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La voie sanglante du réformisme

jeudi 22 juillet 2010

Chili : une voie pacifique... vers la barbarie
En un mois de terreur sanglante, la dictature militaire au Chili a détruit, annihilé, tout l’édifice d’organisations que le mouvement ouvrier s’était donné au cours d’un demi-siècle de luttes et de patients efforts à l’ombre de la relative démocratie bourgeoise.
Dissous les grands partis ouvriers et les organisations syndicales. Dissoutes les associations ouvrières les plus diverses, politiques ou économiques, culturelles ou simplement d’entraide ; dissoutes jusqu’aux moindres mutuelles. Dissoutes les associations de paysans pauvres, nouvelles venues sur la scène politique et sociale, mais qui ont connu un développement impressionnant au cours des dernières années. Dissous les comités de mal-logés, les comités de ravitaillement, toutes les organisations au travers desquelles pouvaient s’exprimer les revendications au moins immédiates des couches les plus déshéritées de la société chilienne.
Dissous, non point par simples mesures juridiques, révocables, mais dans un bain de sang ; par une répression féroce et méthodique, visant à éliminer physiquement tous les hommes autour de qui se structurait le mouvement ouvrier organisé, et à terroriser les autres.
Les chars n’ont pas seulement écrasé le mouvement ouvrier organisé, ils ont balayé, par la même occasion, la démocratie parlementaire à l’intérieur de laquelle les organisations ouvrières se sont édifiées, et aux organes de laquelle la plupart d’entre elles se sont accrochées. La Moneda aux toits défoncés par les bombes des avions du général Leigh, le Parlement, ses occupants chassés, ses portes fermées derrière la protection de nids de mitrailleuses, voilà le spectacle de désolation des ruines de la démocratie parlementaire. Le décorum démocratique calciné, l’État apparaît dans toute sa nudité, dans toute sa réalité, celle des bandes armées.
Des bandes armées qui n’ont besoin de personne, pas même des hommes politiques du centre ou de la droite parlementaire qui les ont appelées de tous leurs voex. La Démocratie Chrétienne qui a tendu une main reconnaissante vers l’armée saluée en sauveur, a rencontré une poigne impitoyable de fer. Avant d’être congédiés pour cause d’inutilité évidente, les dirigeants démocrates-chrétiens ont eu encore le temps d’ajouter le dérisoire à l’odieux, en déclarant, par la bouche de leur président, que si les militaires avaient l’intention de se maintenir au pouvoir par la dictature, ils trouveraient les démocrates-chrétiens sur les barricades...
« Le coup du 11 septembre est un « pronunciamento » classique, qui rabaisse le Chili au niveau des nations latino-américaines, régulièrement soumises à la loi des centurions » écrivit, sur le moment même le journal Le Monde.
Il y a pour les libéraux bourgeois comme un secret réconfort dans l’idée que le Chili, ce modèle de démocratie sur un continent où le bruit des bottes tient lieu de vie politique, ne fait en somme que se rabaisser au niveau de ses voisins. Le passé aurait en quelque sorte saisi le présent ; l’Amérique latine des latifundias et des pronunciamentos aurait pris le dessus sur une démocratie trop fragile.
Non, la dictature militaire telle qu’elle s’est imposée au Chili n’est pas ce que la vieille société avait de plus vieux et de plus étriqué à s’offrir, c’est ce qu’elle avait au contraire de plus universel, le sinistre éclat des baïonnettes. Ce n’est pas l’échec d’une greffe démocratique sur un corps social pas assez mûr pour la supporter, c’est l’échec de la démocratie bourgeoise elle-même.
Le coup d’État militaire au Chili n’est justement pas un pronunciamento classique par l’intermédiaire duquel les couches dirigeantes, faute d’organes de démocratie parlementaire adéquats, règlent leurs différents internes. Le coup d’État militaire du Chili est venu après une longue période de démocratie parlementaire et parce que celle-ci, et surtout le mouvement ouvrier organisé qu’elle tolérait en son sein, rendaient difficile le fonctionnement correct de l’exploitation capitaliste. Dans les conditions de crise il s’agit de bien autre chose que de seule lutte politique au sein des couches dirigeantes, il s’agit d’une guerre, d’une guerre à mort déclarée par l’armée, instrument de domination de la bourgeoisie, au mouvement ouvrier. Une guerre où l’ennemi à détruire était le mouvement ouvrier mais qui, impitoyable, n’a épargné personne, pas même les « innocents civils » de la guerre sociale, pas même les structures que la bourgeoisie se donne pour temps de paix relative.
Il faut se rendre à l’évidence : contre un des mouvements ouvriers les plus puissants, les mieux organisés du continent latino-américain, la soldatesque a livré une guerre totale et a remporté une victoire totale.
La victoire n’eût pu être aussi totale - ni probablement d’ailleurs la solution choisie aussi radicale - si devant la marche triomphale de l’armée vers le pouvoir d’autres n’avaient frayé la voie, préparé le terrain.
Aucune bourgeoisie ne choisit facilement de lâcher, toute muselière enlevée, sa horde de chiens de garde, et de leur laisser le soin de régler la crise de la société à leur manière, de façon radicale. Les régimes les plus réactionnaires cherchent des compromissions avec ne fut-ce qu’une partie du mouvement ouvrier. La suppression de tout intermédiaire, de tout interlocuteur entre la bourgeoisie et son pouvoir d’État et la classe ouvrière présente de graves inconvénients. Et pour y arriver, il faut engager l’épreuve de force et surtout la gagner et cela ne va pas tout seul. Mais il arrive que les circonstances imposent à la bourgeoisie cette solution extrême, à laquelle elle ne cesse de se préparer.
Le coup d’État était le dernier chaînon d’une longue liste de solutions politiques tentées pour résoudre la crise de l’économie et de la société chilienne sur une base capitaliste, et pas seulement chronologiquement. De la lente dégradation de la démocratie parlementaire, à travers la déconfiture des différentes formations libérales classiques, au règne sans partage des militaires en passant par la période d’Unité Populaire, chaque étape était en même temps une tentative de solution et la préparation du terrain pour la suivante. Et ceci, jusqu’à la dernière, l’ultime solution, l’atout final, la dictature totale sans fard.
La bourgeoisie ne tenait pas par avance à ce que ses sbires armés posent leurs pieds bottés sur le cadavre d’Allende - et du parlementarisme - pour se hisser au pouvoir. Mais elle a invité les deux à se préparer à cette éventualité. Les premiers en fourbissant leurs armes. Le second en ne s’y opposant pas et en couvrant devant les masses les cliquetis de ces armes par des discours.
Par l’écroulement de toutes les solutions envisagées, tout avait conduit vers l’épreuve de force décisive de l’armée avec la classe ouvrière, et tout le monde le savait, même si des partisans d’autres solutions cherchaient, jusqu’au dernier moment, à faire prévaloir la leur.
L’agonie du régime parlementaire
Ce qui s’est passé au Chili peut se passer ailleurs, partout où la gravité de la crise sociale permet à l’armée de jouer sa carte et d’imposer ses solutions politiques. Mais le déroulement concret de la crise a été marqué par la situation concrète du Chili, pays sous-développé où le capitalisme a été greffé par l’impérialisme de l’extérieur sur une société arriérée.
Pays sous-développé, dont l’essor industriel a débuté avec l’exploitation de ses principales richesses, le salpêtre d’abord, puis, et surtout, le cuivre, les deux par des sociétés étrangères, anglaises pour la première, américaines pour la seconde et qui, même aujourd’hui reste pour l’essentiel un pays de. mono-production, le Chili demeure un pays semi-colonial, marqué par sa dépendance à l’égard de l’impérialisme.
Dépendance qui s’exprime en premier lieu dans le fait que l’économie chilienne tout entière est suspendue à la vente du cuivre sur le marché mondial. L’économie tout entière oscille sans cesse autour du cours mondial du cuivre. Dépendance accentuée par la mainmise des sociétés étrangères sur cette richesse nationale qui procure 70 % des ressources extérieures du pays. Dépendance primordiale : même lorsque les sociétés étrangères n’ont pas rapatrié tous leurs bénéfices, les investissements réalisés sur place dans des industries de transformation, en donnant aux sociétés américaines la mainmise sur ces industries de transformation, ont multiplié les liens de dépendance.
La bourgeoisie chilienne, développée dans les étroits secteurs que l’impérialisme voulait bien lui laisser, sans prise sur les secteurs essentiels de l’économie nationale, était par ailleurs étroitement limitée dans son développement par l’étroitesse du marché national. Etroitesse non seulement du fait des bas revenus des classes populaires urbaines, du prolétariat en particulier, mais aussi du fait du sous-développement des campagnes, tenues en main par les propriétaires des latifundias.
Comment s’assurer un partage plus équitable des bénéfices réalisés dans le pays, donc comment s’attaquer aux compagnies étrangères, sans toucher aux fondements de l’économie capitaliste ? Comment briser le latifundisme sans toucher au fragile capitalisme agraire national ; comment intégrer dans le marché national les paysans pauvres sans détruire la richesse des propriétaires terriens ? Quels points d’appui trouver pour relâcher l’emprise de l’étranger sur l’économie nationale, en présence d’une classe ouvrière relativement nombreuse, ayant de longues traditions de lutte et des organisations fortement enracinées ? Voilà les questions dans lesquelles la bourgeoisie chilienne et ses hommes politiques se débattent, et pas depuis hier.
En toute dernière analyse, l’accession au pouvoir de Pinochet sur les ruines du mouvement ouvrier et du parlementarisme était inscrite dans l’étroite marge de manoeuvre de la bourgeoisie confrontée à toutes ces questions sans réponse.
Après le raz-de-marée qui a porté le chrétien-démocrate Eduardo Frei à la présidence de la République en 1964, et son parti à une majorité absolue sans précédent au Parlement en 1967, la bourgeoisie avait tenté d’apporter, dans le cadre du système parlementaire, une réponse aux deux problèmes vitaux : nationalisation - on disait alors « chilénisation » - des mines de cuivre et réforme agraire.
Tentatives prudentes et modérées pour ne pas bouleverser le fragile édifice social, elles se soldent par des échecs. Ne se sentant pas de taille à affronter les géants US, Frei leur propose de les indemniser. Pour payer les sommes colossales qu’exige le rachat, même partiel, mais aux conditions des compagnies, des parts de celle-ci, l’État chilien augmente son endettement extérieur. Il est au deuxième rang mondial de ce point de vue, derrière le seul Israël qui n’a pas à affronter les mômes problèmes. Et la planche à billets se déchaîne, faisant payer, par l’inflation rapide, aux classes populaires le prix des compensations versées au capital US. La crise sociale accompagne la crise économique. Les revendications ouvrières se multiplient. La courbe des grèves connaît une brusque montée. La classe ouvrière s’ébranle, nullement désireuse de payer de sa peau l’indépendance économique de sa bourgeoisie.
Même résultat dans les campagnes. Les quelques pas timides de Frei sur la voie d’une réforme agraire qui ne veut léser personne exaspèrent les paysans pauvres plutôt qu’ils ne les satisfont. Pour encadrer les paysans, les chrétiens-démocrates prennent l’initiative d’associations paysannes, mais les paysans profitent des possibilités offertes par le régime lui-même : des coopératives, des syndicats surgissent.
Le jeu des forces sociales qui devait, plus tard, broyer Allende, était en mouvement. Rien ne manquait. Pas même, fut-ce sous une forme encore diffuse, la menace d’une intervention de l’armée, prête à jouer son propre jeu. Jeu qui, si dans les affrontements de classes contre les travailleurs ou des paysans pauvres place l’armée bien sûr aux côtés de la bourgeoisie chilienne et de ses représentants politiques en place - et Frei ne manque pas d’y faire appel à plusieurs reprises - devient infiniment plus subtil dès lors qu’il s’agit du conflit entre la bourgeoisie chilienne et l’impérialisme américain. Et de surcroît, l’état-major n’a pas nécessairement la même appréciation de la situation politique que les hommes d’État bourgeois.
Car, - et nous y reviendrons - si l’armée est l’instrument de la bourgeoisie, des classes possédantes contre les exploités, elle ne reconnaît pas la bourgeoisie chilienne pour seul maître. Armée pour une large part grâce à l’argent de l’impérialisme américain qui l’arrose généreusement de ses subsides - le Chili est un des pays qui a le plus bénéficié de l’aide militaire américaine - l’armée chilienne, son état-major, sa caste des officiers, sont liés par de multiples liens à l’impérialisme américain, liens financiers, mais aussi liens humains entre officiers américains et chiliens qui ont subi la même formation, le même entraînement, pour certains d’entre eux aux mêmes endroits par les mêmes instructeurs, à qui on a inculqué la même haine viscérale du communisme, la même conviction que le dernier recours du monde bourgeois est la puissance américaine.
Voilà un des drames de la rachitique bourgeoisie chilienne, concrétisant toutes ses faiblesses : elle n’est même pas maître de son appareil étatique, qui mène sa propre politique. Fait nullement particulier au Chili d’ailleurs, et nullement nouveau au Chili même. A la fin du siècle dernier déjà, le Président Balaraceda qui tenta d’arracher le Chili à l’emprise de l’impérialisme, alors anglais surtout, avait succombé sous les coups de la même marine rebelle qui devait, près d’un siècle plus tard, entraîner toute l’armée contre Allende.
Cette armée, derrière la réputation d’apolitisme qu’on lui avait forgée, n’a pas attendu l’arrivée au pouvoir d’Allende pour considérer avec la plus grande méfiance non seulement l’agitation sociale qui prenait de l’ampleur, mais aussi les hommes politiques qui la laissaient faire, comme plus généralement, les formes démocratiques à l’intérieur desquelles l’agitation pouvait se développer et les classe opprimées s’organiser.
Pour l’instant, l’armée demeurait en public la grande muette, même si, dans les coulisses, elle ne taisait point ses réticences devant les timides tentatives des démocrates-chrétiens. Mais la rébellion du régiment de Tacna, couverte sinon ouvertement soutenue par la caste des officiers, a été un signe. L’épée était suspendue au-dessus de la tête du mouvement ouvrier comme du parlementarisme : elle n’attendait que l’occasion pour s’abattre. Que l’homme au pouvoir fut de gauche ou non, au demeurant.
Sous la poussée des forces sociales contradictoires, l’édifice parlementaire se lézardait. La déconfiture de l’équipe gouvernementale - qui était la déconfiture de tout le système - se traduisit sur le plan électoral. La Démocratie Chrétienne, dont un des représentants déclarait au lendemain des législatives triomphales, qu’elle était au pouvoir pour trente ans, vit son audience électorale se rétrécir comme une peau de chagrin. L’effondrement, lors des présidentielles, ne sera que J’aboutissement d’une tendance qui s’est affirmée lors des municipales précédentes.
Front populaire et dictature militaire, deux solutions proposées a la bourgeoisie en crise
C’est à la suite du déclin de la Démocratie Chrétienne, concrétisé par l’échec de son candidat, Radomiro Tomic, aux présidentielles, que la bourgeoisie accepta finalement de tenter la solution proposée par Allende et l’Unité Populaire.
La bourgeoisie au Chili n’a pas été surprise par l’arrivée d’Allende à la tête de l’État. Elle n’a pas été victime de sa propre constitution ou de son système électoral, ni mise devant le fait accompli d’une majorité d’Unité Populaire. On sait que cette majorité, pour incontestable qu’elle fût, n’a pas été suffisante pour assurer l’accession automatique d’Allende à la présidence.
Après le naufrage de la Démocratie Chrétienne - et même avant car l’échec était prévisible - diverses solutions furent envisagées, divers plans échafaudés, mais s’écroulèrent aussitôt. Tentative de rajeunir l’image de marque de la Démocratie Chrétienne, en poussant en avant une aile « gauche ». Sans succès. Tentative de forger à Alessandri, homme politique de droite, une auréole de Bonaparte des urnes, au-dessus des partis. Mais ni un père ancien président de la République, ni quelques années passées au sommet de l’États ni une campagne faisant feu de tout bois n’ont suffi ; les Bonapartes ne se fabriquent pas sur commande. Alessandri apparut pour ce qu’il était : un vieillard sénile, sans capacité et surtout sans audience, et son mythe, à peine ébauché, sombra dans les 34,9 % recueillis qui le plaçaient derrière Allende.
Personne n’avait la majorité absolue dans l’électorat. La parole appartenait au parlement, où la gauche était minoritaire. Il eût été possible, arithmétiquement parlant, de regrouper une majorité sur le nom d’Alessandri. Mais l’heure n’était pas à des artifices aussi transparents. Pas même à cet autre artifice, proposé par Alessandri lui-même, qui eût consisté à ce que, une fois élu par le Parlement, il démissionne, laissant la place à de nouvelles élections où la droite, cette fois unie sur le nom d’un Frei, l’aurait porté à coup certain au pouvoir le plus légalement possible.
La solution à trouver n’était plus au niveau des combines de parlementaires. Il fallait domestiquer la classe ouvrière. Ou l’abattre.
Les hommes politiques de la bourgeoisie, droite comprise, avaient choisi pour elle. Va pour Allende.
Gouverner avec Allende, porté au pouvoir par coalition de gauche PC compris c’était accepter non seulement un homme, mais aussi une certaine politique. Une politique qui était une politique pour la bourgeoisie, certes, mais pas n’importe laquelle.
Une politique qui consiste à défendre les intérêts du capital, en s’appuyant pleinement sur le mouvement ouvrier domestiqué par les organisations réformistes, social-démocrates ou staliniennes ; une politique qui consiste à intégrer pleinement le mouvement ouvrier organisé dans l’appareil d’État.
Une politique qui laissait ouvertes deux voies pour l’avenir ; ou la gauche, bénéficiant de son prestige aux yeux des masses et utilisant le dévouement des militants, des cadres du mouvement ouvrier, serait parvenue à faire accepter par les travailleurs, par les paysans pauvres, par les sans-logis par toutes les couches populaires, les sacrifices nécessaires. Avec en prime la possibilité pour la bourgeoisie de conquérir sur l’impérialisme US une plus grande indépendance, en s’appuyant sur les masses canalisées, domestiquées. Ou elle se déconsidérerait, en démoralisant par la même occasion la classe ouvrière, en endormant sa vigilance, en émoussant sa capacité de résistance et en démontrant, aux yeux des autres classes de la société, que le mouvement ouvrier est incapable d’apporter une solution à la crise sociale.
Front Populaire, c’est-à-dire domestication du mouvement ouvrier, ou élimination de tout mouvement ouvrier, voilà les dernières cartes qui restent aux mains d’une bourgeoisie confrontée à une crise sociale profonde. Devant l’échec patent de toute autre solution, de tout autre choix, la bourgeoisie avait accepté la première et laissait son armée et son extrême droite préparer la seconde.
Le front populaire fait le lit de la dictature militaire
Car l’extrême droite, comme l’armée, n’ont pas cessé de préparer leur solution. Elles l’ont fait déjà sous Frei. Elles l’ont continué sous Allende. Même si l’état-major laissa passer Allende, même s’il attendait que la gauche et avec elle, tout le régime parlementaire se déconsidère encore plus, elles savaient qu’elles avaient un rôle politique fondamental à jouer. Elles considéraient que la toute dernière expérience confirmait que le fonctionnement continu de l’exploitation capitaliste était incompatible avec l’existence de tout mouvement ouvrier organisé. Il devait lui échoir de briser ce dernier, définitivement et sans recours. La bourgeoisie lui indiquait la tâche et lui donnait les moyens. A l’état-major de choisir le moment propice.
Personne n’ignorait les sourds échos de la bataille qui se préparait. Pas même Allende. Mais les deux adversaires opposés non parce qu’ils représentaient deux classes ennemies, mais deux solutions dont l’une, celle des militaires, excluait l’autre- ne s’y préparaient pas avec des chances égales. Pour l’armée et surtout pour l’extrême droite plus libre de ses mouvements, moins responsable, tous les coups étaient permis. Pas pour Allende.
Allende, en homme politique bourgeois responsable, ne pouvait qu’essayer de parer les attaques et de déjouer les conspirations, au coup par coup, sans jamais pouvoir s’attaquer radicalement à l’armée, car il ne pouvait s’en prendre à une armée qui constituait l’ossature de l’appareil d’État sur lequel il s’appuyait, ni à l’extrême droite qui était le dernier recours de la bourgeoisie chilienne en cas d’approfondissement de la crise.
En jonglant au sommet d’un volcan prêt à exploser, Allende tentait l’impossible, faire prévaloir sa politique, celle qu’il estimait la plus conforme aux intérêts de la bourgeoisie chilienne en s’efforçant de convaincre sans cesse cette dernière que sa politique était réellement la bonne.
Dans les domaines cruciaux de la « chilénisation » et de la réforme agraire, la politique d’Allende était pour l’essentiel celle de Frei. Même si le soutien du mouvement ouvrier organisé lui donnait un point d’appui que n’avait pas son prédécesseur, sa politique était fondamentalement marquée par la même couardise. Couardise qui n’était pas celle d’un homme mais celle de toute une classe sociale, la bourgeoisie chilienne, dont les hommes politiques, même ceux qui passaient pour les plus radicaux, hésitaient devant tout ce qui pouvait conduire à une épreuve de force avec l’impérialisme américain.
Le gouvernement d’Unité Populaire a certes pris la décision de nationaliser les mines de cuivre, décision ratifiée d’ailleurs par l’ensemble du parlement, Démocratie-Chrétienne et droite comprises, et à entrepris de prendre le contrôle d’autres secteurs clés de l’industrie. Mais, par désir de conciliation à l’égard de l’impérialisme américain - une des constantes de l’attitude d’Allende tout au long de son passage au pouvoir - de larges indemnisations furent versées non seulement aux capitalistes « nationaux » touchés, mais également à nombre de sociétés américaines nationalisées. La prise de contrôle de nombre d’entreprises où une partie des actions était détenue par des actionnaires étrangers, s’est faite par simple rachat d’actions. Même dans le cas des mines de cuivre, que le gouvernement avait refusé de racheter, invoquant qu’elles étaient largement amorties, Allende ne manquait pas une occasion de rappeler qu’il ne s’agissait nullement de confiscation pure et simple, le gouvernement ayant accepté de prendre en charge les dettes passées des sociétés minières américaines.
Ainsi donc, les fameuses nationalisations, résultant plus d’un compromis avec l’impérialisme américain que d’un affrontement victorieux avec lui, ont coûté à l’État chilien, au total, la bagatelle de un milliard de dollars (dont 735 millions pour le seul paiement des dettes des deux trusts américains du cuivre, l’Anaconda et la Kennecott).
A titre de comparaison, cette somme représente deux fois le total des salaires du secteur privé en 1970. Il y a dans cette comparaison les deux faces de l’Unité Populaire, celle qu’elle a montrée à l’impérialisme et celle qu’elle a montrée aux travailleurs.
Les sommes déboursées pour donner à l’État et à la bourgeoisie nationale le contrôle des industries clés ont augmenté encore la dette extérieure, relancé l’inflation. Comme Frei, mais plus massivement encore, le gouvernement d’Unité Populaire allait faire payer les travailleurs, la petite bourgeoisie.
Plus généralement, l’inflation était pour une large part l’héritage des gouvernements précédents, certes. Mais la politique économique d’Allende, par certaines mesures prises ou au contraire par d’autres qui volontairement ne l’ont pas été, entraîna un véritable déchaînement inflationniste.
Les sociétés nationalisées sont indemnisées ; aucune mesure n’est prise contre les bourgeois qui exportent leurs capitaux ; aux propriétaires de latifundia auxquels la réforme agraire a pris les terres - et encore au-dessus de quarante hectares seulement - on a laissé et les machines et le bétail, bétail qu’ils font passer allègrement à l’étranger en accentuant l’insuffisance des denrées alimentaires.
A toutes les causes d’inflation s’ajoutent les pressions des États-Unis qui se concrétisent par le refus d’organismes financiers internationaux à accorder des crédits au gouvernement chilien, précipitant ainsi la crise financière. En tout cas, les hausses de prix atteignent le taux catastrophique que l’on sait : 340 % entre juillet 1972 et juillet 1973.
L’inflation qui exprime toute la couardise vers l’impérialisme et au-delà, tout le caractère de classe de la politique économique et financière du gouvernement, deviendra rapidement la pierre de touche de la vie politique. Car l’inflation n’est pas neutre. Elle ne frappe pas de la même manière toutes les classes, toutes les couches de la société. Et la démagogie, les grandes phrases pèsent peu devant la dégradation des conditions d’existence des couches victimes de l’inflation. Les petits bourgeois, commerçants, artisans, petits entrepreneurs qui, au mieux, restaient dans l’expectative au début de l’expérience d’Allende, attendaient que leur tiroir caisse leur donne des éléments pour juger la politique de l’Unité Populaire. Ils ont vu rouge lorsqu’ils ont vu fondre leurs revenus réels et lorsque, de surcroît, ils commençaient à se heurter à une série de mesures tracassières de l’administration. L’exaspération des petits bourgeois s’est tournée contre l’Unité Populaire, et au-delà, contre tout le mouvement ouvrier au nom duquel cette dernière prétendait gouverner et prendre des mesures qui lésaient d’évidente manière les intérêts des classes moyennes. La Gauche aura désormais toute une classe sociale dressée contre elle, et la droite une masse de manoeuvre.
La réaction des travailleurs, victimes eux aussi de l’inflation, sera parfois également exaspérée et violente. Mais en général, la classe ouvrière, au nom de qui toute cette politique est menée, dont les dirigeants siègent au gouvernement, est plutôt déboussolée, voire résignée.
Allende, confronté à une multitude de problèmes auxquels il n’a nulle solution à offrir, obligé de faire face aux grèves, aux actions de plus en plus violentes d’une petite bourgeoisie de plus en plus ouvertement encadrée par l’extrême droite offre le misérable spectacle d’un homme affolé.
La faillite de sa politique est évidente, il continue cependant à chercher désespérément à convaincre non seulement la bourgeoisie, mais même l’armée en direction de laquelle il multiplie des déclarations d’une basse platitude.
Depuis l’entrée des militaires dans son gouvernement jusqu’à leur sortie démonstrative, en passant par la tentative de putsch avortée, l’orbite politique d’Allende allait vers la chute. Devait-elle nécessairement se faire dans le bain de sang du coup d’État militaire ?
On sait que,’la veille de sa mort, Allende avait présenté une proposition de référendum. C’était offrir la possibilité d’une issue politique à la crise, dans le cadre du système parlementaire, et avant les trop lointaines élections présidentielles. Si Allende avait obtenu la majorité à un éventuel référendum, il aurait pu continuer à gouverner avec une autorité politique renflouée. (C’est peut-être précisément ce que l’armée voulait prévenir). En cas d’échec du référendum, Allende avait la possibilité de quitter la scène politique sans bloquer le mécanisme parlementaire. La bourgeoisie n’avait-elle pas voulu de celle issue légale, estimant que la classe ouvrière n’était pas encore assez démoralisée, la Gauche pas assez déconsidérée, pour qu’il suffise du départ sans gloire d’Allende, pour que les vagues sociales se calment et que les combinaisons parlementaires recommencent ?
Ou l’armée, désireuse d’en finir une fois pour toutes et avec le mouvement ouvrier organisé, et avec le parlementarisme, a-t-elle pris les devants en forçant la main à la bourgeoisie pour lui imposer sa propre solution à la crise ? Autrement dit, une fois de plus dans l’histoire, le sabre a-t-il sauvé la bourgeoisie malgré elle, en s’assurant par la même occasion le pouvoir politique ?
La réponse à ces questions est finalement secondaire. Ce qui est certain, c’est que l’armée se préparait, et déjà au temps de Frei, à faire prévaloir auprès de la bourgeoisie sa politique, sa solution à la crise, et que cette solution impliquait la destruction méthodique de toutes les formes d’organisations ouvrières et de toutes les formes de la démocratie parlementaire. Ce qui est également certain, c’est que même si l’arrivée au pouvoir de la gauche n’a pas été la raison fondamentale de l’intervention de l’armée - demain, tout nostalgique de Mussolini qu’il soit, Peron peut tomber sous les coups de l’armée s’il ne parvient pas, par l’intermédiaire des syndicats qu’il contrôle, à mettre au pas les travailleurs - la gauche au gouvernement a créé les conditions politiques optimum pour une intervention de l’armée, en démoralisant la classe ouvrière, en dressant contre elle d’autres couches sociales populaires.
Le régime militaire face à l’impérialisme
Allende au pouvoir cherchait à mener une politique permettant à la bourgeoisie chilienne de prendre quelques distances avec l’impérialisme, américain. Pour le malheur de la bourgeoisie chilienne, son armée, son instrument de domination face aux classes exploitées, est, du moins au niveau de sa direction, infiniment plus liée à l’impérialisme que ne l’était une partie de son personnel politique « civil », les Allende, bien sûr, mais aussi les Frei. Ce fait exprime à se façon la contradiction dans laquelle se débat la bourgeoisie nationale de tout pays sous-développé, prise en tenaille par l’étouffante emprise de l’impérialisme d’une part, et la masse de ses propres classes exploitées de l’autre. Contre ces dernières, la bourgeoisie nationale a besoin d’une armée forte, bien équipée, bien entraînée, bien encadrée et lorsque l’impérialisme lui accorde son aide sur ce terrain, cette aide n’est pas désintéressée. L’impérialisme américain ne forme pas seulement des cadres militaires particulièrement compétents dans la répression, mais également des cadres qui lui sont dévoués. Instrument de répression de toute la bourgeoisie nationale comme impérialiste, contre les exploités, l’armée des pays sous-développés est bien souvent également instrument de surveillance des couches dominantes nationales par l’impérialisme.
La junte militaire chilienne a sauvé sa bourgeoisie du « chaos ». Mais son premier geste a été de proposer aux compagnies américaines nationalisées l’indemnisation totale, et de museler en même temps que « les partis marxistes » tous ceux qui défendaient une politique de plus grande liberté à l’égard de l’impérialisme.
Cela dit, dans les pays sous-développés où toute vie parlementaire est inexistante, où le jeu des forces sociales et politiques n’a aucune expression démocratique, c’est souvent à l’intérieur de l’armée que ce jeu s’exprime.
Pour l’instant, l’État chilien réduit à son noyau nu, l’armée n’a pas d’assise sociale large. Elle est d’ailleurs trop occupée à détruire tout ce qui peut s’opposer à un pouvoir qu’elle veut sans partage, pour chercher cette assise sociale. L’heure est au massacre où on ne fait pas de cadeau, et pas aux sourires, pas même vraiment envers ces classes moyennes qui ont acclamé son intervention. Le seul effort de plaire que s’impose la junte est envers Washington.
Demain cependant, dès lors que l’hypothèque du mouvement ouvrier sera levée, le régime trouvera une stabilité et des points d’appui dans la société. L’armée sera inévitablement soumise à des pressions sociales de la part de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie nationale. Dans quelle mesure sera-t-elle sensible à cette pression, et comment parviendra-t-elle à exprimer les intérêts de la bourgeoisie nationale face à l’impérialisme ? La tête de l’armée reprendra-t-elle, à sa façon, comme l’ont fait à différents moments d’autres armées de l’Amérique latine, la politique d’éloignement par rapport aux États-Unis qu’a menée Allende ? La junte ou ses continuatrices seront-elles elles-mêmes victimes d’un de ces putschs - cette fois-ci classique - qui portera à la tête de l’armée et de l’État d’autres hommes, partisans d’une politique plus indépendante ?
Il n’est guère possible, aujourd’hui, de répondre à ces questions. En tous cas la bourgeoisie nationale elle-même n’a pour le moment d’autre choix qu’espérer que l’armée tiendra compte de ses intérêts, même lorsqu’ils s’opposent quelque peu à ceux de l’impérialisme.
Détruire l’état bourgeois, une nécessité pour les travailleurs
Allende a payé de sa vie son échec. Mais s’il est mort, en responsable politique bourgeois qui connaissait les risques de sa politique et avait choisi de les courir, les illusions qu’il entretint, les espoirs qu’il suscita, ont coûté la vie à des milliers de travailleurs qui n’eurent comme seul tort que de lui faire trop confiance.
Des milliers de travailleurs ont payé de leur vie d’avoir cru qu’il était possible d’arriver au socialisme par la voie pacifique, qu’il suffisait de porter au pouvoir, par des élections, des hommes de gauche.
Cette voie-là non seulement ne mène pas vers le socialisme, mais elle a toutes les chances de n’être même pas pacifique. La bourgeoisie se prépare à l’affrontement, même lorsque les travailleurs ne s’y préparent pas. Elle paie pour cela des hommes spécialisés, compétents, formés et organisés en fonction de la répression. Les hommes politiques de la bourgeoisie peuvent être démagogues envers la classe ouvrière pour capter sa confiance, ou timorés lorsque le temps de l’épreuve de forces est venu, ce ne sont pas eux qui comptent aux moments cruciaux. Fussent-ils ministres ou chefs d’État, ils ne sont pas la réalité du pouvoir, mais seulement le décorum qui la cache. Le véritable pouvoir n’est pas à la merci des hasards électoraux, il est aux mains de ceux qui dirigent l’appareil de répression qu’est l’état-major, caste des officiers.
C’est ceux-là que les travailleurs doivent mettre hors d’état de nuire, c’est cet appareil que la classe ouvrière doit détruire, si elle veut que la voie vers le socialisme soit ouverte.

Messages

  • "Quiconque se prononce en faveur de la voie des réformes légales, au lieu et à l’encontre de la conquête du pouvoir politique et de la révolution sociale, ne choisit pas en réalité une voie plus tranquille, plus sûre et plus lente, conduisant au même but, mais un but différent, à savoir, au lieu de l’instauration d’une société nouvelle, des modifications purement superficielles de l’ancienne société […] non pas la suppression du salariat, mais le dosage en plus ou en moins de l’exploitation R.L

  • Blum à Riom : « Mais je dois vous dire qu’à ce moment, dans la bourgeoisie et en particulier dans le monde patronal, on me considérait, on m’attendait, on m’espérait comme un sauveur
    voila l’exemple pur du réformisme

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