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Problèmes du régime soviétique en 1933

jeudi 10 septembre 2009, par Robert Paris

DÉGÉNÉRESCENCE DE LA THÉORIE ET THÉORIE DE LA DÉGÉNÉRESCENCE

(Problèmes du régime soviétique)

La pleine réalisation du socialisme – le communisme – veut dire une société dépourvue d’Etat. Mais la période de transition du capitalisme au socialisme exige un renforcement extrême des fonctions de l’Etat (dictature du prolétariat). Cette dialectique historique de l’Etat a été suffisamment élucidée par la théorie marxiste.

La base économique nécessaire au dépérissement de l’Etat ouvrier est un développement si élevé de la puissance économique qu’il ne devient plus nécessaire de stimuler la productivité du travail ni d’exercer un contrôle juridique de la distribution des biens de consommation.

La transition de la dictature révolutionnaire à la société sans classe ne peut être accomplie par décret. Un Etat ne peut être dissous sur ordre exprès ; il disparaît graduellement de la scène, " dépérissant " dans la mesure où la société socialiste, puissante et culturellement supérieure, se rend maître de toutes les fonctions vitales au moyen de multiples institutions flexibles qui n’ont désormais plus besoin de coercition.

LE DÉPÉRISSEMENT DE L’ETAT

Le processus de liquidation de l’Etat se produit suivant deux voies différentes. Dans la mesure où les classes sont liquidées, c’est-à-dire dissoutes dans une société homogène, la coercition dépérit dans le sens direct du terme, son utilisation sociale tombant à jamais en désuétude. Au contraire, les fonctions organisationnelles de l’Etat deviennent plus complexes, plus différenciées ; elles pénètrent dans des domaines toujours nouveaux qui, jusqu’alors, étaient restés comme situés devant le seuil de la société (ménage, éducation des enfants, etc.) et sont soumises pour la première fois au contrôle de la pensée collective.

Qu’il s’agisse d’un seul pays ou de toute la planète, la façon générale de poser la question ne change pas. Si l’on admettait qu’une société socialiste soit réalisable à l’intérieur des frontières nationales, le dépérissement de l’Etat pourrait aussi se produire dans le cadre d’un seul pays. La nécessité de se défendre contre les menaces extérieures des ennemis capitalistes est en soi entièrement compatible avec l’affaiblissement de la coercition étatique à l’intérieur : la solidarité et la discipline consciente de la société socialiste devraient donner les meilleurs résultats sur le champ de bataille aussi bien que dans le domaine de la production.

La fraction stalinienne a déclaré il y a déjà deux ans qu’en Union soviétique les classes étaient liquidées " pour l’essentiel ", que la question qui l’emportera ? est tranchée " complètement et irrévocablement " et, plus encore, que " nous sommes entrés dans le socialisme ". Il en aurait dû découler, selon les lois de la logique marxiste, que la nécessité de la coercition de classe serait " pour l’essentiel " liquidée et que la période de dépérissement de l’Etat aurait commencé. Mais une telle conclusion, dans la mesure où elle a été tirée par quelques doctrinaires imprudents, fut aussitôt déclarée " contre-révolutionnaire ".

Laissons toutefois de côté la perspective du socialisme dans un seul pays. Procédons non à partir d’une construction bureaucratique déjà conduite à l’absurde par la marche du développement, mais à partir de l’état réel des choses. L’Union soviétique, bien entendu, n’est pas une société socialiste, mais seulement un Etat socialiste, c’est-à-dire un instrument pour la construction d’une société socialiste ; les classes, encore maintenant, sont loin d’être abolies ; la question qui l’emportera ? n’est pas tranchée ; la possibilité d’une restauration du capitalisme n’est pas exclue ; la nécessité de la dictature du prolétariat conserve, par conséquent, toute sa force. Mais il reste encore la question du caractère de l’Etat soviétique qui n’est pas du tout immuable pendant tout la période de transition. Plus la construction économique est couronnée de succès, plus les relations entre la ville et la campagne sont saines, et plus le développement de la démocratie soviétique doit s’épanouir. Ceci ne constitue pas encore .le dépérissement de l’Etat, car la démocratie soviétique est aussi une forme de coercition étatique. Cependant, la capacité et la souplesse de cette forme reflètent le mieux les relations des masses avec le régime soviétique. Plus le prolétariat est satisfait des résultats de son travail, plus son influence sur le village est bénéfique, et plus le gouvernement soviétique cherche à être – pas sur le papier, pas dans un programme, mais dans la réalité, dans l’existence quotidienne – l’arme de la majorité grandissante contre la minorité décroissante. L’accroissement de la démocratie soviétique, tout en ne signifiant pas encore le dépérissement de l’Etat, est néanmoins équivalant à la préparation d’un tel processus.

Le problème apparaîtra plus concrètement si nous considérons les changements fondamentaux dans la structure des classes pendant la période de la révolution. La dictature du prolétariat en tant qu’organisation pour supprimer les exploiteurs était nécessaire contre les propriétaires fonciers, les capitalistes, les généraux et contre les koulaks dans la mesure où ces derniers soutenaient les couches possédantes plus élevées. Les exploiteurs ne peuvent être gagnés à la cause du socialisme. Il fallait briser leur résistance à tout prix. Les années de guerre civile ont été marquées par l’exercice maximum du pouvoir de la dictature du prolétariat.

En ce qui concerne la paysannerie dans son ensemble, la tâche était et est toute différente. La paysannerie doit être gagnée à la cause du socialisme. Nous devons prouver pratiquement au paysan que l’industrie gouvernementale est capable de lui fournir des produits à des conditions beaucoup plus avantageuses que le capitalisme, et que l’agriculture collective est plus avantageuse que l’agriculture individuel-le. Jusqu’à ce que cette tâche économique et culturelle soit résolue – et nous en sommes très éloignés, notamment du fait qu’elle ne peut l’être qu’à l’échelle internationale – des frictions de classe sont inévitables et, par conséquent, la coercition étatique aussi. Mais si la violence révolutionnaire servait de moyen fondamental dans la lutte contre les propriétaires fonciers et les capitalistes, le problème était différent envers le koulak ; tout en écrasant impitoyablement sa résistance franchement contre-révolutionnaire, l’Etat était prêt à passer un compromis avec lui dans le domaine économique. II ne " dékoulakisa " pas le koulak, mais simplement limita ses tendances exploiteuses. En ce qui concerne la paysannerie dans son ensemble, la violence révolutionnaire n’aurait dû jouer qu’un rôle auxiliaire, qui plus est un rôle diminuant constamment. Les succès pratiques de l’industrialisation et de la collectivisation auraient dû trouver leur expression dans la modération des formes et des méthodes de la coercition étatique, dans la démocratisation croissante du régime soviétique.

LE RÉGIME POLITIQUE DE LA DICTATURE ET SES FONDATIONS SOCIALES

Le 30 juillet 1930, la Pravda écrivait : " Le second plan quinquennal liquidera les dernières séquelles des éléments capitalistes dans notre vie économique ". Du point de vue de cette perspective officielle, l’Etat devrait dépérir complètement durant le deuxième plan quinquennal, étant donné que, si les " dernières séquelles " (1) des inégalités de classe sont liquidées, il n’y a plus de place pour l’Etat.

Mais, en réalité, nous sommes témoins de processus qui ont un caractère diamétralement opposé. Les staliniens n’osent pas affirmer que la dictature du prolétariat a pris des formes plus démocratiques dans les dernières années ; au contraire, ils s’efforcent infatigablement de prouver qu’une aggravation ultérieure de la coercition étatique est, inévitable. La réalité elle-même est plus importante que toutes les perspectives et tous les pronostics.

Si nous évaluons la réalité soviétique à travers les lunettes du régime politique – une telle évaluation bien qu’insuffisante est absolument justifiable et extrêmement importante – nous obtenons un tableau non seulement sombre mais complètement sinistre. Les soviets ont perdu les derniers restes d’une existence indépendante et ont cessé d’être des soviets. Le parti n’existe pas. Sous le couvert de la lutte contre la déviation de droite, les syndicats ont été complètement écrasés. Nous avons discuté de nombreuses fois de la dégénérescence et de la strangulation du parti et des soviets. Nous estimons nécessaire de consacrer quelques lignes au sort des syndicats pendant la période de la dictature soviétique.

L’indépendance relative des syndicats est un important correctif nécessaire au système de l’Etat soviétique qui se trouve soumis à la pression de la paysannerie et de la bureaucratie. Jusqu’à ce que les classes soient liquidées, les ouvriers doivent se défendre, même dans un Etat ouvrier, au moyen de leurs organisations syndicales. Autrement dit, les syndicats restent des syndicats pendant que l’Etat reste un Etat, c’est-à-dire un instrument de coercition. " L’étatisation " des syndicats ne peut être que parallèle à la " désétatisation " de l’Etat lui-même ; dans la mesure où la liquidation des classes prive l’Etat de ses fonctions de coercition en le dissolvant dans la société, les syndicats perdent leurs tâches de classe spécifique et se dissolvent eux-mêmes dans l’Etat " dépérissant ".

Cette dialectique de la dictature, inscrite dans le programme du Parti bolchevik, est reconnue en paroles aussi par les staliniens. Mais les relations réelles entre les syndicats et l’Etat se développent dans une direction diamétralement opposée. Non seulement l’Etat ne dépérit pas (malgré la proclamation de la liquidation des classes), non seulement il ne modère pas ses méthodes (malgré les succès économiques), mais il devient au contraire toujours davantage l’instrument de la coercition bureaucratique. En même temps, les syndicats, transformés en officines de fonctionnaires, ont complètement perdu la possibilité de remplir un rôle amortisseur entre l’appareil de l’Etat et les masses prolétariennes. Pire encore, l’appareil des syndicats lui-même est devenu l’instrument d’une pression toujours croissante sur les travailleurs.

La conclusion préliminaire de ce qui est dit ci-dessus est que l’évolution des soviets, du parti et des syndicats ne suit pas une courbe ascendante mais descendante. Si nous avions foi dans les estimations officielles de l’industrialisation et de la collectivisation, il faudrait admettre que la superstructure politique du régime prolétarien se développe dans une direction diamétralement opposée au développement de sa base économique. Ceci signifie-t-il que les lois du marxisme sont fausses ? Non, c’est l’estimation officielle des fondations sociales de la dictature qui est fausse, fausse jusqu’à la moelle.

Le problème peut être formulé plus concrètement de la façon suivante : pourquoi était-il possible, dans les années 1919-1921, lorsque les classes possédantes se battaient encore les armes à la main et étaient soutenues activement par les interventions du monde entier, quand les koulaks armés sabotaient l’armée et l’approvisionnement du pays, pourquoi était-il alors possible de discuter ouvertement dans le parti les douloureuses questions de la paix de Brest-Litovsk, des méthodes d’organisation de l’Armée rouge, de la composition du Comité Central, des syndicats, du passage à la NEP, de la politique des nationalités et de la politique de l’Internationale communiste ? Pourquoi est-il impossible maintenant – après la fin de l’intervention étrangère, après la déroute des classes exploiteuses, après les succès de l’industrialisation, après la collectivisation de la majorité écrasante de la paysannerie – de discuter les rythmes de l’industrialisation et de la collectivisation, la corrélation entre l’industrie lourde et l’industrie de transformation, la politique du front unique en Allemagne ? Pourquoi faut-il que tout membre du Parti qui demande la convocation du prochain congrès du parti conformément aux statuts soit immédiatement exclu et soumis à des persécutions ? Pourquoi faut-il que tout communiste qui exprime ouvertement des doutes sur l’infaillibilité de Staline soit immédiatement arrêté ? D’où provient cet exercice insupportable, monstrueux, terrible du régime politique ?

Se référer au danger extérieur de la part des gouvernements capitalistes n’explique en soi pas tout. Nous ne désirons évidemment pas sous-estimer l’influence de l’encerclement capitaliste sur le régime intérieur de la république soviétique : la nécessité même de maintenir une armée puissante est une grande source de bureaucratisme. Toutefois, l’encerclement hostile n’est pas un facteur nouveau, il a accompagné la République soviétique du premier jour de son existence. Si les conditions intérieures du pays étaient saines, la pression de l’impérialisme ne ferait que renforcer la solidarité des masses et notamment souder l’avant-garde prolétarienne. La pénétration d’agents étrangers, d’ingénieurs saboteurs, etc. ne peut en aucun cas justifier ou expliquer l’intensification générale des méthodes de coercition. Un organisme social aux intérêts communs doit être capable d’éjecter avec beaucoup de facilité des éléments hostiles tout comme un corps sain élimine les poisons.

On pourrait être tenté de montrer que la pression extérieure s’est accrue et que le rapport des forces à l’échelle mondiale s’est modifié au profit de l’impérialisme. Laissant de côté la question de la politique de l’Internationale communiste comme l’une des causes de l’affaiblissement du prolétariat mondial, c’est un fait indiscutable que l’intensification de la pression extérieure ne peut conduire à la bureaucratisation du système soviétique que dans la mesure où elle est associée à la croissance des contradictions internes. Dans les conditions où les ouvriers sont étouffés dans l’étau du système du passeport et la paysannerie dans l’étau des sections politiques, la pression extérieure doit nécessairement affaiblir davantage encore la cohésion interne. Réciproquement, la croissance des contradictions entre la ville et la campagne doit incontestablement accentuer le danger extérieur en provenance des gouvernements capitalistes. La combinaison de ces deux facteurs pousse la bureaucratie sur la voie de concessions toujours plus grandes aux pressions de l’extérieur et de répressions toujours plus grandes à l’égard des masses travailleuses de son propre pays.

L’EXPLICATION OFFICIELLE DE LA TERREUR BUREAUCRATIQUE

" Quelques camarades ", a dit Staline au Plenum de janvier (1933) du Comité central, " ont compris la thèse de la liquidation des classes, de la création d’une société sans classe et du dépérissement de l’Etat comme une justification du relâchement (?) et de la placidité, une justification de la théorie contre-révolutionnaire de la lente extinction de la lutte de classe et de l’affaiblissement du pouvoir étatique ". Dans ce cas – comme dans beaucoup d’autres, le vague des expressions sert de masque à Staline pour dissimuler les vides de sa logique. Une " thèse " programmatique sur la liquidation des classes dans le futur ne veut pas encore dire, cela va de soi, l’extinction de la lutte des classes dans le présent. Or, il n’est pas question d’une thèse théorique mais d’un fait officiellement proclamé de la liquidation des classes. Le sophisme de Staline consiste à relier l’idée d’un renforcement inévitable du pouvoir étatique dans l’époque de transition entre le capitalisme et le socialisme – une idée qu’à la suite de Marx, Lénine mit en avant pour expliquer la nécessité de la dictature du prolétariat en général – à une période déterminée de la dictature, après que la liquidation de toutes les classes capitalistes ait été soi-disant accomplie.

Pour expliquer la nécessité d’un nouveau renforcement de la machine bureaucratique, Staline a dit au même Plenum : " Les koulaks ont été mis en déroute comme classe mais ils ne le sont pas complètement ". Si nous acceptions cette formule, il semblerait qu’une dictature plus concentrée serait nécessaire pour achever la déroute des koulaks afin, selon l’expression littérale de Staline, d’" achever les restes des classes moribondes ". L’expression achevée de ce paradoxe bureaucratique est donnée à sa manière par Molotov qui, en général, a la fatale tendance de développer jusqu’au bout les idées de Staline. Au Plenum de janvier il a dit : " En dépit du fait que les forces des restes des classes bourgeoises de notre pays ont fondu, leur résistance, leur courroux et leur fureur grandissent au-delà de toute limite ". Les forces fondent mais la fureur grandit ! Molotov, semble-t-il, ne soupçonne pas que la dictature est nécessaire contre la force, non contre la fureur : une fureur qui n’a pas de forces pour s’armer cesse d’être dangereuse.

" On ne peut pas dire ", reconnaît Staline de son côté, " que ces gens d’autrefois, par leurs machinations préjudiciables et malhonnêtes, pourraient changer quelque chose à la situation présente de l’Union soviétique. Ces gens sont trop faibles et trop impotents pour résister aux mesures du pouvoir soviétique ". Il semble clair que, si tout ce qui reste des anciennes classes sont des " gens d’autrefois ", trop faibles " pour changer quelque chose (!) à la situation en Union soviétique ", il devrait s’ensuivre à la fois l’extinction de la lutte de classes et l’adoucissement du régime. Non, prétend Staline, " ces gens d’autrefois peuvent nous jouer des tours ". La dictature révolutionnaire est nécessaire non contre des tours impuissants mais contre le danger d’une restauration capitalise. Si, dans la lutte contre de puissants ennemis de classe, il était nécessaire de prendre des gants bardés d’acier, le petit doigt suffirait contre les " tours " de ces gens d’autrefois.

Mais Staline introduit ici un autre élément. Les restes moribonds des classes en déroute " font appel aux couches arriérées de la population et les mobilisent contre le pouvoir soviétique ". Les couches arriérées ont-elles grandi pendant la période du plan quinquennal ? Il semblerait que non. Cela signifie-t-il que leur attitude envers l’Etat aurait changé pour le pire ? Cela veut dire que " le renforcement maximum du pouvoir étatique " (plus exactement la répression) est nécessaire contre le mécontentement croissant des masses. Staline ajoute : " par la mobilisation de couches arriérées de la population, des " fragments " chez les éléments oppositionnels en provenance des trotskystes et des droitiers peuvent revivre et s’agiter à nouveau ". Tel est l’argument final : étant donné que des fragments (seulement des fragments !) peuvent s’agiter (pour le moment ils peuvent seulement)... la plus grande concentration de la dictature est nécessaire.

Désespérément empêtré dans les fragments " de ses propres idées, Staline ajoute de façon inattendue " Bien sûr, nous n’avons pas peur de cela ". Mais pourquoi donc avoir peur et effrayer les autres si " nous n’avons pas peur de cela " ? Et pourquoi introduire un régime de terreur contre le parti et le prolétariat s’il est seulement question de fragments " incapables de " changer quelque chose en Union soviétique " ?

Toute cette accumulation de confusion menant à un pur non-sens est la conséquence d’une incapacité à dire la vérité. En réalité, Staline-Molotov auraient dû dire : en raison du mécontentement des masses et de l’attraction toujours plus forte de l’Opposition de gauche sur les ouvriers, il est nécessaire d’intensifier la répression pour défendre les positions privilégiées de la bureaucratie. Alors tout trouverait aisément sa place.

DÉPÉRISSEMENT DE L’ARGENT ET DÉPÉRISSEMENT DE L’ETAT

Le noeud des contradictions dans lesquelles la théorie et la pratique du centrisme bureaucratique se trouvent désespérément empêtrées apparaît clairement sous un angle nouveau si l’on fait une analogie entre le rôle de l’argent et le rôle de l’Etat dans l’époque de transition. L’argent tout comme l’Etat constitue un héritage direct du capitalisme. Il doit disparaître mais ne peut pas être aboli par décret ; il dépérira. Les différentes fonctions de l’argent, tout comme celles de l’Etat, expirent de morts différentes. En tant que moyen d’accumulation primitive, d’usure, d’exploitation, l’argent disparaît parallèlement à la liquidation des classes. En tant que moyen d’échange, d’étalon de mesure de la valeur-travail, de régulateur de la division sociale du travail, l’argent est graduellement dissous dans l’organisation planifiée de l’économie sociale. Il devient finalement une fiche comptable, un chèque pour obtenir une certaine portion de produits sociaux destinés à la satisfaction des besoins productifs et personnels.

Le parallélisme des deux processus de dépérissement, celui de l’argent et celui de l’Etat, n’est pas fortuit car tous deux ont les mêmes racines sociales. L’Etat reste un Etat aussi longtemps qu’il doit réglementer les rapports entre les différentes classes et couches, chacune d’elles établissant ses comptes en s’efforçant de montrer un profit. Le remplacement final de l’argent comme étalon de valeur par l’enregistrement statistique des forces productives vivantes, de l’équipement, des matières premières et des besoins ne sera possible qu’au stade où la richesse sociale libérera tous les membres de la société de la nécessité de se concurrencer les uns les autres pour le contenu du panier de provisions.

Ce stade est encore lointain. Le rôle de l’argent dans l’économie soviétique non seulement n’est pas terminé mais, dans un certain sens, il ne fait que commencer à se développer. Dans sa totalité, la période de transition ne signifie pas la restriction de la circulation des produits, mais au contraire son expansion extrême. Toutes les branches de l’économie sont transformées, croissent et doivent déterminer leurs rapports réciproques, qualitativement et quantitativement. Beaucoup de produits qui, dans la société capitaliste, ne sont accessibles qu’à un petit nombre doivent être fabriqués en quantités immensément plus grandes. La liquidation de l’économie paysanne, de sa consommation de subsistance et de son économie familiale fermée, veut dire le passage au domaine de la circulation sociale (argent) de toute l’énergie productive qui est maintenant utilisée dans le limites du village et des murs de l’habitation privée.

Dressant l’inventaire complet de toutes les forces productives de la société, l’Etat socialiste doit savoir comment les répartir et les utiliser de la manière la plus avantageuse pour la société. L’argent comme moyen de comptabilité économique développé par le capitalisme n’est pas rejeté mais socialisé. La construction socialiste est impensable sans que soit inclus dans la planification l’intérêt personnel du producteur et du consommateur. Et cet intérêt ne peut se manifester activement que s’il dispose d’un instrument fiable et souple, à savoir d’un système monétaire stable. Il est absolument impossible d’obtenir notamment un accroissement de la productivité du travail et une amélioration de la qualité des produits si l’on ne dispose pas d’un instrument de mesure précis qui pénètre librement dans tous les pores de la société, c’est-à-dire d’une unité monétaire stable.

S’il est vrai que l’économie capitaliste qui parvient à atteindre ses proportions instables au travers de fluctuations de conjoncture ruineuses a besoin d’un système monétaire stable, ce l’est encore plus pour la préparation, l’organisation et la régulation de l’économie planifiée. Il ne suffit pas de construire de nouvelles entreprises ; le système économique doit se familiariser avec elles. Cela veut dire pratiquement vérifier, adapter et choisir. La vérification de la productivité nationale ne peut signifier rien d’autre que son épreuve au moyen du rouble. Etablir un plan économique avec une devise fondante équivaudrait à dessiner une machine avec un compas branlant et une règle tordue. C’est exactement ce qui se passe à présent. L’inflation du tchervonetz est une des conséquences les plus pernicieuses et aussi un des instruments de la désorganisation bureaucratique de l’économie soviétique.

La théorie officielle de l’inflation est à la même hauteur que la théorie officielle de la dictature analysée plus haut. " La stabilité de la devise soviétique ", a dit Staline au Plenum de janvier, est garantie avant tout par la quantité énorme de produits qui, dans les mains de l’Etat, sont mis en circulation à des prix fixés ". Si cette phrase peut avoir un sens quelconque, c’est que l’argent soviétique a cessé d’être de l’argent, qu’il ne sert plus à mesurer les valeurs et, de cette façon, à fixer les prix ; les " prix stables " sont fixés par le pouvoir gouvernemental, le tchervonetz n’est qu’un accessoire de l’économie planifiée. Cette idée est tout à fait parallèle et équivalente à l’idée de la " liquidation des classes " et à " l’entrée dans le règne du socialisme ". Conséquent dans ses faux-fuyants, Staline n’ose pas, cependant, rejeter complètement la théorie d’une réserve d’or. Non, une réserve d’or " aussi " ne fait pas de mal, mais elle est seulement d’importance secondaire. En tout cas, elle est nécessaire pour le commerce extérieur où les paiements doivent être effectués en espèces. Mais pour le bien de l’économie domestique il suffirait de prix stables fixés par le secrétariat du Comité central ou par ses chargés de mission.

Il est connu de tout étudiant en économie que le taux de déclin du pouvoir d’achat des lettres de change dépend non seulement du nombre de révolutions de la machine à imprimer mais aussi de " la quantité de produits ". Cette loi est applicable aussi bien à l’économie capitaliste qu’à l’économie planifiée. La différence est que, dans l’économie planifiée, il est possible de dissimuler l’inflation ou, en tous cas, ses résultats pendant une plus longue période. Plus terrible sera en conséquence le jour du jugement.

Quoi qu’il en soit, l’argent réglementé par des prix administrativement fixés pour les produits perd la capacité de prescrire de tels prix et, par conséquent, de prescrire les plans. Dans ce domaine comme dans d’autres, pour la bureaucratie le " socialisme " consiste à libérer la volonté de celle-ci de tout contrôle du parti, des soviets, des syndicats, de l’argent...

L’économie soviétique aujourd’hui n’est ni une économie monétaire ni une économie planifiée. C’est une économie presque purement bureaucratique. L’industrialisation exagérée et disproportionnée a miné les fondations de l’économie agricole. La paysannerie a cherché à trouver le salut dans la collectivisation. Très rapidement l’expérience a montré que la collectivisation du désespoir n’est pas encore une collectivisation socialiste. Le déclin de l’économie agricole qui s’ensuivit a porté un coup dur à l’industrie. Pour soutenir des rythmes incertains et disproportionnés, il devint impérieux d’intensifier encore plus la pression sur le prolétariat. Libérée du contrôle matériel du producteur, l’industrie a pris un aspect supersocial, c’est-à-dire bureaucratique. 11 en est résulté qu’elle a perdu la capacité de satisfaire les besoins humains même au degré où elle l’avait fait avec une industrie capitaliste moins développée. L’économie agricole se rattrapa sur les villes impuissantes par une guerre d’usure. Sous le fardeau constant des disproportions entre leurs efforts productifs et leurs conditions d’existence se détériorant, les ouvriers, les fermiers collectifs et les paysans individuels ont perdu intérêt au travail et sont remplis d’irritation contre l’Etat. C’est de cela, de cela seulement et non de la volonté maligne de " fragments ", que découle la nécessité d’introduire la coercition dans toutes les cellules de la vie économique (renforcement du pouvoir des directeurs d’entreprises, lois contre l’absentéisme, peine de mort pour spoliation de la propriété des fermes collectives par leurs membres, mesures de guerre pour assurer l’ensemencement des campagnes et la collecte des récoltes, obligation des paysans individuels de prêter leurs chevaux aux fermes collectives, système du passeport, sections politiques au village, etc.).

Le parallélisme entre le sort de l’argent et le sort de l’Etat surgit devant nous dans une nouvelle et brillante lumière. Les disproportions dans l’économie conduisent la bureaucratie sur la voie de l’inflation du papier-monnaie. Le mécontentement des masses provenant des résultats matériels engendrés par les disproportions économiques pousse la bureaucratie sur la voie de la coercition ouverte. L’économie planifiée se libère du contrôle des valeurs tout comme la fantaisie bureaucratique se libère du contrôle politique. Le rejet des " causes objectives ", c’est-à-dire des limites matérielles à l’accélération des rythmes, tout comme le rejet de la base de l’or pour la monnaie soviétique, représente les divagations " théoriques " du subjectivisme bureaucratique.

Si le système monétaire soviétique dépérit, il le fait non dans un sens socialiste mais dans un sens capitaliste sous forme d’inflation. L’argent cesse d’être l’instrument de travail de l’économie planifiée et devient un instrument de sa désorganisation. On peut dire que la dictature du prolétariat dépérit sous la forme de l’inflation bureaucratique, c’est-à-dire dans une marée montante de coercition, de persécution et de violence. La dictature du prolétariat ne se dissout pas dans une société sans classe mais dégénère en omnipotence de la bureaucratie sur la société.

Dans la sphère de l’inflation monétaire comme dans celle du despotisme bureaucratique se trouve résumée toute la fausseté de la politique du centrisme dans le domaine de l’économie soviétique aussi bien que dans le domaine du mouvement ouvrier international. Le système stalinien, épuisé jusqu’au bout, est condamné. Un point de rupture approche de manière aussi inévitable qu’approcha la victoire du fascisme en Allemagne. Mais le stalinisme n’est pas quelque chose d’isolé ; en tant qu’excroissance parasitaire, il s’est enroulé autour du tronc de la révolution d’Octobre. La lutte pour sauver la dictature du prolétariat est inséparable de la lutte contre le stalinisme. La lutte a atteint un stade décisif. Le paroxysme approche. Le dernier mot n’a pas encore été prononcé. La révolution d’Octobre saura encore comment se défendre elle-même.

LEON TROTSKY

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