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Lénine et la question des nationalités dans l’Etat ouvrier en voie de bureaucratisation

31 janvier 2010, 21:03, par Robert Paris

Léon Trotsky dans "Ma Vie" :

Le 5 mars, Lénine dicte un billet à mon adresse :

« Cher camarade Trotsky, je vous prie très instamment de vous charger de défendre la cause géorgienne au comité central du parti. Cette affaire est actuellement l’objet des « poursuites » de Staline et de Dzerjinsky et je ne puis me fier à leur impartialité. Même, c’est bien le contraire. Si vous consentiez à prendre la défense de cette cause, je pourrais être tranquille. Si, pour une raison ou pour une autre, vous n’acceptez pas, renvoyez-moi tout le dossier. J’en conclurai que cela ne vous convient pas. Avec mes meilleures salutations de camarade. Lénine. »

Mais pourquoi la question avait-elle pris tant d’acuité ? demandai-je. Il se trouva que Staline avait encore trompé la confiance de Lénine : pour se ménager un appui en Géorgie il avait organisé, à l’insu de Lénine et de tout le comité central, avec l’aide d’Ordjonikidzé et non sans le soutien de Dzerjinsky, un coup d’Etat contre les meilleurs éléments du parti, en alléguant mensongèrement l’autorité du comité central. Profitant de ce que Lénine malade ne pouvait avoir d’entrevues avec les camarades, Staline essayait de l’entourer de fausses informations.

Lénine avait chargé son secrétariat de réunir un dossier complet sur la question géorgienne et était résolu à se prononcer ouvertement. Il est difficile de dire ce qui l’avait le plus ému de la déloyauté de Staline ou de sa politique brutalement bureaucratique dans la question nationale. Probablement, la combinaison de l’une et de l’autre. Lénine se préparait à la lutte, mais il craignait de ne pouvoir parler lui-même au congrès, et cela le tourmentait.

— Si l’on s’entendait avec Zinoviev et Kaménev ? lui suggèrent ses secrétaires.

Mais Lénine fait un geste de contrariété. Il prévoit nettement que, dans le cas où il devrait abandonner le travail, Zinoviev et Kaménev constitueront avec Staline une « troïka » contre moi et que, par conséquent, ils le trahiront.

— Mais ne savez-vous pas ce que pense Trotsky de la question géorgienne ? demande Lénine.

— Trotsky au plenum [Assemblée plénière du comité central. —N.d.T.] s’est prononcé tout à fait dans votre esprit, répond Glasser qui avait été secrétaire au plenum.

— Vous ne vous trompez pas ?

— Non, Trotsky a accusé Ordjonikidzé, Vorochilov et Kalinine de ne pas comprendre la question nationale.

— Vérifiez cela encore une fois ! réclame Lénine.

Le lendemain, Glasser me remet à la séance du comité central qui se tenait dans mon logement, un billet où elle a résumé mon discours de la veille et elle termine par cette question :

— Vous ai-je bien compris ?

— Pourquoi avez-vous besoin de ça ? demandai-je.

— Pour Vladimir Ilitch, répond Glasser.

— Le résumé est juste.

Cependant, Staline suivait avec inquiétude nos échanges de billets. Mais, à ce moment-là, je ne devinais pas encore de quoi il s’agissait...

Glasser me communiqua ensuite ceci :

« Quand Vladimir Ilitch a lu les papiers que nous avions échangés, son front s’est éclairé : —Eh bien, maintenant, c’est une autre affaire ! —Et il m’a chargée de vous remettre tous les manuscrits qui devaient entrer dans la fabrication de sa bombe pour le XIIe congrès. »

Les intentions de Lénine étaient dès lors parfaitement claires pour moi : prenant exemple de la politique de Staline, il voulait dénoncer devant le parti, et sans rien ménager, le péril d’une dégénérescence bureaucratique de la dictature.

— Kaménev, dis-je à Fotiéva, part demain pour la Géorgie, il se rend à la conférence du parti. Je puis lui donner communication des manuscrits de Lénine pour l’engager à agir là-bas dans l’esprit qui convient. Demandez à Ilitch s’il faut le faire. Un quart d’heure après, Fotiéva revient, essoufflée :

— En aucun cas !

— Pourquoi cela ?

Vladimir Ilitch dit ceci : « Kamenev s’empressera de tout montrer à Staline et celui-ci cherchera un compromis frelaté pour nous tromper. »

— Ainsi donc, on en est arrivé si loin qu’Ilitch n’estime plus possible de conclure un compromis avec Staline, même sur une ligne juste ?

— Oui, Ilitch n’a pas confiance en Staline, il veut se prononcer ouvertement contre lui devant tout le parti. Il prépare une bombe.

Environ une heure après cet entretien, Fotiéva revint, m’apportant un billet de Lénine adressé au vieux révolutionnaire Mdivani et autres adversaires de la politique de Staline en Géorgie. Lénine leur écrivait :

« De toute mon âme, je m’intéresse à votre cause. Je suis indigné de la brutalité d’Ordjonikidzé et des connivences de Staline et Dzerjinsky. Je prépare pour vous des notes et un discours. »

Une copie de ces lignes m’était adressée, mais il y en avait une autre pour Kaménev. Cela m’étonna.

— Vladimir Ilitch a donc changé d’avis ? demandai-je.

— Oui, son état s’aggrave d’heure en heure. Il ne faut pas se fier aux déclarations rassurantes des médecins ; Ilitch a déjà du mal à s’exprimer... La question de la Géorgie le tourmente extrêmement ; il craint de se trouver au plus mal avant d’avoir pu rien entreprendre. En me remettant le billet, il a dit :

« Pour ne pas arriver trop tard, il faut agir ouvertement avant le temps. »

— Mais cela signifie que je puis maintenant causer avec Kaménev ?

— Evidemment.

— Dites-lui de venir me voir.

Kaménev arriva une heure après. Il était complètement désorienté. L’idée de la « troïka » Staline-Zinoviev-Kaménev était prête depuis longtemps. La pointe du triangle était dirigée contre moi. Le problème pour les conjurés était seulement de préparer une base d’organisation suffisante pour arriver au couronnement du groupe qui se serait déclaré l’héritier légitime de Lénine. Un tout petit billet suffisait pour crever ce plan. Kaménev ne savait quelle contenance prendre et il me l’avoua assez franchement.

Je lui donnai à lire les manuscrits de Lénine. Kaménev avait assez d’expérience comme homme politique pour comprendre immédiatement qu’aux yeux de Lénine il s’agissait non seulement de la Géorgie mais de tout le rôle joué par Staline dans le parti. Kaménev me donna des renseignements complémentaires. Il revenait justement de chez Nadejda Konstantinovna Kroupskaïa qui l’avait fait appeler. Très émue, elle lui avait dit :

— Vladimir vient de dicter à la sténo une lettre pour Staline dans laquelle il déclare qu’il rompt toutes relations avec lui.

Le motif immédiat avait un caractère à demi personnel. Staline faisait tout pour isoler Lénine des sources d’informations et manifestait, à cet égard, une grossièreté exceptionnelle à l’égard de Nadejda Konstantinovna.

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