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Révolte au Mali contre Moussa Traore

14 mai 2009, 19:08

Ceux qui croient que la révolution est une chimère et un événement passé, ceux qui croient que l’histoire est finie, ceux qui ont trouvé leur place dans ce monde, même en marge, ceux qui sont satisfaits, même d’être insatisfaits, préfèrent ignorer ou oublier des insurrections comme celle du Mali. Sa brièveté et sa jeunesse sont la seule poésie d’aujourd’hui, de l’art hilare, de l’explosion de vie.

Le 7 janvier 1991, le gouvernement du dictateur Moussa Traoré signe un « accord de paix » avec les nomades rebelles touaregs, qui guérillent au nord du pays. Dans la capitale, Bamako, les manifestations et grèves expliquent ce besoin de répit de l’Etat. Est-ce une manifestation violemment réprimée le 19, l’arrestation d’un leader étudiant, la rumeur de cette arrestation, ou plus probablement le charme des vitrines, la beauté des jeunes filles et des jeunes gens, l’émulation réciproque d’une vivacité d’allure et d’esprit ? L’émeute du 20 janvier dure tout le 21. D’autres pays, d’autres mœurs, disent les imbéciles qui font allusion aux traditions de la soumission. Les émeutiers du monde entier nous permettent aujourd’hui d’affirmer le contraire. Les mœurs sont les mêmes. La jeunesse malienne a simplement montré que, quitte à y aller, autant y aller pour de bon. Pharmacies d’Etat, villas, bâtiments publics, éventrés, vidés puis grillés, comme les entrailles d’un poulet, en témoignent. De 4 à 6 morts, des centaines d’arrestations (dont des dizaines d’enfants de moins de douze ans), la situation est « insurrectionnelle », comme le déclare l’information non sans stupeur.

Tout s’est arrêté aussi brusquement que ça a commencé. Ceux qui se souviennent vaguement d’une insurrection au Mali, en 1991, penseront ici que c’est fini, comme tous ceux qui s’y sont intéressés alors. Ceux qui se souviennent des dates diront : mais non, l’insurrection de Bamako, ce n’était pas en janvier ! Car ceux qui se souviennent de mars ont oublié le hors-d’œuvre de janvier. Si notre mémoire milite aussi activement contre notre conscience, comment pourrons-nous, un jour, prévoir et préparer le dépassement d’une insurrection comme celle du Mali ? D’autant que l’état des mémoires et des consciences doit être à peine meilleur dans les rues de Bamako.

Mais tout de même, le plat de résistance qu’a mijoté cette verte jeunesse dépasse en saveur la plupart des entreprises connues. Et la richesse du goût ne réside pas dans le seul piment, qui y est pourtant généreux. C’est le 20 mars que tout reprend. Loin de l’information, à Sikasso et Dioïla, les émeutes du printemps éclatent. Le 22, elles gagnent la capitale. Si elles ont, depuis, effacé dans les mémoires celles de janvier, à ce moment-là elles les ont certainement rallumées, au moins dans la mémoire de Moussa Traoré. Surpris et débordé alors, il décide cette fois la plus brutale fermeté. Aussi fait-il tirer dans cette foule indocile, si mobile. Mais celle-ci, où plus on est jeune plus on semble aguerri, ne se laisse pas intimider, au contraire. Là où presque partout dans le monde tout s’arrête dans le deuil et la soumission retrouvés qu’exaltent les politiciennes pleureuses professionnelles et les oraisons funèbres d’éditorialistes qui se prennent pour des dramaturges, à Bamako, c’est le contraire. Comme en Iran en 1978, le feu de l’armée mue la colère en rage. L’insurrection explose comme si la répression avait bafoué l’honneur des frondeurs, et le corps du mouvement en s’étirant avec volupté mesure sa grandeur. Partout, barricades et pillages occupent la rue. Le luxe de la dévastation le dispute à la dévastation du luxe. Sur cette imprévue riposte, l’Etat décrète le couvre-feu. La grève générale est aussitôt déclenchée. Les 23 et 24, les deux camps sont à fond dans la bataille mais ni l’armée ni la police, d’un côté, ni les enfants ni les adolescents, de l’autre, ne reculent. Délicieuse découverte du monde grand ouvert au milieu des rues tenues depuis trois jours ! Et là, l’un des moments les plus doux est l’imperceptible instant, incompréhensible instant où la peur de mourir change de camp. Le 25, le meeting permanent attaque. Il y a déjà au moins 150 morts, mais les insurgés prennent d’assaut la prison, et libèrent tout le monde. Bien entendu, ils sont dans un monde où une certaine forme d’incarcération est généralisée, et donc où survivent beaucoup de prisonniers qui ont plus peur de la vie que de la prison. Les insurgés de Bamako ont dû être bien surpris que tout le monde ne veuille pas la liberté qu’ils pratiquaient là.

Le 26 mars, à 1 heure du matin, Moussa Traoré est arrêté. D’autres militaires ont compris que, pour sauver l’Etat et leur peau qui y est collée, il fallait lâcher leur serment de fidélité et trahir le dictateur qu’ils servaient. La journée du 26 a été celle du grand festin. Là, les vainqueurs ont joui. La vengeance a été impunie. Le pillage a été complet. Bombance, passion, dispute, vive la richesse, vive la vie, quelle fameuse journée !

Pour une fois, l’information occidentale fourmille d’anecdotes joyeuses et comiques (cette photographe occidentale qui se fait taxer par une bande de moins de douze ans, et comme cette radine ne leur donne que l’équivalent de 10 francs français, alors qu’ils veulent l’essence de sa voiture pour brûler, ils lui envoient à la gueule... un pot de moutarde). Bouche bée, elle encaisse un événement dont les acteurs pensent plus vite qu’elle. Elle n’a pas eu le temps d’installer ses démocrates. Ceux qui feraient l’affaire sont d’ailleurs restés cachés. La lourdeur de son discours la laisse toujours à la veille de ce qui se passe. Et comme ce qui se passe est agogique, exponentiel, fulgurant, elle fait comme tous ceux qui commencent à craindre pour leur peau : elle tâche de suivre. Comprendre et récupérer seront pour plus tard, où il s’avérera d’ailleurs qu’il vaut mieux et qu’il aurait mieux valu occulter.

Les nouveaux militaires promettent tout : impunité aux émeutiers, châtiments de leurs ennemis non lynchés, prospérité et démocratie. Les propriétaires ont été dépouillés, et leur vie n’est encore que le tremblement devant la mort. Il y a même un « expert financier » qui « lâche en privé » (au ’Monde’, 31 mars) : « Finalement, les pillards ont bien fait. Au moins, les gens auront de quoi se nourrir pendant les prochains mois. Vu le chaos économique qui s’annonce, ce n’est pas plus mal ! » L’ampleur de la razzia a donc été telle que les économistes mêmes préfèrent applaudir ce qui est leur arrêt de mort. La peur a été loin, car tout est allé si vite, si fort : « En Conseil des ministres, Roland Dumas [ministre français des Affres étranges] a estimé à près de 2 000 (bien deux mille !) le nombre des victimes dans tout le pays. » Voilà apparemment un ministre impressionné. Le 19 avril, le bilan officiel s’établit à 112 morts et 822 blessés.

Mais comme les enfants du Mali sont des seigneurs, ils n’ont pas oublié le dessert. Les 27 et 28 avril, une nouvelle émeute rappelle l’ambiance des fameuses journées de mars. C’est une grève de la police. Les écoliers font la circulation. Ils sont donc des casseurs de grève pour les policiers. Les policiers vont casser leurs écoles en représailles. Mais en représailles des représailles, les écoliers détruisent tous les commissariats de Bamako, en quarante-huit heures. Depuis dix ans, les grèves de flics, matons, juges, entre autres professions de défenseurs de ce monde, ont révélé ce que la grève pouvait avoir aussi de conservateur. Lorsque les enfants de Bamako règlent la circulation, ils ridiculisent la grève policière et signifient qu’une police est inutile. Régler la circulation est en effet la seule tâche de police qui peut s’effectuer sans police, c’est-à-dire sans coercition. Les enfants de Bamako ont prouvé que ceux qui circulent peuvent y pourvoir eux-mêmes, c’est un jeu d’enfant. Par ailleurs, nous sommes contre les casseurs de grève, excepté dans le cas de la profession des casseurs de grève, où nous n’avons de sympathie que pour les casseurs de la profession. La suite de cette émeute a été la savoureuse anticipation d’une situation fertile : plus d’écoles, plus de commissariats.

Tant de fraîcheur et de négativité mérite bien d’être occulté. Tant de vigueur et d’intelligence mérite bien d’être combattu. Mais contrer frontalement ce mouvement paraît impossible. Il faut donc le laminer. Les nouveaux gouvernants maliens, leurs alliés dans le monde et l’information occidentale n’ont d’abord pu qu’enrayer la vengeance. Puis, dès fin mai, ils ont recouru à l’expédient de la diversion que Moussa Traoré avait lâché à l’aube de sa chute : la guerre contre les Touaregs, qui s’embrigadent en guérillas, est la forme primaire et première de répression indirecte des insurgés de mars.

Quant à ces insurgés, ils digèrent en dormant. Leur réveil menace d’être gargantuesque, et tous leurs ennemis directs le savent. L’occultation et l’oubli sont ainsi la loi que les cadres de la récupération et de la répression s’efforcent d’inoculer, et pour que la Belle au bois dormant ne se réveille surtout pas, à eux-mêmes d’abord. Ne résistons donc pas, en conclusion, au faible jeu de mots qui forme la devise de ces ennemis : honni soit qui Mali pense.

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