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L’évolution politique de l’Egypte du XIXème siècle à Nasser (1)
jeudi 10 mars 2011, par
Des noms comme Muhammad Ali, Orabi, Sayyid Darwish, Saad Zaghloul, le Wafd, la Nahda, l’Azharisme, Albert Cosseri deviennent vite familiers lors d’un séjour en Egypte au travers des noms de rue, stations de métro.
Qui étaient ces hommes politiques, ces partis, ces courants d’idée ? Quelques éléments de réponses d’un marxiste égyptien, basés sur une analyse en terme de classes sociales.
1) la fin de la société traditionnelle.
Dans un prochain article à venir : 2) la société de l’époque coloniale
Dans l’introduction de son livre « L’Egypte nassérienne », (Editions de Minuit, 1964) Hassan Riad explique le contexte qui l’a amené à refonder son analyse de la société égyptienne :
Cette étude de l’Egypte nassérienne est le fruit de ma réflexion, celle d’un marxiste égyptien, sur l’histoire contemporaine de mon pays, sur le problème des origines, de la signification historique et des perspectives d’avenir du nassérisme
Les échecs successifs subis par le mouvement communiste égyptien, la liquidation de fait de ce mouvement que marquent les arrestations massives du début 1959, m’ont évidemment obligé à remettre en question dès le début de ma réflexion le stock des concepts politiques qui m’étaient familiers. Il fallait, pour voir clair, sortir de ce qui était devenu une jonglerie formaliste avec ces termes d’ « impérialisme », « prolétariat », « bourgeoisie nationale » etc qui s’étaient peu à peu vidés de tout contenu scientifique précis, se demander comment s’était constitué vraiment la société égyptienne, comment avaient évolué les classes sociales qui la composent, quelles étaient vraiment leurs aspirations politiques et leur idéologie.
Espérant m’être débarrassé de tout préjugé, je me suis attaché à examiner sous ses différents aspects économique, politique, idéologique, social, l’évolution de l’Egypte contemporaine
Voici le début du chapitre V : l’évolution politique du XIXème siècle à Nasser : les noms des hommes politiques, partis et courants mentionnés au début sont surlignés.
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Comme l’Egypte tout entière, la société urbaine égyptienne a changé, on l’a vu, trois fois de structure en un siècle.
La ville traditionnelle, de l’antiquité au XIX ème siècle, est le lieu de résidence de l’aristocratie. Celle-ci y dépense les redevances foncières que lui paie la paysannerie, faisant ainsi vivre un artisanat prospère et une bourgeoisie marchande opulente. L’équilibre entre la ville et la campagne était, en un sens, harmonieux, malgré le caractère parasitaire de l’économie urbaine, qui ne fournissait rien à l’économie villageoise, se contentant de percevoir la rente. Mais la ville, qui était le centre de la culture et assurait la défense extérieure des paysans, se justifiait à ce double titre, comme les villes de l’antiquité.
A ce type de société traditionnelle a succédé une société urbaine de type colonial, intermédiaire entre l’Egypte agricole, ses paysans et ses aristocrates, et le monde capitaliste dominant. Fonction héritée du passé : la ville était restée le lieu de résidence de l’aristocratie, mais d’une aristocratie qui n’entretenait plus par sa dépense un Tiers-Etat d’artisans et de marchands. C’est que l’artisanat traditionnel a pratiquement disparu très tôt sous les coups de la concurrence des marchandises importées par les commerçants étrangers qui affluent, protégés par les « capitulations ». L’économie urbaine « coloniale » reste parasitaire comme l’avait été l’économie urbaine ancienne : la ville continue à recevoir de la campagne la rente foncière ; elle perçoit désormais, en plus, sur le revenu des ruraux, des marges commerciales élevées, mais elle continue de ne fournir à peu près rien en échange.
L’équilibre traditionnel est bientôt bouleversé par la ruine des artisans et des marchands égyptiens, l’afflux croissant des colons étrangers et la pression démographique grandissante. Très vite, la société urbaine coloniale présente l’aspect d’une société qui souffre d’une crise permanente. Les marchandises étrangères importées sont peu à peu relayées par les produits d’une industrie capitaliste implantée localement : un prolétariat se crée, bien que très faible numériquement, incomparablement moins nombreux que l’artisanat ancien. La petite-bourgeoisie égyptienne, réduite à la fonction publique, étouffe et aspire aux emplois plus lucratifs réservés aux étrangers. Mais, surtout, une masse de déshérités de plus en plus nombreux vient rappeler à la ville la misère grandissante des campagnes.
L’issue nationaliste d’aujourd’hui a ouvert la soupape. L’exode des étrangers et l’égyptianisation des emplois ont donné à la société urbaine égyptienne un aspect nouveau. Mais les villes égyptiennes se renouvelleront-elles véritablement ? Deviendront-elles des centres industriels capables d’absorber l’excédent de leur population et de celles des campagnes ? De fournir aux villages autre chose que des fonctionnaires et des propriétaires ? Si oui, l’issue nassérienne aura rempli la fonction nécessaire de l’accumulation primitive. Si non, elle n’aura été qu’un phénomène transitoire.
I. LA FIN DE LA SOCIÉTÉ TRADITIONNELLE
L’idéal millénaire de la société égyptienne est un idéal bureaucratique : un Pharaon, propriétaire éminent de tout le sol d’Egypte, une aristocratie fonctionnarisée qui encadre la masse peu différenciée des paysans tenanciers. Cet idéal a été réalisé plusieurs fois au cours de la longue histoire de la Vallée du Nil. Ni le christianisme byzantin, ni l’Islam arabe n’ont entamé sérieusement la force de cet idéal. Aux époques de troubles, l’aristocratie se « dé-fonctionnarise », se libère du joug du Prince, acquiert une autonomie de droit ou de fait, s’arroge la propriété du sol. La dernière résurrection de cet idéal s’est produite en plein XIXème siècle, sous le règne de Mohammad Ali, le créateur de l’Egypte moderne.
Dans le cadre de cet édifice idéal, les villes égyptiennes jouent un rôle moteur : ce sont les centres nerveux de cette bureaucratie qui pense, agit et commande ; ce sont aussi des cités de Tiers-Etat, des agglomérations d’artisans et de marchands qui travaillent pour la Cour et l’aristocratie, bureaucratique ou défonctionnarisée selon l’époque.
Telles étaient encore les cités égyptiennes en 1880. Néanmoins, depuis le milieu du siècle, la société égyptienne sentait le danger venir d’Europe. La nouvelle aristocratie de grands propriétaires fonciers qui s’était constituée entre 1850 et 1870 en avait pris son parti. Elle a très vite accepté de se soumettre, ayant obtenu la garantie du maintien de ses privilèges (1). Elle est largement récompensée de son attitude par les Anglais et sera le grand bénéficiaire de la mise en valeur de la Vallée du Nil. Très peu nombreuse parce que de constitution encore très récente, relativement riche, d’origine étrangère (turque), l’aristocratie « s’européanisera » très vite. Européanisation souvent superficielle et limitée aux « bonnes ma¬nières » (2).
Le Tiers-Etat réagit de façon très différente. Héritier de la culture traditionnelle authentique, il a d’abord ressenti le danger de la colonisation comme destructeur des valeurs de la civilisation qu’il avait créée. Il a également très vite senti les méfaits de la concurrence des marchandises importées que les colons européens écoulent sur le marché local. Rejetant, pour ces raisons, la domination européenne, déçu par le Khédive et l’aristocratie turque, il est amené à repenser sérieusement les problèmes. Et la Renaissance dont il est le promoteur à partir de 18&0 est impressionnante, surtout quand on la compare à la misère culturelle des décennies qui ont suivi : réveil de la langue, de la littérature, de l’esprit critique (3).
La tentative s’est néanmoins soldée par un échec, malgré ce qu’elle léguera de positif aux générations suivantes, notamment une langue rénovée. Peut-être cet échec doit-il être attribué à la brutalité du choc auquel les élites égyptiennes n’avaient pas été préparées. Le drame de la Renaissance arabe, c’est qu’elle n’a pas été préparée pendant des siècles par le mouvement interne propre de la société, comme ce fut le cas pour la Renaissance européenne, mais qu’elle a été provoquée brutalement par la prise de conscience d’un danger extérieur. Devant ce danger, les uns, les aristocrates, avaient rejeté en bloc les traditions, par intérêt égoïste, et aussi à cause de leur origine turque, comme on l’a dit, sans pour autant assimiler véritablement la culture européenne. Le Tiers-Etat, lui, s’est désespérément accroché aux traditions afin de sauvegarder sa personnalité. En même temps, la puissance de l’étranger le menace, le fascine et l’amène à considérer les traditions d’un œil critique. Dans le court laps de temps qui leur fut accordé par l’histoire entre le moment où le danger extérieur est ressenti et le moment où il se matérialise par l’occupation de l’Egypte (4), les penseurs du Tiers-Etat ne sont pas parvenus à sur¬monter cette contradiction entre leur volonté de sauvegarder leur personnalité et celle de rattraper leur retard.
Pour y parvenir, il aurait fallu avoir le courage de s’ouvrir à l’assimilation patiente des valeurs de la civilisation moderne. La révision des valeurs traditionnelles que cet effort d’assimilation aurait fatalement appelée eût permis d’aller de l’avant sans perdre pour autant son originalité ; tout comme l’œuvre de révision que le travail d’assimilation des Humanités avait suscitée en Europe lui a permis de dépasser les Anciens en développant sa propre personnalité. Mais l’Europe avait disposé pour cela d’un temps illimité. L’Orient arabe était, lui, « dans une forteresse assiégée ». En outre, l’exemple de l’aristocratie qui, en rejetant la tradition, a trahi et perdu sa personnalité, hante l’esprit de chacun. Finalement, on s’est engagé dans une voie sans issue : l’affirmation vide de sa personnalité, laquelle conduira peu à peu à cette loyauté névrotique aux traditions qui paralyse le mouvement.
Dès le début, certes, les penseurs de la Renaissance arabe essaient de trouver un compromis formel, de définir les formes qui permettraient aux traditions de se survivre en se modernisant. Mais il nous appartient aujourd’hui de reconnaître les limites étroites du domaine dans lequel s’est cantonné cet esprit critique. Les positions philosophiques fondamentales des penseurs de la Nahda restent d’une timidité qui interdit de comparer ces Azharistes réformistes (5) aux penseurs de la Renaissance européenne. Leur critique refuse de s’attaquer aux valeurs fondamentales de la tradition. C’est pourquoi elle dégénère rapidement en un jeu de l’esprit, agile mais formaliste.
D’ailleurs, la défaite militaire mit bientôt un point final aux espérances de la Nahda. Le Tiers-Etat fut liquidé pol-tiquement, puis économiquement. La génération de petits fonctionnaires bornés et soumis que furent ses descendants accepta vite la domination étrangère et se réfugia dans le refus des valeurs du monde moderne, dans une opposition réactionnaire et sans risque (6).
Notes
(1) A partir de 1850, l’aristocratie bureaucratique turco-circassienne
que Mohammad Ali avait créée pour gérer l’Egypte, conformément à l’idéal pharaonique, s’émancipe du pouvoir central et usurpe les terres. Lorsque en 1880 éclate la révolution du Tiers-État égyptien, dirigée par le colonel Orabi, l’aristocratie, rangée derrière le Khédive, ouvrira le pays à l’occupation anglaise.
(2) Ce dénuement culturel est resté caractéristique de l’aristocratie
égyptienne jusqu’aujourd’hui. Pourtant, aucun écrivain égyptien n’y
a consacré une seule ligne. C’est que l’écrivain populaire ne s’intéresse pas à ces milieux européanisés, dans lesquels il ne pénètre d’ailleurs pas. L’écrivain égyptien « officiel » venu souvent de la petite-bourgeoisie, mais qui a accepté de se soumettre, se refuse à dénoncer l’aristocratie qui le fait vivre. Quelques écrivains de langue française, notamment Albert Cosseri, ont, en revanche, écrit sur ces milieux des pages remarquables.
(3) La Nahda du XIXème siècle ne fut pas seulement égyptienne ; elle a englobé tout le Moyen-Orient arabe. Mais c’est en Egypte, autour du Tiers-Éat national réformiste, que la polarisation fut la plus forte.
(4) Le danger s’affirme à partir de 1840 lorsque l’Europe, venue au secours du sultan d’Istamboul dont les armées avaient été battues par celles de Mohammad Ali, impose au pacha de l’Egypte des conditions humiliantes. Il se matérialise en 1882 par l’occupation de l’Egypte par les Anglais, après la défaite, à Tell el Kébir, des armées du Tiers-État commandées par Orabi.
(5) L’Azhar, l’université religieuse, était devenue un centre des plus actifs de la Renaissance. Parmi les philosophes azharistes réformistes de cette époque, citons Mohammad Abdu et Jamal et Din Al
Afghani.
(6) La déchéance d’Orabi lui-même, condamné à mort par les Anglais, puis gracié, et qui terminera sa vie paisiblement après avoir renié publiquement son passé nationaliste, est significative du défaitisme de l’époque. Jacques BERQUE, dans son livre « Les arabes d’hiezr à demain » (Paris, 1960), décrit ainsi cette attitude d’opposition conservatrice : Des ménagements à l’égard du culte, du harem, de
l’autorité paternelle, suffisaient à concilier, du moins du moins dans le siècle, ces opposants métaphysiques.