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Manifeste du Surréalisme. Première Partie (1924) Par André Breton

dimanche 26 décembre 2021, par Robert Paris

Manifeste du Surréalisme. (1924)

Première partie

Par André Breton

Préface À La Réimpression Du Manifeste. (1929)

Il était à prévoir que, ce livre changeât et, dans la mesure où il
mettait en jeu l’existence terrestre en la chargeant cependant de
tout ce qu’elle comporte en deçà et au-delà des limites qu’on a
coutume de lui assigner, que son sort dépendît étroitement du mien
propre qui est, par exemple, d’avoir et de ne pas avoir écrit de
livres. Ceux, qu’on m’attribue ne me semblent pas exercer sur moi
une action plus déterminante que bien d’autres et sans doute n’en
ai-je plus l’intelligence parfaite qu’on peut en avoir. À quelque
débat qu’ait donné lieu le Manifeste du Surréalisme de 1924 à
1929, sans engagement valable ni pour ni contre, il est bien
entendu qu’extérieurement à ce débat l’aventure humaine continuait
à se courir avec le minimum de chances, presque de tous les côtés
à la fois, selon les caprices de l’imagination qui fait à elle
seule les choses réelles. Laisser rééditer un ouvrage de soi,
comme celui qu’on aurait plus ou moins lu d’un autre, équivaut à
« reconnaître » je ne dis pas même un enfant de qui l’on se serait
préalablement assuré que les traits sont assez aimables, que la
constitution est assez robuste, mais encore quoi que ce soit qui,
ayant été aussi vaillamment que l’on voudra, ne peut plus être. Je
n’y puis rien, sinon me condamner pour n’avoir pas en tout et
toujours été prophète. Ne cesse d’être d’actualité la fameuse
question posée par Arthur Cravan « d’un ton très fatigué et très
vieux » à André Gide : « Monsieur Gide, où en sommes-nous avec le
temps ? -Six heures moins un quart », répondait ce dernier sans y
entendre malice. Ah ! il faut bien le dire, nous sommes mal, nous
sommes très mal avec le temps.

Ici comme ailleurs l’aveu et le désaveu s’enchevêtrent. Je ne
comprends pas pourquoi, ni comment, ni comment encore je vis, ni à
plus forte raison ce que je vis. D’un système que je fais mien,
que je m’adapte lentement, comme le surréalisme, s’il reste, s’il
restera toujours de quoi m’ensevelir, tout de même il n’y aura
jamais eu de quoi faire de moi ce que je voulais être, en y
mettant toute la complaisance que je me témoigne. Complaisance
relative en fonction de celle qu’on eût pu avoir pour moi (ou non-
moi, je ne sais). Et pourtant je vis, j’ai découvert même que je
tenais à la vie. Plus je me suis trouvé parfois de raisons d’en
finir avec elle, plus je me suis surpris à admirer cette lame
quelconque de parquet : c’était vraiment comme de la soie, de la
soie qui eût été belle comme l’eau. J’aimais cette lucide douleur,
comme si tout le drame universel en fût alors passé par moi, que
j’en eusse soudain valu la peine. Mais je l’aimais à la lueur,
comment dire, de choses nouvelles qu’ainsi je n’avais encore
jamais vues briller. C’est à cela que j’ai compris que malgré tout
la vie était donnée, qu’une force indépendante de celle d’exprimer
et spirituellement de se faire entendre présidait, en ce qui
concerne un homme vivant, à des réactions d’un intérêt
inappréciable dont le secret sera emporté avec lui. Ce secret ne
m’est pas dévoilé à moi-même et de ma part sa reconnaissance
n’infirme en rien mon inaptitude déclarée à la méditation
religieuse. Je crois seulement qu’entre ma pensée, telle qu’elle
se dégage de ce qu’on a pu lire sous ma signature, et moi, que la
nature véritable de ma pensée engage à quoi, je ne le sais pas
encore, il y a un monde, un monde irrévisible de phantasmes, de
réalisations d’hypothèses, de paris perdus et de mensonges dont
une exploration rapide me dissuade d’apporter la moindre
correction à cet ouvrage. Il y faudrait toute la vanité de
l’esprit scientifique, toute la puérilité de ce besoin de recul
qui nous vaut les âpres ménagements de l’histoire. Pour cette fois
encore, fidèle à la volonté que je me suis toujours connue de
passer outre à toute espèce d’obstacle sentimental, je ne
m’attarderai pas à juger ceux de mes premiers compagnons qui ont
pris peur et tourné bride, je ne me livrerai pas à la vaine
substitution de noms moyennant quoi ce livre pourrait passer pour
être à jour. Quitte, à rappeler seulement que les dons les plus
précieux de l’esprit ne résistent pas à la perte d’une parcelle
d’honneur, je ne ferai qu’affirmer ma confiance inébranlable dans
le principe d’une activité qui ne m’a jamais déçu, qui me paraît
valoir plus généreusement, plus absolument, plus follement que
jamais qu’on s’y consacre et cela parce qu’elle seule est
dispensatrice, encore qu’à de longs intervalles, des rayons
transfigurants d’une grâce que je persiste en tous points à
opposer à la grâce divine.

Manifeste Du Surréalisme. (1924)

Tant va la croyance à la vie, à ce que la vie a de plus précaire,
la vie réelle s’entend, qu’à la fin cette croyance se perd.
L’homme, ce rêveur définitif, de jour en jour plus mécontent de
son sort, fait avec peine le tour des objets dont il a été amené à
faire usage, et que lui a livrés sa nonchalance, ou son effort,
son effort presque toujours, car il a consenti à travailler, tout
au moins il n’a pas répugné à jouer sa chance (ce qu’il appelle sa
chance !) Une grande modestie est à présent son partage : il sait
quelles femmes il a eues, dans quelles aventures risibles il a
trempé ; sa richesse ou sa pauvreté ne lui est de rien, il reste à
cet égard l’enfant qui vient de naître et, quant à l’approbation
de sa conscience morale, j’admets qu’il s’en passe aisément. S’il
garde quelque lucidité, il ne peut que se retourner alors vers son
enfance qui, pour massacrée qu’elle ait été par le soin des
dresseurs, ne lui en semble pas moins pleine de charmes. Là,
l’absence de toute rigueur connue lui laisse la perspective de
plusieurs vies menées à la fois ; il s’enracine dans cette
illusion ; il ne veut plus connaître que la facilité momentanée,
extrême, de toutes choses. Chaque matin, des enfants partent sans
inquiétude. Tout est près, les pires conditions matérielles sont
excellentes. Les bois sont blancs ou noirs, on ne dormira jamais.

Mais il est vrai qu’on ne saurait aller si loin, il ne s’agit pas
seulement de la distance. Les menaces s’accumulent, on cède, on
abandonne une part du terrain à conquérir. Cette imagination qui
n’admettait pas de bornes, on ne lui permet plus de s’exercer que
selon les lois d’une utilité arbitraire ; elle est incapable
d’assumer longtemps ce rôle inférieur et, aux environs de la
vingtième année, préfère, en général, abandonner l’homme à son
destin sans lumière.

Qu’il essaie plus tard, de-ci de-là, de se reprendre, ayant senti
lui manquer peu à peu toutes raisons de vivre, incapable qu’il est
devenu de se trouver à la hauteur d’une situation exceptionnelle
telle que l’amour, il n’y parviendra guère. C’est qu’il appartient
désormais corps et âme à une impérieuse nécessité pratique, qui ne
souffre pas qu’on la perde de vue. Tous ses gestes manqueront
d’ampleur ; toutes ses idées, d’envergure. Il ne se représentera,
de ce qui lui arrive et peut lui arriver, que ce qui relie cet
événement à une foule d’événements semblables, événements auxquels
il n’a pas pris part, événements manqués. Que dis-je, il en jugera
par rapport à un de ces événements, plus rassurants dans ses
conséquences que les autres. Il n’y verra, sous aucun prétexte,
son salut.

Chère imagination, ce que j’aime surtout en toi, c’est que tu ne
pardonnes pas.

Le seul mot de liberté est tout ce qui m’exalte encore. Je le
crois propre à entretenir, indéfiniment, le vieux fanatisme
humain. Il répond sans doute à ma seule aspiration légitime. Parmi
tant de disgrâces dont nous héritons, il faut bien reconnaître que
la plus grande liberté d’esprit nous est laissée. À nous de ne pas
en mésuser gravement. Réduire l’imagination à l’esclavage, quand
bien même il y irait de ce qu’on appelle grossièrement le bonheur,
c’est se dérober tout ce qu’on trouve, au fond de soi, de justice
suprême. La seule imagination me rend compte de ce qui peut être,
et c’est assez pour lever un peu le terrible interdit ; assez
aussi pour que je m’abandonne à elle sans crainte de me tromper
(comme si l’on pouvait se tromper davantage). Où commence-t-elle à
devenir mauvaise et où s’arrête la sécurité de l’esprit ? Pour
l’esprit, la possibilité d’errer n’est-elle pas plutôt la
contingence du bien ?

Reste la folie, « la folie qu’on enferme » a-t-on si bien dit.
Celle-là ou l’autre... Chacun sait, en effet, que les fous ne
doivent leur internement qu’à un petit nombre d’actes légalement
répréhensibles, et que, faute de ces actes, leur liberté (ce qu’on
voit de leur liberté) ne saurait être en jeu. Qu’ils soient, dans
une mesure quelconque, victimes de leur imagination, je suis prêt
à l’accorder, en ce sens qu’elle les pousse à l’inobservance de
certaines règles, hors desquelles le genre se sent visé, ce que
tout homme est payé pour savoir. Mais le profond détachement dont
ils témoignent à l’égard de la critique que nous portons sur eux,
voire des corrections diverses qui leur sont infligées, permet de
supposer qu’ils puisent un grand réconfort dans leur imagination,
qu’ils goûtent assez leur délire pour supporter qu’il ne soit
valable que pour eux. Et, de fait, les hallucinations, les
illusions, etc., ne sont pas une source de jouissance négligeable.
La sensualité la mieux ordonnée y trouve sa part et je sais que
j’apprivoiserais bien des soirs cette jolie main qui, aux
dernières pages de L’Intelligence, de Taine, se livre à de curieux
méfaits. Les confidences des fous, je passerais ma vie à les
provoquer. Ce sont gens d’une honnêteté scrupuleuse, et dont
l’innocence n’a d’égale que la mienne. Il fallut que Colomb partît
avec des fous pour découvrir l’Amérique. Et voyez comme cette
folie a pris corps, et duré.

Ce n’est pas la crainte de la folie qui nous forcera à laisser en
berne le drapeau de l’imagination.

Le procès de l’attitude réaliste demande à être instruit, après le
procès de l’attitude matérialiste. Celle-ci, plus poétique,
d’ailleurs, que la précédente, implique de la part de l’homme un
orgueil, certes, monstrueux, mais non une nouvelle et plus
complète déchéance. Il convient d’y voir, avant tout, une heureuse
réaction contre quelques tendances dérisoires du spiritualisme.
Enfin, elle n’est pas incompatible avec une certaine élévation de
pensée.

Par contre, l’attitude réaliste, inspirée du positivisme, de saint
Thomas à Anatole France, m’a bien l’air hostile à tout essor
intellectuel et moral. Je l’ai en horreur, car elle est faite de
médiocrité, de haine et de plate suffisance. C’est elle qui
engendre aujourd’hui ces livres ridicules, ces pièces insultantes.
Elle se fortifie sans cesse dans les journaux et fait échec à la
science, à l’art, en s’appliquant à flatter l’opinion dans ses
goûts les plus bas ; la clarté confinant à la sottise, la vie des
chiens. L’activité des meilleurs esprits s’en ressent ; la loi du
moindre effort finit par s’imposer à eux comme aux autres. Une
conséquence plaisante de cet état de choses, en littérature par
exemple, est l’abondance des romans. Chacun y va de sa petite
« observation ». Par besoin d’épuration, M. Paul Valéry proposait
dernièrement de réunir en anthologie un aussi grand nombre que
possible de débuts de romans, de l’insanité desquels il attendait
beaucoup. Les auteurs les plus fameux seraient mis à contribution.
Une telle idée fait encore honneur à Paul Valéry qui, naguère, à
propos des romans, m’assurait qu’en ce qui le concerne, il se
refuserait toujours à écrire : La marquise sortit à cinq heures.
Mais a-t-il tenu parole ?

Si le style d’information pure et simple, dont la phrase précitée,
offre un exemple, a cours presque seul dans les romans, c’est, il
faut le reconnaître, que l’ambition des auteurs ne va pas très
loin. Le caractère circonstanciel, inutilement particulier, de
chacune de leurs notations, me donne à penser qu’ils s’amusent à
mes dépens. On ne m’épargne aucune des hésitations du personnage :
sera-t-il blond, comment s’appellera-t-il, irons-nous le prendre
en été ? Autant de questions résolues une fois pour toutes, au
petit bonheur ; il ne m’est laissé d’autre pouvoir discrétionnaire
que de fermer le livre, ce dont je ne me fais pas faute aux
environs de la première page. Et les descriptions ! Rien n’est
comparable au néant de celles-ci ; ce n’est que superpositions
d’images de catalogue, l’auteur en prend de plus en plus à son
aise, il saisit l’occasion de me glisser ses cartes postales, il
cherche à me faire tomber d’accord avec lui sur des lieux
communs :

La petite pièce dans laquelle le jeune homme fut introduit était
tapissée de papier jaune : il y avait des géraniums et des rideaux
de mousseline aux fenêtres ; le soleil couchant jetait sur tout
cela une lumière crue... La chambre ne renfermait rien de
particulier. Les meubles, en bois jaune, étaient tous très vieux.
Un divan avec un grand dossier renversé, une table de forme ovale
vis-à-vis du divan, une toilette et une glace adossées au trumeau,
des chaises le long des murs, deux ou trois gravures sans valeur
qui représentaient des demoiselles allemandes avec des oiseaux
dans les mains, - voilà à quoi se réduisait l’ameublement. (1)

Que l’esprit se propose, même passagèrement, de tels motifs, je ne
suis pas d’humeur à l’admettre. On soutiendra que ce dessin
d’école vient à sa place, et qu’à cet endroit du livre l’auteur a
ses raisons pour m’accabler. Il n’en perd pas moins son temps, car
je n’entre pas dans sa chambre. La paresse, la fatigue des autres
ne me retiennent pas. J’ai de la continuité de la vie une notion
trop instable pour égaler aux meilleures mes minutes de
dépression, de faiblesse. Je veux qu’on se taise, quand on cesse
de ressentir. Et comprenez bien que je n’incrimine pas le manque
d’originalité pour le manque d’originalité. Je dis seulement que
je ne fais pas état des moments nuls de ma vie, que de la part de
tout homme il peut être indigne de cristalliser ceux qui lui
paraissent tels. Cette description de chambre, permettez-moi de la
passer, avec beaucoup d’autres.

Holà, j’en suis à la psychologie, sujet sur lequel je n’aurai
garde de plaisanter.

L’auteur s’en prend à un caractère, et, celui-ci étant donné, fait
pérégriner son héros à travers le monde. Quoi qu’il arrive, ce
héros, dont les actions et les réactions sont admirablement
prévues, se doit de ne pas déjouer, tout en ayant l’air de les
déjouer, les calculs dont il est l’objet. Les vagues de la vie
peuvent paraître l’enlever, le rouler, le faire descendre, il
relèvera toujours de ce type humain formé. Simple partie d’échecs
dont je me désintéresse fort, l’homme, quel qu’il soit, m’étant un
médiocre adversaire. Ce que je ne puis supporter, ce sont ces
piètres discussions relativement à tel ou tel coup, dès lors qu’il
ne s’agit ni de gagner ni de perdre. Et si le jeu n’en vaut pas la
chandelle, si la raison objective dessert terriblement, comme
c’est le cas, celui qui y fait appel, ne convient-il pas de
s’abstraire de ces catégories ? « La diversité est si ample, que
tous les tons de voix, tous les marchers, toussers, mouchers,
éternuers (2) » Si une grappe n’a pas deux grains pareils, pourquoi
voulez-vous que je vous décrive ce grain par l’autre, par tous les
autres, que j’en fasse un grain bon à manger ? L’intraitable manie
qui consiste à ramener l’inconnu au connu, au classable, berce les
cerveaux. Le désir d’analyse l’emporte sur les sentiments. (3) Il
en résulte des exposés de longueur qui ne tirent leur force
persuasive que de leur étrangeté même, et n’en imposent au lecteur
que par l’appel à un vocabulaire abstrait, d’ailleurs assez mal
défini. Si les idées générales que la philosophie se propose
jusqu’ici de débattre marquaient par là leur incursion définitive
dans un domaine plus étendu, je serais le premier à m’en réjouir.
Mais ce n’est encore que marivaudage ; jusqu’ici, les traits
d’esprit et autres bonnes manières nous dérobent à qui mieux mieux
la véritable pensée qui se cherche elle-même, au lieu de s’occuper
à se faire des réussites. Il me paraît que tout acte porte en lui-
même sa justification, du moins pour qui a été capable de le
commettre, qu’il est doué d’un pouvoir rayonnant que la moindre
glose est de nature à affaiblir. Du fait de cette dernière, il
cesse même, en quelque sorte, de se produire. Il ne gagne rien à
être ainsi distingué. Les héros de Stendhal tombent sous le coup
des appréciations de cet auteur, appréciations plus ou moins
heureuses, qui n’ajoutent rien à leur gloire. Où nous les
retrouvons vraiment, c’est là où Stendhal les a perdus.

Nous vivons encore sous le règne de la logique, voilà, bien
entendu, à quoi je voulais en venir. Mais les procédés logiques,
de nos jours, ne s’appliquent plus qu’à la résolution de problèmes
d’intérêt secondaire. Le rationalisme absolu qui reste de mode ne
permet de considérer que des faits relevant étroitement de notre
expérience. Les fins logiques, par contre, nous échappent. Inutile
d’ajouter que l’expérience même s’est vu assigner des limites.
Elle tourne dans une cage d’où il est de plus en plus difficile de
la faire sortir. Elle s’appuie, elle aussi, sur l’utilité
immédiate, et elle est gardée par le bon sens. Sous couleur de
civilisation, sous prétexte de progrès, on est parvenu à bannir de
l’esprit tout ce qui se peut taxer à tort ou à raison de
superstition, de chimère ; à proscrire tout mode de recherche de
la vérité qui n’est pas conforme à l’usage. C’est par le plus
grand hasard, en apparence, qu’a été récemment rendue à la lumière
une partie du monde intellectuel, et à mon sens de beaucoup la
plus importante, dont on affectait de ne plus se soucier. Il faut
en rendre grâce aux découvertes de Freud. Sur la foi de ces
découvertes, un courant d’opinion se dessine enfin, à la faveur
duquel l’explorateur humain pourra pousser plus loin ses
investigations, autorisé qu’il sera à ne plus seulement tenir
compte des réalités sommaires. L’imagination est peut-être sur le
point de reprendre ses droits. Si les profondeurs de notre esprit
recèlent d’étranges forces capables d’augmenter celles de la
surface, ou de lutter victorieusement contre elles, il y a tout
intérêt à les capter, à les capter d’abord, pour les soumettre
ensuite, s’il y a lieu, au contrôle de notre raison. Les analystes
eux-mêmes n’ont qu’à y gagner. Mais il importe d’observer qu’aucun
moyen n’est désigné a priori pour la conduite de cette entreprise,
que jusqu’à nouvel ordre elle peut passer pour être aussi bien du
ressort des poètes que des savants et que son succès ne dépend pas
des voies plus ou moins capricieuses qui seront suivies.

C’est à très juste titre que Freud a fait porter sa critique sur
le rêve. Il est inadmissible, en effet, que cette part
considérable de l’activité psychique (puisque, au moins de la
naissance de l’homme à sa mort, la pensée ne présente aucune
solution de continuité, la somme des moments de rêve, au point de
vue temps, à ne considérer même que le rêve pur, celui du sommeil,
n’est pas inférieure à la somme des moments de réalité, bornons-
nous à dire : des moments de veille) ait encore si peu retenu
l’attention. L’extrême différence d’importance, de gravité, que
présentent pour l’observateur ordinaire les événements de la
veille et ceux du sommeil, a toujours été pour m’étonner. C’est
que l’homme, quand il cesse de dormir, est avant tout le jouet de
sa mémoire, et qu’à l’état normal celle-ci se plaît à lui retracer
faiblement les circonstances du rêve, à priver ce dernier de toute
conséquence actuelle, et à faire partir le seul déterminant du
point où il croit, quelques heures plus tôt, l’avoir laissé : cet
espoir ferme, ce souci. Il a l’illusion de continuer quelque chose
qui en vaut la peine. Le rêve se trouve ainsi ramené à une
parenthèse, comme la nuit. Et pas plus qu’elle, en général, il ne
porte conseil. Ce singulier état de choses me paraît appeler
quelques réflexions :

1° Dans les limites où il s’exerce (passe pour s’exercer), selon
toute apparence le rêve est continu et porte trace d’organisation.
Seule la mémoire s’arroge le droit d’y faire des coupures, de ne
pas tenir compte des transitions et de nous représenter plutôt une
série de rêves que le rêve. De même, nous n’avons à tout instant
des réalités qu’une figuration distincte, dont la coordination est
affaire de volonté (4) Ce qu’il importe de remarquer, c’est que
rien ne nous permet d’induire à une plus grande dissipation des
éléments constitutifs du rêve. Je regrette d’en parler selon une
formule qui exclut le rêve, en principe. À quand les logiciens,
les philosophes dormants ? Je voudrais dormir, pour pouvoir me
livrer aux dormeurs, comme je me livre à ceux qui me lisent, les
yeux bien ouverts ; pour cesser de faire, prévaloir en cette
matière le rythme conscient de ma pensée. Mon rêve de cette
dernière nuit, peut-être poursuit-il celui de la nuit précédente,
et sera-t-il poursuivi la nuit prochaine, avec une rigueur
méritoire. C’est bien possible, comme on dit. Et comme il n’est
aucunement prouvé que, ce faisant, la « réalité » qui m’occupe
subsiste à l’état de rêve, qu’elle ne sombre pas dans
l’immémorial, pourquoi n’accorderais-je pas au rêve ce que je
refuse parfois à la réalité, soit cette valeur de certitude en
elle-même, qui, dans son temps, n’est point exposée à mon
désaveu ? Pourquoi n’attendrais-je pas de l’indice du rêve plus
que je n’attends d’un degré de conscience chaque jour plus élevé ?
Le rêve ne peut-il être appliqué, lui aussi, à la résolution des
questions fondamentales de la vie ? Ces questions sont-elles les
mêmes dans un cas que dans l’autre et, dans le rêve, ces questions
sont-elles, déjà ? Le rêve est-il moins lourd de sanctions que le
reste ? Je vieillis et, plus que cette réalité à laquelle je crois
m’astreindre, c’est peut-être le rêve, l’indifférence où je le
tiens qui me fait vieillir.

2° Je prends, encore une fois, l’état de veille. Je suis obligé de
le tenir pour un phénomène d’interférence. Non seulement l’esprit
témoigne, dans ces conditions, d’une étrange tendance à la
désorientation (c’est l’histoire des lapsus et méprises de toutes
sortes dont le secret commence à nous être livré), mais encore il
ne semble pas que, dans son fonctionnement normal, il obéisse à
bien autre chose qu’à des suggestions qui lui viennent de cette
nuit profonde dont je le recommande. Si bien conditionné qu’il
soit, son équilibre est relatif. Il ose à peine s’exprimer et,
s’il le fait, c’est pour se borner à constater que telle idée,
telle femme lui fait de l’effet. Quel effet, il serait bien
incapable de le dire, il donne par là la mesure de son
subjectivisme, et rien de plus. Cette idée, cette femme le
trouble, elle l’incline à moins de sévérité. Elle a pour action de
l’isoler une seconde de son dissolvant et de le déposer au ciel,
en beau précipité qu’il peut être, qu’il est. En désespoir de
cause, il invoque alors le hasard, divinité plus obscure que les
autres, à qui il attribue tous ses égarements. Qui me dit que
l’angle sous lequel se présente cette idée qui le touche, ce qu’il
aime dans l’oeil de cette femme n’est pas précisément ce qui le
rattache à son rêve, l’enchaîne à des données que par sa faute il
a perdues ? Et s’il en était autrement, de quoi peut-être ne
serait-il pas capable ? Je voudrais lui donner la clé de ce
couloir.

3° L’esprit de l’homme qui rêve se satisfait pleinement de ce qui
lui arrive. L’angoissante question de la possibilité ne se pose
plus. Tue, vole plus vite, aime tant qu’il te plaira. Et si tu
meurs, n’es-tu pas certain de te réveiller d’entre les morts ?
Laisse-toi conduire, les événements ne souffrent pas que tu les
diffères. Tu n’as pas de nom. La facilité de tout est
inappréciable.

Quelle raison, je le demande, raison tellement plus large que
l’autre, confère au rêve cette allure naturelle, me fait
accueillir sans réserves une foule d’épisodes dont l’étrangeté à
l’heure où j’écris me foudroierait ? Et pourtant j’en puis croire
mes yeux, mes oreilles ; ce beau jour est venu, cette bête a
parlé.

Si l’éveil de l’homme est plus dur, s’il rompt trop bien le
charme, c’est qu’on l’a amené à se faire une pauvre idée de
l’expiation.

4° De l’instant où il sera soumis à un examen méthodique, où, par
des moyens à déterminer, on parviendra à nous rendre compte du
rêve dans son intégrité (et cela suppose une discipline de la
mémoire qui porte sur des générations ; commençons tout de même
par enregistrer les faits saillants), où sa courbe se développera
avec une régularité et une ampleur sans pareilles, on peut espérer
que les mystères qui n’en sont pas feront place au grand Mystère.
Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si
contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de
réalité absolue, de surréalité, si l’on peut ainsi dire. C’est à
sa conquête que je vais, certain de n’y pas parvenir mais trop
insoucieux de ma mort pour ne pas supputer un peu les joies d’une
telle, possession.

On raconte que chaque jour, au moment de s’endormir, Saint-Pol-
Roux faisait, naguère placer, sur la porte de son manoir de
Camaret, un écriteau sur lequel on pouvait lire : LE POÈTE
TRAVAILLE.

Il y aurait encore beaucoup à dire mais, chemin faisant, je n’ai
voulu qu’effleurer un sujet qui nécessiterait à lui seul un exposé
très long et une tout autre rigueur ; j’y reviendrai. Pour cette
fois, mon intention était de faire justice de la haine du
merveilleux qui sévit chez certains hommes, de ce ridicule sous
lequel ils veulent le faire tomber. Tranchons-en : le merveilleux
est toujours beau, n’importe quel merveilleux est beau, il n’y a
même que le merveilleux qui soit beau.

Dans le domaine littéraire, le merveilleux seul est capable de
féconder des oeuvres ressortissant à un genre inférieur tel que le
roman et d’une façon générale tout ce qui participe de l’anecdote.
Le Moine, de Lewis, en est une preuve admirable. Le souffle du
merveilleux l’anime tout entier. Bien avant que l’auteur ait
délivré ses principaux personnages de toute contrainte temporelle,
on les sent prêts à agir avec une fierté sans précédent. Cette
passion de l’éternité qui les soulève sans cesse prête des accents
inoubliables à leur tourment et au mien. J’entends que ce livre
n’exalte, du commencement à la fin, et le plus purement du monde,
que ce qui de l’esprit aspire à quitter le sol et que, dépouillé
d’une partie insignifiante de son affabulation romanesque, à la
mode du temps, il constitue un modèle de justesse, et d’innocente
grandeur (5) Il me semble qu’on n’a pas fait mieux et que le
personnage de Mathilde, en particulier, est la création la plus
émouvante qu’on puisse mettre à l’actif de ce mode figuré en
littérature. C’est moins un personnage qu’une tentation continue.
Et si un personnage n’est pas une tentation, qu’est-il ? Tentation
extrême que celui-là. Le « rien n’est impossible à qui sait oser »
donne dans Le Moine toute sa mesure convaincante. Les apparitions
y jouent un rôle logique, puisque l’esprit critique ne s’en empare
pas pour les contester. De même le châtiment d’Ambrosio est traité
de façon légitime, puisqu’il est finalement accepté par l’esprit
critique comme dénouement naturel.

Il peut paraître arbitraire que je propose ce modèle, lorsqu’il
s’agit du merveilleux, auquel les littératures du nord et les
littératures orientales ont fait emprunt sur emprunt, sans parler
des littératures proprement religieuses de tous les pays. C’est
que la plupart des exemples que ces littératures auraient pu me
fournir sont entachés de puérilité, pour la seule raison qu’elles
s’adressent aux enfants. De bonne heure ceux-ci sont sevrés de
merveilleux, et, plus tard, ne gardent pas une assez grande
virginité d’esprit pour prendre un plaisir extrême à Peau d’Âne.
Si charmants soient-ils, l’homme croirait déchoir à se nourrir de
contes de fées, et j’accorde que ceux-ci ne sont pas tous de son
âge. Le tissu des invraisemblances adorables demande à être un peu
plus fin, à mesure qu’on avance, et l’on en est encore à attendre
ces espèces d’araignées... Mais les facultés ne changent
radicalement pas. La peur, l’attrait de l’insolite, les chances,
le goût du luxe, sont ressorts auxquels on ne fera jamais appel en
vain. Il y a des contes à écrire pour les grandes personnes, des
contes encore presque bleus.

Le merveilleux n’est pas le même à toutes les époques ; il
participe obscurément d’une sorte de révélation générale dont le
détail seul nous parvient : ce sont les ruines romantiques, le
mannequin moderne ou tout autre symbole propre à remuer la
sensibilité humaine durant un temps. Dans ces cadres qui nous font
sourire, pourtant se peint toujours l’irrémédiable inquiétude
humaine, et c’est pourquoi je les prends en considération,
pourquoi je les juge inséparables de quelques productions
géniales, qui en sont plus que les autres douloureusement
affectées. Ce sont les potences de Villon, les grecques de Racine,
les divans de Baudelaire. Ils coïncident avec une éclipse du goût
que je suis fait pour endurer, moi qui me fais du goût l’idée
d’une grande tache. Dans le mauvais goût de mon époque, je
m’efforce d’aller plus loin qu’aucun autre. À moi, si j’avais vécu
en 1820, à moi « la nonne sanglante », à moi de ne pas épargner ce
sournois et banal « Dissimulons » dont parle le parodique Cuisin, à
moi, à moi de parcourir dans des métaphores gigantesques, comme il
dit, toutes les phases du « Disque argenté ». Pour aujourd’hui je
pense à un château dont la moitié n’est pas forcément en ruine ;
ce château m’appartient, je le vois dans un site agreste, non loin
de Paris. Ses dépendances n’en finissent plus, et quant à
l’intérieur, il a été terriblement restauré, de manière à ne rien
laisser à désirer sous le rapport du confort. Des autos
stationnent à la porte, dérobée par l’ombre des arbres. Quelques-
uns de mes amis y sont installés à demeure : voici Louis Aragon
qui part ; il n’a que le temps de vous saluer ; Philippe Soupault
se lève avec les étoiles et Paul Éluard, notre grand Éluard, n’est
pas encore rentré. Voici Robert Desnos et Roger Vitrac, qui
déchiffrent dans le parc un vieil édit sur le duel ; Georges
Auric, Jean Paulhan ; Max Morise, qui rame si bien, et Benjamin
Péret, dans ses équations d’oiseaux ; et Joseph Delteil ; et Jean
Carrive ; et Georges Limbour, et Georges Limbour (il y a toute une
haie de Georges Limbour) ; et Marcel Noll ; voici T. Fraenkel qui
nous fait signe de son ballon captif, Georges Malkine, Antonin
Artaud, Francis Gérard, Pierre Naville, J.-A. Boiffard, puis
Jacques Baron et son frère, beaux et cordiaux, tant d’autres
encore, et des femmes ravissantes, ma foi. Ces jeunes gens, que
voulez-vous qu’ils se refusent, leurs désirs sont, pour la
richesse, des ordres. Francis Picabia vient nous voir et, la
semaine dernière, dans la galerie des glaces, on a reçu un nommé
Marcel Duchamp qu’on ne connaissait pas encore. Picasso chasse
dans les environs. L’esprit de démoralisation a élu domicile dans
le château, et c’est à lui que nous avons affaire chaque fois
qu’il est question de relation avec nos semblables, mais les
portes sont toujours ouvertes et on ne commence pas par
« remercier » le monde, vous savez. Du reste, la solitude est vaste,
nous ne nous rencontrons pas souvent. Puis l’essentiel n’est-il
pas que nous soyons nos maîtres, et les maîtres des femmes, de
l’amour, aussi ?

On va me convaincre de mensonge poétique : chacun s’en ira
répétant que j’habite rue Fontaine, et qu’il ne boira pas de cette
eau. Parbleu ! Mais ce château dont je lui fais les honneurs, est-
il sûr que ce soit une image ? Si ce palais existait, pourtant !
Mes hôtes sont là pour en répondre ; leur caprice est la route
lumineuse qui y mène. C’est vraiment à notre fantaisie que nous
vivons, quand nous y sommes. Et comment ce que fait l’un pourrait-
il gêner l’autre, là, à l’abri de la poursuite sentimentale et au
rendez-vous des occasions ?

L’homme propose et dispose. Il ne tient qu’à lui de s’appartenir
tout entier, c’est-à-dire de maintenir à l’état anarchique la
bande chaque jour plus redoutable de ses désirs. La poésie le lui
enseigne. Elle porte en elle la compensation parfaite des misères
que nous endurons. Elle peut être une ordonnatrice, aussi, pour
peu que sous le coup d’une déception moins intime on s’avise de la
prendre au tragique. Le temps vienne où elle décrète la fin de
l’argent et rompe seule le pain du ciel pour la terre ! Il y aura
encore des assemblées sur les places publiques, et des mouvements
auxquels vous n’avez pas espéré prendre part. Adieu les sélections
absurdes, les rêves de gouffre, les rivalités, les longues
patiences, la fuite des saisons, l’ordre artificiel des idées, la
rampe du danger, le temps pour tout ! Qu’on se donne seulement la
peine de pratiquer la poésie. N’est-ce pas à nous, qui déjà en
vivons, de chercher à faire prévaloir ce que nous tenons pour
notre plus ample informé ?

N’importe s’il y a quelque disproportion entre cette défense et
l’illustration qui la suivra. Il s’agissait de remonter aux
sources de l’imagination poétique, et, qui plus est, de s’y tenir.
C’est ce que je ne prétends pas avoir fait. Il faut prendre
beaucoup sur soi pour vouloir s’établir dans ces régions reculées
où tout a d’abord l’air de se passer si mal, à plus forte raison
pour vouloir y conduire quelqu’un. Encore n’est-on jamais sûr d’y
être tout à fait. Tant qu’à se déplaire, on est aussi bien disposé
à s’arrêter ailleurs. Toujours est-il qu’une flèche indique
maintenant la direction de ces pays et que l’atteinte du but
véritable ne dépend plus que de l’endurance du voyageur.

On connaît, à peu de chose près, le chemin suivi. J’ai pris soin
de raconter, au cours d’une étude sur le cas de Robert Desnos,
intitulée : ENTRÉE DES MÉDIUMS (6), que j’avais été amené à « fixer
mon attention sur des phrases plus ou moins partielles qui, en
pleine solitude, à l’approche du sommeil, deviennent perceptibles
pour l’esprit sans qu’il soit possible de leur découvrir une
détermination préalable ». Je venais alors de tenter l’aventure
poétique avec le minimum de chances, c’est-à-dire que mes
aspirations étaient les mêmes qu’aujourd’hui, mais que j’avais foi
en la lenteur d’élaboration pour me sauver de contacts inutiles,
de contacts que je réprouvais grandement. C’était là une pudeur de
la pensée dont il me reste encore quelque chose. À la fin de ma
vie, je parviendrai sans doute difficilement à parler comme on
parle, à excuser ma voix et le petit nombre de mes gestes. La
vertu de la parole (de l’écriture : bien davantage) me paraissait
tenir à la faculté de raccourcir de façon saisissante l’exposé
(puisque exposé il y avait) d’un petit nombre de faits, poétiques
ou autres, dont je me faisais la substance. Je m’étais figuré que
Rimbaud ne procédait pas autrement. Je composais, avec un souci de
variété qui méritait mieux, les derniers poèmes de Mont de Piété,
c’est-à-dire que j’arrivais à tirer des lignes blanches de ce
livre un parti incroyable. Ces lignes étaient l’oeil fermé sur des
opérations de pensée que je croyais devoir dérober au lecteur. Ce
n’était pas tricherie de ma part, mais amour de brusquer.
J’obtenais l’illusion d’une complicité possible, dont je me
passais de moins en moins. Je m’étais mis à choyer immodérément
les mots pour l’espace qu’ils admettent autour d’eux, pour leurs
tangences avec d’autres mots innombrables que je ne prononçais
pas. Le poème FORÊT NOIRE relève exactement de cet état d’esprit.
J’ai mis six mois à l’écrire et l’on peut croire que je ne me suis
pas reposé un seul jour. Mais il y allait de l’estime que je me
portais alors, n’est-ce pas assez, on me comprendra. J’aime ces
confessions stupides. En ce temps-là, la pseudo-poésie cubiste
cherchait à s’implanter, mais elle était sortie désarmée du
cerveau de Picasso et en ce qui me concerne je passais pour
ennuyeux comme la pluie (je le passe encore). Je me doutais,
d’ailleurs, qu’au point de vue poétique je faisais fausse route,
mais je me sauvais la mise comme je pouvais, bravant le lyrisme à
coups de définitions et de recettes (les phénomènes dada
n’allaient pas tarder à se produire) et faisant mine de chercher
une application de la poésie dans la publicité (je prétendais que
le monde finirait, non par un beau livre, mais par une belle
réclame pour l’enfer ou pour le ciel).

À la même époque, un homme, pour le moins aussi ennuyeux que moi,
Pierre Reverdy, écrivait :

L’image est une création pure de l’esprit.

Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de
deux réalités plus ou moins éloignées.

Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains
et justes, plus l’image sera forte - plus elle aura de puissance
émotive et de réalité poétique... etc. (7)

Ces mots, quoique sibyllins pour les profanes, étaient de très
forts révélateurs et je les méditai longtemps. Mais l’image me
fuyait. L’esthétique de Reverdy, esthétique toute a posteriori, me
faisait prendre les effets pour les causes. C’est sur ces
entrefaites que je fus amené à renoncer définitivement à mon point
de vue.

Un soir donc, avant de m’endormir, je perçus, nettement articulée
au point qu’il était impossible d’y changer un mot, mais distraite
cependant du bruit de toute voix, une assez bizarre phrase qui me
parvenait sans porter trace des événements auxquels, de l’aveu de
ma conscience, je me trouvais mêlé à cet instant-là, phrase qui me
parut insistante, phrase oserai-je dire qui cognait à la vitre.
J’en pris rapidement notion et me disposais à passer outre quand
son caractère organique me retint. En vérité cette phrase
m’étonnait ; je ne l’ai malheureusement pas retenue jusqu’à ce
jour, c’était quelque chose comme : « Il y a un homme coupé en deux
par la fenêtre » mais elle ne pouvait souffrir d’équivoque,
accompagnée qu’elle était de la faible représentation visuelle (8)
d’un homme marchant et tronçonné à mi-hauteur par une fenêtre
perpendiculaire à l’axe de son corps. À n’en pas douter il
s’agissait du simple redressement dans l’espace d’un homme qui se
tient penché à la fenêtre. Mais cette fenêtre ayant suivi le
déplacement de l’homme, je me rendis compte que j’avais affaire à
une image d’un type assez rare et je n’eus vite d’autre idée que
de l’incorporer à mon matériel de construction poétique. Je ne lui
eus pas plus tôt accordé ce crédit que d’ailleurs elle fit place à
une succession à peine intermittente de phrases qui ne me
surprirent guère moins et me laissèrent sous l’impression d’une
gratuité telle que l’empire que j’avais pris jusque-là sur moi-
même me parut illusoire et que je ne songeai plus qu’à mettre fin
à l’interminable querelle qui a lieu en moi. (9)

Tout occupé que j’étais encore de Freud à cette époque et
familiarisé avec ses méthodes d’examen que j’avais eu quelque peu
l’occasion de pratiquer sur des malades pendant la guerre, je
résolus d’obtenir de moi ce qu’on cherche à obtenir d’eux, soit un
monologue de débit aussi rapide que possible, sur lequel l’esprit
critique du sujet ne fasse porter aucun jugement, qui ne
s’embarrasse, par suite, d’aucune réticence, et qui soit aussi
exactement que possible la pensée parlée. Il m’avait paru, et il
me paraît encore - la manière dont m’était parvenue la phrase de
l’homme coupé en témoignait -que la vitesse de la pensée n’est pas
supérieure à celle de la parole, et qu’elle ne défie pas forcément
la langue, ni même la plume qui court. C’est dans ces dispositions
que Philippe Soupault, à qui j’avais fait part de ces premières
conclusions, et moi nous entreprîmes de noircir du papier, avec un
louable mépris de ce qui pourrait s’ensuivre littérairement. La
facilité de réalisation fit le reste. À la fin du premier jour,
nous pouvions nous lire une cinquantaine de pages obtenues par ce
moyen, commencer à comparer nos résultats. Dans l’ensemble, ceux
de Soupault et les miens présentaient une remarquable analogie :
même vice de construction, défaillances de même nature, mais
aussi, de part et d’autre, l’illusion d’une verve extraordinaire,
beaucoup d’émotion, un choix considérable d’images d’une qualité
telle que nous n’eussions pas été capables d’en préparer une seule
de longue main, un pittoresque très spécial et, de-ci de-là,
quelque proposition d’une bouffonnerie aiguë. Les seules
différences que présentaient nos deux textes me parurent tenir
essentiellement à nos humeurs réciproques, celle de Soupault moins
statique que la mienne et, s’il me permet cette légère critique, à
ce qu’il avait commis l’erreur de distribuer au haut de certaines
pages, et par esprit, sans doute, de mystification, quelques mots
en guise de titres. Je dois, par contre, lui rendre cette justice
qu’il s’opposa toujours, de toutes ses forces, au moindre
remaniement, à la moindre correction au cours de tout passage de
ce genre qui me semblait plutôt mal venu. En cela certes il eut
tout à fait raison. (10) Il est, en effet, fort difficile
d’apprécier à leur juste valeur les divers éléments en présence,
on peut même dire qu’il est impossible de les apprécier à première
lecture. À vous qui écrivez, ces éléments, en apparence, vous sont
aussi étrangers qu’à tout autre et vous vous en défiez
naturellement. Poétiquement parlant, ils se recommandent surtout
par un très haut degré d’absurdité immédiate, le propre de cette
absurdité, à un examen plus approfondi, étant de céder la place à
tout ce qu’il y a d’admissible, de légitime au monde : la
divulgation d’un certain nombre de propriétés et de faits non
moins objectifs, en somme, que les autres.

En hommage à Guillaume Apollinaire, qui venait de mourir et qui, à
plusieurs reprises, nous paraissait avoir obéi à un entraînement
de ce genre, sans toutefois y avoir sacrifié de médiocres moyens
littéraires, Soupault et moi nous désignâmes sous le nom de
Surréalisme le nouveau mode d’expression pure que nous tenions à
notre disposition et dont il nous tardait de faire bénéficier nos
amis. Je crois qu’il n’y a plus aujourd’hui à revenir sur ce mot
et que l’acception dans laquelle nous l’avons pris a prévalu
généralement sur son acception appollinarienne. À plus juste titre
encore, sans doute aurions-nous pu nous emparer du mot
SUPERNATURALISME, employé par Gérard de Nerval dans la dédicace
des Filles de Feu. (11) Il semble, en effet, que Nerval posséda à
merveille l’esprit dont nous nous réclamons, Apollinaire n’ayant
possédé, par contre, que la lettre, encore imparfaite, du
surréalisme et s’étant montré impuissant à en donner un aperçu
théorique qui nous retienne. Voici deux phrases de Nerval qui me
paraissent à cet égard, très significatives :

Je vais vous expliquer, mon cher Dumas, le phénomène dont vous
avez parlé plus haut. Il est, vous le savez, certains conteurs qui
ne peuvent inventer sans s’identifier aux personnages de leur
imagination. Vous savez avec quelle conviction notre vieil ami
Nodier racontait comment il avait eu le malheur d’être guillotiné
à l’époque de la Révolution ; on en devenait tellement persuadé
que l’on se demandait comment il était parvenu à se faire recoller
la tête.

... Et puisque vous avez eu l’imprudence de citer un des sonnets
composés dans cet état de rêverie SUPERNATURALISME, comme diraient
les Allemands, il faut que vous les entendiez tous. Vous les
trouverez à la fin du volume. Ils ne sont guère plus obscurs que
la métaphysique d’Hegel ou les MÉMORABLES de Swedenborg, et
perdraient de leur charme à être expliqués, si la chose était
possible, concédez-moi du moins le mérite de l’expression... (12) »

C’est de très mauvaise foi qu’on nous contesterait le droit
d’employer le mot Surréalisme dans le sens très particulier où
nous l’entendons, car il est clair qu’avant nous ce mot n’avait
pas fait fortune. Je le définis donc une fois pour toutes :

Surréalisme, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se
propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de
toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée
de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison,
en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.

ENCYCL. Philos. Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité
supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à
lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la
pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes
psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des
principaux problèmes de la vie. Ont fait acte de Surréalisme
ABSOLU MM. Aragon, Baron, Boiffard, Breton, Carrive, Crevel,
Delteil, Desnos, Éluard, Gérard, Limbour, Malkine, Morise,
Naville, Noll, Péret, Picon, Soupault, Vitrac.

Ce semble bien être, jusqu’à présent, les seuls, et il n’y aurait
pas à s’y tromper, n’était le cas passionnant d’Isidore Ducasse,
sur lequel je manque de données. Et certes, à ne considérer que
superficiellement leurs résultats, bon nombre de poètes pourraient
passer pour surréalistes, à commencer par Dante et, dans ses
meilleurs jours, Shakespeare. Au cours des différentes tentatives
de réduction auxquelles je me suis livré de ce qu’on appelle, par
abus de confiance, le génie, je n’ai rien trouvé qui se puisse
attribuer finalement à un autre processus que celui-là.

Les Nuits d’Young sont surréalistes d’un bout à l’autre ; c’est
malheureusement un prêtre qui parle, un mauvais prêtre, sans
doute, mais un prêtre.

Swift est surréaliste dans la méchanceté.

Sade est surréaliste dans le sadisme.

Chateaubriand est surréaliste dans l’exotisme.

Constant est surréaliste en politique.

Hugo est surréaliste quand il n’est pas bête.

Desbordes-Valmore est surréaliste en amour.

Bertrand est surréaliste dans le passé.

Rabbe est surréaliste dans la mort.

Poe est surréaliste dans l’aventure.

Baudelaire est surréaliste dans la morale.

Rimbaud est surréaliste dans la pratique de la vie et ailleurs.

Mallarmé est surréaliste dans la confidence.

Jarry est surréaliste dans l’absinthe.

Nouveau est surréaliste dans le baiser.

Saint-Pol-Roux est surréaliste dans le symbole.

Fargue est surréaliste dans l’atmosphère.

Vaché est surréaliste en moi.

Reverdy est surréaliste chez lui.

Saint-John Perse est surréaliste à distance.

Roussel est surréaliste dans l’anecdote.

Etc.

J’y insiste, ils ne sont pas toujours surréalistes, en ce sens que
je démêle chez chacun d’eux un certain nombre d’idées préconçues
auxquelles - très naïvement ! -ils tenaient. Ils y tenaient parce
qu’ils n’avaient pas entendu la voix surréaliste, celle qui
continue à prêcher à la veille de la mort et au-dessus des orages,
parce qu’ils ne voulaient pas servir seulement à orchestrer la
merveilleuse partition. C’étaient des instruments trop fiers,
c’est pourquoi ils n’ont pas toujours rendu un son harmonieux.
(13)

Mais nous, qui ne nous sommes livrés à aucun travail de
filtration, qui nous sommes faits dans nos oeuvres les sourds
réceptacles de tant d’échos, les modestes appareils enregistreurs
qui ne s’hypnotisent pas sur le dessin qu’ils tracent, nous
servons peut-être encore une plus noble cause. Aussi rendons-nous
avec probité le « talent » qu’on nous prête. Parlez-moi du talent de
ce mètre en platine, de ce miroir, de cette porte, et du ciel si
vous voulez.

Nous n’avons pas de talent, demandez à Philippe Soupault :

« Les manufactures anatomiques et les habitations à bon marché
détruiront les villes les plus hautes. »

À Roger Vitrac :

« À peine avais-je invoqué le marbre-amiral que celui-ci tourna sur
ses talons comme un cheval qui se cabre devant l’étoile polaire et
me désigna dans le plan de son bicorne une région où je devais
passer ma vie. »

À Paul Éluard :

« C’est une histoire bien connue que je conte, c’est un poème
célèbre que je relis : je suis appuyé contre un mur, avec des
oreilles verdoyantes et des lèvres calcinées. »

À Max Morise :

« L’ours des cavernes et son compagnon le butor, le vol-au-vent et
son valet le vent, le grand Chancelier avec sa chancelière,
l’épouvantail à moineaux et son compère le moineau, l’éprouvette
et sa fille l’aiguille, le carnassier et son frère le carnaval, le
balayeur et son monocle, le Mississipi et son petit chien, le
corail et son pot-au-lait, le Miracle et son bon Dieu n’ont plus
qu’à disparaître de la surface de la mer. »

À Joseph Delteil :

« Hélas ! je crois à la vertu des oiseaux. Et il suffit d’une plume
pour me faire mourir de rire. »

À Louis Aragon :

« Pendant une interruption de la partie, tandis que les joueurs se
réunissaient autour d’un bol de punch flambant, je demandai à
l’arbre s’il avait toujours son ruban rouge. »

Et à moi-même, qui n’ai pu m’empêcher d’écrire les lignes
serpentines, affolantes, de cette préface.

Demandez à Robert Desnos, celui d’entre nous qui, peut-être, s’est
le plus approché de la vérité surréaliste, celui qui, dans des
oeuvres encore inédites (14) et le long des multiples expériences
auxquelles il s’est prêté, a justifié pleinement l’espoir que je
plaçais dans le surréalisme et me somme encore d’en attendre
beaucoup. Aujourd’hui Desnos parle surréaliste à volonté. La
prodigieuse agilité qu’il met à suivre oralement sa pensée nous
vaut autant qu’il nous plaît de discours splendides et qui se
perdent, Desnos ayant mieux à faire qu’à les fixer. Il lit en lui
à livre ouvert et ne fait rien pour retenir les feuillets qui
s’envolent au vent de sa vie.

Composition Surréaliste Écrite Ou Premier Et Dernier Jet.
Faites-vous apporter de quoi écrire, après vous être établi en un
lieu aussi favorable que possible à la concentration de votre
esprit sur lui-même. Placez-vous dans l’état le plus passif, ou
réceptif, que vous pourrez. Faites abstraction de votre génie, de
vos talents et de ceux de tous les autres. Dites-vous bien que la
littérature est un des plus tristes chemins qui mènent à tout.
Écrivez vite sans sujet préconçu, assez vite pour ne pas retenir
et ne pas être tenté de vous relire. La première phrase viendra
toute seule, tant il est vrai qu’à chaque seconde il est une
phrase étrangère à notre pensée consciente qui ne demande qu’à
s’extérioriser. Il est assez difficile de se prononcer sur le cas
de la phrase suivante ; elle participe sans doute à la fois de
notre activité consciente et de l’autre, si l’on admet que le fait
d’avoir écrit la première entraîne un minimum de perception. Peu
doit vous importer, d’ailleurs ; c’est en cela que réside, pour la
plus grande part, l’intérêt du jeu surréaliste. Toujours est-il
que la ponctuation s’oppose sans doute à la continuité absolue de
la coulée qui nous occupe, bien qu’elle paraisse aussi nécessaire
que la distribution des noeuds sur une corde vibrante. Continuez
autant qu’il vous plaira. Fiez-vous au caractère inépuisable du
murmure. Si le silence menace de s’établir pour peu que vous ayez
commis une faute : une faute, peut-on dire, d’inattention, rompez
sans hésiter avec une ligne trop claire. À la suite du mot dont
l’origine vous semble suspecte, posez une lettre quelconque, la
lettre l par exemple, toujours la lettre l, et ramenez
l’arbitraire en imposant cette lettre pour initiale au mot qui
suivra.

Pour Ne Plus S’Emmuyer En Compagnie.

C’est très difficile. N’y soyez pour personne, et parfois, lorsque
nul n’a forcé la consigne, vous interrompant en pleine activité
surréaliste et vous croisant les bras, dites : « C’est égal, il y a
sans doute mieux à faire ou à ne pas faire. L’intérêt de la vie ne
se soutient pas. Simplicité, ce qui se passe en moi m’est encore
importun ! » ou toute autre banalité révoltante.

Pour Faire Des Discours.

Se faire inscrire la veille des élections, dans le premier pays
qui jugera bon de procéder à ce genre de consultations. Chacun a
en soi l’étoffe d’un orateur : les pagnes multicolores, la
verroterie des mots. Par le surréalisme il surprendra dans sa
pauvreté le désespoir. Un soir sur une estrade, à lui seul il
dépècera le ciel éternel, cette Peau de l’Ours. Il promettra tant
que tenir si peu que ce soit consternerait. Il donnera aux
revendications de tout un peuple un tour partiel et dérisoire. Il
fera communier les plus irréductibles adversaires en un désir
secret, qui sautera les patries. Et à cela il parviendra rien
qu’en se laissant soulever par la parole immense qui fond en pitié
et roule en haine. Incapable de défaillance, il jouera sur le
velours de toutes les défaillances. Il sera vraiment élu et les
plus douces femmes l’aimeront avec violence.

Pour Écrire De Faux Romans.
Qui que vous soyez, si le coeur vous en dit, vous ferez brûler
quelques feuilles de laurier et, sans vouloir entretenir ce maigre
feu, vous commencerez à écrire un roman. Le surréalisme vous le
permettra ; vous n’aurez qu’à mettre l’aiguille de « Beau fixe » sur
« Action » et le tour sera joué. Voici des personnages d’allures
assez disparates ; leurs noms dans votre écriture sont une
question de majuscules et ils se comporteront avec la même aisance
envers les verbes actifs que le pronom impersonnel il envers des
mots comme : pleut, y a, faut, etc. Ils les commanderont, pour
ainsi dire et, là où l’observation, la réflexion et les facultés
de généralisation ne vous auront été d’aucun secours, soyez sûrs
qu’ils vous feront prêter mille intentions que vous n’avez pas
eues. Ainsi pourvus d’un petit nombre de caractéristiques
physiques et morales, ces êtres qui en vérité vous doivent si peu
ne se départiront plus d’une certaine ligne de conduite dont vous
n’avez pas à vous occuper. Il en résultera une intrigue plus ou
moins savante en apparence, justifiant point par point ce
dénouement émouvant ou rassurant dont vous n’avez cure. Votre faux
roman simulera à merveille un roman véritable ; vous serez riche
et l’on s’accordera à reconnaître que vous avez « quelque chose
dans le ventre », puisqu’aussi bien c’est là que ce quelque chose
se tient.

Bien entendu, par un procédé analogue, et à condition d’ignorer ce
dont vous rendrez compte, vous pourrez vous adonner avec succès à
la fausse critique.

Pour Se Faire Voir D’Une Femme Qui Passe Dans La Rue.

Contre La Mort.

Le surréalisme vous introduira dans la mort qui est une société
secrète. Il gantera votre main, y ensevelissant l’Ma profond par
quoi commence le mot Mémoire. Ne manquez pas de prendre
d’heureuses dispositions testamentaires : je demande, pour ma
part, à être conduit au cimetière dans une voiture de
déménagement. Que mes amis détruisent jusqu’au dernier exemplaire
l’édition du Discours sur le Peu de Réalité.

Le langage a été donné à l’homme pour qu’il en fasse un usage
surréaliste. Dans la mesure où il lui est indispensable de se
faire comprendre, il arrive tant bien que mal à s’exprimer et à
assurer par là l’accomplissement de quelques fonctions prises
parmi les plus grossières. Parler, écrire une lettre n’offrent
pour lui aucune difficulté réelle, pourvu que, ce faisant, il ne
propose pas un but au-dessus de la moyenne, c’est-à-dire pourvu
qu’il se borne à s’entretenir (pour le plaisir de s’entretenir)
avec quelqu’un. Il n’est pas anxieux des mots qui vont venir, ni
de la phrase qui suivra celle qu’il achève. À une question très
simple, il sera capable de répondre à brûle-pourpoint. En
l’absence de tics contractés au commerce des autres, il peut
spontanément se prononcer sur un petit nombre de sujets ; il n’a
pas besoin pour cela de « tourner sept fois sa langue » ni de se
formuler à l’avance quoi que ce soit. Qui a pu lui faire croire
que cette faculté de premier jet n’est bonne qu’à le desservir
lorsqu’il se propose d’établir des rapports plus délicats ? Il
n’est rien sur quoi il devrait se refuser à parler, à écrire
d’abondance. S’écouter, se lire n’ont d’autre effet que de
suspendre l’occulte, l’admirable secours. Je ne me hâte pas de me
comprendre (baste ! je me comprendrai toujours). Si telle ou telle
phrase de moi me cause sur le moment une légère déception, je me
fie à la phrase suivante pour racheter ses torts, je me garde de
la recommencer ou de la parfaire. Seule la moindre perte d’élan
pourrait m’être fatale. Les mots, les groupes de mots qui se
suivent pratiquent entre eux la plus grande solidarité. Ce n’est
pas à moi de favoriser ceux-ci aux dépens de ceux-là. C’est à une
miraculeuse compensation d’intervenir - et elle intervient.

Non seulement ce langage sans réserve que je cherche à rendre
toujours valable, qui me paraît s’adapter à toutes les
circonstances de la vie, non seulement ce langage ne me prive
d’aucun de mes moyens, mais encore il me prête une extraordinaire
lucidité et cela dans le domaine où de lui j’en attendais le
moins. J’irai jusqu’à prétendre qu’il m’instruit et, en effet, il
m’est arrivé d’employer surréellement des mots dont j’avais oublié
le sens. J’ai pu vérifier après coup que l’usage que j’en avais
fait répondait exactement à leur définition. Cela donnerait à
croire qu’on n’« apprend » pas, qu’on ne fait jamais que
« réapprendre ». Il est d’heureuses tournures qu’ainsi je me suis
rendues familières. Et je ne parle pas de la conscience poétique
des objets, que je n’ai pu acquérir qu’à leur contact spirituel
mille fois répété.

C’est encore au dialogue que les formes du langage surréaliste
s’adaptent le mieux. Là, deux pensées s’affrontent ; pendant que
l’une se livre, l’autre s’occupe d’elle, mais comment s’en occupe-
t-elle ? Supposer qu’elle se l’incorpore serait admettre qu’un
temps il lui est possible de vivre tout entière de cette autre
pensée, ce qui est fort improbable. Et de fait l’attention qu’elle
lui donne est tout extérieure ; elle n’a que le loisir d’approuver
ou de réprouver, généralement de réprouver, avec tous les égards
dont l’homme est capable. Ce mode de langage ne permet d’ailleurs
pas d’aborder le fond d’un sujet. Mon attention, en proie à une
sollicitation qu’elle ne peut décemment repousser, traite la
pensée adverse en ennemie ; dans la conversation courante, elle la
« reprend » presque toujours sur les mots, les figures dont elle se
sert ; elle me met en mesure d’en tirer parti dans la réplique en
les dénaturant. Cela est si vrai que dans certains états mentaux
pathologiques où les troubles sensoriels disposent de toute
l’attention du malade, celui-ci, qui continue à répondre aux
questions, se borne à s’emparer du dernier mot prononcé devant lui
ou du dernier membre de phrase surréaliste dont il trouve trace
dans son esprit :

« Quel âge avez-vous ? -Vous. » (Écholalie.)

« Comment vous appelez-vous ? -Quarante-cinq maisons. » (Symptôme de
Ganser ou des réponses à côté.)

Il n’est point de conversation où ne passe quelque chose de ce
désordre. L’effort de sociabilité qui y préside et la grande
habitude que nous en avons parviennent seuls à nous le dissimuler
passagèrement. C’est aussi la grande faiblesse du livre que
d’entrer sans cesse en conflit avec l’esprit de ses lecteurs les
meilleurs, j’entends les plus exigeants. Dans le très court
dialogue que j’improvise plus haut entre le médecin et l’aliéné,
c’est d’ailleurs ce dernier qui a le dessus. Puisqu’il s’impose
par ses réponses à l’attention du médecin qui l’examine, - et
qu’il n’est pas celui qui interroge. Est-ce à dire que sa pensée
est à ce moment la plus forte ? Peut-être. Il est libre de ne plus
tenir compte de son âge et de son nom.

Le surréalisme poétique, auquel je consacre cette étude, s’est
appliqué jusqu’ici à rétablir dans sa vérité absolue le dialogue,
en dégageant les deux interlocuteurs des obligations de la
politesse. Chacun d’eux poursuit simplement son soliloque, sans
chercher à en tirer un plaisir dialectique particulier et à en
imposer le moins du monde à son voisin. Les propos tenus n’ont
pas, comme d’ordinaire, pour but le développement d’une thèse,
aussi négligeable qu’on voudra, ils sont aussi désaffectés que
possible. Quant à la réponse qu’ils appellent, elle est, en
principe, totalement indifférente à l’amour-propre de celui qui a
parlé. Les mots, les images ne s’offrent que comme tremplins à
l’esprit de celui qui écoute. C’est de cette manière que doivent
se présenter, dans Les Champs magnétiques, premier ouvrage
purement surréaliste, les pages réunies sous le titre : Barrières
dans lesquelles Soupault et moi nous montrons ces interlocuteurs
impartiaux.

Le surréalisme ne permet pas à ceux qui s’y adonnent de le
délaisser quand il leur plaît. Tout porte à croire qu’il agit sur
l’esprit à la manière des stupéfiants ; comme eux il crée un
certain état de besoin et peut pousser l’homme à de terribles
révoltes. C’est encore, si l’on veut, un bien artificiel paradis
et le goût qu’on en a relève de la critique de Baudelaire au même
titre que les autres. Aussi l’analyse des effets mystérieux et des
jouissances particulières qu’il peut engendrer - par bien des
côtés le surréalisme se présente comme un vice nouveau, qui ne
semble pas devoir être l’apanage de quelques hommes ; il a comme
le haschisch de quoi satisfaire tous les délicats -une telle
analyse ne peut manquer de trouver place dans cette étude.

1° Il en va des images surréalistes comme de ces images de l’opium
que l’homme n’évoque plus, mais qui « s’offrent à lui,
spontanément, despotiquement. Il ne peut pas les congédier ; car
la volonté n’a plus de force et ne gouverne plus les facultés.
(15) » Reste à savoir si l’on a jamais « évoqué » les images. Si l’on
s’en tient, comme je le fais, à la définition de Reverdy, il ne
semble pas possible de rapprocher volontairement ce qu’il appelle
« deux réalités distantes ». Le rapprochement se fait ou ne se fait
pas, voilà tout. Je nie, pour ma part, de la façon la plus
formelle, que chez Reverdy des images telles que :
Dans le ruisseau il y a une chanson qui coule
ou :
Le jour s’est déplié comme une nappe blanche
ou :
Le monde rentre dans un sac
offrent le moindre degré de préméditation. Il est faux, selon moi,
de prétendre que « l’esprit a saisi les rapports » des deux réalités
en présence. Il n’a, pour commencer, rien saisi consciemment.
C’est du rapprochement en quelque sorte fortuit des deux termes
qu’a jailli une lumière particulière, lumière de l’image, à
laquelle nous nous montrons infiniment sensibles. La valeur de
l’image dépend de la beauté de l’étincelle obtenue ; elle est, par
conséquent, fonction de la différence de potentiel entre les deux
conducteurs. Lorsque cette différence existe à peine comme dans la
comparaison, (16) l’étincelle ne se produit pas. Or, il n’est pas,
à mon sens, au pouvoir de l’homme de concerter le rapprochement de
deux réalités si distantes. Le principe d’association des idées,
tel qu’il nous apparaît, s’y oppose. Ou bien faudrait-il en
revenir à un art elliptique, que Reverdy condamne comme moi. Force
est donc bien d’admettre que les deux termes de l’image ne sont
pas déduits l’un de l’autre par l’esprit en vue de l’étincelle à
produire, qu’ils sont les produits simultanés de l’activité que
j’appelle surréaliste, la raison se bornant à constater, et à
apprécier le phénomène lumineux.

Et de même que la longueur de l’étincelle gagne à ce que celle-ci
se produise à travers des gaz raréfiés, l’atmosphère surréaliste
créée par l’écriture mécanique, que j’ai tenu à mettre à la portée
de tous, se prête particulièrement à la production des plus belles
images. On peut même dire que les images apparaissent, dans cette
course vertigineuse, comme les seuls guidons de l’esprit. L’esprit
se convainc peu à peu de la réalité suprême de ces images. Se
bornant d’abord à les subir, il s’aperçoit bientôt qu’elles
flattent sa raison, augmentent d’autant sa connaissance. Il prend
conscience des étendues illimitées où se manifestent ses désirs,
où le pour et le contre se réduisent sans cesse, où son obscurité
ne le trahit pas. Il va, porté par ces images qui le ravissent,
qui lui laissent à peine le temps de souffler sur le feu de ses
doigts. C’est la plus belle des nuits, la nuit des éclairs : le
jour, auprès d’elle est la nuit.

Les types innombrables d’images surréalistes appelleraient une
classification que, pour aujourd’hui, je ne me propose pas de
tenter. Les grouper selon leurs affinités particulières
m’entraînerait trop loin ; je veux tenir compte, essentiellement,
de leur commune vertu. Pour moi, la plus forte est celle qui
présente le degré d’arbitraire le plus élevé, je ne le cache pas ;
celle qu’on met le plus longtemps à traduire en langage pratique,
soit qu’elle recèle une dose énorme de contradiction apparente,
soit que l’un de ses termes en soit curieusement dérobé, soit que
s’annonçant sensationnelle, elle ait l’air de se dénouer
faiblement (qu’elle ferme brusquement l’angle de son compas), soit
qu’elle tire d’elle-même une justification formelle dérisoire,
soit qu’elle soit d’ordre hallucinatoire, soit qu’elle prête très
naturellement à l’abstrait le masque du concret, ou inversement,
soit qu’elle implique la négation de quelque propriété physique
élémentaire, soit qu’elle déchaîne le rire. En voici, dans
l’ordre, quelques exemples :

Le rubis du champagne. Lautréamont.

Beau comme la loi de l’arrêt du développement de la poitrine chez
les adultes dont la propension à la croissance n’est pas en
rapport avec la quantité de molécules que leur organisme
s’assimile. Lautréamont.

Une église se dressait éclatante comme une cloche. Philippe
Soupault.

Dans le sommeil de Rrose Sélavy il y a un nain sorti d’un puits
qui vient manger son pain la nuit. Robert Desnos.

Sur le pont la rosée à tête de chatte se berçait. André Breton.

Un peu à gauche, dans mon firmament deviné, j’aperçois - mais sans
doute n’est-ce qu’une vapeur de sang et de meurtre -le brillant
dépoli des perturbations de la liberté. Louis Aragon.

Dans la forêt incendiée,

Les lions étaient frais. Roger Vitrac.

La couleur des bas d’une femme n’est pas forcément à l’image de
ses yeux, ce qui a fait dire à un philosophe qu’il est inutile de
nommer : « Les céphalopodes ont plus de raisons que les quadrupèdes
de haïr le progrès. » Max Morise.

1° Qu’on le veuille ou non, il y a là de quoi satisfaire à
plusieurs exigences de l’esprit. Toutes ces images semblent
témoigner que l’esprit est mûr pour autre chose que les bénignes
joies qu’en général il s’accorde. C’est la seule manière qu’il ait
de faire tourner à son avantage la quantité idéale d’événements
dont il est chargé. (17) Ces images lui donnent la mesure de sa
dissipation ordinaire et des inconvénients qu’elle offre pour lui.
Il n’est pas mauvais qu’elles le déconcertent finalement, car
déconcerter l’esprit c’est le mettre dans son tort. Les phrases
que je cite y pourvoient grandement. Mais l’esprit qui les savoure
en tire la certitude de se trouver dans le droit chemin ; pour
lui-même, il ne saurait se rendre coupable d’argutie ; il n’a rien
à craindre puisqu’en outre il se fait fort de tout cerner.

2° L’esprit qui plonge dans le surréalisme revit avec exaltation
la meilleure part de son enfance. C’est un peu pour lui la
certitude de qui, étant en train de se noyer, repasse, en moins
d’une minute, tout l’insurmontable de sa vie. On me dira que ce
n’est pas très encourageant. Mais je ne tiens pas à encourager
ceux qui me diront cela. Des souvenirs d’enfance et de quelques
autres se dégage un sentiment d’inaccaparé et par la suite de
dévoyé, que je tiens pour le plus fécond qui existe. C’est peut-
être l’enfance qui approche le plus de la « vraie vie » ; l’enfance
au-delà de laquelle l’homme ne dispose, en plus de son laissez-
passer, que de quelques billets de faveur ; l’enfance où tout
concourait cependant à la possession efficace, et sans aléas, de
soi-même. Grâce au surréalisme, il semble que ces chances
reviennent. C’est comme si l’on courait encore à son salut, ou à
sa perte. On revit, dans l’ombre, une terreur précieuse. Dieu
merci, ce n’est encore que le Purgatoire. On traverse, avec un
tressaillement, ce que les occultistes appellent des paysages
dangereux. Je suscite sur mes pas des monstres qui guettent ; ils
ne sont pas encore trop malintentionnés à mon égard et je ne suis
pas perdu, puisque je les crains. Voici « les éléphants à tête de
femme et les lions volants » que, Soupault et moi, nous tremblâmes
naguère de rencontrer, voici le « poisson soluble » qui m’effraye
bien encore un peu. POISSON SOLUBLE, n’est-ce pas moi le poisson
soluble, je suis né sous le signe des Poissons et l’homme est
soluble dans sa pensée ! La faune et la flore du surréalisme sont
inavouables.

3° Je ne crois pas au prochain établissement d’un poncif
surréaliste. Les caractères communs à tous les textes du genre,
parmi lesquels ceux que je viens de signaler et beaucoup d’autres
que seules pourraient nous livrer une analyse logique et une
analyse grammaticale serrées, ne s’opposent pas à une certaine
évolution de la prose surréaliste dans le temps. Venant après
quantité d’essais auxquels je me suis livré dans ce sens depuis
cinq ans et dont j’ai la faiblesse de juger la plupart extrêmement
désordonnés, les historiettes qui forment la suite de ce volume
m’en fournissent une preuve flagrante. Je ne les tiens à cause de
cela, ni pour plus dignes, ni pour plus indignes, de figurer aux
yeux du lecteur les gains que l’apport surréaliste est susceptible
de faire réaliser à sa conscience.

Les moyens surréalistes demanderaient, d’ailleurs, à être étendus.
Tout est bon pour obtenir de certaines associations la soudaineté
désirable. Les papiers collés de Picasso et de Braque ont même
valeur que l’introduction d’un lieu commun dans un développement
littéraire du style le plus châtié. Il est même permis d’intituler
POÈME ce qu’on obtient par l’assemblage aussi gratuit que possible
(observons, si vous voulez, la syntaxe) de titres et de fragments
de titres découpés dans les journaux :

Et l’on pourrait multiplier les exemples. Le théâtre, la
philosophie, la science, la critique, parviendraient encore à s’y
retrouver. Je me hâte d’ajouter que les futures techniques
surréalistes ne m’intéressent pas.

Autrement graves me paraissent, être, (18) je l’ai donné
suffisamment à entendre, les applications du surréalisme à
l’action. Certes, je ne crois pas à la vertu prophétique de la
parole surréaliste. « C’est oracle, ce que je dis (19) » : Oui, tant
que je veux, mais qu’est lui-même l’oracle ? (20) La piété des
hommes ne me trompe pas. La voix surréaliste qui secouait Cumes,
Dodone et Delphes n’est autre chose que celle qui me dicte mes
discours les moins courroucés. Mon temps ne doit pas être le sien,
pourquoi m’aiderait-elle à résoudre le problème enfantin de ma
destinée ? Je fais semblant, par malheur, d’agir dans un monde où,
pour arriver à tenir compte de ses suggestions, je serais obligé
d’en passer par deux sortes d’interprètes, les uns pour me
traduire ses sentences, les autres, impossibles à trouver, pour
imposer à mes semblables la compréhension que j’en aurais. Ce
monde, dans lequel je subis ce que je subis (n’y allez pas voir),
ce monde moderne, enfin, diable ! que voulez-vous que j’y fasse ?
La voix surréaliste se taira peut-être, je n’en suis plus à
compter mes disparitions. Je n’entrerai plus, si peu que ce soit,
dans le décompte merveilleux de mes années et de mes jours. Je
serai comme Nijinski, qu’on conduisit l’an dernier aux Ballets
russes et qui ne comprit pas à quel spectacle il assistait. Je
serai seul, bien seul en moi, indifférent à tous les ballets du
monde. Ce que j’ai fait, ce que je n’ai pas fait, je vous le
donne.

Et, dès lors, il me prend une grande envie de considérer avec
indulgence la rêverie scientifique, si malséante en fin de compte,
à tous égards. Les sans-fils ? Bien. La syphilis ? Si vous voulez.
La photographie ? Je n’y vois pas d’inconvénient. Le cinéma ?
Bravo pour les salles obscures. La guerre ? Nous riions bien. Le
téléphone ? Allo, oui. La jeunesse ? Charmants cheveux blancs.
Essayez de me faire dire merci : « Merci. » Merci... Si le vulgaire
estime fort ce que sont à proprement parler les recherches de
laboratoire, c’est que celles-ci ont abouti au lancement d’une
machine, à la découverte d’un sérum, auxquels le vulgaire se croit
directement intéressé. Il ne doute pas qu’on ait voulu améliorer
son sort. Je ne sais ce qui entre exactement dans l’idéal des
savants de voeux humanitaires, mais il ne me paraît pas que cela
constitue une somme bien grande de bonté. Je parle, bien entendu,
des vrais savants et non des vulgarisateurs de toutes sortes qui
se font délivrer un brevet. Je crois, dans ce domaine comme dans
un autre, à la joie surréaliste pure de l’homme qui, averti de
l’échec successif de tous les autres, ne se tient pas pour battu,
part d’où il veut et, par tout autre chemin qu’un chemin
raisonnable, parvient où il peut. Telle ou telle image, dont il
jugera opportun de signaliser sa marche et qui, peut-être, lui
vaudra la reconnaissance publique, je puis l’avouer, m’indiffère
en soi. Le matériel dont il faut bien qu’il s’embarrasse ne m’en
impose pas non plus : ses tubes de verre ou mes plumes
métalliques... Quant à sa méthode, je la donne pour ce que vaut la
mienne. J’ai vu à l’oeuvre l’inventeur du réflexe cutané
plantaire ; il manipulait sans trêve ses sujets, c’était tout
autre chose qu’un « examen » qu’il pratiquait, il était clair qu’il
ne s’en fiait plus à aucun plan. De-ci de-là, il formulait une
remarque, lointainement, sans pour cela poser son épingle, et
tandis que son marteau courait toujours. Le traitement des
malades, il en laissait à d’autres la tâche futile. Il était tout
à cette fièvre sacrée.

Le surréalisme, tel que je l’envisage, déclare assez notre non-
conformisme absolu pour qu’il ne puisse être question de le
traduire, au procès du monde réel, comme témoin à décharge. Il ne
saurait, au contraire, justifier que de l’état complet de
distraction auquel nous espérons bien parvenir ici-bas. La
distraction de la femme chez Kant, la distraction « des raisins »
chez Pasteur, la distraction des véhicules chez Curie, sont à cet
égard profondément symptomatiques. Ce monde n’est que très
relativement à la mesure de la pensée et les incidents de ce genre
ne sont que les épisodes jusqu’ici les plus marquants d’une guerre
d’indépendance à laquelle je me fais gloire de participer. Le
surréalisme est le « rayon invisible » qui nous permettra un jour de
l’emporter sur nos adversaires. « Tu ne trembles plus, carcasse ».
Cet été les roses sont bleues ; le bois c’est du verre. La terre
drapée dans sa verdure me fait aussi peu d’effet qu’un revenant.
C’est vivre et cesser de vivre qui sont des solutions imaginaires.
L’existence est ailleurs.

Poisson Soluble. (1924)
I
Le parc, à cette heure, étendait ses mains blondes au-dessus de la
fontaine magique. Un château sans signification roulait à la
surface de la terre. Près de Dieu le cahier de ce château était
ouvert sur un dessin d’ombres, de plumes, d’iris. Au Baiser de la
jeune Veuve, c’était le nom de l’auberge caressée par la vitesse
de l’automobile et par les suspensions d’herbes horizontales.
Aussi jamais les branches datées de l’année précédente ne
remuaient à l’approche des stores, quand la lumière précipite les
femmes au balcon. La jeune Irlandaise troublée par les jérémiades
du vent d’est écoutait dans son sein rire les oiseaux de mer.

« Filles du sépulcre bleu, jours de fête, formes sonnées de
l’angélus de mes yeux et de ma tête quand je m’éveille, usages des
provinces flammées, vous m’apportez le soleil des menuiseries
blanches, des scieries mécaniques et du vin. C’est mon ange pâle,
mes mains si rassurées. Mouettes du paradis perdu ! »

Le fantôme entre sur la pointe des pieds. Il inspecte rapidement
la tour et descend l’escalier triangulaire. Ses bas de soie rouge
jettent une lueur tournoyante sur les coteaux de jonc. Le fantôme
a environ deux cents ans, il parle encore un peu français. Mais
dans sa chair transparente se conjuguent la rosée du soir et la
sueur des astres. Il est perdu pour lui-même en cette contrée
attendrie. L’orme mort et le très vert catalpa sont seuls à
soupirer dans l’avalanche de lait des étoiles farouches. Un noyau
éclate dans un fruit. Puis le poisson-nacelle passe, les mains sur
ses yeux, demandant des perles ou des robes.

Une femme chante à la fenêtre de ce château du quatorzième siècle.
Dans ses rêves il y a des noyers noirs. Je ne la connais pas
encore parce que le fantôme fait trop le beau temps autour de lui.
La nuit est venue tout d’un coup comme une grande rosace de fleurs
retournée sur nos têtes.

Un bâtiment est la cloche de nos fuites : la fuite à cinq heures
du matin, lorsque la pâleur assaille les belles voyageuses du
rapide dans leur lit de fougère, la fuite à une heure de l’après-
midi en passant par l’olive du meurtre. Un bâtiment est la cloche
de nos fuites dans une église pareille à l’ombre de Madame de
Pompadour. Mais je sonnais à la grille du château.

À ma rencontre vinrent plusieurs servantes vêtues d’une
combinaison collante de satin couleur du jour. Dans la nuit
démente, leurs visages apitoyés témoignaient de la peur d’être
compromises. « Vous désirez ?

 Dites à votre maîtresse que le bord de son lit est une rivière
de fleurs. Ramenez-la dans ce caveau de théâtre où battait à
l’envi, il y a trois ans, le coeur d’une capitale que j’ai
oubliée. Dites-lui que son temps m’est précieux et que dans le
chandelier de ma tête flambent toutes ses rêveries. N’oubliez pas
de lui faire part de mes désirs couvant sous les pierres que vous
êtes. Et toi qui es plus belle qu’une graine de soleil dans le bec
du perroquet éblouissant de cette porte, dis-moi tout de suite
comment elle se porte. S’il est vrai que le pont-levis des lierres
de la parole s’abaisse ici sur un simple appel d’étrier.

 Tu as raison, me dit-elle, l’ombre ici présente est sortie
tantôt à cheval. Les guides étaient faites de mots d’amour, je
crois, mais puisque les naseaux du brouillard et les sachets
d’azur t’ont conduit à cette porte éternellement battante, entre
et caresse-moi tout le long de ces marches semées de pensées. »

De bas en haut s’envolaient de grandes guêpes isocèles. La jolie
aurore du soir me précédait, les yeux au ciel de mes yeux sans se
retourner. Ainsi les navires se couchent dans la tempête d’argent.

Plusieurs échos se répondent sur terre : l’écho des pluies comme
le bouchon d’une ligne, l’écho du soleil comme la soude mêlée au
sable. L’écho présent est celui des larmes, et de la beauté propre
aux aventures illisibles, aux rêves tronqués. Nous arrivions à
destination. Le fantôme qui, en chemin, s’était avisé de faire
corps avec saint Denis, prétendait voir dans chaque rose sa tête
coupée. Un balbutiement collé aux vitres et à la rampe,
balbutiement froid, se joignait à nos baisers sans retenue.

Sur le bord des nuages se tient une femme, sur le bord des îles
une femme se tient comme sur les hauts murs décorés de vigne
étincelante le raisin mûrit, à belles grappes dorées et noires. Il
y a aussi le plant de vigne américain et cette femme était un
plant de vigne américain, de l’espèce la plus récemment acclimatée
en France et qui donne des grains de ce mauve digitale dont la
pleine saveur n’a pas encore été éprouvée. Elle allait et venait
dans un appartement couloir analogue aux wagons couloirs des
grands express européens, à cette différence près que le
rayonnement des lampes spécifiait mal les coulées de lave, les
minarets et la grande paresse des bêtes de l’air et de l’eau. Je
toussai plusieurs fois et le train en question glissa à travers
des tunnels, endormit des ponts suspendus. La divinité du lieu
chancela. L’ayant reçue dans mes bras, toute bruissante, je portai
mes lèvres à sa gorge sans mot dire. Ce qui se passe ensuite
m’échappe presque entièrement. Je ne nous retrouve que plus tard,
elle dans une toilette terriblement vive qui la fait ressembler à
un engrenage dans une machine toute neuve, moi terré autant que
possible dans cet habit noir impeccable que depuis je ne quitte
plus.

J’ai dû passer, entre-temps, par un cabaret tenu par des ligueurs
très anciens que mon état-civil plongea dans une perplexité
d’oiseaux. Je me souviens aussi d’une grue élevant au ciel des
paquets qui devaient être des cheveux, avec quelle effrayante
légèreté, mon Dieu. Puis ce fut l’avenir, l’avenir même. L’Enfant-
Flamme, la merveilleuse Vague de tout à l’heure guidait mes pas
comme des guirlandes. Les craquelures du ciel me réveillèrent
enfin : il n’y avait plus de parc, plus de jour ni de nuit, plus
d’enterrements blancs menés par des cerceaux de verre. La femme
qui se tenait près de moi mirait ses pieds dans une flaque d’eau
d’hiver.

À distance je ne vois plus clair, c’est comme si une cascade
s’interposait entre le théâtre de ma vie et moi, qui n’en suis pas
le principal acteur. Un bourdonnement chéri m’accompagne, le long
duquel les herbes jaunissent et même cassent. Quand je lui dis :
« Prends ce verre fumé qui est ma main dans tes mains, voici
l’éclipse » elle sourit et plonge dans les mers pour en ramener la
branche de corail du sang. Nous ne sommes pas loin du pré de la
mort et pourtant nous nous abritons du vent et de l’espoir dans ce
salon flétri. L’aimer, j’y ai songé comme on aime. Mais la moitié
d’un citron vert, ses cheveux de rame, l’étourderie des pièges à
prendre les bêtes vivantes, je n’ai pu m’en défaire complètement.
À présent elle dort, face à l’infini de mes amours, devant cette
glace que les souffles terrestres ternissent. C’est quand elle
dort qu’elle m’appartient vraiment, j’entre dans son rêve comme un
voleur et je la perds vraiment comme on perd une couronne. Je suis
dépossédé des racines de l’or, assurément, mais je tiens les fils
de la tempête et je garde les cachets de cire du crime.

Le moindre ourlet des airs, là où fuit et meurt le faisan de la
lune, là où erre le peigne éblouissant des cachots, là où trempe
la jacinthe du mal, je l’ai décrit dans mes moments de lucidité de
plus en plus rare, soulevant trop tendrement cette brume
lointaine. Maintenant c’est la douceur qui reprend, le boulevard
pareil à un marais salant sous les enseignes lumineuses. Je
rapporte des fruits sauvages, des baies ensoleillées que je lui
donne et qui sont entre ses mains des bijoux immenses. Il faut
encore éveiller les frissons dans les broussailles de la chambre,
lacer des ruisseaux dans la fenêtre du jour. Cette tâche est
l’apothéose amusante de tout, qui, bien qu’on soit assez fatigué,
nous tient encore en éveil, homme et femme, selon les itinéraires
de la lumière dès qu’on a su la ralentir. Servantes de la
faiblesse, servantes du bonheur, les femmes abusent de la lumière
dans un éclat de rire.

II
Moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, moins de larmes qu’il
n’en faut pour mourir : j’ai tout compté, voilà. J’ai fait le
recensement des pierres ; elles sont au nombre de mes doigts et de
quelques autres ; j’ai distribué des prospectus aux plantes, mais
toutes n’ont pas voulu les accepter. Avec la musique j’ai lié
partie pour une seconde seulement et maintenant je ne sais plus
que penser du suicide car, si je veux me séparer de moi-même, la
sortie est de ce côté et, j’ajoute malicieusement : l’entrée, la
rentrée de cet autre côté. Tu vois ce qu’il te reste à faire. Les
heures, le chagrin, je n’en tiens pas un compte raisonnable ; je
suis seul, je regarde par la fenêtre ; il ne passe personne, ou
plutôt personne ne passe (je souligne passe). Ce Monsieur, vous ne
le connaissez pas ? c’est Monsieur Lemême. Je vous présente Madame
Madame. Et leurs enfants. Puis je reviens sur mes pas, mes pas
reviennent aussi mais je ne sais pas exactement sur quoi ils
reviennent. Je consulte un horaire ; les noms de villes ont été
remplacés par des noms de personnes qui m’ont touché d’assez près.
Irai-je à A, retournerai-je à B, changerai-je à X ? Oui,
naturellement, je changerai à X. Pourvu que je ne manque pas la
correspondance avec l’ennui ! Nous y sommes : l’ennui, les belles
parallèles, ah ! que les parallèles sont belles sous la
perpendiculaire de Dieu.

III
En ce temps-là il n’était question tout autour de la place de la
Bastille que d’une énorme guêpe qui le matin descendait le
boulevard Richard-Lenoir en chantant à tue-tête et posait des
énigmes aux enfants. Le petit sphinx moderne avait déjà fait pas
mal de victimes quand, sortant du café au fronton duquel on a cru
bon de faire figurer un canon, quoique la Prison qui s’élevait en
ces lieux puisse passer aujourd’hui pour une construction
légendaire, je rencontrai la guêpe à la taille de jolie femme qui
me demanda son chemin.

« Mon Dieu, ma belle, lui dis-je, ce n’est pas à moi de tailler ton
bâton de rouge. L’ardoise du ciel vient justement d’être effacée
et tu sais que les miracles ne sont plus que de demi-saison.
Rentre chez toi, tu habites au troisième étage d’un immeuble de
bonne apparence et, quoique tes fenêtres donnent sur la cour, tu
trouveras peut-être moyen de ne plus m’importuner. »

Le bourdonnement de l’insecte, insupportable comme une congestion
pulmonaire, couvrait à ce moment le bruit des tramways, dont le
trolley était une libellule. La guêpe, après m’avoir regardé
longuement, dans le but, sans doute, de me témoigner son ironique
surprise, s’approcha alors de moi et me dit à l’oreille : « Je
reviens ». Elle disparut en effet et j’étais déjà enchanté d’en
être quitte avec elle à si bon compte quand je m’aperçus que le
Génie de la place, d’ordinaire fort éveillé, semblait pris de
vertige et sur le point de se laisser choir sur les passants. Ce
ne pouvait être de ma part qu’une hallucination due à la grande
chaleur : le soleil me gênait d’ailleurs pour conclure à une
soudaine transmission des pouvoirs naturels car il était pareil à
une longue feuille de tremble et je n’avais qu’à fermer les yeux
pour entendre chanter les poussières.

La guêpe, dont l’approche m’avait néanmoins plongé dans un grand
malaise (il était à nouveau question depuis quelques jours des
exploits de piqueurs mystérieux qui ne respectaient ni la
fraîcheur du métropolitain ni les solitudes des bois) la guêpe
n’avait pas cessé complètement de se faire entendre.

Non loin de là, la Seine charriait de façon inexplicable un torse
de femme adorablement poli bien qu’il fût dépourvu de tête et de
membres et quelques voyous qui avaient signalé depuis peu son
apparition affirmaient que ce torse était un corps intact, mais un
nouveau corps, un corps comme on n’en avait assurément jamais vu,
jamais caressé. La police, sur les dents, s’était émue mais comme
la barque lancée à la poursuite de l’Ève nouvelle n’était jamais
revenue, on avait renoncé à une seconde expédition plus coûteuse
et il avait été admis sans caution que les beaux seins blancs et
palpitants n’avaient jamais appartenu à une créature vivante de
l’espèce de celles qui hantent encore nos désirs. Elle était au-
delà de nos désirs, à la façon des flammes et elle était en
quelque sorte le premier jour de la saison féminine de la flamme,
un seul (21) mars de neige et de perles.

IV

Les oiseaux perdent leur forme après leurs couleurs. Ils sont
réduits à une existence arachnéenne si trompeuse que je jette mes
gants au loin. Mes gants jaunes à baguettes noires tombent sur une
plaine dominée par un clocher fragile. Je croise alors les bras et
je guette. Je guette les rires qui sortent de la terre et
fleurissent aussitôt, ombelles. La nuit est venue, pareille à un
saut de carpe à la surface d’une eau violette et les étranges
lauriers s’entrelacent au ciel qui descend de la mer. On lie un
fagot de branches enflammées dans le bois et la femme ou la fée
qui le charge sur ses épaules paraît voler maintenant, alors que
les étoiles couleur champagne s’immobilisent. La pluie commence à
tomber, c’est une grâce éternelle et elle comporte les plus
tendres reflets. Dans une seule goutte il y a le passage d’un pont
jaune par des roulottes lilas, dans un autre qui la dépasse sont
une vie légère et des crimes d’auberge. Au sud, dans une anse,
l’amour secoue ses cheveux remplis d’ombre et c’est un bateau
propice qui circule sur les toits. Mais les anneaux d’eau se
brisent un à un et sur la haute liasse des paysages nocturnes se
pose l’aurore d’un doigt. La prostituée commence son chant plus
détourné qu’un ruisseau frais au pays de l’Aile clouée mais ce
n’est malgré tout qu’absence. Un vrai lis élevé à la gloire des
astres défait les cuisses de la combustion qui s’éveille et le
groupe qu’ils forment s’en va à la découverte du rivage. Mais
l’âme de l’autre femme se couvre de plumes blanches qui l’éventent
doucement. La vérité s’appuie sur les joncs mathématiques de
l’infini et tout s’avance à l’ordre de l’aigle en croupe, tandis
que le génie des flottilles végétales frappe dans ses mains et que
l’oracle est rendu par des poissons électriques fluides.

V

Le camée Léon venait de prendre la parole. Il balançait devant moi
son petit plumeau en me parlant à la quatrième personne comme il
sied à un valet de son espèce nuageuse. Avec tout l’enjouement
dont je suis capable je lui objectai successivement le vacarme,
l’idiotie parfaite des étages supérieurs et la cage de l’ascenseur
qui présentait aux nouveaux-venus une grande seiche de lumière.
Les derniers entrants, une femme et un homme de la navigation
amoureuse, désiraient parler à Madame de Rosen. C’est ce que le
camée Léon vint me dire, lorsque la sonnette retentit et que le
brillantin se mit à glisser. De mon lit je n’apercevais que la
veilleuse énorme de l’hôtel battant dans la rue comme un coeur ;
sur l’une des artères était écrit le mot : central, sur un autre
le mot : froid, - froid de lion, froid de canard ou froid de
bébé ? Mais le camée Léon frappait de nouveau à ma porte. De son
gilet aux vibrations déterminées jusqu’à la racine de ses
moustaches le soleil achevait de décharger ses rondins. Il
prononçait des paroles imprudentes, voulant absolument m’ennuyer.
J’étais alors terrorisé par la douceur et le contrat de vigilance
qu’avaient voulu me faire signer les amours du pied de table. Le
grand épauleur de lumières me demandait de lui indiquer la route
de l’immortalité. Je lui rappelai la fameuse séance de
l’imprimerie, alors que descendant l’escalier de coquillages,
j’avais pris l’ignorance par la manche comme une vulgaire petite
dactylo. Si je l’avais écouté, le camée Léon serait allé éveiller
Madame de Rosen. Il pouvait être quatre heures du matin, l’heure
où le brouillard embrasse les salles à manger à brise-bise orangé,
la tempête faisait rage à l’intérieur des maisons. La fin était
venue avec les voitures de laitiers, tintinnabulante dans les
corridors de laurier du jour maussade. À la première alerte, je
m’étais réfugié dans le cuirassier de pierre, où personne ne
pouvait me découvrir. Usant de mes dernières ressources, comme
lorsqu’on abandonne aux liserons une machine agricole, je fermais
les yeux pour épier ou pour expier. Madame de Rosen dormait
toujours et ses boucles lilas sur l’oreiller, dans la direction de
Romainville, n’étaient plus que des fumées de chemin de fer
lointaines. Le camée Léon, il me suffisait de le fasciner pour
qu’il prît les fenêtres béantes par les ouïes et allât les vendre
à la criée. Le jour n’entrait qu’à peine sous la forme d’une
petite fille qui frappe à la porte de votre chambre : vous allez
ouvrir et, regardant devant vous, vous vous étonnez d’abord de ne
voir personne. Nous serions bientôt, Madame de Rosen et moi,
prisonniers des plus agréables murmures. Léon changeait l’eau des
magnolias. Cette prunelle qui se dilate lentement à la surface du
meurtre, prunelle de licorne ou de griffon, m’engageait à me
passer de ses services. Car je ne devais plus revoir Madame de
Rosen et le jour même, profitant d’une suspension de séance pour
me rafraîchir, - cette nuit-là grand débat à la chambre des
lords -je brisai sur une marche la tête du camée qui me venait de
l’impératrice Julie et qui fit les délices de la belle unijambiste
des boulevards, à l’ombrelle de corbeaux.

VI

La terre, sous mes pieds, n’est qu’un immense journal déplié.
Parfois une photographie passe, c’est une curiosité quelconque et
des fleurs monte uniformément l’odeur, la bonne odeur de l’encre
d’imprimerie. J’ai entendu dire dans ma jeunesse que l’odeur du
pain chaud est insupportable aux malades mais je répète que les
fleurs sentent l’encre d’imprimerie. Les arbres eux-mêmes ne sont
que des faits-divers plus ou moins intéressants : un incendiaire
ici, un déraillement là. Quant aux animaux il y a longtemps qu’ils
se sont retirés du commerce des hommes ; les femmes
n’entretiennent plus avec ces derniers que des relations
épisodiques, pareilles à ces vitrines de magasin, de grand matin,
quand le chef étalagiste sort dans la rue pour juger de l’effet
des vagues de ruban, des glissières, des clins d’oeil de
mannequins enjôleurs.

La plus grande partie de ce journal que je parcours à proprement
parler est consacrée aux déplacements et villégiatures, dont la
rubrique figure en bonne place au haut de la première page. Il y
est dit, notamment, que je me rendrai demain à Chypre.

Le journal présente, au bas de la quatrième page, une pliure
singulière que je peux caractériser comme suit : on dirait qu’elle
a recouvert un objet métallique, à en juger par une tache rouillée
qui pourrait être une forêt, et cet objet métallique serait une
arme de forme inconnue, tenant de l’aurore et d’un grand lit
Empire. L’écrivain qui signe la rubrique de la mode, aux environs
de la forêt susdite, parle un langage fort obscur dans lequel je
crois, pourtant, pouvoir démêler que le déshabillé de la jeune
mariée se commandera cette saison à la Compagnie des Perdrix,
nouveau grand magasin qui vient de s’ouvrir dans le quartier de la
Glacière. L’auteur, qui paraît s’intéresser tout particulièrement
au trousseau des jeunes femmes, insiste sur la faculté laissée à
ces dernières de changer leur linge de corps pour du linge d’âme,
en cas de divorce.

Je passe à la lecture de quelques annonces-réclame fort bien
rédigées celles-ci et dans lesquelles la contradiction joue un
rôle vivace : elle a vraiment servi de buvard à bascule dans ce
bureau de publicité. La lumière, d’ailleurs fort chiche, qui tombe
sur les caractères les plus gras, cette lumière même est chantée
par de grands poètes avec un luxe de détails qui ne permet plus
d’en juger autrement que par analogie avec les cheveux blancs, par
exemple.

Il y a aussi une remarquable vue du ciel, tout à fait à la manière
de ces en-tête de lettres de commerce représentant une fabrique,
toutes cheminées fumant.

Enfin, la politique, fort sacrifiée à ce qu’il me semble, tend
surtout à régler les bons échanges entre hommes de différents
métaux, au premier rang desquels arrivent les hommes de calcium.
Dans le compte rendu des séances à la chambre, simple comme un
procès-verbal de chimie, on s’est montré plus que partial : c’est
ainsi que les mouvements d’ailes n’ont pas été enregistrés.

Qu’importe, puisque les pas qui m’ont conduit à ce rivage désolé
m’entraîneront une autre fois plus loin, plus désespérément loin
encore ! Il ne me reste plus qu’à fermer les yeux si je ne veux
pas accorder mon attention, machinale et par suite si défavorable,
au Grand Éveil de l’Univers.

VII

Si les placards resplendissants livraient leur secret, nous
serions à jamais perdus pour nous-mêmes, chevaliers de cette table
de marbre blanc à laquelle nous prenons place chaque soir. Le
sonore appartement ! Le parquet est une pédale immense. Les coups
de foudre bouleversent de temps à autre la splendide argenterie,
du temps des Incas. On dispose d’une grande variété de crimes
passionnels, indéfiniment capables d’émouvoir les Amis de la
Variante. C’est le nom que nous nous donnons parfois, les yeux
dans les yeux, à la fin d’une de ces après-midis où nous ne
trouvons plus rien à nous partager. Le nombre de portes dérobées
en nous-mêmes nous entretient dans les plus favorables
dispositions mais l’alerte n’est que rarement donnée. On joue
aussi, à des adresses et à des forces, suivant les cas. Pendant
que nous dormons, la reine des volontés, au collier d’étoiles
éteintes, se mêle de choisir la couleur du temps. Aussi les rares
états intermédiaires de la vie prennent-ils une importance sans
égale. Voyez-moi ces merveilleux cavaliers. De très loin, de si
haut, de là où l’on n’est pas sûr de revenir, ils lancent le
merveilleux lasso fait de deux bras de femme. Alors les planches
qui flottaient sur la rivière basculent et avec elles les lumières
du salon (car le salon central repose tout entier sur une
rivière) ; les meubles sont suspendus au plafond : quand on lève
la tête on découvre les grands parterres qui n’en sont plus et les
oiseaux tenant comme d’ordinaire leur rôle entre sol et ciel. Les
parciels se reflètent légèrement dans la rivière où se désaltèrent
les oiseaux.

Nous n’entrons guère dans cette pièce qu’habillés de scaphandres
de verre qui nous permettent, au gré des planches basculantes, de
nous réunir, quand il est nécessaire, au fond de l’eau. C’est là
que nous passons les meilleurs moments. On imagine mal le nombre
de femmes glissant dans ces profondeurs, nos invitées changeantes.
Elles sont, elles aussi, vêtues de verre, naturellement ;
quelques-unes joignent à cet accoutrement monotone un ou deux
attributs plus gais : copeaux de bois en garniture de chapeau,
voilettes de toile d’araignée, gants et ombrelle tournesol. Le
vertige les mène, elles ne se retournent guère sur nous mais nous
frappons le sol du sabot de notre cheval chaque fois que nous
voulons signifier à telle ou telle que nous serions aise de la
remonter à la surface. De la foulée s’échappent alors une nuée de
poissons-volants qui montrent le chemin aux belles imprudentes. Il
y a une chambre aquatique construite sur le modèle d’un sous-sol
de banque, avec ses lits blindés, ses coiffeuses innovation où la
tête est vue droite, renversée, couchée sur l’horizontale droite
ou gauche. Il y a une fumerie aquatique, de construction
particulièrement savante, qui est limitée dans l’eau par des
ombres chinoises qu’on a trouvé le moyen de projeter sans écran
apparent, ombre de mains cueillant en se piquant d’horribles
fleurs, ombre de bêtes charmantes et redoutables, ombre d’idées
aussi, sans parler de l’ombre du merveilleux que personne n’a
jamais vue.

Nous sommes les prisonniers de l’orgie mécanique qui se poursuit
dans la terre, car nous avons creusé des mines, des souterrains
par lesquels nous nous introduisons en bande sous les villes que
nous voulons faire sauter. Nous tenons déjà la Sicile, la
Sardaigne. Les secousses qu’enregistrent ces appareils
délicieusement sensibles, c’est nous qui les provoquons à plaisir.
Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’il y a un an, certains d’entre
nous approchaient de la mer de Corée. Les grandes chaînes
limitrophes nous obligent seules à quelques détours mais le retard
ne sera pas si grand, malgré tout. C’est qu’il s’agit de vivre où
la vie est encore capable de provoquer la convulsion ou la
conversion générale sans avoir recours à autre chose qu’à la
reproduction des phénomènes naturels. L’aurore boréale en chambre,
voilà un pas de fait ; ce n’est pas tout. L’amour sera. Nous
réduirons l’art à sa plus simple expression qui est l’amour ; nous
réduirons aussi le travail, à quoi, mon Dieu ? À la musique des
corrections lentes qui se payent de mort. Nous saluerons les
naissances, pour voir, avec cet air de circonstance que nous
prenons au passage des enterrements. Toutes les naissances. La
lumière suivra ; le jour fera amende honorable, pieds nus, la
corde des étoiles au cou, en chemise verte. Je vous jure que nous
saurons rendre l’injustice sous un roseau invisible, nous les
derniers rois. Pour l’instant nous amenons à grands frais au fond
des eaux les machines qui ont cessé de servir, et aussi quelques
autres qui commençaient à servir, et c’est un plaisir que de voir
la vase paralyser voluptueusement ce qui fonctionnait si bien.
Nous sommes les créateurs d’épaves ; il n’est rien dans notre
esprit qu’on arrivera à renflouer. Nous prenons place au poste de
commandement aquatique de ces ballons, de ces mauvais navires
construits sur le principe du levier, du treuil et du plan
incliné. Nous actionnons ceci ou cela, pour nous assurer que tout
est perdu, que cette boussole est enfin contrainte de prononcer le
mot : Sud, et nous rions sous cape de la grande destruction
immatérielle en marche.

Un jour pourtant, nous avons ramené de nos expéditions une bague
qui sautait de doigt en doigt ; le danger de la bague ne nous
apparut que longtemps après. La bague nous fit beaucoup de mal,
avant ce jour où nous la rejetâmes précipitamment. En l’air elle
décrivit avant de s’engloutir une aveuglante spirale de feu, d’un
blanc qui nous brûla. Mais l’ignorance où nous sommes restés
relativement à ses intentions précises nous permet de passer
outre, je le pense, du moins. Nous ne l’avons, d’ailleurs, jamais
revue. Cherchons-la encore, si vous voulez.

Me voici dans les corridors du palais, tout le monde dort. Le vert
de gris et la rouille, est-ce bien la chanson des sirènes ?

VIII

Sur la montagne Sainte-Geneviève il existe un large abreuvoir où
viennent se rafraîchir à la nuit tombée tout ce que Paris compte
encore de bêtes troublantes, de plantes à surprises. Vous le
croiriez desséché si, en examinant les choses de plus près, vous
ne voyiez glisser capricieusement sur la pierre un petit filet
rouge que rien ne peut tarir. Quel sang précieux continue donc à
couler en cet endroit que les plumes, les duvets, les poils
blancs, les feuilles déchlorophyllées qu’il longe détournent de
son but apparent ? Quelle princesse de sang royal se consacre
ainsi après sa disparition à l’entretien de ce qu’il y a de plus
souverainement tendre dans la faune et la flore de ce pays ?
Quelle sainte au tablier de roses a fait couler cet extrait divin
dans les veines de la pierre ? Chaque soir le merveilleux moulage
plus beau qu’un sein s’ouvre à des lèvres nouvelles et la vertu
désaltérante du sang de rose se communique à tout le ciel
environnant, pendant que sur une borne grelotte un jeune enfant
qui compte les étoiles ; tout à l’heure il reconduira son troupeau
aux crins millénaires, depuis le sagittaire ou flèche d’eau qui a
trois mains, l’une pour extraire, l’autre pour caresser, l’autre
pour ombrager ou pour diriger, depuis le sagittaire de mes jours
jusqu’au chien d’Alsace qui a un oeil bleu et un oeil jaune, le
chien des anaglyphes de mes rêves, le fidèle compagnon des marées.

IX

Sale nuit, nuit de fleurs, nuit de râles, nuit capiteuse, nuit
sourde dont la main est un cerf-volant abject retenu par des fils
de tous côtés, des fils noirs, des fils honteux ! Campagne d’os
blancs et rouges, qu’as-tu fait de tes arbres immondes, de ta
candeur arborescente, de ta fidélité qui était une bourse aux
perles serrées, avec des fleurs, des inscriptions comme ci comme
ça, des significations à tout prendre ? Et toi, bandit, bandit, ah
tu me tues, bandit de l’eau qui effeuilles tes couteaux dans mes
yeux, tu n’as donc pitié de rien, eau rayonnante, eau lustrale que
je chéris ! Mes imprécations vous poursuivront longtemps comme une
enfant jolie à faire peur qui agite dans votre direction son balai
de genêt. Au bout de chaque branche il y a une étoile et ce n’est
pas assez, non, chicorée de la Vierge. Je ne veux plus vous voir,
je veux cribler de petits plombs vos oiseaux qui ne sont même plus
des feuilles, je veux vous chasser de ma porte, coeurs à pépins,
cervelles d’amour. Assez de crocodiles là-bas, assez de dents de
crocodile sur les cuirasses de guerriers samouraïs, assez de jets
d’encre enfin, et des renégats partout, des renégats à manchettes
pourpres, des renégats à oeil de cassis, à cheveux de poule !
C’est fini, je ne cacherai plus ma honte, je ne serai plus calmé
par rien, par moins que rien. Et si les volants sont grands comme
des maisons, comment voulez-vous que nous jouions, que nous
entretenions notre vermine, que nous placions nos mains sur les
lèvres des coquilles qui parlent sans cesse (ces coquilles, qui
les fera taire, enfin ?). Plus de souffles, plus de sang, plus
d’âme mais des mains pour pétrir l’air, pour dorer une seule fois
le pain de l’air, pour faire claquer la grande gomme des drapeaux
qui dorment, des mains solaires, enfin, des mains gelées !

X

À travers les parois d’une caisse solidement clouée, un homme
passe lentement un bras, puis l’autre, et jamais les deux à la
fois. Puis la caisse dévale le long des côtes, le bras n’est plus,
et l’homme, où est-il ? Où est l’homme, interrogent les grands
foulards des ruisseaux ; où est l’homme, reprennent les bottines
du soir ? Et la caisse heurte tour à tour les arbres qui lui font
un grand soleil bleu durant quelques heures, quand un taureau plus
courageux que les autres, ou un rocher, ne tente pas de la
défoncer. Une remarque curieuse : sur la paroi de la caisse Haut
et Bas n’existent pas et l’on m’a affirmé qu’un berger, où l’on se
serait attendu à lire Fragile, a lu Paul et Virginie. Oui, Paul et
Virginie, point et virgule. Tout d’abord je n’en voulais pas
croire mes oreilles comme une belle chenille traverse la route en
regardant à gauche et à droite. C’est au premier étage d’un hôtel
misérable que je retrouvai la caisse à la poursuite de laquelle
j’étais parti un jour, n’ayant pour me guider que les cachets
inimitables qu’imprime l’audace sur les événements auxquels le
merveilleux est mêlé.

La caisse se tenait droite sur sa base dans un angle obscur du
palier, parmi des cerceaux de fer et des têtes de harengs. Elle
paraissait avoir un peu souffert, ce qui est bien naturel, pas
assez toutefois pour que je ne désirasse la ramener à la lumière.
Phosphorescente comme elle l’était, je ne pouvais songer à
l’embarquer, les autres bagages eussent appelé à leurs secours les
mousses et peut-être même ces sauterelles de mer dont le trajet
sous l’eau est rigoureusement égal au trajet dans l’air et dont
les ailes pétillent lorsqu’on les prend dans la main. Je chargeai
Paul et Virginie sur mes épaules. Aussitôt un terrible orage
éclata. L’intérieur des placards demeurait seul visible dans les
maisons : dans les uns il y avait des jeunes filles mortes, dans
d’autres s’enroulait sur elle-même une forme blanche pareille à un
sac deux fois trop haut, dans d’autres encore une lampe de chair,
mais vraiment de chair, s’allumait. Loin de m’abriter les yeux de
mon avant-bras j’étais occupé à nouer de mes lèvres un bouquet de
serments que deux jours plus tard je voulais trahir.

La caisse ne contenait que de l’amidon. Paul et Virginie étaient
deux formes de cristallisation de cette substance, que je ne
devais plus revoir, l’amour m’ayant repris à cette époque et
conduit à d’autres débordements que j’aurai plaisir de vous
conter.

XI

La place du Porte-Manteau, toutes fenêtres ouvertes ce matin, est
sillonnée par les taxis à drapeau vert et les voitures de maîtres.
De belles inscriptions en lettres d’argent répandent à tous les
étages les noms des banquiers, des coureurs célèbres. Au centre de
la place, le Porte-Manteau lui-même, un rouleau de papier à la
main, semble indiquer à son cheval la route où jadis ont foncé les
oiseaux de paradis apparus un soir sur Paris. Le cheval, dont la
crinière blanche traîne à terre, se cabre avec toute la majesté
désirable et dans son ombre ricochent les petites lumières
tournantes en dépit du grand jour. Des fûts sont éventrés sur le
côté gauche de la place ; les ramures des arbres y plongent par
instants pour se redresser ensuite couvertes de bourgeons de
cristal et de guêpes démesurément longues. Les fenêtres de la
place ressemblent à des rondelles de citron, tant par leur forme
circulaire, dite oeil-de-boeuf, que par leurs perpétuelles
vaporisations de femmes en déshabillé. L’une d’elles se penche sur
la visibilité des coquilles inférieures, les ruines d’un escalier
qui s’enfonce dans le sol, l’escalier qu’a pris un jour le
miracle. Elle palpe longuement les parois des rêves, comme une
gerbe de feu d’artifice qui s’élève au-dessus d’un jardin. Dans
une vitrine, la coque d’un superbe paquebot blanc, dont l’avant,
gravement endommagé, est en proie à des fourmis d’une espèce
inconnue. Tous les hommes sont en noir mais ils portent l’uniforme
des garçons de recette, à cette différence près que la serviette à
chaîne traditionnelle est remplacée par un écran ou par un miroir
noir. Sur la place du Porte-Manteau ont lieu des viols et la
disparition s’y est fait construire une guérite à claire voie pour
l’été.

XII

Un journal s’était fait une spécialité de la publication des
résultats d’opérations psychiques encore inédites et sur
l’opportunité desquelles les avis différaient, d’ailleurs,
complètement. C’est ainsi qu’il s’avisa d’adresser un de ses
meilleurs reporters au grand maître de la spéculation meurtrière,
à seule fin de connaître l’opinion de l’illustre praticien sur la
réforme, depuis longtemps envisagée, de l’appareil de la mort,
particulièrement en ce qui concerne le cortège de la mort
violente, qu’il n’est pas très moral de ne pouvoir distinguer du
cortège de la mort forcée.

Le journaliste s’introduisit non sans peine dans le laboratoire du
savant, grâce à ses accointances avec une femme de mauvaise vie
qui remplissait auprès de ce dernier les fonctions de lectrice.

Il passa près d’un jour, caché dans une meule d’avoine qui
dérobait à tous les yeux une machine à torturer dernier modèle et
il put, la nuit venue, visiter les appartements du maître sans
déranger aucun des patients sévèrement étendus sur des plaques de
verre épousant les courbures de leur corps. L’un de ceux qui
retinrent son attention fut une femme en proie à un amour partagé
et sur laquelle le professeur T tentait une dépersonnalisation
progressive, dont il attendait des résultats prodigieux. C’est
ainsi que chaque matin on remettait à cette femme une lettre
émanant soi-disant de son bien-aimé et qui était le plus bel
échantillon qu’on put imaginer de toutes les figures de pensée
dont de nouvelles variétés, particulièrement vénéneuses, venaient
d’être acclimatées. D’un mélange adroit de mensonges insignifiants
et de ces fleurs rares, l’expérimentateur attendait un effet si
nocif qu’autant dire que le sujet était condamné.

Un autre malade, d’une quinzaine d’années, était soumis au
traitement par les images, qui se décomposait comme suit : à
chaque éveil, séance dite de compensation, au cours de laquelle
l’enfant était autorisé à faire valoir ses droits de la nuit, dans
la limite du possible bien entendu, mais ce domaine était étendu
par tous les moyens, en passant par les supercheries les plus
grossières. On obtenait ainsi un état d’émotivité extrêmement
précieux, propre au découragement brusque qui permettait de passer
au temps suivant, dès que par exemple on apportait au demandeur
des sangsues en guise du verre d’eau dont il déclarait avoir
besoin. Au second temps il s’agissait d’enseigner directement par
images aussi bien la cosmographie que la chimie, que la musique.
Force était, évidemment, pour inculquer quelques notions de ces
sciences, de s’en tenir aux généralités. C’est ainsi, par exemple,
que le tableau noir qui devait servir aux démonstrations était
figuré par un jeune prêtre très élégant qui célébrait, je suppose,
la loi de la chute du corps à la façon d’un office. Une autre fois
des théories de jeunes filles à peu près nues développaient
rythmiquement la morale. L’enfant très doué qui servait à la
magnifique preuve voulue par le professeur T, privé de la sorte de
toute possibilité d’abstraction mais non de volonté d’abstraction,
était incapable d’éprouver les plus élémentaires désirs : il était
perpétuellement ramené à la source de ses idées par les images
mêmes, vouées chacune à sa mortelle possession.

Le professeur T devait exposer son système le lendemain, dans une
salle complètement vide au plafond constitué par une unique glace
plane mais le reporter imagina, durant la nuit, de diviser celle-
ci en deux parties égales qu’il disposa en forme de toit au-dessus
de la salle de conférences, après quoi il se maquilla à la
ressemblance parfaite du savant et fit son entrée en même temps
que lui. Il s’assit lentement à son côté et, favorisé d’un rayon
de soleil, réussit sans mot dire à persuader le redoutable
inquisiteur que les saltimbanques du feu solaire, si familiers au
jeune garçon de l’amphithéâtre, s’amusaient à le dédoubler en son
personnage agissant et en son personnage passif, ce qui lui rendit
ce dernier très sympathique et lui permit de prendre quelques
libertés avec le reporter. Malheureusement il n’en resta pas là et
comme ce dernier esquissait un faible mouvement, à la suite d’une
privauté inadmissible dont il venait d’être l’objet, le savant se
jeta brusquement sur lui et le fit entrer dans un bain de plâtre,
où il l’immergea en s’efforçant de le consolider dans la
magistrale attitude de Marat mort, mais d’un Marat poignardé par
la Curiosité Scientifique, dont il fit dresser près de lui la
statue allégorique et menaçante. L’enquête ne fut point poursuivie
et le journal qui l’avait menée contribua plus tard à allumer
l’incendie du progrès.

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