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Qui était Alfred Rosmer, par Albert Camus

28 janvier 2011, 01:16, par RP

Destin politique d’un syndicaliste-révolutionnaire

Parmi ces rares syndicalistes français qui, sous le choc de la Révolution russe, rallièrent le bolchevisme, Rosmer fut l’un des plus résolus et des plus enthousiastes. Toute son activité d’opposant à la guerre impérialiste est là pour témoigner que cette adhésion représentait la transmission au communisme international de tout ce que la tradition et la praxis révolutionnaire du prolétariat français avait conservé de sain et d’intact. Ce n’est pas le fait du hasard si l’évolution de Rosmer commence avec la lutte clandestine menée par la minorité syndicaliste contre la politique d’union sacrée des social-traîtres. Une seule poignée de militants avait livré le combat à toute la force répressive de l’État dans le pays le plus chauvin d’Europe et face à la section la plus infime de la social-démocratie internationale. Sans aucun lyrisme, on peut dire qu’elle a sauvé l’honneur du prolétariat français abandonné par tous ses chefs socialistes. Qu’il en soit donc donné acte à Rosmer : il nous a laissé, non seulement un riche témoignage de cette lutte, mais encore la preuve de sa participation active, un exemple sans tache qui, dans le pays des Cachin et des Thorez ultra-patriotes, est resté sans lendemain.

Il ne fait pas de doute que son évolution dut beaucoup à l’influence de Trotsky. Cela n’a guère d’importance sinon pour expliquer les positions ultérieures de Rosmer. Quoiqu’il en soit, ce dernier fut en France l’un des plus actifs partisans de la III° Internationale. Au sein de ce noyau qui devait former plus tard le premier embryon du Parti Communiste français, la droiture et l’intelligence de Rosmer étaient indiscutées. Elles apparaissent rétrospectivement rehaussées si on les compare à la médiocrité des sociaux-démocrates que le P.C. hérita à la scission de Tours et dont le révolutionnarisme fut de si courte durée que les falsificateurs actuels de l’histoire de ce parti peuvent presqu’intégralement le passer sous silence. Participant activement aux travaux de Moscou où il œuvra à la constitution de l’Internationale syndicale rouge, il fut apprécié par Lénine, qui, nous dit-on, savait reconnaître ses solides qualités.

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Tous ces mérites né nous autorisent pourtant pas à passer sous silence un fait capital concernant son adhésion au communisme. Cette adhésion, malgré sa spontanéité, reposait sur une grave équivoque. Comme la plupart des militants de son époque, Rosmer ignorait que le marxisme fût une doctrine révolutionnaire visant à la destruction de l’État. Cette ignorance, ingénument avouée, il la devait, comme tous ses contemporains, à l’ignoble falsification des théories de Marx perpétrée par les tout-puissants chefs opportunistes de la Seconde Internationale. Les positions de Lénine sur la question de l’État et sa projection dans la réalité révolutionnaire russe, firent à Rosmer l’effet d’une véritable révélation. Il s’aperçut que l’insurrection, la grève générale, « l’expropriation des expropriateurs » figuraient bel et bien dans le marxisme authentique et que, chez les bolcheviks, elles cessaient d’être des phrases pour devenir la réalité.

Mais, en contre-partie, la révolution d’octobre lui apparut comme une sorte de conjonction historique entre deux écoles politiques en saine et loyale concurrence - le syndicalisme et le marxisme - comme une synthèse de ce que l’une et l’autre comportaient de valable. C’était là une conception fondamentalement anti-déterministe, empirique pour tout dire, et selon laquelle la doctrine, la théorie et le programme du mouvement prolétarien ne sont que des approximations entre lesquelles, selon les situations, l’histoire fait son choix. Dans ce cas, le seul critère permettant de les juger les unes et les autres est la pureté d’intention de ceux qui les professent, leur attachement à un idéal révolutionnaire. Le processus historique, tel que le marxisme, en tant que science de l’histoire, nous le décrit est totalement différent : c’est, une fois pour toutes, dans ses premières manifestations sur le plan politique qu’une classe révèle sa véritable mission historique. En ce qui concerne le prolétariat, doctrine, théorie, programme surgissent d’un bloc, tout formés des premières luttes de la classe ouvrière et l’on peut dire que, dès 1848, avec le « Manifeste Communiste », l’essentiel de se tâche historique est énoncé. Quant à la floraison de tendances, théories. et conceptions qui prolifèrent à la suite dans le mouvement prolétarien, elles n’expriment (syndicalisme révolutionnaire compris) qu’autant de déviations de la théorie initiale ; elles ne représentent que le produit des échecs de la lutte révolutionnaire, les résultats sociaux des délais que ces échecs ont accordé au capitalisme et au perfectionnement de ses méthodes de corruption économique et idéologique de la classe exploitée. C’est seulement la résistance, jusqu’ici victorieuse, de la domination bourgeoise au coups de butoir du prolétariat, qui a développé cette superstructure d’idées dont la complexité est telle qu’une réaction à une déviation peut constituer à son tour une autre déviation. Tel est le cas du syndicalisme révolutionnaire qui, luttant contre l’opportunisme parlementariste de la social-démocratie, n’en abandonnait pas moins l’essentiel des conquêtes théoriques acquises au prix des luttes antérieures, notamment ce que Marx considérait être son seul apport personnel au mouvement socialiste : la nécessité de la dictature du prolétariat. Tout en restant à l’usage de la violence sociale, le syndicalisme (révolutionnaire ou non) condamnait cette notion de dictature du prolétariat, niait ou sous-estimait le rôle du parti de classe, lui substituait, tant pour l’organisation socialiste de la société que pour l’assaut au pouvoir bourgeois, le seul syndicat. (...)

L’épreuve de la contre-révolution

La « bolchevisation » de 1924, qui élimina tous les dirigeants révolutionnaires des P.C., ne pouvait d’autant moins épargner Rosmer, qu’il était ami personnel de Trotsky. A la différence des autres syndicalistes également bannis du parti par Moscou et qui retournèrent à leur mouvement d’origine, Rosmer resta fidèle à l’organisateur de l’armée rouge et participa à la fondation de la IV° Internationale. Il ne se trouva pas très à l’aise, nous dit-on, dans ces noyaux de ternes manœuvriers auxquels Trotsky imposa les stratégies les plus saugrenues, et c’est pourquoi il se consacra finalement à son œuvre sur « l’Histoire du mouvement ouvrier pendant la guerre », ouvrage qui restera une des sources les plus sérieuses et documentées pour l’étude de cette époque.

Mais, dès lors, Rosmer, en dépit de sa collaboration régulière aux journaux syndicalistes, n’a plus été qu’un témoin des années cruciales qu’il avait vécues ; un témoin sincère et passionné sans doute, mais dont l’œuvre représente bien plus une chronologie précise du passé qu’un enseignement pour les luttes de l’avenir. La contre-révolution est la pierre d’achoppement, non seulement de la valeur individuelle et du courage des révolutionnaires, mais plus encore, de la solidité de la doctrine qu’ils professent.

A la lueur de 40 années de reflux prolétarien, il ne nous est plus difficile de justifier notre réticence passée à l’égard de Rosmer, syndicaliste puis trotskyste. Cette réticence répondait à une intuition de ce qui allait se passer et dont la reprise prolétarienne de l’avenir ne manquera pas de tenir compte. Nous disions en 1920 que la III° Internationale ne devait compter dans ses rangs que d’authentiques marxistes acceptant intégralement tout le programme communiste, que les syndicalistes révolutionnaires ne devaient y être accueillis qu’avec circonspection. Contre l’opportunisme du centre de l’I.C., nous ne voulions pas lutter à leur côté dans la confusion, car nous estimions leur « conception de l’émancipation prolétarienne » dangereuse, aussi dangereuse que la position des réformistes. Eh bien, non seulement la fidélité de Rosmer à la cause révolutionnaire constitue, parmi les syndicalistes du parti une rare exception (peut-être la seule), mais encore toutes les formules et solutions qui, à ses yeux de syndicaliste, représentaient la fin des fins pour la libération du prolétariat, sont désormais devenues des armes de la conservation sociale bourgeoise.

Le syndicalisme révolutionnaire est bel et bien mort en 1914, mais non pas toutes les conceptions qu’il a inspirées et qui nient la dictature du prolétariat en prônant les « conseils d’usine », la « gestion ouvrière » et autres formules semblables. Cette déviation « au second degré » a infesté tout le mouvement communiste recrutant ses représentants aussi bien chez les communistes dégénérés en syndicalistes que chez les anciens syndicalistes déguisés en communistes, mais toujours sous l’égide de la servilité à l’égard de la contre-révolution stalinienne et de son continuateur Khrouchtchev. Pour un Rosmer demeuré fidèle à son idéal subversif, combien de Frachon et de Monmousseau, parmi les transfuges du syndicalisme révolutionnaire, sont-ils passés du côté du bourreau de Moscou ? D’autre part, existe-t-il un seul mot d’ordre dans tout l’arsenal théorique du. syndicalisme qui ne soit devenu une arme du capitalisme, soit pour convaincre les ouvriers que, grâce à ces mots d’ordre leur révolution est déjà faite, soit pour les persuader que, devenant leur propre patron grâce à la gestion de l’entreprise, cette révolution est devenue inutile ? Dans un cas comme dans l’autre, cela n’est dit que pour les détourner de la lutte politique pour la prise du pouvoir et l’établissement de leur dictature de classe..

extraits de Programme communiste

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