Quelques références pour la discussion :
Parti révolutionnaire et auto-organisation des travailleurs
jeudi 21 février 2019, par
Avertissement : il n’est jamais facile de débattre entre courants révolutionnaires opposés et cela nécessite une volonté de discuter réellement sans compromis mais sans animosité non plus. Les camarades de la gauche communiste ne sont pas nos ennemis mais nos adversaires politiques (même s’ils sont nos alliés de combat contre la bourgeoisie et ses forces sociales et politiques, notamment face aux réformistes, aux staliniens, aux « insoumis » et aux appareils syndicaux). La clarté des idées doit être le seul but recherché, même si certains nous diront toujours que cela ne sert à rien de rediscuter tout cela. Déjà cela signifie que nous ne sommes pas dans la lignée des staliniens ni dans celle des sociaux-démocrates et ce n’est pas si mal. Les révolutionnaires se doivent de mettre leurs idées en débat et ils ne le font pas par démocratisme mais parce que seule la vérité et sa recherche sont révolutionnaires.
Amis et camarades,
Lors que la dernière assemblée générale ouverte de Voix des Travailleurs, le camarade Philippe Bourrinet a pu se rendre à notre invitation, pour son courant gauche communiste conseilliste et ceux qui ont pu participer à cette assemblée auront apprécié ses interventions. Comme il nous a proposé une brochure qu’il a éditée sur la révolution des conseils ouvriers en Europe, je vous transmets, en le mettant en copie, mes remarques sur cette brochure.
Lire ici la brochure de Philippe Bourrinet discutée ici
Cette brochure qui a le mérite de rappeler que la révolution russe n’était nullement russe mais prolétarienne internationale et qu’elle était non le fait des bolcheviks mais l’action des prolétaires, des soldats et des paysans, en particulier dans toute l’Europe, a aussi un grand défaut : celui de prétendre que l’objectif des bolcheviks et leur politique n’étaient pas de donner le pouvoir aux soviets, à cette immense vague d’auto-organisation ni de se battre pour le communisme international mais pour le développement bourgeois national sous l’égide dictatoriale du parti unique bolchevik, une thèse proche de celle de la bourgeoisie anticommuniste.
Toute la fin de la brochure développe cette thèse et ce n’est pas un hasard si l’historien qu’elle trouve à citer pour démontrer que les bolcheviks ne faisaient que casser des grèves et tirer sur des ouvriers est tiré de Nicolas Werth et notamment de son « Livre noir du communisme », ouvrage de propagande contre-révolutionnaire, dénoncé même par un des participants de cet ouvrage collectif, l’historien Margolin.
Citons ainsi :
« Très rapidement, le nouveau régime russe trouvera un autre adversaire intérieur, qui n’est plus seulement les gardes blancs et les paysans récalcitrants à la politique de réquisitions, mais la masse des ouvriers. »
Et la brochure affirme que, dès 1918, le régime brise les grèves, tire sur les ouvriers…
Elle explique : « L’assassinat du tribun bolchevik Volodarski entraîne une vague d’arrestations ouvrières à Petrograd. Plus de 800 « meneurs » furent arrêtés, ce qui entraîna une grève générale le 2 juillet. »
Il s’agit donc de la vague de terreur déclenchée par le parti socialiste révolutionnaire contre les bolcheviks et cette brochure, citant Nicolas Werth, présente la défense de la révolution contre la terreur contre-révolutionnaire comme une attaque violente des bolcheviks contre les travailleurs !!! C’est un peu fort de café !
Quand le bolchevik Kirov, dit la brochure, exige l’extermination des gardes blancs, la brochure traduit : « 2000 à 4000 grévistes furent exécutés ou noyés », comme si les gardes blancs que combattaient les bolcheviks, c’étaient justement les ouvriers en grève !!! Qui témoigne dans ce sens ? Mais toujours le fameux Nicolas Werth !!!
Quand on s’affiche communiste révolutionnaires comme l’auteur de cette brochure, peut-on ainsi diffuser les mensonges des anticommunistes viscéraux ?!!!
La brochure demande « Comment en est-on arrivé là ? »
Et elle répond : « Après la victoire d’Octobre, le pouvoir des conseils devient vite une coquille vide. Les bolcheviks vident les conseils ouvriers de toute leur substance et instaurent progressivement le capitalisme d’Etat ».
C’est donc l’action directe du parti bolchevik de Lénine et Trotsky qui aurait cassé les soviets et qui expliquerait donc tout simplement le stalinisme. Ce serait effectivement plus simple à comprendre et la suite découlerait donc directement de la volonté politique et sociale des bolcheviks…
Manque de chance, ce n’est cela l’histoire !
Les soviets ouvriers n’ont pas été vidés par les bolcheviks mais par la violente guerre civile menée par les forces bourgeoises de toutes sortes de la Russie alliées aux forces militaires impérialistes du monde entier, guerre civile violente, alliant le terrorisme de tous les partis bourgeois et petits bourgeois russes avec l’intervention massive des armées de vingt pays ! Se défendre a nécessité de retransformer toute la classe ouvrière et une partie de la paysannerie en armée ouvrière de défense de la révolution. Les meilleurs des militants ouvriers, les travailleurs les plus conscients y ont perdu la vie. L’économie russe, déjà détruite par la guerre, y a perdu ses dernières forces. Plus de transports, plus d’usines, plus de matières premières, plus de nourriture. La classe ouvrière a été entièrement transformée. En partie déclassée, elle était à bout de forces en 1921-1922. La famine a traversé le pays. C’est cela, camarades communistes, qui a vidé les soviets et pas le parti révolutionnaire, et qui l’était encore !!!
Non seulement la brochure confond la défense de la révolution avec une contre-révolution contre les travailleurs mais elle confond les tentatives de maintenir le pouvoir ouvrier face au capital avec des tentatives d’ôter le pouvoir aux soviets ouvriers !!!
Cette fois, on allie l’ignorance à la malhonnêteté !
Non seulement, Lénine aurait vidé les soviets mais il aurait appelé les comités d’usine à se suicider pour favoriser les syndicats et casser ainsi le caractère d’auto-organisation du pouvoir !!!
Citons la brochure : « Ils (les comités d’usine) sont éliminés au profit des syndicats en janvier 1918. »
Et qui les a ainsi éliminés ? Le Parti bolchevik de Lénine et Trotsky !
Le fait que le pouvoir ouvrier ait voulu tenter de redresser la production, tentative d’empêcher le grand capital d’étrangler la révolution ouvrière, est présentée par la brochure comme la construction nationale de la production, anticipation de la construction forcée stalinienne…
Le fait que les soviets russes aient été les premiers à se bureaucratiser, du fait du départ au front des ouvriers les plus conscients et militants et de la misère générale, la brochure feint de l’ignorer.
Et la brochure poursuit : « En conséquence, les comités d’usine, qui avaient été les instruments essentiels du contrôle ouvrier et de l’insurrection en octobre 1917, devenaient des organes syndicaux. Ceux-ci étaient entièrement subordonnés au nouvel Etat. »
Et plus loin : « A partir de mars 1918, les syndicats sont devenus des courroies de transmission du parti bolchevik, parti unique, qui militarise le travail pour les besoins de la guerre civile, introduit le salaire aux pièces, l’obligation des heures supplémentaires, la nomination des chefs d’entreprise par le nouveau pouvoir, et « l’émulation socialiste », voire les camps de travail, pour l’édification d’un capitalisme d’Etat. »
La thèse selon laquelle le « socialisme dans un seul pays » de Staline a été le produit direct de la politique des bolcheviks sous Lénine et Trotsky dès 1918, ces dirigeants révolutionnaires ayant trahi la révolution des conseils ouvriers, en Russie comme dans le monde, est lancée…
Ce qui ne veut pas dire que cette thèse soit démontrée.
La brochure présente comme un but politique le fait que les bolcheviks se soient retrouvés seul parti de gouvernement ! Elle fait comme si la campagne de terreur des autres partis n’était qu’un prétexte pour les bolcheviks qui voulaient le pouvoir pour eux tous seuls. Décidément, pas une seule des calomnies de la bourgeoisie n’a parue trop grossière à nos « camarades communistes de gauche et conseillistes » ! Un bon conseil… camarades : il ne faudrait pas prendre pour argent comptant les mensonges des historiens anticommunistes !!!
Ceux qui massacraient les ouvriers des soviets, c’était la contre-révolution et pas les bolcheviks !!!
La brochure affirme l’inverse, et prétend que la guerre civile a servi de prétexte à la mise en place du parti unique et du pouvoir d’Etat au lieu du pouvoir des soviets et conclue : « Désormais, les comités exécutifs des soviets étaient nommés par le pouvoir ». (d’après le texte nous serions avant juillet 1917)
En somme, la terreur révolutionnaire des bolcheviks est présentée apr ces camarades comme une terreur contre-révolutionnaire !!!
Puis, la brochure conclue que tout cela serait le produit d’une conception méprisante pour la masse informe qui n’aurait droit qu’à l’honneur d’être dirigée par le Parti.
Que cette conception existe chez les staliniens et même chez certains groupes révolutionnaires, certes, mais de là à l’attribuer à Lénine et Trotsky, c’est là encore fort de café !
Concluant sur la trahison de la révolution allemande en 1923 par le stalinisme, sans dire que c’est le stalinisme qui a trahi et en disant que c’est le bolchevisme, la brochure en vient à prétendre que dans ses « Leçons d’Octobre », Trotsky ne soulignait pas les faiblesses de la direction bolchevik de 1917. Curieusement, cette direction, de Zinoviev à Kamenev, en passant par Staline, a considéré cet écrit qui fait le parallèle entre la trahison de 1923 en Allemagne avec celle de la direction bolchevik en 1917, a considéré que Trotsky avait passé les bornes en la dénonçant ainsi publiquement !!
Et la brochure termine en disant que la Russie des soviets était « muselée par la dictature du parti unique, dont le mot d’ordre n’était plus « tout le pouvoir aux soviets », mais l’édification d’un capitalisme d’Etat sur le modèle allemand, s’appuyant sur les méthodes scientifiques du taylorisme »…
Relevons aussi la phrase de conclusion qui enterre par avance le prolétariat américain : « L’empire américain demeurera jusqu’à la fin la forteresse la plus solide de la contre-révolution. »
Monsieur Philippe Bourrinet, pour analyser la transformation du pouvoir le plus révolutionnaire et prolétarien du monde en le pouvoir le plus contre-révolutionnaire et violemment hostile au prolétariat du monde, il faut autre chose que des imprécations contre les tentatives des dirigeants bolcheviks pour faire face à une situation défavorable, celle d’un prolétariat involontairement triomphant seul dans un des pays les plus arriérés du monde capitaliste et, qui plus est, complètement détruit et crevant de faim, victimes des pires violences des ses ennemis mortels. Pour comprendre ce qu’ils ont tenté, il faut au moins ne pas se contenter des affirmations de leurs ennemis mortels, les forces blanches, allant des tsaristes aux sociaux-démocrates et socialistes révolutionnaires.
Non seulement les bolcheviks ont tout fait pour gouverner avec les partis petits bourgeois, comme les socialistes révolutionnaires de gauche, mais ils ont toujours gouverné avec tous les courants qui se revendiquaient du pouvoir des soviets, dont les anarchistes de multiples courants révolutionnaires. Ils n’ont interdit la participation aux soviets qu’aux partis qui participaient à la guerre d’extermination du pouvoir des soviets. Désolé que votre brochure profère les mêmes mensonges que la contre-révolution anticommuniste !!!
Bien entendu, cette polémique ne signifie pas que nous allons rejeter ces camarades de la gauche communiste, pas plus que nous ne rejetons ceux du courant bordiguiste. Ces débats ne sont pas finis et n’ont pas pu l’être, du fait de la contre-révolution stalinienne et social-démocrate triomphantes et nous espérons les reprendre au cours de la prochaine offensive prolétarienne et communiste montante.
salutations communistes révolutionnaires
Robert Paris
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“Monsieur” Robert Paris,
Merci de cette réponse qui est plus un coup de patte de dénigrement dans le style de L.O. qu’une véritable analyse historique.
Dénoncer Nicolas Werth, un russifiant parfaitement compétent comme un contre-révolutionnaire est parfaitement malhonnête. Werth n’est pas l’immonde Courtois, venu du maoïsme et rallié comme tant d’autres à la bourgeoisie (y inclus Margolin qui est passé par le groupe Combat communiste, issu de Lutte Ouvrière !). J’ai pu par moi-même vérifier les sources russes (une langue que je connais bien) données par Werth elles sont authentiques.
C’est autre chose que de débattre sur une question réelle et cruciale : devrons-nous à nouveau utiliser demain la “terreur rouge” et comment pourrons-nous éviter de suivre la même pente glissante ? Pour cela il faut poser la question clairement : les conseils ouvriers auront-ils la force de conserver tout le pouvoir entre leur mains pour éviter des dérives qui peuvent être fatales à la révolution ?
Vous avez certainement raison de dénoncer “l’alliance de l’’ignorance à la malhonnêteté !” Malheureusement cela vaut aussi pour votre mode de “raisonnement” : jamais vous ne vous confrontez à des faits historiques précis. Vous vous contentez de répéter sans le moindre complexe les mantras idéologiques d’un groupe où vous ne vous êtes pas formés à une véritable pensée révolutionnaires critique. Il ne suffit pas de répéter, il faut aussi que l’arme impitoyable de la critique puisse servir demain à la critique des armes ! Vous ne prenez, malheureusement, pas ce chemin.
Vous évitez enfin de répondre sur le fond : la question du parti bolchevik vite devenu parti unique ainsi que celle du capitalisme d’Etat très tôt proposé comme modèle de “socialisme” par Lénine dès 1919, et dénoncé par la Gauche communiste (Osinski et autres). Faut-il en déduire, que lors de votre scission, vous ne vous êtes jamais posés des questions aussi élémentaires ?
Je ne m’étendrai pas plus. C’est une question de vie ou de mort que de faire un bilan de la révolution russe et des autres (Allemagne, Hongrie, etc.) non pour faire pure œuvre d’historien mais pour préparer la vague révolutionnaire de demain, qui – à mon avis – est inéluctable.
Votre malhonnêteté finale – et là je pèse mes mots - est de dire que j’enterrerai la révolution aux USA si elle devait se produire un jour. Or je ne fais qu’affirmer un truisme : le capital en Chine et aux USA sera sans doute plus difficile à détruire qu’au Brésil et même qu’en Europe. Ce n’est pas une hérésie “contre-révolutionnaire” que de tâcher d’être lucide. Cela entre dans les analyses que doivent faire dès maintenant les révolutionnaires. La prochaine vague révolutionnaire sera décisive. Cela vaut la peine d’y songer avec l’outil d’une pensée critique étayés sur les expériences du passé (mais aussi, maintenant, du présent).
Je souhaite de toutes mes forces favoriser une véritable discussion sur la révolution prolétarienne mondiale de demain. Celle-ci se fera dans d’autres conditions que pendant la vague de 17-23. Il n’y aura pas de révolution triomphante sans une insurrection donnant tout le pouvoir aux conseils d’ouvriers. Cela implique la dictature du prolétariat, qui s’appuiera sur un ou plusieurs partis révolutionnaires. Pour ne pas aller au néant, ce qui a été le sort de tant de groupes trotskystes et anarchistes, il faudra avoir fait un bilan complet de cette vague. C’est ce qu’avaient fait dès les années 20 et 30 tous les groupes de la gauche communiste (KAPD, GIC, Bilan en France et Belgique).
Pour s’armer matériellement demain, il faut d’abord s’armer idéologiquement !
Camarade Robert Paris (puisque vous employez ce terme comme hapax dans votre diatribe !), si vous n’y voyez pas d’inconvénient je vous demande votre accord pour publier votre “contribution” sur le site Pantopolis. Je suis sûr que ce débat intéresse d’autres personnes que vous et la Voix des travailleurs ! Elle ne doit pas rester confidentielle, autant dire secrète.
Dixi et salvavi animam meam !
Salutations communistes révolutionnaires,
Ph. B.
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cher camarade
merci de cette rapide réponse.
Je vous répondrai sur chacun des points et en détails le plus rapidement possible.
Bien entendu, une telle discussion peut et doit être publique et il est bon que nous éditions les uns et les autres les étapes de celle-ci, ce que je souhaite également faire dans le site Matière et Révolution.
salutations communistes révolutionnaires
Robert Paris
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Cher camarade (je ne mets pas guillemets, nos divergences ne vont pas jusque là) Bourrinet,
Tout d’abord, un point de détail, vous écrivez :
« Dénoncer Nicolas Werth, un russifiant parfaitement compétent comme un contre-révolutionnaire est parfaitement malhonnête. Werth n’est pas l’immonde Courtois, venu du maoïsme et rallié comme tant d’autres à la bourgeoisie (y inclus Margolin qui est passé par le groupe Combat communiste, issu de Lutte Ouvrière !). J’ai pu par moi-même vérifier les sources russes (une langue que je connais bien) données par Werth elles sont authentiques. »
Personnellement, je ne connais pas Werth. J’ai connu personnellement Margolin, à LO et ensuite, (c’est lui qui m’a recruté) qui m’a dit avoir été trompé dans le but, dans la forme, dans l’édition par le Livre du Communisme. Werth lui-même a laissé entendre que des passages de son propre texte auraient été modifiés.
Ainsi on peut lire Nicolas Werth, dans sa partie du Livre Noir :
« Le crime est certes une composante essentielle [du communisme], mais le mensonge qui a permis l’occultation de la terreur me paraît plus central que le crime lui-même. »
Un communiste peut-il avoir comme seule référence de faits un tel anticommuniste, poser la question, c’est y répondre.
Mais Werth ne se souvient nullement d’avoir écrit cela !!! Cela semble avoir été rajouté par quelqu’un d’un peu trop… courtois !
Comment faire confiances dès lors aux autres références ?!!!
Remarquons que Nicolas Werth, auteur de la partie sur la Russie du Livre Noir, a lui-même affirmé que c’était finalement un ouvrage anticommuniste et mensonger produit surtout par Courtois !!! Il a parlé à propos de ce livre d’« une dérive de l’histoire exclusivement policière » et s’est publiquement démarqué de l’idée contenue dans la préface de Courtois selon laquelle le communisme serait par essence criminogène.
A propos du « Livre »… noir de mensonges de Nicolas Werth, je reprendrai ce que l’historien britannique Eric Hobsbawm écrit à propos du livre de François Furet, Le Passé d’une illusion : « Par son absence d’interprétation historique du phénomène, ce livre pourrait se lire comme un produit tardif de la guerre froide. »
Ce détail étant réglé, comme je l’ai dit, je vais vous répondre point par point, ce qui nécessitera de prendre son temps. Le premier point, qui est essentiel et que j’aborderai en premier, est celui qui, dans votre brochure, dit la chose suivante : « Elle (cette conception « léniniste » de Trotsky, notamment dans « Leçons d’Octobre ») traduit aussi une conception quelque peu méprisante pour la masse informe dont le seul honneur aurait été d’être « dirigée » par le Parti. Elle fait aussi de cette « masse » un non-sujet de l’histoire, dénué de conscience, si ce n’est par procuration. Le sujet réel est le « Parti » avec un grand P, et non l’immense masse des prolétaires insurgées contre le régime capitaliste. »
Peut-on honnêtement attribuer une telle conception, exprimée comme vous venez de le faire, à Lénine ou à Trotsky, à aucune époque de leur histoire avant Octobre, pendant ou après ? Je répondrais absolument : non !
Non, ni dans les paroles, ni dans les actes !
Et dans ma prochaine intervention épistolaire, je me chargerai de prouver ce point.
Salutations communistes révolutionnaires
Robert Paris
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Cher camarade,
Heureux que le dialogue se poursuive. Venant du CCI, j’avais subi un certain nombre d’épithètes délicates, du style “historien vendu à la bourgeoisie”, sans compter les camarades traités d’ “agents de la police” ou de “provocateurs”. Je leur ai répondu, comme il se soit, en publiant leur littérature infâme, et en les dénonçant comme néo-staliniens !
Il faut donc, cher camarade, être très prudent dans l’usage des épithètes. Je suppose que vous-mêmes avez dû entendre quelques “noms d’oiseau” en sortant de ce qui est – à un niveau autrement plus significatif que le CCI – une secte.
Donc poursuivons une saine discussion.
Je ne cache pas que cela exige un travail énorme. L’histoire de la révolution russe reste à réécrire, je parle de la période après la prise du pouvoir d’octobre. Elle doit être appréhendée que dans un autre esprit que les ouvrages écrits par des historiens bourgeois (même honnêtes comme Marc Ferro ou Finges). Oui, la révolution prolétarienne est plus que jamais nécessaire et toujours possible !
Il faut se poser constamment la question : comment et pourquoi une révolution peut si facilement se transformer en contre-révolution ?
Salutations communistes (toujours révolutionnaires ! laissons le communisme capitaliste à Jin xin ping et sa bande de gangsters).
Fraternellement,
Ph.B.
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Cher camarade Bourrinet et chers amis et camarades,
Nous voici donc dans la discussion du point suivant : trouve-t-on chez Lénine et Trotsky une conception du rôle du parti qui soit méprisante vis-à-vis de l’intervention directe des masses, de leur propre expérience, de leur propre organisation autonome révolutionnaire et de leur capacité à construire un monde nouveau, une conception selon laquelle le parti serait tout et le prolétariat serait seulement un sujet. Je rappelle que nous tirons cette accusation d’une brochure de Philippe Bourrinet avec lequel nous souhaitons débattre fermement mais fraternellement, en militants qui essaient de se considérer mutuellement comme des communistes révolutionnaires, divergents certes mais visant à un but commun.
Je commencerai par Lénine et par ses propres positions défendues inébranlablement sur ce thème. Je passerai ensuite à Trotsky. Et j’en viendrai ensuite à leurs actes. Une précision, due au fait que nous devons par la suite lire une masse de citations de Lénine, nous ne les prenons pas comme la vérité pure mais comme seulement une preuve dans la discussion. Nous n’avons pas de religion des « grands personnages » historiques et pas de prophètes, ni de bon dieu révolutionnaire, ni de bible. Ces citations ne sont pas des preuves absolues mais démontrent le sens d’une préoccupation politique, celle du militant révolutionnaire Lénine.
Lénine le 4 novembre 1905 dans « Nos tâches et le soviet des députés ouvriers » :
« La question du rôle et de la portée du Soviet des députés ouvriers s’inscrit maintenant à l’ordre du jour de la social-démocratie de Pétersbourg et de l’ensemble du prolétariat de la capitale…. Il me semble que le Soviet aurait tort de se joindre sans réserve à un parti quelconque. Cette opinion ne manquera pas probablement d’étonner le lecteur, et (en rappelant encore une fois très instamment que c’est là l’opinion d’un absent) j’en arrive directement à expliquer ma pensée. Le Soviet des députés ouvriers est né de la grève générale, à l’occasion de la grève, au nom des objectifs de la grève. Qui a conduit et fait aboutir la grève ? Tout le prolétariat au sein duquel il existe aussi, heureusement en minorité, des non-social-démocrates. Quels buts poursuivait la grève ? Economiques et politiques, tout ensemble. Les buts économiques concernaient tout le prolétariat, tous les ouvriers et en partie même tous les travailleurs, et pas seulement les ouvriers salariés. Les buts politiques concernaient tout le peuple, plutôt tous les peuples de la Russie. Les buts politiques consistaient à libérer tous les peuples de Russie du joug de l’autocratie, du servage, de l’arbitraire et des abus de la police… Je me trompe peut-être, mais (sur la foi de renseignements incomplets dont je dispose, renseignements « par écrit » seulement) il me semble que sous le rapport politique le Soviet des députés ouvriers doit être envisagé com¬me un embryon du gouvernement révolutionnaire provisoire. Je pense que le Soviet doit se proclamer au plus tôt gouvernement révolutionnaire provisoire de l’ensemble de la Russie ou bien (ce qui revient au même, mais sous une forme différente), il doit créer un gouvernement révolutionnaire provisoire… Ce qui manque aujourd’hui, c’est l’union de toutes les forces vraiment révolutionnaires, de toutes les forces agissant en tant que telles. Ce qui manque, c’est un centre politique pour toute la Russie, un centre vivant, jeune, fort par ses racines profondes dans le peuple et qui jouirait de la confiance absolue des masses ; qui posséderait une énergie révolutionnaire bouillonnante et serait étroitement lié aux partis révolutionnaires et socialistes organisés. Un tel centre ne peut être formé que par le prolétariat révolutionnaire qui a brillamment conduit la grève politique et organise maintenant l’insurrection armée de tout le peuple, qui a conquis pour la Russie une demi-liberté et conquerra la liberté complète. La question se pose : pourquoi le Soviet des députés ouvriers ne serait-il pas l’embryon d’un tel centre ? Parce que les social-démocrates ne sont pas les seuls à y siéger ? Ce n’est pas un inconvénient, c’est un avantage. Nous avons constamment affirmé qu’une union de combat est nécessaire entre social-démocrates et démocrates bourgeois révolutionnaires. Nous en avons parlé, et ce sont les ouvriers qui l’ont réalisée. Et ils ont bien fait. »
Lénine dans « Thèses d’avril » en avril 1917 :
« Les soviets des députés ouvriers, soldats, paysans et autres sont incompris non seulement en ce sens que la plupart des gens ne se font pas une idée nette de la portée sociale, du rôle des soviets dans la révolution russe. Ils ne sont pas compris, non plus en tant que forme nouvelle, ou plus exactement en tant que nouveau type d’Etat. Le type le plus parfait, le plus évolué d’Etat bourgeois, c’est la république démocratique parlementaire : le pouvoir y appartient au Parlement ; la machine de l’Etat, l’appareil administratif sont ceux de toujours : armée permanente, police, bureaucratie pratiquement non révocable, privilégiée, placée au dessus du peuple. Mais dès la fin du 19ème siècle, les époques révolutionnaires offrent un type supérieur d’Etat démocratique, un Etat qui, selon l’expression d’Engels, cesse déjà, sous certains rapports, d’être un Etat, « n’est plus un Etat au sens propre du terme ». C’est l’Etat du type de la Commune de Paris : il substitue à la police et à l’armée séparées de la nation, l’armement direct et immédiat du peuple. Là est l’essence de la Commune… C’est précisément un Etat de ce type que la révolution russe a commencé à créer en 1905 et 1917. La République des soviets des députés ouvriers, soldats, paysans et autres, … voilà ce qui naît aujourd’hui, à l’heure actuelle, sur l’initiative des masses innombrables du peuple qui crée spontanément la démocratie, à sa manière, sans attendre que messieurs les professeurs cadets aient rédigé leurs projets de loi pour une république parlementaire bourgeoise, ni que les pendants et les routiniers de la « social-démocratie » petite-bourgeoise, tels Plekhanov ou Kautsky, aient renoncé à falsifier la doctrine marxiste de l’Etat. »
Lénine en septembre 1917 dans « Une des questions fondamentales de la révolution » :
« Le pouvoir aux Soviets », cela signifie une refonte radicale de tout l’ancien appareil d’Etat, appareil bureaucratique qui entrave toute initiative démocratique ; la suppression de cet appareil et son remplacement par un appareil nouveau, populaire, authentiquement démocratique, celui des Soviets, c’est-à-dire de la majorité organisée et armée du peuple, des ouvriers, des soldats et des paysans ; la faculté donnée à la majorité du peuple de faire preuve d’initiative et d’indépendance non seulement pour l’élection des députés, mais encore dans l’administration de l’Etat, dans l’application de réformes et de transformations sociales. »
A la veille de la révolution d’octobre 1917, Lénine écrit dans « Le nouveau type d’Etat que crée notre révolution » :
« Les Soviets des députés ouvriers, soldats, paysans, etc., restent incompris en ce sens que la plupart ne se font pas une idée nette de la signification de classe, du rôle des Soviets dans la révolution russe. Mais ce qu’on ne comprend pas non plus, c’est qu’ils représentent une nouvelle forme d’Etat, ou plus exactement un nouveau type d’Etat… Une République des Soviets de députés ouvriers, soldats, paysans, etc., réunis en Assemblée constituante des représentants du peuple de Russie, ou en Conseil des Soviets, etc., voilà ce qui est en train de naître chez nous à l’heure actuelle, sur l’initiative des masses populaires qui créent spontanément une démocratie à leur manière… »
Lénine en novembre 1917 :
« Jetez un coup d’œil dans les profondeurs du peuple travailleur, au cœur des masses. Vous verrez quel travail d’organisation s’y accomplit, quel élan créateur : vous y verrez jaillir la source d’une vie rénovée et sanctifiée par la révolution. L’essentiel, aujourd’hui, c’est de rompre avec le préjugé des intellectuels bourgeois d’après lequel seuls des fonctionnaires spéciaux peuvent diriger l’Etat… L’essentiel, c’est d’inspirer aux opprimés et aux travailleurs la confiance dans leur propre force. Il faut détruire à tout prix ce vieux préjugé absurde, barbare, infâme et odieux, selon lequel seules prétendues « classes supérieures », seuls les riches ou ceux qui sont passés par l’école des riches, peuvent administrer l’Etat, organiser l’édification de la société socialiste. C’est là un préjugé. Il est entretenu pas une routine pourrie, par l’encroûtement, par l’habitude de l’esclave, et plus encore par la cupidité sordide des capitalistes, qui ont intérêt à administrer en pillant et à piller en administrant… L’organisation de la production incombe entièrement à la classe ouvrière. Rompons une fois pour toutes avec le préjugé qui veut que les affaires de l’Etat, la gestion des banques, des usines, etc., soit une tâche inaccessible aux ouvriers… Il est facile de promulguer un décret sur l’abolition de la propriété privée, mais seuls les ouvriers eux-mêmes doivent et peuvent l’appliquer. Qu’il se produise des erreurs, soit ! ce sont les erreurs d’une nouvelle classe qui crée une vie nouvelle. Les travailleurs n’ont évidemment pas d’expérience en matière d’administration, mais cela ne nous effraie pas. »
Lénine en janvier 1918 au troisième congrès des Soviets de Russie :
« Nous aurons à surmonter ici maintes difficultés ; cela entraînera pour nous beaucoup de sacrifices et d’erreurs ; il s’agit d’une entreprise nouvelle, sans précédent dans l’histoire et qui n’est traitée dans aucun livre. Il va sans dire que c’est la transition la plus difficile que l’histoire ait jamais connue, mais il n’y avait aucun moyen d’opérer autrement cette transition décisive. Et le fait qu’il s’est créé en Russie un pouvoir des Soviets a montré que l’expérience révolutionnaire la plus riche appartient à la masse révolutionnaire elle-même, qui fournit des millions de gens pour seconder les quelques dizaines de membres du Parti, et qui, pratiquement, prend elle-même à la gorge ses exploiteurs. »
Puis voici Lénine en avril 1918, face au chaos économique, politique et militaire russe, dans « Les tâches immédiates du pouvoir des Soviets » :
« L’histoire ne connaît pas une seule grande révolution où le peuple n’ait senti cela d’instinct et n’ait fait preuve d’une fermeté salutaire en fusillant sur place les voleurs. Le malheur des révolutions du passé était que l’enthousiasme révolutionnaire des masses, qui entretenait leur état de tension et leur donnait la force de châtier impitoyablement les éléments de décomposition, ne durait pas longtemps. La cause sociale, c’est-à-dire la cause de classe de cette instabilité de l’enthousiasme révolutionnaire des masses, était la faiblesse du prolétariat, seul capable (s’il est suffisamment nombreux, conscient et discipliné) de se rallier la majorité des travailleurs et des exploités (la majorité des pauvres, pour employer un langage plus simple et plus populaire) et de garder le pouvoir assez longtemps pour écraser définitivement tous les exploiteurs et tous les éléments de décomposition. C’est cette expérience historique de toutes les révolutions, c’est cette leçon économique et politique de l’histoire mondiale que Marx a résumée dans une formule brève, nette, précise et frappante : dictature du prolétariat. Et que la révolution russe ait abordé de la bonne manière l’accomplissement de cette tâche de portée universelle, c’est ce qu’a prouvé la marche triomphale de l’organisation soviétique chez tous les peuples et nationalités de la Russie. Car le pouvoir des Soviets n’est pas autre chose que la forme d’organisation de la dictature du prolétariat, de la dictature de la classe d’avant-garde qui élève à une démocratie nouvelle, à la participation autonome à la gestion de l’Etat des dizaines et des dizaines de millions de travailleurs et d’exploités qui apprennent par leur propre expérience à considérer l’avant-garde disciplinée et consciente du prolétariat comme leur guide le plus sûr. » « Le caractère socialiste de la démocratie soviétique, c’est-à-dire prolétarienne, dans son application concrète, déterminée, consiste en ceci : premièrement, les électeurs sont les masses laborieuses et exploitées, la bourgeoisie en est exceptée ; deuxièmement, toutes les formalités et restrictions bureaucratiques en matière d’élections sont supprimées, les masses fixent elles-mêmes le mode et la date des élections et ont toute liberté pour révoquer leurs élus ; troisièmement, on voit se former la meilleure organisation de masse de l’avant-garde des travailleurs, du prolétariat de la grande industrie, organisation qui lui permet de diriger la très grande masse des exploités, de les faire participer activement à la vie politique, de les éduquer politiquement par leur propre expérience, et de s’attaquer ainsi pour la première fois à cette tâche : faire en sorte que ce soit véritablement la population tout entière qui apprenne à gouverner et qui commence à gouverner. Tels sont les principaux signes distinctifs de la démocratie appliquée en Russie, démocratie de type supérieur, qui brise avec sa déformation bourgeoise et marque la transition à la démocratie socialiste et aux conditions dans lesquelles l’Etat pourra commencer à s’éteindre. Bien entendu, l’élément de la désorganisation petite-bourgeoise (qui se manifestera inévitablement plus ou moins dans toute révolution prolétarienne, et qui, dans notre révolution à nous, se manifeste avec une extrême vigueur en raison du caractère petit-bourgeois du pays, de son état arriéré et des conséquences de la guerre réactionnaire) doit forcément marquer les Soviets, eux aussi, de son empreinte. Nous devons travailler sans relâche à développer l’organisation des Soviets et du pouvoir des Soviets. Il existe une tendance petite-bourgeoise qui vise à transformer les membres des Soviets en « parlementaires » ou, d’autre part, en bureaucrates. Il faut combattre cette tendance en faisant participer pratiquement tous les membres des Soviets à la direction des affaires. En maints endroits, les sections des Soviets se transforment en organismes qui fusionnent peu à peu avec les commissariats. Notre but est de faire participer pratiquement tous les pauvres sans exception au gouvernement du pays ; et toutes les mesures prises dans ce sens — plus elles seront variées, mieux cela vaudra — doivent être soigneusement enregistrées, étudiées, systématisées, mises à l’épreuve d’une expérience plus vaste, et recevoir force de loi. Notre but est de faire remplir gratuitement les fonctions d’Etat par tous les travailleurs, une fois qu’ils ont terminé leur huit heures de « tâches » dans la production : il est particulièrement difficile d’y arriver, mais là seulement est la garantie de la consolidation définitive du socialisme. Il est tout naturel que la nouveauté et la difficulté de ce changement donnent lieu à une quantité de tâtonnements, d’erreurs et d’hésitations, sans lesquels aucun progrès rapide ne saurait se faire. La situation actuelle a ceci d’original, du point de vue de beaucoup de gens qui désirent passer pour des socialistes, qu’ils ont pris l’habitude d’opposer le capitalisme au socialisme dans l’abstrait, en plaçant d’un air grave, entre le premier et le second, le mot : « bond » (certains, se souvenant de bribes de textes lus chez Engels, ajoutent d’un air plus grave encore : « Le bond du règne de la nécessité dans le règne de la liberté »). La plupart de ces pseudo-socialistes, qui ont « lu des livres » à propos du socialisme, mais sans jamais approfondir sérieusement la question, sont incapables de considérer que les maîtres du socialisme entendaient par « bond » un tournant sous l’angle de l’histoire mondiale, et que des bonds de ce genre s’étendent à des périodes de dix ans et parfois plus. Il est tout naturel qu’à de pareils moments la fameuse « intelliguentsia » fournisse une infinité de pleureuses : l’une pleure l’Assemblée constituante, l’autre la discipline bourgeoise, la troisième le régime capitaliste, la quatrième le seigneur terrien cultivé, la cinquième l’impérialisme dominateur, et ainsi de suite. Ce qu’une époque de grands bonds a de vraiment intéressant, c’est que la profusion des débris du passé, qui s’accumulent parfois plus vite que les germes (pas toujours visibles au début) de l’ordre nouveau, exige que l’on sache discerner l’essentiel dans la ligne ou dans la chaîne du développement. Il est des moments historiques où l’essentiel, pour le succès de la révolution, est d’accumuler le plus possible de débris, c’est-à-dire de faire sauter le plus possible de vieilles institutions ; il est des moments où l’on en a fait sauter assez et où s’inscrit à l’ordre du jour la besogne « prosaïque » (« fastidieuse » pour le révolutionnaire petit-bourgeois) qui consiste à déblayer le terrain des débris qui l’encombrent ; il est d’autres moments où ce qui importe le plus, c’est de cultiver soigneusement les germes du monde nouveau qui poussent de dessous les débris jonchant le sol encore mal déblayé de la pierraille. Il ne suffit pas d’être un révolutionnaire et un partisan du socialisme, ou un communiste en général. Il faut savoir trouver, à chaque moment donné, le maillon précis dont on doit se saisir de toutes ses forces pour retenir toute la chaîne et préparer solidement le passage au maillon suivant ; l’ordre de succession des maillons, leur forme, leur assemblage et ce qui les distingue les uns des autres, ne sont pas aussi simples, ni aussi rudimentaires dans une chaîne d’événements historiques que dans une chaîne ordinaire, sortie des mains d’un forgeron. La lutte contre la déformation bureaucratique de l’organisation soviétique est garantie par la solidité des liens unissant les Soviets au « peuple », c’est-à-dire aux travailleurs et aux exploités, par la souplesse et l’élasticité de ces liens. Les parlements bourgeois, même celui de la république capitaliste la meilleure du monde au point de vue démocratique, ne sont jamais considérés par les pauvres comme des institutions « à eux ». Tandis que, pour la masse des ouvriers et des paysans, les Soviets sont « à eux » et bien à eux. Aujourd’hui, les « social-démocrates » de la nuance Scheidemann ou, ce qui est à peu près la même chose, de la nuance Martov, éprouvent de la répugnance pour les Soviets, et se sentent attirés vers le respectable parlement bourgeois, ou l’Assemblée constituante, exactement comme Tourgueniev se sentait attiré il y a soixante ans vers la Constitution monarchique et nobiliaire modérée et éprouvait de la répugnance pour le démocratisme moujik de Dobrolioubov et Tchernychevski. C’est le contact des Soviets avec le « peuple » des travailleurs qui crée précisément des formes particulières de contrôle par en bas, comme, par exemple, la révocation des députés, formes que l’on doit maintenant développer avec un zèle tout particulier. Ainsi les Soviets de l’instruction publique en tant que conférences périodiques des électeurs soviétiques et de leurs délégués, discutant et contrôlant l’activité des autorités soviétiques dans ce domaine, méritent toute notre sympathie et tout notre appui. Rien ne serait plus stupide que de transformer les Soviets en quelque chose de figé, que d’en faire un but en soi. Plus nous devons nous affirmer résolument aujourd’hui pour un pouvoir fort et sans merci, pour la dictature personnelle dans telles branches du travail, dans tel exercice de fonctions de pure exécution, et plus doivent être variés les formes et les moyens de contrôle par en bas, afin de paralyser la moindre déformation possible du pouvoir des Soviets, afin d’extirper encore et toujours l’ivraie du bureaucratisme. »
Lénine en mars 1919 dans « Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne » pour l’Internationale communiste :
« L’essence du pouvoir des Soviets consiste en ce que la base constante et unique de tout le pouvoir gouvernemental, c’est l’organisation des masses jadis opprimées par les capitalistes, c’est-à-dire les ouvriers et les demi-prolétaires (paysans n’exploitant pas le travail d’autrui et ayant constamment besoin de vendre une partie au moins de leur force de travail). Ce sont ces masses qui, même dans les républiques bourgeoises les plus démocratiques, tout en jouissant de l’égalité selon la loi, étaient écartées en réalité par des milliers de coutumes et de manœuvres de toute participation à la vie politique, de tout usage de droits et de libertés démocratiques et qui maintenant sont appelées à prendre une part considérable et obligatoire, une part décisive à la gestion démocratique de l’Etat. »
Lénine en novembre 1920, dans « Notre situation extérieure et intérieure et les tâches du parti », rappelle que sans la révolution mondiale le prolétariat russe seul ne peut bâtir le socialisme et qu’en attendant, la seule possibilité pour le prolétariat est de lutter de toutes ses forces contre l’étranglement économique :
« Du fait que le niveau de culture de notre paysan et de notre masse ouvrière ne correspondait pas à la tâche réclamée, et qu’en même temps nous étions pour les 99 % absorbés par les problèmes militaires et politiques, il s’est produit une renaissance de l’esprit bureaucratique. La chose est reconnue de tous. Le but du pouvoir des Soviets est de détruire entièrement l’antique appareil de l’État, comme il fut détruit en novembre 1917 pour transmettre tout le pouvoir aux Soviets : mais nous avouons déjà dans notre programme cette reconnaissance de la bureaucratie, et nous reconnaissons que les fondements économiques nécessaires à la vraie société socialiste n’existent pas encore. Les conditions de culture, d’instruction, et en général de niveau intellectuel nécessaires à la masse ouvrière et paysanne n’existent pas. La faute en est à ce que les exigences militaires ont accaparé toute l’élite du prolétariat. Le prolétariat a consenti de gigantesques sacrifices pour défendre la Révolution, des dizaines de millions de paysans y ont été sacrifiés, et il a fallu appeler à collaborer avec nous des éléments pénétrés d’esprit bourgeois, parce qu’il n’en restait plus d’autres. Voilà pourquoi nous avons dû déclarer dans notre programme, dans un document aussi important que le programme du parti, que la bureaucrate renaît et qu’il faut la combattre systématiquement. Évidemment, cette bureaucratie dans nos administrations soviétistes n’a pas pu ne pas exercer son influence néfaste au sein même de nos organisations communistes, puisque le sommet de notre parti est en même temps celui de l’administration soviétiste. Si nous avons reconnu le mal, si cette vieille bureaucratie a pu se glisser dans notre organisme communiste, il est clair et naturel que les organes de notre Parti portent tous les symptômes du mal. Et puisqu’il en est ainsi, la question a été mise à l’ordre du jour du congrès des Soviets ; elle occupe une grande partie de l’attention de la présente conférence, et fort justement, car la maladie reconnue dans notre parti par les résolutions de la conférence panrusse4 n’existe pas seulement à Moscou, mais s’étend à toute la République, elle est due à la nécessité où nous étions de tout donner au labeur militaro-politique, d’entraîner à tout prix les masses paysannes, sans pouvoir exiger un plan plus large, lié au développement de la culture paysanne et à l’élévation du niveau général des masses paysannes. Je me permettrai en concluant de dire quelques mots de la situation intérieure du Parti, de nos débats intimes et des manifestations d’opposition que connaissent admirablement tous les assistants et qui ont coûté à la Conférence provinciale de Moscou tant d’attention et d’efforts, peut-être même plus qu’il n’eût été désirable pour nous tous. Il est naturel que la difficile transition que nous accomplissons aujourd’hui dans l’épuisement de nos forces vives, que la république a été obligée d’enlever sans cesse au prolétariat et au parti pendant trois années de lutte, nous a placés dans une situation pénible vis-à-vis d’un problème que nous ne sommes pas même en état d’évaluer exactement. Mais cette opposition n’a rien de mauvais. Nous devons reconnaître que nous ne connaissons pas exactement l’étendue de la maladie, nous ne pouvons pas déterminer l’importance et la situation relative des groupements adverses. Le grand mérite de notre conférence aura été de poser la question, de découvrir le mal existant, d’attirer sur lui l’attention du parti et d’inviter tous ses membres à s’efforcer de le guérir. Il est trop clair que du point de vue du Comité Central et aussi, je pense, de l’énorme majorité des camarades (dans la mesure où je connais les opinions, que personne n’a reniées), cette crise de notre parti, cette opposition qui se manifeste non seulement à Moscou mais dans toute la Russie renferme beaucoup d’éléments sains, indispensables et inévitables aux époques de croissance naturelle du parti, à une époque comme la nôtre, où, après avoir eu toute notre attention réclamée par les problèmes politiques et militaires, nous abordons une ère de construction et d’organisation où nous devons embrasser des dizaines d’administrations bureaucratiques et où le niveau de culture de la majorité du prolétariat et des paysans ne correspond plus à la tâche. L’Inspection Ouvrière et Paysanne, on le sait, existe plutôt comme un idéal, il a été impossible de la mettre en marche parce que l’élite des ouvriers était prise par le front et que le niveau de culture des masses paysannes ne leur permettait pas de fournir des militants capables…. Si nous voulons lutter contre la bureaucratie, nous devons appeler à nous les masses. Nous devons connaître l’expérience accumulée par telle ou telle usine, savoir ce qui a été fait par elle pour chasser tel ou tel bureaucrate, profiter de l’expérience de chaque pâté de maisons, de chaque société de consommation. Il nous faut mettre en mouvement avec le maximum de vitesse tout le mécanisme économique. Or, de cela, vous n’entendez pas un mot, tandis que des criailleries et des disputes vous en aurez tout votre soûl. Il est trop clair qu’une aussi gigantesque Révolution ne peut manquer de soulever de la poussière, et de produire une écume qui n’est pas toujours propre. Il est temps de parler, non plus de la liberté de critique, mais du contenu de cette critique. Il est temps d’affirmer que sur la base de notre expérience nous devons faire une série de concessions, mais que nous ne permettrons plus à l’avenir aucune déviation aboutissant à de vaines disputes. Il nous faut faire une croix sur notre passé et nous mettre délibérément à l’œuvre économique. Il nous faut transformer toute l’activité du parti afin qu’il devienne le guide économique de la république et que les succès pratiques deviennent sa meilleure propagande. Aujourd’hui, les mots ne suffisant plus à convaincre l’ouvrier ou le paysan, il leur faut l’exemple. Il faut les convaincre qu’ils pourront améliorer leur exploitation en se passant de capitalistes, que les spécialistes sont là pour leur service, que les conflits peuvent être résolus sans un bâton de policier, sans la famine capitaliste, mais qu’il faut la direction des gens du parti. Voilà le point de vue que nous devons adopter, et alors nous obtiendrons dans notre construction économique un succès qui donnera à notre victoire dans le domaine international son achèvement définitif. » « Le communisme suppose le pouvoir des Soviets à titre d’organe politique donnant aux masses opprimées la possibilité de tout prendre en mains. »
Lénine en avril 1921 dans « Sur l’impôt en nature » :
« Au 5 mai 1918, le bureaucratisme ne figurait pas dans notre champ visuel. Six mois après la révolution d’Octobre, alors que nous avions détruit de fond en comble l’ancien appareil bureaucratique, nous ne ressentions pas encore les effets de ce mal. Une année encore se passe. Le 8ème congrès du P.C.R. (bolchevik), qui se tient du 18 au 23 mars 1919, adopte un nouveau programme où nous parlons franchement, sans crainte de reconnaître le mal, mais désireux au contraire de le démasquer… - où nous parlons d’une « reconnaissance partielle du bureaucratisme au sein du régime soviétique ». Deux années s’écoulent encore. Au printemps de 1921, après le 8ème Congrès des soviets, qui a discuté (décembre 1920) la question du bureaucratisme, après le 10ème Congrès du P.C.R. (bolchevik) en mars 1921, qui a dressé le bilan des débats étroitement rattachés à l’analyse du bureaucratisme, nous voyons ce mal se dresser devant nous encore plus net, plus précis, plus menaçant. Quelles sont les origines économiques du bureaucratisme ? Ces origines sont principalement de deux sortes : d’une part, une bourgeoisie développée a besoin, justement pour combattre le mouvement révolutionnaire des ouvriers, et en partie des paysans, d’un appareil bureaucratique, d’abord militaire, ensuite judiciaire, etc. Cela n’existe pas chez nous. Nos tribunaux sont des tribunaux de classe, dirigés contre la bourgeoisie Notre armée est une armée de classe, dirigée contre la bourgeoisie. La bureaucratie n’est pas dans l’armée, mais dans les institutions qui la desservent. Chez nous, l’origine économique du bureaucratisme est autre : c’est l’isolement, l’éparpillement des petits producteurs, leur misère, leur inculture, l’absence des routes, l’analphabétisme, l’absence d’échanges entre l’agriculture et l’industrie, le manque de liaison, d’action réciproque entre elles. C’est là, dans une mesure considérable, le résultat de la guerre civile… le bureaucratisme, héritage de l’ « état de siège », superstructure basée sur l’éparpillement et la démoralisation du petit producteur, s’est révélé pleinement. Pour provoquer un afflux de forces nouvelles, pour combattre avec succès le bureaucratisme, pour surmonter cette inertie nuisible, l’aide doit venir des organisations locales, de la base, de l’organisation exemplaire d’un « tout »… Il faut une attention maximum accordée aux besoins des ouvriers et des paysans ; sollicitude infinie pour le relèvement de l’économie, augmentation de la productivité du travail, développement des échanges locaux entre l’agriculture et l’industrie… »
Cependant, consciemment ou inconsciemment, Lénine n’a-t-il pas développé une conception méprisante vis-à-vis de la classe prolétarienne en privilégiant les militants communistes et le Parti ? Examinons patiemment et jugeons sur pièces…
Lénine en septembre 1917 dans « Une des questions fondamentales de la révolution » :
« Ne redoutez pas l’initiative et l’action indépendante des masses, faites confiance aux organisations révolutionnaires des masses, et vous verrez les ouvriers et les paysans déployer dans tous les domaines de la vie publique la force, la grandeur, l’invincibilité dont ils ont fait preuve lorsqu’ils se sont unis et se sont dressés contre le coup de force Kornilov. Le grand péché des chefs socialistes-révolutionnaires et mencheviques est de n’avoir pas confiance dans les masses, de redouter leur initiative, leur action indépendante, de trembler devant leur énergie révolutionnaire au lieu de l’appuyer entièrement et sans réserve. Voilà où il faut chercher l’une des raisons profondes de leur indécision, de leurs hésitations, de leurs tentatives perpétuelles et perpétuellement infructueuses de verser un vin nouveau dans les vieilles outres de l’ancien appareil d’Etat bureaucratique. »
Lénine en octobre 1917, dans le Rapport sur la terre au deuxième congrès des soviets :
« En appliquant le décret dans la pratique, en l’appliquant sur les lieux, les paysans comprendront eux-mêmes où est la vérité. Et même si les paysans vont encore plus loin à la suite des socialistes-révolutionnaires, et même s’ils donnent, à ce parti la majorité à l’Assemblée constituante, nous dirons encore : soit ! La vie est le meilleur des éducateurs, elle montrera qui a raison ; les paysans par un bout, et nous par l’autre bout, nous travaillerons à trancher cette question. La vie nous obligera à nous unir pour une même œuvre révolutionnaire, dans l’élaboration de nouvelles formes d’Etat. Nous devons suivre la vie, nous devons offrir aux masses populaires une entière liberté de création. L’ancien gouvernement, renversé par l’insurrection armée, voulait résoudre la question agraire avec l’aide de la vieille bureaucratie tsariste toujours en place. Mais au lieu de résoudre la question, la bureaucratie ne faisait que lutter contre les paysans. Les paysans ont appris plus d’une chose au cours de ces huit mois de notre révolution, ils veulent résoudre eux-mêmes toutes les questions concernant la terre. Aussi exprimons-nous notre opposition à tout amendement à ce projet de loi, nous ne voulons pas entrer dans tous les détails, car nous rédigeons un décret et non pas un programme d’action. La Russie est grande et les conditions locales y sont diverses ; nous voulons croire que la paysannerie saura elle-même, mieux que nous, résoudre correctement la question. Que ce soit dans notre esprit, que ce soit dans l’esprit du programme des socialistes-révolutionnaires, - ce n’est point là l’essentiel. L’essentiel, c’est que la paysannerie acquière la ferme conviction qu’il n’y a plus de propriétaires fonciers à la campagne, que les paysans eux-mêmes résolvent toutes les questions, qu’ils édifient eux-mêmes leur vie. »
Lénine en décembre 1917 dans « Ceux qui sont effrayés par la faillite de l’ancien et ceux qui luttent pour le nouveau » :
« Pour devenir la classe dirigeante et pour triompher définitivement de la bourgeoisie, le prolétariat doit acquérir cette connaissance, car il ne peut nulle part la trouver toute faite. Or, il faut s’instruire dans la lutte. Seule la lutte sérieuse, persévérante, farouche, nous instruit… Les exploités se trempent, mûrissent, progressent, s’instruisent, dépouillent « le vieil homme » du salariat asservissant à mesure qu’augmente la résistance de leurs ennemis, les exploiteurs. La victoire sera pour les exploités, car ils ont pour eux la vie, la force du nombre, la force de la masse, les sources intarissables de l’abnégation, de l’idéal, de l’honnêteté de ce qu’on appelle le « simple peuple », des ouvriers et des paysans qui prennent leur essor, qui s’éveillent pour édifier un monde nouveau et dont les réserves d’énergie et de talents sont gigantesques. La victoire est à eux. »
Lénine en avril 1918 dans « Les tâches immédiates du pouvoir des Soviets » :
« Cacher aux masses le fait qu’attirer les spécialistes bourgeois en leur offrant des traitements fort élevés, c’est s’écarter des principes de la Commune de Paris, ce serait tomber au niveau des politiciens bourgeois et tromper les masses. Expliquer franchement comment et pourquoi nous avons fait ce pas en arrière, examiner ensuite publiquement par quels moyens l’on peut se rattraper, c’est éduquer les masses et apprendre avec elles, par l’expérience, à construire le socialisme. »
Lénine dans « La portée du matérialisme militant » en mars 1922 :
« Une des erreurs les plus grandes et les plus dangereuses que commettent les communistes (comme, d’ailleurs, les révolutionnaires en général qui ont mené à bien le début d’une grande révolution), c’est de se figurer que la révolution peut être accomplie par les mains des seuls révolutionnaires. Or, pour assurer le succès de toute action révolutionnaire sérieuse, il faut comprendre et savoir appliquer pratiquement l’idée que les révolutionnaires ne peuvent jouer un rôle que comme avant garde de la classe réellement avancée et viable. L’avant garde ne remplit sa mission que lorsqu’elle sait ne pas se détacher de la masse qu’elle dirige, lorsqu’elle sait véritablement faire progresser toute la masse. Sans l’alliance avec les non communistes dans les domaines d’activité les plus divers, il ne saurait être question d’aucun succès en matière de construction de la société communiste. »
Dans les citations qui précèdent, j’ai choisi sciemment de ne pas discuter du combat de Lénine contre la bureaucratisation. J’y viendrai plus tard.
Salutations communistes révolutionnaires
Robert Paris
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Cher camarade,
Il est juste de rappeler les acrobaties des uns et des autres pour se justifier de leurs positions antérieures.
Je connais bien Werth pour l’avoir un peu fréquenté (colloque sur la Russie), bien après sa participation au fumeux ouvrage dirigé par Courtois, qui lui est bel et bien vendu au capital.
Je réaffirme que ses sources sont justes, mais parfois Werth traduit mal en “corrigeant” à sa façon le texte russe d’origine. Je l’ai déjà signalé.
Il reste à savoir si le texte de Werth publié par Courtois et sa clique (il faut ajouter Sylvain Boulouque vendu lui aussi au capital et qu’on voit régulièrement sur les plateaux de télé pour dénoncer l’extrémisme...) n’a pas lui aussi subi les “ciseaux d’Anastasie”.
Sur Furet : entièrement d’accord. Même Kropotkine et Soboul et et surtout Vovelle lui sont mille fois supérieurs !
Pour conclure sur ce vaste champ de travail en perspective, il faut distinguer Trotsky de Lénine. Trotsky était déjà clair en 1905 qu’avec la pensée dogmatique blanquiste substitutionniste de Lénine il y avait un risque potentiel pour toute future révolution.
Trotsky, en 1925, qui se présente comme le vrai hériter du “léninisme” n’est plus celui de 1905. Trotsky se présente comme l’héritier légitime de Lénine. Il ne répond pas à la seule question qui nous intéresse aujourd’hui : pourquoi la conception du parti dirigeant, le “dictateur” de la classe, état-major militaire du prolétariat, a-t-elle lamentablement échoué ? Et pourquoi a échoué la politique du front unique (débouchant sur la constitution de gouvernements ouvriers ET paysans. en Allemagne..)
Pour le débat sur la conscience de classe, conscience adjugée dans le Parti, je renvoie à l’ouvrage de Lukacs. Celui-ci, comme les dirigeants du PC hongrois, comme Kun, Rakosi, etc., considèrent que le prolétariat n’a pas été digne de la confiance que lui donnait le Parti.
Les immenses mérites et qualités de Trotsky ne l’on pas mis à l’abri de trop grandes certitudes qui se sont révélées dangereuses pour tout le mouvement, lorsque le problème, après 1924, était de préparer l’avenir sur d’autres bases que celles de la révolution russe (un pays paysan à 80 p. 100).
‘’(à suivre)
Salutations communistes révolutionnaires,
Ph.B.
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Cher camarade Bourrinet et chers tous,
Venons en à Trotsky. Il me faut d’abord répondre à la question de notre camarade Bourrinet selon lequel « il faut distinguer Trotsky de Lénine. Trotsky était déjà clair en 1905 qu’avec la pensée dogmatique blanquiste substitutionniste de Lénine il y avait un risque potentiel pour toute future révolution.
Trotsky, en 1925, qui se présente comme le vrai héritier du “léninisme” n’est plus celui de 1905. Trotsky se présente comme l’héritier légitime de Lénine. Il ne répond pas à la seule question qui nous intéresse aujourd’hui : pourquoi la conception du parti dirigeant, le “dictateur” de la classe, état-major militaire du prolétariat, a-t-elle lamentablement échoué ? Et pourquoi a échoué la politique du front unique (débouchant sur la constitution de gouvernements ouvriers ET paysans. en Allemagne..) »
Nous voyons déjà que Trotsky pouvait difficilement être clairement en lutte vis-à-vis d’un mépris de Lénine par rapport aux masses prolétariennes puisque celui-ci n’existait pas. Restent des désaccords sur le rôle du parti et sur les perspectives de la révolution en Russie. Ces deux points ont été tranchés dans le cours de l’année 1917, ce qui explique que Trotsky estime à juste titre être léniniste en 1917, au moment où Lénine défend les thèses d’avril qui sont du domaine de la révolution permanente et la perspective défendue par exemple dans l’Etat et la Révolution, qui est de celui du pouvoir aux soviets ! Bien sûr, quiconque pense que la conception de Lénine de l’Etat ouvrier serait le pouvoir du parti sur la société et non le pouvoir des travailleurs ne peut comprendre un tel accord !
Trotsky ne répond-il pas à la seule question qui se poserait : pourquoi la conception du parti dictateur de la classe a-t-elle échoué ? Parce que la première question est plutôt : pourquoi la révolution prolétarienne en Europe a-t-elle échoué ? Car, à partir de ce moment, il était certain que la révolution prolétarienne ne pouvait, d’une manière ou d’une autre, qu’être étouffée en Russie, le prolétariat d’un pays exsangue, arriéré, détruit, risquant difficilement de bâtir seul le socialisme !!!
La réponse est politique et ne met pas en cause le courant politique de Lénine et de Trotsky, mais justement tous les autres, à commencer bien entendu par les partis sociaux-démocrates, passés dans le camp de l’ennemi, les à moitié sociaux-démocrates réformistes, des centristes comme le parti allemand des indépendants, et aussi les « gauchistes » de l’époque.
Sur ces questions, je voudrais rappeler que nous avons ébauché quelques études…
Pourquoi la vague révolutionnaire de 1917-1920 en Europe a échoué ?
Les leçons des échecs de la vague révolutionnaire européenne de 1917-1923
La révolution russe de 1917 et la vague révolutionnaire en Europe
Le point de vue de Lénine et Trotsky face aux communistes de gauche
Reste une question de fond qui est évoquée dans le courrier de notre camarade Bourrinet : celle du front unique, en général et en particulier dans la révolution allemande. Mais cela sera l’objet de mon prochain courrier.
Salutations communistes révolutionnaires
Robert Paris
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Saluti a tutti,
Je pense qu’il faut adjoindre pour une discussion fructueuse sur le parti (nature, fonction et intervention dans la classe) les noms de Marx, Rosa Luxemburg, Pannekoek, Gorter (proches du KAPD) et Bordiga (léniniste). Le point sur la “spontanéité des masses” développé surtout par Rosa Luxemburg est fondamental : on ne fait pas la révolution à coup de putschs (malheureusement Rosa en janvier 19 a suivi Liebknecht...). Le parti est indispensable comme cristallisateur du mouvement des masses ouvrières, mais ne peut être vu comme un simple état-major donnant ses directives à des masses encore immatures. La progression du parti comme celle des masses vont de pair. En 1917, les masses seront souvent plus en avant que le parti bolchevik, dont la section de Petrograd reste sur des positions mencheviks jusqu’aux Thèses d’avril (Voir l’excellent livre de Rabinovitch, Les bolcheviks prennent le pouvoir).
Jusqu’au triomphe d’octobre, il est certain que Trotsky tout comme Lénine soulignent le facteur de volonté des masses et la stimulent autant qu’ils peuvent, bien plus d’ailleurs que la masse du parti bolchevik qui reste profondément déboussolée.
Après mars 1918, c’est une autre politique qui est adoptée par le parti bolchevik au pouvoir. Les ouvriers qui se rebellent contre la gabegie du nouvel Etat sont considérés alors par l’appareil de répression comme des “traîtres” et “contre-révolutionnaires”.
Je donne la définition (2) du terme “mépris”, par le Larousse : “Fait de ne tenir aucun compte de quelque chose : Avoir du mépris pour les conventions’.
Lorsque les masses ne vont pas dans le sens de la politique du parti, le parti au pouvoir, en 1921, manifeste son mépris des masses laborieuses dans le sens qu’il les réprime sans pitié. Exemples les grèves ouvrières en 1919 qui sont durement châtiées par la tcheka et l’insurrection de Kronstadt en solidarité avec les ouvriers en grève de Petrograd (janvier 1921).
Pour mémoire, d’Osinskij à Miasnikov et Sapronov, la gauche communiste russe s’opposera vivement à cette politique et insistera sur la nécessité d’une totale démocratie ouvrière.
Il est certain que cette politique de répression, pratiquée tantôt ouvertement tantôt secrètement, s’accomplit dans le cadre d’une guerre civile impitoyable de part et d’autre. Elle laisse transparaître une conception jacobine basée sur la terreur.
Nous donnons comme exemple de cette vision terroriste un extrait d’un article de Zinoviev de septembre 1918 (voir référence en note), qui fait de la terreur un humanisme prolétarien :
« Pour défaire nos ennemis, nous devons avoir notre propre terreur [humanisme] socialiste. Nous devons entraîner à nos côtés (disons) 90 des 100 millions d’habitants de la Russie [vivant sous le pouvoir] soviétique. Quant aux autres, nous n’avons rien à leur dire. Ils doivent être anéantis »[1].
C’est tout pour le moment.
Ph.B.
[1] Souligné par nous. En russe : « Чтобы успешно бороться с нашими врагами, мы должны иметь собственный, социалистический гуманизм. Мы должны завоевать на нашу сторону девяносто из ста миллионов жителей России под Советской властью. Что же касается остальных, нам нечего им сказать. Они должны быть уничтожены » [Северная Коммуна (La Commune du Nord), n° 109,19 sept. 1918, p. 2]. Nous avons corrigé la traduction de Nicolas Werth : à la place de « terreur », il faut lire : « humanisme ». Contamination par la novlangue soviétique ? Ou influence du livre de Maurice Merleau-Ponty : Humanisme et Terreur. Essai sur le problème communiste (Gallimard, 1947) ?
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Chers camarades,
Notre camarade Bourrinet écrit :
« Après mars 1918, c’est une autre politique qui est adoptée par le parti bolchevik au pouvoir. Les ouvriers qui se rebellent contre la gabegie du nouvel Etat sont considérés alors par l’appareil de répression comme des “traîtres” et “contre-révolutionnaires”. »
Cela me semble une version peu fiable des événements. En effet, cette manière de présenter omet de dire qu’à partir de 1918, une politique violente de terrorisme frappe le pouvoir ouvrier russe. Et il n’y a rien d’étonnant, dans ces conditions, que ceux qui pactisent à la contre-révolution soient traités en… contre-révolutionnaires. Même si ce sont des ouvriers, même si ce sont d’anciens militants révolutionnaires. En 1918, les socialistes -révolutionnaires de gauche ont rejoint tous les autres (SR et mencheviks notamment) contre la révolution ouvrière. Et Bourrinet voudrait quoi, que le pouvoir ouvrier tende l’autre joue. Quand il dit « des ouvriers » sont réprimés, ce sont en fait l’opposition qui a pris les armes contre la révolution qui est réprimée !!!
A partir du moment où toutes les fractions de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie ont, aidés de l’impérialisme et des puissances voisines, déclenché la terreur blanche, oui la révolution ouvrière a déclenché la terreur rouge. Précisons qu’il faudra peut-être demain refaire la même chose. Si on n’y est pas prêt autant ne pas parler de révolution et de renversement du capitalisme, et en rester au réformisme !
Salutations communistes révolutionnaires
Robert Paris
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Cher cam.,
Comme tous les membres, je l’espère, de la gauche communiste, je ne suis pas un pacifiste. Dès que la révolution commence, il faut contrer la contre-révolution en marche. Cela implique frapper vite et fort. On ne peut que regretter que les ouvriers allemands de Berlin n’aient pas frappé immédiatement Ebert-Noske et toute leur bande. Malheureusement cela dépend de l’état de conscience du prolétariat, rallié majoritairement à la social-démocratie. Il faut des mois et des mois de lutte révolutionnaire pour que les ouvriers se rallient majoritairement à la révolution et comprennent quels sont leurs ennemis et comment les neutraliser. Il ne s’agit donc nullement de tendre la joue droite face aux forces bourgeoises (social-démocratie incluse, pour qu’il n’y ait pas d’ambigüité)
Rappelons qu’au cours de l’été 1917 Trotsky protège de son corps Tchernov, leader des SR de droite, alors que les marins veulent lui faire la peau. La situation n’est pas encore asssez mûre au point de montrer que les SR de droite sont dans le camp du capital.
Au cours des années 18 et 19, tous les ouvriers des usines qui se mettent en grève ne sont pas nécessairement des SR de gauche (des mencheviks ou des anarchistes). Ce sont des ouvriers du rang qui ne tentent que de survivre dans une situation de quasi-famine.
Toutes les fractions de la petite-bourgeoisie ne se sont pas ralliées au camp des blancs. Au contraire ! Les anciens petits fonctionnaires ne pèchent que par le pur opportunisme : celui de se rallier au camp du vainqueur et de survivre à la guerre civile en trouvant les moyens licites et illicites de s’alimenter et de s’habiller.
Tu es plutôt pessimiste quand tu affirmes que demain “il faudra peut-être refaire (la terreur rouge)”. Si c’est le cas, la révolution ne se sera pas mondialisée et inévitablement périra.
Néanmoins, même si la révolution se mondialise, il faut prévoir une vague de violence contrôlable exercée par les exploités contre les exploiteurs et tous les agents. Dans ce cas, il faudra la canaliser dans le sens de la destruction des institutions capitalistes, et donc de la privation de toute liberté économique et politique pour les exploiteurs possesseurs des moyens de production. Au lieu de prévoir de nouvelles caves (moins sanglantes et saignantes ?) pour les futures tchékas, il vaudrait mieux réfléchir sur les moyens de rendre immédiatement obligatoire le travail pour toutes les catégories parasites de la bourgeoisie. Cela implique que le prolétariat soit totalement armé et ait désarmé entièrement son ennemi.
Il reste les irréductibles, les plus acharnés, souvent venant de la petite-bourgeoisie, même la plus pauvre. Il faudra certainement lutter les armes à la main contre eux. Ils constituent un vivier de choix pour les corps francs.
Selon les circonstances, le pouvoir prolétarien pourra les “noyer” dans de grands centres de production, sous la surveillance des prolétaires armés, ou les interner dans des camps de travail (le plus humains possible, soulignons-le) jusqu’à la victoire militaire sur les forces de la contre-révolution. Le problème sera alors de reconstruire sur les ruines laissées par la guerre civile. Il faudra la tête, les mains et les jambes de tous.
C’est sur cela qu’il faudrait réfléchir plutôt que de lâcher les “gros mots” de réformisme ou de pacifisme.
Salutations communistes-révolutionnaires,
Ph. B.
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Cher camarade,
Je suis bien content d’apprendre que tu n’es pas pacifiste et que tu ne vois aucun inconvénient si la révolution ouvrière se sert de son pouvoir pour écraser la contre-révolution et je regrette seulement de lire sous ta plume que les bolcheviks ont tiré sur des ouvriers quand il faudrait lire « ont tiré sur des organisations attaquant les armes à la main le pouvoir des travailleurs ». Pourquoi demandes-tu aux bolcheviks de tendre l’autre joue si demain tu prétends que tu ne seras pas prêt à le faire ?!!!
D’un côté, tu fais comme si tes seuls reproches aux bolcheviks étaient le substitutisme mais ensuite tu affirmes que les bolcheviks oeuvraient pour imposer le parti unique, ce qui suppose que tu défendes les droits des partis de la contre-révolution ! Se substituer au prolétariat n’est certes pas une solution mais les bolcheviks n’ont fait que tenir face à la contre-révolution en attendant que le prolétariat mondial prenne le relai du prolétariat russe. Ils ne comptaient pas se substituer au prolétariat mondial !
Salutations communistes révolutionnaires
Robert Paris