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Le socialisme, c’est le partage équitable ?

29 juillet 2013, 07:15

Mais si nous en avons fini avec la façon plate et inepte dont M. Dühring traite l’idée d’égalité, nous n’en avons pas fini pour autant avec cette idée elle-même et le rôle qu’elle joue : rôle théorique chez Rousseau notamment, rôle pratique et politique dans la grande Révolution et depuis, et aujourd’hui encore, important rôle d’agitation dans le mouvement socialiste de presque tous les pays. L’établissement de sa teneur scientifique déterminera aussi sa valeur pour l’agitation prolétarienne.

L’idée que tous les hommes en tant qu’hommes ont quelque chose de commun et que, dans la mesure de ce bien commun, ils sont égaux, est, bien entendu, vieille comme le monde. Mais la revendication moderne de l’égalité est fort différente de cela ; elle consiste bien plutôt à déduire, de cette qualité commune d’être homme, de cette égalité des hommes en tant qu’hommes, le droit à une valeur politique ou sociale égale de tous les hommes, ou tout au moins de tous les citoyens d’un État, de tous les membres d’une société. Pour que de cette idée première d’égalité relative, on pût tirer la conclusion d’une égalité de droits dans l’État et la société, pour que cette conclusion pût même apparaître comme quelque chose de naturel et d’évident, il a fallu que passent des millénaires, et des millénaires ont passé. Dans les communautés les plus anciennes, les communautés primitives, il pouvait être question d’égalité de droits tout au plus entre les membres de la communauté ; femmes, esclaves, étrangers en étaient tout naturellement exclus. Chez les Grecs et les Romains, les inégalités entre les hommes comptaient beaucoup plus que n’importe quelle égalité. Que Grecs et Barbares, hommes libres et esclaves, citoyens et protégés, citoyens romains et sujets de Rome (pour employer une expression large) pussent avoir droit à une valeur politique égale, eût nécessairement passé pour de la folie aux yeux des anciens. Sous l’Empire romain, toutes ces distinctions se dissipèrent peu à peu, à l’exception de celle des hommes libres et des esclaves ; il en résulta, pour les hommes libres tout au moins, cette égalité entre personnes privées sur la base de laquelle a évolué le droit romain, l’élaboration la plus parfaite que nous connaissions du droit fondé sur la propriété privée. Mais tant que subsista l’opposition entre hommes libres et esclaves, il ne pouvait être question de conclusions juridiques à partir de l’égalité humaine générale ; nous l’avons vu encore récemment dans les États esclavagistes de l’Union nord-américaine.

Le christianisme n’a connu qu’une égalité entre tous les hommes, celle du péché originel égal, qui correspondait tout à fait à son caractère de religion des esclaves et des opprimés. A côté de cela, c’est tout au plus s’il connaissait l’égalité des élus, sur laquelle on ne mit d’ailleurs l’accent que tout au début. Les traces de communauté des biens qui se trouvent également dans les débuts de la religion nouvelle, se ramènent plutôt à la solidarité entre persécutés qu’à des idées réelles d’égalité. Bien vite, la fixation de l’opposition entre prêtres et laïcs mit fin même à ce rudiment d’égalité chrétienne. - L’invasion de l’Europe occidentale par les Germains élimina pour des siècles toutes les idées d’égalité du fait qu’il se construisit peu à peu une hiérarchie sociale et politique d’une complication telle qu’on n’en avait jamais connu de pareille ; mais, en même temps, elle entraîna l’Europe occidentale et centrale dans le mouvement de l’histoire, créa pour la première fois une zone de civilisation compacte et, dans cette zone, pour la première fois, un système d’États de caractère avant tout national, qui s’influençaient réciproquement et se tenaient réciproquement en échec. Ainsi, elle préparait le seul terrain sur lequel on pût dans la suite des temps parler de valeur égale des hommes, de droits de l’homme.

En outre, le moyen âge féodal développa dans son sein la classe appelée, dans le progrès de son développement, à devenir la représentante de la revendication moderne d’égalité : la bourgeoisie. Ordre féodal elle-même au début, la bourgeoisie avait poussé l’industrie à prédominance artisanale et l’échange des produits à l’intérieur de la société féodale à un degré relativement élevé lorsque, à la fin du XV° siècle, les grandes découvertes maritimes lui ouvrirent une carrière nouvelle et plus vaste. Le commerce extra-européen, pratiqué seulement jusqu’alors entre l’Italie et le Levant, fut maintenant étendu jusqu’à l’Amérique et aux Indes et surpassa bientôt en importance tant l’échange entre les divers pays européens que le trafic intérieur de chaque pays pris à part. L’or et l’argent d’Amérique inondèrent l’Europe et pénétrèrent comme un élément de décomposition dans toutes les lacunes, fissures et pores de la société féodale. L’entreprise artisanale ne suffisait plus aux besoins croissants. Dans les industries dirigeantes des pays les plus avancés, elle fut remplacée par la manufacture.

Cependant, cette révolution puissante des conditions de vie économique de la société ne fut nullement suivie aussitôt d’une modification correspondante de sa structure politique. Le régime de l’État resta féodal, tandis que la société devenait de plus en plus bourgeoise. Le commerce à grande échelle, donc surtout le commerce international et plus encore le commerce mondial, exige de libres possesseurs de marchandises, sans entraves dans leurs mouvements, égaux en droit en tant que tels échangeant sur la base d’un droit égal pour eux tous, au moins dans chaque localité prise à part. Le passage de l’artisanat à la manufacture suppose l’existence d’un certain nombre de travailleurs libres, - libres d’une part des liens de la corporation et d’autre part, des moyens de mettre eux-mêmes en valeur leur force de travail, - qui peuvent contracter avec le fabricant pour la location de leur force de travail ; qui, partant, se trouvent en face de lui égaux en droit en tant que contractants. Enfin, l’égalité et la valeur égale de tous les travaux humains, parce que et en tant qu’ils sont du travail humain en général, trouvèrent leur expression inconsciente, mais la plus vigoureuse, dans la loi de la valeur de l’économie bourgeoise moderne, qui veut que la valeur d’une marchandise soit mesurée par le travail socialement nécessaire qu’elle contient [2]. - Mais là où les rapports économiques exigeaient la liberté et l’égalité des droits, le régime politique leur opposait à chaque pas des entraves corporatives et des privilèges. Privilèges locaux, douanes différentielles, lois d’exception de toute sorte frappaient dans leur commerce non seulement l’étranger ou l’habitant des colonies, mais assez souvent aussi des catégories entières de ressortissants de l’État ; des privilèges de corporations s’installaient partout sans avoir ni fin ni cesse, en barrant la route au développement de la manufacture. Nulle part, la voie n’était libre, ni les chances égales pour les concurrents bourgeois, - et, pourtant, c’était là la première des revendications et celle qui se faisait de plus en plus pressante.

Cette revendication : libération des entraves féodales et institution de l’égalité des droits par l’élimination des inégalités féodales, une fois mise à l’ordre du jour par le progrès économique de la société, ne pouvait manquer de prendre bientôt des proportions plus amples. Si on la présentait dans l’intérêt de l’industrie et du commerce, il fallait réclamer la même égalité de droits pour la grande masse des paysans qui, à tous les degrés de la servitude, à partir du servage complet, devaient fournir gratuitement la plus grande partie de leur temps de travail à leur gracieux seigneur féodal et en outre, lui payer ainsi qu’à l’État d’innombrables redevances. On ne pouvait, d’autre part, s’empêcher de demander pareillement la suppression des avantages féodaux, exonération fiscale des nobles, privilèges politiques des divers ordres. Et comme on ne vivait plus dans un Empire universel, comme l’avait été l’Empire romain, mais dans un système d’États indépendants, en relations l’un avec l’autre sur pied d’égalité, et placés à un niveau approximativement égal de développement bourgeois, il allait de soi que la revendication devait prendre un caractère général dépassant les limites d’un État particulier, et que la liberté et l’égalité devaient être proclamées droits de l’homme. Mais avec cela, ce qui dénote le caractère spécifiquement bourgeois de ces droits de l’homme, c’est que la Constitution américaine, la première à les reconnaître, confirme tout d’une haleine l’esclavage des hommes de couleur qui existait en Amérique : les privilèges de classe sont proscrits, les privilèges de race consacrés.

Cependant, on le sait, à compter de l’instant où la bourgeoisie sort de sa chrysalide de bourgeoisie féodale, où l’ordre médiéval se mue en classe moderne, elle est sans cesse et inévitablement accompagnée de son ombre, le prolétariat. Et de même, les revendications bourgeoises d’égalité sont accompagnées de revendications prolétariennes d’égalité. De l’instant où est posée la revendication bourgeoise d’abolition des privilèges de classe, apparaît à côté d’elle la revendication prolétarienne d’abolition des classes elles-mêmes, - d’abord sous une forme religieuse, en s’appuyant sur le christianisme primitif, ensuite en se fondant sur les théories bourgeoises de l’égalité elles-mêmes. Les prolétaires prennent la bourgeoisie au mot : l’égalité ne doit pas être établie seulement en apparence, seulement dans le domaine de l’État, elle doit l’être aussi réellement dans le domaine économique et social. Et surtout depuis que la bourgeoisie française, à partir de la grande Révolution, a mis au premier plan l’égalité civile, le prolétariat français lui a répondu coup pour coup en revendiquant l’égalité économique et sociale ; l’Égalité est devenue le cri de guerre spécialement du prolétariat français.

La revendication de l’égalité dans la bouche du prolétariat a ainsi une double signification. Ou bien elle est, - et c’est notamment le cas tout au début, par exemple dans la Guerre des paysans, - la réaction spontanée contre les inégalités sociales criantes, contre le contraste entre riches et pauvres, maîtres et esclaves, dissipateurs et affamés ; comme telle, elle est simplement l’expression de l’instinct révolutionnaire et c’est en cela, - en cela seulement, - qu’elle trouve sa justification.

Ou bien, née de la réaction contre la revendication bourgeoise de l’égalité dont elle tire des revendications plus ou moins justes et qui vont plus loin, elle sert de moyen d’agitation pour soulever les ouvriers contre les capitalistes à l’aide des propres affirmations des capitalistes et, en ce cas, elle tient et elle tombe avec l’égalité bourgeoise elle-même. Dans les deux cas, le contenu réel de la revendication prolétarienne d’égalité est la revendication de l’abolition des classes. Toute revendication d’égalité qui va au delà tombe nécessairement dans l’absurde. Nous en avons donné des exemples et nous en trouverons encore assez lorsque nous en viendrons aux fantaisies d’avenir de M. Dühring.

Ainsi, l’idée d’égalité, tant sous sa forme bourgeoise que sous sa forme prolétarienne, est elle-même un produit de l’histoire, dont la création suppose nécessairement des rapports historiques déterminés, lesquels, à leur tour, supposent une longue histoire antérieure. Elle est donc tout ce qu’on voudra, sauf une vérité éternelle. Et si aujourd’hui, dans l’un ou dans l’autre sens, elle est chose qui va de soi pour le grand publie, si, comme dit Marx, “ elle possède déjà la solidité d’un préjugé populaire”, ce n’est pas là l’effet de sa vérité axiomatique, c’est l’effet de la diffusion universelle et de l’actualité persistante des idées du XVIII° siècle.

Engels dans l’antiDuhring

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