Accueil > ... > Forum 27180

Balzac, peintre de la bourgeoisie française

13 mars 2015, 09:45

Comme l’a montré Pierre Barbéris, les romans de La Comédie humaine se situent au moment précis où la bourgeoisie d’affaires se trouve comme étonnée de prendre le pouvoir. Ses valeurs, jusqu’alors, restaient celles du travail et de l’économie familiale. La voici quasiment contrainte de découvrir les nécessités de la haute finance et, abritant dans ses coffres le dieu ravageur qui s’apprête à gouverner la vie de millions d’hommes, la voici aussi maîtresse d’une morale nouvelle. Après le texte de P. Barbéris qui montre clairement ces mécanismes et se clôt sur l’évocation de Zola, nous publions quelques extraits significatifs des trois grands romans de Balzac indispensables à une réflexion sur l’argent, évoquant respectivement les figures de l’avare, du banquier et de l’usurier : Eugénie Grandet, La maison Nucingen, Gobseck.

Ce n’est pas seulement parce que Balzac n’ayant eu à vivre, lui, qu’avec les rentes, les billets à ordre, les traites, etc., ne voyait guère la réalité économique que sous cet angle boutiquier, que les rares entreprises industrielles de la Comédie humaine ont toutes un caractère familial et paternaliste. La grande entreprise de structure collective et consommatrice de capitaux n’apparaît qu’aux limites de la vision romanesque, dans un demi-jour qui traduit bien son caractère encore exceptionnel et insolite.[…]

La bourgeoisie a de l’argent, est capable d’en gagner plus encore, mais dans l’ensemble elle ne semble pas souhaiter aller au bout d’elle-même et de cet argent. Elle reste et elle voudrait rester une bourgeoisie de gagne-petit, sans se rendre clairement compte que son élan la porte à se nier, à se dépasser comme classe de la mesure et de la raison. Ses propres virtualités l’inquiètent, et cette inquiétude fait à la fois sa force, sa permanence, sa valeur morale, son impuissance partielle, son déchirement. Les monopoles en gestation menacent la liberté bourgeoise, autrefois construite face aux prétentions aristocratiques et aux empiètements des rois. Cette menace est sentie, vécue plutôt, mais c’est le génie de Balzac d’avoir fait percevoir que rien n’empêcherait l’histoire de se faire. […] La bourgeoisie devient puissante, non plus seulement en dévorant de l’aristocrate, mais, à partir d’un certain moment, déjà en dévorant du bourgeois.

Cette vision de Balzac situe admirablement le présent et l’avenir dont il est gros. Ce n’est certes pas une vision réjouissante, c’est, comme dans le Père Goriot, « tout un peuple de douleurs », et nous voici loin de Clochegourde et de la chère vallée ; nous voici loin du rêve de la petite maison de campagne ; M. de Mortsauf doit bien rire. Et l’on comprend que Balzac, parfois, voulant prendre du recul par rapport à ce bourbier où le progrès engendre la mort, se prenne de sympathie pour ces vieux gentilshommes qui, ayant cessé de signifier la vie et ses risques, peuvent signifier la morale, une morale absolue mais facile, détachée de la lutte et de la création. Plus de problèmes pour la noblesse mais de nouveaux et angoissants problèmes naissent chaque jour pour la bourgeoisie. Et c’est bien la définition la plus profonde qu’on ait jamais donnée de ces deux classes que celle à laquelle conduit Balzac : l’une immobilisée par suite de la résolution de contradictions dépassées ; l’autre déchirée par l’apparition de contradictions nouvelles. L’unité n’est pas sortie de la chaudière. Des relances nouvelles sont apparues. L’avènement bourgeois ne signifie pas l’arrêt, le repos, la jouissance. L’avenir devient menace. On a vu Birotteau se dépasser lui-même, puis se trouver dépassé par Nucingen et Keller. Le capitalisme moderne n’est encore qu’en gestation. Le capitalisme balzacien est dans l’ensemble un capitalisme familial, mesuré, prudent, mais qui par sa dynamique conduit à sa propre absorption dans un ensemble plus vaste et plus allant. Il y a donc dans la Comédie humaine deux capitalismes : celui que Balzac voit autour de lui, le plus répandu, et puis l’autre, le capitalisme de demain, qui existe déjà, comme exception. Encore et toujours, il nous faut revenir à l’entrevue de Birotteau avec les Keller, rencontre de deux époques. Pour Birotteau, emprunter est une honte, un signe de faiblesse ; pendant des années il a financé lui-même son entreprise, il n’a jamais eu recours au crédit. Il s’agissait là d’un sage capitalisme personnel et qui ne dépassait jamais ses possibilités immédiates. A partir de 1850, les entreprises changeront de style et de méthode, feront appel aux banques, risqueront des investissements à long terme. C’est l’apparition des chemins de fer et le développement de la sidérurgie, sa conséquence immédiate, qui feront naître le capitalisme de commandite et de société. Il ne sera plus question alors de commis qui couchent à la maison et qui partagent la table des maîtres. Il ne sera plus question de comptes arrêtés par Madame en fin de journée. Mais Balzac mourra en 1850, date à laquelle les courbes de production commencent réellement à monter.

Le capitalisme balzacien est donc un capitalisme embryonnaire, proliférant, rongeur, souvent plutôt bizarre que monstrueux, saisi au niveau de l’expérience individuelle et familiale. Mais qu’on ne s’y trompe pas : ce capitalisme bon enfant, exceptionnellement vertigineux, n’est que la face bénigne du chancre qui commence à ronger non seulement la France mais l’Europe. Au capitalisme limité, familial, n’excluant pas encore les relations humaines et personnelles, succède un capitalisme anonyme qui se fond à l’air même qu’on respire et à la nature des choses. L’argent, concentré dans les banques et les sociétés, devient le maître invisible de centaines de milliers d’hommes.

Balzac fait entrevoir ce drame d’un genre nouveau, des capitaux sans visage investis dans une entreprise dont les travailleurs ignorent tout de leurs véritables maîtres : c’est l’histoire des mines de Wortschin. Quelque part en Europe, dans les Balkans, on extrait du plomb argentifère. On ne saura jamais quel consortium, international sans doute, a entrepris cette exploitation. On ne saura jamais exactement ce qu’étaient ces mines, ce qu’on y faisait, qui en avait commencé la mise en valeur. Nucingen a une part, et c’est tout. Sur le marché français, c’est lui qui est le « maître de Wortschin ». Qui sont ces hommes qui, là-bas, travaillent, et dont le labeur sert de matière première aux spéculations de l’Alsacien ? On ne le saura jamais. Ils n’ont pas de visage. Ils n’existent pas. Le romancier saisit ici sur le vif la nature même du capitalisme en plein essor : le travail des hommes devient marchandise, objet de troc et de trafic. On ne vend pas les hommes, mais le fruit de leurs peines. C’est l’esclavage moderne. Zola fera répondre aux mineurs de Germinal quand on leur demandera à qui sont les mines dans lesquelles ils travaillent :

— Hein ? à qui tout ça ? On n’en sait rien. A des gens. Et de la main, il désignait dans l’ombre un point vague, un lieu ignoré et reculé, peuplé de ces gens pour qui les Maheu tapaient à la veine depuis plus d’un siècle. Sa voix avait pris une sorte de peur religieuse, c’était comme s’il eût parlé d’un tabernacle inaccessible où se cachait le dieu repu et accroupi auquel ils donnaient toute leur chair et qu’ils n’avaient jamais vu.

Balzac romancier, Balzac visionnaire, lui, est du côté de ces gens, du côté de Nucingen, de Rastignac, des Ragon, de tant d’autres. C’est eux que Balzac a vus, non les mineurs, parce que c’est chez eux pour l’instant que se fait l’Histoire. Au temps de Zola, le capitalisme installé, solide, tournant rond, sera devenu comme un destin contre lequel essaie de se défendre la vie. La lumière du roman tombera sur les victimes, changeant le sens de la vision. On n’en est pas encore là. Toute la lumière de Balzac tombe sur les actionnaires en train de construire l’Europe moderne. Au-delà de ce monde de l’argent en rut, cependant, vit le peuple, le peuple encore essentiellement négateur, le peuple qui, on le verra, ne joue qu’un rôle bien secondaire dans la Comédie humaine, mais qui cependant, et Balzac l’a bien senti, est déjà là, sans avoir demandé la permission à personne, aux portes de l’Histoire et de la réalité.

Pierre BARBERIS, Le monde de Balzac, 1973.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.