 janvier. Les secteurs de l’industrie lourde continuent à jouer un rôle décisif. Pour la première fois, des syndicats de salariés de la presse participent à la mobilisation. Les menaces de répression de la part des autorités s’accentuent ; ces dernières annoncent que des mesures strictes seront prises à l’encontre de grèves qui se développeraient dans le secteur public.

Samedi 4 janvier
Les grèves s’affaiblissent dans le secteur de l’industrie lourde. Toutefois les manifestations de rue sont importantes le samedi.

Dimanche 5 janvier
La FKTU organise d’importants rassemblements dans les principales villes, entre autres à Seoul et Pussan. Les salariés de la radio et de la télévision décident de soutenir la grève.

Lundi 6 janvier
La mobilisation repart. Quelque 200’000 travailleurs entrent en grève. Les secteurs de l’automobile se remobilisent et le mouvement de grève touche pour la première fois les banques et les assurances (les employés des banques craignent des restructurations avec les pertes d’emplois à la clé.
Les grèves dans le métro et les transports sont suspendues par les syndicats, étant donné les conditions très difficiles de déplacement à cause d’un hiver rigoureux.
Le procureur du district de Seoul émet des mandats de comparution à l’encontre de 50 leaders syndicaux, y compris le président de la KCTU, Kwon Jong-gil. Des mesures identiques à l’encontre de responsables syndicaux sont prises dans les villes de Ulsan, Chanwon, etc.

Mardi 7 janvier
La mobilisation s’étend au secteur public. 4000 salariés des quatre principales compagnies de radio et télévision entrent en grève : Corean Broadcasting System (CBS), Munhwa Broadcasting Corp. (MBC), Education Broadcasting System (EBS) et Christian Broadcasting System (CBS). Quelque 17’000 salariés syndiqués des centres hospitaliers et médicaux de Seoul participent à la grève.

Mercredi 8 janvier
Devant le succès de la mobilisation du 7, la direction de la KCTU envisage une accentuation des grèves et des mobilisations. En effet, pour la première fois depuis la flambée de grèves de 1987, les syndicats du tertiaire (fédération des employés, des assurances maladie, de la presse, des employés de l’université, des enseignants, etc.) manifestent une claire volonté de se joindre au mouvement. Les représentants de ces syndicats se réunissent à Seoul.
Les autorités judiciaires décident de reporter l’application des mesures légales prises à l’encontre des dirigeants syndicaux.

Jeudi 9 janvier
Les travailleurs des entreprises du groupe Hyundai reprennent le travail. La police accroît sa pression autour du parvis de la Cathédrale Myongdong à Seoul, où est toujours installée la direction de la grève. Le siège de la KCTU est occupé par la police, ainsi que le siège de trois fédérations, celles de la métallurgie, du secteur hospitalier et de l’automobile.

Vendredi 10 janvier
Le mouvement de grève continue. Selon la KCTU, 200’000 travailleurs y participent. La société Hyundai Motor Co., le plus grand fabricant d’automobiles de Corée de Sud, décide un lock-out (fermeture de l’entreprise). Une manifestation de protestation de 20’000 salariés a lieu dans la ville de Ulsan. Un travailleur de 32 ans, Chong Chae-song, s’immole par le feu. Universitaires, artistes, professeurs, représentants des églises chrétiennes et bouddhistes multiplient les pétitions demandant l’abrogation des lois votées le 26 décembre.
Le président du Parti de la Nouvelle Corée, au cours d’un entretien avec le président de la FKTU (Park In-sang), cherche à ce que cette fédération se désolidarise du mouvement de grève. Le président de la FKTU rejette cette proposition, ce qui traduit la pression populaire en faveur de l’abrogation des lois "adoptées" le 26 décembre.
Le BIT et le TUAC (organe de consultation sur les questions du travail de l’OCDE) font connaître leur opposition à la législation imposée par le gouvernement de Kim Young-sam.

Samedi 11 janvier
Une délégation de la CISL (Confédération internationale des syndicats libres) participe à un grand meeting dans le parc Chong-Myo à Seoul. Le secrétaire général Marcello Malentacchi de la Fédération internationale de la métallurgie, membre de la CISL, y déclare : "Votre lutte est la nôtre". Les dirigeants de la KCTU et de la FKTU refusent de débattre à la télévision avec le président du parti au pouvoir. Ils réclament de rencontrer et de débattre directement avec le président Kim Young-sam qui a imposé les lois "scélérates". Une véritable négociation, selon eux, ne peut commencer qu’après l’abrogation de ces lois.

Dimanche 12 janvier
La KCTU indique que les actions de grève et de mobilisation continueront jusqu’à l’abrogation des lois.

Lundi 13 janvier
La FKTU annonce la participation de ses membres pour une grève de 39 heures dès le mardi 14 janvier. Une réunion a eu lieu entre la KCTU et la FKTU afin d’établir un plan d’unité d’action. Une manifestation convoquée par l’Eglise catholique se tient sur le parvis de la Cathédrale et affirme son soutien aux salariés en grève.

Mardi 14 janvier
L’appel conjoint de la KCTU et de la FKTU à la mobilisation n’a pas le résultat escompté, malgré un écho dans les secteurs de la chimie, de la métallurgie, des transports.

5. Troisième étape de la grève

Mercredi 15 janvier
Lors d’une rencontre entre les présidents de la FKTU et de la KCTU sur le parvis de la Cathédrale Myongdong, un accord en 5 points est intervenu : 1°ree ; demande d’abrogation de la loi sur le travail ; 2°ree ; poursuite des mobilisations jusqu’à ce que cette revendication soit acceptée ; 3°ree ; prolongation de la mobilisation jusqu’aux élections présidentielles du 8 décembre si satisfaction n’est pas obtenue ; 4°ree ; organisation commune de manifestations ; 5°ree ; demande à la population de soutenir la lutte, tout en s’excusant pour les inconvénients que les grèves peuvent provoquer.
Le 15 janvier marque un des hauts moments de la mobilisation au plan quantitatif. Les manifestations sont massives dans 15 villes. Le procureur général laisse entendre que ces mobilisations participent d’une "propagande communiste", ce qui en Corée du Sud ouvre la porte à une répression sérieuse.
Le Ministère du travail publie des annonces publicitaires dans toute la presse afin d’expliquer combien la nouvelle loi est nécessaire à la compétitivité au plan mondial de la Corée du Sud.
Le président Kim Young-sam affirme que certains réglements découlant de la loi peuvent être revus, mais que la loi ne peut pas être abrogée, car cela constituerait un acte anticonstitutionnel.

Jeudi 16 janvier
Les salariés de Hyundai Motor Co., après la réouverture de l’entreprise suite au lock-out, reprennent le travail en accord avec les directions syndicales. Le syndicat des travailleurs de Asia Motor à Kwangju (ville où la dictature militaire avait exercé une répression féroce faisant des milliers de morts, en mai 1980) décident de reprendre le travail. Il en va de même à Ssanjyong Motor Co. La Cour de justice du district de Changwon dans la province de Kyongsang demande à la Cour constitutionnelle de statuer sur la légalité de la loi sur le travail. Un jour plus tard, la Cour de district de Taejon de la province de Chungchong. La Cour constitutionnelle est censée donner une réponse à la question qui lui a été posée au plus tôt au cours du mois de février. Un enquête d’opinion (effectuée par Hang-gil Research’s survey) est publiée par un des principaux journaux de Corée du Sud : 65,3% des personnes interrogées demande l’annulation de la loi sur le travail ; 93,8% s’oppose à l’utilisation de la force pour résoudre le conflit. Cela confirme l’écho public et la dynamique démocratique de la mobilisation sociale.

Réorientation de la mobilisation
Vendredi 17 janvier
Lors d’une réunion de la direction de la KCTU, la décision est prise de réduire le niveau de mobilisation après 23 jours de grèves et de manifestations. Décision est prise d’organiser des grèves chaque mercredi et des mobilisations de masse dans les principales villes chaque samedi. Une date butoir est fixée au 18 février 1997. A cette date, le gouvernement doit avoir retiré les lois "scélérates" sans quoi la mobilisation sera à nouveau accentuée, entre autres sous la forme de grèves. Cette loi est censée entrer en vigueur dès le 1er mars. Cette décision a été prise par la KCTU sur la base de deux considérations : d’un côté, le soutien dans l’opinion publique, parmi les partis d’opposition, dans les milieux universitaires et religieux s’est renforcé ; de l’autre, des difficultés importantes apparaissaient dans la poursuite de la grève au sein des entreprises les plus importantes, dont les directions déclaraient que les pertes financières subies impliquaient l’impossibilité de faire face à leurs obligations salariales.
La KCTU et la FKTU soulignent que la mobilisation pour les droits syndicaux et démocratiques doit s’inscrire dans la durée. La direction de la KCTU propose un débat avec le président du Parti de la Corée Nouvelle (PCN) à condition que la sécurité du président de la KCTU Kwon Yong-gil soit assurée et que la liberté du débat soit assurée. La KCTU avait refusé dans un premier temps un tel débat. Cette fois, c’est le PCN qui rejette la suggestion de la KCTU, affirmant que le président de la KCTU ne pouvait participer à un débat puisqu’un mandat d’amener avait été lancé à son encontre et que dès lors débattre avec lui impliquait une violation de la loi. Pour le PCN un problème se pose : tous les principaux dirigeants de la KCTU sont poursuivis par la "justice" et donc aucun n’est susceptible de débattre à la TV... si les conditions énoncée par le président du PCN sont maintenues.
Le travail reprend aussi dans les chantiers navals et dans les stations de radio-télévision. Le cardinal Kim Sou-hwan de l’Eglise catholique romaine de Corée rencontre le président Kim Young-sam afin que le dialogue s’instaure. Il fait connaître l’opposition de l’Eglise à l’usage de la force pour arrêter les dirigeants syndicaux installés sur le parvis de la Cathédrale Myongdong.

Samedi 18 janvier
Lors d’un rassemblement au parc Chong-Myo à Seoul, la KCTU annonce la reprise du travail et la stratégie de la grève du mercredi et des manifestations du samedi. La FKTU annonce des mobilisations conjointes pour le 25 janvier. La date ultimatum du 18 février pour l’abrogation de la loi sur le travail est réaffirmée.Des affrontements ont lieu autour de la Cathédrale Myongdong, la police anti-émeute augmentant sa pression.Dans la ville de Ulsan (ville du conglomérat Hyundai), un délégué syndical important est arrêté, Kim Im-chik. C’est le sixième syndicaliste arrêté durant la semaine du 13 au 18 janvier.

Mardi 21 janvier
Le président Kim Young-sam rencontre les dirigeants des deux partis d’opposition (Kim Dae-jung et Kim Jong-pil). Le désaccord est explicite : si les trois leaders politiques affirment que la "crise doit être résolue dans le cadre de l’Assemblée nationale", les deux leaders de l’opposition exigent - comme le demandent les deux confédération syndicales - que les deux lois (loi sur le travail et loi sur la sécurité) soient abrogées avant toute réouverture du débat parlementaire.
La KCTU affirme que la rencontre des partis politiques a abouti à une complet échec. La KCTU réaffirme sa volonté de poursuivre la mobilisation tant que ne sont pas obtenus : 1°ree ; abrogation des deux lois ; 2°ree ; retrait de l’ensemble des poursuites judiciaires lancées contre les militants et responsables syndicaux (410 personnes au total) ; suppression des licenciements punitifs prononcés au cours des grèves.
Quelque 500 représentants des églises bouddhistes, catholiques, protestantes et Won-Bul Kyo (une branche de l’Eglise bouddhiste) se sont réunis le 21 janvier, dans le temple Cho-Gae à Chong-ro (à Seoul). Ils réclament l’abrogation des deux lois. Ils demandent que la nouvelle loi garantisse les droits sociaux, syndicaux et politiques de l’ensemble des salarié(e)s. Après cette réunion, les représentants des différentes églises se sont rendus à la cathédrale Myongdong pour rencontrer les représentants de la KCTU.

Mercredi 22 janvier
Quelque 140’000 grévistes ont participé à la première grève du mercredi. Des membres de 135 syndicats de branches et d’entreprises ont participé à ce mouvement.
Un meeting réunissant quelque 15’000 personnes s’est tenu sur la place Chong-Myo. La suspension des mandats d’arrêt à l’encontre des dirigeants de la KCTU ayant été prononcée par le président Kim Young-sam, pour la première fois le président de la KCTU (Kwon jung-gil) a participé à ce meeting, venant de la Cathédrale de Myongdong. Dans son discours, il insista sur l’ambiguïté de la proposition d’une simple rediscussion de la loi au Parlement, en soulignant qu’elle visait à étouffer la mobilisation. La revendication d’annulation et de révision doit être maintenue. Après le meeting de Chong-Myo, les participants se sont rendus en cortège, sans intervention de la police, jusqu’à la Cathédrale Myondong

Jeudi 23 janvier
Les dirigeants de la KCTU décident de quitter le parvis de la Cathédrale de Myongdong et de réintégrer les bureaux de la Confédération syndicale. Une conférence de presse est organisée pour le 24. L’Eglise protestante organise une manifestation à l’Eglise Yang Lin à Seoul. Elle réclame la démission du président Kim Young-sam pour ses crimes à l’encontre de la démocratie et se prononce pour l’annulation des lois ainsi que la dissolution de l’Agence nationale de sécurité (ex-CIA sud-coréenne).

Vendredi 24 janvier
Le gouvernement, après suspension des mandats d’arrêt à l’encontre des dirigeants de la KCTU, les lève. Toutefois, des mesures répressives continuent à l’encontre des syndicalistes, entre autres sous l’impulsion de la Fédération des employeurs de Corée et de la Fédération des industries de Corée.
Dans les bureaux de la KCTU, une conférence de presse se tient. Les objectifs précédents sont confirmés (annulation des lois, levée des mesures répressives, etc.). Pour la première fois, une réunion de représentants de toutes les régions de la KCTU se fait afin d’envisager les étapes suivantes de la mobilisation.

Samedi 25 janvier - Dimanche 26 janvier
Des rassemblements réunissant des dizaines de milliers de salariés, qui reprennent les revendications centrales du mouvement syndical, se tiennent à travers le pays, entre autres à Seoul, Ulsan, Pohang (ville sidérurgique). La manifestation de Seoul était la première manifestation publique unitaire entre la KCTU et la FKTU. Elle a réuni sur la place Yoido quelque 85’000 personnes. Le 1er mai devient un objectif de mobilisation dans le calendrier fixé, la date du 18 février restant toujours un objectif important.Parallèlement à la libération de syndicalistes accusés d’avoir "mené des grèves illégales" s’ouvrent des poursuites judiciaires à l’encontre de syndicalistes dans l’ensemble du pays, poursuites engagées à la demande d’entreprises (ces poursuites concernent 420 salariés membres de 55 différents syndicats).
La Fédération des entreprises de Corée et la Fédération des employeurs de Corée demandent à leurs adhérents de ne pas payer les jours de grève. Au cours des dix dernières années, les jours de grève étaient payés. Le refus de les payer est conforme à un des nouveaux articles introduits dans la nouvelle loi sur le travail.

Lundi 27 janvier
La faillite du second producteur d’acier de Corée - Hanbo Steel - sert de révélateur du système de corruption financière propre au régime de Corée du Sud : parti au pouvoir, administration, système bancaire et grandes entreprises sont les acteurs permanents de scandales financiers et industriels. Sous la pression des autorités gouvernementales, l’entreprise Hanbo a reçu des crédits de la Banque d’Etat Korea Development Bank et de la banque privée Korea First Bank. Le découvert officiel s’élève à plus de 6 milliards de dollars et la faillite de Hanbo serait susceptible d’ébranler le système financier de Corée. Le gouvernement envisage une reprise de cette société par le conglomérat d’Etat Pohang Iron and Steel, deuxième producteur d’acier à l’échelle mondiale. Toutefois, ce scandale industriel et financier révèle une fois de plus la nature de la classe dominante coréenne.

Mardi 28 janvier
La KCTU organise une réunion nationale pour définir sa stratégie. La KCTU affirme que si elle n’obtient pas satisfaction sur ses revendications, elle ouvrira ce qu’elle nomme la quatrième étape de grèves à l’échelle nationale.
Une vaste campagne de signatures demandant l’abrogation de la loi est lancée avec l’objection de réunir 1 million de signatures dans un laps de temps très bref. Des mesures sont prises pour obtenir le paiement des jours de grève dans les grandes entreprises. Enfin, la KCTU déclare que les activités immorales et injustes liées à la crise de Hanbo, activités ruinant l’économie nationale, soient l’objet d’une enquête complète et impartiale. La KCTU suggère que les responsables soient punis pour activités illégales. Enfin, le syndicat souligne que la gestion du groupe Hanbo met en question non seulement l’emploi du groupe lui-même, mais celui de l’ensemble des sociétés sous-traitantes. La KCTU propose la mise en place d’un comité spécial qui enquête sur la corruption régnant dans la gestion de nombreuses sociétés dont les dirigeants se sont fait les supporters de la nouvelle loi sur le travail et ont soutenu la nouvelle loi sur la sécurité. La KCTU décide de suspendre pour l’instant les grèves du mercredi. Les difficultés d’organisation et la pression exercée dans les grandes entreprises sur les travailleurs rendaient cette stratégie difficile à maintenir.

4-15-6 Haïti

Six années d’insurrection

Le 7 février 1986, après des semaines de manifestations antigouvernementales, le « président à vie » Jean-Claude Duvalier, dit Bébé Doc, est chassé du pouvoir et se réfugie en France. Le général Namphy devient président d’un Conseil national de gouvernement (CNG) composé de quatre militaires et de deux civils.
Le 9 février, cinq mille manifestants réclament la formation d’un gouvernement civil.
Le 17 novembre 1986, une grève générale se déclenche pour obtenir la dissolution du CNG
Le 29 novembre 1987, les élections sont annulées.
Le 17 janvier 1988, des élections sont organisées sous l’égide de l’armée. L’abstention est massive. Leslie Manigat devient président.
Le 18 juin 1988, Namphy reprend le pouvoir et nomme, le 22 juin, un gouvernement de militaires.
Le 10 septembre 1988, massacre au cours d’une messe à Port-au-Prince
Le 18 septembre, le général Prosper Avril, chef de la garde présidentelle et ancien homme de confiance de BébéDoc renverse Namphy. Durant toute l’année qui suit, le général Avril échappe à plusieurs tentatives de coup d’état et ne peut rétblir la paix sociale.
En 1990, les anciens « tontons macoutes » font régner la terreur dans les rues de la capitale. Les néo-duvaliéristes créent l’Union pour la réconciliation nationale dirigée par Roger lafontant. La vague de protestation populaire empêche que ce parti soit admis à participer aux élections.
Le 16 décembre 1990, le père Jean Bertrand Aristide, partisan de la « théologie de la libération », remporte haut la main l’élection présidentielle et devient président le 7 février 1991. Il est renversé le 30 septembre 1991 par un coup d’état dirigé par le général Raoul Cédras, commandnat en chef de l’armée.

ANNEXE

Sans patrie ni frontières :

"
La classe ouvrière coréenne : de la grève de masse à la précarisation et au reflux, 1987-2007

Conformément au modèle que l’on a pu observer en Espagne et au Portugal (1974-76), mais aussi au Brésil (1978-83) à partir du milieu des années 70, la classe ouvrière sud-coréenne a détruit, grâce à des grèves de masse remarquables au cours des années 1987-1990, les bases d’une dictature militaire qui sévissait depuis des décennies. Pendant une brève période (1990-1994), les grèves ont abouti à la création de syndicats démocratiques radicaux et donc à des augmentations de salaires élevées et générales. Mais, comme dans les autres cas cités ci-dessus, la classe ouvrière a été reléguée au rôle de bélier facilitant un changement politique « démocratique » qui a rapidement chanté l’hymne de la mondialisation et du néolibéralisme en faveur de l’économie de marché. En fait, avant la vague de grèves mais surtout après, le capital sud-coréen investissait déjà à l’étranger et cherchait à imposer une politique d’austérité néolibérale à l’intérieur du pays. En 1997-98, la crise financière asiatique força la Corée du Sud à passer sous la tutelle du FMI, ce qui accéléra considérablement la précarisation de la classe ouvrière coréenne, précarisation qui avait été la principale riposte capitaliste aux avancées de la fin des années 80. Aujourd’hui, au moins 60% de la main-d’œuvre vivent dans la précarité la plus brutale. Soumis aux licenciements instantanés, les travailleurs précaires touchent des salaires et des avantages sociaux qui sont au moins inférieurs de moitié au statut des 10% constitués par les travailleurs fixes. Les vestiges bureaucratiques des syndicats démocratiques radicaux du début des années 90 ne sont plus aujourd’hui que des organisations corporatistes représentant cette élite de la classe ouvrière, et autant de luttes ont éclaté entre les travailleurs fixes et les travailleurs précarisés qu’entre l’ensemble des ouvriers et le capital lui-même.

I - Le contexte historique

À partir de juin 1987 et de manière significative jusqu’en 1990, la vague de grèves que l’on appelle en coréen « Nodongja Taettujaeng », la Grande Lutte des Travailleurs, représente un des principaux épisodes de la lutte de classe durant les années 80, de même que Solidarnosc en Pologne (1980-81), les conseils ouvriers (shura) iraniens (1979-1981) et la vague brésilienne de grèves de 1978-1983. La vague de grèves a ébranlé les bases d’une dictature qui avait régné façon presque interrompue après la fin de la guerre de Corée.

Ces grèves ont permis que des secteurs importants de la classe ouvrière coréenne bénéficient d’augmentations de salaire significatives, et qu’apparaissent, durant une brève période (1990-1994), des syndicats démocratiques radicaux qui formèrent le Congrès national des syndicats (ChoNoHyop), regroupement qui défendait une politique anticapitaliste, au moins verbalement.

Dès que cette vague de grèves eut triomphé, ses gains commencèrent à être sérieusement attaqués.
Le ChoNoHyop fut détruit par la répression gouvernementale qui frappa ses meilleurs militants. D’autre part, le gouvernement incita les militants plus conservateurs à former la Confédération coréenne des syndicats (Minju Nochong ou KCTU) qui fut crée en 1995 ; en décembre 1996, le gouvernement essaya d’imposer par la force une loi de précarisation du travail à laquelle la KCTU s’opposa à contrecœur durant la grève de janvier 1997. En automne 1997, la crise financière asiatique obligea la Corée du Sud à passer sous la tutelle du FMI en échange d’un renflouement de 57 milliards de dollars, et le FMI exigea explicitement la précarisation de la force de travail et des licenciements de masse pour appliquer son programme de restructurations. En décembre 1997, Kim Dae Jong, dirigeant de l’opposition démocratique depuis des décennies, fut élu président de la République ; en février 1998, il amena la KCTU à signer un « accord historique » et à accepter des centaines de milliers de licenciements et des plans sociaux avec réductions d’effectifs en accord avec les demandes du FMI, le tout en échange de la légalisation définitive du syndicat.

Pour la galerie, le gouvernement de Kim Dae Jong créa également en 1998 une Commission tripartite entre l’Etat, le Capital et le Travail, sur des positions corporatistes. Et cette institution sans signification n’a bien sûr agi qu’au service de l’Etat et du Capital.

Malgré ce sombre tableau et une série de reculs presque systématiques, les capitalistes et l’Etat ont dû combattre la classe ouvrière coréenne, secteur après secteur, au cours de longues grèves aux résultats amers, et les événements récents prouvent que la combativité des travailleurs est loin d’avoir été éliminée.

Aujourd’hui, vingt ans après la Grande Lutte des Travailleurs de 1987, les prolétaires coréens subissent l’un des programmes de précarisation les plus réussis du monde capitaliste, en tout cas certainement parmi les pays industriels avancés. Approximativement 10% de la main-d’œuvre coréenne sont organisés dans les syndicats de la KCTU, disposant d’un travail et d’un salaire fixes, tandis que 60% sont précarisés, externalisés et victimes de « plans sociaux » à répétition. À la Hyundai Motor Company, par exemple, l’un des bastions du militantisme industriel des années 1987-90, travailleurs fixes et travailleurs précaires bossent côte à côte, effectuant exactement les mêmes tâches, alors que les seconds gagnent moitié moins que les premiers qui touchent entre 50 000 et 60 000 dollars par an, sans compter les primes et les heures supplémentaires. Les travailleurs précaires haïssent généralement la KCTU, car ils la considèrent comme le porte-parole corporatiste des salariés fixes les mieux payés. Les travailleurs fixes ont même agressé physiquement des travailleurs précaires lorsque ces derniers ont lancé des grèves sauvages (comme cela s’est produit à l’usine de la Kia Motor Company en août 2007). Lors des élections présidentielles de décembre 2007, un grand nombre d’ouvriers ont voté pour le candidat de la droite dure, Lee Myoung Back, dirigeant du Hanaratang (Parti d’une seule nation), ex-PDG de Hyundai et maire de Séoul, dans le vain espoir d’un retour à l’expansion économique des années 70 et 80.

Cet article tente d’expliquer comment la classe ouvrière coréenne est passée d’une lutte offensive et victorieuse à la précarisation et aux reculs, en l’espace de seulement deux décennies.

II - La démocratie sert à imposer l’austérité.

De la lutte de classe dans un régime autoritaire de développement

Il faut situer l’expérience de la classe ouvrière coréenne dans le cycle plus large des transitions de la dictature à la démocratie (bourgeoise), qui a commencé en Espagne et au Portugal (1974-1976), et a continué dans des pays tels que la Pologne et le Brésil. Nous pouvons également noter que, après les « transitions » de la Péninsule ibérique, les explosions suivantes ont eu lieu pendant une période de régression et de reflux pour les classes ouvrières américaine et nord-européennes.

En effet, elles se sont déroulées dans le contexte de la crise économique mondiale survenue après la fin du boom qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. Dans la Péninsule ibérique, en Pologne et au Brésil, comme en Corée du Sud, l’intervention de la classe ouvrière dans la vie politique et sociale a été précédée par une période prolongée « de croissance économique » intensive (de qualité fortement variable) et la répression violente de l’activité indépendante de la classe ouvrière.

À chaque fois, les luttes des travailleurs ont joué un rôle central dans la bataille plus large de « l’opposition démocratique » contre la dictature, et à chaque fois, « l’opposition démocratique » a pris le pouvoir et a mis en application (toujours en collaboration étroite avec le capital international) des programmes très stricts d’austérité qui ont fragmenté le mouvement ouvrier. On pourrait en conclure que la « démocratie sert à imposer l’austérité » - et telle est, en effet, ma conclusion.

Le cas coréen, naturellement, comporte beaucoup de particularités qui ne doivent pas être dilués ou dissimulées par une comparaison générale.

La Corée était, en 1960, considérée comme un « cas sans espoir » sur le plan économique, aussi pauvre - en ce qui concerne la consommation par tête - que l’Inde ou la Tanzanie. En 1996, elle fut accueillie en fanfare dans l’OCDE comme une « économie avancée » et tomba sous le contrôle du FMI à peine un an plus tard.

Néanmoins, la Corée, l’un des quatre « tigres » asiatiques aux côtés de Taïwan, Hong Kong et Singapour, apparut entre 1960 et 1997 comme l’une des rares réussistes parmi les centaines d’échecs et de retours en arrière que connurent les pays du tiers monde qui bénéficiaient de l’ « aide » occidentale et de la tutelle de la Banque mondiale et du FMI.

Qu’est-ce qui a rendu donc la Corée si différente ?

Tout d’abord son statut spécial (comme les autres « tigres » d’Asie) : avant-poste et vitrine pour l’impérialisme américain, son succès économique fournissait un contrepoids important pour la propagande des Etats-Unis face aux (soi-disant) régimes socialistes voisins, à savoir la Corée du Nord, la Chine et l’Union soviétique. Des dizaines de milliers de soldats américains stationnaient dans le pays depuis la fin de la guerre de Corée et les Etats-Unis y ont toléré une politique étatiste de développement à laquelle ils s’opposaient habituellement dans le reste du tiers monde, allant jusqu’à renverser les gouvernements qui voulaient appliquer ce type de mesures.

En second lieu, la Corée du Sud, comme Taiwan, différait de presque tous les autres pays du tiers monde parce que la réforme agraire y avait définitivement éliminé l’aristocratie précapitaliste « yangban » entre 1945 et 1950. (Cette réforme avait eu lieu sous la pression intense de la réforme agraire menée dans le Nord et qui s’était étendue au Sud quand les armées de Kim il-sung avaient brièvement occupé presque toute la péninsule durant les premiers mois de la guerre.)

Troisièmement, la Corée du Sud, pauvre en ressources naturelles et ruinée lors des hostilités de 1950-1953, était le pays par excellence « du capital humain ». Elle a toujours accordé une importance énorme, quasi maniaque, à l’éducation. Même en 1960, il n’y avait que 10 % d’illetrisme chez les adultes, pourcentage exceptionnel dans les pays équivalents du tiers monde, à l’époque.

La frontière qui divisait le pays en deux fut fixée le long du trente-huitième parallèle, en 1945, par les armées d’occupation américaines et et soviétiques. La défaite du Japon pendant la Seconde Guerre mondiale mit fin à 35 années de domination coloniale japonaise. Cette domination représenta un moment important de l’histoire coréenne car elle créa les bases d’une économie capitaliste moderne (le bilan exact de cette période est encore l’objet de controverses).

Quand les occupants japonais s’enfuirent en août 1945, un à deux millions d’ouvriers créèrent des conseils ouvriers (Cheonpyong, ou Conseil des ouvriers nationaux à Choson) dans les usines abandonnées de la zone occupée par l’armée américaine. Ils n’étaient pas spécialement motivés par l’autogestion (la gauche coréenne était alors dominée totalement par le stalinisme), mais ils avaient besoin de produire de quoi satisfaire leurs besoins élémentaires quotidiens. Les autorités américaines d’occupation mirent fin à ce système de conseils ouvriers en décembre 1945.

Comme dans les pays européens occupés par l’Allemagne nazie et dont les bougeoisies avaient collaboré, l’aristocratie précapitaliste yangban et la petite classe capitaliste étaient politiquement et socialement discréditées. À partir de ces forces hétérogènes, la puissance occupante (les Etats-Unis) dut installer un gouvernement viable capable de liquider le soulèvement des ouvriers et des paysans, dont beaucoup étaient fortement favorables à Kim il-Sung et à ses forces de guérilla, et généralement favorables à un changement radical. Les Etats-Unis choisirent Rhee Syngman comme chef du gouvernement. Ils supervisèrent (et participèrent à) l’écrasement impitoyable de la gauche dans la zone méridionale durant les cinq années de guerre de partisans et de massacres qui précédèrent le début la guerre avec la Corée du Nord en juin 1950. En 1950, tous les militants de gauche du Sud soit avaient été physiquement éliminés soit avaient fui au Nord (où bon nombre d’entre eux furent également liquidés). Dans le Sud, la continuité avec la gauche coréenne d’avant 1945 fut totalement brisée, facteur qui joua un rôle non négligeable lorsque le réveil politique de la gauche et du mouvement social eut lieu dans les années 70.

Solidement épaulé par le soutien militaire et l’aide des Etats-Unis, Rhee Syngman dirigea un pays à l’économie faible et stagnante jusqu’en 1960. Il fut finalement renversé par des émeutes menées par les étudiants en 1960, et la Corée du Sud connut une brève ouverture démocratique, close par le coup d’Etat de Park chung-hee en 1961, qui ouvrit une nouvelle ère.

Park chung-hee n’était pas, du moins pas seulement, le dictateur typique, la marionette minable soutenue par les Américains, après la fin de la Seconde Guerre mondiale. On prétend qu’il aurait adhéré au Parti communiste dès 1943 (à ma connaissance aucune preuve définitive n’en a jusqu’ici été fournie), et qu’en 1948 il aurait été arrêté car il appartenait à un groupe de discussion du PC regroupant de jeunes officiers. Quand il prit le pouvoir en 1961, les Etats-Unis hésitèrent à reconnaître son gouvernement, et, pendant son règne autoritaire (1961-1979), les Américains se méfièrent plusieurs fois de ses tendances nationalistes (par exemple de son programme nucléaire militaire indépendant et de ses flirts diplomatiques précaires avec la Corée du Nord.

De plus, Park chung-hee avait été formé dans une académie militaire japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale. Il admirait tant le modèle nippon de développement économique qu’il essaya rapidement de l’imiter en Corée du Sud, avec un certain succès. Puisque le modèle japonais avait lui-même été copié du modèle prussien à la fin du XIXe siècle, la Corée du Sud acquit un certain vernis « allemand ». Ce vernis est généralement dissimulé par l’héritage nippon, lui-même souvent caché et objet de polémiques. La Constitution coréenne, par exemple, fut rédigée par un juriste coréen qui avait étudié le droit en Allemagne dans les années 50, et s’était entiché des théories de Carl Schmitt ; raison pour laquelle l’ « état d’urgence » était l’une des pierres angulaires de l’idéologie de Park chung-hee. Ahn Ho Sang, personnage ouvertement pro-nazi dans les années 30 et qui avait étudié en Allemagne sous Hitler, rédigea les manuels scolaires d’histoire pour le secondaire en y introduisant, après-guerre, le genre de mythes hyper-nationalistes que chérissait le populisme romantique allemand.

Plus fondamentalement, Park chung-hee s’attaqua aux capitalistes parasites du régime Rhee soit en les éliminant, soit en les forçant à se lancer dans des investissements productifs. Il lança la politique du « nouveau village » (Se Maul) dans les campagnes, conçue pour capitaliser entièrement l’agriculture et pour forcer une partie importante de la population rurale à émigrer vers les villes et à chercher du travail en usine. Grâce à la Fédération des syndicats coréens (FKTU), très anticommuniste et marquée par la guerre froide, le régime exerça un contrôle draconien sur la classe ouvrière. Les prolétaires travaillaient fréquemment 7 jours sur 7, par équipes de 12 heures, et le régime n’hésitait pas, si nécessaire, à utiliser la terreur policière et la torture. Pendant l’ère de Park chung-hee, les célèbres chaebol (conglomérats) s’imposèrent, l’Etat contrôlant le crédit et choisissant les industries qui devaient être de véritables « championnes nationales », pratique qui fut plus tard dénoncée comme un « capitalisme de copinage » quand l’économie coréenne commença à avoir des ratés pendant les années 90.

La Corée, comme les autres « tigres » asiatiques et à la différence de la plupart des pays du tiers monde à la même époque, se développa grâce à une stratégie orientée vers l’exportation. Elle se fraya un chemin vers le sommet de la « chaîne de production » internationale, commençant par le textile et d’autres industries légères de consommation, puis passant à la fabrication (automobile, construction navale) et terminant par la haute technologie, en s’emparant de parts importantes du marché mondial pour les composants d’ordinateur durant les années 90.

Le succès économique des années Park chung-hee ne peut évidemment pas être séparé de ses méthodes autoritaires ou de la conjoncture internationale de l’époque (deux réalités largement ignorées aujourd’hui dans les discussions au sujet des problèmes économiques croissants en Corée du Sud ; la victoire, en décembre 2007, de la droite dure aux élections présidentielles a donné une aura nostalgique, teintée de rose, à la dictature de Park chung-hee). Non seulement l’économie sud-coréenne a tiré profit de sa place priviligiée dans la stratégie géopolitique américaine durant la guerre froide, mais elle chevaucha également la vague croissante d’investissements industriels qui, démarrant vers 1965, commença à rechercher des débouchés en dehors de l’Amérique du Nord et de l’Europe. Les revenus des Coréens à l’étranger jouèrent également un rôle significatif, car les soldats sud-coréens rapatrièrent des millions de dollars durant la guerre du Vietnam et des dizaines de milliers d’ouvriers sud-coréens allèrent au Moyen-Orient travailler sur des chantiers de construction, au cours du boom pétrolier qui eut lieu après 1973.

Etant donné la centralité de l’industrie légère pendant la période de « décollage » des années 60, ce n’est donc pas par hasard que la renaissance du mouvement ouvrier sud-coréen se produisit dans l’industrie textile, ni qu’elle se déroula parmi les travailleuses, puisque la main-d’œuvre était majoritairement composée de jeunes femmes.

Le 13 novembre 1970 marque la naissance symbolique du mouvement ouvrier sud-coréen contemporain.
Ce jour-là, Jeon Tae-il, un jeune ouvrier du textile, s’immola au cours d’une petite manifestation dans l’une des zones industrielles de Séoul qui regroupent des sweatshops (entreprises où les syndicats sont, de fait, interdits et les ouvriers surexploités). Jeon avait auparavant essayé toutes les démarches légales possibles pour obtenir réparation, mais en vain.

Le mouvement des années 70 fut caractérisé par un nombre croissant de grèves menées, dans les conditions les plus difficiles, par des ouvrières du textile. Les revendications étaient simples et claires ; elles concernaient la longueur inhumaine des journées de travail, les bas salaires, l’autoritarisme des chefs et le fait que les femmes étaient obligées de vivre dans des dortoirs. Elles étaient généralement recrutées directement dans les campagnes et les bidonvilles qui fleurissaient autour de Séoul et d’autres villes. Les grèves furent presque toujours brutalement réprimées par les gardiens d’usines, la police, les soldats et des nervis recrutés dans les bas-fonds. La lutte pour la création d’un syndicat démocratique à l’usine de la société textile Dongil à Inchon, entre 1972 et 1976, fut exemplaire à cet égard.

C’est également durant les années 70 que des groupes religieux (principalement chrétiens) et des étudiants radicaux (les « hakchul », « venant de l’université ») commencèrent à nouer des liens avec le mouvement ouvrier. Les groupes religieux étaient inspirés par la théologie de libération catholique et des doctrines sociales protestantes similaires. Les groupes religieux et les étudiants radicaux créèrent des écoles du soir pour les ouvriers et ouvrières du textile, pour leur apprendre à lire et écrire, leur enseigner des rudiments de secrétariat et aussi leurs droits fondamentaux en tant que salariés.

Les années 70 virent aussi éclore le mouvement minjung (imprégné par la culture populaire), étroitement lié au mouvement religieux et au mouvement hakchul. Né dans la classe moyenne, le mouvement minjung pénétra la culture populaire, qui subissait une érosion rapide sous l’impact de la modernisation de la Corée à marche forcée. Il essaya d’utiliser cette culture populaire afin de créer une « contre-culture de lutte ». À cette fin, il utilisa la musique et les danses du chamanisme coréen et des traditions paysannes rurales : il réussit ainsi à consolider la détermination collective des travailleurs pour lutter contre tous les mauvais coups et la répression. Encore aujourd’hui, les chansons, comme chez les IWW américains, demeurent une tradition importante du mouvement ouvrier coréen : lors des manifestations et des grèves les travailleurs chantent des dizaines de chansons que tout le monde connaît par cœur.

Le mouvement coréen des années 70 - que ce soit le mouvement ouvrier ou les mouvements hakchul, minjung ou religieux - ne dépassa pas le cadre de l’idéologie démocratique libérale et eut tendance à regarder avec sympathie les Etats-Unis qu’il considérait comme une force qui orienterait la dictature coréenne vers la démocratie. Tout cela changea avec le soulèvement de Kwangju et le massacre qui s’ensuivit en mai 1980.

Historiquement, la Corée a toujours été un pays caractérisé par des fidélités régionales intenses, et ce phénomène a persisté à l’ère du capitalisme moderne. La province de Cholla, dans le sud-ouest, était traditionnellement une région agricole arriérée. Park chung-hee, quant à lui , était originaire de Gyeongsang, une province du sud-est, et sa politique économique favorisa surtout cette région, donnant naissance à des centres industriels importants (Ulsan, Pohang, et Pusan). Les habitants de la province de Cholla étaient mécontents d’être tenus à l’écart par le pouvoir.

En 1979, des manifestations de masse balayèrent le pays, exigeant l’instauration de la démocratie. Les ouvriers prirent la tête de plusieurs manifestations. En octobre 1979, Park chung-hee fut assassiné par le chef des services de renseignements coréens (la KCIA), qui prétendit que cela s’était produit à l’issue d’une discussion concernant la façon de contenir et réprimer les manifestations en cours.

III - Le soulèvement de Kwangju

Une brève ouverture démocratique, semblable à celle de 1960, eut lieu, mais Park chung-hee fut remplacé par un autre dictateur militaire, Chun Doo Hwan. En mai 1980, l’armée tira sur une manifestation à Kwangju, la plus grande ville dans la province de Cholla. Il s’ensuivit un soulèvement durant lequel la population de Kwangju prit le contrôle de la ville, dévalisa une armurerie militaire, et combattit pendant onze jours les forces de répression, y compris une unité d’élite venue spécialement de la zone frontière (DMZ) avec la Corée du Nord. Au total, on estime qu’il y eut environ 2 000 morts des deux côtés (la plupart d’entre eux évidemment au moment de la répression de la révolte) à Kwangju.

Kwangju fut coupée du reste du pays et la censure empêcha toute information de filtrer. (Draconienne, la « loi sur la sécurité nationale », adoptée en 1948 et toujours en vigueur aujourd’hui, interdisait, sous peine de graves condamnations, de discuter publiquement du soulèvement de Kwangju jusqu’au milieu des années 90.) On croit cependant que le gouvernement des Etats-Unis (qui venait de subir le renversement du Shah d’Iran en 1979 et se trouvait au milieu de la crise des otages à Téhéran) décida qu’il ne voulait plus assister à des mouvements radicaux de masse contre des dictateurs amis des Etats-Unis. Il a donc peut-être été profondément impliqué dans la décision d’écraser violemment le mouvement (hypothèse considérablement renforcée par la récente publication de documents concernant les rapports entre les deux gouvernements pendant la crise de 1980).

À partir de ce moment-là, le mouvement coréen se détacha rapidement des idéologies libérales démocratiques et religieuses des années 70 et prit une orientation plus radicale, essentiellement vers une révolution à la sauce « marxiste-léniniste ».

Ce tournant idéologique montre l’importance de toute la période précédente qui fut marqué par :

la discontinuité pratiquement totale avec la gauche qui avait émergé après l’effondrement de l’occupation japonaise en 1945, gauche qui fut détruite par la répression du gouvernement coréen et de l’armée américaine entre 1945 et 1953 ;

les décennies de dictature après la guerre de Corée qui avaient stigmatisé toute critique sociale comme étant inspirée par la Corée du Nord ;

l’isolement de la Corée du Sud par rapport aux mouvements internationaux et à la fermentation politique des années 60 et suivantes.
(Quand les étudiants coréens rejoignirent les groupes clandestins d’opposition dans les années 70 et 80, une de leurs premières tâches fut souvent d’apprendre le japonais, afin de lire tous les livres politiques - et particulièrement marxistes - qui ne pouvaient pas être édités en Corée. Par conséquent les Coréens du Sud ne connurent ni la longue érosion du stalinisme qui dura plusieurs décennies en Europe et aux Etats-Unis, ni l’impact de 1968 et de la Nouvelle Gauche occidentale, ni la critique radicale du léninisme, ni la redécouverte de Hegel et des écrits de Marx durant les années 1840. Ils ignorèrent tout cela, ou alors ils en prirent connaissance de façon très déformée. Au début des années 80, la police arrêta les membres d’un groupe d’étude clandestin qui souhaitaient lire en allemand les écrits de Lukacs et de Hegel sur l’esthétique ; ils furent condamnés à six mois de prison.)

C’est pourquoi la radicalisation du mouvement coréen, après l’écrasement de l’insurrection de Kwangju, suivit presque toujours une orientation profondément stalinienne, qu’elle se dise « marxiste-léniniste », prosoviétique, prochinoise ou pro-Corée du Nord. Trotsky était très peu connu jusqu’à la fin des années 80, et les critiques de gauche de Trotsky encore plus ignorées.

Certains des groupes marxistes-léninistes qui émergèrent dans les années 80 sont à l’origine des deux tendances principales du mouvement ouvrier coréen actuel (dans la KCTU et dans le Parti travailliste démocratique coréen ou KDLP). Il s’agit :

d’un côté, de la tendance « libération nationale », favorable à la Corée du Nord : on les appelle les « NL », ou « juche-istes », en raison de la doctrine nord-coréenne du « juche » ou « autosuffisance » ;

et, de l’autre, de la tendance « Démocratie du peuple » (ou PD) qui est en fait proche de la social-démocratie.

Durant la préparation de l’élection présidentielle de décembre 2007, les « Juche-istes » s’emparèrent de l’appareil du KDLP, et purgèrent une partie des membres de « Démocratie du peuple ». (Il faut également noter que ces deux courants sont implantés principalement dans les syndicats de cols blancs, tels ceux des banques, les professeurs et d’autres fonctionnaires, tandis que la plupart des cols bleus ne s’intéressent à aucune de ces deux tendances. Sous la direction du courant NL, le KDLP a perdu des voix dans tout le pays, puisque, entre les élections de 2002 et celles de 2007, il est passé de 5 à 3% à l’échelle nationale, et qu’à Ulsan, le bastion de la classe ouvrière coréenne, son score a chuté de 11 à 8%.)

Le nationalisme est endémique en Corée, y compris dans le mouvement ouvrier. Cela est dû aux siècles de domination étrangère (chinoise, japonaise, puis américaine) qu’a subis le pays, à la division de la Corée après 1945, et à sa position géopolitique au « carrefour » des sphères d’influence chinoise, japonaise, russe et américaine.

La péninsule coréenne, ou l’hégémonie dans cette région, a été la cible des intrusions étrangères pendant des siècles, et plus récemment, de la guerre sino-japonaise de 1895, russo-japonaise de 1904- 1905, et enfin de la guerre de Corée. « Quand les baleines se battent, les vairons s’enfuient pour se mettre à l’abri » - ce vieux proverbe coréen exprime bien cette réalité. Pendant 35 ans (de 1910 à 1945) la domination coloniale japonaise tenta d’éliminer presque entièrement la culture coréenne, ce qui ne fit que renforcer cette tendance nationaliste. Enfin, les mythes sur l’homogénéité ethnique, promus par les manuels d’histoire remplis de mythes populistes ou, plus récemment, les téléfilms historiques au sujet de la grandeur coréenne passée ont joué aussi leur rôle. (La Corée du Nord a propagé, elle aussi, une version différente de ce nationalisme, et bien plus virulente.) Dans ce contexte, même les événements sportifs, comme les Jeux Olympiques de Séoul en 1988 ou les succès de l’équipe coréenne en 2002 lors de la demi-finale de la coupe du monde de football, deviennent des événements qui contribuent à forger l’identité nationale.

Pour les mêmes raisons géopolitiques, toute lutte de classe sérieuse en Corée du Sud prend immédiatement une dimension internationale.

Lors de la renaissance de la gauche et du mouvement social dans les années 70 et les années 80, personne ne remit donc en cause le nationalisme. Durant les années 80 un « marxisme » stalinisé écarta les orientations démocratiques libérales qui avaient dominé durant la période précédant l’insurrection de Kwangju. À travers leurs publications clandestines influentes, les groupes marxistes-léninistes importèrent surtout en Corée du Sud des variantes de la théorie léniniste de l’impérialisme, de la théorie du capitalisme de monopoles et des théories de la dépendance.

Durant les années 80 le mouvement hakchul s’implanta aussi dans les usines, exactement comme les « tournants ouvriers » et autres politiques d’ « établissement » que prônèrent les petits bourgeois radicaux dans les pays occidentaux après 1968. À la crête du mouvement, des milliers d’ex-étudiants se firent embaucher en usine, et parfois menèrent des grèves importantes.

À la fin des années 80, la gauche et l’extrême gauche coréennes considéraient tout naturellement la Corée du Sud comme un pays « périphérique » du système impérial américain, qui ne pourrait être libéré que par le « socialisme » (au sens stalinien) et la réunification nationale avec le Nord. Elles avaient ainsi tendance à sous-estimer la profondeur du développement industriel coréen et surtout l’élasticité du système qui allait pouvoir accorder des augmentations de salaires significatives, dans un cadre capitaliste, après la révolte ouvrière des années 1987-1990. De telles théories furent renforcées par le fait que la Corée du Sud ne rattrapa, puis dépassa économiquement, la Corée du Nord qu’aux alentours de 1980.

La convergence de tous ces facteurs signifia que l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, coïncidant avec la diminution des luttes ouvrières après 1990, eut un impact psychologique bien plus fort sur les militants en Corée que n’importe où en Occident, où le prestige de l’Union soviétique avait commencé à s’effondrer à partir de 1956 au moins, en tout cas certainement après 1968. Le climat politique devint déjà particulièrement morose au printemps 1991, quand un étudiant de Séoul fut battu à mort par la police et que les candidats de la gauche démocratique furent écrasés lors des élections municipales de juin 1991. Tout cela contribua à créer un certain défaitisme et un sentiment de futilité de la lutte politique après des années de la mobilisation et de luttes. Il faut ajouter que l’économie coréenne, qui avait connu une phase d’expansion dans la période 1986-88 et durant la première phase de la Grande Lutte des Travailleurs, connut de nouvelles difficultés à partir de 1990, difficultés dont elle n’a pas encore entièrement récupéré jusqu’ici.

Des phénomènes comparables se produisirent en Occident après la fin des années 70, lorsque des milliers de militants arrêtèrent leurs activités politiques, décidèrent de ne plus se consacrer qu’à leur vie privée, tentèrent de poursuivre une carrière dans une des professions de la classe moyenne ou, dans les milieux universitaires, succombèrent à l’attrait du post-modernisme.

IV - La politique nationale
et la Grande Lutte des Travailleurs (1987-1990)

Il nous faut également évoquer le contexte politique qui sous-tend le cours de la lutte de classe.

À partir des années 80, les luttes ouvrières pour des syndicats démocratiques passèrent (tout comme l’économie coréenne elle-même) de l’industrie légère à l’industrie lourde. La dictature militaire de Chun Doo Hwan, qui succèda à celle de Park chung-hee, fut obligée de relâcher son contrôle sur la société au milieu des années 80, sous la pression croissante de l’opposition démocratique au cours de la préparation des Jeux olympiques panasiatiques (en 1986) et des Jeux olympiques de Séoul (en 1988). En particulier, le gouvernement dut lâcher une « déclaration sur la démocratisation » en juin 1987, face à la menace que la classe ouvrière s’associe aux protestations en faveur de la démocratie. Et cette déclaration déclencha immédiatement la Grande Lutte des Travailleurs durant l’été 1987. Pour la première fois, le mouvement passa de la région de Séoul-Inchon aux nouvelles zones industrielles méridionales d’Ulsan, Masan et Changwon. En tout, il y eut plus de 3 000 grèves en 1987, qui obtinrent le droit de créer des sections syndicales, de 25 à 30% d’augmentation de salaire, et l’abolition de la discipline militaire, particulièrement détestée dans les usines : les patrons imposaient aux ouvriers de porter des cheveux courts, de faire de la gym tous les matins, etc. À Ulsan, la ville de la société Hyundai, on assista à des mobilisations massives et à des combats de rues qui durèrent jusqu’en 1990.

La grève de 128 jours (décembre 1988-avril 1989) chez Hyundai Heavy Industries (HHI) se termina par une attaque militaire coordonnée contre le chantier naval de Hyundai, occupé par les travailleurs. Le gouvernement lâcha contre eux 9 000 soldats et policiers, au cours d’une offensive terrestre, maritime et aérienne. Il s’ensuivit dix jours de combats de rues (mobilisant les ouvriers mais aussi leurs épouses et leurs enfants) dans les quartiers ouvriers d’Ulsan. Cette lutte fut suivie en 1990 par la grève de Goliath, encore à Hyundai Heavy Industries, conflit qui se termina par une défaite amère. (En réponse à ces luttes Hyundai construisit de nombreux immeubles de grande hauteur pour y loger ses ouvriers.)

V - 1990-1997 : le déclin des luttes
et le reflux du mouvement commencent

Le reflux des luttes offensives de masse de la période 1987-1990, et l’atmosphère générale de défaite qui s’ensuivit ouvrirent une nouvelle phase dans les organisations ouvrières coréennes. Les augmentations de salaires obtenues à la fin des années 80 renforcèrent brièvement l’illusion de la possibilité d’une cohabitation entre le Capital et le Travail, et renforcèrent donc les courants réformistes.

En particulier, au sein de la Confédération nationale des syndicats (ChoNoHyop), la tendance de droite et ouvertement réformiste (dite NL, pour la libération nationale, et favorable à la Corée du Nord) commença à prendre le dessus sur la tendance radicale affaiblie. (En coréen, la tendance NL s’appelle Kukminpa, ce qui signifie littéralement « Les Travailleurs unis avec la Nation ».) Cette tendance a toujours courtisé les bureaucrates et les politiciens. Comme nous l’avons dit précédemment, le gouvernement persécuta les meilleurs militants de la NCTU et soutint les réformistes, ce qui détruisit la NCTU en 1995 et conduisit au regroupement des syndicats dans la KCTU sous la direction de son aile droite. (En effet, à la fondation de la NCTU en janvier 1990, la plupart de ses dirigeants étaient en prison ou dans la clandestinité.) La longue expérience de la dictature et du clientélisme poussa également une partie des ouvriers à accueillir favorablement la démocratie bourgeoise et le néo-libéralisme.

Cependant Ulsan resta un centre de fermentation sociale intense et, en juin 1991, quand Park Chang Su, un dirigeant syndical, fut tué en prison, 20 000 ouvriers de Hyundai Heavy Industries et 30 000 ouvriers de Hyundai Motor Company attaquèrent la mairie d’Ulsan, et leur lutte dura finalement un mois.

En 1992, la Corée du Sud adhéra à l’Organisation internationale du travail (l’OIT), à peu près au même moment où les capitalistes se concertaient pour attaquer leurs gains salariaux. À cette période, les travailleurs du secteur public, qui touchaient de bas salaires, commencèrent à s’organiser, les travailleurs des Télécoms de Corée (KT) étant les plus militants. Même si leurs luttes tendaient à être principalement centrées sur la question des salaires, ils se battaient aussi pour davantage de démocratie dans les entreprises.

En 1993-1994, la discussion fit rage dans le mouvement à propos des perspectives, y compris le besoin de lancer des grèves politiques. Les courants les plus radicaux voulaient transformer les syndicats d’entreprises (les plus répandus à ce jour) en syndicats de branches, et créer une confédération. Tandis que la NCTU déclinait encore sous les coups de la répression et les magouilles de la tendance NL, la voie était ouverte pour la création de la KCTU, qui fut formellement fondée en novembre 1995, même si elle ne fut pas légalisée avant que n’éclate la crise du FMI.

Quelques grèves réussies eurent lieu en 1995-96, notamment une grève chez KT (les Télécoms de Corée), qui obtint des augmentations de salaires importantes. En raison de grèves comme celles-ci, les salaires des ouvriers tendaient à dépasser ceux des fonctionnaires. En même temps, les employeurs coréens décidèrent d’abandonner progressivement le modèle des chaebol pour profiter des avantages de la mondialisation. Les deux camps s’échauffaient en vue de l’affrontement à propos de la loi sur la précarisation du travail, affrontement qui allait se produire en 1996-1997.

À l’automne 1996, la mobilisation de la base et la préparation de la grève générale s’accentuèrent. Sous cette pression, la KCTU dut se retirer des discussions pour la création de l’infâme Commission tripartite (Etat-Travail-Capital) qui sera lancée au milieu de la crise du FMI, au printemps 1998. La base des syndicats commença à rejeter de plus en plus la tendance NL.

Les contre-mesures importantes prises par les militants les plus radicaux de créer des « hyung-jang jojik », structures de base qui essayèrent de combattre la dégénérescence des syndicats et de la KCTU à l’aide d’une organisation alternative, qui n’était pas « extérieure » aux syndicats mais un contre-pouvoir interne ayant en même temps des liens « horizontaux » avec les militants d’autres syndicats, pour lutter contre les tendances corporatistes fondées sur le patriotisme d’entreprise. Les hyung-jang jojik ont eu de l’influence pendant une quinzaine d’années, de 1990 à 2005. Dans différentes circonstances, les hyung-jang jojik réussirent à prendre le pouvoir dans des syndicats importants, à la suite de quoi ils se bureaucratisèrent le plus souvent ; au cours des dernières années, ils sont devenus la proie de divers groupes qui cherchaient un moyen discret d’influencer les syndicats, et ils se sont finalement effondrés. Mais durant leur meilleure période, dans une situation généralement défensive, ils ont préservé une certaine continuité avec la poussée radicale de la période 1987-1990.

VI - La grève générale et la crise du FMI, 1997-1998

Juste après Noël 1996, le gouvernement coréen de Kim Jung-sam, au cours d’une session spéciale de nuit et en l’absence des députés de l’opposition, fit adopter la première d’une série de lois sur la précarisation du travail destinées à faire pénétrer l’économie sud-coréenne dans l’ère de la « mondialisation », à faciliter les licenciements pour les employeurs, et à introduire des contrats temporaires (différenciés selon le statut). Les employeurs avaient régulièrement rogné les conquêtes des travailleurs acquises à la fin des années 80, et l’économie s’affaiblit davantage durant l’année 1996 avec des faillites de plus en plus nombreuses, mais ce fut la première confrontation directe avec la nouvelle puissance de la classe ouvrière.

Sous l’intense pression de la base, la KCTU, fermement contrôlée par l’aile droite qui avait battu et détruit la NCTU, appela à une grève générale immédiate qui fut largement suivie. Même la FKTU, syndicat conservateur, jaune, perpétuant l’esprit de la guerre froide, rejoignit le mouvement. Les cols blancs se mirent en grève eux aussi, et, à l’apogée de la lutte, trois millions de travailleurs firent grève. (Le gouvernement retira la législation initiale, mais une loi pratiquement identique fut adoptée en mars 1997, sans réaction significative de la KCTU.) À nouveau, l’expérience historique de la classe ouvrière coréenne et la nouveauté des mesures de précarisation donnèrent à la grève une tonalité plus « antifasciste » qu’anti-néolibérale. La KCTU fit tout ce qui était en son pouvoir pour éviter une confrontation avec le gouvernement, et démobiliser les travailleurs partout où elle le put. La base, quant à elle, fit preuve d’une grande spontanéité, comme chez Hyundai et à la Kia Motor Company. On raconte que la KCTU se réunit secrètement avec les patrons pour leur assurer qu’ils contrôlaient la grève et que celle-ci faiblissait. Ils lancèrent la tactique inefficace de la « grève du mercredi », proposition répétée à plusieurs reprises au cours des années suivantes. La grève générale s’arrêta à la fin janvier, sans avoir rien résolu.

À la suite de la grève générale, le Parti travailliste démocratique coréen (KDLP, ou Minju Nodong TanG) fut fondé au printemps 1997, avec les mêmes éléments de droite qui dominaient la majorité de la KCTU. L’échec de la grève de janvier 1997, cependant, fut à son tour éclipsé par la dévastation de l’économie coréenne pendant la crise financière asiatique de 1997-1998.

La crise commença en Thaïlande, en juillet 1997, par l’effondrement de la devise thaïlandaise, puis elle frappa une bonne partie de l’Asie au cours des mois suivants, alors tous les pays qui avaient défendu « la liberté du commerce » et par conséquent allégé les contrôles sur les mouvements de capitaux connurent une fuite massive des capitaux et l’effondrement de leur devise. La Thaïlande, l’Indonésie et la Corée furent les plus touchées. Le won coréen chuta de 40% en novembre 1997, tandis que le gouvernement de Kim Jung Sam était renfloué par le FMI qui promit de lui verser 57 milliards de dollars. Les quatre candidats aux élections présidentielles de décembre 1997 durent tous s’engager par écrit à respecter l’accord avec le FMI, sinon la Corée ne pourrait pas recevoir l’argent.

Ainsi Kim Dae Jong, représentant de l’opposition démocratique, qui fut finalement élu président de la Corée après une très longue traversée du désert, dut consacrer son mandat à faire appliquer le paquet de mesures draconiennes prônées par le FMI : licenciements, coupes dans le budget des services publics, dérégulation, rachat des industries coréennes et des banques par des sociétés étrangères, et précarisation du travail. La démocratie coréenne, tout comme le mouvement ouvrier coréen avant elle, triompha au moment même où la réalisation de ses promesses antérieures était devenue impossible, et son triomphe servit à cacher l’application d’un programme économique et social extrêmement dur. Les faillites se succédèrent en cascade et les suicides augmentèrent en flèche. Le FMI exigea au début que les banques coréennes congédient 50% de leur personnel (le chiffre fut ensuite abaissé à 30%) et que l’Etat fasse de même pour ses fonctionnaires. Le taux de chômage tripla en moins de deux ans, et des millions de gens retombèrent à nouveau dans la pauvreté.

Dans cette situation, Kim Dae Jong et la KCTU jouèrent chacun leur rôle, fixé à l’avance. Kim poussa la direction de la KCTU à signer les accords tripartites de février 1998, donc à approuver les licenciements de masse présentés comme des mesures d’urgence indispensables. La base de la KCTU se révolta contre cette capitulation abjecte et chassa la direction qui avait conclu et signé les accords. Quelques grèves importantes éclatèrent contre des licenciements en 1998, comme à la Hyundai Motor Company (HMC), mais les nouveaux dirigeants de la KCTU furent emprisonnés et les grèves se terminèrent généralement par des défaites.

Pendant la crise du FMI, beaucoup de petites usines furent liquidées, y compris celles regroupant des travailleurs particulièrement militants depuis la vague de grèves de la fin des années 80 et qui auparavant sympathisaient avec la NCTU. Pour la première fois, en accord avec les exigences du FMI, la « main d’œuvre occasionnelle » devint un phénomène important au sein de la classe ouvrière coréenne. Une grève éclata contre la vente des actions des Télécoms de Corée (KT) aux investisseurs de Wall Street, par exemple. Cette grève montra le fossé croissant qui se formait entre la « main-d’œuvre régulière » et la « main-d’œuvre occasionnelle ». Non seulement les travailleurs fixes, plus âgés, touchaient un salaire plus élevé et travaillaient moins que les jeunes en CDD, mais ils n’avaient pas, ou manquaient, de connaissances informatiques, ce qui créait chez eux un sentiment d’insécurité croissante au travail. Les chefs des syndicats employaient un langage radical mais ne faisaient rien. Finalement, les travailleurs fixes et précaires firent grève, mais pas en même temps. La grève des Télécoms de Corée (KT) se termina par le renvoi de 10 000 salariés précaires.

L’accord de février 1998 entre Kim Dae Jong et la direction de droite de la KCTU concernant les licenciements de masse provoqua une révolte de la base de la KCTU, et toute la direction fut chassée après que des militants ouvriers, armés avec barres de fer, eurent occupé le siège du syndicat.

Une nouvelle direction de gauche s’installa à la tête du syndicat et essaya de relancer une grève générale contre la nouvelle loi du travail en mai, juin et juillet 1998, mais en vain. La vieille direction conserva le pouvoir dans les syndicats de l’industrie lourde, et s’opposa à toute action militante. Entre juin et août 1998, une grève de 28 jours eut lieu à la Hyundai Motor Company, qui se termina par le licenciements de 10 000 travailleurs fixes. En l’espace de deux ans, 10 000 ouvriers précaires furent embauchés pour faire leur boulot. Les Télécoms coréens et diverses banques licencièrent aussi une partie de leur personnel fixe et le remplacèrent par des salariés précaires.

VII - Après 1998 : le conflit entre travailleurs « fixes » et « précaires » devient une question centrale pour le mouvement ouvrier coréen

À partir de la crise du FMI, la question de la « main-d’œuvre occsionnelle » a pris de plus en plus de place au sein du mouvement ouvrier coréen, ainsi que l’antagonisme entre travailleurs fixes et précaires, les salariés fixes voyant les salariés précaires comme un danger pour leur emploi. (En l’an 2000, un syndicat national des salariés précaires a été fondé, et cette confédération compte maintenant plus de 50 000 membres.)

Dès 1999, une grève nationale de 32 jours de 4 000 tuteurs des écoles Jaenung (les « hakwon », ou cours privés du soir) leur permit d’acquérir le droit de mener des négociations collectives. Le gouvernement avait nié leur statut de salariés, les considérant comme des « entrepreneurs indépendants ». La grève fut importante parce qu’elle prouva que les travailleurs précaires pouvaient s’organiser, contre la résistance de l’Etat et des employeurs.

En 2000-2002, une grève dura 517 jours chez les Télécoms de Corée (KT). Au lendemain de la défaite, le syndicat des travailleurs précaires de KT fut dissous. Les travailleurs fixes de KT étaient généralement hostiles aux travailleurs précaires. Après la grève, les Télécoms de Corée embauchèrent des gens en tant que « salariés à contrat indirect », c’est-à-dire ayant un statut d’intérimaires. En 2002, 49% des actions des Télécoms de Corée (KT) furent vendus à des investisseurs américains, et on distribua des indemnités substantielles de licenciement aux travailleurs licenciés ainsi que des actions aux salariés fixes.

En 2000-2001, une grève dura plus d’un mois dans une usine de climatiseurs, et fut trahie par les travailleurs fixes, pour contrecarrer l’action des militants des syndicats de salariés précaires.

En 2000, cependant, les salariés du Lotte Hotel fournirent un contre-exemple : ils prouvèrent qu’un syndicat de travailleurs fixes pouvait, dans certaines circonstances, organiser les salariés précaires. Après que les propriétaires d’hôtel eurent mené une violente répression et que les grévistes eurent été emprisonnés, l’hôtel accepta de régulariser les précaires sur une période de deux ans.

Pendant ces mêmes années, cependant, le KDLP vira à droite, et la domination de la ligne du courant NL, orientée vers les bureaucrates de la KCTU et les politiciens du KDLP, empêcha l’organisation des travailleurs précaires. (En 2004, la KCTU aida même un P-DG de Hyundai à mener sa campagne électorale en tant que candidat indépendant.) La KCTU défendait une politique néolibérale qui imposait l’externalisation.

En 2003, par exemple, les conducteurs de camions de Pusan déclenchèrent une grève avec succès, mais le gouvernement, les patrons, la KCTU et le KDLP la sabotèrent. La même année, une grande grève éclata à la raffinerie LG Caltex (aujourd’hui GS Caltex), mais la KCTU ne fit rien pour aider les grévistes.

En 2005, 10 000 travailleurs précaires du pétrole et de la chimie à Ulsan luttèrent pendant 83 jours à propos de leurs conditions de travail. La structure d’embauche compliquée imposée par les lois du travail et la stratégie des entreprises affaiblirent la grève. Un « Comité pour la région d’Ulsan » fut créé pour régler le conflit, y compris des capitalistes, des P-DG, des patrons de PME, des ONG, et la section d’Ulsan de la KCTU. L’accord se limita à la reconnaissance du syndicat. Les ouvriers retournèrent au travail pendant les six mois que durèrent les « discussions » au sein du comité, et celles-ci n’aboutirent à rien. Les grévistes reprirent le travail suite aux concessions accordées par les PME, mais lorsque la KCTU et le KDLP se retirèrent de la scène, aucune clause de l’accord ne fut jamais appliquée.

Au cours de l’été 2005, une bataille éclata de nouveau chez la Hyundai Motor Company, à Ulsan, à propos de la précarisation. Un travailleur s’immola en signe de protestation, mais le syndicat refusa de lier sa mort à la situation dans l’usine. Les travailleurs précaires essayèrent d’arrêter la chaîne, mais les salariés fixes refusèrent de collaborer à leur action. Les cadres de l’entreprise et les jaunes remirent la chaîne en marche tandis que les ouvriers fixes refusaient d’agir. Tous les travailleurs précaires impliqués dans la lutte furent licenciés.

En juin 2006, le syndicat des métallos vota pour former un syndicat de branche afin de tenter de surmonter la fragmentation des ouvriers entre une multitude de filiales secondaires ayant chacune des contrats différents, mais HMC négocie toujours avec le syndicat-maison de HMC. Beaucoup d’ouvriers militants s’opposèrent à la création d’un syndicat de branche en raison de son programme corporatiste.

Plus tard, cet été-là, les travailleurs précaires de la construction des gigantesques usines sidérurgiques de POSCO à Pohang déclenchèrent une grève sauvage et furent battus. En août 2007, les ouvriers précaires de la Kia Motor Company entamèrent une grève sauvage et occupèrent une partie de l’usine, où ils furent physiquement attaqués par les travailleurs fixes de Kia et forcés à reprendre le travail.

VIII - La grève d’E-Land éclaire l’horizon social

La grève d’E-Land qui se poursuit à l’heure où nous écrivons (6 janvier 2008) est la lutte la plus récente et, par certains côtés, la plus importante de toutes celles qui ont placé les travailleurs précaires au centre et sur le devant de la scène sociale sud-coréenne.

En novembre 2006, le gouvernement coréen fit adopter la plus récente d’une série de mesures sur le travail précaire, qu’il appela, dans un style bien orwellien, la « loi pour la protection de la main-d’œuvre occasionnelle ». Elle a été conçue pour créer l’illusion que le pouvoir « faisait quelque chose » à propos d’un problème affectant maintenant plus de 60% de la population active sud-coréeenne. La loi stipule, qu’au bout de deux ans dans la même entreprise, tous les salariés précaires acquièrent automatiquement le statut de travailleurs fixes. La loi entra en application sept mois plus tard, le 1er juillet 2007, mais ses énormes lacunes offraient la possibilité aux employeurs de congédier leurs salariés précaires avant la date-limite des 2 années de présence dans l’entreprise. Quelques sociétés se sont conformées à la loi, mais de nombreuses autres ne l’ont pas fait et ont licencié leurs travailleurs précaires en juin 2007.

La situation a été mise le plus clairement en évidence dans deux chaînes de grands magasins E-Land et, en second plan, New Core.

E-Land a commencé comme une petite affaire de famille, sous la férule d’un propriétaire chrétien fondamentaliste, et est désormais une société qui fait 58 milliards de dollars de chiffre d’affaires annuel avec 61 succursales dans le pays. Elle s’est emparé des magasins de la chaîne française Carrefour. Cette société impose des conditions de travail particulièrement dures. Elle embauche surtout des femmes avec des contrats précaires ; celles-ci gagnent 800 dollars par mois pour des semaines de 40 heures, et sont souvent obligées de travailler 12 heures d’affilée sans même le droit (légal) de se rendre aux toilettes. De plus, la société fait pression sur tous ses employés, qu’ils soient chrétiens ou pas, pour qu’ils fréquentent la chapelle de l’entreprise. Le P-DG d’E-Land a versé 15 millions de dollars à son église en 2006. Juste avant que la nouvelle loi sur la précarisation entre en application, les sociétés E-Land et New Score ont licencié 1 000 salariés qui travaillaient depuis suffisamment de temps pour acquérir le statut de travailleurs fixes.

Les salariés ont réagi immédiatement par une grève qui en est maintenant (en janvier 2008) à son septième mois, et ils tiennent toujours bon. Au début de la grève, partout en Corée du Sud, des milliers de travailleurs précaires d’autres branches sont venus pour aider à fermer les magasins d’E-Land. Sous la pression de cet important soutien des salariés, la KCTU est entrée dans le mouvement. Elle a déployé tout son arsenal pour étouffer la grève sous une rhétorique pseudo-radicale tout en détournant l’énergie de la base et des soutiens « extérieurs » vers des actions symboliques sans signification. Le 30 juin, cependant, 200 employés d’E-Land ont occupé une succursale à Séoul et l’ont fermée. Le 20 juillet, le gouvernement a réagi en envoyant 7 000 soldats, policiers et nervis embauchés par la société pour expulser et arrêter 200 personnes. Le gouvernement Noh Moon Yon, en pleine décrépitude (fortement inpopulaire, il ne durera de toute façon que jusqu’en février 2008), a mis tout son prestige en jeu pour faire accepter la nouvelle loi. Mais il n’était pas le seul à comprendre l’importance de la grève. De nombreux grands chaebols ont aidé E-Land en lui prêtant des millions de dollars. La KCTU, pour sa part, promit de prêter des sommes importantes aux syndicats d’E-Land et de New Core quand leur caisse de grève serait vide, vers la fin de l’été 2007, puis elle revint sur son offre. La KCTU a constamment fait pression sur les syndicats-maison pour qu’ils acceptent de venir à la table des négociations tandis que la direction d’E-Land n’a pour le moment lâché aucune concession. A Pohang, en novembre, E-Land a même essayé d’ouvrir une nouvelle succursale avec seulement des employés précaires. 500 travailleurs d’E-Land et d’autres salariés précaires ont non seulement bloqué l’entrée du magasin, mais attaqué et désarmé les flics et les nervis qui le protégeaient. Des actions semblables, y compris des blocages et des occupations de magasins, se sont produites par intermittence tout au long de l’automne 2007.

Contrairement à beaucoup d’autres grèves précédentes autour de la question du travail précaire, ce qui est peut-être le plus remarquable dans la grève d’E-Land, c’est la large sympathie et l’appui dont bénéficie la grève parmi les salariés précaires qui vivent dans la même situation. Un boycott national a réussi, jusqu’au mois de décembre 2007, à réduire les ventes de 30%, et même les médias, du moins dans les premières semaines, se sont montré plutôt favorables à la grève. Que la grève d’E-Land permette - ou pas - aux grévistes de récupérer leur boulot, ce mouvement représente déjà une victoire pour le mouvement ouvrier dans son ensemble car désormais on ne peut plus ignorer le problème de la précarisation du travail en Corée du Sud.

Loren Goldner

(traduit de l’anglais pour le n° 22-23 de Ni patrie ni frontières, à paraître en mars 2008)

Bibliographie

Pour préparer cet article, j’ai appris bien davantage en discutant et collaborant avec des militants et des intellectuels coréens partisans de la lutte de classe qu’en lisant n’importe quel livre, à l’exception de Korean Workers, The Culture and Politics of Class Formation de Koo Hagen publié en 2001. Ce livre constitue l’unique ouvrage disponible dans une langue occidentale et qui offre une analyse complète de l’histoire de la classe ouvrière coréenne. J’ai bien sûr été considérablement limité par ma maîtrise insuffisante de la langue coréenne. La liste récapitulative ci-dessous rassemble les ouvrages que j’ai néanmoins trouvés utiles.

Bae, Kichan, Korea at the Crossroads. The History and Future of East Asia, Séoul, 2007

Brzezinski, Zbigniew, The Grand Chessboard. American Primacy and Its Geostrategic Imperatives, New York, 1997

Cho, Lee-Jay et al., (sous la direction de), Institutional and Policy Reforms to Enhance Corporate Efficiency in Korea, Séoul, 2007

Cho, Lee-Jay et al. (sous la direction de), Regulatory Reforms in the Age of Financial Consolidation, Séoul, 2006

Cumings, Bruce, The Origins of the Korean War, vol. I : Princeton, 1981 ; vol. II : Princeton, 1990

Denis, M. et al., Südkorea : Kein Land fuer friedliche Spiele, Reinbek bei Hamburg, 1988

Graham, E., Reforming Korea’s Industrial Conglomerates, Washington DC, 2003

Harris, N., The End of the Third World, London, 1986

Hart-Landsberg, M. et al. (sous la direction de), Marxist Perspectives on South Korea in the Global Economy, Hampshire (Grande-Bretagne), 2007

Hart-Landsberg, M., The rush to development : economic change and political struggle in South Korea, New York, 1993

Hwang, B-D., Nachholende Industrialisierung und autoritärer Staat, Berlin, 1989

Kang, Su-Dol, Fordismus und Hyundaismus, Francfort, 1995

Kim, San/Wales, N., Song of Ariran, New York, 1941

Kim, S./Shin, D.C., Economic Crisis and Dual Transition in Korea, Séoul, 2004

Kim, W./Kim, P.S., Korean Public Administration, Séoul, 1997

Jeju Development Institute/ East Asia Foundation, Building a Northeast Asian Community, vol. II, Séoul, 2006

Jeong, Seongjin et Shin, Jo-Yung, « Debates on the Economic Crisis within the Korean Left », in Rethinking Marxism, vol. II, n° 2, printemps 1999

Jomo, K.S., Tigers in Trouble, Financial Governance, Liberalisation and Crises in East Asia, London, 1998

Johnson, Chalmers, Blowback, 2000

Kim, Kyeong-won, Post-Crisis Transformation of the Korean Economy, A Review from 1998 to 2002, Séoul, 2003

Kirk, D./Choe, S.H., Korea Witness, Séoul, 2006

Kirk, Donald, Korean Dynasty, Hyundai and chung Ju Yung, Hong Kong, 2000

Koo, Hagen, Korean Workers, The Culture and Politics of Class Formation, Ithaca, 2001

Korean National Commission for UNESCO, The Korean Economy : Reflections at the Millennium, Séoul, 2001

Lee, B-H., Verfassungs- und gesellschaftspolitische Konzeptionen und ihre Verwirklicung in der Dritten Republik Koreas (1963-1972)

Jacobs, Norman, The Korean Road to Modernization and Development., Urbana, 1985

Moon, C. et Steinberg, D., Korea in Transition, Three Years under the Kim Dae-Jung Government, Séoul, 2002

Ogle, G., South Korea : Dissent Within the Economic Miracle, Londres, 1990

Park, Min-na, Birth of Resistance, Stories of Eight Women Worker Activists, Séoul, 2005

Scalapino, R. et Lee, Chong-sik, Communism in Korea, vol. I. Berkeley, 1972

Sun, Hak Tae, The Political Economy of Democratic Consolidation. Dynamic Labour Politics in South Korea, Kwangju, 2002

Socialist Political Alliance, Marx/ Revolution, Papers of the SPA International Conference in Séoul and Ulsan, octobre 2006, Séoul

Suh, D-S., The Korean Communist Movement, 1918-1948, Princeton, 1967

West, J., A Critical Discourse on Korean Law and Economy, Pusan, 2002

Woronoff, J., Asia’s “Miracle” Economies, Séoul, 1986

Glossaire

Cheonpyong : Conseil national des travailleurs à Choson ; conseils ouvriers qui se sont emparés de l’industrie coréenne entre août et décembre 1945. Dissous par les forces d’occupation américaines.

Chun Doo-hwan ; dictateur militaire sud-coréen entre 1980 et 1987.

Commission Tripartite : organisme corporatiste réunissant des représentants de l’Etat, du Capital et du travail, et qui s’inspire du modèle néerlandais et de son “Conseil économique et social’ tripartite. Elle fut créée en 1998 pour donner au gouvernment sud-coréen une aura sociale-démocratique.

Crise du FMI (1997-98) : une fuite massive de capitaux obligea la Corée du Sud à quémander au FMI un prêt de 57 milliards de dollars qui lui fut accordé avec des conditions draconiennes.

FKTU (Syndicats libres coréens) : syndicat anticommuniste, de l’époque de la guerre froide. Contribua à réprimer les luttes des travailleurs sous la dictature et devint un syndicat conservateur de cols blancs après la transition à la démocratie.

Grande Lutte des Travailleurs (Nodongja Taetujeang) : mouvement de grève qui toucha 3 000 entreprises durant l’été 1987.

Grand Parti national (Hanaratang, littéralement « parti pour une nation unie ») : parti de la droite dure qui a gagné les élections présidentielles en décembre 2007 ; rassemble les nostalgique du régime Park Chung-hee

Guerre de Corée (1950-1953) : important affrontement de la guerre froide entre la Corée du Sud (soutenue par les Etats-Unis),et la Corée du Nord, soutenue par la Chine et l’Union soviétique.

Hakchul (littéralement « venant de l’université ») : étudiants qui se firent embaucher en usine pour faire de l’agitation à la fin des années 70 et surtout dans les années 80.

HMC (Hyundai Motor Company) : chantier naval au centre de l’agitation ouvrière dans la ville d’Ulsan, ainsi que HHI (Hyundai Heavy Industry). En 1990, 9000 policiers et soldats menèrent une attaque aérienne, terrestre et maritime contre l’occupation par les travailleurs de l’entreprise.

hyung-jang jojik : organisation dans les ateliers, qui vise à contrebalancer celle des bureaucraties syndicales en entretenant des liens horizontaux avec les travailleurs des autres branches d’industrie (1990-2005).

Jeon tae-il (1948-1970) : jeune ouvrier textile qui s’immola par le feu et dont le sacrifice provoqua la renaissance du mouvement ouvrier sud-coréen en 1970.

KCTU (Minju Nochong) : Confédération coréenne des syndicats. Fondée en 1995, légalisée en 1998 ; syndicat réformiste-corporatiste né sur les ruines de la NCTU.

KDLP (Parti travailliste démocratique coréen) : parti social-démocrate fondé au printemps 1997. À obtenu 5% des voix aux élections présidentielles de 2002, puis 3% en 2007.

Kim Dae-jung : politicien démocratique libéral, élu président de la Corée du Sud après des décennies de traversée du désert

KT (Télécoms de Corée) : entreprise publique de télécommunications qui connut de nombreuses grèves entre 1994 et 2002.

Kwangju (insurrection de) : soulèvement qui se produisit en mai 1980 dans la plus grande ville de la province de Cholla dans le sud-ouest du pays. Ecrasée par le gouvernement militaire de Chun Doo-hwan. On estime le bilan de la répression à environ 2 000 morts.

Lee Myung Bak : président de la Corée du Sud élu en décembre 2007 ; ancien PDG de Hyundai et ancien maire de Séoul.

minjung : mouvement culturel des années 70, inspiré par des chrétiens de gauche. Il puisa dans la culture coréenne populaire pour créer une nouvelle culture d’opposition dans le domaine de la musique, de la danse et des arts graphiques.

NCTU (ChoNoHyop) : Confédération nationale des syndicats. Confédération démocratique radicale dans la période 1990-1994.

NL (Libération nationale) tendance favorable à la Corée du Nord majoritaire à la fois dans le syndicat KCTU et le parti KDLP.

Park Chung-hee : dictateur militaire de la Corée du Sud, 1961-1979. Assassiné par le chef des services secrets coréens (KCIA) en octobre 1979.

PD (Démocratie du peuple) : tendance sociale-démocrate minoritaire dans le syndicat KCTU et le parti KDLP.

Se Maul (Nouveau Village) : programme lancé sous la dictature de Park Chung-hee, au début des années 70. Il visait à moderniser l’agriculture et vider les campagnes pour accélérer l’industrialisation du pays.

Syngman Rhee : président de la Corée du Sud (1948-1960). Cette marionnette des Etats-Unis fut renversée par les émeutes étudiantes de 1960.

Ulsan : principale ville industrielle de Corée du Sud et lieu des plus intenses luttes de classe particulièrement en 1987-1990, mais aussi dans les années suivantes.

yangban : ce terme désigne la classe dirigeante du royaume de Corée durant la dernière dynastie (celle des Choson) entre 1390 et 1910, classe composée d’une caste de guerriers et de lettrés confucéens."

Messages

  • bonjour ..
    en fait j’ai lu le texte consacré au coup d’Etat au honduras ,ainsi j’ai découver un peu l’historisité politique de ce pays qui est parmis les pays les plus pauvres de l’Amérique centrale .tout dabord je pense que la politique du honduras est commandée par les Etats-unis cela est prouvé par le soutient des Américains lors des coups d’Etat précédents.
     maitenant quel doit être le rôle de la classe ouvrière du honduras ?
     ce coup d’Etat est- il favorable aux prolos ?
     pouquoi certaine partie de la population du honduras manifeste pour le retour de Zelaya ?
     comment peut-on qualifier les propos d’Obama ?

  • en fait j’ai lu le texte consacré au coup d’Etat au Honduras, ainsi j’ai découvert un peu l’historicité politique de ce pays qui est parmi les pays les plus pauvres de l’Amérique centrale .tout d’abord je pense que la politique du Honduras est commandée par les Etats-Unis cela est prouvé par le soutient des Américains lors des coups d’Etat précédents.
     maintenant quel doit être le rôle de la classe ouvrière du Honduras ?
     ce coup d’Etat est- il favorable aux prolos ?
     pourquoi certaine partie de la population du Honduras manifeste pour le retour de Zelaya ?
     comment peut-on qualifier les propos d’Obama ?

    S de bko si je viens de t’écrire.

    Moi : O K COMMENT VAS TU ,

    bien et toi ?

    S de bko : c’est parce que je faisais le manoeuvrage ces derniers temps.

    Moi : c’est quoi ton point de vu sur Kita ça m’intéresse ?

    S .DE BKO.. Kita DU MALI ?

    Moi : en tout cas tes textes écris son très biens mais il faut et a la foi continuer et a la foi lire tout Lénine a chaque foi que tu lit sur un pays tu donne ton avie et directement tu lit un texte sur Lénine et tu donne ton point vu

    a chaque foi que tu Vien au Cibber tu lit sur un pays sur un texte de science et sur Lénine et tu fai 3 réponses a chaque fois c’est très important y compris pour toi comment va bill et z ?

    s DE BKO : concernant mon point de vue sur Kita je pense que c’est un acte de barbare de la part des autorités envers la population et j’encourage la population d’avoir riposter de cette manière.

    Parlant de la science je viens de lire un texte consacré au spin d’une particule où d’un atome et je voulais bien comprendre le contenue par tes explications

    Moi : MOI AUSSI JE SUI MILLE POUR CENTD’ ACCORD AVEC TOI MAI IL FAUT JUSTIFIER AVEC UN POINT DE VU DE CLASSE UN APRATI C’EST TOI C’EST MOI C’EST TOUT SIMPLEMENT UN FRERE DE CLASSE’

    o k tu AURA la réponses sur le site car a chaque foi il faut lire tes réponses

    s de bko justement là ou nous sommes c’est purement injuste et insultant pour tout homme qui se sent concerner par les blêmes de la classe des prolos

    s de bko : concernant mon point de vue sur Kita je pense que c’est un acte de barbare de la part des autorités envers la population et j’encourage la population d’avoir riposter de cette manière.

    parlant de la science je viens de lire un texte consacré au spin d’une particule où d’un atome et je voulais bien comprendre le contenue par tes explications ?

    S . DE BKObien même l’autre jour nous étiions ensemble

    Mi : comment ça c’est passé tes cour a l’école ?

    S DE KO : ça s’est bien passé

    Moi : biil t’a parlé de l’idée d’un journal ?si oui t’en pense quoi si non t’en pense quoi ?

    s ..DE BKO : comment expliquer-vous la présentation du fils de Omar bongo à l’élection présidentielle après les 41 ans au pouvoir de son père ?

    Moi : mais toi t’en pense quoi il faut toujours donné ton avis parce que je pense que tu réfléchi beaucoup plus que tu ne croie ;. il ya des articles sur bongo dans le site sur le moteur de recherche tu tape Gabon et t’a tout ce qui es écris sur le Gabon

    tes avis son tres important car il sont juste même si tes proche ne pense pas comme toi au moins tu peu tout écrire sur le site

    s de bko : ok .mais avant de lire cet article moi je pense que c’est une sorte de foutaise de la part du fils de bongo. Ou bien il n’ya pas d’autre personne qui peut diriger le pays.

    OUI j’ ai vu ton texte sur le Honduras c’est texte de geni

    parlant de la science je viens de lire un texte consacré au spin d’une particule où d’un atome et je voulais bien comprendre le contenue par tes explications

    s de bko : ok j’ai compris et je suis d’accord avec que la solution des prolo résultera dans une grande révolution mondiale des opprimés

    s de bko ensuite en iran je pense que hamadinedja et moussavi ne sont ils des oiseaux de même plumage ? Je suis d’accord avec toi a mille pour cent

    bon le journal dont bill m’en a parlé une bonne idée mais je pense que nous devons rester un peu sobre. Je suis d’accord mais voiyé ça entre vous

    Moi : c’est très important tu va sur le site tu tape SPIN et tu li l’article et tu réagi après lecture et sur atome pareil et sur l’Iran pareil mai sur l’Iran je t’écrirai ca même et je t’envoilerai des livres aussi si c’est possible

    S de bko : ok pas de blem.

    S de bko : vraiment..merci une foi de plus pour ces idées que tu divulgue nuis et jours

    Moi : oui pas de bleme

    S de bko : donc aurrevoir bonne journée et à plus.....

    Moi : merci a toi aussi a +

    • Robert Paris à S de Bko

      je voudrais te répondre en ce qui concerne le Honduras

      Certes, c’est un pays dépendant de l’impérialisme américain. mais cela ne doit pas nous faire oublier qu’il existe des classes sociales dans le pays, non seulement une classe ouvrière mais une classe bourgeoise et des couches petites bourgeoises diverses dont celles de l’appareil d’Etat.

      ceci étant dit, les diverses couches bourgeoises ou petites bourgeoises n’oeuvrent jamais consciemment contre les intérêts généraux de la grande bourgeoisie locale ni même contre les intérêts généraux de l’impérialisme. Et pourtant ...

      Eh oui pourtant, des fois agissant pour ses intérêts immédiats une des couches de la bourgeoisie ou de la petite bourgeoisie va à l’encontre des intérêts généraux de la bourgeoisie.

      Cela ne provient ni de l’ignorance ni de la bêtise seulement. Cela provient de l’exacerbation des contradictions d’intérêts et donc des contradictions aggravées de la domination de la bourgeoisie.

      C’est le cas au Honduras mais cela a été le cas bien des fois dans d’autres régions du monde comme la Côte d’Ivoire, la Thaïlande ou la Birmanie etc...

      Dans de telles conditions, une petite faille peut se produire dans la domination de la bourgeoisie.

      le rôle politique des révolutionnaires n’est ni de prendre partie pour l’un des camps opposés de la bourgeoisie, ni d’appeler au calme et à l’entente des adversaires comme le font les démocrates.

      Il est de tenter de profiter de la situation pour renverser la classe dirigeante.

      Mais avant même d’en arriver là, ce qui caractérise les révolutionnaires, c’est qu’ils oeuvrent pour qu’au travers de la crise, les travailleurs s’organisent politiquement en comités ouvriers.

      C’est cela qui est le plus important. Aucune classe ne peut jouer un rôle politique si elle n’est pas organisée politiquement de manière indépendante.

      Tel est le point de départ de toute situation de double pouvoir, bien avant que ce soit le début de la révolution...

      Robert Paris

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