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Qu’est-ce que la dialectique ?

9 septembre 2009, 23:13, par Robert Paris

La dialectique n’est ni une fiction ni une mystique mais la science des formes de notre pensée, quand cette pensée ne se limite pas aux soucis de la vie quotidienne mais tente d’appréhender des processus plus durables et plus complexes. La dialectique est à la logique formelle ce que, disons, les mathématiques supérieures sont aux mathématiques élémentaires.

Je vais tenter ici de cerner, sous la formé la plus dense possible, l’essentiel de la question. Dans la logique aristotélicienne le syllogisme simple part de A = A. Cette vérité est acceptée comme un axiome pour quantité d’actions pratiques humaines et pour des généralisations élémentaires. En réalité A n’est pas égal à A. C’est facile à démontrer ne fut-ce qu’en regardant ces deux lettres à la loupe : elles diffèrent sensiblement. Mais, dira-t-on, il ne s’agit pas de la grandeur et de la forme des lettres, c’est seulement le symbole de deux grandeurs égales, par exemple une livre de sucre. L’objection ne vaut rien : en réalité une livre de sucre n’est jamais égale à une livre de sucre : des balances plus précises décèlent toujours une différence. On objectera : pourtant une livre de sucre est égale à elle-même. C’est faux : tous les corps changent constamment de dimension de poids de couleurs etc., et ne sont jamais égaux a eux-mêmes. Le sophiste répliquera alors qu’une livre de sucre est égale a elle-même "à un instant donné". Sans même parler de la valeur pratique très douteuse d’un tel "axiome", il ne résiste pas non plus à la critique théorique. Comment en effet comprendre le mot "instant" ? S’il s’agit d’une infinitésimale fraction de temps, la livre de sucré subira inévitablement des changements pendant cet "instant". Ou bien l’instant n’est il qu’une pure abstraction mathématique, c’est-à-dire représente un temps nul ? Mais tout ce qui vit existe dans le temps ; l’existence n’est qu’un processus d’évolution ininterrompue ; le temps est donc l’élément fondamental de l’existence. Et l’axiome A=A signifie que tout corps est égal a lui même quand il ne change pas, c’est-à-dire quand il n’existe pas.

Au premier abord il peut sembler que ces "subtilités" ne sont d’aucune utilité. En réalité elles ont une importance décisive. L’axiome A=A est d’une part la source de tout notre savoir, de l’autre la source de toutes nos erreurs. On ne peut impunément manier l’axiome A=A que dans des limites déterminée. Quand la transformation qualitative de A est négligeable pour la tâche qui nous intéresse, alors nous pouvons admettre que A=A. C’est le cas par exemple du vendeur et de l’acheteur d’une livre de sucre. Ainsi considérons-nous la température du soleil. Ainsi considérions-nous récemment le pouvoir d’achat du dollar. Mais les changements quantitatifs, au-delà d’une certaine limite, deviennent qualitatifs. La livre de sucre arrosée d’eau ou d’essence cesse d’être une livre de sucre. Le dollar, sous l’action d’un président, cesse d’être un dollar. Dans tous les domaines de la connaissance, y compris la sociologie, une des tâches les plus importantes consiste à saisir à temps l’instant critique où la quantité se change en qualité.

Tout ouvrier sait qu’il est impossible de faire des objets absolument identiques. Pour l’usinage des cônes de roulement à bille on admet un certain écart inévitable, mais qui doit rester dans certaines limites (c’est ce qu’on appelle la tolérance). Tant que l’on se tient dans les limites de la tolérance, les cônes sont considérés comme égaux (A=A). Si on les franchit, la quantité se transforme en qualité ; autrement dit le cône ne vaut rien ou est inutilisable.

Notre pensée scientifique n’est qu’une partie de notre activité pratique générale, y compris technique. Pour les concepts aussi il y a des "tolérances", établies non par la logique formelle, pour qui A=A, mais par la logique issue de l’axiome selon lequel tout change. Le "bon sens" se caractérise par le fait qu’il franchit systématiquement les normes de tolérance établies par la dialectique.

La pensée vulgaire opère avec des concepts tels que capitalisme, morale, liberté, Etat ouvrier, etc., qu’elle considère comme des abstractions immuables, jugeant que le capitalisme est le capitalisme, la morale la morale, etc. La pensée dialectique examine les choses et les phénomènes dans leur perpétuel changement et de plus, suivant les conditions matérielles de ces changements, elle détermine le point critique au-delà duquel A cesse d’être A, l’Etat ouvrier cesse d’être un Etat ouvrier.

Le vice fondamental de la pensée vulgaire consiste à se satisfaire de l’empreinte figée d’une réalité qui, elle, est en perpétuel mouvement. La pensée dialectique précise, corrige, concrétise constamment les concepts et leur confère une richesse et une souplesse, j’allais presque dire une saveur, qui les rapprochent jusqu’à un certain point des phénomènes vivants. Non pas le capitalisme en général, mais un capitalisme donné, à un stade déterminé de son développement. Non pas l’Etat ouvrier en général, mais tel Etat ouvrier, dans un pays arriéré encerclé par l’impérialisme etc.

La pensée dialectique est à la pensée vulgaire ce que le cinéma est à la photographie. Le cinéma ne rejette pas la photo, mais en combine une série selon les lois du mouvement. La dialectique ne rejette pas le syllogisme, mais enseigne à combiner les syllogismes de façon à rapprocher notre connaissance de la réalité toujours changeante. Dans sa Logique, Hegel établit une série de lois : le changement de la quantité en qualité, le développement à travers les contradictions, le conflit de la forme et du contenu, l’interruption de la continuité, le passage du possible an nécessaire, etc., qui sont aussi importantes pour la pensée théorique que le simple syllogisme pour des tâches plus élémentaires.

Léon Trotsky

dans "Défense du marxisme"

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