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Le Manifeste de 1940 (Léon Trotsky)

mercredi 29 avril 2009, par Robert Paris

Léon Trotsky

Manifeste d’Alarme

23 mai 1940

Introduction

La conférence extraordinaire de la IV° Internationale, parti mondial de la révolution socialiste, se réunit à un tournant de la deuxième guerre impérialiste. La phase des tâtonnements, des préparatifs et de la relative inactivité militaire est tout à fait révolue. L’Allemagne a déchaîné toutes les furies de l’enfer dans une grande offensive à laquelle les Alliés ripostent de leur côté en employant toutes leurs forces de destruction. Désormais, la vie de l’Europe et de l’humanité tout entière sera déterminée pour longtemps par le cours de la guerre impérialiste et ses conséquences économiques et politiques.

La IV° Internationale considère que le moment est venu de donner ouvertement et clairement son point de vue sur cette guerre et ses participants, de dire comment elle juge la politique de guerre des différentes organisations ouvrières et, ce qui est le plus important, quelle est l’issue qui conduit à la paix, à la liberté et à l’abondance.

La IV° Internationale ne se tourne pas vers les gouvernements qui ont précipité les peuples dans ce massacre, ni vers les politiciens bourgeois responsables de ces gouvernements, ni vers la bureaucratie ouvrière qui soutient la bourgeoisie en guerre. La IV° Internationale n’a aucun lien avec les oppresseurs, les exploiteurs, les impérialistes. Elle est le parti mondial des travailleurs, des opprimés, des exploités. C’est à eux que ce manifeste s’adresse. ..

Notes

Manifeste adopté par la Conférence de la IV° Internationale de mai 1940, texte publié dans Socialist Appeal, 29 juin 1940, traduit de l’anglais, vérifié sur l’original russe avec la permission de la Houghton Library. La conférence extraordinaire (dite « d’alarme ») se tint en deux sessions séparées par une semaine, les 19 et 26 mai 1940. Les délégués munis de mandats étaient Cannon et Gordon, avec Morrow et Goldman comme suppléants, Munis, Alberto Gonzàlez (Abraham Golod), le Canadien Richardson, Colay, Jean van Heijenoort et Benjamin Suhl. Parmi les invités, Sara et Jack Weber, Harry Braverman et Bill Shoenfeld, Joe Hansen, l’Australien Nick Origlasso, Farrell Dobbs. La direction désignée (le C.E.I.) fut composée de Goldman, Cannon, Dobbs, Richardson, Origlasso, Munis, Schüssler, van Heijenoort, W. Held, Gordon et, bien entendu, Trotsky.

Les causes générales de la guerre actuelle

La technique est aujourd’hui infiniment plus puissante qu’à la fin de la guerre de 1914‑1918, alors que l’humanité s’est beaucoup appauvrie. Le niveau de vie a baissé dans un pays après l’autre. Au seuil de la guerre actuelle, l’agriculture se trouvait dans une situation pire qu’au début de la dernière guerre. Les pays agricoles sont ruinés. Dans les pays industriels, les classes moyennes sont économiquement ravagées et une sous‑classe permanente de chômeurs ‑ ces parias modernes - s’est constituée. Le marché intérieur a rétréci. L’exportation de capitaux a diminué. L’impérialisme a véritablement ébranlé le marché mondial, le faisant éclater en sphères dominées par des puissants pays. Avec l’énorme augmentation de la population de la terre, le commerce mondial de 109 états de notre planète a diminué presque d’un quart dans la décennie qui a précédé la guerre actuelle. Le volume du commerce extérieur de certains pays a été réduit à la moitié, le tiers ou le quart.

Les pays coloniaux souffrent de leurs propres crises internes et des crises de leurs métropoles. Des nations arriérées qui, hier encore, était à moitié libres, sont aujourd’hui réduites en esclavage (Abyssinie, Albanie, Chine [1]. Chaque pays impérialiste doit disposer de ses propres sources de matières premières, avant tout pour la guerre, c’est‑à‑dire, pour une nouvelle lutte pour les matières premières. Pour s’enrichir davantage, les capitalistes sont en train de détruire et de dévaster ce qui a été accumulé par le travail de plusieurs siècles.

Le monde du capitalisme décadent est surpeuplé. La question de l’admission d’une centaine de réfugiés supplémentaire devient un problème majeur pour une puissance mondiale comme les Etats-Unis [2]. A l’ère de l’aviation, du télégraphe, du téléphone, de la radio et de la télévision, les voyages d’un pays à un autre sont paralysés par les passeports et les visas. La période de la disparition du commerce mondial et du déclin du commerce national est en même temps celle d’une intensification monstrueuse du chauvinisme et particulièrement de l’antisémitisme. A l’époque de sa montée, le capitalisme a sorti le peuple juif du ghetto et en a fait l’instrument de son expansion commerciale. Aujourd’hui, la société capitaliste en déclin essaie de presser le peuple juif par tous ses pores : dix‑sept millions d’individus sur les deux milliards qui habitent la terre, c’est‑à-dire moins de 1 %, ne peuvent plus trouver de place sur notre planète ! Au milieu des vastes étendues de terres et des merveilles de la technique qui a conquis pour l’homme le ciel comme la terre, la bourgeoisie s’est arrangée pour faire de notre planète une abominable prison.

Notes

[1] Attaquée en mai 1936, l’Abyssinie avait été conquise en mai 1936 par l’armée italienne, de même que l’Albanie en avril 1939, alors qu’elles étaient jusque‑là des Etats indépendants reconnus. En mars 1938, les Japonais avaient installé à Nankin un gouvernement fantoche dirigé par l’ancien chef du Guomindang et rival de Tchiang Kai‑chek, Wang Jingwei : Tchiang s’était replié sur Tchoungking, et l’autorité de Wang s’étendait, sous la protection des troupes d’« occupation » à la plus grande partie de la Chine urbaine.

[2] Il y avait beaucoup de résistance aux Etats‑Unis à l’accueil des réfugiés européens fuyant devant l’avance allemande, et, avec l’armée, la Gestapo et les S.S. Au premier rang, nombre de Juifs. Beaucoup d’organisations faisaient campagne pour ce qu’on appelait « l’ouverture des portes », mais les visas arrivaient au compte‑gouttes en Europe.

Lénine et l’impérialisme

Le 1" novembre 1914, au début de la dernière guerre impérialiste, Lénine écrivait :

« L’impérialisme met en jeu le sort de la culture européenne. Après cette guerre, s’il ne se produit pas une série de révolutions, d’autres guerres suivront ‑ le conte de fées de « la der des ders » est un conte creux et pernicieux... » [4]

Travailleurs, rappelez‑vous cette prédiction ! La présente guerre ‑ la deuxième guerre impérialiste ‑ n’est pas un accident, ne résulte pas de la volonté de tel ou tel dictateur. Elle à été prédite depuis longtemps. Son origine dérive inexorablement des contradictions des intérêts capitalistes internationaux. Contrairement aux fables officielles destinées à droguer le peuple, la cause principale de la guerre comme des autres maux sociaux ‑ le chômage, le coût élevé de la vie, le fascisme, l’oppression coloniale ‑ est la propriété privée des moyens de production et l’Etat bourgeois qui repose sur ces fondements.

Avec le niveau actuel de technique et de qualification des travailleurs, il est parfaitement possible de créer des conditions adéquates pour le développement matériel et spirituel de l’humanité tout entière. Il faudrait seulement organiser la vie économique dans chaque pays et sur notre planète entière de façon juste, scientifiquement et rationnellement, conformément à un plan général. Aussi longtemps cependant que les principales forces productives de la société sont détenues par des trusts, c’est‑à‑dire des cliques capitalistes isolées et aussi longtemps que l’Etat national demeure un outil complaisant aux mains de ces cliques, la lutte pour les marchés, pour les sources de matières premières, pour la domination du monde, doit inévitablement assumer un caractère de plus en plus destructeur. Le pouvoir d’Etat et la domination de l’économie ne peuvent être arrachés des mains de ces cliques impérialistes rapaces que par la classe ouvrière révolutionnaire. C’est le sens de l’avertissement de Lénine disant que, sans « une série de révolutions victorieuses », une guerre impérialiste nouvelle se produirait inévitablement. Les différentes prédictions et promesses qui ont été faites ont été soumises à l’épreuve des événements. Le conte de fées de la « der des ders » s’est révélé un mensonge. La prédiction de Lénine est devenue la tragique vérité.

Notes

[1] Lénine, Œuvres, XXI, p. 34.

Les causes immédiates de la Guerre

La cause immédiate de la guerre actuelle est la rivalité entre les empires coloniaux anciens et riches, Grande‑Bretagne et France, et les pillards impérialistes en retard, Italie et Allemagne.

Le XIX° siècle a été l’ère de l’incontestable hégémonie de la plus ancienne puissance capitaliste la Grande‑Bretagne. De 1815 à 1914 ‑ il est vrai, non sans quelques explosions militaires isolées, « la Pax Britannica » a régné. La flotte britannique, la plus puissante du monde, jouait le rôle de gendarme des mers. Toutefois cette époque appartient au passé. Dès la fin du siècle dernier, l’Allemagne, armée de la technique moderne, a commencé à avancer vers la première place en Europe. De l’autre côté de l’Océan apparaissait un pays plus puissant encore, ancienne colonie britannique. La contradiction économique la plus importante de celles qui conduisirent à la guerre de 1914‑1918 était la rivalité entre la Grande‑Bretagne et l’Allemagne. Ouant aux Etats‑Unis, leur participation à la guerre était de caractère préventif ‑ on ne saurait permettre à l’Allemagne de soumettre le continent européen.

La défaite rejeta l’Allemagne dans une impuissance totale. Démembrée, entourée d’ennemis, réduite à la famine par les réparations, affaiblie par les convulsions de la guerre civile, elle apparut hors de course pour longtemps. Sur le continent européen, c’était la France qui jouait pour le moment les premier violon. Pour la victorieuse Angleterre, le bilan de la guerre, ne laissait en définitive qu’un lourd passif : indépendance grandissante des dominions, mouvements coloniaux pour l’indépendance, perte de l’hégémonie navale, diminution de l’importance de sa flotte du fait du développement de l’aviation.

Utilisant la force d’inertie, l’Angleterre a essayé encore de jouer le rôle dirigeant dans l’arène mondiale au cours des premières années après sa victoire. Ses conflits avec les Etats-Unis ont commencé à revêtir un caractère de toute évidence menaçant. Il pouvait même sembler que la prochaine guerre pouvait éclater entre les deux aspirants anglo‑saxons à la domination mondiale. L’Angleterre cependant s’est vite convaincue que son poids spécifique économique ne lui permettait pas de combattre contre le colosse de l’autre côté de l’Océan. L’accord de parité navale qu’elle conclut avec les Etats-Unis signifiait sa renonciation formelle à l’hégémonie navale, déjà perdue dans la réalité. La substitution au libre échange de barrières douanières signifiait l’aveu ouvert de la défaite de l’industrie britannique sur le marché mondial. Sa renonciation à la politique du « splendide isolement » amenait dans son sillage l’introduction du service militaire obligatoire. Ainsi les traditions les plus sacrées s’en allaient‑elles en poussière.

La France est également caractérisée par la disproportion entre son poids économique et sa position mondiale, mais sur une échelle réduite. Son hégémonie en Europe reposait sur une conjoncture temporaire, des circonstances créées par l’anéantissement de l’Allemagne et les combinaisons artificielles du traité de Versailles. Le nombre de ses habitants et les bases économiques de cette hégémonie étaient bien insuffisantes. Quand se dissipa l’hypnose de la victoire, les rapports de force réels apparurent à la surface. La France apparut bien plus faible qu’elle n’était apparue, non seulement à ses amis mais à ses ennemis. Cherchant une protection, elle devint en quelque sorte le dernier dominion de la Grande‑Bretagne.

La régénération de l’Allemagne sur la base d’une technique de premier ordre et de ses capacités d’organisation était inévitable. Elle se produisit plus tôt qu’on ne l’avait cru possible, dans une large mesure du fait du soutien de l’Allemagne par l’Angleterre contre l’U.R.S.S., contre les prétentions excessives de la France, et _de façon moins immédiate, contre les Etats-Unis. De telles combinaisons internationales s’étaient révélées fructueuses plus d’une fois dans le passé pour l’Angleterre capitaliste, aussi longtemps qu’elle était restée la puissance la plus forte. Mais à l’époque de sa sénilité, elle s’est montrée incapable de chasser les esprits qu’elle avait elle-même invoqués.

Armée d’une technique supérieure, d’une plus grande souplesse, et d’une capacité de production supérieure, l’Allemagne a une fois de plus essayé de chasser l’Angleterre de marchés très importants, particulièrement en Europe du Sud-Est et en Amérique latine. Contrairement au XIX° siècle, où la compétition entre les pays capitalistes se développa sur un marché mondial en expansion, l’arène économique de la lutte d’aujourd’hui est en train de se rétrécir au point qu’il ne reste plus aux impérialistes qu’à s’arracher les uns aux autres les débris du marché mondial.

L’initiative d’un nouveau partage du monde est revenue naturellement, comme en 1914, à l’impérialisme allemand. Surpris, le gouvernement britannique a d’abord essayé de payer le prix pour rester à l’écart de la guerre par des concessions aux dépens des autres (Autriche, Tchécoslovaquie [1]). Mais cette politique ne pouvait durer longtemps. L’ « amitié » avec la Grande‑Bretagne n’était pour Hitler qu’une brève phase tactique. Londres avait déjà donné à Hitler plus qu’il n’avait escompté obtenir. Les accords de Munich, au moyen desquels Chamberlain espérait sceller une amitié durable avec l’Allemagne, ont au contraire accéléré la rupture. Hitler ne pouvait rien attendre de plus de Londres ‑ une expansion ultérieure de l’Allemagne frapperait les lignes vitales de la Grande‑Bretagne elle‑même. Ainsi la « nouvelle ère de paix [2] »annoncée par Chamberlain en octobre 1938 a conduit en quelques mois à la plus terrible de toutes les guerres.

Notes

[1] L’Anschluss, c’est‑à‑dire le rattachement de l’Autriche à l’Allemagne, avait eu lieu en mars 1938, la Tchécoslovaquie, amputée en octobre 38 avait été dépecée en mars 39.

[2] La formule de Chamberlain suivant laquelle l’accord de Munich avait ouvert « une nouvelle ère de paix », avait déjà déclenché l’ironie de Trotsky (Œuvres, 19, pp. 144‑148).

Les Etats‑Unis

Alors qu’elle tentait de toutes ses forces dès les premiers mois de la guerre de s’emparer des positions laissées libres sur le marché mondial par l’Allemagne soumise au blocus, la Grande-Bretagne a été évincée du marché mondial, quasi automatiquement par les Etats‑Unis. Les deux tiers de l’or mondial sont concentrés dans les caves américaines. Le troisième tiers est en train d’y affluer. Le rôle de l’Angleterre comme banquier du monde appartient au passé. Et il n’en va pas mieux dans les autres domaines. Au moment où la marine militaire et la marine marchande de la Grande‑Bretagne subissent des pertes énormes, les chantiers navals américains construisent des bâtiments à une échelle colossale qui va assurer la prédominance de la flotte américaine sur les flottes britannique et japonaise. Les Etats‑Unis sont de toute évidence en train de se préparer à adopter le two powers standard (une flotte supérieure aux flottes additionnées des deux puissances suivantes). Le nouveau programme pour la flotte aérienne envisage d’assurer la supériorité des Etats‑Unis sur le reste du monde.

Cependant, la puissance industrielle, financière et militaire des Etats‑Unis, la première puissance capitaliste dans le monde, n’assure nullement l’épanouissement de la vie économique américaine, mais, au contraire, donne à la crise de son système social un caractère particulièrement pernicieux et convulsif. On ne peut trouver d’emploi ni aux milliards de dollars ni aux millions de chômeurs ! Dans les thèses de la IV° Internationale, La Guerre et la IV° Internationale, publiées il y a six ans, il avait été prédit :

« Le capitalisme des Etats‑Unis se heurte aux mêmes problèmes qui ont poussé l’Allemagne en 1914 sur le chemin de la guerre. Le monde est partagé ? Il faut refaire le partage. Pour l’Allemagne, il s’agit d’ " organiser " l’Europe. Les Etats‑Unis doivent " organiser " le monde. L’histoire est en train de conduire l’humanité à l’éruption volcanique de l’impérialisme américain [1] . »

La politique du New Deal et du Good Neighbour [2] ont été les ultimes tentatives d’ajourner l’explosion en remédiant à la crise sociale par des concessions et des accords. Après la faillite de cette politique qui a gaspillé des dizaines de milliards de dollars, il ne restait à l’impérialisme américain qu’à recourir à la méthode du « coup de poing ». Sous un prétexte ou un autre, un mot d’ordre ou un autre, les Etats‑Unis vont intervenir dans ce choc gigantesque pour préserver leur domination mondiale. On ignore encore le moment et le lieu de cette lutte entre le capitalisme américain et ses ennemis ‑ et peut-être Washington même ne le sait pas encore. La guerre contre le Japon serait une lutte pour « l’espace vital » dans l’océan Pacifique. La guerre dans l’Atlantique, même si elle était dans l’immédiat dirigée contre l’Allemagne, serait une lutte pour l’héritage de la Grande‑Bretagne.

La possibilité d’une victoire de l’Allemagne sur les Alliés plane comme un cauchemar sur Washington. Avec comme base le continent européen et les ressources de leurs colonies, avec toutes les usines et les chantiers navals d’Europe à sa disposition, l’Allemagne ‑ surtout alliée au Japon en Orient - constituerait un danger mortel pour l’impérialisme américain. Les batailles de Titans qui se déroulent aujourd’hui sur les champs de bataille européens sont, en ce sens, des épisodes préparatoires dans la lutte entre l’Allemagne et l’Amérique. La France et l’Angleterre ne sont que des bastions du capitalisme américain de l’autre côté de l’Atlantique. Si la frontière de l’Angleterre est sur le Rhin comme l’a assuré l’un des premiers ministres britanniques, les impérialistes américains peuvent de leur côté dire que la frontière des Etats‑Unis est sur la Tamise. Dans sa préparation fébrile de l’opinion publique à la guerre qui vient, Washington ne lésine pas sur sa noble indignation à propos du sort de la Finlande, du Danemark, de la Norvège, de la Hollande, de la Belgique [3]... Avec l’occupation du Danemark, la question du Groenland a surgi de façon inattendue, ce dernier étant « géologiquement » un fragment de l’hémisphère occidental et contenant, par un heureux hasard, des dépôts de cryolithe indispensables à la production de l’aluminium [4]. Et Washington ne perd pas non plus de vue la Chine asservie, les Philippines abandonnées, les Indes néerlandaises orphelines et les routes maritimes. C’est ainsi que des sympathies philanthropiques pour les nations opprimées et même des considérations de géologie conduisent les Etats‑Unis à la guerre.

Les forces armées américaines cependant ne peuvent intervenir avec succès qu’aussi longtemps qu’il leur reste avec les îles Britanniques et la France de solides bases d’appui. Si la France était occupée, si les troupes allemandes apparaissaient sur la Tamise, le rapport des forces changerait dramatiquement au détriment des Etats‑Unis. Ces considérations contraignent Washington à accélérer tous les rythmes mais aussi à se poser la question de savoir si le moment opportun n’a pas été manqué ?

Contre la position officielle de la Maison‑Blanche sedéclenchent les bruyantes protestations de l’isolationnisme américain qui est une autre variété du même impérialisme [5]. La fraction des capitalistes dont les intérêts sont liés d’abord au continent américain, à l’Australie et à l’Extrême‑Orient calcule qu’en cas de défaite des Alliés, les Etats‑Unis acquerraient automatiquement à leur profit un monopole non seulement de l’Amérique latine, mais aussi du Canada, de l’Australie et de la Nouvelle‑Zélande. Quant à la Chine, aux Indes néerlandaises et à l’Orient en général, c’est la conviction de toute la classe dirigeante des Etats‑Unis que la guerre contre le Japon est en tout cas inévitable dans l’avenir proche. Sous le couvert de l’isolationnisme et du pacifisme, une fraction influente de la bourgeoisie est en train d’élaborer un programme d’expansion continentale américaine et de se préparer à la lutte contre le Japon La guerre contre l’Allemagne pour la domination mondiale, selon ce plan, n’est que différée. Quant aux petits-bourgeois pacifistes à la Norman Thomas [6] et ses confrères, ce ne sont que des enfants de chœur dans l’un des deux clans impérialistes.

Notre lutte contre l’intervention des Etats‑Unis dans la guerre n’a rien de commun avec l’isolationnisme et le pacifisme. Nous disons ouvertement aux ouvriers que le gouvernement impérialiste ne peut pas ne pas entraîner ce pays dans la guerre. Les discussions au sein de la classe dirigeante ne tournent qu’autour de la question de quand entrer dans la guerre et contre qui tirer le premier coup. Compter sur la possibilité de garder les Etats‑Unis dans la neutralité au moyen d’articles de journaux et de résolutions pacifistes, c’est comme essayer d’arrêter la marée avec un balai. La lutte véritable contre la guerre signifie la lutte de classe contre l’impérialisme et une dénonciation impitoyable du pacifisme petit‑bourgeois. Seule la révolution peut empêcher la bourgeoisie américaine d’intervenir dans la deuxième guerre impérialiste ou de commencer la troisième guerre impérialiste. Toutes les autres méthodes ne sont que charlatanisme ou stupidité ou un mélange des deux.

Notes

[1]Œuvres, 4, p. 52.

[2] Le New Deal (Nouvelle Donne) désigne la politique de relance de l’économie par la consommation (grands travaux, salaires, etc.) adoptée par Roosevelt à l’intérieur et celle du Good Neighbour (le Bon Voisin) désigne la politique de relations pacifiques avec les autres Etats d’Amérique, en rupture avec la politique du Big Stick (Gros bâton) de ses précédesseurs sur le Nouveau Continent.

[3]Il s’agit de pays récemment attaqués ou occupés.

[4] Les gisements de cryolithe du Groenland étaient importants pour la construction aéronautique, grosse consommatrice d’aluminium. La question fut posée sous la forme de l’intégration du Groenland au continent, donc sur la validité d’une application à ce pays de la « doctrine Monroe ». Le 12 avril, devant la presse, le président Roosevelt reconnaissait qu’il s’agissait d’une « hypothèse » à retenir, bien qu’un peu prématurée. Pour le moment les E.‑U. se contentaient d’installer un consulat et d’envoyer une « aide humanitaire » au Groenland, colonie du Danemark, métropole occupée.

[5] On sait que la doctrine Monroe se résume officiellement par la formule a L’Amérique aux Américains » ‑ que ses critiques traduisent « Le continent américain aux Yankees » ‑ et qu’elle constituait l’un des points de départ de l’isolationnisme.

[6] Norman Thomas (1884‑1968), ancien pasteur, était le chef du parti socialiste et le plus connu des porte‑drapeau du courant pacifiste.

La Défense de « la Patrie »

Il y a presque un siècle, quand l’Etat national constituait encore un facteur relativement progressiste, le Manifeste communiste proclamait que les prolétaires n’avaient pas de patrie. Leur seul but était la création d’une patrie des travail­ leurs englobant le monde entier. Vers la fin du XIX° siècle, l’Etat bourgeois avec ses armées et ses barrières douanières est devenu le plus grand frein au développement des forces productives qui exigent une arène plus vaste. Un socialiste qui se prononce aujourd’hui pour la défense de la « patrie » joue le même rôle réactionnaire que les paysans de Vendée qui se précipitèrent à la défense du régime féodal, c’est‑à‑dire de leurs propres chaînes [1].

Dans les dernières années et même les derniers mois, le monde étonné a observé avec quelle facilité les Etats étaient effacés de la carte du monde : Autriche, Tchécoslovaquie, Albanie, Pologne, Danemark, Norvège, Hollande, Belgique [2] ... La carte politique a été redessinée avec une rapidité sans égale à aucune époque, sauf celle des guerres napoléoniennes [3]. A cette époque, il s’agissait alors d’Etats féodaux surannés qui devaient faire place à l’Etat national bourgeois. Aujourd’hui, il s’agit d’Etats bourgeois surannés qui doivent céder la place à la fédération socialiste des peuples. Comme toujours la chaîne se brise à son maillon le plus faible. La lutte des bandits impérialistes laisse aussi peu de place à de petits Etats indépendants que la concurrence féroce des trusts et cartels aux petits industriels et commerçants indépendants.

Du fait de sa position stratégique, l’Allemagne estime plus payant d’attaquer ses ennemis principaux à travers les petits pays neutres [4]. La France et la Grande‑Bretagne, au contraire, estiment plus profitable de se couvrir de la neutralité des petits Etats et de laisser l’Allemagne les pousser par les coups qu’elle leur porte dans le camp des Alliés des « démocraties ». Le fond de la question n’est pas modifié par cette différence dans les méthodes stratégiques. Les petits satellites sont réduits en poussière dans les meules des grands pays impérialistes. La « défense » des grandes patries exige la destruction d’une dizaine de petites et moyennes.

Même cependant en ce qui concerne les grands Etats, ce qui est en jeu pour la bourgeoisie, ce n’est pas du tout la question de la défense de la patrie, mais celle de la défense des marchés, des concessions étrangères, des sources de matières premières et des sphères d’influence. La bourgeoisie ne défend jamais la patrie pour la patrie. Elle défend la propriété privée, les privilèges, les profits. Chaque fois que ces valeurs sacrées sont menacées, la bourgeoisie prend tout de suite le chemin du défaitisme. Ce fut la voie de la bourgeoisie russe dont les fils, au lendemain de la révolution d’Octobre, combattirent et sont une fois de plus prêts à combattre dans toute armée du monde contre leur propre ancienne patrie. Pour sauver son capital, la bourgeoisie espagnole s’est tournée vers Mussolini [5] et Hitler pour en recevoir une aide militaire contre son propre peuple [6]. La bourgeoisie norvégienne a aidé l’invasion de la Norvège par Hitler. Il en a toujours été et en sera toujours ainsi.

Le patriotisme officiel n’est qu’un masque des intérêts des exploiteurs. Les ouvriers conscients rejettent ce masque avec mépris. Ils ne défendent pas la patrie bourgeoise, mais les intérêts des travailleurs et des opprimés de leur propre pays et du monde entier. Les thèses de la IV° Internationale affirment :

« Contre le mot d’ordre réactionnaire de la défense nationale, il faut lancer celui de la destruction révolutionnaire de l’Etat national. A la maison de fous de l’Europe capitaliste il faut opposer le programme des Etats‑Unis socialistes d’Europe comme étape sur la route vers les Etats-Unis socialistes du monde [7]. »

Notes

[1] La guerre de Vendée se déclencha en 1793 sous la forme d’une insurrection contre la conscription encouragée par l’activité du clergé fidèle à la monarchie ; écrasée, elle se prolongea tout de même sous la forme d’une guérilla jusqu’en 1796. Les Vendéens étaient dans leur majorité des paysans pauvres qui acceptaient l’autorité des prêtres et des nobles.

[2] L’Autriche avait été rayée de la carte en 1936, la Tchécoslovaquie et la Pologne en 1939, les autres en 1940.

[3] Allusion aux guerres du premier Empire qui conduisirent Napoléon jusqu’à Moscou après Madrid et Vienne.

[4] L’offensive allemande du début de mai avait commencé par le viol de la neutralité de la Belgique et des Pays‑Bas de façon à tourner les lignes françaises et attaquer du Nord.

[5] Dès 1934, Mussolini, qui avait déjà à son service le chef de la Phalange José Antonio Primo de Rivera, avait également conclu un accord par lequel il soutenait matériellement les monarchistes et les généraux conspirateurs.

[6] L’aide aux « nationalistes » fut plus massive de la part des Italiens, mais l’Allemagne envoya des techniciens, des chars, des avions (Légion Condor).

[7] Œuvres, 4, p. 55. La citation n’est pas textuelle.

La « Lutte pour la Démocratie »

Le mot d’ordre de guerre pour la démocratie contre le fascisme n’est pas moins mensonger. Comme si les ouvriers avaient oublié que le gouvernement britannique a aidé Hitler et ses bourreaux à prendre le pouvoir [1] ! Les démocraties impérialistes sont en réalité les plus grandes aristocraties de l’histoire. Angleterre, France, Hollande et Belgique reposent sur l’asservissement des peuples coloniaux. La démocratie des Etats‑Unis repose sur la confiscation de l’immense richesse d’un continent entier. Tous les efforts de ces « démocraties » sont orientés vers la préservation de leur position privilégiée. Une importante partie du fardeau de la guerre est reportée par les démocraties impérialistes sur leurs colonies. Les esclaves sont obligés de fournir du sang et de l’or pour assurer à leurs maîtres la possibilité de demeurer des esclavagistes. Les petites démocraties capitalistes sans colonies sont des satellites des grands empires et glanent une partie de leurs profits coloniaux. Les classes dirigeantes de ces Etats sont prêtes à renoncer à la démocratie à tout moment pour conserver leurs privilèges.

Dans le cas de la minuscule Norvège [2], le mécanisme interne de la démocratie décadente s’est une fois de plus manifesté sous les yeux du monde entier. La bourgeoisie norvégienne a utilisé simultanément son gouvernement social-démocrate [3] et les policiers, juges et officiers fascistes[4]. Au premier choc sérieux, les têtes des démocrates ont été balayées et la bureaucratie fasciste, qui a su immédiatement trouver avec Hitler un langage commun, est devenue maîtresse de la maison. Avec diverses variantes nationales, cette même expérience s’était antérieurement déroulée en Italie, Allemagne, Autriche, Pologne, Tchécoslovaquie et un certain nombre d’autres Etats. Dans un moment de danger, la bourgeoisie a toujours été capable de dépouiller de ses atours démocratiques le véritable appareil de domination en tant qu’instrument direct du capital financier. Seul un aveugle sans espoir peut croire que les généraux et amiraux français font la guerre au fascisme [5] !

La guerre n’a pas arrêté le processus de transformation des démocraties en dictatures réactionnaires, mais au contraire, mène sous nos yeux ce processus à son terme.

Dans chaque pays comme sur l’arène mondiale, la guerre a tout de suite renforcé les groupes et institutions les plus réactionnaires. Les états-majors généraux, ces repaires de conspiration bonapartiste, les antres cruelles de la police, les bandes de patriotes stipendiés, les Eglises de toutes confessions sont tout de suite poussées au premier plan. La Curie pontificale, foyer de l’obscurantisme et de la haine entre les hommes, est aujourd’hui courtisée de tous côtés, particulièrement par le président protestant Roosevelt [6]. Le déclin matériel et spirituel entraîne toujours dans son sillage l’oppression et une exigence accrue d’opium religieux [7].

Cherchant à se procurer les avantages d’un régime totaliilaire, les démocraties impérialistes commencent à assurer leur propre défense en redoublant leur offensive contre la classe ouvrière et la persécution des organisations révolutionnaires. Le danger de guerre et maintenant la guerre elle-même sont utilisés par elles d’abord et avant tout pour écraser les ennemis de l’intérieur. La bourgeoisie suit toujours et sans hésiter la règle : « L’ennemi principal est dans notre propre pays [8]. »

Comme c’est toujours le cas, c’est le plus faible qui souffre le plus. Les plus faibles dans l’actuel carnage des peuples, ce sont les innombrables réfugiés de tous pays, parmi lesquels les exilés révolutionnaires. Le patriotisme bourgeois se manifeste avant tout par la brutalité avec laquelle il traite les étrangers sans défense. Avant qu’aient été construits les camps de concentration pour prisonniers de guerre, toutes les démocraties avaient construit des camps de concentration pour les exilés révolutionnaires [9]. Les gouvernements du monde entier, particulièrement celui de l’U.R.S.S., ont écrit le chapitre le plus noir de notre époque par la façon dont ils ont traité les réfugiés, les exilés, les apatrides [10]. Nous envoyons nos salutations les plus chaleureuses à nos frères emprisonnés et persécutés et leur disons de ne pas perdre courage. C’est des prisons des capitalistes et de leurs camps de concentration que sortiront la majorité des dirigeants de l’Europe et du monde de demain.

Notes

[1] Il y avait, de façon générale, accord pour considérer que les milieux dirigeants britanniques ‑ la grande presse notamment ‑ avaient favorisé l’ascension de Hitler.

[2] La résistance s’affaiblissait en Norvège, où la campagne allemande ne dura pas deux mois.

[3] Comme à l’époque de l’internement de Trotsky, le premier ministre norvégien, Johann Nygardsvold appartenait au parti ouvrier, le D.N.A. (que Trotsky appelle N.A.P. ‑ ses initiales allemandes).

[4] Trotsky avait eu comme geôliers ou censeurs de hauts fonctionnaires norvégiens qui étaient aussi des fascistes notoires, collaborateurs de Quisling comme Jonas Lie ou Konstad.

[5] Qui Trotsky peut‑il viser ? Personne en particulier. Mais les noms de Main, Weygand et Darlan s’imposent.

[6] Franklin D. Roosevelt (1882‑1945) avait été élu, alors qu’il était candidat démocrate, président des Etats‑Unis en 1932. Il avait des contacts avec le Vatican sur la question de l’entrée en guerre de l’Italie.

[7] Allusion à la célèbre phrase de Marx selon laquelle « la religion est l’opium du peuple ».

[8] La formule avait été lancée pendant la guerre par l’Allemand Kart Liebknecht et elle constituait le dénominateur commun des positions diverses des internationalistes socialistes.

[9] L’aspect le plus spectaculaire fut peut-être l’accueil des réfugiés d’Espagne et en particulier des volontaires internationaux dans les camps du Sud‑Ouest de la France.

[10] La liste serait interminable des réfugiés étrangers en U.R.S.S. liquidés pendant la Ejovtchina.

Les Mots d’ordre de guerre des nazis

Les mots d’ordre officiels de Hitler ne résistent pas en général à l’examen. La lutte pour l’ « unification nationale » a depuis longtemps été démasquée comme un mensonge, car Hitler est en train de transformer un Etat national en un Etat multinational, piétinant la liberté et l’unité d’autres peuples. La lutte pour « un espace vital » n’est rien qu’un camouflage de l’expansion impérialiste, c’est‑à‑dire de la politique d’annexion et de pillage. La justification raciale de cette expansion est un mensonge : le national‑socialisme modifie ses sympathies et antipathies raciales en accord avec ses considérations stratégiques. Peut-être un élément quelque peu plus stable de la propagande fasciste est‑il l’anti‑sémitisme, auquel Hitler a donné une forme zoologique, découvrant le véritable langage de la « race » et du « sang » dans l’aboiement du chien et le grognement du porc. Ce n’est pas pour rien qu’Engels a appelé l’anti‑sémitisme « le socialisme des imbéciles [1] » ! L’unique trait du fascisme qui ne soit pas une imposture, c’est sa volonté de puissance, de conquête, de pillage. Le fascisme est une distillation chimiquement pure de la culture de l’impérialisme.

Les gouvernements démocratiques qui en leur temps ont salué Hitler comme un champion de la croisade contre le bolchevisme, en font maintenant une sorte de Satan surgi à la surprise générale des profondeurs de l’enfer et qui viole la sainteté des traités, des frontières, des règles et des règlements. S’il n’y avait pas Hitler, le monde capitaliste fleurirait comme un jardin Quel mensonge misérable ! Cet épileptique allemand, avec une machine à calculer dans le crâne et un pouvoir illimité entre les mains, n’est pas tombé du ciel ni surgi de l’enfer : il s’est rien d’autre qu’une personnification de toutes les forces destructives de l’impérialisme. Exactement comme Gengis Khan et Tamerlan [2] apparurent aux peuples pasteurs plus faibles comme les fléaux destructeurs de Dieu, alors qu’en Mité ils ne faisaient qu’exprimer le besoin de toutes les tribus de pasteurs de plus de terres à pâturage et de pillages des régions habitées, de même Hitler, ébranlant jusqu’à leurs fondations les puissances coloniales, ne fait que donner une expression plus achevée à la volonté de pouvoir impérialiste. Par l’intermédiaire de Hitler, le capitalisme mondial, poussé au désespoir par sa propre impasse, a commencé à s’enfoncer dans les flancs une dague aiguisée.

Les bouchers de la seconde guerre impérialiste ne réussiront pas à faire de Hitler le bouc émissaire de leurs propres péchés.

C’est devant le tribunal du prolétariat que tous les gouvernements actuels auront à répondre. Hitler ne fera rien de plus que d’occuper la première place parmi les criminels sur le banc des accusés.

Notes

[1] Cette même formule est très souvent attribuée à Bebel.

[2] Gengis Khan (1162‑1227), khan des Mongols en 1206, conquit le Nord de la Chine et de l’Inde, la Corée, l’Iran, l’Iraq et une partie de la Russie. Tamerlan, forme dégradée de Timur Lang (1336‑1405), descendant de Gengis Khan, parti du Turkestan, conquit la Perse, l’Asie centrale, envahit Russie, Inde et Asie Mineure et battit les Turcs.

La prépondérance allemande

Quelle que soit l’issue de la guerre, la prépondérance allemande s’est déjà clairement manifestée. Incontestablement, Hitler ne possède aucune « arme nouvelle ». Mais la perfection de toutes les armes diverses qui existent et une combinaison bien coordonnée de ces armes ‑ sur la base d’une industrie plus hautement rationalisée ‑ donne un poids énorme à l’impérialisme allemand. Sa dynamique militaire est étroitement liée aux traits spécifiques d’un Etat totalitaire, unité de volonté, concentration de l’initiative, secret de la préparation, soudaineté de l’exécution. En outre, la paix de Versailles a rendu aux Alliés un mauvais service. Après quinze ans de désarmement allemand, Hitler a été obligé de bâtir une armée à partir de rien et, de ce fait, son armée est libre de toute routine et n’a à trainer avec elle aucune technique ni aucun équipement démodés. L’entraînement technique des troupes est inspiré par les idées nouvelles basées sur le dernier mot de la technique. Apparemment, seuls les Etats‑Unis sont destinés à dépasser la machine allemande à tuer. La faiblesse de la France et de la Grande‑Bretagne n’était pas inattendue. Les thèses de la IV° Internationale, en 1934, assuraient : « L’effondrement de la S.D.N. est indissolublement lié au début de celui de l’hégémonie française sur le continent européen. » Ce document programmatique déclare plus loin : « L’Angleterre dominatrice a moins de succès encore dans ses desseins », que la bourgeoisie britannique est « terrifiée par la désintégration de son Empire, par le mouvement révolutionnaire en Inde, l’instabilité de ses positions en Chine [1] ». La puissance de la IV° Internationale réside en ce que son programme est capable de subir victorieusement l’épreuve des grands événements.

L’industrie de l’Angleterre et de la France, du fait du flux assuré des super‑profits coloniaux, a été longtemps derrière à la fois pour la technique et l’organisation. De plus, la prétendue « défense de la démocratie » par les partis socialistes et les syndicats a créé une situation politique très privilégiée pour les bourgeoisies française et britannique. Les privilèges engendrent toujours paresse et stagnation. Si l’Allemagne révèle aujourd’hui sa colossale prépondérance sur la France et l’Angleterre, la part du lion dans la responsabilité de cette situation revient aux défenseurs social‑patriotes de la démocratie qui ont empêché le prolétariat d’arracher à temps à l’atrophie France et Angleterre par une révolution socialiste.

Notes

[1] Œuvres, 4, pp. 49‑50.

« Le Programme de Paix »

En échange de l’asservissement des peuples, Hitler promet d’établir en Europe pour des siècles une « Paix allemande ». Mirage creux ! La « Paix britannique » après la victoire sur Napoléon [1] ne pouvait durer un siècle ‑ et pas mille ans ‑ que parce que la Grande‑Bretagne était le pionnier de la technique nouvelle et d’un système progressiste de production. Indépendamment de la puissance de son industrie, l’Allemagne actuelle, comme ses ennemis, est le porte‑drapeau d’un système social condamné. La victoire de Hitler ne signifierait en réalité pas la paix, mais le commencement d’une nouvelle série de heurts sanglants à l’échelle mondiale. En renversant l’Empire britannique, en réduisant la France au statut de la Bohême‑Moravie [2], en se basant sur le continent européen et ses colonies, l’Allemagne deviendrait indubitablement la première puissance du Monde. A ses côtés, l’Italie pourrait au mieux ‑ et pas pour longtemps ‑ prendre le contrôle du bassin méditerranéen. Mais être la première puissance ne signifie pas être la seule. La lutte pour « l’espace vital » ne ferait qu’entrer dans une phase nouvelle.

L’ « ordre nouveau » que le Japon se prépare à établir, en s’appuyant sur la victoire allemande, a comme perspective l’extension de la domination japonaise sur la plus grande partie du continent asiatique. L’Union soviétique se trouverait elle-même coincée entre une Europe germanisée et une Asie japonisée. Les trois Amériques, comme l’Australie et la Nouvelle‑Zélande, reviendraient aux Etats-­Unis. Si l’on prend en compte en outre l’empire italien provincial, le monde serait temporairement divisé en cinq « espaces vitaux ». Mais l’impérialisme, par sa nature même, abhorre la division du pouvoir. Pour avoir les mains libres contre l’Amérique, Hitler devrait régler dans le sang ses comptes avec ses amis de la veille, Staline et Mussolini, et les Etats‑Unis ne resteraient pas des observateurs désintéressés dans cette nouvelle lutte. La troisième guerre impérialiste serait conduite non par des Etats nationaux, ni par des empires de type ancien, mais par des continents entiers... La victoire de Hitler dans la guerre actuelle ne signifierait donc pas un millier d’années de « paix allemande », mais un chaos sanglant pour des décennies sinon des siècles.

Mais une victoire des Alliés n’aurait pas des conséquences beaucoup plus brillantes. La France victorieuse ne pourrait rétablir sa position comme grande puissance qu’en démembrant l’Allemagne, en restaurant les Habsbourg, en balkanisant l’Europe. La Grande‑Bretagne ne pourrait jouer un rôle dirigeant dans les affaires européennes qu’en refourbissant son jeu entre les contradictions entre Allemagne et France d’une part, Europe et Amérique de l’autre. Cela signifierait une édition nouvelle et dix fois pire de la paix de Versailles avec des effets infiniment plus pernicieux sur l’organisme affaibli de l’Europe. Il faut ajouter qu’une victoire alliée sans l’aide américaine est improbable, et que les Etats-Unis demanderaient sans doute pour leur aide un prix plus élevé que lors de la dernière guerre. L’Europe avilie et épuisée ‑ l’objet de la philanthropie de Herbert Hoover [3] ‑ deviendrait le débiteur failli de son sauveur d’outre‑Atlantique.

Finalement, si l’on accepte la variante la moins probable, à savoir la conclusion de la paix entre adversaires épuisés conformément à la formule pacifiste « Ni vainqueurs ni vaincus », cela signifierait la réapparition du chaos antérieur, reposant cette fois sur des ruines sanglantes, l’épuisement, l’amertume. En peu de temps, tous les vieux antagonismes remonteraient à la surface avec une violence explosive et éclateraient en nouvelles convulsions internationales.

La promesse des Alliés de créer une fédération européenne démocratique cette fois est le plus grossier de tous les mensonges pacifistes. L’Etat n’est pas une abstraction, mais un instrument du capitalisme monopoleur. Tant que les trusts et les banques ne sont pas expropriés au bénéfice du peuple, la lutte entre les Etats est aussi inévitable que la lutte entre les trusts eux-mêmes. Une renonciation volontaire, de la part de l’Etat le plus puissant, à l’avantage que lui vaut sa force, est une utopie aussi ridicule que la division volontaire des parts du capital entre les trusts. Tant que subsiste la propriété capitaliste, une « fédération » démocratique ne serait qu’une répétition en pire de la S.D.N. avec tous ses vices et moins ses illusions.

C’est en vain que les maîtres impérialistes de la destinée essaient de ressusciter un programme de salut qui a été complètement discrédité par l’expérience des dernières décennies. C’est en vain que leurs valets petits‑bourgeois réchauffent les panacées pacifistes depuis longtemps changées en leurs caricatures. Les ouvriers avancés ne seront pas dupes. La paix ne sera pas conclue par les forces qui font la guerre actuellement. Les ouvriers et les soldats dicteront leur propre programme de paix !

Notes

[1] L’Angleterre avait été l’âme des coalitions successives contre Napoléon, et c’est à elle qu’il se rendit, par elle qu’il fut exilé.

[2] Le démembrement de la Tchécoslovaquie avait donné naissance à une Slovaquie « indépendante » et un « protectorat » de Bohéme‑Moravie, dirigés et gouvernés par des fonctionnaires allemands.

[3] Herbert C. Hoover (1874‑1964) avait dirigé au lendemain de la première guerre l’organisation des « secours »américains qui avait servi de point d’appui à la contre‑offensive contre la révolution. Il avait été plus tard président des Etats‑Unis.

Défense de l’U.R.S.S.

L’alliance de Staline avec Hitler qui fut le lever de rideau de la guerre mondiale et conduisit tout droit à l’asservissement du peuple polonais, était le résultat de la faiblesse de l’U.R.S.S. et de la panique du Kremlin face à l’Allemagne. La responsabilité de cette faiblesse ne repose sur nul autre que le même Kremlin : sa politique intérieure, qui a ouvert un abîme entre la caste dirigeante et le peuple ; sa politique extérieure, qui a sacrifié les Intérêts de la révolution mondiale aux intérêts de la clique stalinienne.

La mainmise sur la Pologne orientale ‑ gage de l’alliance avec Hitler, et garantie contre Hitler ‑ a été accompagnée de la nationalisation de la propriété semi‑féodale et capitaliste en Ukraine et en Biélorussie occidentales. Sans cela, l’U.R.S.S. n’aurait pas pu incorporer à l’U.R.S.S. les territoires occupés. La révolution d’Octobre étranglée et profanée faisait ainsi savoir qu’elle vivait encore.

En Finlande, le Kremlin n’a pas réussi à accomplir un bouleversement social semblable. La mobilisation impérialiste de l’opinion publique mondiale « pour la défense de la Finlande », la menace d’une intervention directe de l’Angleterre et de la France, l’impatience de Hitler qui voulait s’emparer du Danemark et de la Norvège avant que les troupes britanniques et françaises soient apparues sur la terre scandinave ‑ tout cela a obligé le Kremlin à renoncer à la soviétisation de la Finlande et à se borner à mettre la main sur les positions stratégiques indispensables.

L’invasion de la Finlande a incontestablement soulevé dans la population soviétique une condamnation profonde. Les ouvriers avancés comprenaient cependant que les crimes de l’oligarchie du Kremlin n’enlevaient pas de l’ordre du jour la question de l’existence de l’U.R.S.S. Sa défaite dans la guerre mondiale signifierait non seulement le renversement de la bureaucratie totalitaire, mais la liquidation des nouvelles formes de propriété, l’effondrement de la première expérience d’économie planifiée et la transformation de tout le pays en colonie, c’est­-à‑dire la remise à l’impérialisme de ressources naturelles colossales qui lui donneraient un répit jusqu’à la troisième guerre mondiale. Ni les peuples de l’U.R.S.S. ni la classe ouvrière mondiale dans son ensemble ne tiennent à un tel résultat.

La résistance de la Finlande à l’U.R.S.S., malgré son héroïsme, n’a pas plus été une action de défense nationale indépendante que la résistance ultérieure de la Norvège à l’Allemagne. Le gouvernement d’Helsinki lui-même l’a compris quand il a décidé de capituler devant l’U.R.S.S. plutôt que de transformer la Finlande en base militaire pour la France et l’Angleterre. Notre pleine reconnaissance du droit de chaque nation à disposer d’elle‑même n’altère pas le fait qu’au cours de la guerre actuelle, ce droit ne pèse pas plus qu’une plume. Il nous faut déterminer la ligne fondamentale de notre position en accord avec des facteurs fondamentaux et pas de dixième ordre. Les thèses de la IV° Internationale disent :

« Le concept de défense nationale, surtout quand il coïncide avec l’idée de la défense de la démocratie, peut très facilement abuser des ouvriers des pays petits et neutres (Suisse, partiellement Belgique ou pays scandinaves) Seul un petit bourgeois sans espoir sorti d’un misérable village suisse comme Robert Grimm [1] peut penser sérieusement que la guerre mondiale dans laquelle il est entraîné se mène pour la défense de l’indépendance de la Suisse [2]. »

Ces paroles prennent aujourd’hui une signification particulière. Ces petit-bourgeois qui croient que c’est à partir d’épisodes tactiques comme l’invasion de l’Armée rouge en Finlande qu’on peut déterminer la stratégie prolétarienne par rapport à la défense de l’U.R.S.S. ne sont en rien supérieurs au social‑patriote suisse Robert Grimm.

La campagne lancée par la bourgeoisie mondiale sur la guerre soviéto-­finnoise a été extrêmement éloquente dans son unanimité et sa furie. Ni la perfidie ni la violence du Kremlin mouvant n’avaient soulevé l’indignation de la bourgeoisie, car toute l’histoire de la politique mondiale est écrite en termes de perfidie et de violence. Sa crainte et son indignation ont été provoquées par la perspective d’un bouleversement social en Finlande sur le modèle de celui qu’avait réalisé l’Armée rouge en Pologne orientale. Il s’agissait d’une menace contre la propriété capitaliste. La campagne anti‑soviétique, qui avait un caractère de classe du début à la fin, a révélé une fois de plus que l’U.R.S.S., en vertu de fondements sociaux établis par la révolution d’Octobre, dont l’existence de la bureaucratie dépend en dernière analyse, demeure encore un Etat ouvrier qui épouvante la bourgeoisie du monde entier. Des accords épisodique entre la bourgeoisie et l’U.R.S.S. n’altèrent pas le fait qu’ « à une échelle historique, l’antagonisme entre l’impérialisme mondial et l’Union soviétique est infiniment plus profond ceux qui opposent entre eux les différents pays capitalistes ».

Nombre de radicaux petit-bourgeois, qui, hier encore, considéraient l’Union soviétique comme un axe pour grouper les forces « démocratiques » contre le fascisme, ont découvert soudain, maintenant que leurs patries à eux ont été menacées par Hitler, que Moscou, qui n’est pas venu à leur aide, suit une politique impérialiste et qu’il n’existe aucune différence entre U.R.S.S. et les pays fascistes.

« Mensonge ! », va répondre tout ouvrier ayant une conscience de classe ‑ « Il existe une différence ! ». La bourgeoisie apprécie cette différence sociale mieux et plus profondément que les girouettes radicales. Assurément, la nationalisation des moyens de production dans un pays, et un pays arriéré comme celui-là, n’assure pas encore la construction du socialisme. Mais elle est susceptible de renforcer les conditions favorables au socialisme, à savoir le développement planifié des forces productives. Tourner le dos à la nationalisation des moyens de production sous prétexte qu’elle n’assure pas en elle même le bien-être des masses équivaut à condamner à la destruction une fondation de granit sous prétexte qu’il est impossible de vivre sans murs ni toits. L’ouvrier qui a une conscience de classe sait qu’une lutte victorieuse pour une émancipation totale est impensable sans la défense d’une conquête aussi colossale que l’économie planifiée contre la restauration des rapports capitalistes. Ceux qui ne peuvent pas défendre les anciennes positions n’en prendront jamais de nouvelles.

La IV° Internationale ne peut défendre l’U.R.S.S. que par les méthodes de la lutte de classe révolutionnaire. Enseigner aux ouvriers à bien comprendre le caractère de classe de l’Etat impérialiste, colonial, ouvrier et les relations réciproques entre les classes ainsi que leurs contradictions internes, dans chacune d’entre elles, permet aux ouvriers de tirer des conclusions pratiques de toute situation donnée. Tout en menant une lutte inlassable contre l’oligarchie de Moscou, la IV° Internationale rejette catégoriquement toute politique qui aiderait l’impérialisme contre l’U.R.S.S.

La défense de l’U.R.S.S. coïncide en principe avec la préparation de la révolution prolétarienne mondiale. Nous rejetons carrément la théorie du socialisme dans un seul pays, qui est née du cerveau du stalinisme ignorant et réactionnaire. Seule la révolution mondiale peut sauver l’U.R.S.S. pour le socialisme. Mais la révolution mondiale apporte avec elle l’élimination inévitable de l’oligarchie du Kremlin.

Notes

[1] Robert Grimm (1881‑1958), socialiste suisse, pacifiste pendant la guerre, l’une des cibles de l’ironie de Trotsky depuis l’époque de Zimmerwald et Kienthal.

[2] Œuvres, 4, p. 59. La traduction a été revue légèrement.

Pour le renversement révolutionnaire de la clique bonapartiste du Kremlin

Après avoir pendant cinq ans léché les bottes des « démocraties », le Kremlin a révélé son cynique mépris pour le prolétariat mondial en concluant une alliance avec Hitler et en l’aidant à étrangler le peuple polonais, il a fait le fanfaron, avec un chauvinisme honteux à la veille de l’invasion de la Finlande et a étalé une incapacité militaire non moins honteuse dans la lutte qui a suivi. Il a bruyamment promis d’ « émanciper » le peuple finnois des capitalistes, puis a capitulé lâchement devant Hitler : telle a été la performance du régime stalinien aux heures critiques de son histoire.

Les procès de Moscou avaient déjà révélé que l’oligarchie totalitaire était devenue un obstacle absolu sur la voie du développement du pays. Le niveau toujours plus élevé des besoins de plus en plus complexes de la vie économique ne peut plus supporter son étranglement par la bureaucratie. La bande des parasites n’est pourtant pas prête à faire des concessions. En luttant pour sa position, elle détruit ce qu’il y a de meilleur dans le pays. Il ne faudrait pas penser que le peuple qui a fait trois révolutions en douze ans est soudain devenu stupide. Il est réprimé et désorienté, mais il observe et il pense. La bureaucratie lui rappelle chaque jour son existence par sa domination arbitraire, son oppression, sa rapacité et sa soif sanglante de vengeance. Les ouvriers et les kolkhoziens mourant à moitié de faim murmurent avec haine au sujet des caprices dispendieux du commissaires cruels. Pour le 60° anniversaire de Staline, les ouvriers de l’Oural ont été obligés de travailler pendant un an et demi à un portrait gigantesque du « père des peuples » détesté, fait de pierres précieuses ‑ une entreprise digne du Perse Xerxès ou de l’Egyptienne Cléopâtre [1] . Un régime capable de se laisser aller à de telles abominations ne peut que provoquer la haine des masses.

La politique étrangère correspond à la politique intérieure. Si le gouvernement du Kremlin avait réellement exprimé les intérêts de l’Etat ouvrier, si l’Internationale communiste avait servi la cause de la révolution, les masses populaires de la petite Finlande auraient inévitablement été attirées par l’U.R.S.S. et l’invasion de l’Armée rouge, ou bien n’aurait pas été nécessaire du tout ou aurait été acceptée d’emblée par le peuple finnois comme un acte révolutionnaire d’émancipation. En réalité toute là politique antérieure du Kremlin éloignait de l’U.R.S.S. les ouvriers et paysans finnois. Alors que Hitler avait pu compter sur l’aide de ce qu’on appelait « la cinquième colonne » dans les pays neutres qu’il envahissait, Staline ne trouva aucun soutien d’aucune sorte en Finlande en dépit de la tradition de l’insurrection de 1918 et de la longue existence du parti communiste finnois [2]. Dans ces conditions, l’invasion de l’Armée rouge assumait le caractère d’une violence militaire directe et ouverte. La responsabilité de cette violence retombe intégralement et sans partage sur l’oligarchie de Moscou.

La guerre est le révélateur d’un régime. Comme conséquence de la première période de la guerre, la position internationale de l’U.R.S.S., en dépit de succès trompe-l’œil a de toute évidence empiré. La politique étrangère du Kremlin a repoussé de l’U.R.S.S. de larges cercles de la classe ouvrière mondiale et des peuples opprimés. Les bases stratégiques de soutien prises par Moscou constitueront un facteur de troisième ordre dans le conflit des forces mondiales. Dans l’intervalle, l’Allemagne a acquis la partie la plus importante et la plus industrialisée de la Pologne et une frontière commune avec l’U.R.S.S., c’est‑à‑dire une porte vers l’Est. A travers la Scandinavie, l’Allemagne domine la mer Baltique, transformant la Baltique en une bouteille fermement scellée. La Finlande ulcérée tombe sous le contrôle direct de Hitler. Au lieu d’Etats neutres faibles, l’U.R.S.S. affronte maintenant une Allemagne puissante, de l’autre côté de sa frontière de Leningrad. La faiblesse de l’Armée rouge décapitée par Staline a été démontrée au monde entier. Les tendances nationalistes centrifuges à l’intérieur de l’U.R.S.S. se sont intensifiées. Le prestige de la direction du Kremlin a décru. L’Allemagne à l’Ouest, le Japon à l’Est sont aujourd’hui infiniment plus confiants qu’auparavant, avant l’aventure finnoise du Kremlin.

Dans son maigre arsenal, Staline ne pouvait trouver qu’une seule et unique réponse à l’avertissement menaçant des événements : il a remplacé Vorochilov par un néant plus vide encore, Timochenko [4]. Comme toujours en pareil cas, le but de la manœuvre est de détourner la colère du peuple et de l’armée du principal responsable criminel de ses malheurs et de mettre à la tête de l’armée un individu dont la fiabilité est garantie par son insignifiance. Le Kremlin s’est une fois de plus manifesté comme le principal repaire du défaitisme. C’est seulement en détruisant ce repaire que la sécurité de l’U.R.S.S. peut être protégée.

La préparation du renversement révolutionnaire de la caste dirigeante de Moscou est l’une des tâches principales de la IV° Internationale. Elle n’est ni simple ni facile. Elle exige de l’héroïsme et des sacrifices. Cependant, l’époque de grandes convulsions dans laquelle est entrée l’humanité portera à l’oligarchie du Kremlin coup sur coup, brisera son appareil totalitaire, suscitera la confiance en elles des masses ouvrières et facilitera ainsi la formation d’une section soviétique de la IV° Internationale. Les événements vont oeuvrer en notre faveur si nous sommes capables de les y aider.

Notes

[1] Allusion au souverain perse Xerxès (Khsaryasha) I° (486‑465 av. J.C.), envahisseur de la Grèce, battu à Salamine, célèbre pour son faste, et à la reine d’Egypte Cleopatra (69‑30) qui vécut avec César puis Marc‑Antoine.

[2] C’est en janvier 1918 qu’avait été proclamé un gouvernement soviétique de Finlande, chassé après une féroce guerre civile par les forces de Mannerheim, aidé par l’Allemagne. Le P.C. finnois avait été créé au cours d’une conférence en U.R.S.S. en août 1918.

[3] Semion K. Timochenko (1895‑1970), cavalier, lié à Staline pendant la guerre civile, lui devait son avancement.

Les Peuples coloniaux dans la guerre

Par le simple fait qu’elle crée d’énormes difficultés et dangers pour les centres impérialistes des métropoles, la guerre a ouvert de larges possibilités aux peuples opprimés. Le grondement du canon en Europe annonce l’approche de l’heure de leur libération.

Si un programme de transformation sociale pacifique est utopique pour les pays capitalistes avancés, alors le programme de libération pacifique des colonies est doublement utopique. D’un autre côté, les derniers des pays arriérés demi‑libres ont été réduits en esclavage sous nos yeux (Ethiopie, Albanie, Chine ... ). Toute la guerre actuelle est une guerre pour les colonies. Certains leur font la chasse, d’autres en détiennent qu’ils refusent d’abandonner. Aucun des deux camps n’a la moindre intention de les libérer de son plein gré. Les centres métropolitains décadents sont forcés de pressurer le plus possi­ble leurs colonies et de leur donner en échange le moins possible. Seule une lutte révolutionnaire directe et ouverte des peuples asservis peut ouvrir la route de leur émancipation.

Dans les pays coloniaux et semi‑coloniaux, la lutte pour un Etat national indépendant et par conséquent la « défense de la patrie » est différente en principe de celle des pays impérialistes. Le prolétariat révolutionnaire du monde entier soutient inconditionnellement la lutte de la Chine ou de l’Inde pour l’indépendance nationale, car dans cette lutte, en « arrachant les peuples à l’asiatisme, au régionalisme, à la soumission à l’étranger, ils portent des coups sévères aux Etats impéria­listes. » (La IV° Internationale et la Guerre)

En même temps, la IV° Internationale sait d’avance et avertit ouvertement les nations arriérées que leurs Etats indépendants tardivement constitués ne peuvent plus longtemps compter sur un développement démocratique indépendant. Encerclée par le capitalisme décadent et empêtrée dans les contradictions impérialistes, l’indépendance d’un Etat arriéré sera inévitablement à moitié fictive et son régime politique, sous l’influence des contradictions de classe internationales et de la pression extérieure, tombera obligatoirement dans une dictature contre le peuple ‑ tel est le régime du Parti du Peuple en Turquie, du Guomindang en Chine ; demain, celui de Gandhi sera le même en Inde [42]. La lutte pour l’indépendance nationale des colonies n’est, du point de vue du prolétariat révolutionnaire, qu’une étape transitoire sur la route qui va plonger les pays arriérés dans la révolution socialiste internationale.

La IV° Internationale ne dresse pas de cloison étanche entre pays arriérés et avancés, révolution démocratique et socialiste. Elle les combine et les subordonne à la lutte mondiale des opprimés contre les oppresseurs. De même que l’unique force authentiquement révolutionnaire de notre époque est le prolétariat international, de même le seul programme véritable pour la liquidation de toute oppression, sociale ou nationale, est celui de la révolution permanente.

Notes

[1] Le Parti du Peuple, parti nationaliste turc, avait été fondé par Mustapha Kemal et dirigé après sa mort par Ismet Inonu, le Guomindang fondé par Sun Yat‑sen était le parti de Tchiang Kai‑chek, et le Congrès national indien de Gandhi le parti nationaliste en Inde.

La grande leçon de la Chine

La tragique expérience de la Chine est une grande leçon pour les peuples opprimés. La révolution chinoise de 1925‑1927 avait toutes les chances de vaincre. Une Chine unifiée et transformée aurait constitué à cette époque un puissant bastion de liberté en Extrême‑Orient. Tout le destin de l’Asie et d’une certaine façon du monde entier aurait été différent. Mais le Kremlin, manquant de confiance dans les masses chinoises et recherchant l’amitié des généraux, a utilisé tout son poids pour subordonner le prolétariat chinois à la bourgeoisie et a ainsi aidé Tchiang Kaï-chek à écraser la révolution chinoise [1]. Déçue, divisée et affaiblie, la Chine était grand ouverte à l’invasion japonaise.

Comme tout régime condamné, l’oligarchie stalinienne est déjà incapable d’apprendre les leçons de l’histoire. Au début de la guerre sino‑japonaise, le Kremlin rangea de nouveau le parti communiste sous l’autorité de Tchiang Kaï-chek, écrasant dans l’œuf l’initiative révolutionnaire du prolétariat chinois. Cette guerre, qui approche maintenant de son troisième anniversaire [2], aurait pu depuis longtemps se terminer par une catastrophe pour le Japon si la Chine l’avait menée comme une authentique guerre du peuple basée sur une révolution agraire embrasant les soldats japonais de sa propre flamme. Mais la bourgeoisie chinoise craint ses propres masses en armes plus que ses violeurs japonais. Si Tchiang Kaï-chek, le sinistre bourreau de la révolution chinoise est obligé par les circonstances de faire la guerre, son programme reste basé, comme avant, sur l’oppression de ses propres ouvriers et les compromis avec l’impérialisme.

La guerre en Extrême‑Orient sera de plus en plus liée à la guerre impérialiste mondiale. Le peuple chinois n’arrachera l’indépendance que sous la direction du prolétariat jeune et prêt au sacrifice dont l’indispensable confiance en lui ressuscitera à la faveur de la révolution mondiale naissante. Il saura indiquer une ligne de marche ferme. Le cours des événements met à l’ordre du jour le développement de notre section chinoise en un puissant parti révolutionnaire.

Notes

[1] Tchiang Kaï‑chek (en fait Jiang Jieshih) (1887‑1975) officier nationaliste, chef de l’armée après la mort de Sun Yat‑sen avait détruit par la répression et la violence le P.C. et les syndicats chinois. L’I.C. avait fait entrer les militants du P.C.C. dans le Guomindang.

[1] Les premiers incidents avaient eu lieu en juillet 1937.

Tâches de la révolution en Inde

Dès les tout premières semaines de la guerre, les masses indiennes ont exercé une pression grandissante obligeant les dirigeants nationaux « opportunistes » à parler un langage inhabituel. Mais malheur au peuple indien s’il fait confiance à ces paroles ronflantes ! Sous le masque du mot d’ordre d’indépendance nationale, Gandhi s’est déjà hâté de proclamer son refus de créer des difficultés à la Grande‑Bretagne pendant la sévère crise actuelle [1]. Comme si les opprimés, où et quand que ce soit, avaient jamais pu se libérer sauf en exploitant les difficultés de leurs oppresseurs !

La répugnance « morale » de Gandhi pour la violence reflète la peur de la bourgeoisie indienne devant ses propres masses. Elle a d’excellentes raisons de présumer que l’impérialisme britannique va l’entraîner aussi dans le désastre. Londres, pour sa part, prévient qu’au moindre signe de désobéissance, elle appliquera « toutes les mesures nécessaires », y compris, bien sûr, cette aviation qui fait si cruellement défaut sur le front Ouest. Il existe une nette division du travail entre la bourgeoisie coloniale et le gouvernement britannique : Gandhi a besoin des menaces de Chamberlain et de Churchill [2] pour mieux arriver à paralyser le mouvement révolutionnaire.

Dans le proche avenir, l’antagonisme entre les masses indiennes et la bourgeoisie promet de s’aggraver au fur et à mesure que la guerre impérialiste deviendra de plus en plus une gigantesque entreprise commerciale pour la bourgeoisie indienne. En ouvrant un marché exceptionnellement favorable pour les matières premières, elle peut promouvoir rapidement l’industrie indienne. Si la destruction complète de l’Empire britannique coupe le cordon ombilical qui relie le capital indien à la City de Londres, la bourgeoisie nationale recherchera vite un nouveau patron à Wall Street. Les intérêts matériels de la bourgeoisie déterminent sa politique avec la force des lois de la gravitation.

Tant que le mouvement de libération est contrôlé par la classe exploiteuse, il est incapable de sortir de l’impasse. Le seul moyen de garder l’Inde soudée est la révolution agraire sous le drapeau de l’indépendance nationale. Une révolution dirigée par le prolétariat sera dirigée non seulement contre la domination britannique, mais aussi contre les princes indiens, les concessions étrangères, la couche supérieure de la bourgeoisie nationale et les dirigeants du Congrès national aussi bien que ceux de la Ligue musulmane [3]. C’est la tâche urgente de la IV° Internationale que de créer en Inde une section stable et puissante.

La politique traîtresse de collaboration de classe à travers laquelle le Kremlin, au cours des cinq dernières années, a aidé les gouvernements capitalistes à préparer la guerre, a été brutalement liquidée par la bourgeoisie, dès qu’elle n’a plus eu besoin d’un déguisement pacifiste. Mais, dans les pays coloniaux et semi‑coloniaux ‑ non seulement en Chine et en Inde, mais en Amérique latine ‑, la fraude du « Front populaire » continue à paralyser encore les masses ouvrières, en faisant de la chair à canon pour la bourgeoisie « progressiste » et créant ainsi une base politique indigène pour l’impérialisme.

Notes

[1] Mohandas Gandhi (1869‑1948) assurait qu’il serait immoral de faire des difficultés à quelqu’un qui se bat pour sa vie.

[2] Winston Churchill (1874‑1965), aristocrate, dirigeant conservateur britannique, caractérisé par sa haine de la révolution et sa méfiance de l’Allemagne, lord de l’amirauté du gouvernement Chamberlain en septembre 1939, était devenu Premier Ministre le 10 mai 1940. Arthur Neville Chamberlain (1869‑1940), d’une famille d’industriels conservateurs avait été Premier Ministre du 26 mai 1937 au 10 mai 1940. Il avait vainement tenté d’apaiser Hitler et de le tourner vers l’Est ; notamment lors des accords de Munich.

[3] Le Congrès national indien, animé à l’époque par des hommes aussi différents, voire opposés, que Gandhi, Nehru et Chandra Bose, était le parti nationaliste indien dont le caractère « hindou » s’était accentué avec la création ‑ appuyée par les Britanniques ‑ de la Ligue Musulmane de M. A. Jinnah.

L’Avenir de l’Amérique latine

La monstrueuse croissance des armements aux Etats‑Unis prépare à une solution violente des contradictions complexes dans l’hémisphère occidental et devrait bientôt poser brutalement la question de la destinée des pays latino‑américains. L’intermède de la politique de « bon voisinage » touche à son terme. Roosevelt ou son successeur sortira bientôt le poing de fer du gant de velours. Les thèses de la IV° Internationale déclarent :

« L’Amérique centrale et l’Amérique du Sud ne pourront s’arracher à l’arriération et à l’esclavage qu’en unissant leurs Etats dans une fédération puissante. Mais ce n’est pas la tardive bourgeoisie sud-­américaine, agence vénale de l’impérialisme étranger, qui sera appelée à résoudre cette tâche, mais le jeune prolétariat sud‑américain, dirigeant choisi par les masses opprimées. Le mot d’ordre, dans la lutte contre la violence et les intrigues de l’impérialisme mondial et contre la sanglante besogne des cliques indigènes compradores est donc : Etats‑Unis soviétiques de l’Amérique centrale et du Sud [48]. »

Ecrites il y a six ans, ces lignes ont maintenant revêtu une actualité particulièrement brûlante.

C’est seulement sous sa propre direction révolutionnaire que le prolétariat des colonies et des semi‑colonies pourra réaliser une collaboration invincible avec le prolétariat des Métropoles et la classe ouvrière dans son ensemble. C’est seulement cette collaboration qui peut conduire les peuples opprimés à leur émancipation complète et définitive, par le renversement de l’impérialisme dans le monde entier. Une victoire du prolétariat international délivrera les pays coloniaux de la longue et pénible étape de développement capitaliste en leur ouvrant la possibilité d’arriver au socialisme la main dans la main avec le prolétariat des pays avancés.

La perspective de la révolution permanente ne signifie en aucun cas que les pays arriérés doivent attendre le signal des pays avancés, ou que les peuples coloniaux doivent attendre patiemment que le prolétariat des métropoles les libère. L’aide arrive à celui qui s’aide lui-même. Les ouvriers doivent développer la lutte révolutionnaire dans tous les pays, coloniaux ou impérialistes, où il existe des conditions favorables et ainsi faire un exemple pour les travailleurs des autres pays. Seules l’initiative et l’activité, la résolution et le courage peuvent réellement matérialiser le mot d’ordre « Prolétaires de tous les pays, unissez‑vous ! »

Notes

[1] Œuvres, 4, pp. 56‑57.

La Responsabilité des dirigeants ouvriers traîtres dans la guerre

La victoire de la révolution espagnole aurait pu ouvrir une ère de renversements révolutionnaires dans toute l’Europe et empêcher ainsi la guerre actuelle. Mais cette héroïque révolution, qui contenait en elle toutes les possibilités de vaincre, a été étouffée dans les embrassades de la Il° et de la Ill° Internationales, avec la coopération active des anarchistes. Le prolétariat a été appauvri par cette perte d’un autre grand espoir et enrichi des leçons d’une autre monstrueuse trahison.

Le puissant mouvement du prolétariat français en juin 1936 a révélé des conditions exceptionnellement favorables pour la conquête révolutionnaire du pouvoir. Une république soviétique française aurait immédiatement conquis l’hégémonie révolutionnaire sur l’Europe, provoqué des répercussions révolutionnaires dans tous les pays, ébranlé les régimes totalitaires et ainsi sauvé l’humanité du carnage impérialiste actuel avec ses innombrables victimes.

Mais la politique profondément basse, couarde et traîtresse de Léon Blum et de Léon Jouhaux [1], activement soutenue par la section française de l’I.C., a conduit à l’effondrement d’un des mouvements les plus prometteurs de la dernière décennie.

L’étranglement de la révolution espagnole et le sabotage de l’offensive prolétarienne en France ‑ ces deux événements tragiques ‑ ont pris place à la veille de la guerre actuelle. La bourgeoisie s’est convaincue qu’avec de tels « dirigeants ouvriers », à sa disposition, elle pouvait faire ce qu’elle voulait, y compris un nouveau massacre des peuples. Les dirigeants de la II° Internationale ont empêché le prolétariat de renverser la bourgeoisie à la fin de la première guerre impérialiste. Les dirigeants des Il° et Ill° Internationales ont aidé la bourgeoisie à déchaîner une deuxième guerre internationale. Qu’elle devienne leur tombeau politique !

Notes

[1] Léon Blum (1872‑1950) était le maître à penser de la S.F.I.O., le leader de ceux des socialistes qui étaient pour la guerre contre l’Allemagne. Léon Jouhaux (1879‑1954) était secrétaire de la C.G.T. depuis 1909.

La II° Internationale

La guerre de 1914‑1918 a scindé la Il° Internationale, d’un coup, en deux camps séparés par des tranchées. Chaque parti sociaI‑démocrate défendait sa patrie. Ce n’est que plusieurs années après la guerre que les frères ennemis traîtres se réconcilièrent et proclamèrent l’amnistie mutuelle.

Aujourd’hui la situation de la Il° Internationale est tout à fait différente, ‑ en surface. Toutes ses sections sans exception sont d’un même côté des lignes militaires, dans le camp des Alliés : certains parce qu’ils sont des partis de pays démocratiques, d’autres parce que ce sont des émigrés de pays belligérants ou neutres. La social‑démocratie allemande, qui a suivi une politique chauvine méprisable pendant la première guerre impérialiste sous le drapeau des Hohenzollern, est aujourd’hui un parti du « défaitisme » au service de la France et de l’Angleterre. Il serait sans excuses de croire que ces laquais au cœur endurci soient devenus des révolutionnaires. Il existe des explications plus simples. L’Allemagne de Guillaume Il [1] offrait aux réformistes des possibilités suffisantes de sinécures personnelles dans les organismes parlementaires, les municipalités, les syndicats et autres postes. La défense de l’Allemagne impériale était la défense d’une auge bien pleine dans laquelle la bureaucratie ouvrière conservatrice enfouissait son groin. « La social-démocratie ne demeure patriote que tant que le régime politique lui assure profits et privilèges », avertissions‑nous dans nos thèses il y a six ans. Les mencheviks et les narodniks russes qui étaient patriotes même sous le tsar ‑ quand ils avaient leur propre fraction à la Douma, leurs propres journaux, leurs propres permanents syndicaux, et espéraient continuer à progresser dans cette voie ‑ maintenant qu’ils ont perdu tout cela, ont une position défaitiste par rapport à l’U.R.S.S.

En conséquence, « l’unanimité » actuelle de la Il° Internationale s’explique par le fait que toutes ses sections espèrent que les Alliés vont sauver leurs postes et leurs revenus dans la bureaucratie ouvrière des pays démocratiques et restaurer ces postes et ces revenus dans les pays totalitaires. La social-démocratie ne va pas au‑delà de rêves éveillés impuissants sur le patronage de la bourgeoisie « démocratique ». Ces invalides politiques sont totalement incapables de lutter même quand c’est de leurs propres intérêts qu’il s’agit.

C’est en Scandinavie que c’est apparu le plus clairement, dans ces pays qui apparaissaient comme le sanctuaire le plus sûr de la Il° Internationale et qui, tous trois, étaient gouvernés pendant nombre d’années par la sobre, réaliste, réformiste et pacifiste social‑démocratie. Le socialisme était ce que ces messieurs appelaient la démocratie royale conservatrice, plus l’Eglise d’Etat, plus les chiches réformes sociales rendues possibles pour un temps par la limitation des dépenses militaires. Soutenus par la S.D.N. et protégés par le bouclier de la « neutralité », les gouvernements scandinaves misaient sur des générations de développement tranquille et pacifique. Mais les maîtres impérialistes n’ont accordé aucune attention à leurs calculs. Il leur a fallu, esquiver les coups du destin. Quand l’U.R.S.S. envahit la Finlande, les trois gouvernements scandinaves se sont proclamés neutres par rapport à la Finlande. Quand l’Allemagne envahit le Danemark et la Norvège [2], la Suède proclama sa neutralité par rapport aux deux victimes de cette agression. Le Danemark trouva même moyen de se proclamer neutre par rapport à lui-même. La Norvège, sous la gueule des canons de son gardien l’Angleterre, a été la seule à esquisser quelques gestes symboliques d’autodéfense. Ces héros sont tout à fait prêts à vivre aux dépens de la patrie démocratique, mais se sentent peu enclins à mourir pour elle. La guerre qu’ils n’avaient pas prévue a renversé au passage leurs espoirs d’une évolution pacifique sous le Roi et Dieu. Le paradis scandinave, dernier refuge des espoirs de la Il° Internationale est devenu un minuscule secteur de l’enfer impérialiste général.

Les opportunistes social‑démocrates ne connaissent qu’une seule politique ‑ celle de l’adaptation passive. Dans les conditions du capitalisme décadent il ne leur reste qu’à livrer une position après l’autre, à réduire leur programme déjà misérable, diminuer leurs revendications et même y renoncer totalement, battre en retraite toujours plus loin jusqu’à ce qu’ils n’aient plus qu’un seul endroit où reculer, un trou de rat. Mais, même de là, la main impitoyable de l’impérialisme les tire par la queue. Telle est la brève histoire de la Il° Internationale. La guerre actuelle est pour elle une seconde mort ‑ définitive cette fois, on peut le penser.

Notes

[1] Guillaume Il de Hohenzollern (1859‑1941) roi de Prusse, empereur d’Allemagne, abdiqua en novembre 1918.

[2] Le 9 avril, par une attaque simultanée contre les ports, la Wehrmacht avait occupé le Danemark et pris position en Norvège.

La III° Internationale

La politique de la III° Internationale - un mélange d’opportunisme grossier et d’aventurisme débridé - exerce sur la classe ouvrière une influence plus démoralisante encore si possible que la politique de sa sœur aînée la II°Internationale. Le parti révolutionnaire construit toute sa politique sur la conscience de classe des ouvriers ; la III° Internationale ne se préoccupe que de contaminer et d’empoisonner la conscience de classe.

La propagande officielle de chacun des camps belligérants dénonce parfois très justement les crimes du camp opposé. Goebbels [1] dit pas mal de choses vraies sur la violence britannique en Inde. La presse anglaise et française dit beaucoup de choses pénétrantes sur la politique étrangère de Hitler et de Staline. Néanmoins, cette propagande unilatérale constitue en elle-même le pire poison chauvin. Les demi-vérités sont le type de mensonge le plus dangereux.

Toute la propagande actuelle de l’I.C. appartient à cette catégorie. Après cinq années de honteux léchage de bottes des démocraties, quand l’ensemble du « communisme » a été réduit à un monotone réquisitoire contre les agresseurs fascistes, l’I.C. a découvert tout d’un coup à l’automne de 1939 l’impérialisme criminel des démocraties occidentales. Demi-tour à gauche ! A partir de ce moment, pas un seul mot de condamnation de la destruction de la Tchécoslovaquie et de la Pologne, la mainmise sur le Danemark et la Norvège ni les actes répugnants de bestialité infligés par les bandes de Hitler aux peuples juif et polonais ! Hitler était devenu un végétarien épris de paix, constamment provoqué par les impérialistes occidentaux. L’alliance anglo-française était présentée par la presse de l’I.C. comme « le bloc impérialiste contre le peuple allemand ». Goebbels lui-même n’aurait rien cuisiné de meilleur ! Le parti communiste allemand en émigration brûlait de la flamme de l’amour de sa patrie. Et comme la patrie allemande n’avait pas cessé d’être fasciste, il se trouva que le parti communiste allemand avait... une position social-fasciste [2] . Le temps était enfin venu où la théorie de Staline sur le social-fascisme prenait chair et sang.

A première vue, la conduite des sections française et anglaise de l’Internationale communiste est apparue diamétralement opposée. Contrairement aux Allemands, elles étaient obligées d’attaquer leur propre gouvernement. Mais ce défaitisme soudain n’était pas de l’internationalisme, mais une variété déformée de patriotisme... ces messieurs considèrent que leur patrie est le Kremlin duquel dépend leur bien-être. Beaucoup de staliniens français se sont comportés avec un indéniable courage sous la persécution. Mais le contenu politique de ce courage a été souillé par le fait qu’ils enjolivaient la politique rapace du camp ennemi. Que doivent en penser les ouvriers français ?

Les internationalistes révolutionnaires ont toujours été décrits par la réaction comme les agents d’un ennemi étranger. L’I.C. a créé une situation pour ses sections française et anglaise qui fait qu’elle a fourni les bases même d’une telle accusation, poussant ainsi, de force, les ouvriers dans le camp patriotique ou les condamnant à la confusion et la passivité.

La politique du Kremlin est simple : il a vendu l’Internationale à Hitler en même temps que du pétrole et du manganèse. Mais la servilité de chien avec laquelle ces gens ont accepté d’être vendus atteste de façon irréfutable la corruption interne de L’I.C.

Ni principes, ni honneur, ni conscience : il ne reste de tout cela aux agents du Kremlin... qu’une échine souple. Mais des gens à l’échine souple n’ont encore jamais conduit de révolution.

L’amitié de Staline avec Hitler ne durera pas toujours ni même longtemps. Avant que ce manifeste ait atteint les masses, il est possible que la politique extérieure du Kremlin ait réalisé un nouveau tournant. En ce cas, le caractère de la propagande de l’I.C. changerait également. Si le Kremlin se rapproche des démocraties, l’I.C. exhumera une fois de plus de son magasin d’accessoires le Livre brun [3] sur les crimes du national-socia­lisme. Mais cela ne veut pas dire que cette propagande aura un caractère révolutionnaire. En changeant d’étiquette elle demeu­rera aussi servile qu’auparavant. Une politique révolutionnaire exige que l’on dise avant tout aux masses la vérité. Mais I’I.C. ment systématiquement. Nous nous tournons vers les travail­leurs du monde et leurs disons : « Ne croyez pas les menteurs ! »

[1] Le Dr Joseph Goebbels (1897-1945) était le ministre de la propagande de Hitler.

[2] Trotsky fait ici allusion à l’époque où, dans une frénésie de division, les sections de I’I.C. accusaient les partis social-démocrates de « se fasciser » et ne parlaient plus de « social-démocratie » mais de « social-fascisme ».

[3] Le communiste allemand Münzenberg et ses camarades avaient composé un « Livre brun » en 1934 sur l’incendie du Reichstag, le procès de Leipzig, etc.

La Social‑démocratie et les Staliniens dans les colonies

Des partis liés aux exploiteurs et intéressés par les privilèges sont organiquement incapables de faire une politique honnête à l’égard des couches les plus exploitées des travailleurs et des les opprimés. La physionomie de la II° et de la III° Internationale est ainsi éclairée d’une clarté particulière par leur attitude à l’égard des colonies.

Agissant en qualité d’avocat pour les esclavagistes et d’actionnaire dans les profits de l’esclavage, la II° Internationale n’a dans les colonies aucune section, si l’on ne tient pas compte de groupes accidentels de fonctionnaires coloniaux, particulière­ment de francs‑maçons français et, de façon générale, de carriéristes « de gauche » qui vivent sur le dos de la population indigène. Ayant renoncé opportunément à l’idée non‑patriotique de dresser la population coloniale contre la « patrie démocratique », la II° Internationale s’est acquis la prérogative de fournir à la bourgeoisie des ministres des colonies, c’est‑à-dire des surveillants d’esclaves (Sidney Webb, Marius Moutet [1] et autres).

En peu de temps, la III° Internationale qui a commencé par un courageux appel révolutionnaire à tous les peuples opprimés s’est complètement prostituée sur la question coloniale. Il n’y a pas si longtemps, quelques années, quand Moscou vit s’ouvrir la possibilité d’une alliance avec les démocraties occidentales, le Comintern lança les mots d’ordre d’émancipation nationale non seulement pour l’Abyssinie et l’Albanie, mais aussi pour l’Autriche. Mais, pour les colonies de la Grande‑Bretagne et de la France, il se limita à souhaiter des réformes « raisonnables ». A cette époque, l’I.C. défendait les Indiens non contre la Grande-Bretagne mais contre des attaques possibles du Japon, et Tunis contre les griffes de Mussolini [2]. Maintenant la situation a changé d’un seul coup. Indépendance complète pour l’Inde, l’Egypte, Alger !... Dimitrov n’acceptera rien de moins. Les Arabes et les Nègres ont retrouvé une fois de plus en Staline leur meilleur ami pour ne pas parler, bien entendu, de Hitler et de Mussolini. La section allemande de l’I.C., avec l’impudence caractéristique de sa bande de parasites, défend la Pologne et la Tchécoslovaquie contre les complots de l’impérialisme britannique. Ces gens sont capables de tout et prêts à tout ! Avec un nouveau changement d’orientation du Kremlin à l’égard des démocraties occidentales, ils solliciteront de nouveau respectueusement les démocraties occidentales de bien vouloir octroyer des réformes libérales aux colonies.

Contrairement à la II° Internationale, le Comintern, du fait de sa grande tradition, exerce une indiscutable influence dans les colonies. Mais sa base sociale a changé en conformité avec son évolution politique. En ce moment, dans les pays de nature coloniale, l’I.C. repose sur la couche qui est la base traditionnelle de la Il° Internationale dans les centres des métropoles. Les miettes qui tombent de ses super‑profits ont permis à l’impérialisme de créer un semblant d’aristocratie ouvrière indigène dans les pays coloniaux et semi­-coloniaux. Insignifiante si on la compare avec son modèle des centres des métropoles, elle émerge cependant dans le contexte de pauvreté générale et maintient solidement sa prise sur ses privilèges. La bureaucratie ouvrière et l’aristocratie ouvrière des pays coloniaux et semi-coloniaux, avec les fonctionnaires publics d’Etat, fournissent aux « amis » du Kremlin des recrues particulièrement serviles. Amérique latine, l’un des représentants les plus répugnants ce type est l’avocat mexicain Lombardo Toledano dont le Kremlin a récompensé les services confidentiels en l’élevant au poste décoratif de président de la confédération des travailleurs d’Amérique latine [3].

En posant sans détours les questions de classes, la guerre les prestidigitateurs et les girouettes dans une situation de plus en plus difficile que des bolcheviks authentiques doivent utiliser pour chasser définitivement la III° Internationale des pays coloniaux.

[1] Marius Moutet (1876‑1948) avait été ministre des colonies dans le premier gouvernement Blum Front populaire ; il était député socialiste de la Drôme.

[2] Cette politique qui ne faisait plus de la puissance coloniale l’adversaire n°1 devait coûter plus cher aux différents P.C. que celle de la période suivante, contrairement à ce qu’une optique un peu trop « eurocentriste » fait parfois dire à certains.

[3] C’est en septembre 1938 que s’était tenu à Mexico en présence de John L. Lewis et Léon Jouhaux un congrès qui avait fondé la C.T.A.L. (Confederacion de Trabajadores de América Latina) dont Lombardo Toledano était le secrétaire général. Vicente Lombardo Toledano (1893‑1968), avocat et professeur de droit, leader de la C.T.M., était, au compte de Moscou, le chef d’orchestre de la grande campagne de calomnie contre Trotsky.

Centrisme et Anarchisme

Parce qu’elle met à l’épreuve tout ce qui existe et balaie tout ce qui est pourri, la guerre représente un danger mortel pour les Internationales qui se survivent. Une partie considérable de la bureaucratie de l’I.C., surtout dans le cas d’un revirement de l’U.R.S.S., se tournera sans aucun doute vers sa propre patrie impérialiste. Les travailleurs, au contraire, iront de plus en plus à gauche. Dans ces conditions, scissions et ruptures sont inévitables. Nombre de symptômes indiquent également la possibilité d’une rupture de la « gauche » de la II° Internationale. Des groupements centristes d’origine diverses vont fusionner, rompre, créer de nouveaux « fronts », de nouveaux « camps », etc. Notre époque manifestera cependant que le centrisme lui est intolérable. Le rôle pathétique et tragique joué dans la révolution espagnole par le P.O.U.M., la plus sérieuse et la plus honnête des organisations centristes, restera toujours dans la mémoire du prolétariat avancé comme un terrible avertissement [1].

Mais l’histoire aime à se répéter. La possibilité n’est pas exclue de nouvelles tentatives pour construire une organisation internationale sur le modèle de l’Internationale 2 1/2 [2], cette fois une Internationale 3 1/4. De telles initiatives ne méritent qu’on s’y attache qu’en tant que reflets des processus bien plus profonds qui se produisent dans les masses laborieuses. Mais on peut dire d’avance en toute certitude que les « fronts », « camps » et « Internationales » centristes, manquant de fondements théoriques, de tradition révolutionnaire ou de programme achevé, n’auront qu’un caractère éphémère. Nous les aiderons en critiquant impitoyablement leur indécision et leur pusillanimité.

Cette esquisse de la banqueroute des vieilles organisations ouvrières ne serait pas complète si nous ne mentionnions pas l’anarchisme. Son déclin constitue le phénomène le plus incontestable de notre époque. Même avant la première guerre impérialiste, les anarcho‑syndicalistes français ont réussi a devenir les pires opportunistes et les serviteurs directs de la bourgeoisie. Au cours de la dernière guerre, la plupart des dirigeants anarchistes internationaux sont devenus patriotes [3]. Au plus chaud de la guerre civile en Espagne, les anarchistes ont pris des postes de ministres de la bourgeoisie [4]. Les phraseurs anarchistes nient l’Etat aussi longtemps qu’il n’a pas besoin d’eux. A l’heure du danger, comme les social‑démocrates, ils se font les agents de la classe capitaliste.

Les anarchistes sont entrés dans la guerre actuelle sans un programme, sans une seule idée et avec un drapeau sali par leur trahison du prolétariat espagnol. Ils sont aujourd’hui incapables d’introduire dans les rangs des ouvriers autre chose que la démoralisation patriotique parfumée de lamentations humanitaires. En cherchant un rapprochement avec les ouvriers anarchistes qui sont réellement préparés à se battre pour les intérêts de leur classe, nous exigerons en même temps qu’ils rompent complètement avec ceux de leurs dirigeants qui, dans la guerre comme la révolution, servent de garçons de course à la bourgeoisie.

[1] Sur le P.O.U.M. (Partido Obrero de Unificaciôn Marxista) cette appréciation nuance un peu la sévérité des critiques que l’on retrouvera notamment dans les volumes 10 à 20 des Œuvres.

[2] Tel était le surnom que les communistes avaient donné, au début des années 20, à l’Union des partis socialistes qui réunissait, autour des social-démocrates autrichiens, les partis qui ne voulaient être membres ni de la Il° ni de la III° Internationales.

[3] Parmi ceux qui furent accusés de s’être ralliés à la guerre, mentionnons le Français Sébastien Faure et le Russe Kropotkine.

[4] Les anarchistes déléguèrent quatre ministres dans le gouvernement Largo Caballero, puis participèrent plus tard à un gouvernement Negrin.

Les Syndicats et la Guerre

Tandis que les magnats du capitalisme de monopole sont au-dessus des organes officiels du pouvoir d’Etat et les contrôlent de leur hauteur, les dirigeants syndicaux opportunistes courent après le marchepied du pouvoir d’Etat et constituent pour lui un soutien dans les masses populaires. Il est impossible de réaliser cette sale besogne tant qu’il existe une démocratie à l’intérieur des syndicats. Le régime intérieur des syndicats, suivant le modèle du régime des Etats bourgeois, devient de plus en plus autoritaire. En temps de guerre, la bureaucratie syndicale devient définitivement la police militaire de l’état-major général de l’armée dans la classe ouvrière.

Mais aucun zèle ne la sauvera. La guerre apporte mort et destruction aux syndicats réformistes actuels. Ceux des syndicalistes qui sont encore jeunes sont mobilisés pour le massacre. Ils sont remplacés par des jeunes, des femmes et des vieux, c’est‑à-dire les moins capables de résister. Tous les pays sortiront de la guerre tellement ruinés que le niveau de vie des ouvriers sera rejeté en arrière d’une centaine d’années. Les syndicats réformistes ne sont possibles que sous le régime de la démocratie bourgeoise. Mais la première vaincue de cette guerre sera cette démocratie profondément corrompue. Dans sa chute définitive, elle entraînera avec elle toutes les organisations sur lesquelles elle s’était appuyée. Il n’y aura pas de place pour des syndicats réformistes. La réaction capitaliste va les détruire impitoyablement. Il faut tout de suite avertir les ouvriers de cette perspective et suffisamment fort pour que tout le monde l’entende.

Une époque nouvelle exige des méthodes nouvelles. Des méthodes nouvelles exigent des dirigeants nouveaux. Il n’est possible de sauver les syndicats que d’une seule manière : en les transformant en des organisations de combat qui se fixeront pour but la victoire sur l’anarchie capitaliste et le banditisme impérialiste. Les syndicats joueront un rôle important dans la construction de l’économie socialiste, mais la condition préliminaire pour cela est le renversement de la classe capitaliste et la nationalisation des moyens de production. Les syndicats ne peuvent éviter d’être ensevelis sous les ruines de la guerre que s’ils prennent la route de la révolution socialiste.

La IV° Internationale

L’avant‑garde prolétarienne est l’ennemie irréconciliable de la guerre impérialiste. Mais elle n’a pas peur de cette guerre. Elle accepte la bataille sur le terrain choisi par la classe ennemie. Elle y entre drapeaux déployés.

La IV° Internationale est l’unique organisation qui ait correctement prédit le cours général des événements mondiaux, qui a indiqué d’avance le caractère inévitable d’une nouvelle catastrophe impérialiste, qui a dénoncé les fraudes pacifistes des démocrates bourgeois et des aventuriers petits‑bourgeois de l’école stalinienne, qui a combattu contre la collaboration de classe baptisée « Fronts populaires », qui a cloué au pilori le rôle traître du Comintern et des anarchistes en Espagne, qui a critiqué sans merci les illusions centristes du P.O.U.M. [1]. qui a continué à tremper ses cadres inlassablement dans l’esprit de la lutte de classe révolutionnaire. Notre politique dans la guerre n’est que la poursuite sous forme concentrée de notre politique dans la paix.

La IV° Internationale bâtit son programme sur les fondements théoriques de granit du marxisme. Elle rejette le méprisable éclectisme qui domine maintenant les rangs de la bureaucratie ouvrière officielle des différents camps et qui sert très souvent de masque à sa capitulation devant la démocratie bourgeoise. Notre programme est formulé dans une série de documents accessibles à tout un chacun. On peut en résumer la substance en deux mot : dictature du prolétariat.

Notes

[1] C’est en fait Trotsky qui mena la critique de gauche du P.O.U.M.

Notre Programme est fondé sur le bolchévisme

La IV° Internationale se tient totalement et sans réserves sur les fondements de la tradition révolutionnaire du bolchevisme et de ses méthodes organisationnelles. Laissons les petits-bourgeois extrémistes se plaindre du centralisme. Un ouvrier qui a participé ne fût‑ce qu’une seule fois à une grève, sait qu’aucune lutte n’est possible sans discipline ni ferme direction. Toute notre époque est pénétrée de l’esprit du centralisme. Le capitalisme monopoleur a porté la centralisation économique à son ultime limite. Le centralisme d’Etat sous couvert de fascisme a pris un caractère totalitaire. Les démocraties tentent de plus en plus de copier son modèle. La bureaucratie syndicale défend âprement son puissant appareil. La II° et la III° Internationale se servent ouvertement de l’appareil d’Etat pour combattre la révolution. Dans ces conditions, la garantie élémentaire du succès est d’opposer le centralisme révolutionnaire au centralisme de la réaction. Il est indispensable d’avoir une organisation d’avant‑garde prolétarienne soudée par une discipline de fer, une authentique sélection de révolutionnaires trempés prêts à se sacrifier et inspirés par une volonté invincible. Préparer systématiquement et sans relâche l’offensive et quand l’heure est arrivée, frapper pour jeter toute la classe sur le champ de bataille sans hésiter ‑ seul un parti centralisé, qui n’hésite pas lui‑même, est capable de l’apprendre aux ouvriers.

Des sceptiques superficiels se plaisent à souligner que le bolchevique a dégénéré en bureaucratisme. Comme si le cours tout entier de l’histoire dépendait de la structure d’un parti ! En fait, c’est le destin du parti qui dépend du cours de la lutte des classes. Mais en tout cas, le parti bolchevique a été l’unique parti qui ait prouvé dans l’action sa capacité à accomplir la révolution prolétarienne. C’est précisément d’un tel parti qu’a besoin maintenant le prolétariat international. Si le régime bourgeois sort de cette guerre impuni, tous les partis révolutionnaires dégénèreront. Si la révolution prolétarienne l’emporte, les conditions qui provoquent la dégénérescence disparaîtront.

Les conditions de réaction triomphante, de désillusion et de fatigue des masses, dans une atmosphère politique empoisonnée par la décomposition pernicieuse des organisations traditionnelles de la classe ouvrière, au milieu des difficultés et obstacles accumulés, le développement de la IV° Internationale a forcément procédé lentement. Des tentatives isolées et au premier abord plus amples et plus prometteuses pour l’unification de la gauche ont été plus d’une fois entreprises par des centristes qui méprisaient nos efforts. Toutes ces tentatives prétentieuses, cependant, se sont réduites en poussière avant même que les masses aient eu le temps de se souvenir de leur nom. Seule la IV° Internationale, avec obstination, persistance et un succès grandissant, continue à nager contre le courant.

La Révolution prolétarienne

Les conditions fondamentales pour la victoire de la révolution prolétarienne ont été établies par l’expérience historique et sur le plan théorique :
1. L’impasse bourgeoise et la confusion de la classe dominante qui en résulte,
2. le vif mécontentement et l’aspiration à des changements décisifs dans les rangs de la petite bourgeoisie sans le soutien de laquelle la grande bourgeoisie ne peut pas se maintenir,
3. La conscience du caractèrere intolérable de la situation et le fait qu’on soit, dans les rangs du prolétariat, prêts à des actions révolutionnaires,
4. Un programme clair et une direction ferme de l’avant‑garde prolétarienne ‑ telles sont les quatre conditions pour la victoire de la révolution prolétarienne.

La principale raison des défaites de nombreuses révolutions a sa racine dans le fait que ces quatre conditions n’atteignent que rarement le nécessaire degré de maturité au même moment. En histoire, la guerre est souvent la mère de la révolution précisément parce qu’elle secoue jusque dans leurs fondations des régimes totalement surannés, affaiblit la classe dirigeante, et hâte la montée de l’agitation révolutionnaire dans les classes opprimées.

Déjà, la désorientation de la bourgeoisie, les inquiétudes et le mécontentement des classes populaires sont intenses, non seulement dans les pays belligérants, mais aussi dans les pays neutres : ces phénomènes s’intensifieront avec chaque mois de guerre. Au cours des vingt dernières années, c’est vrai, le prolétariat a subi une défaite après l’autre, chacune plus grave que la précédente, a perdu ses illusions dans ses vieux partis et abordé la guerre incontestablement dans un état d’esprit dépressif. On ne devrait cependant pas surestimer la stabilité ou la capacité de durer de tels sentiments. Les événements les ont fait apparaître ; les événements les feront disparaître.

La guerre comme la révolution est faite d’abord et avant tout par la plus jeune génération. Des millions de jeunes, incapables d’accéder à l’industrie, ont commencé leur vie comme chômeurs et sont ainsi restés à l’écart de la vie politique. Aujourd’hui, ils sont en train de trouver leur place, ou bien ils la trouveront demain : l’Etat les organise en régiments, et pour cette raison même, ouvre la possibilité de leur unification révolutionnaire. Sans aucun doute, la guerre secouera aussi l’apathie des générations plus anciennes.

Socialisme ou Esclavage

Nos thèses, La Guerre et la IV° Internationale disent que « le fait qu’apparaisse la nature profondément réactionnaire, putréfiée et pillarde, du capitalisme moderne, la destruction de la démocratie, du réformisme et du pacifisme, le besoin ardent et brûlant du prolétariat d’échapper au désastre imminent mettent à l’ordre du jour la révolution internationale avec une force renouvelée [1] »

Il n’est plus question aujourd’hui, comme au XIX° d’assurer simplement un développement plus rapide et plus sain de la vie économique : il s’agit aujourd’hui de sauver l’humanité du suicide. C’est précisément l’acuité du problème historique qui coupe complètement l’herbe sous les pieds des partis opportunistes. Le parti de la révolution, au contraire, trouve une source de puissance inépuisable dans la conscience du fait qu’il accomplit une inexorable nécessité historique.

En outre, il est inadmissible de mettre sur le même plan l’avant‑garde révolutionnaire actuelle et ces internationalistes isolés qui ont élevé leur voix au début de la dernière guerre. Seul le parti russe des bolcheviks représentait une force révolutionnaire à cette époque. Mais même lui, dans son écrasante majorité, n’arriva pas, sauf pour le petit groupe en émigration autour de Lénine, à secouer l’étroitesse nationale et à s’élever à la perspective de la révolution mondiale [2].

La IV° Internationale, numériquement et surtout dans sa préparation, possède des avantages infinis sur ses prédécesseurs au début de la dernière guerre. La IV° Internationale est l’héritière directe du bolchevisme dans son plein épanouissement. La IV° Internationale a absorbé la tradition de la révolution d’Octobre et a transmuté en théorie l’expérience de la période historique la plus riche entre les deux guerres impérialistes. Elle a foi en elle-même et en son avenir.

La guerre, répétons‑le une fois de plus, accélère énormément le développement politique. Ces grandes tâches qui, hier encore, nous semblaient à des années, voire des décennies de nous, peuvent surgir directement devant nous dans les deux ou trois années qui viennent et même avant. Les programmes qui reposent sur les conditions habituelles de temps de paix vont rester inévitablement suspendus en l’air. D’un autre côté, le programme de la IV° Internationale de revendications transitoires, qui semblait si « irréel » à des hommes politiques à courte vue, va révéler sa pleine signification dans le procès de mobilisation des masses pour la conquête du pouvoir d’Etat.

Au début de la nouvelle révolution, les opportunistes vont tenter une fois de plus, comme ils l’ont fait il y a un quart de siècle, d’imprégner les ouvriers de l’idée qu’il est impossible de construire le socialisme sur des ruines et la dévastation. Comme si le prolétariat était libre de choisir ! Il faut construire sur les fondations que nous donne l’histoire. La révolution russe a démonntré que la domination des ouvriers pouvait sortir un pays très arriéré de la plus profonde pauvreté. D’autant plus grands sont les miracles qui s’ouvrent devant le prolétariat des pays avancés. La guerre détruit les structures, les chemins de fer, les usines, les mines, mais elle ne peut détruire la technique, la science, les qualifications professionnelles. Après avoir créé son propre Etat, organisé correctement ses propres rangs, amené au travail les forces qualifiées héritées du régime bourgeois, et après avoir organisé la production conformément à un plan unifié, le prolétariat va non seulement restaurer en quelques années tout ce qui a été détruit par la guerre, mais créer aussi les conditions de la plus grande floraison culturelle sur le fondements de la solidarité.

Notes

[1] Œuvres,4, p. 49.

[2] Trotsky considérait qu’il y avait eu, autour de Lénine, une véritable « mutation » du bolchevisme à cette époque et un aspect nouveau « ouvert » du bolchevisme. Cf. < Cahiers Léon Trotsky, n° 17, p. 23, à propos du ralliement de Rakovsky au bolchevisme

Que faire ?

Ce manifeste est adopté par la conférence extraordinaire de la IV° Internationale à un moment où, après avoir submergé la Hollande et la Belgique et écrasé la résistance initiale des troupes alliées, les armées allemandes sont en train de rouler, comme une marée de feu, en direction de Paris et de la Manche. A Berlin, on s’empresse de célébrer la victoire. Dans le camp des Alliés, c’est l’inquiétude, proche de la panique. Nous n’avons ici ni la possibilité ni le besoin de nous engager dans des spéculations stratégiques sur les prochaines étapes de la guerre. L’énorme supériorité militaire de Hitler marque de toute façon de son sceau la physionomie politique de la terre entière.

« Mais la classe ouvrière n’est‑elle pas obligée, dans les conditions actuelles, d’aider les démocraties dans la lutte contre le fascisme allemand ? » C’est ainsi que la question est posée par de larges cercles petits‑bourgeois pour lesquels le prolétariat n’est jamais qu’un outil auxiliaire de telle ou telle fraction de la bourgeoisie. Nous rejetons avec indignation cette politique. Naturellement, il existe une différence entre les régimes politiques bourgeois dans la société bourgeoise, exactement comme il existe une différence de confort entre les wagons de classes différentes dans un train. Mais quand le train plonge dans un abîme, la distinction entre la démocratie décadente et le fascisme meurtrier disparaît devant l’effondrement de l’ensemble du système capitaliste.

Par ses victoires et ses actes pleins de bestialité, Hitler a provoqué la haine aiguë des ouvriers dans le monde entier. Mais entre la haine légitime que lui vouent les ouvriers et l’aide apportée à ses ennemis plus faibles mais non moins réactionnaires il y a un gouffre infranchissable. La victoire des impérialistes de Grande‑Bretagne et de France ne serait pas moins effrayante pour le sort ultime de l’humanité que celle de Hitler et Mussolini. La démocratie bourgeoise ne peut pas être sauvée. En aidant leur bourgeoisie contre le fascisme étranger, les ouvriers ne feraient qu’accélérer la victoire du fascisme dans leur propre pays. La tâche que pose l’histoire n’est pas de soutenir une partie du système impérialiste contre une autre mais d’en finir avec le système dans son ensemble.

Ce n’est pas notre guerre

En même temps nous n’oublions pas un instant que cette n’est pas notre guerre. Contrairement à la Il° et la III° Internationales, la IV° Internationale construit sa politique non sur les fortunes militaires des Etats capitalistes mais sur la transformation de la guerre impérialiste en une guerre d’ouvriers contre les capitalistes, pour le renversement des classes dirigeantes de tous les pays, la révolution socialiste mondiale. Les changements des lignes de front, la destruction des capitales nationales ne représentent de ce point de vue que des épisodes sur la route pour la construction de la société moderne.

Indépendamment du cours de la guerre, nous remplirons notre tâche fondamentale : nous expliquons aux ouvriers que leurs intérêts et ceux du capitalisme assoiffé de sang sont irréconciliables. Nous mobilisons les travailleurs contre l’impérialisme. Nous propageons l’unité des travailleurs dans tous les pays belligérants et neutres ; nous appelons à la fraternisation des ouvriers et des soldats dans chaque pays, et des soldats avec les soldats de l’autre côté de la ligne du front. Nous mobilisons les femmes et les jeunes contre la guerre. Nous menons un travail constant, persistant, inlassable de préparation à la révolution ‑ dans les usines, les ateliers, dans les villages, dans les casernes, au front et dans la flotte.

Tel est notre programme. Prolétaires du monde, il n’y a pas d’autre issue que de vous unir sous le drapeau de la IV° Internationale !

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