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Le rôle des grèves dans une révolution

mardi 14 juillet 2009, par Robert Paris

Léon Trotsky

Le rôle des grèves dans une révolution

Lettre au S. I.

2 août 1931

L’objet de cette lettre est d’échanger quelques idées à l’oc­casion de la tumultueuse vague de grèves qui secoue l’Espagne [1]. Dans ma deuxième brochure sur la révolution espagnole, j’ai indiqué seulement l’une des perspectives possibles : le mouve­ment révolutionnaire se développe avec violence mais sans direction juste et se termine par une explosion que les forces contre-révolutionnaires peuvent exploiter afin d’écraser le pro­létariat. Comme je l’ai souligné dans la brochure, cette pers­pective ne signifie pas, bien entendu, que le rôle des commu­nistes soit de retenir le mouvement révolutionnaire. Je sais qu’à cet égard nous n’aurons aucune divergence, mais j’aimerais analyser plus profondément cette question, parce qu’elle me semble d’une grande importance pratique.

Tout d’abord, il faut qu’il soit bien clair que cette explosion élémentaire et violente de grèves est l’expression inévitable du caractère même de la révolution, et, dans un certain sens, sa base. L’écrasante majorité du prolétariat espagnol ne sait pas ce que c’est que l’organisation. Au cours de la dictature est née une nouvelle génération d’ouvriers qui manquent d’une expé­rience politique indépendante. La révolution éveille - et c’est en cela que réside sa force - les masses laborieuses les plus arriérées, les plus méprisées, les plus opprimées. La grève est la forme que revêt leur éveil. C’est à travers la grève que les différentes couches et les différents groupes du prolétariat s’an­noncent, se signalent les uns aux autres, éprouvent leurs propres forces et celles de leur ennemi. Une couche en éveille et contamine une autre. Et le tout rend la grève actuelle absolument inévitable. En aucun cas les communistes ne doivent s’en effrayer, car c’est l’expression même de la force créatrice de la révolution. C’est seulement à travers ces grèves, avec toutes leurs erreurs, leurs "excès", leurs "exagérations", que le prolétariat se dresse sur ses jambes, se rassemble en un tout uni, commence à se sentir et à se concevoir lui-même comme une classe, comme une force historique vivante. Les révolutions ne se sont jamais développées sous le fouet d’un cocher. Excès, erreurs, sacrifices sont la nature même de la révolution.

Si le parti communiste avait dit aux ouvriers : "Je suis trop faible encore pour pouvoir vous servir de guide, aussi attendez un peu, ne vous pressez pas trop, ne donnez pas, en vous mettant en grève, le signal du combat, laissez-moi une chance de gran­dir !", il se serait couvert à tout jamais de ridicule, les masses en train de s’éveiller seraient passées par-dessus sa tête, et, au lieu de se renforcer, il n’aurait fait que s’affaiblir.

Avoir correctement prévu un danger historique ne signifie pas pour autant qu’on puisse l’éviter simplement par des raisonne­ments. On ne peut écarter le danger que si l’on dispose de la force nécessaire. Pour constituer cette force, le parti communiste doit se jeter de tout son cœur dans l’arène du mouvement de grève "élémentaire" ou semi-élémentaire en train de se déve­lopper, non pour le retenir, mais pour apprendre à le diriger, et pour acquérir autorité et force dans le cours même de la lutte.

Il serait faux de penser que le mouvement actuel a été pro­voqué par les anarcho-syndicalistes [2]. Ces derniers sont en train de subir une irrésistible pression de la base. Le groupe dirigeant du noyau syndicaliste aimerait ralentir le mouvement. Des gens comme Pestaña sont certainement en train de négocier en coulisses avec le patronat et l’administration sur le meilleur moyen de liquider les grèves. Demain, nombre de ces messieurs se feront les bourreaux des ouvriers, et, comme les mencheviks russes, prêcheront contre la "fièvre des grèves" tout en leur tirant dessus.

Il est hors de doute que sur cette ligne s’approfondira la différenciation parmi les anarcho-syndicalistes. Plus l’aile révolutionnaire avancera, et plus elle se heurtera aux syndico-réfor­mistes. De cette gauche surgiront inévitablement des putschistes, d’héroïques aventuristes, des terroristes, individuels et autres [3].

Il n’est pas inutile de le répéter, nous ne pouvons encourager aucune espèce d’aventurisme. Il faut toutefois qu’il soit bien établi d’avance que ce n’est pas l’aile droite, celle qui combat les grèves, mais l’aile syndicaliste révolutionnaire de gauche qui se rapprochera le plus de nous. Il sera d’autant plus facile de venir à bout de tous les éléments aventuristes que les syndica­listes révolutionnaires seront plus vite convaincus que les com­munistes sont des combattants, et non des raisonneurs.

On accuse le parti officiel de faire, dans la question des grèves, une politique aventuriste. Personnellement, je ne puis en juger, faute d’informations. L’attitude du parti au cours de la période écoulée conduit toutefois à penser que cette accusation est pro­bablement justifiée. Mais, précisément pour cette raison, on risque qu’après s’être brûlé les doigts, le parti tourne brusque­ment à droite. Le pire des malheurs serait que les masses ouvrières en viennent à la conclusion que les communistes, exactement comme les syndicalistes à la Pestaña, aimeraient leur inculquer leurs dogmes, du haut en bas, et non les élever avec eux, de bas en haut.

En résumé, le risque de "Journées de juillet" demeure sans aucun doute le plus grave ; mais, pour les communistes, le danger le plus immédiat peut devenir l’argumentation abstraite, le besoin de "paraître intelligents", les raisonnements doctri­naux que les ouvriers révolutionnaires considéraient comme des "croassements pessimistes".

L’opposition de gauche ne doit pas oublier une minute que les dangers qui naissent du développement de la révolution ne peuvent être évités par une vigilante prudence, mais seulement par de l’audace, de l’audace, et encore de l’audace.

Notes

[1] Cette vague de grèves, à caractère souvent insurrectionnel, avait com­mencé à Séville et en Andalousie. Elle secoua l’Espagne jusqu’aux grandes grèves de Barcelone, en septembre.

[2] Les commentaires faits à l’époque par Comunismo laissent en effet transparaître une telle opinion.

[3] Deux mois plus tard, un article de Molins y Fabrega dans Comunismo, n° 5, octobre 1931, intitulé "Les deux dendances cénétistes", illustrera cette analyse. Il montre que Peiro, Pestaña et les autres dirigeants de la C.N.T. ont jeté le masque et révélé leur vrai visage de néo-réformistes avec le "Manifeste des Trente". Solidaridad obrera, leur porte-parole, s’en prend avec violence aux "communistes", en réalité à l’aile activiste des anarcho-syndicalistes qu’animent Juan Garcia Oliver et Buenaventura Durruti. Ce dernier met correctement en relief le rôle des dirigeants cénétistes qui se placent au service de la paix sociale, et menace la bour­geoisie républicaine du sort de Kerensky. Mais il affirme en même temps que c’est le colonel Macia, l’homme du mouvement catalaniste, qui a tenu entre ses mains le destin de la révolution !

Messages

  • Tout d’abord, il faut qu’il soit bien clair que cette explosion élémentaire et violente de grèves est l’expression inévitable du caractère même de la révolution, et, dans un certain sens, sa base. L’écrasante majorité du prolétariat espagnol ne sait pas ce que c’est que l’organisation. Au cours de la dictature est née une nouvelle génération d’ouvriers qui manquent d’une expé­rience politique indépendante. La révolution éveille - et c’est en cela que réside sa force - les masses laborieuses les plus arriérées, les plus méprisées, les plus opprimées. La grève est la forme que revêt leur éveil. C’est à travers la grève que les différentes couches et les différents groupes du prolétariat s’an­noncent, se signalent les uns aux autres, éprouvent leurs propres forces et celles de leur ennemi. Une couche en éveille et contamine une autre. Et le tout rend la grève actuelle absolument inévitable. En aucun cas les communistes ne doivent s’en effrayer, car c’est l’expression même de la force créatrice de la révolution. C’est seulement à travers ces grèves, avec toutes leurs erreurs, leurs "excès", leurs "exagérations", que le prolétariat se dresse sur ses jambes, se rassemble en un tout uni, commence à se sentir et à se concevoir lui-même comme une classe, comme une force historique vivante. Les révolutions ne se sont jamais développées sous le fouet d’un cocher. Excès, erreurs, sacrifices sont la nature même de la révolution.

    Si le parti communiste avait dit aux ouvriers : "Je suis trop faible encore pour pouvoir vous servir de guide, aussi attendez un peu, ne vous pressez pas trop, ne donnez pas, en vous mettant en grève, le signal du combat, laissez-moi une chance de gran­dir !", il se serait couvert à tout jamais de ridicule, les masses en train de s’éveiller seraient passées par-dessus sa tête, et, au lieu de se renforcer, il n’aurait fait que s’affaiblir.

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