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L’écrit, comme arme d’oppression et de domination, comme arme de mensonge, pas comme moyen scientifique

4 septembre 2018, 06:51

Lévi-Strauss, dans « Tristes tropiques » :

« C’est une étrange chose que l’écriture. Il semblerait que son apparition n’eût pu manquer de déterminer des changements profonds dans les conditions d’existence de l’humanité ; et que ces transformations dussent être surtout de nature intellectuelle. La possession de l’écriture multiplie prodigieusement l’aptitude des hommes à préserver les connaissances. On la concevait volontiers comme une mémoire artificielle, dont le développement devrait s’accompagner d’une meilleure conscience du passé, donc d’une plus grande capacité à organiser le présent et l’avenir. Après avoir éliminé tous les critères proposés pour distinguer la barbarie de la civilisation, on aimerait au moins retenir celui-là : peuples avec ou sans écriture, les uns capables de cumuler les acquisitions anciennes et progressant de plus en plus vite vers le but qu’ils se sont assigné, tandis que les autres, impuissants à retenir le passé au-delà de cette frange que la mémoire individuelle suffit à fixer, resteraient prisonniers d’une histoire fluctuante à laquelle manqueraient toujours une origine et la conscience durable du projet.

Pourtant, rien de ce que nous savons de l’écriture et de son rôle dans l’évolution ne justifie une telle conception. Une des phases les plus créatrices de l’histoire de l’humanité se place pendant l’avènement du néolithique : responsable de l’agriculture, de la domestication des animaux et d’autres arts.

Pour y parvenir, il a fallu que, pendant des millénaires, de petites collectivités humaines observent, expérimentent et transmettent le fruit de leurs réflexions. Cette immense entreprise s’est déroulée avec une rigueur et une continuité attestées par le succès, alors que l’écriture était encore inconnue. Si celle-ci est apparue entre le 4e et le 3e millénaire avant notre ère, on doit voir en elle un résultat déjà lointain (et sans doute indirect) de la révolution néolithique, mais nullement sa condition. À quelle grande innovation est-elle liée ? Sur le plan de la technique, on ne peut guère citer que l’architecture. Mais celle des Égyptiens ou des Sumériens n’était pas supérieure aux ouvrages de certains Américains qui ignoraient l’écriture au moment de la découverte. Inversement, depuis l’invention de l’écriture jusqu’à la naissance de la science moderne, le monde occidental a vécu quelque cinq mille années pendant lesquelles ses connaissances ont fluctué plus qu’elles ne se sont accrues. On a souvent remarqué qu’entre le genre de vie d’un citoyen grec ou romain et celui d’un bourgeois européen du XVIIIe siècle il n’y avait pas grande différence. Au néolithique, l’humanité a accompli des pas de géant sans le secours de l’écriture ; avec elle, les civilisations historiques de l’Occident ont longtemps stagné. Sans doute concevrait-on mal l’épanouissement scientifique du XIXe et du XXe siècle sans écriture. Mais cette condition nécessaire n’est certainement pas suffisante pour l’expliquer.

Si l’on veut mettre en corrélation l’apparition de l’écriture avec certains traits caractéristiques de la civilisation, il faut chercher dans une autre direction. Le seul phénomène qui l’ait fidèlement accompagnée est la formation des cités et des empires, c’est-à-dire l’intégration dans un système politique d’un nombre considérable d’individus et leur hiérarchisation en castes et en classes. Telle est, en tout cas, l’évolution typique à laquelle on assiste, depuis l’Égypte jusqu’à la Chine, au moment où l’écriture fait son début : elle paraît favoriser l’exploitation des hommes avant leur illumination. Cette exploitation, qui permettait de rassembler des milliers de travailleurs pour les astreindre à des tâches exténuantes, rend mieux compte de la naissance de l’architecture que la relation directe envisagée tout à l’heure. Si mon hypothèse est exacte, il faut admettre que la fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l’asservissement. L’emploi de l’écriture à des fins désintéressées, en vue de tirer des satisfactions intellectuelles et esthétiques, est un résultat secondaire, si même il ne se réduit pas le plus souvent à un moyen pour renforcer, justifier ou dissimuler l’autre. […]

Si l’écriture n’a pas suffi à consolider les connaissances, elle était peut-être indispensable pour affermir les dominations. Regardons plus près de nous : l’action systématique des États européens en faveur de l’instruction obligatoire, qui se développe au cours du XIXe siècle, va de pair avec l’extension du service militaire et la prolétarisation. La lutte contre l’analphabétisme se confond ainsi avec le renforcement du contrôle des citoyens par le Pouvoir. Car il faut que tous sachent lire pour que ce dernier puisse dire : nul n’est censé ignorer la loi.

Du plan national, l’entreprise est passée sur le plan international, grâce à cette complicité qui s’est nouée, entre de jeunes États - confrontés à des problèmes qui furent les nôtres il y a un ou deux siècles - et une société internationale de nantis, inquiète de la menace que représentent pour sa stabilité les réactions de peuples mal entraînés par la parole écrite à penser en formules modifiables à volonté, et à donner prise aux efforts d’édification. En accédant au savoir entassé dans les bibliothèques, ces peuples se rendent vulnérables aux mensonges que les documents imprimés propagent en proportion encore plus grande. »

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