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EXIT L’URSS STALINIENNE

mercredi 28 octobre 2009, par Robert Paris

UN DEBAT INTERNE DANS LA FRACTION DE LUTTE OUVRIERE SUR LA NATURE DE L’URSS ET LE REFUS DE LO D’ADMETTRE LA REALITE DU CHANGEMENT

La fin de l’Etat ouvrier dégénéré

Le 16/12/98

DIX ANS APRES : BILAN D’UNE CONTRE REVOLUTION
ET ... D’UNE DISCUSSION

REEXAMINER AVEC LE RECUL DES DIX ANS
1988-1998, dix ans déjà ! Ainsi convient-il de dresser le bilan de l’évolution de la Russie et celui de la discussion dans notre organisation. Le désaccord n’a pas été résorbé, malgré le temps. La suite des développements de la situation russe n’a pas rapproché les points de vue. Cependant cette durée elle-même est déjà significative. Ce n’était pas seulement une question de prendre son temps pour apprécier et s’informer. Il s’agit bien d’une divergence politique.
Faut-il le rappeler, personne ne discutait pour faire l’éloge du capitalisme, de sa prétendue capacité à établir le développement économique et la démocratie en Russie. Le premier BI de discussion de F. parlait de possibilité d’ « une sorte de bourgeoisie compradore » qui pourrait « entraîner l’URSS dans la voie de la clochardisation économique, à l’exemple de bien des pays sous-développés » et sur la démocratie : « la bourgeoisie a toujours été prête à abdiquer ses libertés politiques, s’il le fallait, pour assurer ses libertés économiques. (..) Le démocratisme des réformateurs soviétiques a les mêmes limites.(..) Si la libéralisation politique en URSS est indispensable au retour du libéralisme économique, il n’est pas dit que les libertés économiques retrouvées, la « révolution » bourgeoise achevée, les libertés politiques tiennent très longtemps dans l’URSS nouvelle. » Nous n’avons jamais idéalisé les tendances bourgeoises de la bureaucratie ni les perspectives idylliques qu’elles ouvraient mais nous avons d’emblée voulu appeler un chat un chat, et la démarche des sommets de la bureaucratie par son nom : le retour au capitalisme, contrairement aux camarades qui ne voulaient y voir qu’une réforme du système bureaucratique ou encore une manière de la direction de gouverner en Bonaparte entre les deux tendances bourgeoise et bureaucratique. Sur ce point, la suite a tranché. La majorité a changé son appréciation même si son dernier texte de congrès de décembre 98 s’ingénie à donner l’impression qu’elle n’a jamais changé d’avis. Ainsi la majorité ne dit plus que tout n’est qu’en paroles et qu’il n’est nullement prouvé que les dirigeants voudront passer aux actes. On ne nous dit plus que ce ne sont que des déclarations d’intention des dirigeants russes qu’il ne faudrait pas croire sur parole. Tout le monde admet aujourd’hui qu’il y a bien eu suppression de la propriété étatique ce qui montre bien que ceux qui voulaient croire qu’ils étaient encore dans la vieille discussion du capitalisme d’Etat se trompaient.
Ainsi, la LDC de janvier 98 écrit ainsi : « 80 % des entreprises ont été sorties du secteur d’Etat » et « la planification a disparu ». La majorité explique aujourd’hui que les vagues importantes de privatisations datent du début et du milieu des années 90. A la même époque on nous disait que les mêmes chiffres étaient discutables, pour ne pas dire fantaisistes. On évitera ainsi les faux débats sur les statistiques et les statisticiens.
Pour la majorité comme pour nous, il n’y a plus de planification, ni d’étatisation, ni de monopole du commerce extérieure et plus d’URSS bien sûr depuis 1991. Et pourtant la dernière thèse de congrès de la majorité pourrait se résumer ainsi : il n’y a rien de fondamental de changé ! A croire que ce qu’elle appelait les acquis n’avait pas une importance fondamentale. La propriété privée des moyens de production est rétablie, les portes sont ouvertes au capital international et tout cela sans réaction défavorable de la bureaucratie, ni à la base ni au sommet. La majorité, qui expliquait au début de la discussion que « si une partie de l’économie vient à être privatisée(..) nous aurons à nous reposer le moment venu le problème », déclare aujourd’hui que l’économie n’est plus étatisée ni planifiée mais, puisque nous militerions pour reconstruire une nouvelle économie planifiée, c’est que notre appréciation de la Russie n’a pas besoin d’être changée ! « Nous n’avons pas plus de raison de changer notre caractérisation de la société, de l’économie et par conséquent de l’Etat soviétique aujourd’hui que nous n’en avions à l’époque (..) à ceci près qu’il ne s’agit plus de lutter pour le maintien de l’économie planifiée mais pour son rétablissement (..) ».

LE PREMIER BI DE DISCUSSION SUR L’URSS
Oui, il n’est pas inutile de relire les textes de la discussion et de les relire avec la vision de ce qui s’est passé depuis. Le BI de F. d’avril 1990 intitulé « à propos de l’URSS de Gorbatchev » répondait à un BI du camarade C. qui affirmait en substance : « l’Etat ouvrier est attaqué. Nous devons défendre la propriété d’Etat, la planification, l’indépendance à l’égard du capital occidental, contre Gorbatchev. Il ne faut pas tomber dans le « piège libéral ». Il nous faut choisir notre camp, et faire un front unique avec les conservateurs », une position personnelle qui, dans sa conclusion n’était pas celle qu’allait défendre la majorité.
F. répondait : « ou bien nous assistons à un changement de nature sociale de l’URSS, à ce qu’il faut bien appeler une contre-révolution sociale. Ou bien à une tentative d’auto-réforme de la bureaucratie, de son système de gestion étatique, sans changer les bases sociales héritées de 1917. A mon sens, les deux hypothèses s’excluent l’une l’autre. »
« Selon la seconde hypothèse, les réformes politiques et économiques en cours en URSS, viseraient à instiller une certaine dose d’économie de marché dans les trous de la planification. (..) Cela voudrait dire que la bureaucratie serait capable non seulement d’engager un processus de privatisations, mais de le limiter, de le maîtriser et d’en garder le contrôle, avec des moyens qui lui sont propres. (..) Cela supposerait chez cette couche parasitaire une faculté nouvelle d’adaptation et d’évolution surprenante, presque digne d’une authentique classe sociale ! (..) Pour toutes ces raisons, je pense qu’il s’agit là de l’hypothèse la moins crédible. (..) Autant le capitalisme ne peut être « graduellement » supprimé tant qu’il reste le mode de production dominant à l’échelle de la planète, autant une tentative isolée de révolution prolétarienne, ayant échoué à s’étendre, ne peut donner qu’une société qui a des facultés de résistance limitées (surtout au bout de 70 ans), par rapport au mode de production dominant. »
« L’autre interprétation possible est qu’au terme de la dégénérescence de l’Etat qu’elle s’est appropriée, dans un contexte mondial aujourd’hui largement favorable à l’impérialisme, la bureaucratie soviétique soit tout simplement disposée à créer les conditions politiques de la restauration bourgeoise et du changement de base sociale du régime. (..) L’idée qu’il y aurait une fraction bureaucratique conservatrice voulant préserver à tout prix le « secteur étatique » contre l’introduction plus ou moins mitigée de la propriété privée et du marché, relève d’une certaine mystification. En fait, s’il y a épreuve de force politique entre conservateurs et réformateurs, il n’y a pas désaccord réel au sein de la bureaucratie sur les objectifs fondamentaux de la pérestroïka économique. (..) La part de l’Etat dans l’économie, comme critère du changement de la base sociale du régime ? Tout dépend à qui appartient l’Etat. (..) Une sorte de bourgeoisie comprador peut se constituer à partir de la bureaucratie elle-même, et entraîner l’URSS dans la voie de la clochardisation économique, à l’exemple de bien des pays sous-développés (..). Reste à savoir si tout ce bouleversement réussira à créer un véritable marché solvable en URSS, capable d’attirer massivement les investissements occidentaux comme l’appellent de leurs voeux les réformateurs soviétiques. Mais quelle que soit l’issue économique du processus, le changement social qui en résultera, en l’absence d’une intervention autonome du prolétariat, sera probablement irréversible. »

LA CONTRE-REVOLUTION EST-ELLE « DEVANT NOUS » ?
On peut dire que le désaccord pourrait être résumé par une phrase de la majorité : « la contre-révolution est encore devant nous » (LDC 1993). Alors que la minorité disait qu’avec la réforme de Gorbatchev « la bureaucratie vient de franchir le Rubicon ».
Comment cette contre-révolution pouvait s’achever, Trotsky s’était déjà posé le problème, l’avait parfaitement décrit, pour ne pas dire imaginé.
« La révolution trahie », chapitre « qu’est-ce que l’URSS » : « la société bourgeoise a maintes fois changé au cours de sa carrière, de régimes et de castes bureaucratiques sans modifier ses assises sociales. Elle a été prémunie contre la restauration de la féodalité et des corporations par la supériorité de son mode de production. Le pouvoir ne pouvait que seconder ou entraver le développement capitaliste ; les forces productives fondées sur la propriété privée et la concurrence, travaillaient pour leur propre compte. Au contraire, les rapports de propriété établis par la révolution socialiste sont indissolublement liés au nouvel Etat qui en est le porteur. La prédominance des tendances socialistes sur les tendances petites-bourgeoises est assurée non par l’automatisme économique - nous en sommes encore loin - mais par la puissance politique de la dictature. Le caractère de l’économie dépend donc entièrement de celui du pouvoir. La chute du régime soviétique amènerait infailliblement celle de l’économie planifiée et, dès lors, la liquidation de la propriété étatisée. Le lien obligé entre les trusts et les usines au sein des trusts se romprait. Les entreprises les plus favorisées seraient livrées à elles-mêmes. Elles pourraient devenir des sociétés par actions ou adopter toute autre forme transitoire de propriété telle que la participation des ouvriers aux bénéfices. Les kolkhozes se désagrégeraient également, plus facilement encore. La chute de la dictature bureaucratique actuelle annoncerait ainsi le retour au système capitaliste avec une baisse catastrophique de l’économie et de la culture. »
« Le programme de transition » : « Ou la bureaucratie devenant de plus en plus l’organe de la bourgeoisie mondiale dans l’Etat ouvrier, renversera les nouvelles formes de propriété et rejettera le pays dans le capitalisme, ou la classe ouvrière écrasera la bureaucratie et ouvrira une issue vers le socialisme. (..) Les candidats au rôle de compradores pensent, non sans raison, que la nouvelle couche dirigeante ne peut assurer ses positions privilégiées qu’en renonçant à la nationalisation, à la collectivisation et au monopole du commerce extérieur, au nom de l’assimilation de la « civilisation occidentale », c’est-à-dire du capitalisme ». (remarquons en passant que Trotsky ne cite même pas la planification)
Alors que la révolution soviétique épuisée et isolée avait perdu toute sa vitalité et même perdu politiquement son avant-garde militante, la bureaucratie a, en usurpant le pouvoir prolétarien, accompli une partie de la contre-révolution mais elle n’a pas pu l’achever, la classe ouvrière restant encore trop proche de son époque révolutionnaire, trop menaçante et l’impérialisme affaibli lui aussi, étant cependant trop menaçant vis à vis de cet Etat même bureaucratisé, avec lequel il ne voulait pas pactiser mais qu’il voulait détruire. La révolution trahie mais la contre-révolution inachevée, c’est ce qui était résumé dans « l’Etat ouvrier dégénéré ». Mais pour Trotsky, ce n’était que transitoire et devait basculer soit dans le sens de la classe ouvrière, soit dans celui de la bourgeoisie. Le rôle qu’il attribuait à la classe ouvrière, si elle entrait en lutte n’était bien entendu pas de maintenir l’état transitoire mais de le renverser.
Dans le sens inverse, celui de l’achèvement du processus dans le sens de la bourgeoisie, le critère de Trotsky a été exprimé clairement : c’est la légalisation de la propriété privée des moyens de production. Quant au signal de la contre-révolution, c’est pour Trotsky le changement de régime politique, « le caractère du pouvoir ». C’est le pouvoir politique, la dictature, qui empêchait la bourgeoisie de revenir. Et ce n’est pas, peut-on le rappeler aux camarades de la majorité, l’état avancé de la transformation économique et sociale dans le sens socialiste. Rappelons ce que disait la majorité dans la LDC de décembre 90 : « c’est dire que parallèlement aux forces sociales qui peuvent s’opposer à la réintroduction du capitalisme en URSS, il y aussi, sur la base de ce qu’est devenue économiquement l’URSS, des freins proprement économiques qui, potentiellement sources de crises, peuvent avoir des traductions politiques qui peuvent faire réfléchir à deux fois n’importe quel dirigeant politique de la bureaucratie confronté aux réelles responsabilités du pouvoir. » L’histoire a montré le contraire : ce sont les dirigeants de l’Etat qui se sont faits les artisans les plus actifs du retour au capitalisme et depuis, on ne les a pas vu reculer sur cette décision fondamentale.
C’est le pouvoir politique qui a décidé du retour en arrière. C’est Gorbatchev qui l’a fait. Il a réalisé sa contre-révolution politique qui était la clef de la contre-révolution sociale, comme l’expliquait Trotsky. En octobre 90, H. reconnaissait devoir changer d’appréciation sur le rôle de Gorbatchev. Citons son rapport politique : « nous réservions la possibilité que, tel un Bonaparte, il s’appuie sur des tendances contradictoires au sein de la bureaucratie soviétique, des tendances dont les unes pourraient être partisanes du statu quo antérieur et les autres de l’évolution vers le retour au capitalisme et qu’il se tiendrait en équilibre sur ces tendances, cela parait effectivement dépassé. Gorbatchev apparaît de plus en plus effectivement comme un des représentants majeurs des partisans du retour au capitalisme. » Mais il rajoutait ne pas vouloir changer son appréciation du caractère de l’Etat « dans la mesure où le processus de transformation, de contre-révolution sociale n’est pas accompli, même si une contre-révolution politique a été accomplie et que les hommes qui sont à la tête de l’URSS sont des gens qui s’emploient à démanteler l’économie soviétique pour réintroduire le capitalisme. » Et la majorité n’a dès lors cessé d’écrire que la contre-révolution sociale est « pour l’essentiel encore à venir ».
Si la contre-révolution était encore devant nous, quelles seraient ses tâches ? Détruire l’Etat actuel ? Parce qu’il nuit au développement de la bourgeoisie ? Mettre en place un Etat plus favorable aux bourgeois ? Plus favorable à l’impérialisme ? Un Etat qui détruirait plus vite l’ordre ancien ? Un Etat qui s’attaquerait aux privilèges des anciens bureaucrates devenus nouveaux riches pour mettre en place une « vraie » bourgeoisie ? Une bourgeoisie qui investirait essentiellement en Russie ? Une bourgeoisie qui reprendrait toute l’ancienne industrie ? Qui entraînerait un véritable développement du pays ? Qu’est-ce qui manque à l’Etat actuel pour que les camarades lui décernent le titre de bourgeois ? Il manque de pouvoir ? Il ne fait pas rentrer l’impôt ? Il ne s’attaque pas aux maffias ? Il ne sert pas assez les intérêts capitalistes ?

QUELLE EST LA NATURE DE L’ETAT ?
Nous savons tous que Trotsky avait tenu à ne pas appeler Etat bourgeois cet Etat issu de la dégénérescence de l’Etat ouvrier mais dont il jugeait encore indécis l’état final : ouvrier ou bourgeois. Mais dans la Russie actuelle et dans celle de l’époque de Trotsky, est-ce bien le même contenu de classe de l’Etat ? A l’époque de Trotsky les choses se passaient bien différemment. Il suffit de réfléchir aux derniers événements de la vie politique ou sociale pour s’en apercevoir : de la grève des mineurs à la lutte des partis parlementaires, de la chute du gouvernement à la crise économique, rien de tout cela n’aurait pu se produire de la même manière dans l’Etat ouvrier dégénéré et encore moins être débattus publiquement. Et cela pour une raison fondamentale qui tenait à la nature même du régime d’usurpation du pouvoir prolétarien par la caste parasitaire bureaucratique. Dans le texte cité plus haut, Trotsky rappelait pourquoi la bureaucratie n’était pas, contrairement à la bourgeoisie, capable de changer de régime politique « sans modifier ses assises sociales ». Trotsky expliquait que dans cette caste, la dictature est congénitale. Il ne peut même pas y avoir de discussion sur les décisions à prendre, pas même entre hauts bureaucrates. Il n’y a pas entre eux de critère commun équivalent au critère du profit capitaliste, et du coup, la bureaucratie est incapable, même au sommet, de discuter les différends. D’où la nécessité d’un chef suprême pour trancher toutes les questions. S’il y a plusieurs régimes possibles dans la société bourgeoise, il n’y en a qu’un dans l’Etat ouvrier dégénéré : c’est la dictature la plus féroce, en particulier contre la classe ouvrière mais pas seulement. Même le peu de démocratie d’un pays sous-développé est impossible, même la démocratie entre hauts bureaucrates, entre les chefs politiques est impossible, à fortiori un régime de partis politiques luttant publiquement, dénonçant les mesures gouvernementales et pouvant même faire chuter les gouvernements.
Aujourd’hui il en va tout autrement : les crises politiques sont publiques, les gouvernements tombent, les partis se combattent ouvertement. Et même si ce n’est que la caricature de la démocratie, c’est quelque chose que la bureaucratie aurait été bien incapable de s’autoriser. Qu’y a-t-il donc de changé pour que ce qui était, pour des raisons fondamentales, impossible hier, elle puisse se le permettre aujourd’hui ?
Pour le comprendre, analysons les relations de l’Etat actuel avec les deux classes fondamentales de la société : les bourgeois et les ouvriers.
Vis-à-vis des bourgeois, la majorité le constate aujourd’hui comme nous, c’est dans la réalité et pas seulement en paroles que le pouvoir central se met au service de la bourgeoisie et c’est lui qui a distribué au titre de propriété privée les anciens biens de l’Etat. Qu’en était-il au temps de Trotsky ? Il expliquait que « maintenir la nationalisation des moyens de production et de la terre, c’est une loi de vie et de mort pour la bureaucratie, car c’est la source sociale de sa position dominante » (dans « Staline » de Trotsky). Et le numéro spécial de la LDC d’octobre 90, décrivait l’ancien fonctionnement de l’Etat ouvrier dégénéré : « cet appareil d’Etat a continué à défendre à sa façon la société soviétique, sinon contre l’accumulation privée, du moins contre le fait que celle-ci puisse être menée légalement, en grand et qu’elle soit considérée comme respectable ; comme il l’a défendue contre la pénétration des capitaux du dehors (..) » Est-ce toujours vrai actuellement ? Au lieu de maintenir « à leur corps défendant » la propriété étatisée, il s’agit de la démolir sciemment et méthodiquement pour aider les bourgeois à s’enrichir. L’Etat bourgeois peut, contrairement à la dictatur estalinienne, autoriser les combats politiques entre forces bourgeoises sans prendre le risque d’en être destabilisée. Elle peut même faire revenir au gouvernement l’ancien parti communiste sans que personne ne l’interprète comme le retour en arrière !
Vis-à-vis des travailleurs, il y a également un changement de taille. L’Etat ouvrier dégénéré non seulement n’était pas moins hostile au prolétariat qu’un Etat bourgeois mais il l’était bien plus, autant que l’Etat fasciste, disait Trotsky. Il ne pouvait pas supporter la moindre action ou organisation autonome de la classe ouvrière, étant donné que cela aurait porté atteinte au mythe du pouvoir soviétique derrière lequel il se cachait. Jamais l’Etat de Staline n’aurait supporté une seule minute que des ouvriers organisent une grève dans une région entière, bloquent les trains, au vu et au su de toute la population, ou s’organisent en syndicats libres. Non, dès les premières heures d’une grève ou d’une manifestation bien moins importante que celle des mineurs, il aurait réprimé, tirant dans le tas au canon pour y mettre fin et personne n’aurait pu impunément rendre cela public ! Aujourd’hui l’Etat réagit un peu, arrête quelques syndicalistes, critique la grève dans la presse. Aucune différence en cela ? Comment se fait-il que cet Etat que l’on nous dit faible, divisé, en voie de décomposition, puisse se permettre d’autoriser des mouvements sociaux dont le millième aurait été impossible sous le stalinisme ? Comment se fait-il que la bureaucratie ait trouvé en elle-même de telles forces pour se comporter comme un Etat bourgeois (éventuellement celui d’un pays sous-développé) à l’égard de ses ouvriers en grève ? Parce que c’est un Etat bourgeois ! Parce que les ouvriers demandent qu’on paie leurs salaires, mettent en cause éventuellement le gouvernement mais ils ne risquent plus de déstabiliser la « boule reposant sur une pointe » qu’était l’Etat instable de la bureaucratie, de cette couche intermédiaire qui n’a pu s’imposer qu’en jouant sur le statu quo momentané entre révolution ouvrière et impérialisme. Les bureaucrates ont choisi de basculer dans le camp impérialiste et ils ne sont plus, du coup, comme la boule sur la pointe. Même si le retour au capitalisme est une transformation profonde de la société russe (créer une nouvelle classe dominante) qui nécessite de nombreuses crises économiques, sociales et politiques, ils n’ont plus de raison de craindre et de réprimer immédiatement le moindre mouvement, la moindre discussion des affaires publiques ou la moindre grève. Ils n’ont à craindre que la révolution sociale, mais au même sens que tous les Etats bourgeois et toutes les bourgeoisies du monde.
Et la bureaucratie ?
Aujourd’hui aucun de ces prétendus bureaucrates ne considère plus la propriété étatisée comme « une loi de vie et de mort ». Cet Etat non seulement reconnaît le droit de propriété des moyens de production, des capitaux, la liberté d’investir comme bon leur semble, y compris à l’étranger sans limitation, sans contrôle des changes, mais il met tous ses moyens financiers et politiques à l’aider. En quoi l’appareil d’Etat, que la majorité s’obstine à appeler bureaucratie pour faire comme si l’essentiel n’était pas changé, peut-il ressembler à la définition qu‘en donnait Trotsky dans « la révolution trahie » ? « La bureaucratie n’a ni titres ni actions. Elle se recrute, se complète et se renouvelle grâce à une hiérarchie administrative, sans avoir de droits particuliers en matière de propriété. (..) Elle cache ses revenus. Elle feint de ne pas exister en tant que groupe social. » En rien : c’est devenu l’appareil d’un Etat bourgeois.
Pourtant, pour les camarades de la majorité, cette évolution de la Russie ne peut pas être la contre-révolution dont parlait Trotsky. Ils attendaient quelque chose de plus brutal, de plus violent ? Ils avaient oublié que Trotsky n’envisageait pas seulement le retour du capitalisme par la voie de la guerre impérialiste, par l ‘écrasement de la bureaucratie, mais qu’il avait aussi envisagé ce retour par l’évolution de la bureaucratie ? Indépendamment des réactions possibles des travailleurs, ils s’attendaient au moins à une réaction d’opposition de certaines fractions de la bureaucratie mais sûrement pas à ce que la bureaucratie se fasse aussi aisément l’instrument de ce retour au capitalisme. Ainsi la LDC de décembre 90 : « il n’est donc pas déraisonnable d’imaginer qu’il subsiste encore en URSS des catégories sociales privilégiées qui détiennent leurs privilèges et leur niveau de vie de l’existence de la propriété d’Etat et de la planification. » Du coup, les camarades de la majorité sont assez étonnés des réactions de ceux qu’ils voudraient toujours considérer comme les bureaucrates d’un Etat ouvrier dégénéré : « la totale irresponsabilité des bureaucrates, même par rapport à ce qui apparaît comme leurs intérêts de caste » ( numéro spécial LDC « l’URSS en crise » d’octobre 90), et dans ce même numéro : « à tort ou à raison, du point de vue des intérêts de la bureaucratie, ses sommets politiques paraissent estimer que le temps est venu de liquider les structures économiques que la révolution a créées (..) » ou encore au congrès de 1993 : « il se peut que, par cette avidité à courte vue, la bureaucratie soit en train de creuser sa propre tombe ». Et à nouveau dans la LDC de janvier 94 : « la bureaucratie oublie père, mère et même ses propres principes généraux pour se ruer à la curée sur l’économie qu’elle est en train de détruire par ses pillages ». La majorité n’admet pas que les « principes généraux » ont changé et ce n’est pas la bureaucratie qui les oublie. Elle essaie de se convaincre que ce qui se fait n’est pas l’intérêt de celle-ci : « la bureaucratie est en train de tuer la poule aux oeufs d’or » (LDC janvier 94). C’est pour cela qu’elle tient à dire que, même si les bureaucrates sont clairement en train de rétablir le capitalisme, ce n’est pas cela qui les fait marcher : « On peut d’ailleurs penser qu’il (Gorbatchev) n’était pas un partisan du retour réel au capitalisme (..) Peut-être comptait-il réussir, par l’introduction partielle du marché, à compenser certaines tares bureaucratiques dont la planification souffrait. (..) Aujourd’hui il est débordé et dépossédé en grande partie du pouvoir par ceux qui, comme Eltsine, représentent peut être une politique plus bourgeoise .(..) Mais peut-être ces derniers, devant les réalités du pouvoir, s’ils le gardent, ne se révéleront pas plus capitalistes que Brejnev n’était socialiste. » (LDC décembre 91) « Oh, l’organisation de l’économie et son fonctionnement ont été parmi les questions soulevées au fur et à mesure que la crise du pouvoir au sommet est devenue publique, mais plus comme conséquence de cette crise que comme moteur. »(LDC avril 94) Trotsky se serait attendu à tout sauf à ce rétablissement du capitalisme comme conséquence accessoire de la lutte des clans bureaucratiques !

UNE « CLASSE RICHE » QUI NE SERAIT PAS LA BOURGEOISIE ?
Pour ne pas voir une classe bourgeoise dans les nouveaux riches, parvenus, enrichis et autres qualificatifs divers employés par la majorité, elle en vient à parler d’ « une classe riche » qui ne serait pas la classe bourgeoise. La voilà l’expression soi-disant plus juste ou plus scientifique, la « caractérisation plus exacte » que celle de bourgeoisie ! C’est dire aussi à quel point l’expression bureaucratie ne suffit plus pour décrire la situation, y compris aux copains de la majorité.
« La couche sociale qui décide et règle les affaires, qui pille et s’enrichit par la même occasion, demeure encore la bureaucratie, même si la forme concrète de sa mainmise sur l ‘économie ne passe plus par un appareil centralisé répartissant autoritairement et hiérarchiquement les prébendes. » (congrès 93)
« Rien ne permet d’affirmer que l’aspiration de la bureaucratie à consolider ses privilèges par la propriété privée - aspiration, là encore, très ancienne - ait été plus puissante qu’auparavant. » (LDC avril 94)
« Les organismes de planification ont déjà sombré plus en raison de la décomposition de l’Etat qu’en raison d’une volonté consciente de ses sommets, et moins encore sous la pression d’une classe de parvenus souhaitant devenir une réelle bourgeoisie. » (texte de congrès 96)
« Quant aux faibles capitaux de la classe riche, caractérisation plus exacte que bourgeoisie autochtone car elle est peu liée aux moyens de production et se porte de préférence vers les secteurs marginaux mais rentables de l’économie et des services - pour autant qu’ils ne prennent plus le chemin des banques occidentales. » (congrès novembre 96)
« Malgré l’apparition d’une bourgeoisie capitaliste, c’est encore la bureaucratie qui constitue la couche privilégiée dominante de la société russe ». (congrès 98)
En tout cas, en parlant de classe riche les camarades de la majorité franchissent le pas : Trotsky n’aurait jamais parlé des bureaucrates comme d’une classe. Car une classe pour les marxistes, ce sont des intérêts historiques. C’est cette différence là qu’il considérait comme essentielle.
Quant à l’argument selon lequel ce n’est pas une bourgeoisie parce qu’elle « se porte de préférence vers les secteurs marginaux mais rentables de l’économie et des services », il est curieux : toute l’évolution actuelle du capitalisme va dans ce sens, y compris dans les pays impérialistes dans lesquels ce n’est pas les capitaux privés qui développent les infrastructures ou bien ce n’est pas sans une aide massive de l’Etat.
Comment mesurer le développement de cette bourgeoisie ? Quelle est l’importance des investissements capitalistes russes ? Peu importante dit LO. Le problème n’est pas que la Russie n’ait pas une économie rentable : elle exporte plus de marchandises qu’elle n’en importe. Le problème n’est pas que sa couche dirigeante n’accumule pas. Pour LO, le problème c’est que la plupart des possédants préfèrent investir à l’étranger. Et d’autre part que l’essentiel des richesses rapporte d’abord aux capitaux étrangers d’une part par le biais des exportations de pétrole et de matières premières et d’autre part par le biais de l’endettement. Et cela étonne nos camarades qui déclarent du coup que l’on ne peut pas lui décerner le titre de « bourgeoisie autochtone » ! Que veut dire ce terme à l’époque du marché mondiale et de la division mondiale du travail et du capital sous l’égide de l’impérialisme ? En est-il autrement en Russie que dans les pays pauvres ? Qui songe à dire qu’en Arabie saoudite il n’y a pas de bourgeoisie autochtone pour la même raison ? Et en Algérie, la bourgeoisie investit-elle l’argent du pétrole dans le développement national ou est-elle au contraire en train de piller le pays ? Ainsi les riches de Russie ne seraient pas des bourgeois parce que les richesses qu’ils tirent de l’exploitation de la Russie, en particulier du pétrole, ils les investissent à l’étranger. Mais du moment qu’ils les investissent ce sont des capitalistes ! Et bien sûr que des capitalistes se moquent de développer leur pays ! LO du 1er mai 98 cite des chiffres impressionnants d’investissements russes en France, en Allemagne ou aux USA, sans réaliser que c’est le signe de capitalistes prospères, même si leurs profits vont s’investir dans les pays riches comme ceux de bien des capitalistes mondiaux. Le capital national, la « bourgeoisie autochtone », c’est dépassé et pas qu’en Russie.
Une bonne partie du raisonnement de la majorité est fondée sur le fait que le pays s’en va en morceaux avec l’explosion de l’URSS et la décomposition des républiques. Et c’est, paraît-il une preuve que ce qui se produit en Russie n’est pas l’apparition d’une bourgeoisie mais le déchaînement des appétits des bureaucrates ! En réalité, la division de l’URSS en quinze Etat fait partie de la question du rétablissement de la bourgeoisie, celle-ci se cherchant des bases nationales pour exister. La désagrégation du pouvoir central, c’est aussi la transformation de la bureaucratie en bourgeoisie. Involontairement, la majorité le décrit elle-même dans un raisonnement qui voudrait dire le contraire : « quant aux entreprises se trouvant sur leurs territoires mais qui, étaient propriétés d’Etat, ressortaient en principe du pouvoir central, les clans bureaucratiques locaux ont assez vite compris qu’ils pouvaient mettre la main dessus sans avoir besoin de l’autorisation du Kremlin. » Ces intérêts d’abord économiques n’apparaissent pas clairement aux camarades de la majorité qui écrivent ainsi : « on a beaucoup parlé du pétrole tchétchène comme base physique de l’indépendance de la république . C’est vrai et faux. » (LDC janvier 95). Pourtant aujourd’hui les diverses républiques ont des objectifs économiques aussi divers (commerce avec la Chine, la Turquie, l’Allemagne, etc ...) que le sont leurs monnaies, leurs drapeaux ou leurs hymnes nationaux. Et de plus, cela dure. On ne voit pas comment dans ces conditions, la majorité parvient à tarder à les qualifier pour ce qu’ils sont : des Etats bourgeois. Mais plus grave encore, des textes de la majorité ont une signification équivoque sur ce que nous pensons nous des discours que tiendraient des bureaucrates en faveur du maintien de l’intégrité du pays. Ainsi on lit dans la LDC de juillet 98 que la bureaucratie « continue de conduire le pays dans une impasse ». Comme si nous devions parler en terme de pays ! Et cela au moment même où les ex-communistes de Ziouganov comme la droite nationaliste de Jirinovsky ou de Lebed font de cette propagande sur l’intérêt du pays et l’intégrité du territoire leur cheval de bataille démagogique ! Ainsi dans la LDC d’avril 94, la majorité appuie son raisonnement sur la possibilité du retour en arrière par le fait que « dès aujourd’hui, les voix sont nombreuses dans le personnel politique de la bureaucratie qui déplorent la perte de puissance de la Russie ex-soviétique et qui voudraient bien, au moins sur ce terrain, rebrousser chemin. (..) » Comme si l’ultra-nationalisme grand-russe allait s’opposer au retour au capitalisme ! Comme si l’intégrité du territoire de l’ex-URSS était là aussi un acquis à défendre, un objectif positif en soi !

OUVRIER OU BOURGEOIS, QUEL EST LE CRITERE ?
Tout au long de la discussion, la majorité a maintenu son appréciation sur la société, sur l’Etat et sur la contre-révolution, tout en parvenant à y intégrer les nouveaux événements mais ... en modifiant les critères !
Quels étaient ceux de Trotsky dans « La révolution trahie » :
Pour la bureaucratie : « La bureaucratie demeure à la tête de l’Etat. (..) Il faudra inévitablement qu’elle cherche appui par la suite dans des rapports de propriété. (..) Les privilèges que l’on ne peut léguer à ses enfants perdent la moitié de leur valeur. (..)Il ne suffit pas d’être directeur de trust, il faut être actionnaire. La victoire de la bureaucratie dans ce secteur décisif en ferait une nouvelle classe possédante. » (paragraphe « la question du caractère social de l’URSS n’est pas encore tranchée par l’histoire »)
Pour l’Etat : « un double caractère : socialiste dans la mesure où il défend la propriété collective des moyens de production ; bourgeois dans la mesure où la répartition des biens a lieu d’après des étalons capitalistes de valeur ».

En 90 : le critère, c’est « les acquis » : l’étatisation et la planification, et la conscience de la classe ouvrière de leur importance
Pour la majorité, la réponse de M. d’avril 90 au premier BI de F. donnait un certain critère : « La question de savoir si l’Etat ouvrier dégénéré défendait encore l’étatisation de l’économie contre le retour au capitalisme sauvage ou si, au contraire, il s’en faisait l’instrument, c’est-à-dire, en fait le vecteur de la transformation à terme de l’Union Soviétique en semi-colonie économique, reste toujours un des critères pour mesurer si une contre-révolution est déjà complètement accomplie ou pas. »
Par la suite, les critères ont évolué passant du maintien de la planification au maintien d’un territoire permettant cette planification puis à un certain pourcentage dans la privatisation de l’économie à la réapparition du marché et finalement à la suppression physique du prolétariat russe !
CLT d’octobre 91 : le critère c’est l’intégrité de l’URSS
« alors, s’il se poursuivait, l’éclatement de l’Union serait la forme concrète que pourrait prendre la disparition de l’Etat soviétique, tel qu’il est né à partir de la révolution de 1917 et tel qu’il a été transformé par la dégénérescence stalinienne (..) Bien sûr, si l’Union Soviétique éclate en un grand nombre de pays et que les relations entre ces différentes composantes sont trop lâches pour qu’une planification existe sur une surface territoriale, humaine et économique suffisante, nous dirons que l’Etat ouvrier a cessé d’exister ». C’est le critère qui est en en recul : que la planification ne fonctionne plus ne prouve plus que la nature de l’Etat ait changé. Il faut que les travailleurs ne puissent plus physiquement la rétablir : « la planification n’est pas encore entièrement désorganisée et les travailleurs soviétiques peuvent se servir de ce qui reste pour reconquérir le tout. » Et de rajouter « alors, du produit final de cette révolution, nous sommes et nous resterons solidaires tant qu’il restera la moindre trace des premières empreintes laissées par la révolution prolétarienne sur l’histoire de l’humanité ». A ce rythme là, on peut encore se croire à l’ére des dinosaures, vue la taille des traces !
Texte de congrès 92 : le critère n’est plus l’intégrité de l’URSS et pour cause : l’URSS a éclaté !
La majorité peut écrire : « la désagrégation du pouvoir central a abouti à la disparition de l’Union Soviétique en tant que telle » tout en continuant à considérer que le cap n’est pas franchi .
Congrès novembre 93 : le critère n’est plus la fin de l’étatisation ni l’existence d’une bourgeoisie mais d’une bourgeoisie industrielle de pays riche
« Tant que c’est la bureaucratie qui demeure et de loin, la couche économiquement et socialement dominante de la société ex-soviétique, tant qu’il n’y a pas une bourgeoisie en proportion avec le poids de l’industrie, nous n’abandonnerons pas les notions utilisées par Trotsky. »
LDC novembre 94 : le critère n’est plus la planification mais les licenciements massifs !
« La planification a disparu dans les tourbillons des luttes politiques qui ont marqué l’Etat » « La plupart des entreprises du secteur industriel ne fonctionnent pas encore suivant les lois de la rentabilité capitaliste et les bureaucrates qui prennent les décisions préfèrent encore garder leurs ouvriers, même ne les faisant travailler que certains jours de la semaine, plutôt que de prendre le risque d’affronter ces « troubles sociaux » qui les hantent. C’est dans ce sens là que, même en étant absente de la scène politique, la classe ouvrière freine les transformations contre-révolutionnaires de l’économie russe et cela s’ajoute aux obstacles à ces transformations venant de la bureaucratie d’une part et de la structure commerciale et industrielle d’autre part. »
Désormais on peut à la fois écrire « la planification a d’ores et déjà sombré » et maintenir l’analyse précédente, même en l’absence politique de la classe ouvrière. Où sont passés les critères que l’on citait précédemment : les « acquis » et la conscience de ces acquis dans la classe ouvrière ?
A noter par exemple qu’après avoir indiqué que la planification « a d’ores et déjà sombré » et que la propriété d’Etat « est aussi en train de sombrer », dans le même article on lit : « le rapport des forces sociales ne s’est pas encore fondamentalement modifié en défaveur du prolétariat » ! Si on comprend bien, les fameux « acquis » étaient fondamentaux mais ne jouaient en rien dans le rapport des forces ! Tout cela pour conclure que « l’actuel état de la Russie est éminemment transitoire ». Transitoire, mais vers quoi ? Vers « une impasse », une « situation originale », « une société ambigüe » ? Rappelons que pour Trotsky c’était vers le socialisme ou le capitalisme.
Texte de congrès 96 : le nouveau critère, c’est que la classe ouvrière ne soit pas disparue !
En 96, on peut bien constater que la privatisation marche : « la première phase de la privatisation entre 1992 et 1994 s’est déroulée apparemment sans accroc (..) Cela est fait aujourd’hui pour 50-60 % des entreprises industrielles ex-soviétiques », ce n’est plus important car le critère est maintenant ailleurs :
« Mais tant que la classe ouvrière n’est pas complètement disloquée par le chômage, infectée par le poison des oppositions nationalistes régionalistes, tant qu’elle garde cette force numérique qui est la sienne et cette concentration dans de grandes entreprises, acquis de l’industrialisation planifiée de la période antérieure, ce programme là est nécessaire et possible. (..)Tant que la bureaucratie, même disloquée, demeure encore la principale couche privilégiée de la société et la plus liée aux moyens de production qu’ils soient étatisés ou propriété de « collectifs de travailleurs, nous continuerons à définir l’ex-URSS comme un Etat ouvrier dégénéré. » Mais si la fameuse bureaucratie est liée à la production par la propriété privée comme le disent les camarades, elle est devenue une bourgeoisie. Quant au critère de la disparition physique du prolétariat, signalons aux camarades qu’on voit mal pourquoi il faudrait attendre pour parler de capitalisme en Russie qu’il n’y ait plus d’ouvriers à exploiter !
LDC janvier 98 : le critère n’est plus le caractère de la propriété privée mais l’économie de marché
« les bureaucrates ont privatisé, à leur profit, l’essentiel de l’économie ex-soviétique. Ils semblent avoir assouvi leur vieille aspiration à - pour paraphraser l’expression de Trotsky - consolider par la propriété privée leur mainmise sur l’économie. Mais il est plus facile de changer les formes juridiques que de bouleverser les rapports sociaux dont elles sont censées être le reflet. (..) La bureaucratie en décomposition a détruit la planification de l’économie. Mais elle est loin d’être parvenue à lui substituer l’économie de marché. » Assouvir cette « vieille aspiration » des bureaucrates, Trotsky en faisait un critère - voir citation au dessus - de la transformation de la bureaucratie en bourgeoisie mais, semble-t-il pas la majorité ! Quant à l’économie de marché qui n’existerait pas en Russie, on se demande ce que les camarades entendent par là. C’est quoi pour eux cette économie de marché ? Le marché des capitaux, il existe. Le marché des biens aussi. Que manque-t-il : que ce soit un marché de la taille d’une deuxième puissance industrielle du monde ? Pour cela, on peut toujours d’attendre : ce n’est pas près d’arriver...
LO du 4 septembre 1998 : étatisation et planification ne sont plus des critères
« la planification a disparu, officiellement la propriété d’Etat est réduite à sa plus simple expression mais, et les commentateurs s’en montrent surpris, cela n’a pas changé grand chose sur le fond. » Quels sont les commentateurs qui semblent surpris sinon la majorité qui expliquait, juste avant, que la planification, même telle qu’elle existait à la fin de l’ère Brejnev, c’était l’essentiel...
Et en conclusion du texte de congrès 98 : « il ne s’agit plus de lutter pour le maintien de l ‘économie planifiée, mais pour son rétablissement (..) » Alors peut-on nous dire ce qu’est devenu le critère de l’Etat ouvrier ?

DEFENDRE L’ECONOMIE DE L’URSS POST-STALINIENNE ?
Le numéro spécial « l’URSS en crise » d’octobre 90 explique les perspectives économiques de l’Etat ouvrier isolé après l’échec de la révolution européenne : « en cette période de recul, que Lénine et Trotsky espéraient momentanée, il fallait apporter la démonstration que le nouveau pouvoir prolétarien utilisant les méthodes prolétariennes était capable de se débrouiller autant et mieux que les bourgeois.(..) Trotsky soulignait ainsi qu’on n’était qu’au début d’une évolution, au travers de laquelle l’économie collectivisée et planifiée pouvait affirmer pleinement sa supériorité sur l ‘économie bourgeoise. »(souligné par nous). Et le texte comparait même les économies russe et américaine pour dire que « les Etats Unis peuvent se vanter d’une productivité particulièrement élevée de se travailleurs » mais que la Russie est bien plus remarquable avec son deuxième rang industriel et sans chômage. Les camarades en viennent à voir dans la perspective de Lénine et Trotsky la possibilité de supériorité économique d’un pays isolé et sous-développé sur une économie mondiale capitaliste ! Tout cela pour justifier que la planification et l’étatisation (qui n’est pas la collectivisation même si les textes s’obstinent à confondre les deux) sont des critères supérieurs au capitalisme et donc que nous devons défendre, même s’ils ont disparu !
Avant que commence cette discussion, en avril 85, nous disions dans le CLT « de la Russie révolutionnaire à l’URSS des bureaucrates », sous le titre « l’URSS, seconde puissance économique mondiale, mais encore pays sous-développé » : « Ceux qui tirent des bilans de l’URSS, ceux qui lui sont favorables comme ceux qui lui sont hostiles, en arrivent cependant à la même conclusion louangeuse : l’URSS s’est hissée au rang de seconde puissance économique du monde. Car les uns comme les autres, finalement, ont pour critère essentiel de progrès les tonnes de charbon, les barils de pétrole ou les têtes de bovins(..)Evidemment si l’on tire un bilan de l’économie dans la seule Union Soviétique enfermée dans ses frontières depuis soixante-dix ans, on peut toujours le dire positif. Dans ce cadre limité, on ne pouvait peut-être pas faire mieux.(..) Toute grande puissance qu’elle soit, tout n°2 mondial qu’elle soit, l’URSS présente bien des caractéristiques du sous-développement : elle exporte essentiellement des matières premières et elle importe des produits finis ou de haute technologie.(..) L’URSS reste un pays pauvre et sous-développé, puisque même ses privilégiés en sont à chaparder des chandeliers. La planification soviétique, elle aussi, est marquée par le sous-développement. Et derrière le contrôle central et prétendument rigoureux, l’économie soviétique est aussi le règne de la corruption, des détournements, de ce que l’on appelle là-bas « l’économie de l’ombre ». Et sous le soleil du « socialisme réel », on se demande si l’ombre n’est pas plus grande que le corps économique lui-même. (..) Alors oui, l’URSS est un pays sous-développé. Donc un pays de pénurie, de gabegie, d’illégalité. (..) Et puis l’URSS a aussi ses classes moyennes, comme notre petite bourgeoisie ici, des millions de gens qui vivent mieux que les autres, sans être pour autant de la caste des hauts privilégiés. Alors, est-ce que l’URSS a vraiment décollé ? Est-ce qu’elle pourrait rattraper et dépasser les pays impérialistes ? La preuve est faite que non. Mais là n’est pas le problème. Les fondateurs de l’URSS n’avaient pas la perspective de construire on ne sait quel « communisme national ». Ils ne firent pas la révolution pour que l’URSS se développe, s’industrialise et rattrape l’Occident. Ils ne voulaient surtout pas rattraper l’impérialisme : ils voulaient le détruire ! »
A l’époque, en 1985, voilà ce que pensait notre organisation de l’économie russe ! Nous avons été amenés bien des fois, comme lors du lancement des engins spatiaux russes, à rappeler que l’économie de l’URSS ne correspondait pas à l’image qui en était donnée du fait de la confrontation URSS/USA. Le fait que l’URSS de Brejnev était la deuxième puissance militaire masquait le fait qu’elle soit une puissance de bien moindre importance sur le plan économique, industriel, technique pour ne pas parler de l’agriculture ! Comme le disait Trotsky dans « la révolution trahie », « la planification bureaucratique a suffisamment révélé sa force et, en même temps, les limites de sa force. » « Tant que l’URSS demeure isolée , pis, tant que le prolétariat européen va de défaite en défaite et recule, la force du régime soviétique se mesure en définitive au rendement du travail (..) Et, en dépit de son marasme et de son croupissement le capitalisme garde encore une énorme supériorité dans la technique, l’organisation et la culture du travail » (chapitre « appréciation comparative des résultats ») et il poursuit : « quand on nous dit que l’URSS prendra en 1936 la première place en Europe pour la production industrielle - succès énorme en lui-même - on néglige non seulement la qualité et le prix de revient mais aussi le chiffre de la population. »
Depuis, la majorité en est arrivée à dire que le système économique de l’URSS était supérieur au capitalisme et intermédiaire entre capitalisme et socialisme (pas seulement transitoire au sens où l’entendait Trotsky) !

LA CRISE RUSSE, « C’EST LE MARCHE QUI N’A PAS MARCHE » ?
C’est par cette expression ironique que la majorité titrait son article aussi bien dans la LDC que dans le journal, suite à la crise économique catastrophique d’août 98 se traduisant par l’effondrement du rouble, des banques russes et la faillite des paiements de l’Etat.
La crise financière russe prouverait que l’économie n’est pas liée à un marché ? Parce que des capitaux spéculatifs qui se ruent sur un pays puis le quittent brutalement, c’est le propre de la Russie ? Là où il est clair que l’on est en pleine économie de marché, au Japon, en Thaïlande, en Malaisie, en Corée du sud, au Mexique ou au Brésil, n’est-ce pas la même crise financière ? Si aujourd’hui les établissements financiers russes s’effondrent, n’en est-il pas de même de bien des banques thaïlandaises ou coréennes ? Les monnaies de ces deux pays n’ont-elles pas à la même époque subi la même chute, et pour le même type de raisons ? La crise des paiements de l’Etat avec des capitaux spéculant sur la dette et finissant par le faire s’effondrer, est-ce particulier à la Russie ? N’était-ce pas exactement la même chose lors de la crise du peso mexicain en 94 ? Et la baisse des cours du pétrole et des matières premières qui ruine ce pays, et le rend incapable de payer ses dettes, est uniquement dû à la décomposition de l’Etat ? L’écroulement économique dû aux dettes vis-à-vis des financiers mondiaux et des pays impérialistes, du FMI, est-il particulier à la Russie ? Le Crédit Lyonnais serait-il encore debout sans l’aide d’un Etat très riche, la France ? Et l’établissement financier multimilliardaire américain LTCM serait il toujours debout sans l’aide des USA ? Parce que quand le marché capitaliste « marche », il n’y a pas de crise ? Au contraire, n’est-ce pas par des crises régulières que l’économie de marché régularise après coup ?
La crise financière souligne la liberté pour les possesseurs de capitaux de vendre et d’acheter de la monnaie ou des titres de la dette et aussi celle de se retirer du marché des capitaux avec leurs profits quand bon leur semble. Et le capitalisme n’est-il pas d’abord et avant tout le marché des capitaux ?
Le texte de congrès de la majorité en 96 étudie cette question du marché des capitaux, pour dire que dans l’économie russe ceux-ci ont une importance quasi nulle ou tout au moins très marginale et que les capitaux extérieurs n’avaient quasi aucune importance pour l’économie russe. Pourtant c’est bien leur retrait massif qui allait être la cause de la principale crise économique de la Russie. On voit à quel point l’apriori des camarades ne les aidait pas à voir que la crise en Russie allait être due aux financiers internationaux ! Contrairement à ce que notait l’article comparant ironiquement Malaisie et Russie, ce n’est pas la grande différence entre les deux due soi-disant à l’existence chez l’un et pas chez l’autre d’un marché des capitaux que l’on note mais le parallèle entre les crises dans les deux pays.
Comme tout le monde l’a relevé, la Russie a été touchée par une perte de confiance générale par rapport à l’ensemble des pays dits émergents. Cela signifie que, pour les financiers internationaux, la Russie doit aujourd’hui se comparer à la Corée du sud ou au Brésil, des territoires à haut rendement financier et à haut risque. Des pays qui font partie du monde capitaliste mais dont le retard de développement permet une prime exceptionnelle à l’investissement spéculatif sur la dette de l’Etat, un véritable système usuraire qui dévore les revenus des pays pauvres.
Examinons donc quelle est l’analyse de la majorité dans le texte de LDC d’octobre 98 intitulé « un état dévalué pour un marché qui ne marche pas » : « la crise couvait depuis longtemps et son dénouement n’avait rien de surprenant. Ce n’était pas de la veille que la situation échappait à tout contrôle, à celui des autorités russes comme à celui des puissances impérialistes (..) On le voit, la capacité de l’impérialisme à aider la Russie à assurer son retour à « une économie de marché, bien que maintes fois affirmées depuis la disparition de l’Union soviétique, n’est pas allée bien loin. (..) Décrivant cette situation, des journaux ont souligné cet été qu’en Russie il y avait une économie en ruine obéissant à d’autres lois que celles du capitalisme et qui si son fonctionnement ressemble encore à quelque chose, il fallait le chercher du côté d’un certain héritage soviétique et non pas d’un « marché » proclamé par les dirigeants russes mais inexistant. »
La réalité de la crise russe est autre. Si l’économie russe ne s’est jamais développée totalement hors du circuit capitaliste, les années 80 ont encore accentué la dépendance de la Russie des rentrées de devises et donc du marché capitaliste mondial. Or le principal moyen pour l’URSS et même quasi le seul d’entrer sur ce marché, c’est l’exportation de matières premières et surtout de pétrole. Le scénario catastrophe qui a donné à la crise son caractère catastrophique n’est pas essentiellement le refus de paiement des impôts par les sociétés russes ni la crise politique mais plutôt la chute mondiale du prix des matières premières et en particulier du pétrole. C’est cela qui a mis la Russie à genoux entraînant l’endettement catastrophique de l’Etat, la nécessité pour lui de payer de plus en plus cher les prêts du capital international, pour finir par le retrait massif des capitaux internationaux. Ce sont bien les relations de la Russie et du monde impérialiste qui sont aujourd’hui suffisantes pour entraîner une grave crise financière, monétaire puis économique et sociale. Ces relations ne sont plus un élément secondaire pour comprendre la politique économique russe mais l’élément principal.
Relevons à ce propos que la majorité écrit que la crise financière russe n’aura dans le pays que des conséquences marginales. C’est une affirmation étonnante ! Des millions de petits bourgeois sont ruinés. Des millions de travailleurs vont subir à nouveau une inflation galopante. Mais ce n’est que marginal ? Nos camarades écrivent ainsi dans LO du 4 septembre 98 : « par ailleurs, si la crise aggrave de façon très visible le chaos politique en Russie même, il est peu probable que ses répercussions sur l’économie du pays soient à la mesure de ce que laisse entendre la presse occidentale. »
Affirmation curieuse et faite sans doute pour les besoins du raisonnement puisque la LDC de septembre-octobre 98 écrit : « ce krach a fortement secoué l’activité économique - en un mois, la production a diminué de 12% et le produit intérieur brut de 9% (..) non seulement les banques fermaient les unes après les autres, gelant les dépôts de leurs clients et ne réalisant plus aucune opération, mais, pendant ce temps, la population voyait son pouvoir d’achat à nouveau dramatiquement amputé par la flambée des prix ». Il faut croire que la majorité s’est ravisée sur les conséquences de la crise qui ne sont plus décrites comme marginales.
L’article de LO comme la LDC affirmaient par contre en plein accord que tout cela montre que ce qui fonctionne en Russie c’est l’ancienne société : « (..) car quoi qu’en aient dit cette même presse et les cercles dirigeants tant russes qu’occidentaux, elle ne fonctionne pas selon les lois du marché, mais selon un système qui était en vigueur du temps de l’URSS. (..) Eh oui, il a fallu la « crise russe » pour que nombre de journaux nous expliquent que, derrière les « réformes », les « privatisations », s’il y avait encore quelque chose qui fonctionnait c’était sur la base de l’ancien système. »(LO septembre 98) Et la LDC : « cet en Russie il y avait une économie en ruine obéissant à d’autres lois que celles du capitalisme et que, si son fonctionnement ressemble encore à quelque chose, il fallait le chercher du côté d’un certain héritage soviétique (..) » Plus exactement c’est ce qui existait à l’ombre du système officiel qui a perduré - petit lopin de terre et production direct d’aliments - et a permis à nombre de gens de survire. Il est sûr que là où les échanges sont non-monétaires, l’effondrement du rouble et l’inflation qui en découle n’ont guère d’importance. Pour le reste, c’est quand même des millions de gens qui sont touchés : soit par l’effondrement de certains groupes financiers, des banques et de leurs avoirs dans celles-ci, parfois des entreprises qui y étaient liées aussi, soit par l’effondrement du rouble et des revenus des salariés et des retraités, soit encore par l’effondrement des actions pour la petite bourgeoisie qui est massivement frappée par cette crise.
Alors, cette situation signifie-t-elle que « le marché n’a pas marché ? ». Et d’abord quelle image ont donc nos camarades de l’économie de marché qui « marche » ? Ce n’est pas la crise ? Ce sont des riches qui dépensent leur argent dans le pays pour y faire marcher l’économie ? C’est parfois le troc qui, en cas de crise reprend le dessus, même dans les pays du monde capitaliste, riches ou pauvres ? Quant au troc en question, en Russie ce serait quoi : l’ancienne économie qui continue à fonctionner ? Pas du tout ! S’il s’agit d’anciennes relations de troc entre entreprises, c’est ce que l’on appelait l’ « économie de l’ombre » sous Brejnev et ce n’était justement pas l’économie planifiée mais le développement, dans « l’ombre », de l’économie bourgeoise ! Quant au paiement de salaires en nature, il faut le faire pour y voir les restes de l’état ouvrier dégénéré ! Et pour en tirer argument qu’il reste des acquis à défendre !

LA CRISE NE SERAIT PAS ECONOMIQUE MAIS POLITIQUE ?
Depuis le début, les camarades de la majorité développent l’idée que la crise russe serait politique et pas économique. Comme dans la LDC de 93 : « les raisons de l’effondrement catastrophique de l’économie ex-soviétique sont avant tout politiques. Les détournements de la bureaucratie et le prélèvement d’une bourgeoisie autochtone en train de renaître, ou de ceux des capitalistes occidentaux, n’en expliquent que très partiellement l’ampleur.(..) La véritable cause de l’effondrement de l’économie réside dans l’éclatement de l’URSS et dans le morcellement croissant des Etats qui en sont issus. »
« Ce pillage oppose des clans dirigeants de la bureaucratie en une lutte où c’est le poids politique dont on dispose qui est déterminant » (LO 28 novembre 97). En somme, il y aurait bien un pillage et un enrichissement mais il serait déterminé par la position des riches en question par rapport à l’appareil d’Etat quand ce n’est pas à leur position personnelle directement dans le personnel politique. Ainsi LO explique que la puissance du trust Gazprom provient de celle de Tchernomyrdine dans le gouvernement. Mais que dire de la très bonne tenue de ce trust depuis, alors que la crise politique a fait partir du gouvernement le même Tchernomyrdine pour y faire venir ses adversaires ?
Pour les camarades de la majorité, l’essentiel ne serait pas la tentative de rétablissement du marché mais les luttes de clans et celles de chaque bureaucrate pour accaparer un bout de pouvoir, c’est à dire la décomposition politique. La tentative de rétablissement du capitalisme serait même un simple élément, une conséquence involontaire, de ces luttes de pouvoir. On nous propose en somme de ranger les grands plats dans les petits ! Penser que c’est par étourderie que la bureaucratie se fait inconsciemment l’artisan du retour au capitalisme, obnubilée qu’elle serait par ses luttes de clans, c’est très amusant comme version des faits, d’autant que ces mêmes bureaucrates ne parlent que de cela : du capitalisme ! La majorité, ne voulant pas croire sur parole les bureaucrates quand ils disaient vouloir rétablir le capitalisme, reconnaît aujourd’hui qu’ils sont en train de le rétablir mais quasiment sans le savoir, en se trompant eux-mêmes ! Des changements de classe qui pourraient s’effectuer sans s’en rendre compte ! Au moins voilà une thèse qui ne pèche pas par son conservatisme théorique !
Nous disions au CLT de novembre 87 « la solidité de l’économie planifiée elle-même a permis à l’Union Soviétique d’échapper dans une certaine mesure à la crise de l’économie capitaliste pendant la Grande Dépression ». Comment se fait-il que maintenant, le pays soit frappé par la crise mondiale capitaliste ? Si ce n’est parce qu’il n’y a plus de barrière étanche entre la Russie et le capitalisme, entre les deux système sociaux ? Si la crise capitaliste mondiale ne frappait pas l’URSS en 1929, la Russie est en plein dedans en 1998 !
N’en déplaise aux camarades qui voudraient que la crise actuelle en Russie soit d’abord le produit de facteurs politiques internes, il est évident pour tout le monde, même pour la majorité, qu’en 98 elle est un produit de la crise financière mondiale, c’est-à-dire de la ruée de capitaux spéculatifs dus eux-mêmes au ralentissement des investissements productifs, donc bien à la crise du monde capitaliste. LO du 9 octobre 98 écrit : « le système financier et boursier s’est d’abord effondré dans l’Asie du sud-est, atteignant désormais la Russie et l’Amérique latine ». Et la crise russe a eu elle-même des conséquences dans le reste du monde capitaliste, ce qui montre où en est l’imbrication des systèmes. Rappelons simplement l’enchaînement : juillet 97 crise financière et monétaire en Thaïlande et aux Philippines et crise des chaebols en Corée, octobre 97 baisse de la bourse de New York, novembre 97 crise au Japon, août 98 krach financier et monétaire en Russie puis chute de la bourse et de la monnaie coréenne, de janvier à septembre 98 chute des bourses et des monnaies du Chili, du Brésil et du Vénézuéla. Dans cet engrenage mondial, la crise n’aurait eu de caractère non-capitaliste que dans la seule Russie ? A moins qu’il s’agisse bien d’une crise capitaliste mais dans un pays qui ne l’est pas ? Comment sortir de telles contradictions sans finir par admettre que la dernière crise russe c’est bien le produit des lois du marché et d’abord du marché des monnaies et ensuite du marché des capitaux, enfin du marché des titres de la dette (les fameux GKO).
Fondamentalement la crise russe est le produit de l’adaptation économique de la Russie à la place qui lui est réservée au sein de la division mondiale du travail, à savoir la place d’un pays essentiellement vendeur de matières premières. Ce n’est pas un pays impérialiste qui naît de l’introduction de la Russie dans le marché mondial mais un pays compradore, comme Trotsky l’avait d’ailleurs expliqué il y a belle lurette et cela n’a rien pour nous étonner. Et cela veut dire qu’une grande part de l’industrie russe va disparaître au même titre qu’une grande part de l’industrie algérienne, non pas que le capitalisme ne puisse digérer le système soviétique, mais parce qu’il n’y a pas de place pour un capitalisme de pays riche de plus. Cela ne veut pas dire que le système capitaliste n’a pas intégré la Russie mais au contraire qu’elle le fait au même titre que bien des pays peu développés.
Et même l’influence de la crise politique sur la crise économique qui est bien réelle puisque la crise gouvernementale a entraîné la perte de confiance des financiers, elle est plutôt la manifestation, elle aussi, du changement social. Est-ce que la crise de succession de Staline ou de Kroutchev pouvait entraîner une crise économique ? La majorité a bien raison de dire que pouvoir économique et pouvoir politique sont aujourd’hui interpénétrés. Mais est-ce qu’à l’époque de Trotsky on aurait parlé de pouvoir économique différent du pouvoir politique ? Est-ce que l’on aurait dit que le pouvoir politique stalinien obéissait à des intérêts économiques de bourgeois ?
Et d’ailleurs, si c’était le cas, si la Russie n’avait pas vraiment rejoint le giron impérialiste, on se demande bien pourquoi l’impérialisme serait incapable de s’en aviser ? Ou pourquoi chercherait-il à faire croire à l’opinion que la chose est acquise si elle ne l’est pas ? Pourquoi ne cessent-ils de soutenir les dirigeants russes si l’Etat est encore comme il l’était, « une épine dans le pied de l’impérialisme », comme le caractérisait Trotsky qui considérait que la guerre entre l’impérialisme et la Russie ouvrière dégénérée était la principale possibilité en cas d’affaiblissement du pouvoir russe. Aujourd’hui on nous dit qu’il s’effondre et se décompose et le principal soutien du pouvoir (que ce soit dans la crise tchétchène, dans la crise politique comme dans la crise financière)... c’est l’impérialisme ! Il doit y avoir un os ! Il faut croire que l’impérialisme ne voit plus une ennemie dans la Russie... Mais l’impérialisme lui-même se trompe peut-être sur la nature de l’Etat russe ou anticipe à tort sur le changement de nature de l’Etat et de la société ?
La réalité, c’est l’inverse : l’impérialisme n’a plus besoin de se demander si le pouvoir russe va basculer dans un sens ou dans un autre, ou encore revenir en arrière. Avant même que Gorbatchev officialise le changement, toutes les garanties ont été données de part et d’autre. Cela s’est fait au cours des négociations SALT de désarmement. Et la bureaucratie n’aurait pas pu avancer le petit doigt sans cet accord impérialiste. Des garanties, la bureaucratie en a donné en Russie comme en politique internationale comme le lâchage des pays de l’est en 1989 ou l’appui sans discussion à la guerre impérialiste du Golfe en 1990. La déclaration publique de la bureaucratie selon laquelle elle abandonnait toute référence au communisme n’était pas le point de déclenchement du processus de rapprochement avec l’impérialisme mais son achèvement.

PRESERVER LES POSSIBILITES D’INTERVENTION OUVRIERE ?
Mais les camarades peuvent se dire que, sans avoir d’illusions sur l’économie stalinienne ou brejnévienne, ils ne veulent pas supposer que la lutte est finie tant que tout n’a pas été tenté, tant qu’il n’est pas prouvé que la classe ouvrière ne va pas intervenir dans les événements. A quoi servirait, nous dit-on, d’avoir raison trop tôt dans un sens qui est celui d’une défaite du prolétariat. Il serait toujours temps d’annoncer que le prolétariat a été vaincu et qu’il ne peut plus rien au cours des choses. Voilà une curieuse manière de répondre, comme si la minorité disait cela : qu’il n’y aurait rien à faire pour le prolétariat. Du coup la majorité, dans son texte de congrès, s’attribue à elle seule la proposition d’une politique prolétarienne dans les événements. C’est une contre-vérité.
Bien au contraire, tout le problème posé par le premier BI de F. c’était comment la classe ouvrière pouvait intervenir et pas du tout une thèse fataliste selon laquelle il n’y aurait qu’attendre et tout serait dit : « Le problème de l’heure pour la classe ouvrière soviétique n’est pas de se précipiter à choisir son camp parmi les forces politiques qui s’affrontent désormais au grand jour. (..) Son véritable problème et peut être seul problème, en fait, est de ne pas se contenter de servir de force d’appoint à des forces sociales qui lui sont étrangères. » F. disait que le prolétariat devait profiter de la situation et, dès le début, de l’ouverture politique dont Gorbatchev faisait son drapeau pour aller vers le capitalisme, pour que la classe ouvrière s’affirme politiquement et s’organise, et H. lui répondait que cela risquait d’apparaître comme un soutien des prétendus buts démocratiques des chefs de la bureaucratie. Ce n’est pas seulement lors de la pérestroïka que nous avons proposé une politique en fonction de la situation et en développant les possibilités politiques que l’on pouvait envisager vues nos connaissances : au moment du coup d’Etat conservateur ou encore de la prise de pouvoir de Eltsine. La minorité proposait une politique pour la classe ouvrière afin qu’elle profite de la situation de crise. Le fait le dernier texte de congrès de 98 laisse entendre exactement l’inverse. La majorité aurait refusé de céder au sirènes qui disaient : c’est fini, il n’y a plus rien à faire et proposait au contraire une politique courageuse consistant à toujours espérer, jusqu’au dernier moment, que les travailleurs vont se ressaisir. Les réactions de la classe ouvrière, c’est justement en vue de cela que nous disions que les travailleurs devaient savoir clairement à quoi ils avaient à faire. Et ce n’est certainement pas en supposant que Gorbatchev n’était qu’un bureaucrate réformateur du système planifié ou encore un Bonaparte entre les deux tendances que l’on armait au fur et à mesure les travailleurs conscients. Et aujourd’hui encore ce n’est pas en affirmant que l’Etat n’est pas un Etat bourgeois qu’on les arme politiquement : « La politique que nous proposerions reprendrait, aujourd’hui encore, la politique que nous aurions proposée si nous avions eu des forces militantes là-bas, il y a huit ou dix ans (..) A ceci près qu’il ne s’agit plus de lutter pour le maintien de l’économie planifiée, mais pour son rétablissement sous le contrôle de la démocratie prolétarienne. »(décembre 98)
Il suffit aujourd’hui en Russie de proposer la même politique qu’il y a dix ans ? C’est stupéfiant ! Comment mieux dire que ce que l’on appelle proposer une politique n’est rien d’autre qu’un discours propagandiste très loin des réalités. Peut-on prétendre qu’aujourd’hui et il y a dix ans on ferait et on dirait la même chose dans un pays qui, comme la Russie, a connu un véritable maelstroëm au plan politique, économique et social pendant ces dix années ?
On apprécie toute la saveur du « à ceci près » lorsque l’on se souvient à quelle point dans la discussion la majorité insistait sur le caractère fondamental du maintien de la planification, un critère même pour la nature de l’URSS selon elle, du moins à l’époque. Rajoutons : à ceci près aussi qu’il faudrait maintenant ôter leur propriété sur des usines, sur des capitaux, sur tous les moyens de production à des milliers de bourgeois. A ceci près aussi qu’il faudrait ôter à ces bourgeois leur pouvoir sur l’Etat car celui-ci est entièrement à leur service. A ceci près qu’il faudrait à nouveau expulser les capitalistes étrangers comme russes et saisir leurs biens. A ceci près aussi qu’il faudrait encore reprendre le pouvoir sur les quinze états issus de la dissolution de l’URSS. Mais si on ne raisonne pas « à ceci près », la révolution dont les ouvriers russes auront besoin n’est effectivement pas autre chose que la révolution prolétarienne contre la bourgeoisie et son Etat bourgeois et on ne voit pas ce que les ouvriers gagneraient à ne pas se le dire clairement. Certainement pas des moyens supplémentaires de lutter. Et pas non plus une plus grande clarté dans le programme politique de l’organisation révolutionnaire à construire en Russie. Il est certainement plus dur de vivre dans la Russie actuelle qu’il y a dix ans mais il n’est pas plus dur de faire la révolution contre un Etat bourgeois que contre l’Etat dictatorial de type stalinien qui maintenait violemment une dictature anti-ouvrière se couvrant du mythe du pouvoir aux soviets. Et en tout cas, plus difficile ou pas, rien ne sert de cacher la réalité : il y a désormais une bourgeoisie au pouvoir et qu’il faut combattre et renverser.
Il y a même un côté navrant de voir que la majorité se conforte dans son point de vue en citant des journalistes bourgeois ou des responsables russes qui justifient la catastrophe sociale que subit la population russe derrière les difficultés du rétablissement du capitalisme ou les freins dus à l’ancien système. Comme si ce n’était pas ce rétablissement lui-même, et non seulement ses difficultés, qui entraîne les souffrances en question ! Peut-on sérieusement appuyer un raisonnement sur le discours de gens dont le but ouvertement affirmé est de blanchir le capitalisme des maux qu’il engendre ?

RAISONS ET CONSEQUENCES D’UNE DIVERGENCE
Alors, pourquoi cette divergence tenace parmi nous ? Est-il vrai que nous ne voyions pas la réalité avec les mêmes lunettes ? Optimiste ou pessimiste, disait la majorité.
Le problème a débuté à partir du tournant de la fin des années 80, tournant mondial de la politique impérialiste et pas seulement de la bureaucratie russe. La majorité a perçu ce tournant comme foncièrement négatif (« période de recul ») et il est vrai que ce tournant de la politique mondiale s’est appuyé sur un rapport de forces favorable à l’impérialisme. Après une série de défaites dans les mouvements révolutionnaires de la décolonisation, notamment en Indochine, l’impérialisme a pu avec succès reprendre ses interventions de gendarme du monde. Le changement principal a été le tournant de la bureaucratie russe qui a permis à l’impérialisme non seulement de faire revenir la Russie dans son giron et d’obtenir son soutien dans sa politique (guerre du Golfe), de récupérer les pays de l’est mais de désamorcer de nombreux conflits (de l’Afrique du sud au Nicaragua et à l’Angola). Et le changement s’est vu dans la politique des directions petites bourgeoises des mouvements nationalistes du tiers monde amenées à se recentrer autour de l’impérialisme. C’en était fini de la prétention des directions nationalistes au développement autocentré, à l’étatisme plus ou moins coloré en rouge suivant l’influence des staliniens-nationalistes. Non pas que la bureaucratie russe les ait jamais vraiment soutenues mais parce que l’impérialisme a désormais d’avantage les mains libres face à un dictateur qui ne lui conviendrait plus. Rappelons qu’à l’époque de la guerre froide à chaque fois que l’impérialisme s’enlisait dans un conflit il pouvait en résulter une guerre mondiale, l’impérialisme ne pouvant accepter de s’affaiblir militairement et politiquement en laissant l’URSS se renforcer sans chercher à l’impliquer dans le conflit. Cette époque aussi est révolue mais nous n’avons pas à la regretter : l’URSS ne défendait ni les intérêts de la classe ouvrière ni celle des peuples et les dictatures nationalistes étaient une impasse qui hypothéquait même les possibilités prolétariennes dans le Tiers-monde. Nous n’avons pas plus à regretter l’étatisme à la chinoise (dictatorial et anti-ouvrier) qu’à nous féliciter de son retour à l’économie de marché car les deux sont des manières d’exploiter les travailleurs des villes et des campagnes et à faire suer du profit aux deux pour finalement mettre en place les mêmes bourgeois. Nous n’avons pas à lui prêter une volonté plus grande que les autres petites bourgeoisies du tiers monde d’indépendance vis à vis des trusts (contrairement au texte sur « la situation internationale ») Bien sûr, cela ne veut pas dire que les courants politiques qui remplacent les forces soi disant progressistes soient mieux, bien au contraire, mais nous avons mieux à faire que regretter l’ancienne OLP face au Hamas ou l’ancien FLN algérien face au FIS ou au GIA. D’autant que c’est la politique des uns qui a mené aux impasses mettant les autres en selle.
En même temps, c’est la période où, après avoir fait porter le poids de la crise sur le tiers monde endetté et saigné à blanc par le FMI et les financiers mondiaux, l’impérialisme commence à s’attaquer au niveau de vie de la population des pays riches. Pour celle-ci, la période précédente avait signifié non la richesse mais un certain mode de vie dans lequel l’Etat assurait la santé, l’éducation et donnait bien des garanties, même en cas de chômage. Le tournant correspond à celui du « moins d’Etat », qu’on le nomme « thatchérisme » ou « reaganisme ». Dans ces conditions, la classe ouvrière n’a pas mené dans un premier temps des luttes à la hauteur des attaques. Une des raisons, certainement la principale, est le chômage. Les licenciements massifs ont eu le même effet de douche froide partout dans le monde. L’autre raison a été attribuée à la baisse des organisations et forces militantes, notamment celles des partis communistes et du mouvement syndical qui lui est lié. Cette fraction du mouvement ouvrier s’est retrouvée d’un coup discréditée ce qui était bien différent des attaques qu’elle avait déjà subie de la part de la bourgeoisie anti-communiste. La campagne politique de la bourgeoisie contre le communisme s’appuyait cette fois sur les déclarations des anciens dirigeants staliniens eux-mêmes en Russie même et c’était un argument de poids pour faire rentrer la tête dans les épaules des militants ouvriers.
L’attitude de LO est liée à cette situation. A juste titre, elle a relié cette situation aux défaites de la classe ouvrière et considéré que celle-ci allait peser politiquement négativement. Elle a considéré que bien des acquis y compris politiques allaient être remis en cause, et pas seulement en URSS, et pensé que la classe ouvrière, ne disposant pas de partis, était bien mal outillée pour y faire face. Dans ces conditions, elle a trouvé que la perte des forces militantes était un recul qui ne devait pas réjouir les révolutionnaires. Certes. Mais, devant la baisse des forces militantes, faut-il regretter le recul très important du poids politique et militant des staliniens ? Faut-il regretter que soit dévoilé le fait que le « communisme » stalinien n’était qu’un paravent mensonger d’une politique bourgeoise, même si bien des militants y croyaient ? Car le stalinisme avait quand même été le principal facteur contre-révolutionnaire, en particulier pour les années 30 (Allemagne, Espagne, France) et pour la révolution coloniale à l’après-guerre, c’est-à-dire dans toutes les occasions révolutionnaires.
La réaction de LO a été à la fois de dire qu’il fallait faire de la propagande pour les idées communistes en général et aussi de prévenir les militants que l’intervention allait devenir plus difficile dans la classe ouvrière et dans ses luttes. Les conditions nouvelles de cette « période de recul », disait-on, rendraient la critique des organisations syndicales et les possibilités de s’appuyer sur des forces autonomes des travailleurs plus difficiles. L’idée était que non seulement ses militants mais la classe ouvrière elle-même se démoraliserait et qu’il fallait plutôt compter sur les syndicats, même avec leurs limites, pour maintenir au moins un certain niveau dans le rapport de force avec le patronat. Ainsi, on a pu lire une série d’éditoriaux qui visaient à encourager les syndicats dans la perspective d’encourager les travailleurs, par exemple lors des journées syndicales d’action et cela a été jusqu’à taire ce que nous pensions quand le syndicat CGT des cheminots négociait dans le dos des travailleurs le reprise en 95. Corrélativement, on disait aux militants que « dans cette période » il serait beaucoup plus difficile pour les travailleurs de mener des luttes de manière autonome des syndicats, n’insistant pas sur le fait que même en 95, mouvement dirigé par les syndicats, des comités de grève avaient vu le jour. Lors de son débat avec la gauche Communiste, lors de la fête de LO, la politique proposée visait à remonter le PCF pour remonter les militants communistes et du coup les travailleurs : « en leur redonnant confiance, cela contribuerait à redonner confiance à la classe ouvrière ».
Mais leur redonner confiance en quelle direction politique ? Plusieurs éditos de LO déclaraient qu’ils regrettaient la baisse du PCF et que nous étions solidaires de ce parti. Pas seulement de ses militants restés communistes. Notre politique vis à vis des militants du courant stalinien ne doit pas être seulement de leur montrer que nous ne sommes pas leurs ennemis. C’est une politique qui ne s’adresse pas d’ailleurs aux seuls militants du PCF ou de la CGT. Notre politique c’est de construire autour de nous une nouvelle direction de la classe ouvrière et que ceux qui s’en sentent veuillent venir avec nous la construire. Bien sûr, cela s’adresse aussi aux militants du PCF mais pas pour leur dire notre sympathie : pour démasquer leur direction qui pactise avec la bourgeoisie et les trahit. Pour entraîner des militants à construire avec nous cette force, il ne suffit pas que le PCF recule ni même que nous grimpions électoralement. Cela suppose des luttes sociales dans lesquelles nous pourrons les mettre au pied du mur : suivre notre politique ou se démasquer aux yeux des travailleurs. C’est ce que nous appelons une politique de front unique. Ce n’est pas une politique de copain-copain, presque au contraire si l’on peut dire. Ce qui empêche la majorité de voir les choses ainsi, c’est essentiellement qu’elle ne voit pas « dans la période » des occasions de mener des luttes qui dépassent le cadre des organisations réformistes. Nous ne voyons pas plus de luttes qu’il n’y en a mais, nous révolutionnaires, ne pouvons pas miser sur autre chose. La majorité a exprimé plusieurs fois qu’elle ne s’attendait pas dans la période à des luttes importantes permettant justement de mettre ces militants, et les syndicalistes, qui les suivent devant leurs responsabilités. Pour eux il y a une ligne descendante des luttes et du moral ouvrier, ligne débutée dans les années 20 ! Au risque d’en arriver à tenir un discours plutôt sombre comme le texte de congrès de 1994 intitulé « la situation du mouvement ouvrier révolutionnaire » où cette situation apparaissait vraiment au plus bas ! Citons en effet : « personne n’est en mesure de dire aujourd’hui quand le recul du mouvement prolétarien, engagé depuis trois quart de siècle s’arrêtera » et qui en venait à proposer au mouvement ouvrier révolutionnaire de compter sur l’espoir, pour remonter le mouvement révolutionnaire, que ... « l’intelligentsia joue le rôle qui est le sien » !
Et le discours tenu par Lutte Ouvrière présentait du coup un décalage : d’un côté un discours sur la nécessaire intervention, un jour, du prolétariat à un très haut niveau, révolutionnaire, communiste et conscient, de l’autre une sous-estimation des possibilités du moment.
En Russie, il en va de même. C’est au nom de la défense du communisme que l’organisation expliquait que les travailleurs devaient empêcher la privatisation et défendre la planification. Mais dans le même temps la direction estimait que les chances que la classe ouvrière défende « les acquis » étaient minimes et ne posait d’ailleurs pas la question de la politique qui aurait permis de se servir de la situation pour intervenir. H. disait ainsi dans son rapport politique d’octobre 90 : « Il faut empêcher la bureaucratie, qui n’est pas encore la bourgeoisie, de se transformer en bourgeoisie véritable. Ce que je dis là a-t-il des chances de se réaliser en URSS ? Si je suis sincère, je peux vous dire : « aucune » ! (..) et nous nous, nous devons choisir un tel programme parce que, nous ne pourrons peut-être pas leur apporter grand chose d’autre que des idées et un programme. » Cela signifie que le problème de la direction était plus de prendre le contre-pied de la campagne de la bourgeoisie d’un point de vue propagandiste que d’analyser l’URSS et son évolution, pour réellement envisager les possibilités d’intervention politique prolétariennes du moment.
Ce n’est pas ainsi que nous voyons les choses. Nous n’avons pas des lunettes assez déformantes pour ne pas voir les éléments de ce qui amènent les camarades à parler de recul. Il est évident que l’on ne vit pas mieux sous la menace des GIA que sous la dictature de Boumédienne, que la montée du Front National n’est pas plus réjouissante qu’un parti stalinien fort. Mais, si nous voyons la situation avec des lunettes ni moins roses ni plus grises, nous ne raisonnons pas ainsi. La situation nouvelle est contradictoire. Elle débute clairement à l’avantage de la bourgeoisie et à son initiative, mais elle recèle bien des éléments de déstabilisation pour le système capitaliste, éléments qui sont parfois nouveaux et qu’il convient aussi de mettre en valeur pour en profiter si nous savons en trouver l’occasion. Aujourd’hui les contradictions du système sont parfois plus criantes. Les fausses pistes sont plus voyantes. Le discours des révolutionnaires n’est pas forcément plus difficile à défendre.
Il n’est pas faux que la lutte de classe pose des problèmes nouveaux et n’est pas à la hauteur de ce qu’il faudrait. Cependant la situation est plus ouverte pour les révolutionnaires, pour qu’ils étendent leur influence sur des couches militantes, plus en tout cas que depuis des années. Des périodes anticommunistes, il y en a eu d’autres comme les années 50, où la vie de militant communiste était autrement plus difficile. Et la chute du stalinisme peut ouvrir la voie aux révolutionnaires à condition que ceux-ci sachent se saisir des occasions et ne pas se contenter de positions défensives ou seulement propagandistes. La fin de la politique des blocs peut changer la situation qui était bloquée pour les révolutionnaires. La crise de la société capitaliste, nous ne devons pas la regarder de manière inquiète, en se demandant quel acquis nous allons pouvoir préserver mais en cherchant comment nous allons pouvoir mettre en cause cette société capitaliste en nous servant de sa crise.
Nous n’avons rien à regretter de l’époque précédente, ni les mensonges de l’époque des blocs, ni le PC fort, ni les syndicats forts, ni la période de calme la plus longue qu’ai connu le capitalisme, pas même la chute du stalinisme. A nous de faire en sorte que dans les occasions à venir, les révolutionnaires prennent leur place. C’est possible : c’est ce que montre le poids actuel de l’extrême gauche en France qui, loin d’être au plus bas, n’a jamais autant eu l’occasion de peser sur la vie politique sinon sur la vie sociale. Et c’est dans cette période que les révolutionnaires doivent se montrer capables de reconstituer les liens internationaux du prolétariat, l’internationale communiste révolutionnaire. Ce n’est pas une proclamation théorique mais l’une de nos tâches pratiques. Le petit crédit de l’extrême gauche française est sorti des frontières et doit servir aussi à aller dans ce sens là. La tentative passée d’être à l’initiative d’un cadre de discussion international des révolutionnaires pourrait-elle aujourd’hui déboucher ? En tout cas, elle bénéficierait d’une prise de conscience plus nette du fait que la crise est mondiale et que les solutions le seront également.
Bien sûr, nous sommes très loin du parti comme de l’internationale. Il ne suffirait pas d’un regroupement de forces pour le constituer et encore moins d’une proclamation. Si en France, nous n’avons connu récemment aucune situation où la construction du parti révolutionnaire serait possible (qui est une situation bien différente avec des affrontements sociaux d’importance), il y en a eu dans le reste du monde et c’est aussi notre tâche de nous préoccuper des possibilités de camarades hors de nos frontières. La construction du parti et celle de l’internationale sont une seule et même tâche. Bien sûr, cela ne veut pas dire que l’actuel intérêt pour l’extrême-gauche doive être confondue avec un élan vers un parti révolutionnaire mais cependant le renforcement des révolutionnaires s’il se fait sur une politique juste et pas seulement sur des bases électorales peut être un pas vers leur renforcement. Ce n’est qu’un premier pas et pour le reste, il faudra bien sûr une tout autre situation. De toute manière, nous ne pouvons que constater que la place des révolutionnaires n’est pas en baisse et leurs responsabilités non plus.
En Russie, la classe ouvrière n’est pas encore intervenue politiquement. Elle subit pour le moment les attaques sociales et, comme partout dans le monde, quand la crise économique frappe, elle est sur la défensive. Elle a constitué des syndicats mais pas d’organisation politique, en quoi elle ne diffère pas pour le moment des autres classes ouvrières du monde, malheureusement.
Les perspectives des prolétaires russes ressemblent fort à celles des prolétaires coréens ou algériens. Pour les uns comme pour les autres, ce qui est aujourd’hui déterminant c’est l’absence d’organisations et de partis communistes révolutionnaires et d’une politique claire pour le prolétariat dans un moment où il va en avoir le plus besoin. C’est cela qui est dramatique : face à l’impérialisme qui mène une offensive mondialement, la classe ouvrière est complètement sans direction politique. Plus que jamais, « la crise de la direction révolutionnaire » dont parlait Trotsky dans le « programme de transition » est le problème clef pour le prolétariat et détermine la tâche urgente des révolutionnaires : reconstruire l’internationale.

Robert Paris

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