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Les cordons industriels et l’auto-organisation des travailleurs au Chili

jeudi 3 juin 2021, par Robert Paris

Les cordons industriels et l’auto-organisation des travailleurs au Chili

Les cordones industriales au Chili de 1972 - 1973

Éditions Marxisme.be, septembre 2013, 118 pages.

C’est dans un contexte de guerre froide et d’essoufflement du capitalisme d’État de type keynésien qu’à partir de l’année 1973 le Chili servit de laboratoire expérimental aux théories économiques de Friedrich Von Hayek et de Milton Friedman ; théâtre d’opération sud américain ouvert grâce aux manœuvres clandestines de la CIA qui fit alors toutes les saloperies imaginables pour déstabiliser le pays, et ce afin d’en faciliter le pillage sous couvert de lutte contre le « communisme ». Le 11 septembre 1973 le putsch fatal au président Salvador Allende fut dirigé par le général Augusto Pinochet, il s’ensuivit une répression féroce et sanglante sous forme de guerre ouverte contre un prolétariat qui s’était montré très combatif les mois précédents. Une dictature militaire qui dura 17 ans se mis en place et administra alors une politique économique dictée par les « Chicago boys », profitant là du chaos engendré ainsi que de la répression des masses organisée par la junte pour libéraliser l’économie chilienne de manière extrêmement brutale selon le modèle du marché dit « libre », si cher aux mafieux en col blanc que sont les partisans des deux économistes susmentionnés.
L’essai de Pablo Nyns se donne pour tâche de retracer les grandes lignes du développement contradictoire et non linéaire des éléments les plus avancés du processus révolutionnaire chilien qu’étaient les cordons industriels. Ceux-ci étant plus ou moins laissés de côté dans l’hagiographie officielle et para-officielle lorsqu’il s’agit d’évoquer la tentative de « socialisme » par la voie démocratique et pacifique du gouvernement de l’Unité Populaire présidé par Salvador Allende à partir de 1970. Les années qui précédèrent les élections présidentielles de 1970 furent marquées par des grèves de plus en plus massives ; celles-ci tendaient à dépasser les mots d’ordre légalistes et s’accompagnaient souvent d’occupations des lieux d’exploitations. Cette tendance à l’accentuation des contradictions de classe et par conséquent la montée en puissance de la conscience de classe dans le prolétariat est la toile de fond qui permet d’entrevoir que l’accession au pouvoir de l’Unité Populaire doit être comprise comme une première tentative sérieuse de récupération de la part de la classe d’encadrement du prolétariat ; et ce afin de dévoyer les luttes sociales sur la voie sans issue du réformisme. D’ailleurs même le candidat de la Démocratie Chrétienne, Radomiro Tomic, faisait lui aussi campagne sur le thème d’« une voie non capitaliste de développement ». Et pour cause, la prétendue voie démocratique menant au socialisme n’est qu’un dérivatif destiné à redorer le blason du jeu institutionnel bourgeois aux yeux des masses ; lequel, malgré ses différences d’apparat, n’est que la feuille de vigne visant à camoufler la dictature du Capital. En conséquence, il est trompeur de prétendre qu’il existe une voie démocratique et institutionnelle au socialisme et qui plus est cela revient à désarmer le prolétariat devant son impitoyable ennemi. Cependant dans un premier temps l’arrivée au pouvoir de l’UP favorise plutôt un accroissement des grèves et des manifestations en faveur de nationalisations et de réformes agraires promues par le gouvernement ; il faut dire que les pénuries étaient énormes dans beaucoup de secteurs. En plus, très vite, certains se sentirent lésés, étant entendu qu’une large partie des réformes bureaucratiques de l’UP ne concernait que les lieux de productions nationalisés et donc impactèrent de manières inégales les travailleurs. De plus, le blocage des prix (visant à endiguer l’inflation) entraîna une recrudescence du marché noir qui dépassa vite le gouvernement ; celui-ci tenta d’y remédier en créant notamment les JAP (Juntes de ravitaillements et des prix) lesquelles étaient en fait des auxiliaires de l’État pour le contrôle des prix ; là où les JAP dépassèrent leurs rôles consultatifs elles passèrent à des actions directes comme réquisitionner les marchandises des contrevenants au profit d’un quartier et en organisant la distribution de produits de première nécessité. Très vite dans ce Chili au bord de la guerre civile l’UP va osciller entre phraséologie socialiste dans le dessin de flatter le prolétariat avec sa main gauche, tandis que de sa main droite il n’hésitera pas à attaquer frontalement des prolos avec, ou sans travail, étant en lutte, cherchant par là à séduire les secteurs dit « progressistes » de la bourgeoisie dans l’espoir d’isoler l’extrême droite. Plus tard cette stratégie permettra même à la fraction de droite de la bourgeoisie de prendre la direction politique d’ouvriers en grève contre le gouvernement, comme lors de la grève des mineurs de El Teniente en mai 1973.

Les cordons industriels

Au mois de juin 1972 les ouvriers de plusieurs usines de la région de Maipú-Cerrillos (deux communes de Santiago) prennent l’initiative, sous la pression des événements, se mettent en grève et demandent à ce que leurs usines soient nationalisées et rejoignent ainsi les APS (aire de propriété sociale) formées par les 91 entreprises nationalisées par l’État1. Dans un même élan les jours suivant surviennent plusieurs sauts qualitatifs successifs comme : l’occupation du ministère du Travail ; le rejet des représentants de la CUT (Centrale Unique des Travailleurs) sous prétexte que ceux-ci ne les représentent pas ; la fondation du Commando coordinateur des luttes des travailleurs du Cordon Cerrillos-Maipú ; le blocage de routes pour faire pression sur le gouvernement ; des revendications formulées au travers d’un Manifeste ; des dressages de barricades ou encore des manifestations dans le centre-ville de Santiago et beaucoup d’autres actions sans aucun doute et même venant d’autres secteurs (n’oublions pas que beaucoup de témoignages ont disparu du fait de la répression2). Les mois suivants, l’opposition de droite continue la pression et déclenche des grèves patronales de plus en plus vigoureuses contre le gouvernement, cherchant encore et toujours à le déstabiliser. La riposte ouvrière ne se fait pas attendre et une fraction déterminée du prolétariat parvient à remettre en route partiellement l’appareil productif et organise la distribution des denrées, limitant ainsi l’impact de l’offensive patronale. Durant cette phase en octobre 1972 (parfois nommée l’Octobre Rouge chilien) il y aurait environ une centaine de coordinations à travers le pays, mais les deux plus importantes reste celles de Cerrillos-Maipú et de Vicuña-Mackenna. Toutefois, les dirigeants des Cordons n’étaient pas vraiment élus par la base, il s’agissait en général de militants syndicalistes ou encore du PS et du MIR voir même de la DC, mais néanmoins ceux-ci s’opposaient souvent à leur direction respective. Par contre ils ne cherchèrent en général qu’à influencer la politique de l’Unité Populaire et ils ne comprirent pas vraiment qu’en fait il leur fallait dépasser l’UP et prendre la direction politique. Ainsi l’UP en tant que coalition d’organisations bourgeoises sous pavillon socialiste sèmera la confusion au sein du prolétariat ; le désarmera idéologiquement et physiquement, et finira par former un Cabinet alliant civils et militaires revenant à renforcer l’armée au sein du pouvoir institutionnel et ceci évidemment sous couvert d’un contrôle plus étroit des éléments réactionnaires ; le tout en clamant une trêve sociale avec la bourgeoisie. Par la suite, l’UP se chargera de reprendre une à une les conquêtes ouvrières et de restituer si possible l’outil de production au patronat, mis à part pour les quelques entreprises présentées comme ayant un intérêt pour l’économie nationale qui elles restèrent nationalisées : les fameuses entreprises de l’APS. Après une relative accalmie le 25 janviers 1973, les ouvriers se rebellent à nouveau contre les rétrocessions des entreprises au patronat organisées par le gouvernement ; durant la lutte se fait aussi jour le besoin pratique d’une Coordination Nationale des Cordons, et c’est aussi à cette période que la démocratie directe augmente au sein de ceux-ci puisque les dirigeants sont désormais élus par la base et que ce n’est plus d’office des militants d’organisations déjà constituées qui deviennent les délégués. La maturation de la conscience de classe s’élève encore de quelques crans et de nouveaux Cordons se forment encore. C’est dans toute cette effervescence qu’une déclaration en 6 points voit le jour. Elle a pour but d’officialiser la Coordination. La voici :

1. Défendre et élargir les conquêtes du gouvernement et de la classe ouvrière.

2. Représenter sous forme de démocratie directe les travailleurs du cordon.

3. Se constituer en organismes de défense du gouvernement actuel dans la mesure où celui-ci représentera les intérêts des travailleurs.

4. Approfondir le processus et aiguiser les contradictions de classes.

5. Lutter énergiquement pour une participation plus large de la classe ouvrière aux décisions qui correspondent à ses intérêts et développer le pouvoir des syndicats et des organismes de la classe ouvrière.

6. Coopérer de façon décisive à l’organisation et la préparation des organismes de défense du secteur de façon à assurer à la classe ouvrière le contrôle territorial et politique.

Malheureusement, une coordination efficiente à des échelons supérieurs échoua, il faut dire que les appareils de gauche restèrent ici fidèles à ce que l’histoire a largement démontré ; à savoir que la représentation ouvrière s’oppose systématiquement au prolétariat dans les périodes où celui-ci veut écrire l’histoire en défendant ses propres intérêts. Ils ont donc largement œuvré à saboter toutes les tentatives d’unification par des manœuvres bureaucratiques, para-étatiques et étatiques sous prétexte de combattre le « parallélisme » et en appelant au « soutien critique » sous des airs de radicalité. En effet, ceux-ci ne voyaient pas d’un bon œil les Cordons qu’ils considéraient comme des concurrents et de fait ils cherchèrent constamment à leur faire intégrer la CUT afin de les phagocyter. Tandis que nos parasites de bureaucrates de la gauche du capital s’échinaient à détruire les initiatives autonomes du prolétariat, la bourgeoisie quant à elle en profita pour repasser à l’offensive. Les masses résistent mais, largement désorientées, elles n’arrivent pas à obtenir de victoire significative, finissent par se démoraliser, et attendent alors le putsch dans une certaine résignation. Malgré tout un ultime sursaut mobilisera environ un million de manifestants3 dans la capitale, démonstration de force durant laquelle des prolétaires conscients du danger qui planait demandaient des armes au gouvernement mais ceci en vain encore une fois. Celui-ci n’était toujours pas disposé à lutter pour le socialisme mais se bornait encore une fois à faire des concessions jusqu’à la fin, en espérant ainsi amadouer les vautours de l’impérialisme et appela donc au repli du prolétariat. Enfin, et pour finir, malgré les inconséquences des Cordons il est important de signaler qu’ils se structuraient sur la base d’une coordination territoriale de plusieurs dizaines d’usines, ceci de manière horizontale et indépendamment de leur branche économique ou encore de leur appartenance, ou pas, aux Aires de propriété sociale (APS) de l’État. De plus, les Cordons tendaient à réunir des prolétaires de tous horizons, sans distinction aucune, et constituaient donc l’embryon sous-jacent d’un organe de lutte à vocation unitaire de la classe pour elle même, luttant pour ses propres intérêts de classe et visant à dépasser sa condition d’exploité par le capital. Ainsi comme le faisait déjà remarquer les situationnistes à l’époque : « L’organisation révolutionnaire ne peut être que la critique unitaire de la société, c’est-à-dire une critique qui ne pactise avec aucune forme de pouvoir séparé, en aucun point du monde ».

Quelques remarques

L’auteur prend bien soin de ne pas juger les protagonistes de cette histoire, car il évident qu’il est plus facile de tirer des leçons 40 ans après, néanmoins nous ne le suivons pas lorsqu’il écrit page 60 que « la présence de la CUT dans le gouvernement avec les militaires, compromettant la classe dans une alliance politique avec l’armée, est la dernière incohérence » ; en effet, en disant cela il est sous-entendu que l’Unité Populaire ou la CUT auraient pu faire autre chose que de compromettre le prolétariat dans des alliances aussi dangereuses que nocives. Alors que c’est justement la vocation première d’un Front Populaire que de faire ce type d’alliances en prétendant que l’armée est neutre… Durant une guerre, les syndicats appellent même au massacre des prolétaires ! Tout comme lorsqu’il est écrit page 97 à propos des Cordons qu’ « ils se posèrent ainsi sans vraiment le savoir comme des prétendants potentiels au pouvoir d’État », nous pensons plutôt qu’ils se posèrent sans trop le savoir comme étant des prétendants potentiels à l’abolition de l’État. Un État « soviétique » ou des Cordons est une formule oxymorique popularisée au travers du mythe bolchevik. L’État n’est pas neutre, et il n’a jamais existé « d’État ouvrier », fusse-t-il « dégénéré », en Russie, ou ailleurs, auquel il faudrait apporter un fallacieux « soutien critique ». L’on pourra aussi regretter que l’auteur dans sa bibliographie à propos des « conseils ouvriers » renvoie les lecteurs à l’ouvrage de Ernest Mandel : Le contrôle ouvrier, conseils ouvriers, autogestion... mais passe sous silence celui de Anton Pannekoek : Les conseils ouvriers, pourtant essentiel sur la question, ce qui indique sans doute pourquoi la question de la socialisation des moyens de productions est éludée tout au long de l’ouvrage puisqu’elle n’a rien à voir avec le contrôle ouvrier ou encore l’autogestion du capitalisme. Le prolétariat pour avoir une chance de dépasser l’actuel système d’exploitation capitaliste doit renouer avec son expérience, laquelle fut acquise au fil de son histoire, ceci afin de briser le cercle infernal de l’expérience sans emploi du fait de son amnésie temporaire. Nous lirons donc avec profit la dernière lettre de la Coordination des Cordons au président Allende clôturant l’ouvrage et qui, avec ses grandeurs et ses limites est un témoignage cinglant de la tragédie dans laquelle ils étaient empêtré pieds et poings liés devant leurs bourreaux, pour enfin dépasser ce système d’exploitation devenu un frein à l’évolution historique de l’humanité... ¡ Adelante !

L’ouvrage est disponible sur la bibliothèque du GARAP.

Notes :

[1] Sur ce sujet, les différentes sources sont contradictoires : certaines signalent 91 entreprises nationalisées, tandis que d’autres parlent de 98. L’ouvrage parle de 91 entreprises.

[2] Nous vous invitons à lire ces commentaires très éclairant sur le Chili de l’Unité Populaire : https://ladiscordia.noblogs.org/files/2015/10/Lettre-des-cordons-Chili-1973.pdf

[3] D’autres sources parlent plutôt d’environ 800 000 manifestants.

Source : https://garap.org/lectures/lecture16.php

Lire aussi :

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article107

https://www.matierevolution.fr/spip.php?breve313

https://www.marxists.org/francais/just/front_pop/sj_fp_07.htm

https://books.openedition.org/pur/42694?lang=fr

https://paris-luttes.info/notes-de-lecture-sur-les-cordones-12770

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