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D’où vient et où va Lutte Ouvrière (France) ?

18 novembre 2008, 20:32, par Robert Paris

Je me fait le plaisir de reproduire une lettre de Léon Trotsky à Jules Guesde

Robert Paris


Léon Trotsky

Lettre à Jules Guesde

11 Octobre 1916

A Monsieur le Ministre Jules Guesde, Ministre d’État.

Monsieur le Ministre,

Avant de quitter le sol français, assisté du commissaire de police, personnifiant les libertés à la garde desquelles vous veillez au sein du Ministère national, je crois de mon devoir de vous exprimer quelques pensées qui ne vous serviront probablement à rien à vous, mais pourront du moins servir contre vous.

En m’expulsant de France, votre collègue M. Malvy n’a pas eu le courage de me dire les motifs de cette mesure. De même, un autre de vos collègues, le Ministre de la Guerre, n’a pas trouvé bon d’indiquer les causes de l’interdiction du journal russe Notre Parole, dont j’étais un des rédacteurs et qui, pendant deux ans, a supporté toutes les tortures de la censure, fonctionnant sous le couvert de ce même Ministre de la Guerre.

Cependant, je ne vous dissimulerai pas que les motifs de mon expulsion n’ont pour moi rien de mystérieux : il s’agit de mesures répressives envers un socialiste internationaliste, un de ceux qui ne veulent pas assumer le rôle d’avocat ou d’esclave volontaire de la guerre impérialiste.

Mais les motifs de la mesure qui me frappe ne m’ont pas été donnés, à moi, l’intéressé ; ils ont, par contre, été exposés par M. Briand aux députés et journalistes.

A Marseille, un groupe de soldats russes mutinés, tuèrent en août leur colonel. La perquisition aurait révélé que quelques-uns de ces soldats possédaient des numéros de Notre Parole.

Telle est du moins la version de M. Briand dans sa conversation avec le député Longuet et le président de la Commission des Affaires Etrangères de la Chambre, M. Leygues, qui la transmit aux journalistes de la presse bourgeoise russe.

Certes, M. Briand n’a pas osé affirmer que Notre Parole, soumise à sa propre censure, fut la cause immédiate du meurtre de l’officier. Sa pensée peut être exprimée ainsi : Vu la présence en France de soldats russes, il est nécessaire de balayer le sol de la République de Notre Parole et de ses rédacteurs, car un journal socialiste qui ne sème point d’illusion ni de mensonge pourrait, selon la parole inoubliable de M. Renaudel - donner le " cafard " aux soldats russes et les pousser dans la voie dangereuse de la réflexion.

Cependant, malheureusement pour M. Briand, son explication repose sur un scandaleux anachronisme. Gustave Hervé, alors encore membre de la Commission administrative permanente de votre parti, écrivait l’année passée que si Malvy jetait hors de France les réfugiés russes, coupables d’internationalisme révolutionnaire, lui, Hervé, garantissait que l’opinion publique de ses concierges accepterait cette mesure sans aucune objection. Evidemment, on ne peut pas douter que l’inspiration de cette prophétie ne fût puisée par Hervé dans un des cabinets du Ministère. A la fin de juillet, le même Hervé chuchotait officieusement que je serais expulsé de France.

Vers la même époque - c’est-à-dire toujours antérieurement au meurtre du colonel à Marseille - le professeur Durkheim, président de la commission nommée par le gouvernement pour s’occuper des réfugiés russes, informait le représentant de ces derniers de la prochaine interdiction de Notre Parole et de l’expulsion des rédacteurs de ce journal (voir Notre Parole du 30 juillet 1916).

Ainsi tout fut préparé d’avance, même l’opinion publique des concierges de M. Hervé. On n’attendait plus qu’un prétexte pour frapper le coup décisif. Ce prétexte fut trouvé : les malheureux soldats russes, au moment opportun - dans l’intérêt de quelqu’un - tuèrent leur colonel.

Cette opportunité providentielle donne lieu à une supposition qui, je crains, pourra froisser votre pudeur ministérielle encore fraîche. Les journalistes russes qui se sont occupés particulièrement de l’incident de Marseille ont établi que dans cette affaire, comme presque toujours dans des cas semblables, un rôle actif a été joué par un agent provocateur. Il est facile de comprendre quel était son but, ou plutôt le but, poursuivi par les canailles bien rétribuées qui le dirigeaient. Un excès quelconque de la part des soldats leur était nécessaire, d’abord pour justifier ce régime de knout, quelque peu choquant pour les autorités françaises, ensuite pour créer un prétexte à des mesures contre les réfugiés russes qui profitent de l’hospitalité française pour démoraliser, pendant la guerre, les soldats russes.

On peut facilement admettre que les initiateurs de ce projet ne croyaient ni ne voulaient mener l’affaire aussi loin. Ils avaient probablement espéré atteindre des résultats plus amples avec des sacrifices moindres. Mais dans ces sortes d’entreprises, il entre toujours un élément de risque professionnel. Cependant, cette fois, les victimes furent non le provocateur lui-même, mais le colonel Krausé et ses meurtriers. Même les journalistes patriotes russes, hostiles à Notre Parole, ont émis la supposition que les exemplaires de notre journal ont pu être donnés aux soldats au moment voulu par ce même agent provocateur.

Essayez, Monsieur le Ministre, de faire, par l’intermédiaire de M. Malvy, une enquête dans ce sens ! Vous n’en espérez aucun résultat ? Moi non plus. Car, disons-le franchement, les agents provocateurs sont pour le moins aussi précieux à la prétendue "défense nationale" que les ministres socialistes. Et vous, Jules Guesde, après que vous avez pris la responsabilité de la politique extérieure de la Troisième République, de l’Alliance franco-russe avec ses conséquences, des prétentions morales du tsarisme, de tous les buts et méthodes de cette guerre, vous n’avez plus qu’à accepter, avec les détachements symboliques de soldats russes, les hauts faits nullement symboliques de S.M. le Tsar.

Au début de la guerre, lorsque les promesses généreuses étaient distribuées à pleines mains, votre plus proche compagnon, Sembat, avait fait entrevoir aux journalistes russes l’influence la plus bienfaisante des démocraties alliées sur le régime intérieur de la Russie. C’était d’ailleurs l’argument suprême par lequel les socialistes gouvernementaux de France et de Belgique essayaient, avec persévérance mais sans succès, de réconcilier les révolutionnaires russes avec le Tsar.

Vingt-six mois d’une collaboration militaire constante, de la communion des généralissimes, des diplomates, des parlementaires, des visites de Viviani et de Thomas à Tsarskoe-Selo, en un mot vingt-six mois d’ "influence" ininterrompue des démocraties occidentales sur le tsarisme, ont fortifié dans notre pays la réaction la plus arrogante, adoucie seulement par le chaos administratif, et ont en même temps extrêmement rapproché le régime intérieur de l’Angleterre et de la France de celui de la Russie. Les promesses généreuses de M. Sembat valent, comme on le voit, moins cher que son charbon. Le sort malheureux du droit d’asile n’apparaît ainsi que comme un symptôme éclatant de la domination soldatesque et policière aussi bien en deçà qu’au-delà de la Manche.

Le pendeur de Dublin, Lloyd George, impérialiste acharné, aux manières de clergyman ivre, et M. Aristide Briand, dont je vous laisse, Jules Guesde, le soin de chercher la caractéristique dans vos articles d’antan - ces deux figures expriment le mieux l’esprit de la guerre actuelle, son droit, sa morale avec ses appétits aussi bien de classe que personnels. Et quel digne partenaire pour MM. Lloyd George et Briand que M. Sturmer, cet Allemand vrai Russe, qui a fait sa carrière en s’accrochant aux soutanes des métropolites et aux jupes des bigotes de la cour. Quel trio incomparable ! Décidément l’histoire ne pouvait pas trouver pour Guesde-ministre de meilleurs collègues et chefs.

Est-il possible pour un socialiste honnête de ne pas lutter contre vous ! Vous avez transformé le parti socialiste en un chœur docile accompagnant les coryphées du brigandage capitaliste, à l’époque où la société bourgeoise - dont vous, Jules Guesde, vous étiez un ennemi mortel - a dévoilé jusqu’au fond sa véritable nature. Des événements, préparés par toute une période de pillage mondial, dont nous avons maintes fois prédit les conséquences, de tout le sang versé, de toutes les souffrances, de tous les malheurs, de tous les crimes, de toute la rapacité et la félonie des gouvernants, vous, Jules Guesde, vous ne tirez pour le prolétariat français que ce seul et unique enseignement : à savoir que Guillaume II et François Joseph sont deux criminels qui, contrairement à Nicolas II et à M. Poincaré, ne respectent pas les règles du droit international !

Toute une nouvelle génération de la jeunesse ouvrière française, de nouveaux millions de travailleurs éveillés moralement pour la première fois par les foudres de la guerre, n’apprennent que ce que veut bien leur en dire le livre jaune de MM. Delcassé, Poincaré, Briand. Devant ce nouvel Evangile des peuples, vous, vieux chef du prolétariat, vous êtes tombé à genoux et vous avez renié tout ce que vous avez appris et enseigné à l’école de la lutte de classes.

Le socialisme français, avec son passé inépuisable, sa magnifique phalange de penseurs, de lutteurs et de martyrs, trouve enfin - quelle chute et quelle honte ! - un Renaudel pour traduire au jour le jour, à l’époque la plus tragique de l’histoire, les hautes pensées du livre jaune en une langue de la presse de même couleur.

Le socialisme de Babeuf, de Saint-Simon, de Fourier, de Blanqui, de la Commune, de Jaurès et de Jules Guesde - oui, de Jules Guesde aussi ! - trouva enfin son Albert Thomas, pour délibérer avec Romanoff sur les plus sûrs moyens de s’emparer de Constantinople ; son Marcel Sembat pour promener son je m’en fichisme de dilettante au-dessus des cadavres et des ruines de la civilisation française ; et son Jules Guesde pour suivre, lui aussi, le char du triomphateur Briand.

Et vous avez cru, vous avez espéré que le prolétariat français qui, dans cette guerre sans idée et sans issue, est saigné à blanc par le crime des classes dirigeantes, supportera silencieusement jusqu’au bout ce pacte honteux passé entre le socialisme officiel et ses pires ennemis. Vous vous êtes trompé. Une opposition surgit. En dépit de l’état de siège et des fureurs du nationalisme qui, sous des formes diverses : royaliste, radical ou socialiste, conserve sa substance capitaliste toujours la même, l’opposition révolutionnaire avance pas à pas et gagne chaque jour du terrain.

"Notre Parole", journal que vous avez étranglé, vivait et respirait dans l’atmosphère du socialisme français qui se réveillait. Arraché du sol russe par la volonté de la contre-révolution, triomphante grâce au concours de la Bourse française - que vous, Jules Guesde, servez actuellement - le groupe de "Notre Parole" était heureux de refléter, même aussi incomplètement que nous le permettait votre censure, la voix de la section française de la nouvelle Internationale, surgissant au milieu des horreurs de la guerre fratricide.

En notre qualité d’"étrangers indésirables" qui avons lié notre destin à celui de l’opposition française, nous sommes fiers d’avoir essuyé les premiers coups du Gouvernement français, de votre gouvernement, Jules Guesde.

Avec l’opposition française, avec Monatte, Merrheim, Saumoneau, Rosmer, Bourderon, Loriot, Guilbeaux et tant d’autres, nous avons partagé l’honneur d’être accusés de germanophilie. L’hebdomadaire de votre ami Plekhanov, votre copartageant dans votre gloire aussi bien que dans votre chute, qui paraît à Paris, nous dénonçait chaque semaine à la police de M. Malvy comme agents de l’Etat-major allemand. Autrefois vous avez connu le prix de pareilles accusations, car vous avez eu vous-même le grand honneur de leur servir de cible. Maintenant, vous accordez votre approbation à M. Malvy, résumant pour les gouvernements de la défense nationale les rapports de ses mouchards. Or, mon casier politique contient une condamnation à l’emprisonnement toute récente, prononcée contre moi par contumace, pendant la guerre, par un tribunal allemand pour une brochure sur "La guerre et l’internationalisme".

Mais même au dehors de ce fait brutal, de nature à s’imposer au cerveau policier de M. Malvy, je crois avoir le droit d’affirmer que nous autres, internationalistes révolutionnaires, sommes des ennemis beaucoup plus dangereux pour la réaction allemande que tous les gouvernements de l’Entente.

En effet, leur hostilité contre l’Allemagne n’est qu’une simple rivalité de concurrents tandis que notre haine révolutionnaire contre sa classe dirigeante est irréductible.

La concurrence impérialiste peut aussi rapprocher les frères ennemis ; si les projets d’écrasement complet de l’Allemagne se réalisaient, l’Angleterre et la France chercheraient dans une dizaine d’années à se rapprocher de l’empire des Hohenzollern pour se défendre contre la puissance excessive de la Russie. Un futur Poincaré échangerait des télégrammes de félicitations avec Guillaume ou son héritier : Lloyd George maudirait, en son langage de clergyman et de boxeur, la Russie, ce rempart de barbarie et de militarisme ; Albert Thomas, en sa qualité d’ambassadeur de la France près du Kaiser, recevrait du muguet de la main des dames de la cour de Potsdam, comme cela lui est arrivé il y a quelque temps avec de grandes duchesses à Tsarskoe Selo. On sortirait de nouveau les banalités de tous les discours et de tous les articles d’aujourd’hui et M. Renaudel n’aurait qu’à changer, dans ses articles, les noms propres, ce qui est tout à fait à sa portée.

Quant à nous, nous resterions les mêmes ennemis jurés de l’Allemagne dirigeante que nous sommes maintenant, car nous haïssons la réaction allemande de la même haine révolutionnaire que nous avons vouée au tsarisme ou à la ploutocratie française et si vous osez, vous et vos commis aux journaux, applaudir Liebknecht, Luxembourg, Mehring, Zetkin, comme ennemis intrépides des Hohenzollern, vous ne pouvez pas ignorer qu’ils sont nos coreligionnaires, nos frères d’armes ; nous sommes alliés à eux contre vous et vos maîtres par l’unité indissoluble de la lutte révolutionnaire.

Vous vous consolez peut-être en pensant que nous sommes peu nombreux ? Cependant, nous sommes bien plus nombreux que ne le croient les policiers de tous rangs. Ils ne s’aperçoivent pas, dans leur myopie professionnelle, de cet esprit de révolte qui se lève de tous les foyers de souffrance, se répand à travers la France et toute l’Europe, dans les faubourgs ouvriers et les campagnes, les ateliers et les tranchées.

Vous avez enfermé Louise Saumoneau dans une de vos prisons, mais avez-vous diminué pour cela le désespoir des femmes de ce pays ? Vous pouvez arrêter des centaines de Zimmerwaldiens après avoir chargé votre presse de les couvrir une fois de plus de calomnies policières, mais pouvez-vous rendre aux femmes leurs maris, aux mères leurs fils, aux enfants leurs pères, aux infirmes leur force et leur santé, au peuple trompé et saigné à blanc la confiance en ceux qui l’ont trompé ?

Descendez, Jules Guesde, de votre automobile militaire, sortez de la cage où l’État capitaliste vous a enfermé, et regardez un peu autour de vous. Peut-être le destin aura une dernière fois pitié de votre triste vieillesse et pourrez-vous percevoir le bruit sourd des événements qui s’approchent. Nous les attendons, nous les appelons, nous les préparons. Le sort de la France serait trop affreux si le calvaire de ses masses ouvrières ne conduisait pas à une grande revanche, notre revanche, où il n’y aura pas place pour vous, Jules Guesde, ni pour les vôtres.

Expulsé par vous, je quitte la France avec une foi profonde dans notre triomphe. Par-dessus votre tête, j’envoie un salut fraternel au prolétariat français qui s’éveille aux grandes destinées. Sans vous et contre vous, vive la France socialiste !

11 octobre 1916.
Léon TROTSKY

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