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Le génocide des Juifs d’Europe. Pour quelle raison ?

29 octobre 2009, 16:09, par Robert Paris

Au XXième siècle, y a-t-il une spécificité du génocide des Juifs d’Europe par rapport au génocide rwandais ?

Raul Hilberg - Quand, il y a environ dix ans, se déroula, au Rwanda, le massacre des Tutsis, je fus frappé par le fait que cela arriva par surprise, que c’était inattendu. Il y a de nombreux pays en Afrique : aux États-Unis ou en Europe, les gens ont même des difficultés à trouver ces pays sur une carte - particulièrement les États enfermés dans les terres, tel le Rwanda, petit pays habité par deux communautés, l’une tutsie, l’autre, quantitativement majoritaire, hutue. Dans le monde occidental, on ne comprenait pas pourquoi ces gens s’engagèrent dans une confrontation hostile. Après tout, ils parlaient la même langue et le pays, christianisé, était catholique. Ce n’était pas le facteur linguistique ou religieux qui pouvait fournir les raisons du conflit, si tant est qu’un conflit surgisse. Jusqu’à ce que, bien sûr rétrospectivement, on découvre les racines de l’antagonisme entre Hutus et Tutsis. J’ai noté également que l’Europe a été instrumentalisée par un groupe, dans le but de réduire l’autre à néant.
Même si des massacres ont pu avoir lieu dans les années qui ont suivi la période de l’après-guerre, tel au Timor-Oriental, dans d’autres pays reculés ou au Cambodge, le Rwanda a cette particularité qu’on y a massacré des hommes, des femmes et des enfants, dans le seul but de ne pas en laisser un seul survivre. La troisième caractéristique, qui coïncide avec le désastre survenu pour les Juifs d’Europe, c’est que cela s’est déroulé sans affecter les pouvoirs en place en Europe. Je le mentionne dans le dernier chapitre de mon livre : quand la Deuxième Guerre mondiale prit fin, à la libération des camps, les détenus dirent : « Plus jamais ça », « Nie wieder ». Cette notion du « Plus jamais ça » a été incorporée dans les conventions internationales pour décider de ne pas rester sans intervenir si un fait semblable se répétait... Eh bien, cette fois, cela s’est reproduit. Personne, en aucune manière, n’est intervenu pour l’empêcher. Si, pendant la Deuxième Guerre mondiale, on a fourni l’excuse de la priorité donnée à la guerre pour ne pas aider les Juifs, il n’y avait pas de guerre pendant le désastre du Rwanda. Pour moi, cette dimension est d’une importance suprême.

Le fait génocidaire n’est-il pas banalisé par la multiplication de ses représentations (cinéma, télévision...) ?

R. Hilberg - Le nombre de médias grand public - romans, mais particulièrement télévision et films de cinéma - qui prennent pour objet la question de l’holocauste est devenu important. Un livre peut être lu, en particulier un livre comportant des notes et annexes comme le mien, par des milliers de gens ou même par des dizaines de milliers de gens. Un film sera vu par des millions de gens. Aussi, cela engage d’énormes implications si le sujet apparaît à la télévision ou au cinéma, ou même dans un roman à succès. La question qui se pose et qui devient importante est de savoir si, dans une représentation fictionnelle, ou même dans une sorte de reportage, l’histoire est submergée . La réponse est que des faits d’une extrême complexité sont abandonnés par nécessité, parce que le temps à l’écran est très limité et que ce n’est pas possible d’y intégrer les sources matérielles qu’on trouve dans ce qui est imprimé. Le film de Lanzmann, Shoah, après montage intégral, dure neuf heures, mais si vous lisez le livre, il s’agit d’un livre court qui inclut tout ce qui est dit dans le film. Qu’il s’agisse de films de fiction, de romans ou de documentaires, ils sont une condensation, une simplification de faits historiques, et nous devons reconnaître que les gens absorbés par le travail et la vie active n’ont pas le temps de lire toute la complexité des mesures impliquées dans la destruction massive de gens. Ils ne peuvent en extraire qu’une vague idée, essentiellement celle que ce fut la mort de millions de gens - spécialement dans un film. La fiction prend pour point central l’individu et, dans le processus de décision, c’est toujours l’impact que les mesures de destruction ont sur lui qui est montré. L’intérêt du lecteur se portera sur les victimes ou sur les bourreaux. Il y a une différence fondamentale entre un livre de recherche sur le sujet et un livre qui remporte un succès.

Pouvez-vous revenir sur votre titre : l’usage du mot destruction dans la définition de l’entreprise génocidaire. Que pensez-vous de l’usage plus courant de mots tels extermination ou holocauste ?

R. Hilberg - J’ai choisi le mot destruction parce que c’était un mot neuf et juste. Je ne voulais pas de mot qui porte accusation d’un côté ou ces mots qui, en anglais, impliqueraient que les Juifs sont des sous-hommes. Le mot extermination, en anglais, se réfère à la vermine. Il y a des entreprises spécialisées dans l’extermination des cafards ou des rats et qui sont appelées entreprises d’extermination. Puisque j’écris en anglais, j’ai rejeté le mot extermination. Quant à holocauste, c’est un mot qui vient de l’Antiquité. Il a des racines dans les pratiques religieuses et veut dire brûler en totalité. Il y a un élément dans la description qui peut conduire à utiliser le mot holocauste parce que les corps des Juifs ont été brûlés après avoir été assassinés, c’est ce qu’on voit en ouvrant les fosses ou dans les camps à Treblinka, à Sobibor, à Auschwitz... L’origine du mot rappelle quand même ce sacrifice religieux, où les hommes tuaient un animal et l’offraient aux dieux. Quand les anciens Grecs qui, pour la plupart, étaient paysans, offraient un animal en sacrifice afin d’éviter que la colère des dieux, ils devaient sacrifier l’animal en entier. C’est là l’origine du mot holocauste. Et ce n’est pas un mot pour moi, car je rejette l’idée que les Juifs aient été sacrifiés. À l’intérieur de la communauté juive, cette notion de sacrifice existe encore aujourd’hui et je la rejette parce que, sur le fond, je suis athée.

Propos recueillis et traduits par Laura Laufer

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