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Civilisations et révolutions dans l’Afrique antique

7 août 2010, 21:35, par Mathieu C.

Berceau de l’humanité, le continent africain a souvent été présenté comme celui de l’oralité. Faux. Bien avant l’Europe, des civilisations brillantes y inventaient des systèmes d’écriture parfois encore usités de nos jours

"En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle." Aussi belle et profonde que puisse être la pensée d’Amadou Hampâté Bâ, écrivain malien du siècle passé, elle repose sur un terrible malentendu. Oui, l’Afrique, plus que tout autre, est le continent de l’oralité, mais contrairement à un discours politique convenu - inspiré de plusieurs siècles de colonisation - elle n’est pas sans écriture. Loin de là. Ou, plutôt, au plus loin de l’humanité dont elle est le berceau, l’Afrique, via l’Egypte et la civilisation hiéroglyphique, pourrait bien être aussi à l’origine de la première écriture, avant celle de Mésopotamie (voir L’Express du 14 juillet dernier). "Ethnologues et linguistes ont fait d’extraordinaires avancées ces dernières décennies et, au-delà du cas égyptien, le continent africain a possédé plusieurs systèmes d’écriture antiques du côté du Soudan, de l’Ethiopie et en Afrique du Nord", explique Bertrand Hirsch, le directeur adjoint du Centre d’études des mondes africains (Cemaf). Revue de détail.
5. Afrique : des signes venus des sables

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Le Méroïtique
Le premier de ces systèmes d’écriture prend corps dans cette aire géographique qui s’appelait la Nubie, un vaste territoire qui a la particularité de partager le Nil avec l’Egypte. Là, quelque trois millénaires avant notre latin, dans le royaume koushite dit de Kerma, né au sud de la troisième cataracte du Nil, s’est développée une langue vraisemblablement parlée par les élites. "Nous en connaissons l’existence par l’intermédiaire d’une correspondance entre les souverains indigènes et les Egyptiens, où apparaissent des noms avec des éléments méroïtiques", explique Claude Rilly, du laboratoire Langage, langues et culture d’Afrique noire (Llacan/CNRS), et qui dirige la Section française de la direction des antiquités du Soudan. Mais après sa chute, vers 1500 av. J.-C., le royaume de Kerma, à l’exception de deux stèles, n’a pas laissé de vestiges. Les restes de l’empire sont rapidement colonisés par l’ennemi voisin. S’ouvre alors une période de fusion des cultures : les Egyptiens viennent construire des monuments majestueux, comme le temple d’Abou-Simbel, sous le règne de Ramsès II (1279-1213 av. J.-C.), tandis que les Koushites "s’égyptianisent". Ils adoptent certains dieux dans leur propre panthéon (Amon, Isis, Osiris) et s’émerveillent devant les hiéroglyphes. Pour autant, côté langue, le méroïtique ne semble pas abandonné, s’imposant comme le parler du peuple et du commerce alors que l’égyptien serait celui des hauts dignitaires. "Pourtant, les deux langues parfaitement répandues sont aussi différentes que le français et le turc", poursuit Claude Rilly, qui s’étonne de leur coexistence aussi longue. Parce que, si elle ne repasse pas les plats, l’Histoire tourne : au viiie siècle av. J.-C., les Koushites reprennent possession de leur territoire et, mieux, s’emparent de la Haute-Egypte. Le coeur du pouvoir se déplace de Napata vers Méroé, toujours plus au sud. Comme s’il s’agissait de mieux se démarquer de l’influence pharaonique. "En 250 avant notre ère émerge le royaume de Méroé, durant lequel se développe, enfin, une écriture méroïtique qui n’enregistre plus seulement quelques noms, mais l’ensemble de la langue", raconte le chercheur du Llacan. Cette nouvelle ère ne dure qu’une centaine d’années, mais va laisser aux archéologues un bon millier de documents scripturaux. Selon les linguistes, il existait deux écritures méroïtiques, l’une hiéroglyphique et l’autre cursive. La première est indéniablement d’inspiration égyptienne, même si les signes n’ont ni la même valeur ni la même direction : "Ils regardent en fin de ligne", explique joliment Claude Rilly. L’autre, dite "cursive", apparaît comme une variation du démotique, avec des hiéroglyphes simplifiés, "quasiment sténographiés".
Longtemps, le méroïtique est resté un mystère pour les archéologues. Il a fallu attendre presque un siècle entre sa découverte (1821) et son déchiffrement (1911) par le Britannique Francis Llewellyn Griffith. "Et encore, on sait lire l’écriture, mais on ne la comprend pas, précise Claude Rilly. Comme un bon latiniste sait lire du turc, mais ne le comprend pas pour autant." Avant d’estimer qu’aujourd’hui "à peine 5 % du vocabulaire et un tiers de la grammaire ont véritablement été déchiffrés". Pour avancer, il faudra du temps et la découverte d’autres vestiges, plus riches. Le méroïtique, langue originelle, purement phonétique, est bien une invention africaine. Elle supprime définitivement le dogme qui voudrait que ce continent n’ait pas été suffisamment intelligent pour créer une écriture propre et demeure un envoûtant mystère pour les archéologues.

L’écriture éthiopienne
Elle n’a pas de nom, son origine reste l’objet de conjectures, mais elle est mère de toutes les langues du pays. L’écriture antique éthiopienne serait née de part et d’autre de la mer Rouge, en symbiose avec le royaume de Saba. "On évoque souvent un substrat yéménite, sans plus de précision étant donné la rareté des inscriptions", explique Meaza Revol-Tissot, chercheuse à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco). Dès le ve siècle avant notre ère, les relations entre Saba et Erythrée ne font aucun doute : la langue, mais aussi les dieux et même l’emblème royal sont intimement liés. Jusqu’à la création en Ethiopie, au ier siècle apr. J.-C., du royaume d’Aksoum, avec sa propre langue, le guèze (ou éthiopien classique), qui va s’étendre de la province du Tigré à une partie de l’Erythrée. "Elle était la langue des milieux savants et de la religion, ce qui explique sa durée dans le temps, puisqu’elle va être utilisée jusqu’au xe siècle de notre ère", ajoute Meaza Revol-Tissot. Avant de préciser : "On peut la comparer au latin, puisque d’elle sont nés le tigrigna parlé au nord et surtout l’amharique, qui demeure, aujourd’hui, la deuxième langue sémitique la plus parlée au monde (après l’arabe) et la plus importante d’Ethiopie." Au point de jouer un rôle identitaire de premier ordre.

Le Libyque
Il persiste un doute sur son antériorité qui se compte, non en décennies, mais en siècles. Cette écriture, dite aussi "libyco-berbère", puise sa source au fond des grottes, dans des abris-sous-roche à vocation religieuse ou sur les monolithes que l’on croise, ici ou là, au milieu du désert du Sahel. Quelques inscriptions qui, plus tard, vont permettre de créer une écriture alphabétique propre aux Berbères, au coeur d’une immense aire géographique allant de l’Afrique du Nord au Mali. "Les traces les plus certaines, exhumées sur le site de l’actuelle Dougga (Tunisie), datent de 138 av. J.-C., mais des spécialistes estiment qu’elle remonte au viie siècle avant notre ère", explique Bertrand Hirsch. Une controverse chronologique sans fin, mais pas sans arrière-pensées : le libyque pourrait avoir une origine indigène, à savoir une genèse locale sans influence extérieure ; ou endogène, inspirée par un alphabet sémitique, probablement le phénicien. Mais dans le premier cas, il devient le substrat de l’identité berbère, celle qui revendique une histoire de l’Afrique du Nord avant l’arrivée des Arabes. Aujourd’hui, la théorie la plus aboutie serait celle d’une origine autochtone née d’un ensemble de signes appartenant à l’art géométrique, qui aurait été perfectionné par différents emprunts à d’autres langues pour donner un alphabet propre.
"L’autre caractéristique fondamentale de l’écriture libyco-berbère est d’avoir traversé le temps jusqu’à nos jours", raconte Mohamed Aghali-Zakara, de l’Inalco. En effet, ce "rameau libyque" s’est séparé, sous l’Antiquité, en trois alphabets qui "possèdent une évidente continuité scripturale", reprend le chercheur : oriental (Algérie, Tunisie, Libye), occidental (Maroc, une partie de l’Algérie, jusqu’aux îles Canaries) et saharien. De ce dernier est né le tifinagh, qui demeure l’écriture des Touaregs. A aucun moment il ne sert à fixer la mémoire historique ou à développer une quelconque littérature. "Là encore, le tifinagh est, pour le peuple du désert, une marque identitaire forte, qui a perduré parce qu’ils en ont eu un usage ludique", ajoute Mohamed Aghali-Zakara. Outre quelques inscriptions symboliques écrites par les adultes (marques de propriété, signatures), il s’apprend à l’adolescence, sur le sable, pour des jeux ou pour écrire de petits messages amoureux. "Leur usage s’apparente à celui des jeunes en Occident qui, frénétiquement, envoient des dizaines de textos par jour", conclut le spécialiste des Touaregs. De quoi relativiser la moderne toute-puissance de notre dieu "téléphone portable."

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