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Manifeste du Surréalisme. Troisième Partie (1924) Par André Breton

mardi 12 juillet 2022, par Robert Paris

Manifeste du Surréalisme. Troisième Partie (1924)

Par André Breton

XXX

Le calorifère aux yeux bleus m’a dit, levant sur moi un regard de
coordonnées blanches sur le tableau noir, croisant sur moi ses
grandes mains OX et OY :

« Danseur, tu ne danseras plus que pour moi et pour moi seul se
déferont tes sandales blanches nouées sur le cou de pied par une
fausse herbe. Il est l’heure de dormir et de danser plus nu que tu
n’es. Fais tomber ces voiles qui t’environnent encore et passe la
main aux saisons pures que tu fais lever dans tes rêves, ces
saisons où l’écho n’est plus qu’un grand lustre de poissons qui
s’avance dans la mer, ces saisons où l’amour n’a plus qu’une tête
qui est couverte de cerceaux de lune, d’animaux en flammes :
l’amour, ce stère de papillons. »

La porte m’a dit :

« Ferme-moi à tout jamais sur l’extérieur, cette aiguille que la
plus belle de tes illusions n’arrive pas à enfiler tant il fait
noir ; condamne-moi, oui condamne-moi comme on condamne les femmes
à chanter leur merveilleuse maladie : les femmes rousses,
puisqu’au feu toutes les femmes sont rousses. »

Le plafond m’a dit :

« Chavire, chavire et chante, pleure aussi lorsque la rosace des
cathédrales le demande, cette rosace n’est pas si belle que la
mienne et dans le plâtre je capterai tes rayons jeunes, tes rayons
follement jeunes. Vois la meule des plaisirs qui tourne dans le
salon et cet oiseau perçant qui s’envole à chaque tour de roue, à
chaque tour de cartes. Et promets-moi.

J’allais donner la parole à l’air creux qui parle dans ses mains
comme on regarde quand on ne veut pas faire semblant de voir
(l’air parle dans ses mains pour ne pas faire semblant de parler)
mais la bougie riait depuis un instant et mes yeux n’étaient plus
qu’une ombre chinoise.

XXXI

La scène représente un système à pédales tel que le mouvement
ascendant-descendant soit combiné avec un mouvement latéral
droite-gauche, un personnage correspondant au départ à chaque
noeud-point mort de l’appareil (deux hommes dans le système
vertical, deux femmes dans le système horizontal).

Personnages : LUCIE, HÉLÈNE, MARC, SATAN. Rideaux noirs, les deux
femmes habillées de blanc, Marc en habit noir, Satan couleur de
feu.

Le tout se passe dans un cube parfait de couleur crème de manière
à suggérer au premier abord l’idée d’un gyroscope géant dans sa
boîte, cette dernière reposant par un de ses sommets sur le bord
d’un verre à pied, et animée autour de son point d’application
d’un mouvement giratoire. À l’intérieur du pied un soldat
présentant les armes.

HÉLÈNE : La fenêtre est ouverte. Les fleurs embaument. Le
champagne du jour dont la coupe pétille à mon oreille me fait
tourner la tête. La cruauté du jour moule mes formes parfaites.

SATAN : Voyez-vous, par-dessus ces Messieurs et ces Dames, l’Île
Saint-Louis ? C’est là que se trouvait la petite chambre du poète.

HÉLÈNE : Vraiment ?

SATAN : Il recevait tous les jours la visite des cascades, la
cascade pourpre qui aurait bien voulu dormir et la cascade blanche
qui arrivait par le toit comme une somnambule.

LUCIE : La cascade blanche, c’était moi.

MARC : Je te reconnais dans la vigueur des plaisirs d’ici, bien
que tu ne sois que la dentelle de toi-même. Tu es l’inutilité
finale, la lavandière des poissons.

HÉLÈNE : Elle est la lavandière des poissons.

SATAN : Maintenant l’otage des saisons qui s’appelle l’homme
s’appuie sur la table de jonc, sur la table de jeu. C’est le
coupable aux mains gantées.

HÉLÈNE : Permettez, Seigneur, les mains étaient belles. Si le
miroir avait pu parler, si les baisers s’étaient tus...

LUCIE : Les roches sont dans la salle, les belles roches dans
lesquelles l’eau dort, sous lesquelles les hommes et les femmes se
couchent. Les roches sont d’une hauteur immense : les aigles
blancs y laissent des plumes et dans chaque plume il y a une
forêt.

MARC : Où suis-je ? Les mondes, le possible ! Comme les
locomotives allaient vite : un jour le faux, un jour le vrai !

SATAN : Cela valait-il la peine d’en sortir, la peine de perdre
pied à courir après les cadavres en crachant des folgores porte-
lanternes ? Le poète était pauvre et lent dans sa demeure, le
poète n’avait même pas droit au punch qu’il aimait beaucoup. La
cascade pourpre charriait des revolvers dont les crosses étaient
faites de petits oiseaux.

LUCIE : Je me fais une raison de la détente perpétuelle, Seigneur,
Marc était blond comme le gypse.
Silence.

Mes amis il est temps de descendre ; ceci n’était qu’une séance de
voltige et là-bas j’aperçois, derrière la cinquième rangée de
spectateurs, une femme très pâle qui s’adonne à la prostitution.
L’étrange est que cette créature a des ailes.

Marc s’enlève par la main, l’appareil fonctionne de plus en plus
vite. Par la force de la vitesse acquise, Lucie se tient droite
dans le prolongement du bras de Marc. Sonneries. Le mouvement
prend fin lorsque Marc et son immobile cavalière atteignent le
sommet du périple. Nuit. Le rideau tombe. Satan apparaît devant le
rideau et s’incline longuement.

SATAN : Mesdames, Messieurs, la pièce que nous venons d’avoir
l’honneur de représenter devant vous est de moi. Les horlogeries
sont de peu d’importance, les symboles n’ayant plus, dans cette
nouvelle forme de théâtre, qu’une valeur de promesse. Encore leur
transparence n’est-elle pas tout à fait une question de temps.
L’enfer vient d’être complètement restauré ; il n’avait plus ces
derniers siècles qu’une valeur d’application : intellectuellement
c’était parfait, mais, au point de vue de la douleur morale, cela
laissait à désirer. Je me suis rendu un jour à l’Opéra et là,
profitant de l’inattention générale, j’ai commencé par faire
apparaître sur la façade de l’édifice plusieurs lueurs rougeâtres,
d’un aspect très désagréable, celles qui, de l’avis des gens de
goût, déshonorent encore le monument. Puis j’ai fait un superbe
plongeon dans la conscience humaine que j’ai infestée de chances
insolites, de fleurs informes et de cris de merveilles. À dater de
ce jour le père ne fut plus seul avec son fils ; entre eux la
déchirure de l’air livra passage à un éventail sur lequel reposait
un ver luisant. Dans les usines je m’efforçai d’encourager par
tous les moyens la division du travail, en sorte qu’aujourd’hui,
pour fabriquer une lime à ongles, par exemple, il est besoin de
plusieurs équipes d’ouvriers travaillant jour et nuit, les uns à
plat ventre, les autres sur une échelle. Pendant ce temps les
ouvrières vont faire des bouquets dans les champs et d’autres
s’emploient à écrire des lettres où reviennent constamment le même
verbe au même temps et la même formule de tendresse. La pièce à
laquelle vous venez d’assister est une de ces limes à ongles
nouveau modèle, à la fabrication desquelles tout concourt
aujourd’hui, depuis l’ivoire de vos dents jusqu’à la couleur du
ciel, un noir de pervenche si je ne me trompe. Mais j’aurai d’ici
peu l’honneur de vous convier à des spectacles moins rationnels
car je ne désespère pas de faire de l’éternité la seule poésie
fugitive, entendez-vous, la seule poésie fugitive ! Ha ha ha ha !
(Il sort en ricanant.)

XXXII

J’étais brun quand je connus Solange. Chacun vantait l’ovale
parfait de mon regard et mes paroles étaient le seul éventail que
pour me dissimuler leur trouble je pusse mettre entre les visages
et moi. Le bal prenait fin à cinq heures du matin non sans que les
plus tendres robes se fussent égratignées à des ronces invisibles.
Ô propriétés mal fermées de Montfermeil où l’on va chercher le
muguet et une couronne princière. Dans le parc où nul couple ne
s’isolait plus les rayons glaciaux du faux soleil d’alors,
véritables chemins de perle, ne trouvaient plus à étourdir que les
voleurs attirés par le luxe de cette vie et qui se mettaient à
chanter, dans les voix les plus justes, aux divers degrés du
perron. Les serpents réputés inacclimatables qui glissaient dans
l’herbe comme des mandolines, les décolletés impossibles et les
figures géométriques de papier feu s’éclairant parmi eux qu’on
s’effrayait d’apercevoir par la fenêtre, tinrent longtemps dans
une sorte de respect miraculeux les chenapans de velours et de
liège.

C’est alors qu’accablé de présents et lassé de ces beaux
instruments de paresse auxquels dans une chambre atrocement
voluptueuse je m’exerçais tout à tour, je pris le parti de
congédier mes servantes et de m’adresser à une agence pour me
procurer ce dont j’avais besoin : le réveil crépusculaire et un
oiseau des mines de diamant qui me tînt la promesse d’extraire les
racines d’une petite souffrance que j’avais devinée. Je n’étais
pas plus tôt en possession de ce double trésor que je m’évanouis.

Le lendemain était jour que je savais consacré à l’accomplissement
d’un rite très obscur dans la religion d’une peuplade des bords de
l’Ohio. Sous la protection de l’orage où j’allai me placer, rien
ne pouvait m’atteindre à l’exception d’une très vive lueur qui
seulement pour moi se distinguerait d’un éclair. La tête renversée
et les tempes protégées par deux plaques très minces de saphir, je
portais encore en moi ce vide fléché tout en descendant la côte
qui longe le terrain de manoeuvre. On venait de sonner le
rassemblement et les jeunes hommes blonds se comptaient.
L’admirable pluie à l’odeur de sainfoin qui commençait à tomber
disloquait si bien le jour que j’avais envie d’applaudir. De
l’ombre d’un petit bouquet d’arbres, à une centaine de mètres,
s’envolaient encore dans la direction du soleil quelques-uns de
ces pantalons de dentelle qui font merveille au théâtre mais
j’avais en vue autre chose qu’un lâcher de pigeons-voyageurs.

Je sais un arc-en-ciel qui n’annonce rien de bon. Quand le vent se
ramasse dans un coin de la terre comme une toupie et que vos cils
battent à se rompre parce que vous sentez un bras imaginaire passé
autour de votre taille, essayez de vous mettre à courir. J’étais
sous un viaduc, pâle à l’idée de ces voyous qu’on emploie sur les
locomotives à siffler dans leurs doigts. Rien, évidemment, ne se
passerait. Je gagnai le petit sentier que la voie perd seulement à
l’entrée de Paris. Étais-je l’un de ces enfants pauvres qu’on voit
l’hiver s’accrocher aux voitures de charbon et, au besoin, trouer
les sacs ? Peut-être. Un homme d’équipe, de ceux qui portent
toujours dans leur main un petit ver rouge enchâssé dans une motte
de terreau, me saluait.

Nul ne connaît comme moi le coeur humain. Un forçat qui avait
participé au lancement du cuirassé LA DÉVASTATION m’assurait un
jour que dans l’immense cône de lumière dont nul autre que lui
n’avait pu sortir, il était donné d’assister à la création du
monde. Pareillement, du plus loin que je me rappelle, rien ne m’a
été caché du manège sentimental. J’approchais de la gare d’Est-
Ceinture à l’heure de la sortie des usines. Les nacelles retenues
dans les cours se détachaient du sol une à une et toutes les
passagères semblaient folles d’une branche de lilas. Devant le mur
de briques blanches et rouges s’illuminait de place en place un
merveilleux lustre de doubles-croches. Le travail commué laissait
la nuit libre : des mains allaient pouvoir emplir les saladiers
bleus. Sous la blouse de coutil qui est encore un moule,
l’ouvrière parisienne au chignon haut regarde tomber la pluie du
plaisir.

Il faut savoir ce que c’est que de se promener avec un sceptre
dans les ruelles de la capitale à l’entrée de la nuit. La rue
Lafayette balance de gauche à droite ses vitrines. C’est l’heure
des meetings politiques et l’on peut voir au-dessus des portes se
détacher en lettres grasses l’inscription : « Rien ne va plus ».
J’étais, depuis un quart d’heure, à la merci de ces voyantes
funèbres qui, avec des yeux violets, vous demandent
obligatoirement une cigarette. On m’a toujours enseigné que la
plus haute expression de gravité consistait à parler tout seul.
J’étais, cependant, moins fatigué que jamais. Un des pôles
aimantés de ma route devrait être, je le savais depuis longtemps,
la réclame lumineuse de « Longines » à l’angle de la rue de la Paix
et de la place de l’Opéra. De là, par exemple, je n’aurais plus su
où aller.

Tâche pour tâche, obligation pour obligation, je sens bien que je
ne ferai pas ce que j’ai voulu. Les petites lanternes aux armes de
Paris qui font rebrousser chemin aux voitures à partir d’une
certaine heure m’ont toujours fait regretter l’absence des
paveurs. Il faut les avoir vus, ne serait-ce qu’une fois, l’oeil à
leur niveau d’alcool, éviter tout cahot aux loutres gantées de
craie. Les pavés de bois dont le soleil use lentement les bords
sont plus légers que les prières. Si l’un est plus clair que
l’autre, il y a dans votre portefeuille une dépêche que vous
n’avez pas encore lue. Cependant, à l’un des plus jolis coudes des
boulevards, cette clairière orangée surmontée d’un paratonnerre et
recouverte d’une houle de Liberty était-elle vouée à la
circulation d’animaux plus gracieux que les autres ? Ce fut un jeu
pour moi d’enjamber sans être aperçu les quelques fioles de parfum
qui voulaient m’en interdire l’accès. Une ordonnance de police,
paraissant dater du siècle dernier, tapissait en partie le manche
d’un instrument en forme d’arbalète que je reconnus pour l’avoir
déjà vu, incrusté de pierres précieuses, à la devanture d’une
armurerie des passages. Il reposait cette fois sur une claie de
feuillage séché de sorte que je pus croire à un piège. Le temps
d’écarter cette idée, je mis à jour les deux échelons supérieurs
d’une échelle de corde. Je décidai aussitôt de faire usage de
l’appareil qui s’offrait et me donnai seulement le loisir, quand
il n’y eut plus que ma tête à émerger du sol, de baiser éperdument
de loin deux hautes bottes noires fermées sur des bas crème.
C’était là le dernier souvenir que j’emporterais d’une vie qui
avait été courte car je ne me rappelle plus bien si j’avais vingt
ans sonnés.

Pour comprendre le mouvement dont était animé ce triste ascenseur,
il faut faire appel à certaines connaissances astronomiques. Les
deux planètes les plus éloignées du soleil combinent leur
mouvement autour de lui avec cet étrange va-et-vient. La lumière
était celle des boutiques d’eau minérale. Pour quel public
d’enfants hagards exécutais-je des exercices aussi périlleux ?
J’apercevais des moulures discontinues passant par toutes les
couleurs du spectre, des cheminées de marbre blanc, des accordéons
et alternativement la grêle, les plantes ciliées et l’oiseau-lyre.
Attendez, naufrages ; soupirez, trompettes marines au son
desquelles je serai un jour reçu par mon frère, ce charmant
mollusque qui a la propriété de voler sous l’eau.

Peu à peu la lenteur des oscillations me faisait pressentir
l’approche du but. Là était le mystère car je n’aurai rien dit en
affirmant que, soumis à un tel balancement dans l’air supérieur,
j’aurais aussi bien pu m’arrêter à Naples ou à Bornéo. Les zones
torrides, glaciales, lumineuses ou de clair-obscur s’étageaient,
se carrelaient. Quand une jeune fille, dans une ferme, laisse
couler à travers sa chambre l’eau d’une source voisine, et que son
fiancé vient s’accouder à la barre arquée de sa fenêtre, ils
partent eux aussi pour ne plus se retrouver. Que d’autres se
croient s’ils le veulent à la merci d’un rétablissement : moi que
les plus blanches écuyères ont fêté pour mon adresse à lancer
leurs chars aveugles sur des routes de poussière, je ne sauverai
personne et je ne demande pas à être sauvé. J’ai ri jadis de la
bonne aventure et je porte sur l’épaule gauche un trèfle à cinq
feuilles. Il peut m’arriver chemin faisant de tomber dans un
précipice ou d’être poursuivi par les pierres, mais ce n’est
chaque fois, je vous prie de le croire, qu’une réalité.

C’est plutôt chaque pas que je fais qui est un rêve et ne me
parlez pas de ces tramways d’aspect bénin où le conducteur délivre
des billets de tombola. Il profite de toutes les stations pour
aller boire. Alors le véhicule qui tend, après l’arrosoir, à se
retirer de la circulation, se voit entouré des cerfs les plus
photogéniques. Pour moi, mes convictions ne m’ont jamais permis
d’y prendre place qu’au rabais, de grand matin, avec les ouvriers
qui portent en bandoulière une besace pleine de perdrix.

Tout de même j’étais venu à Paris et une grande flamme
m’escortait, je l’ai dit, de ses quarante pieds blonds.

Les boulevards souterrains n’existaient pas encore.

À ce moment l’ennemie de la société pénétrait dans l’immeuble
situé au numéro 1 du boulevard des Capucines. Mais elle ne fit
qu’entrer et sortir. Je ne l’avais jamais vue et pourtant mes yeux
s’emplirent de larmes. Elle était discrète comme le crime et sa
robe à petits plis noire, en raison de la brise, apparaissait tour
à tour brillante et ternie. Il n’y avait pas d’autre provocation
dans son attitude : tant qu’elle alla j’observai que son pied se
posait toujours aussi légèrement. À sa gauche, à sa droite, sur le
trottoir s’inscrivaient sans cesse en lettres de toutes les
couleurs des noms de parfums, de spécialités pharmaceutiques. Dans
tous les cas il fait bon suivre de telles femmes dont on est sûr
qu’elles ne vont pas à vous et qu’elles ne vont nulle part. Comme
celle-ci venait encore de franchir pour rien le seuil d’une maison
de la rue de Hanovre, je me portai vivement à sa rencontre et,
avant qu’elle eût pu se reconnaître, j’emprisonnai dans la mienne
sa main crispée sur un revolver si petit que la bouche du canon
n’atteignait pas la première phalange de l’index replié.
L’inconnue eut alors un regard de supplication et de triomphe.
Puis, les yeux fermés, elle prit mon bras silencieusement.

Rien n’est, certes, plus simple que de dire à une femme, à un
taxi : « Occupez-vous de moi. » La sensibilité n’est autre chose que
cette voiture entièrement vitrée dans laquelle vous avez pris
place ; une vulgaire dentelle de fil jetée sur la banquette essaie
de vous faire oublier les ornières du chemin. Parfois l’impériale
est garnie de malles et de cartons à chapeau oblongs comme des
pendentifs. Le tout va se jeter dans un petit lac au pied de
l’arbuste des mains jointes. Par la force des choses, autrefois,
n’ai-je pas attendu qu’une raison de vivre me vînt de ces parties
de chagrin ? Les femmes les plus enragées sont les divorcées, qui
s’arrangent si bien de leur voile de crêpe gris-perle. Au bord de
la mer il fut pour moi de saison de jongler avec leurs genoux. Le
fouet des victorias disparues ne dessinait plus dans le temps
qu’une pluie d’étoiles et il faut avouer que ces deux images
froidement distinctes n’étaient pas seules superposées du point où
je me trouvais placé. Ainsi, au feu de la rampe, une bouche
apparaît absolument semblable à un oeil et qui ne sait que, pour
peu qu’on incline le prisme de l’amour, l’archet court sur la
jambe des danseuses ?

Quand il s’agit de Solange... Huit jours durant nous avons habité
une région plus délicate que l’impossibilité de se poser pour
certaines hirondelles. Sous peine de séparation nous nous étions
interdit de parler du passé. La fenêtre donnait sur un navire,
lequel, couché dans la prairie, respirait régulièrement. Au loin
on apercevait une immense tiare faite de la richesse des anciennes
villes. Le soleil prenait au lasso les plus belles aventures. Nous
avons vécu là des heures exquisement oubliables, en compagnie de
l’arlequin de Cayenne. Il faut dire qu’au beau milieu de
l’escalier qui conduisait à notre chambre, Solange avait ôté son
chapeau et allumé le feu de paille. Il y avait un bouton de
sonnerie pour la réalisation de chacun de nos désirs et il y avait
temps pour tout. Le dessus de lit était fait de nouvelles à la
main :

« La boule d’or qui roule sur le fond azuré de cette cage n’est
reliée à aucune tige apparente et elle est pourtant la boule d’un
merveilleux condensateur. Nous sommes dans un bar de la rue Cujas
et c’est ici qu’après l’attentat du train 5 Mécislas Charrier vint
essayer cette main finement gantée grâce à laquelle il sut se
faire reconnaître. »

« Rosa-Josépha, les soeurs siamoises, il y a huit jours se levaient
de table lorsqu’un papillon arborant mes couleurs vint décrire un
huit autour de leurs têtes. Jusque-là le monstre, accouplé à un
casseur d’assiettes, semblait avoir compris peu de chose au grand
destin qui l’attendait. »

On allait être en septembre. Sur un tableau noir, dans le bureau
de l’hôtel, une équation tracée de main d’enfant ne comportait
plus que des variables. Le plafond, l’armoire à glace, la lampe,
le corps de ma maîtresse et l’air lui-même s’étaient approprié la
sonorité du tambour. Parfois, entre minuit et une heure, Solange
s’absentait. Mais j’étais sûr de la retrouver le matin dans sa
chemise pailletée. Je ne sais encore que penser de son sommeil et
peut-être ne fit-elle jamais que s’éveiller à mes côtés. Sous le
toit de verdure frémissante partagée entre les échos nocturnes,
dans la cheminée refleurissait la fraise des quatre-saisons.
Solange avait toujours l’air de sortir d’une redoute. La terrible
impersonnalité de nos rapports excluait si bien toute jalousie que
les grands verres d’eau teintés des disparitions ne
s’attiédissaient jamais. Plus tard seulement j’ai compris
l’extraordinaire faiblesse de ces fameux tours de magie blanche.

C’est dans la salle de bains que se passait le meilleur de notre
temps. Elle était située au même étage que notre chambre. Une buée
épaisse « à couper au couteau » s’y étendait par places, notamment
autour de la toilette, à ce point qu’il était impossible d’y
saisir quoi que ce fût. De multiples accessoires de fard y
trouvaient incompréhensiblement leur existence. Un jour que je
pénétrais le premier, vers huit heures du matin, dans cette pièce
où régnait je ne sais quel malaise supérieur, dans l’espoir, je
crois, d’éprouver le sort mystérieux qui commençait à planer sur
nous, quelle ne fut pas ma surprise d’entendre un grand bruit
d’ailes suivi presque aussitôt de celui de la chute d’un carreau,
lequel présentait cette particularité d’être de la couleur dite
« aurore » alors que la vitre demeurée intacte était au contraire
faiblement bleue. Sur le lit de massage reposait une femme de
grande beauté dont je fus assez heureux pour surprendre la
dernière convulsion et qui, lorsque je me trouvai près d’elle,
avait cessé de respirer. Une ardente métamorphose s’opérait autour
de ce corps sans vie : si le drap tiré aux quatre coins
s’allongeait à vue d’oeil et allait à une parfaite limpidité, le
papier d’argent qui tapissait ordinairement la pièce, par contre,
se recroquevillait. Il ne servait plus qu’à poudrer les perruques
de deux laquais d’opérette qui se perdaient bizarrement dans la
glace. Une lime d’ivoire que je ramassai à terre fit
instantanément s’ouvrir autour de moi un certain nombre de mains
de cire qui restèrent suspendues en l’air avant de se poser sur
des coussins verts. Les moyens me manquaient, on l’a vu, pour
interroger le souffle de la morte. Solange n’avait pas paru de la
nuit et pourtant cette femme ne lui ressemblait pas, à l’exception
des petits souliers blancs dont la semelle, au niveau de la ligne
d’insertion des orteils, présentait d’imperceptibles hachures
comme celle des danseuses. Le plus léger indice me faisait défaut.
Il était remarquable que la jeune femme fût entrée là toute
dévêtue. Comme j’introduisais mes doigts dans ses cheveux
fraîchement coupés j’eus soudain l’impression que la belle venait
de déplacer le corps de gauche à droite, ce qui, joint à la
position de son bras droit derrière son dos et à l’hyperextension
de sa main gauche, ne pouvait manquer de suggérer l’idée d’un
grand écart.

M’étant borné à ces menues constatations, je sortis sans
précautions inutiles. Certes les seules décorations qui
m’inspirent quelque respect sont ces crachats d’or fixés à la
doublure, un peu au-dessous de la poche intérieure du veston. Je
rajustai pourtant le ruban rouge que je portais à la boutonnière.

On n’a écrit qu’un livre médiocre sur les évasions célèbres. Ce
qu’il faut que vous sachiez, c’est qu’au-dessous de toutes les
fenêtres par lesquelles il peut vous prendre fantaisie de vous
jeter, d’aimables lutins tendent aux quatre points cardinaux le
triste drap de l’amour. Mon inspection n’avait duré que quelques
secondes et je savais ce que je voulais savoir. Aussi bien les
murs de Paris avaient été couverts d’affiches représentant un
homme masqué d’un loup blanc et qui tenait dans la main gauche la
clé des champs : cet homme, c’était moi.

Lettre Aux Voyantes. (1925)

Mesdames,

Il est temps : de grâce faites justice. À cette heure des jeunes
filles belles comme le jour se meurtrissent les genoux dans les
cachettes où les attire tour à tour l’ignoble bourdon blanc. Elles
s’accusent de péchés parfois adorablement mortels (comme s’il
pouvait y avoir des péchés) tandis que l’autre vaticine, bouge ou
pardonne. Qui trompe-t-on ici ?

Je songe à ces jeunes filles, à ces jeunes femmes qui devraient
mettre toute leur confiance en vous, seules tributaires et seules
gardiennes du Secret. Je parle du grand Secret, de l’Indérobable.
Elles ne seraient plus obligées de mentir. Devant vous comme
ailleurs elles pourraient être les plus élégantes, les plus
folles. Et vous écouter, à peine vous pressentir, d’une main
lumineuse et les jambes croisées.

Je pense à tous les hommes perdus dans les tribunaux sonores. Ils
croient avoir à répondre ici d’un amour, là d’un crime. Ils
fouillent vainement leur mémoire : que s’est-il donc passé ? Ils
ne peuvent jamais espérer qu’un acquittement partiel. Tous
infiniment malheureux. Pour avoir fait ce qu’en toute simplicité
ils ont cru devoir faire, encore une fois pour n’avoir pas pris
les ordres du merveilleux (faute d’avoir su le plus souvent
comment les prendre), les voici engagés dans une voie dont le plus
douloureusement du monde ils finiront bien par sentir qu’elle
n’était pas la leur, et qu’il dépendît d’un secours extérieur,
aléatoire du reste par excellence, qu’ils refusassent dans ce sens
d’aller plus loin. La vie, l’indésirable vie passe à ravir. Chacun
y va de l’idée qu’il réussit à se faire de sa propre liberté, et
Dieu sait si généralement cette idée est timide. Mais l’épingle la
fameuse épingle qu’il n’arrive quand même pas à tirer du jeu, ce
n’est pas l’homme d’aujourd’hui qui consentirait à en chercher la
tête parmi les étoiles. Il a pris, le misérable, son sort en
patience et, je crois bien, en patience éternelle. Les
intercessions miraculeuses qui pourraient se produire en sa
faveur, il se fait un devoir de les méconnaître. Son imagination
est un théâtre en ruines, un sinistre perchoir pour perroquets et
corbeaux. Cet homme ne veut plus en faire qu’à sa tête ; à chaque
instant, il se vante de tirer au clair le principe de son
autorité. Une prétention extravagante commande peut-être tous ses
déboires. Il ne s’en prive pas moins volontairement de
l’assistance de ce qu’il ne connaît pas, je veux dire de ce qu’il
ne peut pas connaître, et pour s’en justifier tous les arguments
lui sont bons. L’invention de la Pierre Philosophale par Nicolas
Flamel ne rencontre presque aucune créance, pour cette simple
raison que le grand alchimiste ne semble pas s’être assez enrichi.
Outre, pourtant, les scrupules de caractère religieux qu’il put
avoir à prendre un avantage aussi vulgaire, il y a lieu de se
demander en quoi eût bien pu l’intéresser l’obtention de plus de
quelques parcelles d’or, quand avant tout il s’était agi d’édifier
une telle fortune spirituelle. Ce besoin d’industrialisation, qui
préside à l’objection faite à Flamel, nous le retrouvons un peu
partout : il est un des principaux facteurs de la défaite de
l’esprit. C’est lui qui a donné naissance à cette furieuse manie
de contrôle que la seule gloire du surréalisme sera d’avoir
dénoncée. Naturellement, ils auraient tous voulu être derrière
Flamel lors de cette expérience concluante et qui n’eût
d’ailleurs, sans doute, été concluante que pour lui. Il en est de
même au sujet des médiums, qu’on a tout de suite voulu soumettre à
l’observation des médecins, des « savants » et autres ignares. Et,
pour la plupart, les médiums se sont laissé prendre en flagrant
délit de supercherie grossière, ce qui pour moi témoigne de leur
probité et de leur goût. Il est bien entendu que la science
officielle une fois rassurée, un rapport accablant venant
renforcer beaucoup d’autres rapports, de nouveau l’Évidence
terrible s’imposait. - Ainsi de nous, de ceux d’entre nous à qui
l’on veut bien accorder quelque « talent », ne serait-ce que pour
déplorer qu’ils en fassent si mauvais usage et que l’amour du
scandale - on dit aussi de la réclame -les porte à de si coupables
extrémités. Alors qu’il reste de si jolis romans à écrire, et des
oeuvres poétiques même qui, de notre vivant, seraient lues et qui
seraient, on nous le promet, très appréciées après notre mort.

Qu’importe, au reste ! Mesdames, je suis aujourd’hui tout à votre
disgrâce. Je sais que vous n’osez plus élever la voix, que vous ne
daignez plus user de votre toute-puissante autorité que dans les
tristes limites « légales ». Je revois les maisons que vous habitez,
au troisième étage, dans les quartiers plus ou moins retirés des
villes. Votre existence et le peu qu’on vous tolère, en dépit de
toute la conduite qu’on observe autour de vous, m’aident à
supporter la vacance extraordinaire de cette époque et à ne pas
désespérer. Qu’est-ce qu’un baromètre qui tient compte du
« variable », comme si le temps pouvait être incertain ? Le temps
est certain : déjà l’homme que je serai prend à la gorge l’homme
que je suis, mais l’homme que j’ai été me laisse en paix. On nomme
cela mon mystère, mais je ne crois pas (je ne tiens pas) et nul ne
croit tout à fait pour soi-même à l’impénétrabilité de ce mystère.
Le grand voile qui tombe sur mon enfance ne me dérobe qu’à demi
les étranges années qui précéderont ma mort. Et je parlerai un
jour de ma mort. J’avance en moi, sur moi, de plusieurs heures. La
preuve en est que ce qui m’arrive ne me surprend que dans la
mesure exacte où j’ai besoin de ne plus être surpris. Je veux tout
savoir : je peux tout me dire.

Ce n’est pas si gratuitement que j’ai parlé de votre immense
pouvoir, bien que rien n’égale aujourd’hui la modération avec
laquelle vous en usez. Les moins difficiles d’entre vous seraient
en droit de faire valoir sur nous leur supériorité, nous la
tiendrions pour la seule indéniable. Je sais : étant données les
horribles conditions que nous fait le temps - passé, présent,
avenir -qui peut nous empêcher de vivre au jour le jour ? Il est
question tout à coup d’une assurance dans un domaine où l’on n’a
pas admis jusqu’ici la moindre possibilité d’assurance, sans quoi
toute une partie de l’agitation humaine, et la plus fâcheuse,
serait tombée. Cette assurance pourtant, Mesdames, vous la tenez
sans cesse à notre disposition, elle ne comporte guère
d’ambiguïtés. Pourquoi faut-il que vous nous la donniez pour ce
qu’elle vaut ?

Car on ne vous fâche pas trop en vous infligeant un démenti sur
tel ou tel point où l’information d’un autre peut passer pour
péremptoire, comme s’il vous prenait fantaisie de me dire que j’ai
le respect du travail. Il est probable, du reste, que vous ne le
diriez pas, que cela vous est interdit : toujours est-il que la
portée de votre intervention ne saurait être à la merci d’une
erreur apparente de cet ordre. Ce n’est pas au hasard que je parle
d’intervention. Tout ce qui m’est livré de l’avenir tombe dans un
champ merveilleux qui n’est rien moins que celui de la possibilité
absolue et s’y développe coûte que coûte. Que la réalité se charge
ou non de vérifier par la suite les assertions que je tiens de
vous, je n’accorderai pas une importance capitale, à cette preuve
arithmétique comme le feraient tous ceux qui n’auraient pas tenté
pour leur compte la même opération. De ce calcul par tâtonnements
qui fait que je suppose à chaque instant le problème de ma vie
résolu, adoptant pour cela les résultats arbitraires ou non, mais
toujours grands, que vous voulez bien me soumettre, il se peut que
je me propose de déduire passionnément ce que je ferai. Je dois,
paraît-il, me rendre en Chine vers 1931 et y courir pendant vingt
ans de grands dangers. Deux fois sur deux, je me le suis laissé
dire, ce qui est assez troublant. Indirectement j’ai appris aussi
que je devais mourir d’ici là. Mais je ne pense pas que « de deux
choses l’une ». J’ai foi dans tout ce que vous m’avez dit. Pour
rien au monde je ne voudrais résister à la tentation que vous
m’avez donnée, disons : de m’attendre en Chine. Car aussi bien
grâce à vous j’y suis déjà.

Il vous appartient, Mesdames, de nous faire confondre le fait
accomplissable et le fait accompli. J’irai même plus loin. Cette
différence qui passait pour irréductible entre les sensations
probables d’un aéronaute et ses sensations réelles, que quelqu’un
se vanta jadis de tenir pour essentielle et d’évaluer avec
précision, dont il s’avisa même de tirer, en matière d’attitude
humaine, d’extrêmes conséquences, cette différence cesse de jouer
ou joue tout différemment dès que ce n’est plus moi qui propose,
qui me propose, et que je vous permets de disposer de moi. Dès
lors qu’il s’agit pour moi de la Chine et non, par exemple, de
Paris ou de l’Amérique du Sud, je me transporte par la pensée
beaucoup plus facilement en Chine qu’ailleurs. Le cinéma a perdu
pour moi une grande partie de son intérêt ! Par contre, on dirait
que des portes s’ouvrent en Orient, que l’écho d’une agitation
enveloppante me parvient, qu’un souffle, qui pourrait bien être
celui de la Liberté, fait tout à coup résonner la vieille caisse
de l’Europe, sur laquelle je m’étais endormi. C’est à croire qu’il
ne me manquait que d’être précipité par vous, de tout mon long,
sur le sol, non plus comme on est pour guetter, mais pour
embrasser, pour couvrir toute l’ombre en avant de soi-même. Il est
vrai que presque tout peut se passer sans moi, que laissé à lui-
même mon pouvoir d’anticipation s’exerce moins en profondeur qu’en
étendue, mais si l’aéronaute vous constatez par avance que c’est
moi, si c’est moi l’homme qui va vivre en Chine, si cette
puissante donnée effective vient saisir ces voyageurs inertes,
adieu la belle différence et l’« indifférence » méticuleuses ! On
voit qu’à sa manière l’action me séduit aussi et que je fais le
plus grand cas de l’expérience, puisque je cherche à avoir
l’expérience de ce que je n’ai pas fait ! Il y a des gens qui
prétendent que la guerre leur a appris quelque chose ; ils sont
tout de même moins avancés que moi, qui sais ce que me réserve
l’année 1939.

En haine de la mémoire, de cette combustion qu’elle entretient
partout où je n’ai plus envie de rien voir, je ne veux plus avoir
affaire qu’à vous. Puisque c’est à vous qu’il a été donné de nous
conserver cet admirable révélateur sans lequel nous perdrions
jusqu’au sens de notre continuité, puisque vous seules savez faire
s’élancer de nous un personnage en tous points semblable à nous-
mêmes qui, par-delà les mille et mille lits où nous allons,
hélas ! reposer, par-delà la table aux innombrables couverts
autour de laquelle nous allons tenir nos vains conciliabules, ira
nous précéder victorieusement.

C’est à dessein que je m’adresse à vous toutes, parce que cet
immense service il n’est aucune d’entre vous qui ne soit capable
de nous le rendre. Pourvu que vous ne sortiez pas du cadre
infiniment vaste de vos attributions, toute distinction de mérite
entre vous me paraît oiseuse, selon moi votre qualification est la
même. Ce qui est sera, par la seule vertu du langage : rien au
monde ne peut s’y opposer. J’accorde que cela peut être plus ou
moins bien dit, mais c’est tout.

Où réside votre seul tort, c’est dans l’acceptation de la
scandaleuse condition qui vous est faite, d’une pauvreté relative
qui vous oblige à « recevoir » de telle à telle heure, comme les
médecins ; dans la résignation aux outrages que ne nous ménage pas
l’opinion, l’opinion matérialiste, l’opinion réactionnaire,
l’opinion publique, la mauvaise opinion. Se peut-il que les
persécutions séculaires vous détournent à jamais de lancer à
travers le monde, en dépit de ceux qui ne veulent pas l’entendre,
la grande parole annonciatrice ? Douteriez-vous de votre droit et
de votre force au point de vouloir paraître longtemps faire comme
les autres, comme ceux qui vivent d’un métier ? Nous avons vu les
poètes aussi se dérober par dédain à la lutte et voici pourtant
qu’ils se ressaisissent, au nom de cette parcelle de voyance, à
peine différente de la vôtre, qu’ils ont. Assez de vérités
particulières, assez de lueurs splendides gardées dans des
anneaux ! Nous sommes à la recherche, nous sommes sur la trace
d’une vérité morale dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle
nous interdit d’agir avec circonspection. Il faut que cette vérité
soit aveuglante. À quoi pensez-vous, la voilà bien, la prochaine
éruption du Vésuve ! On me dit que vous avez offert vos services
pour faire aboutir certaines recherches policières mais ce n’est
pas possible : il y a eu usurpation ou c’est faux. Je ne suis pas
dupe de ce que les journaux impriment parfois, au sujet de
révélations que vous auriez consenti à faire à un de leurs
rédacteurs : on vous calomnie sûrement. Mais cette passivité,
toutes femmes que vous êtes, il en est temps, je vous adjure de
vous en départir. On envahira vos demeures à la veille de la
catastrophe heureuse. Ne nous abandonnez pas ; nous vous
reconnaîtrons dans la foule à vos cheveux dénoués. Donnez-nous des
pierres, des pierres brillantes, pour chasser les infâmes prêtres.
Nous ne voyons plus ce monde comme il est, nous sommes absents.
Voici déjà l’amour, voici les soldats du passé !

Avertissement Pour La Réédition Du Second Manifeste. (1946)

Je me persuade, en laissant reparaître aujourd’hui le Second
manifeste du surréalisme, que le temps s’est chargé pour moi
d’émousser ses angles polémiques. Je souhaite que de soi-même il
ait corrigé, fût-ce jusqu’à un certain point à mes dépens, les
jugements parfois hâtifs que j’y ai portés sur divers
comportements individuels tels que j’ai cru les voir se dessiner
alors. Ce côté du texte n’est d’ailleurs justifiable que devant
ceux qui prendront la peine de situer le Second manifeste dans le
climat intellectuel de l’année où il a pris naissance. C’est bien
autour de 1930 que les esprits déliés s’avertissent du retour
prochain, inéluctable de la catastrophe mondiale. À l’égarement
diffus qui en résulte, je ne nie pas que se superpose pour moi une
autre anxiété : comment soustraire au courant, de plus en plus
impérieux, l’esquif que nous avions, à quelques-uns, construit de
nos mains pour remonter ce courant même ? À mes propres yeux les
pages qui suivent portent de fâcheuses traces de nervosité. Elles
font état de griefs d’importance inégale : il est clair que
certaines défections ont été cruellement ressenties et, d’emblée,
à elle seule, l’attitude - tout épisodique -prise à l’égard de
Baudelaire, de Rimbaud donnera à penser que les plus malmenés
pourraient bien être ceux en qui la plus grande foi initiale a été
mise, ceux de qui l’on avait attendu le plus. Avec quelque recul,
la plupart de ceux-ci l’ont d’ailleurs aussi bien compris que moi-
même, de sorte qu’entre nous certains rapprochements ont pu avoir
lieu, alors que des accords qui s’avéraient plus durables étaient
à leur tour dénoncés. Une association humaine de l’ordre de celle
qui permit au surréalisme de s’édifier - telle qu’on n’en avait
plus connu d’aussi ambitieuse et d’aussi passionnée au moins
depuis le saint-simonisme -ne laisse pas d’obéir à certaines lois
de fluctuation dont il est sans doute trop humain de ne pas
savoir, de l’intérieur, prendre son parti. Les événements récents,
qui ont trouvé du même côté tous ceux que le Second manifeste met
en cause, démontrent que leur formation commune a été saine et
assignent objectivement des limites raisonnables à leurs démêlés.
Dans la mesure où certains d’entre eux ont pu être victimes de ces
événements ou, plus généralement, éprouvés par la vie - je pense à
Desnos, à Artaud -je me hâte de dire que les torts qu’il m’est
arrivé de leur compter tombent d’eux-mêmes tout comme en ce qui
concerne Politzer, dont l’activité s’est constamment définie hors
du surréalisme et qui, de ce fait, ne devait au surréalisme aucun
compte de cette activité, je n’éprouve aucune honte à reconnaître
que je me suis mépris du tout au tout sur son caractère.

Ce qui, à quinze ans de distance, accuse l’aspect faillible de
certaines de mes présomptions contre les uns ou les autres ne me
laisse pas moins libre de m’élever contre l’assertion récemment
apportée21 qu’au sein du surréalisme les « divergences politiques »
auraient été surdéterminées par des « questions de personnes ». Les
questions de personnes n’ont été agitées par nous qu’a posteriori
et n’ont été portées en public que dans les cas où pouvaient
passer pour transgressés d’une manière flagrante et intéressant
l’histoire de notre mouvement les principes fondamentaux sur
lesquels notre entente avait été établie. Il y allait et il y va
encore du maintien d’une plateforme assez mobile pour faire face
aux aspects changeants du problème de la vie en même temps
qu’assez stable pour attester de la non-rupture d’un certain
nombre d’engagements mutuels - et publics -contractés à l’époque
de notre jeunesse. Les pamphlets que les surréalistes, comme on a
pu dire, « fulminèrent » à mainte occasion les uns contre les
autres, témoignent avant tout de l’impossibilité pour eux de
situer le débat moins haut. Si la véhémence de l’expression y
paraît quelquefois hors de proportion avec la déviation, l’erreur
ou la « faute » qu’ils prétendent flétrir, je crois qu’outre le jeu
d’une certaine ambivalence de sentiments à laquelle j’ai déjà fait
allusion, il en faut incriminer le malaise des temps et aussi
l’influence formelle d’une bonne partie de la littérature
révolutionnaire où l’expression d’idées de toute généralité et de
toute rigueur tolère à côté d’elle un luxe de saillies agressives,
de portée médiocre, à l’adresse de tel ou tels contemporains. (22)

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