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Verdun 1916, la boucherie du monde capitaliste en crise

jeudi 3 mars 2016, par Robert Paris

Le bilan de la seule bataille de Verdun, sur un temps court et un territoire restreint : 240 000 morts du côté allemand et 260 000 morts du côté français.

250.000 blessés du côté allemand et 280.000 blessés du côté français.

Donc plus d’un million de victimes car les blessés sont souvent amochés à vie et gravement.

Du 21 février au 23 juin 1916, on estime que 20 millions d’obus ont été tirés dans cette zone étroite de bataille.

Mais les statistiques ne rendent pas compte de ce qui advenu de ces hommes, combien ils ont été atteints au plus profond de l’être humain.

Les « nations les plus civilisées du monde occidental » ont montré ce que la civilisation capitaliste est véritablement : un infime vernis d’hypocrisie posé sur une masse d’horreurs sanglantes !

Et tout cela ne dit bien entendu pas un mot des raisons de ce massacre car les tueries du monde capitaliste sont enfouies sous bien autre chose que de l’hypocrisie : sous des tonnes de mensonges sociaux et politiques enchevêtrés…

Verdun 1916, la boucherie du monde capitaliste en crise

Lorsqu’au bout de huit jours,

Le repos terminé,

Nous allons reprendre les tranchées,

Notre tâche est inutile,

Car sans nous on prend la pile,

Mais nous en avons assez,

Personne ne veut plus marcher,

Car le cœur gros, avec des sanglots,

On dit adieu aux civlots ;

Et sans tambour, sans trompette,

Nous partons tous, en baissant la tête.

Refrain

Adieu la vie, adieu l’amour,

Adieu toutes les femmes,

C’est pas fini, c’est pour toujours,

De cette guerre infâme.

C’est à Verdun, sur le plateau

Qu’on va laisser sa peau.

Car nous sommes tous des condamnés,

Nous sommes les sacrifiés.

Nous voilà partis, et tous sac au dos,

On dit adieu au repos.

Car pour nous la vie est dure,

C’est terrible, je vous l’assure.

A Verdun, là-haut,

On va se faire descendre,

Sans pouvoir même se défendre,

Car si nous avons de très bons canons,

Les Boches répondent à leur son.

Forcés de se cacher

Au fond de la tranchée

Attendant l’obus qui viendra nous tuer.

Huit jours de tranchée,

Huit jours de souffrances,

Cependant on a l’espérance,

Car ce soir c’est la relève,

Que nous attendons sans trêve…

Tout-à-coup dans l’ombre et le silence,

On voit quelqu’un qui s’avance,

C’est un officier de Chasseur à pied,

Qui vient pour vous remplacer.

Doucement, dans l’ombre,

Sous la pluie qui tombe,

Les petits chasseurs vont chercher leur tombe.

C’est malheureux de voir

Sur les grand boul’vards

Tous ces gens qui font la foire

Car si pour eux la vie est rose,

Pour nous ce n’est pas la même chose.

Au lieu de se cacher,

Tous ces embusqués

Feraient mieux de monter aux tranchées

Pour défendre leur bien,

Puisque nous n’avons rien,

Nous autres les purotins,

Pour défendre les biens de tous ces gros-là.

Refrain

Ceux-là qui ont le pognon,

Ceux-là reviendront,

Car c’est pour eux qu’on se crève.

Mais c’est fini, tous les troupiers

Vont bientôt se mettre en grève.

C’est à votre tour, Messieurs les gros,

De monter sur le plateau.

Puisque vous voulez la guerre.

Venez la faire de votre peau !

Chanson « Les sacrifiés »

« A partir de l’automne de 1914, en dépit de toutes les prédictions officielles, nous répétâmes, de jour en jour, dans notre journal, que la guerre durerait à n’en plus finir et que toute l’Europe en sortirait brisée. Des dizaines de fois nous écrivîmes, dans Naché Slovo, que, même en cas de victoire des Alliés, la France, après la guerre, lorsque les fumées et les gaz se seraient dissipés, se trouverait, sur l’arène internationale, dans la situation d’une grande Belgique, simplement. Nous prévîmes avec certitude la dictature mondiale des États-Unis qui s’annonçait. "L’impérialisme, écrivions-nous pour la centième fois, le 5 septembre 1916, par cette guerre, mise sur les forts ; c’est à eux qu’appartiendra le monde."

Paris se vidait de plus en plus. Les horloges de la ville s’arrêtaient les unes après les autres. Le Lion de Belfort avait, on ne savait pourquoi, de la paille sale dans la gueule. La guerre continuait à s’enterrer dans les tranchées. Sortir de là, sortir des trous, du marasme, de l’immobilité, - tel était le cri des patriotes. Du mouvement ! du mouvement ! C’est ainsi qu’on en arriva aux terribles folies des batailles de Verdun. En ces journées-là, me démenant sous les foudres de la censure de guerre, j’écrivis dans Naché Slovo :
"Si grande que soit l’importance militaire des combats de Verdun, leur portée politique est infiniment plus grande. A Berlin et en d’autres lieux (sic) on a voulu du "mouvement" : ils l’auront. Chut ! Sous Verdun, on forge notre journée de demain." »

Trotsky, « Ma Vie »

« Europe ! Je n’accepte pas

Que tu meures dans ce délire.

Europe, je crie qui tu es

Dans l’oreille de tes tueurs. »

Jules Romains (1915)

« Durant un siècle, l’énergie de cette banlieue n’a cessé de croître ; sa valeur vitale ; l’importance qu’elle a pour Paris ; la dépendance où elle le tient. Elle travaille pour lui d’abord, et durement. Elle est le faisceau même des servitudes qu’il suppose et impose ; le lieu des fonctions pénibles, encombrantes, puantes, bruyantes ou basses ; ce que l’on cache ; ce que l’on veut oublier ; ce dont on sait bien qu’on est de moins en moins à même de s’en passer ; l’esclave innombrable qu’on commande sans doute par des ordres qu’on lui donne, mais qui vous commande, lui, par le fait qu’il existe et qu’on ne peut plus vivre sans lui.

Peu à peu, sans que personne l’eût prémédité, ni même deviné d’avance, la banlieue Nord a vu la vie quotidienne de Paris venir se ramasser sous sa main, et à sa merci ; a vu se rassembler les forces, les substances, les moyens, sans lesquels Paris ne peut absolument pas durer comme ville, ni agir comme capitale.

Or, en même temps que cette concentration des structures matérielles, il se faisait, à l’intérieur de la masse humaine qui s’agglomérait là pour les servir, une distribution toute nouvelle de la volonté collective et des pouvoirs, un agencement sans précédent des rapports moraux, une organisation à demi souterraine de l’autorité et de l’obéissance. Une discipline ouvrière, émanée de la masse elle-même, sans prétendre supprimer pour le moment la discipline professionnelle émanée du patron, se tenait ainsi derrière, silencieuse et prête ; et si, dans le train-train de chaque jour, elle ne lui disputait pas l’usage ordinaire et purement technique des forces de tous ordres ainsi accumulées, elle se réservait d’en faire un usage solennel, fût-il simplement négatif, dans certains cas critiques, où le tout de l’ordre social serait engagé, le jour, par exemple, où les chefs du prolétariat croiraient devoir créer ou utiliser une situation révolutionnaire.

(…)

Octobre 1910 venait d’être une époque d’une grande signification. Préparée dès l’été par un pullulement de grèves locales, annoncée de plus loin par une série de mouvements, d’inspiration syndicaliste, et de tendance révolutionnaire, dont les plus imposants avaient été la grève des postiers de mars 1909, et la grève des inscrits maritimes d’avril et mai 1910, la grève générale, tant de fois décrite par les voyants, ou située par les théoriciens dans le monde excitant des mythes, venait de faire son entrée dans le monde réel.

Entrée semblable à un ouragan. Du fond du ciel chargé, le souffle accourut soudain, augmentant de violence à chaque heure, faisant trembler tout l’édifice social, donnant à ceux qui y étaient logés un frisson qu’ils ne connaissaient pas.

Le 10, les cheminots de la Compagnie du Nord déclenchaient la grève. Le 11 et le 12, elle s’étendait à tous les réseaux. Le 15, elle était généralisée, au point d’intéresser la plupart des services dont dépendait la vie de la capitale.

Pour la première fois, en somme, les deux Pouvoirs, campés l’un vis-à-vis de l’autre, en arrivaient à un véritable corps à corps. (…) Ce n’était pas encore la révolution. C’en était la répétition d’ensemble et éventuellement le prélude. Si les circonstances y aidaient, si les événements, une fois mis en branle, glissaient d’eux-mêmes vers la révolution, on pouvait penser que les meneurs ne feraient pas de grands efforts pour les arrêter sur la pente. (…)
Paris gouvernementale éprouva soudain, comme une réalité accablante qui périmait les vues de l’esprit, la présence de la banlieue Nord. Il s’aperçut que les ordres venus de lui n’avaient plus la force de franchir la zone des bureaux. (…) La grève, commencée par les chemins de fer, avait gagné bientôt l’ensemble des transports en commun ; puis la production d’énergie. Elle atteignait, directement ou indirectement, l’alimentation. Le pain et le lait manquaient, comme la lumière.

Paris séculaire, habitué aux vieilles révolutions de rues, sentait avec autant de surprise que d’angoisse cette banlieue récente, maîtresse des machines, qu’il avait laissée croître sans y penser, procéder contre lui non par secousses coléreuses mais par étouffement. (…) De son côté, la banlieue Nord ne mesurait peut-être pas sans stupeur l’événement immobile qu’on lui faisait accomplir. (…) L’attitude des cheminots, soutenus par l’ensemble des travailleurs, déciderait des événements. L’enjeu était démesuré. Il s’agissait du sort de la Société tant immédiat que lointain. Mais l’avenir se trouvait encore engagé sur un autre plan. Depuis quelques années, en effet, le syndicalisme révolutionnaire avait inscrit à son programme un antimilitarisme précis, qui, s’échappant des formules creuses, des condamnations toutes verbales de la paix armée et de la guerre, envisageait contre ces fléaux une action concertée du prolétariat. (…)

Le 18, les trains remarchaient. La farine, le lait, la viande étaient distribués. En tournant les commutateurs, on voyait s’allumer les lampes. L’ouragan avait duré huit jours…

Si l’ouragan avait communiqué à Paris, et dans une certaine mesure, à quelques grandes villes, un tremblement pathétique, il avait à peine eu le temps d’être perçu au cœur des provinces… Mais ces huit jours devaient longuement agir par la suite, et même selon des voies peu apparentes ou détournées. Pas un village au fond des provinces, pas un homme, qui ne dût tôt ou tard en ressentir les effets

Jules Romains, Les hommes de bonne volonté, « La montée des périls »

« Ce qu’il faut ajouter, toutefois, c’est qu’un certain nombre de grands possédants, qui se sentent ou se croient menacés par l’agitation ouvrière, envisagent la guerre comme une diversion suprême, et un retour à l’ordre. Mais ce n’est pas le regret des provinces perdues (d’Alsace-Lorraine) qui les ronge, et ce n’est pas à l’Allemagne spécifiquement qu’ils en veulent ; au contraire, ils doivent se trouver en sympathie sur bien des points avec la caste dirigeante allemande… D’autres, et ce sont parfois les mêmes, se plaignent à tort ou à raison du marasme des affaires, et s’imaginent que la guerre donnerait un coup de fouet à la vie économique… Parmi eux figurent naturellement les fournisseurs éventuels des armées, et les industriels qui dès maintenant travaillent pour la défense nationale… Ils ont l’argent… Ils manœuvrent plus ou moins la Bourse, les banques… Ils tiennent sous leur coupe des hommes politiques, des journaux… Il leur est relativement facile d’entretenir dans l’opinion un état d’angoisse patriotique, que les politiciens revanchards n’ont qu’à exploiter ; et lorsque se produit une tension diplomatique, ils peuvent, sans prêcher ouvertement la guerre, exciter les esprits, faire jouer au maximum la fierté nationale, l’instinct cocardier, accuser de faiblesse, même de traîtrise les gouvernants qui veulent éviter la catastrophe… Les volontés de guerre chez nous sont très peu nombreuses ; mais les forces dont elles disposent sont considérables. Quant aux mobiles, ceux qu’on cite toujours sont ceux qui comptent le moins. Ou, si vous préférez, le regret de l’Alsace-Lorraine, l’amertume de la défaite subsistent à l’état de trace mélancolique chez une foule de braves gens qui ne désirent au fond que la paix. Mais chez le petit nombre des puissants qui désirent la guerre, les mobiles sont tout autres, et n’ont rien de sentimental… »

Jules Romains, Les hommes de bonne volonté, « « Le Pouvoir »

« Jamais tant d’hommes à la fois n’avaient dit adieu à leur famille et à leur maison pour commencer une guerre les uns contre les autres. Jamais non plus des soldats n’étaient partis pour les champs de bataille mieux persuadés que l’affaire les concernait personnellement.

Tous ne jubilaient pas. Tous ne fleurissaient pas les wagons, ou ne les couvraient pas d’inscriptions gaillardes. Beaucoup ne regardaient pas sans arrière-pensée les paysans qui, venus le long des voies, répondaient mal aux cris de bravade et saluaient un peu trop gravement ces trains remplis d’hommes jeunes. Mais ils avaient en général bonne conscience. Puisqu’il n’était plus question d’hésiter ni de choisir, l’on remerciait presque le sort de vous avoir forcé Ia main. Peut-être allait-on bientôt s’apercevoir qu’avec ses rudes façons il vous avait rendu service, comme le maître-nageur au débutant qu’il pousse à l’eau.

L’affaire, on n’en doutait pas, était de taille à remuer le monde entier. Et déjà elle en soulevait un large morceau. Mais par un effet de la tradition, et comme par droit de priorité, avant de devenir mondiale, elle était d’abord franco-allemande.

Chacun des deux peuples s’était élancé à la rencontre de l’autre, en tâchant de bien maintenir dans sa tête une idée de la guerre aussi excitante que possible. Les Allemands s’efforçaient de croire qu’ils reprenaient une vieille épopée ; qu’ils avaient derrière eux des chevaliers et des empereurs du Moyen Age tendant leur épée toute droite et leur montrant le chemin. Derrière les chevaliers du Saint-Empire, il y avait même les guerriers d’Hermann, et tant d’autres encore que les légions du Sud étaient venues massacrer dans les forêts, et dont il n’était pas trop tard pour venger la juste cause. Le but prochain, c’était d’augmenter l’honneur de la patrie germanique, et la crainte qu’on avait d’elle. C’était de décourager définitivement les entreprises des envieux, à qui sa récente prospérité portait ombrage, et qui, d’un bout à l’autre de l’Europe, se conjuraient pour l’encercler et l’abattre.

Les Français préféraient s’imaginer que, ce qu’ils avaient derrière eux, c’était l’humanité ; qu’une fois de plus, voyant qu’elle ne pouvait sauver son destin qu’au prix d’une contestation sanglante, elle avait décidé de les choisir, eux, pour champions. II leur fallait, bien entendu, sauver aussi le sol natal, et même profiter de la circonstance pour reprendre deux provinces naguère perdues. Mais le plus important était de prouver au monde qu’on restait les soldats de la Révolution, le peuple qui depuis les Croisades n’avait jamais fait la guerre sans y mettre quelque intention de bienveillance universelle, et qui avait constamment voulu que ses voisins eussent leur part, au besoin malgré eux, des formes de vie excellentes dont lui-même avait eu l’initiative...

On vit alors un spectacle qui n’avait jamais encore été vu : deux immenses armées entièrement affrontées l’une à l’autre, très impatientes d’en finir et incapables de faire un mouvement…

Les hommes étaient démoralisés, dégoûtés, plus ou moins furieux contre les chefs… Les chefs devaient se résigner à vivre au milieu d’hommes qu’on sentait hostiles… Tenir des hommes par force, les tenir dans un lieu qui, si l’on n’accepte pas d’y être par conscience et par volonté, dépasse nettement n’importe quel bagne en horreur ; se dire qu’ils n’attendent de vous que la distribution quotidienne des souffrances, et des tours de faveur pour mourir, alors non ! Mieux vaut rester soi-même dans le rang de la chiourme.

Pourquoi le moral des hommes est-il à ce point démoli ? Parce qu’ils estiment qu’on a fait tuer en pure perte trop de leurs camarades (n’ont-ils pas raison ?). Absurde, enfantine, leur idée ? Pas tellement… Si cette guerre dure encore dix ans, ce sera pour chacun de nous comme si elle était éternelle. Nous serons presque tous morts. Quant aux rares survivants…

Donc il voyait la guerre durer, durer… comme le pensaient les soldats. Des soubresauts, des offensives, des armes plus nombreuses et plus meurtrières, mais qui ne travaillaient pas à terminer la guerre, qui l’entretenaient. La guerre ne faisait que s’enfoncer, que s’incruster davantage dans le terrain. Le front avait de moins en moins de raison de bouger. Pourtant, à la longue cette guerre stagnante pourrissait sur place ; et elle faisait pourrir le pays derrière elle. Il se produisait les déchirements passifs de la pourriture. Peu à peu il n’arrivait plus d’ordres de l’arrière, ni de ravitaillement. Les armées se défaisaient l’une de l’autre, s’en allaient chacune par lambeaux…

Faut-il parler, pour mémoire, de l’enthousiasme des premiers jours ? Je l’ai eu. Je ne le renie pas… Que m’en reste-t-il aujourd’hui ? La main sur le cœur, et sans vouloir par réaction, poser à l’esprit fort : à peu près rien… Mais surtout ceci, oui, ces trois ou quatre mots, que je vois luire en lettres de feu à la paroi de mon abri : « Rien ne vaut ça ».

Rien = toutes les raisons qu’on peut invoquer.

Ça = la vie que nous menons (avec quelle mort suspendue sur la tête !)…

Nous savons maintenant qu’on peut faire faire aux hommes exactement n’importe quoi – et aussi bien après qu’avant cent ans de démocratie et dix-huit siècles de christianisme…On obtiendra quand on voudra – à condition de se donner un peu de mal et de procéder par paliers – qu’ils abattent leurs père mère âgés et les mangent en pot-au-feu…. C’est le 2 août 1914 que le vrai front a été rompu : celui de la civilisation contre la sauvagerie. .. »

Jules Romains, Les hommes de bonne volonté, « Prélude à Verdun »

« A la première ligne du Bois d’Haumont, du Bois des Caures, du Bois de Ville, de la Montagne, de l’Herbebois, il y avait ça et là des gens qui par hasard n’étaient pas morts. Par paquets de deux ou trois, dans une tranchée, dans un abri. Quelquefois même dans une plus parfaite solitude, celle d’un homme réellement seul, au milieu d’une terre éboulée et de camarades morts. Chacun pensait que tout le monde était mort…

Chacun des survivants était donc persuadé qu’il était seul, ou qu’ils étaient deux ou trois camarades seuls en première ligne, à voir venir ces visiteurs un peu lents, gris sauterelle.

 Qu’est-ce que je vous ai parié ? Vous voyez bien qu’il ne fallait pas grossir les choses, disaient les officiers d’Etat-Major…

Les gars des régions envahies du Nord… pensaient à leurs propres villes et bourgades, dont ils connaissaient le sort par ouï-dire. Ils savaient que toutes ne s’étaient pas écroulées dans un embrasement, comme ce Verdun tout rouge là-bas dans le cercle des collines roses ; mais que bien peu pourtant avaient été complètement épargnées. …

Il y avait encore un sentiment qu’aucun de ces hommes n’aurait pris sur lui d’exprimer, que bien peu auraient osé reconnaître dans le dernier dessous de leur cœur. Mais si, dans leurs rangs, le sac à dos comme eux, les pieds dérapant dans la neige, un poète de leur vie misérable s’était écrié tout à coup : « Ne vous en faites pas les gars ! Que ça brûle tant que ça peut, ça et le reste. Il faut que tout y passe. Nous crèverons nous autres, c’est entendu, c’est écrit ; demain ou plus tard ; il n’y a que la date qui soit laissée en blanc. Mais leur sacré monde pètera dans la fournaise. Il ne sera pas dit que nous alimenterons la terre de plus de macchabées noirâtres qu’elle n’en a jamais bouffé à la fois ; et qu’après les choses continueront comme si de rien n’était. Jusqu’au bout ! qu’ils disent. Parfaitement .. »

Qu’est-ce qui m’a le plus démoralisé durant cette période ? Oh ! même pas les trois jours de famine. Je crois bien que c’est l’état dans lequel était ce secteur qu’on nous donnait à garder, l’aspect lamentable de ces trous qu’on osait appeler nos tranchées… oui la pauvreté de tout cela, l’absence d’organisation, de prévision ; et le travail que nous avons dû faire pour creuser hâtivement, sous les sifflements d’obus des deuxièmes, des troisièmes lignes, que ces feignants de la Région Fortifiée avaient eu six mois, un an, pour préparer, sans même s’exposer aux marmites ; un travail qui s’ajoutait à l’épuisement de la faction, des alertes, des corvées… D’abord c’est incroyable comme on peut s’attacher, accorder du prix à ce qu’il y a d’organisé, d’humain dans un secteur ; surtout bien entendu quand on le pratique pendant longtemps, et que chaque fois qu’on y remonte on retrouve des habitudes, des petites manies qu’on y a laissées. Mais même s’il est nouveau pour vous, les habitudes, les petites manies du prédécesseur ont fait le lit des vôtres. Le lieu est habitable, même s’il y pleut des obus. Ce ravin d’Haudromont était scandaleusement inhabitable… Il y a encore ceci, qu’en arrivant là-haut, je m’attendais, comme disent les journalistes, à “entrer dans le fournaise de Verdun”. Tu comprends ? Obus de tous les cotés, bataille dans les bois, avances, reculs ; attaques, contre-attaques ; une avalanche de périls massifs… donc, certainement quelque chose de plus terrible que ce que nous avons trouvé… des rafales d’émotions plus répétées et plus violentes… »

Verdun, avec ses obus et ses incendies, n’avait été encore qu’un arrière inhabitable. Maintenant, c’était la zone de feu…

Les abords de la piste, parfois la piste elle-même, étaient jonchés de débris : casques défoncés, tronçons de fusils, lambeaux de vêtements, bidons, carcasses de fourgons couchées sur le côté avec des roues manquantes, caissons d’artillerie piquant du nez dans le sol, et démolis comme à coups de hache.

Une odeur submergeante, chavirante, qui vous avait cerné peu à peu, et que l’on avait d’abord flairée distraitement, montrait maintenant son origine. Des cadavres de chevaux, irrégulièrement distribués, bordaient la piste, à quelque distance. Il y en eut même un qui la barrait franchement et dont il fallut faire le tour, en traversant une épouvantable puanteur, comme si l’on se fût jeté pour y nager à pleines brasses dans une mare de liquides cadavériques.

L’on croisait des files de brancardiers qui redescendaient, portant des blessés et des morts. Certains blessés étaient silencieux comme les morts. D’autres poussaient de légères plaintes à chaque secousse du brancard, et leurs plaintes, du même coup, avaient l’air d’émaner de quelque ressort, et non d’un être vivant. Il tombait des obus qui cherchaient visiblement à toucher des buts repérés ou tout au moins à se placer suivant certaines lignes. L’une de ces lignes faisait un angle très aigu avec la direction générale de la piste ; si bien qu’elle la coupait en un point, et ne s’en écartait que très lentement…

Si tu me demandais qui nous méprisions et haïssions le plus, qui nous châtierions avec le plus de joie, je te dirais : d’abord les profiteurs de guerre, les mercantis de tout poil, et sur le même rang les patriotes professionnels, les bourreurs de crâne, les littérateurs qui mettent chaque matin leurs pantoufles pour manger du Boche. Hier encore, par exemple, j’ai lu un article de cette ordure de George Allory, sur Verdun ! Sur « la ruée de Verdun » ! sur « le poilu de Verdun » ! Tu vois ça d’ici. J’avais même commencé une lettre où je lui fourrais son nez dans sa fiente, à cet individu, en lui donnant mes titres et mon grade. Et puis j’ai déchiré. Une lettre, c’est trop anodin. Il faudrait tuer des fantoches comme ça, les crever à coups de baïonnette, de cette baïonnette qui est si chère à leur éloquence, et qu’ils appellent tendrement « Rosalie ». Les imbéciles !... Il y a ensuite certains embusqués du front, parmi eux principalement les officiers… C’est une catégorie très spéciale : des types qui ont leur filon dans une ville à l’arrière, à vingt ou trente kilomètres des lignes ; qui ne sont pas plus exposés que toi dans ta cordonnerie, mais qui jouent au poilu héroïque, qui disent : « Nous autres du front », qui réclament la croix de guerre, et qui l’obtiennent, avant nous. Ils voudraient que la guerre dure dix ans. Ils n’ont jamais touché autant d’indemnités. Et jaloux entre eux ! dévorés de petites intrigues, débineurs, combineurs, comme dans la plus sale garnison du temps de paix !... Qui citerai-je encore ? Certains généraux ambitieux, au cœur sec, pour qui la vie de mille ou dix mille hommes ne compte absolument pas s’il s’agit pour eux de décrocher de l’avancement… J’oubliais le personnage le plus symbolique de l’arrière : le gros monsieur d’un certain âge, en chaud costume d’intérieur, qui a pris son bain, qui a pommadé ses cheveux, qui lit le communiqué en buvotant son chocolat, et qui dit : « Décidément, ça n’avance pas ! Le commandement est trop hésitant. Il faut savoir faire les sacrifices nécessaires. »…

 Je n’arrive pas encore à voir quelle est la force qui est assez grande pour maintenir ces millions d’hommes dans un supplice qui ne finit pas…

 Parce qu’ils ont commencé ; et ce qu’on a commencé de faire prend une terrible autorité sur vous. C’est une des lois de l’existence les moins douteuses. Mais, quand on y réfléchit bien, en effet, il y a une autre autorité qui domine tout le reste. On s’aperçoit qu’on oublie toujours d’en parler… pourquoi ?... parce que cela va sans dire ?... par pudeur ?... Ou bien, si l’on s’y réfère, c’est en la déguisant sous des noms d’emprunt, plus flatteurs pour l’individu, comme devoir, patriotisme, etc. Or, elle porte un nom plus franc : c’est la contrainte sociale, tout simplement. La société veut, aujourd’hui, que les hommes souffrent et meurent sur le front. Alors ils souffrent et meurent. Voilà. Elle a voulu d’autres choses à d’autres époques. Et ils l’ont fait. La seule particularité déconcertante, c’est que, depuis pas mal de temps, on avait annoncé aux hommes que la société avait renoncé à avoir sur eux ce pouvoir mystique ; qu’ils avaient des droits absolus ; et que l’on ne pouvait plus leur demander que des choses raisonnables, du point de vue individuel. Or, il semble déraisonnable, du point de vue individuel, qu’un homme perde sa vie, c’est-à-dire tout, pour défendre la part, souvent assez faible qui lui revient dans des intérêts collectifs…

 Oui… le soldat se dit : Si je refuse de marcher, ou si je me sauve, je serai fusillé.

 Même pas… Certains ont besoin de se le dire. Pour la plupart c’est superflu. Leur peur de la société n’est pas physique. Elle est mystique…

 Oui, je repense à ta question… La grande force qui agit, évidemment, c’est la contrainte de la collectivité. Une fois que l’homme est là, il faut qu’il y reste. Il est pris comme un rat. Que ce soit le peloton d’exécution, la honte, le déshonneur, l’impossibilité morale, la peur mystique, le tabou… tous les fils du piège s’entrecroisent, et l’homme est tenu de tous les côtés…

 Il se dit : « Je serai personnellement déshonoré. J’aime mieux de beaucoup vivre par mon nom avec une stèle, avec la mention : mort au champ d’honneur, que de vivre déshonoré » Il y a le réserviste qui lisait autrefois de bons auteurs, qui avait des convictions généreuses, qui se dit, lui : « C’est la dernière des guerres. Nous sommes en train de faire la paix du monde. Grâce à notre sacrifice, nos enfants ne connaîtront plus ces horreurs. » Il y a celui, tout à côté, dans la même tranchée, qui se dit : « C’est la fin du monde. On y passera tous. Un peu plus tôt, ou un peu plus tard, qu’est-ce que ça peut faire ! » Il y a celui qui croit à l’avènement de la justice, qui est encore convaincu que la victoire des démocraties amènera partout la libération des opprimés, la fin règne de l’argent et de l’iniquité sociale, et qui se consolerait presque de mourir s’il pouvait penser que c’est un peu à cause de lui que les hommes de demain seront plus heureux… Il y a celui qui est nonchalant et rêveur, que cela fatigue de lutter contre le destin, et qui se dit : « Je l’ai toujours pensé. Tout est fatal en ce monde. Rien ne sert de se démener. Laissons-nous faire. Laissons-nous porter par le flot. »

Jules Romains, Les hommes de bonne volonté, « Verdun »

Adieu la vie, adieu l’amour,

Adieu toutes les femmes

C’est pas fini, c’est pour toujours

De cette guerre infâme

C’est à Verdun, au fort de Vaux

Qu’on a risqué sa peau

Nous étions tous condamnés

Nous étions sacrifiés

Chanson de Craonne

Guillaum’, qui s’était promis

D’êtr’ en quinz’ jours à Paris,

Resta salement en panne,

Sur la Marne.

Il veut r’commencer l’affaire

Après vingt mois, le malin,

Et décide sans manière

De prendre Verdun. (bis)

Mais comme il se souvenait

D’son coup du quatorz’ Juillet,

D’la façon dont on s’cramponne

En Argonne,

Il am’na des troup’s en masse

Et des canons d’quatre cent vingt,

" Cett’ fois, il faudra que j’passe,

Je vais predr’ Verdun ! " (bis)

De manière que ses soldats

Soient bien prêts pour le combat,

Qu’ils avancent avec moins d’peine

Qu’en Lorraine,

Il les bourra de saucisses,

De café, de bière, de vin…

" Pour prix de mes sacrifices,

Vous prendrez Verdun ". (bis)

Quand tout fut prêt, subit’ment

Commença l’ bombardement

L’ plus terribl’ de la campagne,

Mieux qu’ Champagne !

Il prit un fort et bien vite,

Pour fair’ marcher son emprunt,

Il télégraphia de suite :

" Nous tenons Verdun ! " (bis)

Oui, mais le lend’main matin,

L’fort n’était plus dans ses mains,

Il vit ses soldats descendre

Mieux qu’en Flandre.

Pour baptiser sa conquête,

De Castelnau et Pétain

Lui montrèr’nt comment sont faites

Les dragées d’Verdun. (bis)

Et Guillaume essaie toujours,

A Saint-Mihiel, à Malancourt,

Mais vaincre la résistance

de la France,

La tâche est pour lui trop dure,

Il s’y cassera les reins,

Et il peut s’mettr’ la ceinture

Pour prendre Verdun. (bis)

Chanson « Verdun »

Tu n’en reviendras pas toi qui courais les filles,

Jeune homme dont j’ai vu battre le coeur à nu

Quand j’ai déchiré ta chemise et toi non plus,

Tu n’en reviendras pas vieux joueur de manille.

Qu’un obus a coupé par le travers en deux,

Pour une fois qu’il avait un jeu du tonnerre.

Et toi le tatoué l’ancien Légionnaire,

Tu survivras longtemps sans visage sans yeux.

On part Dieu sait pour où, ça tient du mauvais rêve,

On glissera le long de la ligne de feu.

Quelque part ça commence à n’être plus du jeu

Les bonshommes là-bas attendent la relève.

Roule au loin roule le train des dernières lueurs,

Les soldats assoupis que ta danse secoue

Laissent pencher leur front et fléchissent le cou,

Cela sent le tabac, l’haleine et la sueur.

Comment vous regarder sans voir vos destinées,

Fiancés de la terre et promis des douleurs.

La veilleuse vous fait de la couleur des pleurs

Vous bougez vaguement vos jambes condamnées.

Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit,

Déjà vous n’êtes plus qu’un nom d’or sur nos places,

Déjà le souvenir de vos amours s’efface,

Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri.

Chanson « Tu n’en reviendras pas »

Prélude à Verdun

Verdun

Il y a cent ans, la première guerre mondiale (1914-1918) démarrait. Oui, mais pour quelle raison ?

La première guerre mondiale en Europe n’était nullement une surprise pour les révolutionnaires marxistes

Quand les armées française et allemande massacraient les populations civiles d’Alsace et de Lorraine qu’elles prétendaient venir sauver par la première guerre mondiale….

Aujourd’hui, les dirigeants européens se servent des cérémonies de la Première Guerre mondiale pour pousser à de nouvelles guerres

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