Tiré de "La Riposte" :
Le PCF et la « troisième période »
Un an à peine après l’accession au pouvoir des nazis, en Allemagne, la manifestation des fascistes français, armés et de plus en plus nombreux, a envoyé une onde de choc à travers la classe ouvrière française. En Allemagne, la victoire des fascistes avait été grandement facilitée par la division de la classe ouvrière. La politique de la soi-disant « Troisième période » – celle du prétendu « effondrement définitif de l’ordre capitaliste » –, décrétée par les dirigeants staliniens de l’Internationale Communiste, signifiait dans la pratique que les dirigeants communistes allemands excluaient toute action commune entre travailleurs communistes et sociaux-démocrates, ces derniers étant désormais qualifiés de « sociaux-fascistes ». Les chefs de l’Internationale Communiste repoussaient toute possibilité d’accord de combat entre organisations ouvrières.
En France, le PCF suivit une politique analogue jusqu’en 1934. Depuis 1924, la politique du parti se caractérisait par une série de zigzags, et la politique de la « troisième période » ne pouvait qu’aggraver la désorientation des militants. En 1929, Trotsky résumait ainsi la situation : « Les premiers pas du parti avaient été pleins de promesse. La direction de l’Internationale Communiste unissait alors la perspicacité révolutionnaire et l’audace à l’attention la plus profonde aux particularités concrètes de chaque pays. C’est seulement sur cette voie que le succès était possible. Les changements de direction en URSS […] se sont répercutés pernicieusement sur la vie de toute l’Internationale Communiste, le parti français compris. La continuité du développement et de l’expérience fut automatiquement rompue. Ceux qui dirigeaient à l’époque de Lénine le PCF furent non seulement écartés de la direction, mais exclus du parti. On n’admit plus à la direction que ceux qui montraient assez d’empressement à reproduire tous les zigzags de la direction de Moscou. »
En conséquence, de 1925 à 1929, les effectifs du PCF chutèrent de 83 000 à 35 000. La mystification politique sur le thème de la « Troisième période » et l’assimilation des travailleurs socialistes à des « sociaux-fascistes » isolaient de plus en plus le parti de la masse des travailleurs. En 1931-1932, il ne lui restait qu’environ 10 000 adhérents. Le parti risquait de devenir une secte impuissante. Dans un article publié dans La Vérité, le 17 novembre 1933, Trotsky expliquait comment la théorie du « social-fascisme » minait la crédibilité du mouvement communiste aux yeux des travailleurs : « La formule " fascisme ou communisme " est absolument juste, mais seulement en dernière analyse. La politique fatale de l’Internationale Communiste, soutenue par l’autorité de l’Etat ouvrier, n’a pas seulement compromis les méthodes révolutionnaires : elle a donné à la social-démocratie, souillée de crimes et de trahisons, la possibilité de lever de nouveau au-dessus de la classe ouvrière le drapeau de la démocratie bourgeoise comme drapeau du salut.
« Des dizaines de millions de travailleurs sont alarmés jusqu’au tréfonds de leur conscience par le danger du fascisme. Hitler leur a montré de nouveau ce que signifie l’écrasement des organisations ouvrières et des droits démocratiques élémentaires. Les staliniens affirmaient au cours des dernières années qu’entre le fascisme et la démocratie bourgeoise, il n’y avait pas de différence, que le fascisme et la social-démocratie étaient jumeaux. Les ouvriers du monde entier se sont convaincus par la tragique expérience allemande de la criminelle absurdité de tels discours. »
A partir de février 1934, les dirigeants du PCF opèrent un brusque changement d’orientation. Face à la menace mortelle du fascisme, la classe ouvrière française aspirait instinctivement à l’unité dans l’action. Lors des manifestations anti-fascistes du 12 février, à Paris, le cortège des communistes se mêla dans l’enthousiasme, et aux cris d’« unité ! unité ! », à celui des socialistes – que la « ligne » officielle du PCF qualifiait encore de sociaux-fascistes. Les dirigeants du parti ne pouvaient rien faire pour empêcher cette union à la base. La théorie du « social-fascisme », rejetée par la base du mouvement communiste, ne pouvait plus être maintenue.
Cependant, la politique sectaire du PCF a été remplacée, non par le programme d’un front unique révolutionnaire des organisations des travailleurs, mais par une politique de collaboration de classe dictée par Moscou, et dont les conséquences allaient s’avérer désastreuses pour la classe ouvrière française. Maurice Thorez et la direction du PCF prônaient une nouvelle « union sacrée » – rebaptisée « Front Populaire » pour l’occasion. Le Front Populaire incluait non seulement les sociaux-démocrates, mais aussi la classe capitaliste, incarnée par le Parti Radical. Ainsi, les « sociaux-fascistes » et « radicaux-fascistes » d’hier devenaient désormais des alliés de première importance dans la lutte contre le fascisme.
Mais l’abandon de la théorie du « social-fascisme » répondait aussi aux exigences d’un nouveau tournant dans la politique étrangère de l’URSS, qui s’enracinait dans la dégénérescence bureaucratique de la révolution russe. A partir de 1924, l’arrivée au pouvoir de Staline et l’évolution de la politique de l’Etat soviétique, à travers tous ses zigzags, furent la conséquence de l’affirmation progressive du pouvoir de la caste bureaucratique conservatrice, dans le contexte de l’épuisement et l’isolement de la révolution dans un pays arriéré. La théorie du « socialisme dans un seul pays », évoquée par Staline pour la première fois en 1924, puis entérinée comme doctrine officielle de l’Internationale Communiste en 1928, signifiait l’abandon de l’internationalisme révolutionnaire au profit d’une politique au service des intérêts diplomatiques de la bureaucratie soviétique. Trotsky prédisait alors que l’adoption de cette « théorie » par l’Internationale Communiste mènerait inéluctablement à la dégénérescence réformiste et nationaliste de ses sections nationales. Le cours ultérieur des événements, en France comme ailleurs, devait confirmer ce pronostic d’une façon éclatante.
Menacé par l’arrivée au pouvoir de Hitler et le réarmement de l’Allemagne, l’Etat soviétique cherchait le soutien diplomatique de pays européens, dont la Grande-Bretagne et la France. Staline tendait la main aux partis capitalistes partisans de la « sécurité collective ». En mai 1935, le président du Conseil, Pierre Laval, se rendait à Moscou et signait un pacte d’assistance franco-soviétique. Staline déclara alors qu’il approuvait la politique de défense de la France. Immédiatement, le PCF cessa toute activité et propagande anti-militariste, adoptant le drapeau tricolore et La Marseillaise.
Un mois plus tard, la direction du PCF se déclara prête à soutenir un gouvernement capitaliste dirigé par le Parti Radical, « pourvu qu’il remédie à la crise économique et qu’il défende les libertés démocratiques. » Cette déclaration coïncidait avec un appel aux Radicaux de la part de Blum, qui les invita à former « un grand mouvement populaire […] contre les effets économiques, politiques et sociaux de la crise capitaliste ». Le Parti Radical, dévoué corps et âme aux intérêts des capitalistes, devait donc lutter contre les « 200 familles » ! L’alliance avec les Radicaux impliquait la limitation du programme du Front Populaire à des réformes superficielles, ne remettant nullement en cause les intérêts fondamentaux des capitalistes. Le PCF, plus encore que la SFIO, refusait obstinément d’intégrer dans le programme du Front Populaire des mesures susceptibles d’« aliéner les Radicaux ». Thorez insistait sur le fait que la propriété capitaliste de l’industrie et des banques devait être scrupuleusement respectée. L’alliance avec les Radicaux fut consacrée le 14 juillet 1935, au terme d’un défilé « patriotique » dans les rues de Paris. Blum et Thorez marchaient aux côtés du radical Daladier. Fait significatif : à cette date, le Parti Radical faisait encore partie du gouvernement réactionnaire de Pierre Laval, qu’il n’a quitté qu’en janvier 1936. Laval allait, lui aussi – comme Déat et Marquet – participer au régime de Pétain. Il sera fusillé en 1945.
Des élections à la grève générale
Le Front Populaire remporte les élections des 26 avril et 3 mai 1936. Avec 1 955 000 voix – soit un recul de 400 000 voix – les Radicaux sont les grands perdants du scrutin. Mais leur déroute est limitée, au deuxième tour, par les désistements socialistes et communistes en leur faveur, ce qui en fait les arbitres de la Chambre des Députés : aucune majorité n’est possible sans eux. Les Communistes, par contre, récoltent 1 469 000 voix, soit 700 000 de plus qu’au scrutin précédent. La rupture avec les « néo-socialistes » coûte à peine 34 000 voix à la SFIO, qui en totalise 1 977 000, dépassant les Radicaux de 20 000 voix. Avec 146 sièges, la SFIO devient, pour la première fois dans l’histoire du pays, le groupe le plus important à la Chambre. Quant aux Radicaux, ils obtiennent 116 sièges, contre 159 précédemment. Le PCF passe de 10 à 77 sièges.
La Constitution de la Troisième République prévoyait un délai d’un mois entre les élections et la mise en place du nouveau gouvernement. Cette période était généralement consacrée à la paisible attribution des portefeuilles, et autres formalités administratives. Mais en 1936, elle marqua le début du plus grand mouvement révolutionnaire qu’ait connu la France depuis la Commune de Paris. Pendant que Blum, avec l’appui de Thorez et des dirigeants du PCF, s’apprêtait à veiller sur les intérêts du capitalisme en collaboration avec le principal parti capitaliste du pays, la classe ouvrière passait à l’action.
Le 14 mai, les ouvriers métallurgistes de l’usine Bloch se mettent en grève. Ils occupent l’usine nuit et jour. Les gens du voisinage leur apportent vivres et encouragements. La direction de l’usine cède dès le lendemain, accordant aux grévistes une augmentation de salaire et des congés payés. Dans les jours qui suivent, d’autres mouvements de grève se produisent dans le pays, et obtiennent, eux aussi, gain de cause. Ces premières victoires captent l’attention de l’ensemble de la classe ouvrière. Blum, qui s’efforce de rassurer les milieux capitalistes quant à la « modération » de ses intentions, est effrayé par l’ampleur que prend le mouvement. Il appelle les travailleurs à la patience, c’est-à-dire à l’inaction. En vain. Le 26 mai, toutes les usines du secteur automobile – dont les 35 000 ouvriers de l’usine Renault – et de l’aviation du département de la Seine se mettent en grève. La direction de la CGT, réunifiée depuis le mois de mars, sous la direction de Léon Jouhaux, n’est pour rien dans le déclenchement du mouvement, qui s’étend rapidement aux autres industries, y compris aux ouvriers du bâtiment qui travaillent sur les chantiers de l’Exposition Internationale. Jouhaux incite les travailleurs à reprendre le travail, mais ne parvient pas à empêcher l’extension du mouvement. Au-delà des travailleurs industriels, le mouvement de grève gagne des couches de la classe ouvrière jusqu’alors inorganisées et inertes, mais souvent très durement exploitées.
Les signes du réveil révolutionnaire de la classe ouvrière se multiplient. Le 24 mai, lors de la manifestation traditionnelle de commémoration de la Commune de Paris, au Père Lachaise, le nombre de manifestants – qui ne dépassait pas, ordinairement, quelques centaines – avoisine les 600 000 ! Des militaires venus d’une caserne de Versailles portaient une banderole où était écrit : « La soldatesque versaillaise de 1871 assassina la Commune. Les soldats de Versailles de 1936 la vengeront ! »
Les travailleurs réclament des garanties de salaire minimum, la semaine de 40 heures (au lieu de 48), la majoration des heures supplémentaires et des congés payés. Nuit et jour, ils occupent les lieux du travail, tiennent des piquets de grève, créent des comités veillant à l’application des décisions collectives et à la protection de l’outil de travail contre des actes de sabotage ou de malveillance. Le 31 mai, Le Temps, porte-parole de la classe capitaliste, constate avec horreur « l’ordre qui règne dans les usines ». Les travailleurs se comportent, dit le journal, « comme si les usines leur appartenaient déjà ». Le 4 juin, à la veille de l’entrée en fonction du nouveau gouvernement, les grèves s’étendent à pratiquement toutes les industries, et commencent à paralyser l’économie nationale.
Une grève générale illimitée comme celle de 1936 porte la lutte des classes à un niveau qui pose directement la question du pouvoir. Comme le disait Trotsky : « C’est clairement l’union des opprimés contre leurs oppresseurs ». Par sa nature même, la grève générale oblige la classe ouvrière à instaurer son contrôle direct des moyens de production et à assumer progressivement les fonctions de l’Etat. Par l’action vigoureuse des travailleurs, une situation révolutionnaire se crée dans laquelle prend corps – sous une forme embryonnaire – le futur Etat socialiste. Cette menace contre l’existence même du capitalisme était en contradiction complète avec la collaboration de classe incarnée par le Front Populaire. La grève générale effrayait non seulement la classe capitaliste et ses représentants à la tête du Parti Radical, mais aussi les architectes « socialistes » et « communistes » du Front Populaire. Thorez avait insisté pour qu’aucune atteinte ne soit pas portée à la propriété capitaliste – et voilà que les ouvriers s’emparaient directement de cette propriété !
Les appels au calme, à la modération et à la reprise du travail, de la part des dirigeants de la CGT, de Blum et de Thorez, restent d’abord sans effet. Thorez insiste sur le fait que la situation « n’est pas révolutionnaire », et met les travailleurs en garde contre le danger de « jouer le jeu du fascisme ». Mais les travailleurs ne tiennent pas compte des consignes de leurs « dirigeants ». Lorsque Blum envoie le dirigeant syndical communiste Henri Reynaud, accompagné de Jules Moch (secrétaire général du gouvernement), pour obtenir des grévistes une livraison de mazout nécessaire aux boulangers de la capitale, ils reviennent les mains vides, les ouvriers n’ayant même pas voulu leur ouvrir la porte.
Le 6 juin, le nombre de grévistes s’élève à plus de 500 000. Le 7 juin, il s’approche du million. Le patronat craint que la poursuite du mouvement de grève n’aboutisse à une révolution et à la fin de la propriété capitaliste. Pris de panique, et pour aider les dirigeants de la CGT à mettre un terme au mouvement, le gouvernement Blum organise des négociations à l’Hôtel Matignon, le 7 juin. Quand ils sont sous la menace de tout perdre, les capitalistes font toujours de concessions, quitte à les reprendre plus tard, lorsque la menace est écartée. C’est dans cet état d’esprit que le patronat, représenté par la CGPF, aborde les négociations de Matignon. Blum tente de limiter les concessions faites en matière salariale, qui sont finalement de l’ordre de 7 à 12% dans le secteur privé. Le patronat concède également la semaine de 40 heures et 2 semaines de congés payés, ainsi que le principe des accords collectifs et de nouveaux droits syndicaux.
Dans son discours à la Chambre des Députés, Blum se dit « fier » des accords de Matignon, mais souligne ce que tout le monde sait déjà : « La crise n’est pas terminée ». Il faut rapidement promulguer les lois concernant les réformes promises. « Nous sommes, vous le savez, Messieurs, dans des circonstances où chaque heure compte. » En effet, les accords de Matignon ne mettent pas fin au mouvement de grève, et ne permettent pas de rétablir l’autorité des dirigeants socialistes, communistes et syndicaux. Bien au contraire, les grèves redoublent d’intensité. La CGT a vu le nombre de ses adhérents s’accroître dans des proportions inédites : elle passe d’un million à 5 300 000. Les métallurgistes de la région parisienne refusent les accords et votent la poursuite de la grève. Le nombre de grévistes augmente non seulement dans l’industrie et le commerce, mais aussi en milieu rural, où des milliers d’ouvriers agricoles occupent les grandes fermes. A Paris et dans de nombreuses villes de province, des cafés, des hôtels et des restaurants sont occupés par les salariés. Ici et là commencent à émerger des organisations comparables aux soviets de la révolution russe. Par exemple, le 8 juin, dans l’usine Hotchkiss, à Levallois, dans la banlieue nord-ouest de Paris, une assemblée regroupant les délégués de 33 usines des environs vote une résolution demandant l’élection d’un « comité central de grève » Le 11 juin, toutes les principales industries de Paris et du département de la Seine sont en grève, et une nouvelle assemblée de 587 délégués représentant 243 usines de la région parisienne se tient dans la capitale. Le nombre total de grévistes, même selon les chiffres du gouvernement, s’approche de 1 200 000. Blum met des troupes et des gardes mobiles en alerte, prêts à marcher sur Paris pour réprimer la grève, et ne cesse de répéter que son gouvernement fera respecter « l’ordre ».
Les travailleurs se heurtent sans cesse aux directions de leurs propres organisations, qui veulent toutes défendre la propriété privée et faire en sorte que cesse le mouvement de grève. Le 11 juin, Thorez s’adresse aux métallurgistes. Il les met en garde contre le risque, selon lui, d’effrayer la petite bourgeoisie et de briser le Front Populaire, en « aggravant le désordre ». « Il faut savoir consentir aux transactions, il faut savoir terminer une grève », dit-il, car « l’heure de la révolution n’est pas venue. » De nouveaux secteurs de la classe ouvrière, comme par exemple les employées des grands magasins de Paris, se lancent dans la lutte au lendemain de l’intervention de Thorez qui, pourtant, cherchait à y mettre un terme. Cependant, au cours des deux semaines suivantes, du fait du comportement traître des dirigeants des organisations syndicales et politiques des travailleurs, le mouvement de grève finit par s’épuiser.
Le gouvernement du Front Populaire ne dura que douze mois, jusqu’en juin 1937. Le capitalisme français lui doit sa survie. Plus tard, Blum évoquera son rôle en 1936 dans les termes suivants : « A cette époque-là, parmi la bourgeoisie et particulièrement dans les milieux patronaux, on comptait sur moi et on mettait son espoir en moi comme dans un sauveur. La situation était si angoissante et le pays si près de la guerre civile qu’on ne pouvait plus espérer qu’en une intervention providentielle : la venue d’un homme à qui l’on attribuait assez de pouvoir de persuasion et d’influence sur la classe ouvrière pour lui faire entendre la voix de la raison afin qu’elle n’use ni abuse de sa force. » Dans les faits, Blum n’aurait jamais pu sauver le capitalisme français, en 1936, sans le comportement tout aussi traître de Maurice Thorez.
On en arrivera en 1938 à la déclaration de Croizat -député communiste- à la Chambre : « La classe ouvrière veut l’ordre. La grève n’est pour elle qu’une ultime nécessité qui lui est imposée par l’arbitraire patronal. La classe ouvrière applaudira si nous lui donnons les moyens de suppléer à la grève... » !!!!
Extraits de Léon Trotsky dans « La France à un tournant » (28 mars 1936) :
« Comprendre clairement la nature sociale de la société moderne, de son Etat, de son droit, de son idéologie constitue le fondement théorique de la politique révolutionnaire. La bourgeoisie opère par abstraction (« nation », « patrie », « démocratie ») pour camoufler l’exploitation qui est à la base de sa domination. (…) Le premier acte de la politique révolutionnaire consiste à démasquer les fictions bourgeoises qui intoxiquent les masses populaires. Ces fictions deviennent particulièrement malfaisantes quand elles s’amalgament avec les idées de « socialisme » et de « révolution ». Aujourd’hui plus qu’à n’importe quel moment, ce sont les fabricants de ce genre d’amalgames qui donnent le ton dans les organisations ouvrières françaises. (…) Aussi invraisemblable que cela paraisse, quelques cyniques (staliniens) essaient de justifier la politique de front populaire en se référant à Lénine qui, paraît-il, a démontré qu’on ne pouvait pas se passer de compromis et notamment d’accords avec d’autres partis. (…) Les bolcheviks ont passé des accords d’ordre pratique avec les organisations révolutionnaires petites-bourgeoises pour le transport clandestin en commun des écrits révolutionnaires, parfois pour l’organisation en commun d’un manifestation dans la rue ou pour riposter aux bandes de pogromistes. Lors des élections à la Douma, ils ont eu recours, dans certaines circonstances et au deuxième degré, à des blocs électoraux avec les menchéviks ou avec les socialistes révolutionnaires. C’est tout. Ni « programmes » communs ni organismes permanents, ni renoncement à critiquer les alliés du moment. Ce genre d’accords et de compromis épisodiques, strictement limités à des buts précis – Lénine n’avait en vue que ceux-là – n’avait rien de commun avec le Front populaire, qui représente un conglomérat d’organisations hétérogènes, une alliance durable de classes différentes liées pour toute une période – et quelle période ! – par une politique et un programme communs. (…) La politique su Front populaire est une politique de trahison. (…) Seule une infime partie des cadres de l’Internationale communiste avaient commencé leur éducation révolutionnaire au début de la guerre, avant la révolution d’Octobre. Ceux-là, presque sans exception, se trouvent actuellement en dehors de la troisième internationale (stalinisée). (…) La majeure partie des cadres actuelle de l’Internationale communiste a adhéré non pas au programme bolchevique, non pas au drapeau révolutionnaire, mais à la bureaucratie soviétique. Ce ne sont pas des lutteurs, mais des fonctionnaires dociles, des aides de camp, des grooms. De là vient que la troisième internationale se conduit d’une manière si peu glorieuse dans une situation riche de grandioses possibilités révolutionnaires. »
Extraits de Léon Trotsky dans « L’étape décisive » (5 juin 1936) :
« Le nouveau gendarme du capital, Salengro, a déclaré avant même d’avoir pris le pouvoir (au nom du Front populaire), absolument comme ses prédécesseurs, qu’il défendrait « l’ordre contre l’anarchie ». Cet individu appelle « ordre » l’anarchie capitaliste et « anarchie » la lutte pour l’ordre socialiste. L’occupation, bien qu’encore pacifique, des fabriques et des usines par les ouvriers, a, en tant que symptôme, une énorme importance. Les travailleurs disent : « Nous voulons être les maîtres dans les établissements où nous n’avons été jusque là que des esclaves. »
Lui-même mortellement effrayé, Léon Blum veut faire peur aux ouvriers et leur dit : « Je ne suis pas Kérenski » (…) Il est impossible, pourtant, de ne pas reconnaître que, dans la mesure où l’affaire dépend de Blum, c’est au fascisme qu’il fraie la voie, non au prolétariat.
Plus criminelle et plus infâme que tout est, dans cette situation, la conduite des communistes : ils ont promis de soutenir à fond le gouvernement Blum sans y entrer. (…) Mais, après la grande vague de grèves, les événements ne peuvent que se développer que vers la révolution ou vers le fascisme. (…)
Les staliniens français ont baptisé les comités d’action « comités de Front populaire », s’imaginant qu’ils conciliaient ainsi la lutte révolutionnaire avec la défense de la démocratie bourgeoise. Les grèves actuelles sont en train de mettre en pièce cette pitoyable illusion. (…)
Le mot d’ordre de comités ne peut être abordé que par une véritable organisation révolutionnaire, absolument dévouée aux masses, à leur cause, à leur lutte. Les ouvriers français viennent de montrer de nouveau qu’ils sont dignes de leur réputation historique. Il faut leur faire confiance. Les soviets sont toujours nés des grèves. La grève de masse est l’élément naturel de la révolution prolétarienne. D’atelier en atelier, d’usine en usine, de quartier en quartier, de ville en ville, les comités d’action doivent établir entre eux une liaison étroite, se réunir en conférences par villes, par branches de production, par arrondissements, afin de couronner le tout par un congrès de tous les comités d’action de France. »
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NOTE
Le 8 juin, à l’usine Hotchkiss de Levallois, se tint une assemblée convoquée par le comité de grève de l’usine, à laquelle participèrent les délégués de trente-trois usines des environs. L’assemblée votera une résolution demandant l’élection sur les mêmes bases d’un comité central de grève. Le 10 juin, à Paris, 587 délégués représentant 243 usines de la région parisienne se sont réunis pour décider de la conduite à suivre.
Extraits de Léon Trotsky dans « La révolution française a commencé » (9 juin 1936) :
« Les mots de « révolution française » peuvent paraître exagérés. Mais non ! Ce n’est pas une exagération. C’est précisément ainsi que naît la révolution. En général même, elle ne peut pas naître autrement. La révolution française a commencé.
Léon Jouhaux, à la suite de Léon Blum, assure à la bourgeoisie qu’il s’agit d’un mouvement purement économique, dans les cadres stricts de la loi. Sans doute les ouvriers sont-ils pendant la grève les maîtres des usines et établissent-ils leur contrôle sur la propriété et son administration. Mais on peut fermer les yeux sur ce regrettable « détail ». Dans l’ensemble, ce sont « des grèves économiques » et non politiques », affirment messieurs les chefs. C’est pourtant sous l’effet de ces grèves « non politiques » que toute la situation du pays est en train de changer radicalement. Le gouvernement décide d’agir avec une promptitude à laquelle il ne songeait pas la veille, puisque selon Léon Blum la force véritable sait être patiente ! Les capitalistes font preuve d’un esprit d’accommodement parfaitement inattendu. Toute la contre-révolution en attente se cache derrière le dos de Blum et de Jouhaux. (…) S’arrachant aux cadres corporatifs et locaux, le mouvement gréviste est devenu redoutable non seulement pour la société bourgeoise, mais aussi pour ses propres représentants parlementaires ou syndicaux, qui sont actuellement avant tout préoccupés de ne pas voir la réalité. (…) En rassurant les capitalistes, Blum et Jouhaux se rassurent eux-mêmes. (…)
La principale conquête de la première vague de grève réside dans le fait que des chefs ouvriers sont apparus dans les ateliers et les usines. (…) La grève a secoué, ranimé, renouvelé dans son ensemble le gigantesque organisme de la classe. (…) L’organisation de combat ne coïnciderait pas avec le parti, même s’il existait en France un parti révolutionnaire de masse, car le mouvement est incomparablement plus large qu’un parti. L’organisation de combat ne peut pas non plus coïncider avec les syndicats, qui n’embrassent qu’une partie insignifiante de la classe et sont soumis à une bureaucratie archi-réactionnaire. La nouvelle organisation doit répondre à la nature du mouvement lui-même, refléter la masse en lutte, exprimer sa volonté la plus arrêtée. Il s’agit d’un gouvernement direct de la classe révolutionnaire. Il n’est pas besoin ici d’inventer des formes nouvelles : il y a des précédents historiques. Les ateliers et les usines élisent leurs députés, qui se réunissent pour élaborer en commun les plans de la lutte et pour la diriger. Il n’y a même pas à inventer de nom pour une telle organisation : ce sont les « soviets de députés ouvriers ». «
Extrait de Léon Trotsky dans « Devant la seconde étape » (9 juillet 1936) :
« (…) Les ouvriers ont exercé en juin une grandiose pression sur les classes dirigeantes, mais ne l’ont pas conduite jusqu’au bout. Ils ont montré leur puissance révolutionnaire, mais aussi leur faiblesse : l’absence de programme et de direction. (…) Dans toutes les périodes révolutionnaires de l’histoire, on trouve deux étapes successives, étroitement liées l’une à l’autre : d’abord un mouvement « spontané » des masses, qui prend l’adversaire à l’improviste et lui arrache de sérieuses concessions ou au moins des promesses ; après quoi la classe dominante, sentant menacées les bases de sa domination, prépare sa revanche. (…) On ne saurait, dans l’histoire des révolutions, trouver à cette règle aucune exception. La différence pourtant – et elle n’est pas mince – réside dans le fait que la défaite a quelquefois revêtu le caractère d’un écrasement : telles furent, par exemple, les journées de juin 1848, en France, qui marquèrent la fin de la révolution ; alors que, dans d’autres cas, la demi-défaite constitua simplement une étape vers la victoire : c’est par exemple le rôle que joua en juillet 1917, la défaite des ouvriers et des soldats de Pétersbourg. (…) Tirer à temps de la situation objective la perspective de la seconde étape, c’est aider les ouvriers avancés à ne pas être pris à l’improviste et à apporter dans la conscience des masses en lutte la plus grande clarté possible. »
Extrait de Léon Trotsky dans « L’heure de la décision approche… Sur la situation en France » (18 décembre 1938) :
« Chaque jour, que nous le voulions ou non, nous nous persuadons que la terre continue à tourner autour de son axe. De même, les lois de la lutte des classes agissent indépendamment du fait que nous les reconnaissions ou non. Elles continuent à agir en dépit de la politique du Front populaire. La lutte des classes fait des Front populaire son instrument. Après l’expérience de la Tchécoslovaquie, c’est maintenant le tour de la France : les plus bornés et les plus arriérés ont une nouvelle occasion de s’instruire. (…)
Pour justifier la politique de Front populaire, on invoqua la nécessité de l’alliance du prolétariat et de la petite bourgeoisie. Il est impossible d’imaginer mensonge plus grossier ! Le parti radical exprime les intérêts de la grande bourgeoisie et non de la petite. Par son essence même, il représente l’appareil politique de l’exploitation de la petite bourgeoisie par l’impérialisme. L’alliance avec le parti radical est par conséquent une alliance, non avec la petite bourgeoisie, mais avec ses exploiteurs. Réaliser la véritable alliance des ouvriers et des paysans n’est possible qu’en enseignant à la petite bourgeoisie comment s’affranchir du parti radical et rejeter une fois pour toutes son joug de sa nuque. Cependant le Front populaire agit en sens exactement opposé (…) En 1936, socialistes, communistes et anarcho-syndicalistes aidèrent le parti radical à freiner et à émietter le puissant mouvement révolutionnaire. Le grand capital réussit dans les deux dernières années et demie à se remettre quelque peu de son effroi. Le Front populaire, ayant rempli son rôle de frein, ne représente dès lors pour la bourgeoisie qu’une gène inutile. »