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Quelle était la raison du génocide rwandais ? Pour les classes dirigeantes rwandaises ? Et pour l’impérialisme français ?

10 mai 2014, 19:19

Immaculée Cattier

Je m’appelle Immaculée Cattier, Mpinganzima est mon nom de naissance, et je viens de la région de Gisenyi, qui est la région de l’ancien président Habyarimana, à l’ouest du Rwanda, juste au bord du lac Kivu. En 1990, j’ai été emprisonnée comme tous les autres Tutsi. À ma sortie, je n’avais plus nulle part où aller. Je suis allée me cacher chez des frères canadiens, qui dirigeaient une école. Les rejoindre, déjà, a été très difficile. J’aurais pu mourir deux ou trois cents mètres avant d’atteindre l’endroit.

Les frères canadiens ont tenu à me protéger. Le directeur de l’école m’a proposé de me faire passer avec eux, en mettant mon nom sur un ordre de mission, à l’occasion d’un voyage qu’ils devaient faire à Kigali pour une réunion au ministère de l’Éducation. Avec un ordre de mission, j’évitais de devoir présenter aux barrages ma carte d’identité, qui portait la mention « Tutsi ». Il devait pourtant demander l’avis des autres participants. C’était un bus scolaire, qui transportait des gens du sémi­naire, du lycée, des jeunes qui voulaient être prêtres, des frères. Tous ont été d’accord. Sauf deux Français, qui pensaient qu’il était risqué pour eux de me prendre avec eux, parce que je sortais de prison et que le bourgmestre me cherchait. Ils ont préféré voyager dans une voiture à part. Nous avons passé toutes les barrières sans problème, jusqu’à la sortie de Ruhengeri. Il y avait une grande barrière et beaucoup de gens. C’était la période où le FPR avait ouvert la prison et libéré les prisonniers poli­tiques. Le commandant de place était en prison, accusé d’avoir collaboré avec le FPR. Les militaires du barrage étaient donc des militaires de Kigali, des gens du Président, accompagnés de Français.

Il y avait là une queue de véhicules qui attendait un contrôle. La tension était à vous couper le souffle. De loin j’ai aperçu les autos blindées prêtes à attaquer. Avec comme chauffeurs des militaires blancs. Mes amis canadiens ont chuchoté : « les Français »… Nous avons vu les militaires qui contrôlaient, les miliciens qui tenaient les barrières en agitant les machettes dans tous les sens. Mon vieux protecteur m’a regardé dans le rétroviseur d’un œil qui me rappelait que je devais garder le calme et le sang froid comme le jour où je suis arrivée chez eux sous une pluie de lances et de bambous bien aiguisés.

Les prières ne venaient plus en moi, je me croyais déjà morte. On avançait d’un ou deux mètres après le départ d’une voiture. Je me suis rendue compte que parmi les militaires il y avait des Français qui deman­daient aussi les cartes d’identités des Rwandais où figurait la mention « hutu », « tutsi », ou « twa ». Les Tutsi se faisaient sortir de la voiture et les militaires français les remettaient aux mains des miliciens agacés qui les coupaient à coups de machettes et les jetaient dans une rigole au bord de la grande route asphaltée Ruhengeri-Kigali. Après le couvre-feu un camion-benne de la commune venait charger les cadavres et les mettre je ne sais où (probablement dans une des fosses communes que la FIDH (Fédération Internationale des Droits de l’Homme) a découvertes en janvier-février 1993 dans la commune Kigombe-Ruhengeri).

Malgré les consignes des frères de faire semblant de ne rien craindre, j’ai tout de même jeté un coup d’œil dans le rétroviseur de notre minibus Hiace pour voir ce qui se passait dans d’autres voitures et j’ai vu un Tutsi qui se faisait sortir d’une voiture un peu plus loin que la nôtre. Après la vérification de sa carte d’identité, un militaire français et un autre officier rwandais l’ont donné aux miliciens qui ont commencé tout de suite, devant ces voitures, à le frapper de leurs machettes et de toutes autres armes qu’ils avaient, comme des ntampongano (gourdins), pour le jeter après dans la rigole (tout cela vite fait pour s’attaquer aux suivants).

Quand j’ai vu cela, j’ai regardé autour de nous dans la rigole où j’ai aperçu quelques corps qui gisaient sans bruit (ils meurent tous sans bruit). J’ai fermé mes yeux jusqu’à ce que notre moteur ait tourné long­temps sans s’arrêter et j’ai compris que nous avions eu l’autorisation de partir sans perte puisque j’étais la seule à être visée. Personne de notre voiture n’a commenté ce qui s’est passé, juste le frère directeur qui a de­mandé une petite prière dans nos cœurs pour ces gens qui se faisaient tuer.

Géraud de la Pradelle

C’était à quelle date ?

Immaculée Cattier

En avril, je ne me souviens pas précisément de la date. C’était à la mi-avril 1991.

Géraud de la Pradelle

Les militaires qui contrôlaient les papiers, c’étaient des Rwandais, des Français ?

Immaculée Cattier

Des Français et des Rwandais.

Catherine Coquio

Vous souvenez-vous, à peu près, de la proportion des soldats français et des soldats rwandais ?

Immaculée Cattier

Deux blindés étaient conduits par les Français et deux militaires français contrôlaient les papiers. Les miliciens autour attendaient.

Sharon Courtoux

Et les militaires français étaient dans quel uniforme ?

Immaculée Cattier

C’était la guerre, ils portaient tous des treillis.

Sharon Courtoux

C’était au mois d’avril ?

Immaculée Cattier

Oui, 1991.

Sharon Courtoux

Il est donc possible de retrouver les noms des Français qui dirigeaient des troupes sur place.

Géraud de la Pradelle

Est-ce qu’ils avaient des insignes militaires, des écussons, des badges sur la poche ?

Immaculée Cattier

Je ne peux pas vous dire parce que je ne pouvais pas les observer, je risquais d’attirer l’attention.

Géraud de la Pradelle

Ils ont eux-mêmes contrôlé des cartes d’identité ?

Immaculée Cattier

Oui, sauf dans notre voiture, puisque nous avions un ordre de mission.

Géraud de la Pradelle

Que faisaient-ils de ceux qu’ils sortaient des voitures après avoir vérifié leur carte ?

Immaculée Cattier

Ils les donnaient aux miliciens.

Sharon Courtoux

Et ils regardaient les miliciens frapper ?

Immaculée Cattier

Oui.

Sharon Courtoux

Sans réagir ?

Immaculée Cattier

Non. C’est eux qui les donnaient, c’est eux qui les livraient, les miliciens n’avaient pas le droit d’aller vraiment dans les voitures chercher les personnes, les personnes montraient les cartes d’identité aux officiers rwandais et français qui étaient devant.

[Carte de visite donnée par Jean Antoine Murzi à Immaculée]

Devant la Commission Mucyo, le 30 avril 2007, Pierre Jamagne a témoigné connaître aussi "Tony" Murzi :
"Le responsable de la sécurité à l’Ambassade de France à Kigali, Tony Murzi, avec qui Pierre Jamagne avait des contacts privilégiés s’était dit étonné de constater que l’Ambassade de Belgique ne prenait pas de mesures sérieuses de sécurité alors que celle de la France était au courant de ce qui se passe. « L’Ambassade de France suivait tout ce qui se passe dans les quartiers, elle avait un réseau d’information efficace », a-t-il déclaré. "
cf.Auditions Mucyo sur notre site.

Sharon Courtoux

Est-ce que vous êtes en mesure de retrouver les Canadiens qui vous ont protégée à l’époque ?

Immaculée Cattier

J’ai cherché à les contacter. Je sais qu’ils ont été plus tard menacés, qu’ils ont dû fermer leur école. J’ai la trace d’un d’entre eux, un ancien combattant de la Seconde Guerre Mondiale, qui m’avait dit qu’il voyageait avec une bouteille contenant un reste de bombe qu’il ferait exploser si jamais on cherchait à nous tuer. J’ai essayé de le joindre, je lui ai écrit. Mais il était très vieux, je pense qu’il n’est plus là. J’ai perdu la trace du directeur.

Géraud de la Pradelle

Vous avez déjà été amenée à témoigner de ces choses, devant des instances françaises quelconques ?

Immaculée Cattier

J’ai parlé avec plusieurs personnes, mais je n’ai pas témoigné officiellement. Jusqu’à récemment, j’avais un statut de réfugiée, et j’ai la charge de plusieurs orphelins. Il fallait que je me protège. Aujourd’hui, j’ai la nationalité française, je peux parler.

François-Xavier Verschave

Je voudrais simplement vous faire confirmer un point essentiel : au moins dans un cas, celui du Tutsi qui était dans la voiture derrière vous, vous avez vu que la remise par des militaires français aux miliciens se traduisait par une mise à mort instantanée ?

Immaculée Cattier

Peut-être les Français ne savaient-ils pas s’il allait mourir tout de suite ou après, mais ils savaient qu’il allait mourir. Je ne sais pas si les Français savaient ce qu’était une machette. Ce n’est pas un petit bout de plastique, et un gourdin avec des clous, ce n’est pas quelque chose qui vous caresse. Ils savaient bien ce qu’ils faisaient.

Sharon Courtoux

Et il y avait des gens, des corps, à côté de l’endroit où vous êtes passée ?

Immaculée Cattier

Peut-être pas morts vraiment, mais qui allaient mourir.

Géraud de la Pradelle

Qu’est-ce qui vous est arrivé après, quel a été votre parcours ?

Immaculée Cattier

Ce jour-là, les Canadiens m’ont déposée chez une famille que je connaissais à Kigali. Le vieux Canadien est revenu me voir le lendemain, pour me dire qu’il fallait que je trouve du travail. Je lui ai répondu que c’était impossible, que je devais me cacher. Finalement, il a été voir la coopération canadienne, et ils m’ont trouvé un bureau. Je suis restée comme ça un an, et puis ils m’ont donné une bourse d’études, pour que je puisse partir.

François-Xavier Verschave

L’un des éléments qui atteste d’une planification, et qui a été déjà maintes fois débattu, c’est l’existence de listes de personnes à abattre, qui s’étoffaient au fur et à mesure de la préparation du génocide. Or il me semble que, lorsque vous étiez à Kigali, après l’épisode que vous venez de décrire, vous avez eu connaissance par hasard du fait qu’un officier français de l’ambassade de France à Kigali connaissait très bien, non seu­lement l’existence de telles listes, mais les noms qui se trouvaient dessus. Pourriez-vous expliquer comment vous avez eu connaissance de cela ?

Immaculée Cattier

À Gisenyi, j’avais une amie, une veuve, que j’ai retrouvée à Kigali. Elle avait alors une liaison avec un attaché militaire de l’ambas­sade de France au Rwanda. Elle et moi avions une amie en commun, une fille qui travaillait au PNUD, à l’ONU. Elle se maquillait de telle sorte qu’en octobre 1990, les miliciens n’ont pas vu qu’elle était rwandaise, tout le monde pensait que c’était une étrangère qui travaillait à Kigali. Plus tard, ils se sont rendu compte qu’elle était Tutsi et ils ont décidé de l’éliminer. Le soir, elle rentrait du travail avec un minibus qui, lorsqu’il pleuvait, devait la laisser à quelque 800 mètres ou peut-être 1 kilomètre de chez elle, à cause de la boue. Elle finissait le chemin à pied. Un soir de pluie, le minibus l’a déposée à l’endroit habituel. Elle a marché quelque deux ou trois cents mètres et un jeune garçon est sorti d’une petite rue, entre les maisonnettes, l’a attrapée, étranglée, l’a fait tomber, l’a écrasée, l’a frappée avec des cailloux ramassés par terre. Et puis il est parti, vite, pour qu’on ne l’attrape pas, la croyant morte.

Une voiture est passée, un de ses voisins qui rentrait. Il l’a vue couchée dans la rue, l’a déposée à l’hôpital et a prévenu la gendarmerie. C’est petit le Rwanda, les nouvelles circulent rapidement. Quelques heures plus tard, j’étais déjà au courant qu’elle avait été assassinée. Mon amie et son copain français ont alerté le PNUD, qui a prévenu la police. Trois jours plus tard, elle sortait du coma et racontait son histoire, mais il n’y a pas eu de suite. L’ami français lui a dit qu’il fallait qu’elle s’enfuie, qu’elle quitte le Rwanda, que la prochaine fois, elle y passerait. Il a parlé des listes, et lui a dit que son nom y était. C’était en janvier 1992, cela faisait déjà quelques mois que j’étais à Kigali.

La jeune fille est partie, elle a fui. Nous l’avons accompagnée à l’aéroport. Avec l’ami français, elle a évité le contrôle, est passée par la voie des officiels, des ministres et des ambassadeurs. L’officier l’a accompagnée jusque dans l’avion. Nous avons fait enregistrer ses bagages, grâce à une complice qui travaillait à l’aéroport et n’a pas demandé à voir leur propriétaire. Après, sa maison a été fouillée, mais ils n’ont rien trouvé parce que le départ était bien préparé.

François-Xavier Verschave

Vous souvenez-vous du nom de cet officier français ?

Immaculée Cattier

J’ai même sa carte de visite.

François-Xavier Verschave

Pouvez-vous nous le dire ?

Immaculée Cattier

Il s’appelait… il s’appelle Antoine Murzi. J’ai cherché aussi à le contacter…

Sharon Courtoux

Quelle fonction sa carte de visite indique-t-elle ?

Immaculée Cattier

Attaché militaire à l’ambassade de France.

Sharon Courtoux

À l’ambassade de France à Kigali ?

Immaculée Cattier

Oui. Je l’ai revu après que la fille est partie. Au moment où il y a eu un terrible combat dans le Nord-Est au Mutara. Il est venu un soir m’attendre après mon travail, et m’a proposé de venir chez lui boire un verre. Je l’ai suivi. Il a commencé à me demander ce que je pensais de la guerre. Je lui ai répondu qu’il devait en savoir plus que moi. Je voyais bien qu’il cherchait à me faire parler de ma région, de ma famille. Je n’ai rien dit. Je lui ai même dit que c’était à lui de me donner des nouvelles de mes frères. Je provoquais. Il a insisté, me disant que je ne devais rien lui cacher. Il cherchait des informations, mais je n’ai rien dit. La radio criait qu’il fallait éliminer tous les Tutsi. Il m’a raccompagnée chez moi, je ne l’ai plus jamais revu. J’ai tenté de le contacter, depuis. J’ai appris qu’il était au Gabon.

Sharon Courtoux

À quel moment ?

Immaculée Cattier

Entre 1995 et 1996, j’ai cherché à le contacter, il était en Afrique.

Géraud de la Pradelle

Quel était le grade de ce conseiller, de cet officier ? Lieutenant, capitaine ?

Immaculée Cattier

Je ne peux pas vous dire, je sais qu’il était attaché militaire, c’est tout.

François-Xavier Verschave

S’agissait-il d’un attaché militaire parmi d’autres, ou était-il « l’attaché militaire de l’ambassade » ?

Immaculée Cattier

Je crois qu’il était un informateur des militaires français de l’ambassade.

Sharon Courtoux

Et vous avez encore sa carte ?

Immaculée Cattier

Oui, je l’ai encore

François-Xavier Verschave

Vous pouvez peut-être nous la faire circuler si vous voulez…

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