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Grèves en Chine

29 juin 2010, 22:46, par Jérémy

Chine : le prolétariat en révolte contre « sa » dictature ?
18 Juin 2010 Par Jean-Philippe Béja

Grèves chez Honda au Guangdong, grèves et manifestations au Henan, à Chongqing, à Lanzhou, dans la région de Shanghai, doublement des salaires chez Foxconn à la suite d’une vague de suicides... Au mois de mai, la presse internationale a rapporté 27 grèves dans toutes les régions de Chine. Le mouvement ouvrier serait-il en train de s’éveiller dans l’un des derniers pays de « dictature du prolétariat » ? Nous trouvons-nous à la veille de la création d’un syndicat Solidarité dans l’Empire du Milieu ? Ou, comme l’affirment certains « experts », s’agit-il d’une stratégie des dirigeants clairvoyants du parti communiste consistant à réévaluer les salaires ouvriers afin de lutter contre la polarisation sociale et de relancer l’économie par la consommation ?

En réalité, les grèves qui agitent les entreprises étrangères ne sont pas une nouveauté. En 2006-2007, on parlait déjà d’une carence de travailleurs (mingong huangi) dans le delta de la Rivière des perles, et l’on avait assisté à une multiplication des conflits du travail, donnant parfois lieu à des négociations et à des accords signés par les multinationales avec les vrais représentants des ouvriers, par dessus le syndicat officiel. La crise financière ayant affaibli la capacité de marchandage des ouvriers, les usines ont procédé à des licenciements à grande échelle et ont obligé ceux qui voulaient continuer à travailler à accepter des réductions de salaires.

Lors du Nouvel an chinois 2009, la presse annonçait que vingt millions de travailleurs étaient retournés dans les provinces de l’intérieur. Le plan de relance de 4 trillions de yuans adopté à la fin 2008 a profité largement à ces provinces, se traduisant par le lancement de grands travaux d’infrastructure et de programmes immobiliers gros consommateurs de main d’œuvre. Une proportion relativement importante des travailleurs qui avaient quitté les régions côtières ont ainsi trouvé à s’employer plus près de chez eux. Le salaire y est certes inférieur, mais le coût de la vie aussi, et ils ne sont pas enfermés dans des usines à la discipline militaire.

Lorsque dans la deuxième moitié de 2009 les exportations sont reparties, on a été à nouveau confronté à la « carence de travailleurs ». Au lendemain du Nouvel an chinois de 2010, certaines usines du Guangdong ou du Zhejiang offraient des contrats garantissant la protection sociale, des augmentations de salaires (jusqu’à 15%), de meilleures conditions de vie[1], voire des billets de train gratuits etc. pour tenter d’attirer les ouvriers.

Cette carence conjoncturelle s’inscrit dans une tendance structurelle de réduction de la croissance démographique. On compte qu’à partir de 2015, la population active commencera à décroître, et notamment le nombre des 15-24 ans qui constituent l’essentiel de la main d’œuvre employée dans les usines produisant pour l’exportation. La main d’oeuvre restera naturellement abondante, mais on peut penser que cette réduction relative permettra aux travailleurs d’obtenir des améliorations tant au niveau des conditions de travail que des rémunérations.

La nouvelle classe ouvrière

Toutefois d’autres facteurs jouent un rôle dans les événements récents. On assiste à un changement de mentalité : les dagongmei et dagongzai ( terme hongkongais qui désigne ces jeunes travailleuses et travailleurs) d’aujourd’hui sont différents ceux de la génération précédente. Nés après le lancement des réformes, ils ont bénéficié de l’attention de leurs parents qui envoyaient une grande partie de leur salaire au pays pour assurer leur éducation.

Ils ont des attentes importantes : mieux informés que leurs parents, notamment grâce à la télévision et à l’internet, ils connaissent le mode de vie « moderne » et sont partis travailler dans les usines pour y goûter, non pour échapper à la misère. Une grande partie de ces travailleurs sont des stagiaires de lycées professionnels (zhong zhuan) qui doivent payer leurs études dont un an consiste en stage. Lorsqu’ils arrivent dans les usines, ils sont souvent déçus parce que, loin d’obtenir la formation qui leur permettrait d’obtenir une promotion, ils sont astreints à des travaux non qualifiés pour des salaires de misère (environ 800 yuans par mois).

Enfermés dans des logements à huit par chambre sans possibilité de sortir faute de temps et d’argent, soumis à une discipline militaire et, pour les jeunes ouvrières qui constituent la majorité de la main d’œuvre, aux avances sexuelles des petits chefs, la vie en usine leur apparaît de plus en plus insupportable. Quant aux bacheliers et aux diplômés des LEP, une fois recrutés dans les usines de la côte, ils doivent travailler plus de 10 heures par jour au moins six jours par semaine, faire des heures supplémentaires qui ne sont souvent même pas payées au tarif. Cette vie ne correspond pas à leurs attentes.

Le soir ou pendant leur jour de repos, leur seul loisir consiste à chatter sur internet et à échanger des SMS avec leurs amis. Aussi sont-ils informés de ce qui se passe non seulement sur leur lieu de travail, mais aussi dans l’ensemble de la Chine, grâce à la présence de « pays » dans de nombreuses régions. C’est en surfant sur le net qu’ils ont pris connaissance des mouvements de protestation qui ont agité le pays au cours des dernières années.

Ainsi, le fait que les grévistes de Honda aient convié leurs camarades à une « promenade dans l’usine » (gongchang sanbu) le 17 mai montre qu’ils connaissaient les mouvements (promenades) qui avaient mobilisé les classes moyennes de Xiamen en 2007 contre l’usine pétrochimique PX, ou les habitants des quartiers de Shanghai contre l’extension du train magnétique (maglev) en 2008. Grâce à l’omniprésence de l’internet, on voit ainsi se répandre un nouveau répertoire de la contestation. Tout cela montre que ces jeunes ouvrier(e)s sont capables de mettre en oeuvre des stratégies réfléchies visant à éviter les conflits ouverts avec le pouvoir.

Ainsi, lorsque la section de Foshan de la Fédération panchinoise des syndicats, la « courroie de transmission » du parti communiste, a envoyé ses gros contre les grévistes de Honda (Ironiquement, ils sont coiffés d’une casquette jaune !) elles se sont certes défendues, mais, au lieu de proclamer la création d’un syndicat autonome, elles ont revendiqué la « reconstruction » des syndicats, évitant d’aller à l’affrontement avec le pouvoir. Elles se sont également montrées très habiles dans la popularisation de leurs luttes, et les SMS appelant à la « promenade » demandaient aux ouvrières de rester à la porte de l’usine en attendant les représentants des médias [2]. Et après le début de la grève, l’une des négociatrices choisies par les ouvriers de l’usine Honda a demandé par téléphone à un professeur de l’université du peuple de Pékin de servir de conseiller juridique, ce qu’il a du reste accepté[3].

Toutefois, les grèves ne sont pas uniquement le fait des dagongmei « post-80 » (manière dont on désigne les jeunes en Chine) des régions côtières. Dans l’usine de Pingdingshan au Henan, une usine d’Etat socialiste typique, des ouvrières se sont mises en grève pour réclamer des augmentations de salaires. Agisssant de manière plus classique, elles ont affiché des portraits de Mao Zedong et de Zhou Enlai, écrivant sur leurs banderoles : « Parti communiste, notre mère, nous voulons manger, nous voulons survivre, nous nous opposons absolument à la bande noire dirigée par Zhang Xianshun et voulons qu’il soit dépouillé de tous ses emplois ! ».

Cette dénonciation de la corruption, cet appel à la tradition du Parti sont plus typiques du comportement de la classe ouvrière traditionnelle, composée d’employés des entreprises d’Etat. D’ailleurs, dans leur « appel à tous les ouvriers », elles citaient le discours de Wen Jiabao à l’Assemblée populaire nationale de mars dernier : « Notre premier ministre Wen Jiabao a dit que la justice et l’équité étaient encore plus brillantes que le soleil ».

Cette attitude est bien différente de celle des dagongmei du Guangdong. Toutefois, tout comme ces dernières, les ouvrières de Pingdingshan ont eu une confrontation violente avec les gros bras du syndicat officiel et elles déclaraient aux journalistes de Hong Kong venus les interviewer « Les syndicats sont encore pires que la mafia ! » (gonghui buru hei shehui). D’autres grèves ont eu lieu : à l’usine Weinibian de Lanzhou, les ouvriers se sont mis en grève le 28 mai. Leur slogan ? « Nous exigeons le respect ! Nous voulons vivre ». Le 19 mai à Suzhou, des grévistes ont été passés à tabac par la police. On le voit, les grévistes ne sont pas toujours triomphants.

Le succès des grèves chez Honda, la réponse de la direction de Foxconn à la vague de suicides dans l’entreprise (augmentation de 100% du salaire de base) signalent-ils l’apparition d’un mouvement ouvrier de grande envergure dans l’Empire du Milieu ? Il est encore trop tôt pour le dire, et rien ne prouve que les activistes qui ont dirigé les grèves et participé aux négociations avec la direction ne seront pas victimes de mesures de rétorsion tant de la part du patronat que de la part du pouvoir. Déjà, Honda a tapissé les murs de Foshan d’offres d’emploi, espérant remplacer les ouvriers grévistes par de nouveaux paysans venus des provinces de l’intérieur. On n’est encore bien loin de l’émergence d’un syndicat Solidarité en Chine.

Le parti communiste au secours du prolétariat ?

Certains observateurs se demandent d’ailleurs si le mouvement n’est pas la conséquence d’une stratégie délibérée d’un parti communiste inquiet de l’aggravation des inégalités et désireux de développer la consommation interne pour relancer l’économie. On sait qu’une partie des dirigeants, et notamment Wang Yang, le numéro un de la province du Guangdong où se trouve la majorité des joint-ventures produisant pour l’exportation, estime que la Chine ne peut plus se contenter de compter sur sa main d’œuvre à bon marché pour assembler des produits conçus ailleurs, et qu’il est temps pour elle de monter en gamme[4].

Les grèves représenteraient donc une aubaine.

Cette thèse est très contestable. S’il est vrai que le Parti a annoncé son intention de relancer la consommation interne, rien ne prouve qu’il songe à s’appuyer sur les prolétaires pour atteindre ce but. Certes, dans son discours à la dernière session de l’Assemblée populaire nationale, le premier ministre Wen Jiabao affirmait "Nous sommes encore confrontés à de nombreux problèmes d’injustice dans le domaine de la distribution des revenus et dans le secteur judiciaire. … Je ferai les plus grands efforts pour les résoudre pendant le reste de mon mandat »[5].

Mais les promesses de création d’une sécurité sociale pour tous les ouvriers de statut rural (nongmingong) sont restées lettre morte. En mars de cette année, la municipalité de Pékin a même fermé des écoles privées accueillant leurs enfants et ceux-ci se sont trouvés privés d’accès à l’éducation[6]. Et malgré les rumeurs qui l’affirmaient, aucune réforme du système d’enregistrement des résidences qui contribue à aggraver les inégalités, n’a été mise en œuvre. Rappelons qu’au moment des jeux olympiques de Pékin, les nongmingong qui avaient travaillé sur les chantiers des JO avaient été chassés de la capitale.

En outre, l’attitude des syndicats officiels semble indiquer que le pouvoir ne souhaite guère voir se multiplier les grèves. Enfin, rien ne dit que les déclarations de Wen Jiabao à des nongmingong de Pékin selon lesquelles le gouvernement et la société devraient les respecter et améliorer leur condition signifie un changement d’attitude ne resteront pas, comme précédemment, lettre morte[7].

Cependant, la Chine n’est pas aussi monolithique qu’on l’affirme parfois. Ainsi, si le pouvoir central ne semble guère pressé de prendre des mesures en faveur des exclus du « miracle », depuis un an, des voix se sont élevées dans les médias et dans l’intelligentsia, en faveur de réformes. A la veille de la session de l’Assemblée populaire nationale en mars dernier, un éditorial commun de treize journaux a dénoncé le système d’enregistrement des résidences (Hukou)[8], laissant espérer que le Parti entreprendrait des réformes permettant d’établir une certaine forme d’égalité entre les « ruraux » et les citadins. Rien n’est venu et le rédacteur-en-chef de l’un des journaux de Pékin qui avait lancé l’initiative a même été limogé[9] .

Un peu plus tard cependant, un rapport de l’université Tisnghua remettait en question le concept de stabilité défendu par le pouvoir, affirmant qu’il aboutissait à un cercle vicieux de la répression : « Plus on accorde d’importance à la stabilité sociale, plus une partie des gouvernements locaux ne peuvent supporter l’expression des intérêts des masses populaires ». Ce rapport demandait le respect des droits des citoyens et la possibilité pour eux de créer des « canaux indépendants » pour exprimer leurs opinions. Il concluait : « La défense de la stabilité (weiwen) ne doit pas devenir un instrument de défense des intérêts des forts »[10].

De nombreux blogueurs, des éditorialistes ont lancé des discussions sur la nécessité de créer ces canaux indépendants. Dans cette atmosphère, on comprend que les médias se soient intéressés aux suicides de Foxconn, , et que lorsqu’une grève a éclaté chez Honda à Foshan, les journaux du groupe « Nanfang jituan » lui aient accordé une couverture substantielle.

Comme à l’accoutumée, les autorités ont interdit aux journalistes d’écrire sur ce sujet ; mais, dans un processus désormais classique, les débats se sont poursuivis sur l’internet.

L’importance de ces événements s’est encore accrue lorsque les médias internationaux et les ONG de Hong Kong s’en sont emparés et ont posé la question de la durabilité du modèle de développement chinois. Nombreux sont ceux qui se demandent si ces conflits n’annoncent pas la fin du modèle selon lequel une main d’œuvre illimitée taillable et corvéable à merci travaille dans des conditions très dures à la fabrication des produits de consommation vendus dans le monde développé. Certains économistes parlent déjà d’augmentation des prix à la consommation, de délocalisation des usines du sud de la Chine vers d’autres pays en développement.

La fin de l’usine du monde ?

On n’en est pas encore là : il faut être conscient qu’une bonne partie des augmentations de salaires ne constituent qu’un rattrapage, d’autant plus nécessaire que la Chine commence à connaître une certaine reprise de l’inflation. En effet, les salaires dans le secteur industriel sont passés de 3,65% de la valeur totale des exportations en 1990 à 1,4% en 2000 pour n’atteindre plus que 0,81% en 2008[11]. On voit que les augmentations de salaires des ouvriers chinois ne risquent pas de se traduire par une hausse vertigineuse des prix des produits fabriqués dans l’Empire du Milieu. Le modèle économique ne semble donc pas menacé à court terme.

Mais l’émergence d’une conscience ouvrière qui se traduit par des mouvements de revendications et une demande de respect des droits est un fait nouveau qui modifie peut-être la donne politique. En se heurtant parfois violemment aux représentants des syndicats officiels, les activistes se rendent compte que le pouvoir se range plutôt du côté du patronat. On assiste donc à un réveil de la lutte des classes, et le Parti se retrouve plutôt du côté des classes possédantes que de celui du prolétariat. Sera-t-il capable d’acheter la paix sociale en convainquant les patrons d’entreprises nationales et multinationales de céder aux revendications matérielles des ouvriers ? Ou bien, le soutien de jeunes journalistes, de chercheurs et d’avocats conduira-t-il les activistes ouvriers à se ranger sous l’ombrelle du mouvement de défense des droits civiques qui s’est éveillé au début du siècle ?

La médiatisation des grèves a montré que le mouvement de revendication n’est pas isolé et qu’il rencontre un indéniable écho dans la population ainsi que dans certains secteurs des élites. Les autorités le considéreront-il comme une menace ? Ou au contraire profiteront-elles de l’apparition d’interlocuteurs représentatifs de la société pour engager un dialogue avec eux ou les coopter dans les syndicats officiels afin de renouveler leur légitimité ? L’avenir du régime dépend largement de la réponse à cette question.

La Chine est en train de montrer qu’elle n’est finalement pas si différente du reste du monde. Rappelons que dans les années 1980, une partie des jeunes ouvriers des usines sud-coréennes se sont révoltés contre la discipline militaire, les conditions de travail trop pénibles et les salaires insuffisants. Eux aussi représentaient une nouvelle génération plus exigeante que la précédente. Ils se sont battus pour obtenir la reconnaissance de syndicats indépendants, et leur mécontentement rencontrant celui des classes moyennes, ils ont représenté une force importante pour obtenir la démocratisation du pays. La Chine n’est pas la Corée du Sud, et le parti communiste n’est pas l’armée coréenne. Toutefois, il y a fort à parier qu’aujourd’hui les dirigeants chinois sont inquiets lorsqu’ils étudient l’histoire de leur voisin.

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