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Les romans de John Steinbeck

mercredi 10 mars 2021, par Robert Paris

"La répression n’a pour effet que d’affirmer la volonté de la lutte de ceux contre qui elle s’exerce et de cimenter leur solidarité."

"Quand on est dans le besoin, ou qu’on a des ennuis - ou de la misère - c’est aux pauvres gens qu’il faut s’adresser. C’est eux qui vous viendront en aide - eux seuls."

"Dans l’âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines."

"S’il a besoin d’un million d’arpents pour se sentir riche, à mon idée, c’est qu’il doit se sentir bougrement pauvre en dedans de lui, et s’il est pauvre en dedans, c’est pas avec un million d’arpents qu’il se sentira plus riche, et c’est p’têt’ pour ça qu’il est déçu, c’est parce qu’il a beau faire, il n’arrive pas à se sentir riche..."

"Les choses que nous admirons le plus dans l’humain : la bonté, la générosité, l’honnêteté, la droiture, la sensibilité et la compréhension, ne sont que des éléments de faillite, dans le système où nous vivons. Et les traits que nous détestons : la dureté, l’âpreté, la méchanceté, l’égoïsme, l’intérêt purement personnel sont les éléments mêmes du succès. L’homme admire les vertus des uns et chérit les actions des autres."

Lire en ligne les romans de John Steinbeck

« Au dieu inconnu »

« A l’Est d’Eden »

« Jours de travail »

« Les raisins de la colère »

« En un combat douteux »

« Le meurtre »

« Les pâturages du ciel »

« Rue de la sardine »

« La Coupe d’Or »

« Zapata »

« Tortilla flat »

« Le roi Arthur »

« Lune noire »

« Le poney rouge »

« L’hiver de notre mécontentement »

« Un journal russe »

« Il était une fois une guerre »

« Des souris et des hommes »

« Tendre jeudi »

« La perle »

« Voyages avec Charley »

« Dans la mer de Cortez »

« Les raisins de la colère » de John Steinbeck :

Pluies sur terres rouges et grises de l’Oklahoma : croissance du maïs et des herbes folles puis verdure. Fin mai, les nuages se dissipent, le soleil embrase le maïs, les herbes cessent de se propager, la terre devient blanche. Juin, le soleil brille plus férocement liseré brun sur le maïs, les herbes se recroquevillent. Mi-juin, de gros nuages venus du Texas et du Golfe mais peu de pluie : taches sur le maïs. Brise légère puis vent, poussière au-dessus des champs. L’aube se lève mais pas le jour, le vent gémit sur le maïs couché. Les gens se terrent chez eux ou ne sortent qu’avec un mouchoir sur le nez, les maisons sont calfeutrées. Le vent tombe cette nuit-là. Au matin, poussière suspendue en l’air. Toute la journée, la poussière descend sur le maïs. Les hommes sortent voir leur maïs desséché ; les femmes scrutent les visages des hommes. On ne sait pas trop quoi faire mais tout va bien. Nulle infortune n’est trop dure à supporter tant que les hommes tiennent le coup. Le soleil devient moins rouge.

Ceux-là se défendaient de prendre des responsabilités pour les banques ou les compagnies parce qu’ils étaient des hommes et des esclaves, tandis que les banques étaient à la fois des machines et des maîtres. Il y avait des agents qui ressentaient quelque fierté d’être les esclaves de maîtres si froids et si puissants. Les agents assis dans leurs voitures expliquaient : « Vous savez que la terre est pauvre. Dieu sait qu’il y a longtemps que vous vous échinez dessus…
 Le système de métayage a fait son temps. Un homme avec un tracteur peut prendre la place de 12 à 15 (49) familles. On lui paie un salaire et on prend toute la récolte. Nous sommes obligés de le faire. Ce n’est pas que ça nous fasse plaisir. Mais le monstre est malade. Il lui est arrivé quelque chose au monstre…

Mais l’homme-machine qui conduit un tracteur mort sur une terre qu’il ne connaît pas, qu’il n’aime pas, ne comprend que la chimie, et il méprise la terre et se méprise lui-même. Quand les portes de tôle sont refermées il rentre chez lui, et son chez-lui n’est pas la terre…

 Nous savons ça. Ce n’est pas nous, c’est la banque. Une banque n’est pas comme un homme. Pas plus qu’un propriétaire de 50 000 arpents, ce n’est pas un homme non plus. C’est ça le monstre….

La banque ce n’est pas la même chose que les hommes. Il se trouve que chaque homme dans une banque hait ce que la banque fait, et cependant la banque le fait. La banque est plus que les hommes, je vous le dis. C’est le monstre. C’est les hommes qui l’ont créé, mais ils sont incapables de le diriger… C’est la banque, le monstre, qui est le propriétaire. Il faut partir... Le monstre n’est pas un homme mais il peut faire faire aux hommes ce qu’il veut...

Certains représentants (des propriétaires terriens et des banques) étaient compatissants parce qu’ils s’en voulaient de ce qu’ils allaient faire, d’autres étaient furieux parce qu’ils n’aimaient pas être cruels, et d’autres étaient durs parce qu’il y avait longtemps qu’ils avaient compris qu’on ne peut être propriétaire sans être dur. Et tous étaient pris dans quelque chose qui les dépassait. Il y en avait qui haïssaient les mathématiques qui les poussaient à agir ainsi ; certains avaient peur, et d’autres vénéraient les mathématiques qui leur offraient un refuge contre leurs pensées et leurs sentiments. Si c’était une banque ou une compagnie foncière qui possédait la terre, le représentant disait : « La Banque ou la Compagnie… a besoin… veut… insiste… exige… comme si la Banque ou la Compagnie étaient des monstres doués de pensée et de sentiment qui les avaient eux-mêmes subjugués. Ceux là défendaient de prendre des responsabilités pour les banques et les compagnies parce qu’ils étaient des hommes et des esclaves, tandis que les banques étaient à la fois des machines et des maîtres. Il y avait des agents qui ressentaient quelque fierté d’être esclaves de maîtres si froids et si puissants. […] Et le représentant expliquait comment travaillait, comment pensait le monstre qui était plus puissant qu’eux-mêmes. Un homme peut garder sa terre tant qu’il a de quoi manger et payer ses impôts ; c’est une chose qu’il peut faire. Oui, il peut le faire jusqu’au jour où sa récolte lui fait défaut, alors il lui faut emprunter de l’argent à la banque.

Bien sûr… seulement, vous comprenez, une banque ou une compagnie ne peut pas faire ça, parce que ce ne sont pas des créatures qui respirent l’air, qui mangent la viande. Elles respirent les bénéfices ; elles mangent l’intérêt de l’argent. Si elles n’en ont pas, elles meurent, tout comme vous mourriez sans air, sans viande.

C’est triste mais c’est comme ça. On n’y peut rien….

Alors arrivèrent les tracteurs… Un coup de volant aurait pu faire dévier la chenille, mais les mains du conducteur ne pouvaient pas tourner parce que le monstre qui avait construit le tracteur, le monstre qui avait lâché le tracteur en liberté avait trouvé le moyen de pénétrer dans les mains du conducteur, dans son cerveau, dans ses muscles, lui avait bouché les yeux avec des lunettes, l’avait muselé… avait paralysé son esprit, avait muselé sa langue, avait paralysé ses perceptions, avait muselé ses protestations. Il ne pouvait pas voir la terre telle qu’elle était, il ne pouvait pas sentir ce que sentait la terre ses pieds ne pouvaient pas sentir ce que sentait la terre ; ses pieds ne pouvaient pas fouler les mottes ni sentir la puissance de la terre. Il était assis sur un siège de fer, les pieds sur des pédales de fer. Il ne pouvait pas célébrer, abattre, maudire ou encourager l’étendue de son pouvoir, et à cause de cela, il ne pouvait pas se célébrer, se (53) fustiger, se maudire ni s’encourager lui-même. Il ne connaissait pas, ne possédait pas, n’implorait pas la terre. Il n’avait pas foi en elle. »… « Il n’aimait pas plus la terre que la banque n’aimait la terre…

On ne peut plus vivre de sa terre maintenant, à moins qu’on ait 2, 5, 10 000 arpents et un tracteur… Peut-être qu’il n’y a personne à tuer. Il ne s’agit peut-être pas d’hommes. Comme vous dites, c’est peut-être la propriété qui est en cause…

… ils voulaient rester là et tenir tête quand la banque a envoyé son tracteur labourer la ferme. Ton Grand-père était planté là avec son fusil, et il a bousillé les phares de leurs sacrée chenille, mais ça ne l’a pas empêchée de s’amener. Ton Grand-père ne voulait pas tuer le gars qui la conduisait. C’était Willy Feeley, et Willy le savait, alors il s’est amené tout simplement et il a foutu un gnon à la maison et il l’a secouée comme un chien secoue un rat. Ben, ça lui a fait quelque chose à Tom. Ça le ronge en dedans, comme qui dirait. C’est plus le même homme, depuis...

Vous n’avez rien. D’ici peu de temps vous vous mettrez en route vous aussi. Et c’est pas les tracteurs qui vous feront foutre le camp. Ce sera les jolis dépôts d’essence jaunes autour des villes. Les gens se déplacent, dit-il, avec un peu de honte. Et vous vous déplacerez aussi…

Il a fallu partir, prendre la route… L’endroit où qu’on vit c’est ça qui est la famille. On n’est pas soi-même quand on est empilés dans une auto tout seul sur une route...

La Nationale 66 est la grande route des migrations. 66… le long ruban de ciment qui traverse tout le pays, ondule doucement sur la carte du Mississipi jusqu’à Bakersfield… à travers les terres rouges et les terres grises, serpente dans les montagnes, traverse la ligne de partage des eaux, descend dans le désert terrible et lumineux d’où il ressort pour de nouveau gravir les montagnes avant de pénétrer dans les riches vallées de Californie. La 66 est la route des réfugiés, de ceux qui fuient le sable et les terres réduites, le tonnerre des tracteurs, les propriétés rognées, la lente invasion du désert vers le nord, les tornades qui hurlent à travers le Texas, les inondations qui ne fertilisent pas la terre et détruisent le peu de richesses qu’on y pourrait trouver. C’est tout cela qui fait fuir les gens, et par le canal des routes adjacentes, les chemins tracés par les charrettes et les chemins vicinaux creusés d’ornières les déversent sur la 66. La 66 est la route-mère, la route de la fuite... Où vont-ils ? Qu’est-ce qu’ils vont faire ? » « - Ils font comme nous, dit Tom. Ils vont chercher un endroit pour y vivre…

Nous sommes trop contents de vous aider. Y a longtemps que je ne m’étais pas sentie… aussi… en sécurité. Les gens ont besoin de ça… de se rendre service… Je me suis mis à réfléchir comme quoi on était saint que lorsqu’on faisait partie d’un tout, et l’humanité était sainte quand elle n’était qu’une seule et même chose. Et on perdait la sainteté seulement quand un misérable petit gars prenait le mors aux dents et pariait où ça lui chantait, en ruant, tirant, luttant. C’est les gars comme ça qui foutent la sainteté en l’air. Mais quand ils travaillent tous ensemble, pas un gars pour un autre gars comme qui dirait attelé à tout le bazar… ça c’est bien, c’est saint. Et puis je me suis mis à penser que je ne savais même pas ce que je voulais dire par le mot saint...

Y a des cas où qu’y a pas moyen de suivre la loi, dit Pa. De la suivre en se comportant de façon convenable, tout au moins. C’est souvent qu’ ça arrive. Quand Floyd Beau- Gosse était en liberté et qu’il était déchaîné sur le pays, la loi disait qu’il fallait le livrer… ben, personne ne l’a fait. Y a des fois qu’il faut tourner la loi. Et je maintiens que j’ai le droit d’enterrer mon propre père…

 Nom de Dieu ! Regardez ! s’écria-t-il.

Les vignobles, les vergers, la grande vallée plate, verte et resplendissante, les longues files d’arbres fruitiers et les fermes. Et Pa dit :

Dieu Tout-Puissant !

Les villes dans le lointain, les petits villages nichés au creux des vergers et le soleil matinal qui dorait la vallée. Une voiture klaxonna derrière eux. Al se rangea au bord de la route.

Je veux voir ça.

Les champs de céréales, dorés à la lumière du matin, les rangées de saule et les rangées d’eucalyptus.

Pa soupira :

 Dieu tout-puissant ! ... J’aurais jamais cru que ça pouvait exister, un pays aussi beau….

On a eu la vie dure ici. Là-bas, naturellement, ça n’sera pas pareil… y a de l’ouvrage tant qu’on en veut, et tout est joli et vert, avec des petites maisons blanches et des orangers tout autour...

Pa sort un prospectus orange de son porte-monnaie : « On embauche pour la cueillette des pois en Californie. Gros salaires en toutes saisons. On demande 800 journaliers. »

Tout ça me paraît trop beau. Ça me fait peur. J’ai pas confiance. Je crains qu’il n’y ait une attrape quelque part… un gars qu’il a connu et qui venait de Californie disait que les gens qui cueillent les fruits vivent dans des campements très sales et qu’ils ont à peine de quoi manger. Il disait que les salaires sont bas, quand on a la chance d’en toucher…

« - Attendez d’avoir vu le type qui fabrique des prospectus. Vous le verrez, ou bien vous verrez un gars qui travaille pour lui. Vous camperez dans un fossé, vous et cinquante autres familles. Et il viendra regarder dans votre tente pour voir si vous avez encore quelque chose à manger. Et si vous n’avez plus rien, il vous dira : « Vous avez du courage ? » et vous direz : « Ben certainement. Sûr que je vous serai bien obligé si vous me mettez à même de faire quelque chose. » Et il dira : « J’ pourrais vous employer. » Et vous direz : « Alors quand c’est-il que je commence ? » Et il vous dira où c’est que faut que vous alliez, et à quelle heure, et puis il s’en ira. Il a peut-être besoin de deux cents hommes et il parle à cinq cents, et eux le disent à d’autres et quand vous vous présentez, vous en trouvez mille qui sont là à attendre. Et le gars vous dit : j’ donne vingt cents de l’heure. » Alors y en a la moitié qui s’en vont, disons. Mais il en reste encore cinq cents qui crèvent tellement de faim qu’ils resteraient à travailler pour un quignon de pain. Ce gars-là, vous comprenez, il a un contrat qui l’autorise à faire cueillir les pêches ou… cueillir le coton. Vous comprenez maintenant ? Plus il se présente de gars et plus ils ont faim, moins il est obligé de les payer. Et s’il peut il embauchera un type avec des gosses parce que… Oh ! et puis nom de Dieu j’avais dit que je dirais rien pour vous inquiéter. »

« - Eh ben ! si vous tenez vraiment à le savoir, je peux vous dire que vous avez affaire à quéqu ‘un qui s’est informé et qu’a réfléchi à la question. Pour un beau pays, c’est un beau pays ; seulement, il a été volé… y a longtemps de ça. Vous traversez le désert et vous arrivez par là, du côté de Bakersfield. Eh bien, vous n’avez jamais rien vu d’aussi beau de vot’ vie… rien que des vergers et de la vigne… le plus joli pays qu’il est possible de voir. Et partout où que vous passerez, c’est rien que de la bonne terre bien plate, avec de l’eau à moins de trente pieds en dessous, et tout ça est en friche. Mais vous pouvez vous fouiller pour en avoir, de cette terre. C’est à une Société de pâturages et d’élevage. Et s’ils ne veulent pas qu’on la travaille, elle ne sera pas travaillée. Si vous avez le malheur d’entrer là-dedans et d’y mettre un peu de maïs, vous allez en prison. » (286) […] « - C’est comme je vous le dis. De la bonne terre, et personne n’y touche. Il y déjà de quoi vous retourner les sangs. Mais attendez, c’est pas tout. Les gens vont vous regarder d’un drôle d’œil L’air de vous dire : « T’as une tête qui ne me revient pas, s’pèce d’enfant de cochon. » Puis il y aura des shérifs et des shérifs adjoints qui vont vous mener la vie dure. S’ils vous trouvent à camper sur le bord de la route, ils vous feront circuler. Vous verrez à la tête des gens combien ils peuvent vous détester. Eh bien, moi j’vais vous dire : s’ils vous détestent, c’est parce qu’ils ont peur. Ils savent qu’un homme qu’a faim, faut qu’il trouve à manger quand bien même il devrait le voler. Ils savent bien que toute cette terre en friche, quelqu’un viendra la prendre. Sacré bon Dieu ! On ne vous a pas encore traité d’ « Okie » ? » Tom ne sait pas de quoi il s’agit. « - Ben, dans le temps, c’était un surnom qu’on donnait à ceux de l’Oklahoma. Maintenant, ça revient à vous traiter d’enfant de putain. Etre un Okie, c’est être ce qu’il y a de plus bas su terre. En soi, ça ne veut rien dire. Mais ce que je vous dirai ou rien, c’est pareil. Faut y aller voir vous-mêmes. Paraît qu’il y a quéqu’chose comme 300 000 des nôtres, là-bas, et qu’ils vivent comme des bêtes, à cause que toute la Californie, c’est à des propriétaires. Il ne reste plus rien. Et les propriétaires se cramponnent tant qu’ils peuvent, et ils feraient plutôt massacrer tout le monde que de lâcher leur terre. Ils ont peur, et c’est ça qui les rend mauvais. Faut aller voir ça. Faut entendre ce qui se dit. Le plus beau pays qui se puisse voir, sacré nom de nom ! Mais ces gens-là, ils ont tellement la frousse qu’ils ne sont même pas polis entre eux. »

« - Jamais vous n’aurez de travail à demeure. Faudra que vous alliez tous les jours chercher de quoi gagner vot’croûte. Et tout le temps avec des gens qui vous regarderont d’un sale œil. Cueillez du coton et vous serez sûr que la balance est faussée. Y en a qui le sont et y en a qui ne le sont pas. Mais, à votre idée, elles le seront toutes, et vous ne saurez pas lesquelles. De toute façon, vous ne pourrez rien y faire. »

« Ces sacrés Okies de malheur, ils n’ont pas un sou de jugeote, et pas un grain de sentiment. C’est pas des êtres humains ces gens-là, moi j’te le dis. Jamais un être humain ne supporterait une crasse et une misère pareilles. Ils valent pas mieux que des chimpanzés. " (309) « Ils sont tellement abrutis qu’ils ne se rendent pas compte que c’est dangereux. Oh ! et puis, quoi, bon Dieu, ils sont peut-êt’ très contents de leur sort. Ils sont comme ils sont et ils n’en savent pas plus long. A quoi bon se tracasser ? ».

Alors des hommes armés de lances d’arrosage aspergent de pétrole les tas d’oranges, et ces hommes sont furieux d’avoir à commettre ce crime et leur colère se tourne contre les gens qui sont venus pour ramasser les oranges. Un million d’affamés ont besoin de fruits, et on arrose de pétrole les montagnes dorées. Et l’odeur de pourriture envahit la contrée. On brûle du café dans les chaudières. On brûle le maïs pour se chauffer - le maïs fait du bon feu. On jette les pommes de terre à la rivière et on poste des gardes sur les rives pour interdire aux malheureux de les repêcher. On saigne les cochons et on les enterre, et la pourriture s’infiltre dans le sol. Il y a là un crime si monstrueux qu’il dépasse l’entendement. Il y a là une souffrance telle qu’elle ne saurait être symbolisée par des larmes. Il y a là une faillite si retentissante qu’elle annihile toutes les réussites antérieures. Un sol fertile, des files interminables d’arbres aux troncs robustes, et des fruits mûrs. Et les enfants atteints de pellagre doivent mourir parce que chaque orange doit rapporter un bénéfice. Et les coroners inscrivent sur les constats de décès : mort due à la sous-nutrition - et tout cela parce que la nourriture pourrit, parce qu’il faut la pousser à pourrir. Les gens s’en viennent armés d’épuisettes pour pêcher les pommes de terre dans la rivière, et les gardes les repoussent ; ils s’amènent dans de vieilles guimbardes pour tâcher de ramasser quelques oranges, mais on les a arrosées de pétrole. Alors ils restent plantés là et regardent flotter les pommes de terre au fil du courant ; ils écoutent les hurlements des porcs qu’on saigne dans un fossé et qu’on recouvre de chaux vive, regardent les montagnes d’oranges peu à peu se transformer en bouillie fétide ; et la consternation se lit dans les regards, et la colère commence à luire dans les yeux de ceux qui ont faim. Dans l’âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines. (…)

Et craignez le temps où les grèves s’arrêteront cependant que les grands propriétaires vivront... car chaque petite grève réprimée est la preuve qu’un pas est en train de se faire. Et ceci encore vous pouvez le savoir... Craignez le temps où l’Humanité refusera de souffrir, de mourir pour une idée, car cette seule qualité est le fondement de l’homme même, et cette qualité seule est l’homme, distinct dans tout l’univers. (…)

Des hommes capables de réussir des greffes, d’améliorer les produits, sont incapables de trouver un moyen pour que les affamés puissent en manger. Les hommes qui ont donné de nouveaux fruits au monde sont incapables de créer un système grâce auquel ces fruits pourront être mangés. (…)

Les travailleurs des champs, les propriétaires des petits vergers, surveillent et calculent. L’année sera bonne. (...) Les hommes qui travaillent dans les fermes-témoins ont créé de nouvelles espèces de fruits. (...)

Et sans relâche ils poursuivent leurs travaux, sélectionnent, greffent, alternent les cultures, arrachant à la terre son rendement maximum. Les cerises mûrissent les premières. Un cent et demi la livre. On ne peut pas les cueillir à ce tarif là. Cerises noires et cerises rouges, à la chair juteuse et sucrée ; les oiseaux mangent la moitié de chaque cerise et les guêpes viennent bourdonner dans tous les trous faits par les oiseaux. (...)

Puis c’est le tour des prunes rouges de s’adoucir et de prendre de la saveur. Bon sang ; on ne peut pas les faire cueillir, sécher et soufrer. Pas moyen de payer des salaires, aussi bas soient-ils. Alors les prunes rouges tapissent le sol. (...) Les petits fermiers voyaient leurs dettes augmenter, et derrière les dettes, le spectre de la faillite. Ils soignaient les arbres mais ne vendaient pas la récolte ; ils émondaient, taillaient, greffaient et ne pouvaient pas faire cueillir les fruits. (...)

Ce vignoble appartiendra à la banque. Seuls les grands propriétaires peuvent survivre, car ils possèdent en même temps les fabriques de conserves. Et quatre poires épluchées, cuites et emboîtées, coûtent toujours quinze cents ; Et les poires en conserve ne se gâtent pas. Elles se gardent des années. (...)

Le travail de l’homme et de la nature, le produit des ceps, des arbres, doit être détruit pour que se maintiennent les cours, et c’est là une abomination qui dépasse toutes les autres. (….)

Il y a là une souffrance telle qu’elle ne saurait être symbolisée par des larmes. Il y a là une faillite si retentissante qu’elle annihile toutes les réussites antérieures. J’ai parcouru tout le pays. Tout le monde se pose la même question. Où allons-nous ? Il me semble que nous n’allons jamais nulle part. On va, on va. On est toujours en route. Pourquoi les gens ne réfléchissent-ils pas à tout ça ? Tout est en mouvement, aujourd’hui. Les gens se déplacent. Nous savons pourquoi et nous savons comment. Ils se déplacent parce qu’ils ne peuvent faire autrement. C’est pour ça que les gens se déplacent toujours. Ils se déplacent parce qu’ils veulent quelque chose de meilleur que ce qu’ils ont. Et c’est le seul moyen de l’avoir. Du moment qu’ils en veulent et qu’ils en ont besoin, ils iront le chercher. (…)

Man dit, d’un ton d’apaisement : Il faut avoir de la patience. Voyons Tom… nous et les nôtres, nous vivrons encore quand tous ceux-là seront morts depuis longtemps. Comprends donc, Tom. Nous sommes ceux qui vivront éternellement. On ne peut pas nous détruire. Nous sommes le peuple et le peuple vivra toujours.

 Ouais, mais on prend sur la gueule tout le temps.

 Je sais. (Man eut un petit rire.) C’est peut-être ça qui nous rend si coriaces. Les richards, ils viennent et ils passent et leurs enfants sont des bons à rien, et leur race s’éteint. Mais des nôtres, il en arrive tout le temps. Ne te tracasse pas, Tom. Des temps meilleurs viendront...

 J’ t’ai pas entendue causer autant, fit-il.

 J’ai jamais eu autant de raisons de le faire...

Les émigrants déferlaient sur les grands routes et la faim était dans leurs yeux et la détresse était dans leurs yeux. Ils n’avaient pas d’arguments à faire valoir, pas de méthode ; ils n’avaient pour eux que leur nombre et leurs besoins. Quand il y avait de l’ouvrage pour un, ils se présentaient à dix – dix hommes se battaient à coups de salaires réduits.

Si ce gars-là travaille pour trente cents, moi je marche à vingt-cinq.

Il accepte vingt-cinq ? Je le fais pour vingt.

Attendez… c’est que j’ai faim, moi. Je travaille pour quinze cents. Je travaille pour la nourriture. Si vous voyez les gosses, dans quel état ils sont – ils ont des espèces de clous qui leur poussent ; à peine s’ils peuvent remuer. Leur ai donné des fruits tombés et maintenant ils ont le ventre enflé. Prenez-mi, je travaillerai pour un morceau de viande.

Bonne affaire. Les salaires baissaient et les cours se maintenaient. Les grands propriétaires se frottaient les mains et envoyaient de nouveaux paquets de prospectus pour faire venir encore plus de monde. Les salaires baissaient sans faire tomber les prix.

Là-dessus, les grands propriétaires et les sociétés foncières eurent une idée de génie : un grand propriétaire achetait une fabrique de conserves, et dès que les pêches et les poires étaient mûres, il faisait baisser les cours au-dessous du prix de revient. Et en qualité de fabricant, il se vendait à lui-même les fruits au cours le plus bas et prenait son bénéfice sur la vente des fruits en conserve. Mais les petits fermiers qui n’avaient pas de fabrique de conserves perdaient leurs fermes au profit des grands propriétaires, des Banques et des Sociétés propriétaires de fabriques. Les petites fermes se raréfiaient de plus en plus…

Les vergers regorgeaient de fruits et les routes étaient pleines d’affamés. Les granges regorgeaient de produits et les enfants des pauvres devenaient rachitiques et leur peau se couvrait de pustules.Les grandes Compagnies ne savaient pas que le fil est mince qui sépare la faim de la colère. Au lieu d’augmenter les salaires, elles employaient l’argent à faire l’acquisition de grenades à gaz, de revolvers, à embaucher des surveillants et des marchands, à faire établir des listes noires, à entraîner leurs troupes improvisées. Sur les grand-routes, les gens erraient comme des fourmis à la recherche de travail, de pain. Et la colère fermentait...

Il était tard quand Tom Joad s’engagea dans un chemin de traverse à la recherche du camp de Weedpatch. Quelques lumières brillaient ça et là dans la campagne. Derrière eux, une tache lumineuse au ciel indiquait seule la direction seule la direction de Bakersfield. Le camion poursuivait sa route cahin-caha, effarouchant les chats dans leur chasse nocturne. A un carrefour, se dressait un petit groupe de bâtiments de bois peints en blanc…

 Dites donc, vous n’auriez pas de place pour nous ?

 Y a un campement de libre. Combien vous êtes ? Tom compta sur ses doigts…

 Eh bien ! j’ crois qu’on va pouvoir vous loger… Suivez cette allée jusqu’au bout et tournez à droite. Vous serez au pavillon sanitaire numéro quatre.

 Qu’est-ce que c’est que ça ?

 Cabinets, douches et lavabos.

Man demanda :

 Y a des lavabos… avec l’eau courante ?

 Je comprends.

 Oh ! Dieu soit loué, fit Man…

 Vous verrez le Comité du camp demain. Ils vous diront comment ça se pratique ici et vous mettront au courant du règlement.

 Hé ! mais dites donc… , fit Tom, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Et d’abord, qu’est-ce que c’est que ce Comité ?

Le veilleur de nuit s’installa confortablement sur sa chaise.

 Ça marche pas mal. Il y a cinq pavillons sanitaires. Chaque pavillon élit son délégué au Comité central. Et c’est le Comité qui fait la loi. Quand le Comité décide quelque chose, il faut s’incliner.

 Et s’ils devenaient vaches ?

 Eh ben, vous pouvez les renverser aussi facilement que vous les avez élus. Ils ont fait du bon travail…

Tom se mit à rire et demanda :

 Alors, comme ça, les gars qui dirigent le camp, c’est simplement des gars qui campent ici ?

 Bien sûr ; Et ça marche. Le Comité central assure l’ordre et fait les règlements. Et puis il y a le comité des dames. Elles s’occupent des gosses et de la question sanitaire…

 J’ai entendu parler de vot’ Comité central, dit Tom. Alors comme ça, vous en êtes ?

 Parfaitement, répondit Wilkie. Et c’est une drôle de responsabilité. Tous ces gens, pensez donc. Nous faisons not’ possible. Et tous les gens du camp font leur possible. Si seulement tous ces gros fermiers cessaient de nous empoisonner l’existence, ça serait du main béni… Not’ camp, c’est ni plus ni moins qu’une organisation. Les gens se gouvernent eux-mêmes. Ils sont contents. Nous avons le meilleur orchestre à cordes de toutes la région. Et un petit compte en magasin pour ceux qui n’ont pas de quoi.Cinq dollars ; ils ont le droit de s’acheter jusqu’à cinq dollars de provisions. Le camp les garantit…

 Vous avez vu ce qu’il y avait dans le journal à propos de ces agitateurs, là-haut à Bakersfield ?

 Oui, répondit Wilkie. Ils disent tout le temps ça.

 Eh bien ! j’y étais. Y avait pas d’agitateurs. Des rouges comme ils les appellent. Et d’abord, qu’est-ce que c’est que ces rouges, bon Dieu ?

Timothy aplanit un petit monticule dans le fond de la tranchée. Les poils hérissés de sa barbe luisaient au soleil :

 Y a un tas de gens qui aimeraient bien savoir ce que c’est que ces rouges. (Il se mit à rire.) Un gars de chez nous l’a découvert, ce que c’était… Un nommé Hines, l’a quéq’ chose comme trente mille arpents de pêches et de la vigne, une usine de conserves et un pressoir. Toujours est-il qu’il n’arrêtait pas de parler de ces salauds de rouges. « Ces salauds de rouges, ils mènent le pays à sa perte » qu’il disait ; et aussi : « Faut les foutre dehors, ces cochons de rouges. » Et il y avait un jeune gars qui venait juste d’arriver de l’Ouest et qu’était là à l’écouter et un beau jour, il fait : « M’sieu Hines, y a pas longtemps que j’ suis là ; j’ suis pas bien au courant, qu’est-ce que c’est au juste que ces salauds de rouges ? »

Alors Hines lui dit comme ça : « Un rouge, c’est n’importe quel enfant de garce qui demande trente cents de l’heure quand on en paie vingt-cinq ! » Alors voilà le petit gars qui réfléchit un bout, qui se gratte la tête et qui dit : « Mais nom d’un chien, m’sieu Hines, j’ suis pas un enfant de garce, mais si c’est ça un rouge, eh ben moi, je veux avoir trente cents de l’heure. Tout le monde le veut. Eh bon Dieu, alors on est tous des rouges, m’sieu Hines. » (…)

Pa dit :

 Il va se produire du nouveau. Je ne sais pas quoi au juste. Peut-êt’ que nous ne serons pas là pour le voir. Mais ça va changer. Il y a une espèce de malaise dans l’air. Les gens ne savent plus où ils en sont, tellement ils sont inquiets…

 J’ sais pas, mais ça va changer, comme vous le dites. Quelqu’un me disait ce qu’est arrivé à Akron, dans l’Ohio. Des sociétés de caoutchouc. Elles ont fait venir des gens de la montagne, à cause qu’ils se font payer cher. Et v’là-t-y pas que ces gars de la montagne, ils se mettent à s’inscrire à un Syndicat. A ce moment-là, vous parlez d’un chambard ! V’là tous ces boutiquiers, tous ces légionnaires et toute cette clique qui se mettent à faire l’exercice et à gueuler : « Au rouge ! » Et ils ne voulaient plus voir de Syndicat à Akron, et ils allaient balayer tout ça…

 Tout ça se passait en mars dernier, et v’là qu’un beau dimanche, cinq mille de ces gaillards de la montagne montent au concours de tir, aux portes de la ville. Cinq mille qu’ils étaient. Et ils ont simplement défilé à travers la ville avec leurs fusils. Et une fois qu’ils ont eu fini leur concours de tir, ils l’ont retraversée en revenant. Et c’est tout ce qu’ils ont fait. Eh ben, vous me croirez si vous voulez, mais il n’y a pas eu la moindre histoire depuis… Les boutiquiers s’en sont retournés à leurs boutiques, et personne n’a été matraqué, ni enduit de goudron et de plumes, et personne n’a été tué…

 Ouais, dit Tom, T, sais Man, j’ai réfléchi un sacré bout à la question – à me dire que les nôtres vivaient comme des cochons avec toute cette bonne terre qu’était en friche, ou dans les mains d’un type qu’en a p’ têt’ bien un million d’arpents, pendant que plus de cent mille bons fermiers crèvent de faim. Et je me suis dit que si tous les nôtres s’unissaient tous ensemble et commençaient à gueuler comme les autres à la grille l’aut’ jour – et ils n’étaient que quèqu’ z’ uns, note bien, à la ferme Hooper…

Man dit :

 Tom, tu seras pourchassé, traqué et coincé comme le garçon des Floyd.

 Ils me pourchasseront de toute façon. Ils pourchassent tous les nôtres… Je serai toujours là, partout, dans l’ombre. Partout où tu porteras les yeux. Partout où il y aura une bagarre pour que les gens puissent avoir à manger, je serai là. Partout où il y aura un flic en train de passer un type à tabac, je serai là. Si c’est comme Casy le sentait, eh ben dans les cris des gens qui se mettent en colère parce qu’ils n’ont rien dans le ventre, je serai là, et dans les rires des mioches qu’ont faim et qui savent que la soupe les attend, je serai là. Et quand les nôtres auront sur leurs tables ce qu’ils auront planté et récolté, quand ils habiteront dans les maisons qu’ils auront construites… eh ben, je serai là. Comprends-tu ? (…) Un homme, une famille chassés de leur terre ; cette vieille auto rouillée qui brimbale sur la route dans la direction de l’Ouest. J’ai perdu ma terre. Il a suffi d’un seul tracteur pour me prendre ma terre. Je suis seul et je suis désorienté. Et une nuit une famille campe dans un fossé et une autre famille s’amène et les tentes se dressent. Les deux hommes s’accroupissent sur leurs talons et les femmes et les enfants écoutent. Tel est le noeud. Vous qui n’aimez pas les changements et craignez les révolutions, séparez ces deux hommes accroupis ; faites-les se haïr, se craindre, se soupçonner. Voilà le germe de ce que vous craignez. Voilà le zygote. Car le "J’ai perdu ma terre" a changé ; une cellule s’est partagée en deux et de ce partage naît la chose que vous haïssez : "Nous avons perdu notre terre." C’est là qu’est le danger, car deux hommes ne sont pas si solitaires, si désemparés qu’un seul. Et de ce premier "nous" naît une chose encore plus redoutable : "J’ai encore un peu à manger" plus "Je n’ai rien". Si ce problème se résout par "Nous avons assez à manger", la chose est en route, le mouvement a une direction. Une multiplication maintenant, et cette terre, ce tracteur sont à nous. Les deux hommes accroupis dans le fossé, le petit feu, le lard qui mijote dans une marmite unique, les femmes muettes, au regard fixe ; derrière, les enfants qui écoutent de toute leur âme les mots que leurs cerveaux ne peuvent pas comprendre. La nuit tombe. Le bébé a froid. Tenez, prenez cette couverture. Elle est en laine. C’était la couverture de ma mère... prenez-la pour votre bébé. Voilà ce qu’il faut bombarder. C’est le commencement... du "Je" au "Nous"…

Quand la nuit revint, ce fut une nuit d’encre, car les étoiles ne pouvaient pas percer la poussière et les lumières des fenêtres n’éclairaient guère que les cours. A présent, la poussière et l’air, mêlés en proportions égales, formaient un amalgame poudreux. Les maisons étaient hermétiquement closes, des bourrelets d’étoffe calfeutraient portes et fenêtres, mais la poussière entrait, si fine qu’elle était imperceptible ; elle se déposait comme du pollen sur les chaises, les tables, les plats. Les gens l’époussetaient de leurs épaules. De petites raies de poussière soulignaient le bas des portes. Au milieu de cette nuit-là, le vent tomba et le silence s’écrasa sur la terre. L’air saturé de poussière assourdit les sons plus complètement encore que la brume. Les gens couchés dans leur lit entendirent le vent s’arrêter. Ils s’éveillèrent lorsque le vent hurleur se tut. Retenant leur souffle, ils écoutaient attentivement le silence. Puis les coqs chantèrent, et leur chant n’arrivait qu’assourdi, alors les gens se tournèrent et se retournèrent dans leurs lits, attendant l’aube avec impatience. Ils savaient qu’il faudrait longtemps à la poussière pour se déposer sur le sol. Le lendemain matin, la poussière restait suspendue en l’air comme de la brume et le soleil était rouge comme du sang frais caillé. Toute la journée la poussière descendit du ciel comme au travers d’un tamis et le jour suivant elle continua de descendre, recouvrant la terre d’un manteau uniforme. Elle se déposait sur le maïs, s’amoncelait au sommet des pieux de clôtures, s’amoncelait sur les fils de fer ; elle s’étendait sur les toits, ensevelissait les herbes et les arbres.

On est sûr d’avoir à bouffer, on vous donne des vêtements propres et y a des endroits où qu’on peut prendre des bains. C’est pas déplaisant d’un côté. ce qui est dur c’est d’pas avoir de femmes. (...) Y a un gars qu’on avait libéré sur parole, dit-il. Au bout d’un mois il était de retour comme récidiviste. Y en a un qui lui a demandé pourquoi il avait fait ça. "Eh merde, qu’il dit, y a pas de confort chez mes vieux, y a pas l’électricité, pas de douches. Y a pas de livres et la nourriture est dégueulasse." Il a dit qu’il était revenu là où il y avait du confort et où la croûte était correcte. Il disait qu’il se sentait tout perdu là-bas, en pleine campagne, obligé de penser à ce qu’il faudrait qu’il fasse. Alors il a volé une auto et il est revenu.

 C’est notre terre. C’est nous qui l’avons mesurée, qui l’avons défrichée. Nous y sommes nés, nous nous y sommes fait tuer, nous y sommes morts. Quand même elle ne serait plus bonne à rien, elle est toujours à nous. C’est ça qui fait qu’elle est à nous... d’y être nés, d’y avoir travaillé, d’y être enterrés. C’est ça qui donne le droit de propriété, non pas un papier avec des chiffres dessus.

 Nous sommes désolés. Ce n’est pas nous. C’est le monstre. Une banque n’est pas comme un homme.

 Oui mais la banque n’est faite que d’hommes.

 Non, c’est là que vous faites erreur... complètement. La banque ce n’est pas la même chose que les hommes. Il se trouve que chaque homme dans une banque hait ce que la banque fait, et cependant la banque le fait. La banque est plus que les hommes, je vous le dis. C’est le monstre. C’est les hommes qui l’ont créé, mais ils sont incapables de le diriger.

L’agriculture devenait une industrie et les propriétaires terriens suivirent inconsciemment l’exemple de la Rome antique. Ils importèrent des esclaves - quoiqu’on ne les nommât pas ainsi : Chinois, Japonais, Mexicains, Philippins. Ils ne mangent que du riz et des haricots, disaient les hommes d’affaires. Ils n’ont pas de besoins. Ils ne sauraient que faire de salaires élevés. Tenez, il n’y a qu’à voir comment ils vivent. Il n’y a qu’à voir ce qu’ils mangent. Et s’ils font mine de rouspéter on les rembarque, ce n’est pas plus compliqué que ça.

Le flot perpétuellement renouvelé des émigrants fit régner la panique dans l’Ouest. Les propriétaires tremblaient pour leurs biens. Des hommes qui n’avaient jamais connu la faim la voyaient dans les yeux des autres. Des hommes qui n’avaient jamais eu grand-chose à désirer voyaient le désir brûler dans les regards de la misère. Et pour se défendre, les citoyens s’unissaient aux habitants de la riche contrée environnante et ils avaient soin de mettre le bon droit de leur côté en se répétant qu’ils étaient bons et que les envahisseurs étaient mauvais, comme tout homme doit le faire avant de se battre. Ils disaient : ces damnés Okies sont crasseux et ignorants. Ce sont des dégénérés, des obsédés sexuels. Ces sacrés bon Dieu d’Okies sont des voleurs. Tout leur est bon. Ils n’ont pas le sens de la propriété. Et cette dernière assertion était vraie, car comment un homme qui ne possède rien pourrait-il comprendre les angoisses des propriétaires ? Et les défenseurs disaient : ils apportent des maladies avec eux, ils sont répugnants. Nous ne voulons pas d’eux dans nos écoles. Ce sont des étrangers.

Et les Sociétés et les Banques travaillaient inconsciemment à leur propre perte. Les vergers regorgeaient de fruits et les routes étaient pleines d’affamés. Les granges regorgeaient de produits et les enfants des pauvres devenaient rachitiques et leur peau se couvrait de pustules. Les grandes Compagnies ne savaient pas que le fil est mince qui sépare la faim de la colère. Au lieu d’augmenter les salaires, elles employaient l’argent à faire l’acquisition de grenades à gaz, de revolvers, à embaucher des surveillants et des marchands, à faire établir des listes noires, à entraîner leurs troupes improvisées.

Ils ont diminué les salaires (...). Et il est venu toute une tapée de nouveaux ouvriers qu’étaient tout prêts à cueillir pour un quignon de pain, tellement ils crevaient de faim, nom d’un chien. T’allais pour attraper une pêche, on te l’enlevait des mains. Toute la récolte va être cueillie en un rien de temps. Ils faisaient la course pour avoir un arbre. J’en ai vu se battre... un type disait que c’était à lui, l’arbre, et un autre voulait cueillir au même. Ils ont été chercher ces gens-là au diable vert... jusqu’à El Centro. Crevaient de faim. J’dis au contrôleur : "Nous ne pouvons pas travailler pour deux cents et demi la caisse", et il me répond : "Alors, vous n’avez qu’à partir. Ceux-là ne demandent pas mieux. - Quand ils auront mangé à leur faim, ils refuseront de continuer", je lui dis. Alors il me fait : "Les pêches seront toutes cueillies et rentrées avant qu’ils aient pu manger à leur faim."

Ecoute le moteur. Ecoute les roues. Ecoute avec tes oreilles, avec tes mains sur le volant. Ecoute avec la paume de tes mains sur le levier des vitesses, écoute avec tes pieds sur les pédales. Ecoute la vieille bagnole asthmatique avec tous tes sens ; car un changement de bruit, une variation de rythme peut vouloir dire... une semaine en panne ici. Ce bruit... c’est les clapets. Pas à se frapper. Les clapets peuvent cliqueter jusqu’au Jugement dernier, ça n’a pas d’importance. Mais ce bruit sourd quand elle roule... ça ne s’entend pas, ça se sent, pour ainsi dire. C’est peut-être un coussinet qui fout le camp. Nom de Dieu, si c’est un coussinet qui fout le camp, qu’est-ce qu’on va faire ? L’argent file vite. Et qu’est-ce qu’elle a à chauffer comme ça aujourd’hui, la garce. On n’est pas en côte. Faudrait voir. Dieu de Dieu, la courroie de ventilateur s’est débinée ! Tiens, fabrique-moi une courroie avec ce bout de corde. Vérifions la longueur... là. J’vais épisser les bouts. Maintenant va doucement, hé, doucement jusqu’à ce qu’on trouve une ville. Cette corde ne durera pas longtemps. Si seulement on pouvait arriver en Californie, arriver au pays des oranges avant que ce vieux clou ne fasse explosion. Si on pouvait !

Et voici une histoire qui est à peine croyable, et pourtant elle est vraie. Elle est drôle et elle est très belle. Il y avait une famille de douze personnes qui avait été chassée de chez elle. Ces gens-là n’avaient pas d’auto. Ils ont fabriqué une roulotte avec de la vieille ferraille et ils y ont entassé tout ce qu’ils possédaient. Ils l’ont poussée sur le bord de la route 66 et ils ont attendu. Et bientôt voilà que s’amène une conduite intérieure qui les prend en remorque. cinq d’entre eux montent dans l’auto, sept autres dans la route, et un chien aussi dans la roulotte. Ils arrivent en Californie en un rien de temps. L’homme qui les avait conduits les a nourris durant tout le trajet. Et c’est une histoire vraie. Mais comment peut-on avoir un tel courage, une telle foi dans son prochain ? Il y a bien peu de choses qui pourraient enseigner une telle foi. Les gens qui fuient l’épouvante qu’ils ont laissée derrière eux... il leur arrive de drôles de choses, des choses amèrement cruelles et d’autres si belles que la foi en est ravivée pour toujours.

Tel homme, dont le cerveau jadis ne concevait qu’en hectares, se voyait à présent confiné pendant des milliers de milles, sur un étroit ruban de ciment. Et ses pensées, ses inquiétudes, n’allaient plus aux chutes de pluie, au vent, à la poussière ou à la croissance de la récolte. Les yeux surveillaient les pneus, les oreilles écoutaient le cliquetis des moteurs, les cerveaux étaient occupés d’huile, d’essence, supputaient anxieusement l’usure du caoutchouc entre le matelas d’air et la route. Un seul désir l’obsédait : l’eau de l’étape du soir, l’eau et les choses à mijoter sur le feu. Car la santé, seule, importait, la santé pour aller de l’avant. Toutes les volontés étaient tendues, braquées devant eux, et leurs craintes, autrefois concentrées sur la sécheresse ou l’inondation, s’attardaient maintenant sur tout ce qui était susceptible d’entraver leur lente progression vers l’Ouest.

Les enfants [du campement] restaient figés devant elle et la regardaient. Leurs visages étaient fermés, rigides, et leurs yeux allaient automatiquement de la marmite à l’assiette de fer-blanc que Man tenait à la main. Leurs yeux suivaient la cuiller de la marmite à l’assiette et quand elle passa l’assiette fumante à l’oncle John, tous les regards montèrent à sa suite. L’oncle John planta sa cuiller dans la fricassée, et le barrage d’yeux monta avec la cuiller. Un morceau de pomme de terre pénétra dans la bouche de l’oncle John et le barrage d’yeux se fixa sur son visage, pour voir comment il réagirait. Est-ce que ce serait bon ? Est-ce que ça lui plairait ?

Une large goutte de soleil rouge s’attardait à l’horizon, puis elle tomba et disparut ; le ciel restait brillant au-dessus de l’endroit où elle s’était évaporée, et un nuage déchiqueté pendait comme une guenille sanglante au-dessus du point de sa disparition.

Elle avait des cheveux gris arrangés en une seule tresse et portait une volumineuse robe d’indienne à fleurs, très crasseuse. Son visage ratatiné reflétait l’abrutissement, avec des poches de chair grise et bouffies sous les yeux et une bouche veule et molle.

Tom laissa son regard errer sur les tentes crasseuses, le misérable bric-à-brac, les antiques tacots, les paillasses bosselées étalées au soleil et les bidons noircis posés au-dessus des trous tapissés de cendres qui servaient de foyers.

Messages

  • « Prend la révolution française (...) Aussi naturel que la pluie qui tombe. D’abord, on ne le fait pas pour son plaisir. On le fait parce que quelque chose vous y pousse. (...) Tout aussi naturel que la pluie qui tombe. » John Steinbeck dans « Les raisins de la colère »

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